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George Sand, Laura – voyage dans le cristal

La Sand a les yeux à facettes d’une mouche en ce qui concerne le romanesque. Elle démultiplie le même thème sous des prismes différents. Il s’agit toujours d’un homme et d’une femme – et de la femme qui gagne à la fin. Ses personnages ont tous 24 ans au départ (obsession compulsive) et suivent un chemin d’initiation pour gagner leur vie (avec en cadeau la belle). Mais il y a loin de l’idéalisme psychiatrique exalté d’Elle et lui au fantastique science-fictionnel du Voyage dans le cristal. George Sand, après un voyage en Auvergne en 1859, se prend de passion pour la géologie et les pierres semi-précieuses concoctées à fond de terre et crachées par les volcans. Elle en fait tout un roman.

Alexis est un Emile à la Rousseau élevé à « l’école buissonnière » jusque vers l’âge de 19 ans (autre scie sandienne). Son oncle alors, conservateur du cabinet d’histoire naturelle d’un prince allemand qui se pique de science, le prend comme aide bénévole au sous-aide minéralogiste. Le garçon est rebelle aux mots, à la connaissance et à l’enfermement poussiéreux mais sa cousine Laura, avec qui il courait les bois à la campagne (chacun de son côté) pique son orgueil de jeune mâle un brin niais.

En cassant un vulgaire caillou, il y a découvert une géode. En regardant Laura, il a pénétré dans le cristal et fait un voyage parmi ses montagnes étincelantes et ses plaines purpurines. A-t-il été transposé dans une autre dimension ? A-t-il rêvé ? A-t-il été atteint d’une fièvre cérébrale comme de nombreux jeunes garçons chez la sadique George Sand ? Le lecteur jugera. Les autres lui apprennent qu’il s’est cogné la tête dans une vitrine avant de s’évanouir. Toujours est-il que le phénomène ne se produit pas qu’une fois.

Laura doit se marier au sous-aide, savant positif qui n’aime rien tant que rendre la minéralogie utile à l’humanité en prospectant les mines. Alexis le cousin en est « abasourdi ». Mais le cristal le transporte une fois de plus, lorsqu’il rencontre Nasias. Il se présente comme son oncle, le père de Laura, revenu de Perse où il a fait fortune et désireux de savoir si, comme lui, Alexis a « le don ». Celui de pénétrer les arcanes du cristal pour y voyager et explorer l’inconnu.

Malgré ses réticences par un reste de bon sens de nature, le jeune homme vigoureux mais pas très futé se faire circonvenir, croyant obtenir la main de Laura qu’il aime à l’issue de ce voyage initiatique. Il suit donc le diabolique Nasias dans son départ en bateau pour le pôle nord, où il doit découvrir les eaux libres (croyance d’époque) et le « trou » par lequel les eaux se déversent dans le cratère terrestre. Le lecteur se retrouve alors chez Jules Verne, dont Voyage au centre de la terre paraît quelques mois après. La science suscite l’imaginaire, autre chose que la froide raison. Mais George Sand s’intéresse peu à l’aventure, ce qui compte pour elle avant tout est « le sentiment ». Aussi le jeune Alexis traverse-t-il ces paysages fabuleux et les épreuves cruelles avec un détachement peu en rapport avec son enfance de pilleur de nids et de gamin perché dans les arbres. Restent quelques descriptions d’un style fleuri, très XIXe siècle, qui continue de nous ravir aujourd’hui.

Non sans la révélation du racisme en vigueur à l’époque, qui ferait « marcher » des milliers de colorés et autres minoritaires s’ils savaient. La socialiste féministe George Sand traite les Esquimaux comme des sous-hommes, quelque part du côté du singe : « Cette répugnante fantasmagorie d’êtres basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit » p.980 Pléiade. Diantre ! Voilà qui est poser la supériorité blanche industrielle civilisée sur le reste des humains. J’y vois surtout un mépris dû à l’ignorance, Paul-Emile Victor réhabilitera les Esquimaux un siècle plus tard. L’universel, si cher au cœur des « républicains » qui se disent « socialistes », est la civilisation des autres, le formatage à « nos valeurs » des autres peuples. Cela se manifestait tout cru au milieu du XIXe siècle. Pas d’anachronisme, ni de condamnation « morale » des façons de voir passées, mais un constat bien net. Et une question : n’en subsiste-t-il pas quelque chose de nos jours dans le militantisme pour « la démocratie », pour les « grands principes », les « Droits de l’Homme » et autres universaux « pour la planète » ?

George Sand rejoue avec Alexis son dilemme avec Musset : idéalisme ou réalisme ? « A travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit, et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétention » p.1015. Conte moral passé à la moulinette du fantastique romantique à la Hoffman, le lecteur comme la lectrice se doit d’être rassuré : Alexis et Laura s’instruisirent en géologie et botanique, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Les aimèrent-ils et les élevèrent-ils à la Emile ? C’est une autre histoire.

George Sand, Laura – voyage dans le cristal, 1865, Independant Publishing 2015, 92 pages, €7.86 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

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Ecolo gît

Les Français intellos ont du mal avec l’écologie. Cette discipline attentive à l’environnement en son entier, au contexte physique de la vie, est trop vite dérivée en avatar du Paradis biblique, réduite à une « croyance ». Et la science en devient religion, et son culte en devient politique.

Pourquoi cela est-il particulier à la France ? A cause de l’intégrisme catholique, affirmé depuis les guerres de religion contre la Réforme et pour le faste macho et infaillible du Pape, mais aussi à cause d’un Genevois paranoïaque doté d’une divine plume : Jean-Jacques Rousseau. Ce chantre du romantisme cherchait le paradis perdu de « maman » au près des épouses des Grands et dans les thébaïdes, en tout cas loin de la société et des villes. Il a fait de la Nature une Mère (mais pas du naturel une conduite, trop emprunté par ses névroses).

Depuis Rousseau, la vie avant la Chute est devenue un idéal, l’existence campagnarde une innocence, l’isolement un salut. Pour lui, tout ce qui éloigne de « la nature » rend mauvais. Aussi élève-t-il Emile à la campagne (lui qui n’a jamais élevé aucun enfant), mais sans reconnaître aucun émoi naturel à ce pauvre garçon conservé niais jusque fort tard dans l’existence. La ville, la société, corrompent et, avec elles, le progrès. Car il ne peut y avoir invention et production qu’en commun et la communauté humaine ne peut vivre mieux et s’élever en esprit que par le bien-être, tributaire de la technique. Rousseau et ses épigones fuient tout cela : en témoigne Pierre Rabbi.

Or « le progrès » n’est pas néfaste en soi : comme la langue d’Esope et comme n’importe quel outil, il est la meilleure et la pire des choses – selon l’usage qu’on en fait. C’est le progrès technique et scientifique qui sauvera l’humanité des variations du climat, de la malbouffe et des pesticides, des productions polluantes. Mais c’est la science qui a produit la bombe atomique, les perturbateurs endocriniens et ces instruments de surveillance rapprochés que sont les drones, la reconnaissance faciale, le traçage des téléphones, l’analyse policière des données. Elisée Reclus le rappelait contre Rousseau, la ville est l’espace même où la liberté peut se construire – et surtout pas au village où tout le monde s’épie, se commente et s’envie. Mais la ville est aussi le lieu où s’accentue les inégalités. C’est à la politique, selon le vœu exprimé des citoyens, de corriger les maux et d’encourager les bienfaits du progrès.

Le tropisme français, né des clercs catholiques du Moyen-Âge qui seuls savaient le latin et lire la Bible, encouragé par le jacobinisme parisien de la Révolution française qui ne voulait voir qu’une tête dans tout le pays (et couper les autres), relayé par le saint-simonisme du XIXe qui a fait des savants les experts en tout, s’est trouvé conforté par les suites de la crise de 1929 aux Etats-Unis : les technocrates du gouvernement ont cru à une gestion « scientifique » de la société via l’économie et les incitations aux « bons » comportements. Dans le même temps l’URSS l’expérimentait à grande échelle, ceux qui savent étant appelés « avant-garde » et la masse des exécutants étant étroitement surveillée afin de ne pas dévier de la ligne.

Les écolos politiques français d’aujourd’hui se situent au carrefour de ces deux tendances, l’américaine capitaliste et la soviétique socialiste, tout en restant dans la tradition idéologique de la pensée française. Que demander de mieux ?

Reste que se pose le sempiternel problème, jamais résolu et insoluble, de la liberté et de la régulation, de la tyrannie ou du laisser-faire. Il faut un peu des deux, me direz-vous. Certes, et c’est tout l’art de « la démocratie » que de permettre le débat puis le choix, enfin l’exécution. Mais nos écologistes sont-ils démocrates ?

Issus pour la plupart du gauchisme, avec un arrière-fond chrétien social, ils apparaissent plus idéologues que praticiens, plus imbus d’imposer leur pensée « dans l’urgence » que de négocier et de convaincre dans la durée. Ils agissent aujourd’hui comme les léninistes d’hier et les chrétiens d’avant-hier : « Je suis la Vérité et la Vie » – et vous êtes voués à la damnation éternelle (de l’Opinion que j’incarne) et aux feux de l’enfer (climatique) si vous ne croyez pas en Moi.

Ce serait risible si ce n’était dangereux. L’écologie est une chose trop sérieuse pour la confier aux écologistes et chacun le sait : ce pourquoi ils sont si peu nombreux dans les partis éclatés qui forment des sous-sectes à la française en raison des egos toujours surdimensionnés. La pensée magique ne fait pas une pensée pratique, l’idéologie ne compense pas l’abyssale absence de projet politique concret que la société aujourd’hui et telle qu’elle est peut admettre. La politique est l’art du possible, pas l’imposition tyrannique d’un ldéal concocté à quelques-uns au nom du Bien !

Une rivière peut-elle porter plainte ? Les animaux deviennent-ils sujets de droit ? Tout ce symbolique ne change pas grand-chose au fond. Qu’en est-il concrètement de la gestion de l’eau, de la régulation de la chasse, des conditions d’abattage, de la viande importée par Traités internationaux entiers ? Prôner la voiture électrique c’est bien, mais comment sera produite l’électricité sans ce nucléaire tant haï mais indispensable durant la nécessaire transition ? Faire honte aux conducteurs de polluer est peut-être moralement confortable mais ne dit rien de la façon d’arrêter les répétitives grèves des « transports en commun », tellement vantés par ailleurs, ni de la bougeotte névrotique des « jeunes » qui passent leurs week-ends et vacances à « aller voir » untel ou untel, tout en surfant frénétiquement sur leurs smartphones dont les serveurs dévorent des productions entières de centrales. Sont-ils si mal chez eux ? Si seuls entre eux ? L’écologie du quotidien n’est-elle pour eux qu’un prétexte à brailler contre « les adultes » à la suite d’une Greta autiste, devenue phénomène de foire ? Elle « porte plainte » en gémissant sur son « avenir » contre la France et certains pays sélectivement : mais qu’en est-il des Etats-Unis ? de la Chine ? de la Russie ? de l’Inde ? du Nigeria ? Tous pays bien plus pollueurs et qui « ne font rien » ou pas grand chose « pour la planète ». Un peu de décence alimenterait le débat ; l’outrance des accusations à sens unique le ferme. Merde aux Greta et à leur prophétisme de Savonarole !

Tant que ces contradictions ne seront pas résolues, l’écologie ne sera pour la population en sa majorité qu’une aimable lubie d’urbains branchés qui n’ont jamais vu une vache dans son pré ni fait dix kilomètres chaque matin et chaque soir pour aller et revenir du collège.

D’abstraction en idéologie, ci-gît l’écologie.

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François-Xavier Bellamy, Les déshérités

A 29 ans, ce natif de Versailles scout d’Europe, qui fit Henri IV avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure, a tout compris de la crise de l’Education nationale. Cet essai, paru en 2014, en témoigne. Il reste malheureusement d’actualité. Les déshérités sont cette génération née dans les années 1980 sous Mitterrand et la gauche au pouvoir, qui non seulement n’a pas été éduquée mais qui a été laissée à ses pulsions, désirs et démons. Quoi d’étonnant à ce que cette pédagogie laxiste ait produit des « sauvageons » ?

En deux parties, le professeur agrégé de philosophie donne son diagnostic et ses préconisations. Pour lui, les Lumières ont été entachées du poison corrosif de la critique individualiste par Descartes qui doute de tout, puis du rêve naïf écologique du retour à la nature prônée par Rousseau pour qui toute société est artificielle et détruit la nature profonde de l’homme, enfin de l’idéologie rigide de la domination développée par Bourdieu qui fait de la tradition un carcan, des classiques un impérialisme et de la langue un fascisme.

Le diagnostic surtout est réjouissant, les préconisations plus faibles. Bellamy, désormais tête de liste aux Européennes pour les Républicains, donne la cohérence du laisser-faire au laisser-aller poste soixante-huitard des IUFM et autre officines idéologiques « de gauche » qui ont détruit l’idée même d’éducation au profit de l’animation. « Nous nous sommes passionnés pour le doute cartésien et l’universelle corrosion de l’esprit critique, devenus des fins en elles-mêmes ; nous avons préféré, avec Rousseau, renoncer à notre position d’adulte pour ne pas entraver la liberté des enfants ; nous avons reproché à la culture d’être discriminatoire, comme Bourdieu, et nous avons contesté la discipline qu’elle représentait. Et nous avons fait naître, comme il aurait fallu le prévoir, « des sauvages faits pour habiter dans les villes » p.156. La phrase citée est de Rousseau dans L’Emile. L’illettrisme a prospéré, la compréhension d’un texte diminué, l’agilité mathématique s’est réduite, comme le montrent les différentes enquêtes PISA pour la France.

« Cette crise de la culture n’est pas le résultat d’un problème de moyens, de financement ou de gestion ; c’est un bouleversement intérieur. Il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner : l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituait son héritage. Il y a là une ligne de conduite délibérée » p.12.

L’écologie devient à la mode, et ce n’est pas un hasard ni une « urgence pour la planète » mais ce diktat de l’émotion à la Rousseau qui n’a jamais quitté le cœur des Français depuis l’origine des Lumières. Plus l’homme a perfectionné la culture, selon le Genevois, plus il s’est perdu en s’éloignant de sa nature. Dès lors, toute société est vue comme corruptrice et le bon sauvage est érigé en modèle naturel, tel Adam avant la Chute. L’auteur, catholique, se garde bien de mentionner ce parallèle des idées de Rousseau avec celui de la Genèse dans la Bible. Mais le fait est là : la connaissance est un péché originel et Rousseau prône l’ignorance comme règle de vie à son élève.

Seul ce qui est immédiatement utile doit être expérimenté et l’enseignement d’Emile doit se borner à cela. Les livres sont des dangers (comme les bibliothèques expurgées des collèges catholiques ou la surveillance puritaine des diacres dans les paroisses américaines). Émile n’a le droit de lire qu’à 12 ans, et qu’un seul livre, Robinson Crusoé. « L’enfant ne doit rien faire malgré lui ». D’où les animations plutôt que les apprentissages dans les classes, les jeux plutôt que les leçons, les expériences et cas pratiques plutôt que les exposés théoriques, et ces fameux QCM plutôt que les questions ouvertes aux examens. L’incompétence est préférable aux connaissances acquises de seconde main. Émile devient donc un sauvage social, « il exige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine ; ne compte que sur lui seul », Rousseau cité p.80.

D’ailleurs, selon Bourdieu, la culture est un arbitraire culturel, celui imposé par la classe dominante. Le savoir de l’école n’est donc pas meilleur que n’importe quel savoir sauvage. Ce qui encourage évidemment les plus paresseux à ne rien foutre et excuse les profs de leur impéritie : c’est toujours la faute des autres ou du « Système ». « L’autorité pédagogique est ainsi dénoncée comme un pouvoir violent au service de la reproduction des rapports de domination, dissimulé derrière le mythe irrationnel d’une promesse d’égalité. Ce diagnostic ne pouvait pas apporter de remèdes : il signait l’arrêt de mort de la transmission, désormais définitivement criminalisée » p.104.

Il n’en reste pas moins qu’il n’était pas utile d’attendre la génération 68 pour constater les ravages de l’inculture. L’enfant sauvage Victor de l’Aveyron, découvert en 1797, a montré qu’un gosse isolé qui n’a acquis aucune culture transmise par des humains mais a toujours vécu dans la bonne nature, est resté une sorte d’animal – non pas épanoui naturellement, mais handicapé sensoriel et mental. « Parmi tous les êtres vivants, l’homme se distingue par le fait qu’il a besoin de l’autre pour accomplir sa propre nature ». Nous ne sommes pas une espèce programmée comme les abeilles ou les fourmis, ni apte à une éducation basique fondée sur une courte période d’imitation comme les chats, mais des êtres sociaux qui ont besoin de la société pour devenir humain.

Définir des règles, poser des limites, parler selon une langue au vocabulaire et à la grammaire éprouvés par l’histoire, lire des textes anciens, sont autant d’expériences indispensables pour devenir soi-même et former sa propre pensée. Nul ne peut devenir indépendant sans avoir appris à l’être. Oui, les mots choisis permettent de découvrir ses propres sentiments et nuances de pensée ; oui connaître l’orthographe des mots libère de la maladresse d’écriture ; oui, apprendre des récitations fait acquérir du vocabulaire. Lorsque l’on a rien de tout cela, l’expression ne peut pas passer par le langage et passe par les poings – alors la violence remplace le débat.

Nous en sommes là dans les banlieues, laissées à elles-mêmes et à leur sauvagerie. Le profil des terroristes de Charlie, de Toulouse ou de l’hypermarché kasher le montre à l’envie. Ce n’est pas la religion qui a armé les barbares, mais leur inculture crasse qui les a isolés de la société et a engendré leur violence à prétexte spirituel. C’est ce que l’auteur indique dans une postface de 2015 et nous le suivons volontiers. Il est inutile de faire des cours de morale féministe, antiraciste et pour la tolérance, mieux vaut apprendre sa propre culture de façon à créer une base à partir de laquelle goûter les différences et les apprécier. On ne s’ouvre aux autres que lorsque l’on est sûr de soi. Qui n’a ni les mots ni les valeurs assurées, a peur de tous ou de tout et réagit par la violence à tout ce qui le dérange. « Quand « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer » sont invariablement remplacés par « kiffer », le problème n’est pas seulement que l’expression perd sa précision, mais surtout que l’émotion perd sa richesse » p.136.

Et l’ignorance rend esclave du divertissement marchand et des pensées uniques du populisme. Les dictatures ont toujours brûlé les livres et un fameux nazi déclarait volontiers : « lorsque j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Du bûcher des écrits au bûcher des sorcières et des fours, il n’y a qu’un pas. « Nous avons décrété que la langue était fasciste, la littérature sexiste, l’histoire chauvine, la géographie ethnocentrique et les sciences dogmatiques – et nous ne comprenons pas que nos enfants finissent par ne plus rien connaître » p.152.

François-Xavier Bellamy prône donc un retour à la transmission assumée de la culture par l’Education nationale. Cela ne signifie pas un retour aux années 50, mais la fin du pédagogisme et du spontanéisme dont nous constatons les ravages. Il s’agit d’être soi-même, mais pas contre les autres. Les particularismes ne sont pas des ennemis et nous devons les cultiver, non pas parce que nous les considérons comme supérieurs à ceux des autres, mais parce que ce sont les nôtres et que nous ne sommes ni indéterminés, ni indifférenciés, ni surtout indifférents. « Un individu sera considéré comme tolérant dans l’exacte mesure il parviendra à faire comme si la différence n’existait pas. Par là, en réalité, nous ne valorisons pas la diversité, mais plutôt au contraire l’indifférence à la diversité » p.172. Jetez un œil  aux Ricains, c’est exactement ce qu’ils font !

D’où le tropisme pour la jeunesse de la société contemporaine, cette période indéterminée ouverte à l’infini des possibles et qui refuse l’enfermement dans des choix adultes ou même sexuels avec le « genre ». Ce refus de la responsabilité par ceux qui sont censé avoir acquis la maturité génère une grande anxiété parmi les jeunes. Ils n’ont plus de repères et se demandent qui imiter pour devenir eux-mêmes. Rien d’étonnant à ce qu’ils suivent désormais les héros des séries télévisées – évidemment américaines, ce qui colonise un peu plus leur esprit pour le divertissement marchand et la domination numérique des GAFAM. D’autant que ne pas transmettre la culture permet aux classes aisées de se distinguer en la transmettant entre soi, en famille, laissant les pauvres et les ignorants dans la crasse scolaire. « Cinquante ans aprèsLes Héritiers(de Bourdieu et Passeron) notre système éducatif, largement influencé par cette condamnation de la transmission, est devenu le plus inégalitaire d’Europe » p.203. CQFD.

Cet essai cohérent et percutant, facile à lire, montre les origines de la bêtise contemporaine. Pas besoin « d’être d’accord » avec ses idées politiques pour s’enrichir de lire l’auteur. Il pourfend avec raison cette dérive de la raison des Lumières qu’est le culte du soupçon, la croyance au paradis perdu et la culture de l’excuse. De quoi bien mieux comprendre notre époque.

François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou L’urgence de transmettre, 2014, J’ai lu essais 2016, 223 pages €6.50 e-book Kindle €11.99

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Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières

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Tzvetan Todorov vient de mourir. Ce Bulgare devenu Français après sa fuite de l’oppression socialiste a sorti, à l’occasion de l’exposition qui s’est tenue en 2006 à la Bibliothèque Nationale, un opuscule sur les Lumières. Je réédite la note que j’avais fait paraître à l’époque sur un blog précédent, puis à nouveau en septembre 2014 sur ce blog.

Pour Todorov, les Lumières ne sont pas une innovation mais un aboutissement. Les idées viennent de l’Antiquité, reprises à la Renaissance et épanouies à l’âge classique. Nous sommes alors à une époque de débats où l’on privilégie ce qu’on choisit plutôt que ce qui est imposé, et où l’on découvre (après les Évangiles) que des droits inaliénables existent du fait seul d’appartenir au genre humain.

  • La raison, par ce qu’elle permet la connaissance, libère des peurs et des superstitions. Dès lors,
  • la quête du bonheur remplace celle du Salut, car un délit n’est plus un « péché » mais une faute sociale,
  • la propriété n’est plus un privilège « divin » attaché à une caste élue mais le fruit de l’initiative et du travail
  • il n’y a pas de Dessein de Dieu ou de l’Histoire (le Progrès) mais une perfectibilité de l’homme (selon Rousseau) recommencée à chaque génération.

Oh, certes, les Lumières ont amené la table rase de la Révolution, puis l’exacerbation paranoïaque de la Terreur, le rationalisme dévoyé du Scientisme et le moralisme condescendant du Colonialisme avant celui de « la gauche morale »… Les Raisonnables savent tellement mieux que tout le monde, n’est-ce pas, ce qui est bon pour les autres ! Ils ont reçu la révélation de la Vérité de leur propre esprit, tout comme Mahomet avait reçu la Parole d’Allah de Djibril (Gabriel) même.

C’est à la gloire du christianisme d’avoir décidé que tous les êtres humains avaient une âme (les Jésuites du Paraguay ont été à la pointe et se sont fait mal voir pour cette raison). Par la suite, l’inertie des mentalités a été celle de l’aventure et des gros sous, mais avec cette idée lumineuse qu’il fallait les aider à sortir de l’obscurantisme en faisant travailler les « peuples-enfants » pour les éduquer. La France en Afrique, il y a quelques décennies, avait ce même raisonnement chez les coopérants profs.

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Les règlementations françaises en ont gardé un travers bien connu : dire le Vrai et l’Unique, pour le Monde entier, de toute Éternité – sans jamais tenir compte des particularités individuelles, ni de la maturation sociale, ni des conditions historiques. La gauche en France reste remarquablement imbibée de cet état scientiste, clérical et autoritaire de penser : il y a ceux qui sont « éclairés » et tous les autres ne sauraient savoir (ni décider) par eux-mêmes de ce qui est bien pour eux (d’où l’idée de dictature du prolétariat inventée par Lénine).

Mais, fort heureusement, les Lumières sont bien autre chose que cette caricature pour intellos dépressifs. Elles sont un combat constant contre les obscurités, y compris celles qui subsisteront toujours en nous : tout simplement parce que nous ne sommes pas des dieux. Pour les Grecs, ce combat personnel et collectif permanent était tout bonnement la civilisation, cet épanouissement humain à reconstruire à chaque génération. Ils opposaient le citoyen éclairé partie au débat public au barbare, soumis aux clans, aux coutumes et au despotisme.

lumieres droits de l homme

Todorov relève cinq vertus des Lumières : l’autonomie, la laïcité, la vérité, l’humanité et l’universalité.

Oser penser par soi-même avait ravi Diderot. La tradition constitue un être humain mais ne suffit pas à rendre quoi que ce soit légitime ; il y faut la raison. Celle-ci n’est pas seule en l’homme, mais flanquée de la volonté et des désirs. La raison peut éclairer l’homme, mais elle peut aussi faire le mal car l’autonomie n’est pas l’autosuffisance : l’homme n’est humain qu’en société… et toute société exerce sur l’individu une pression, positive par l’éducation et l’exemple, mais aussi aliénante par la mode, l’opinion commune, le qu’en-dira-t-on. C’est pour cela que Rousseau fit élever Émile hors des villes. De même, la critique qui émane de la raison est utile mais, lorsqu’elle s’exacerbe et tourne à vide, elle devient un jeu gratuit, une ‘private joke’ stérile entre intellos.

Avec les Lumières, le pouvoir spirituel regagne enfin son empyrée, laissant à lui-même le pouvoir temporel. Déjà, le Christ annonçait que son Royaume n’était pas de ce monde, demandant de rendre à César ce qui appartenait à César, réservant le reste à Dieu. Si l’empereur byzantin Constantin impose le christianisme comme religion d’État au IVe siècle, la Réforme protestante crée la laïcité en libérant la conscience et les conduites de « l’infaillibilité » des représentants terrestres. La laïcité refuse toutes les « religions », qu’elles soient papales ou politiques : la Terreur jacobine, le nazisme, le communisme, le positivisme, la loi de la jungle financière, la mystique écolo…

Aucun jugement de valeur ne doit inhiber la recherche scientifique qui, si elle ne dit pas « le vrai », recherche par essais et erreurs le « vraisemblable », n’hésitant jamais à remettre en cause dès le lendemain les certitudes les mieux acquises. Penser, croire, critiquer, rechercher la vérité, sont des libertés de l’homme du fait même qu’il appartient à l’humanité.

jeune grec nu et satyre barbare

Mais il est entendu que toutes les « opinions » ne sauraient se valoir : seuls les humains « éclairés » (hommes et femmes informés et capables de raisonnement), savent appliquer la méthode expérimentale pour connaître la vérité des sciences, puis en débattre lors de dialogues argumentés. La libération de l’homme est un processus qui s’apprend. La démocratie est l’état où la souveraineté populaire s’exerce dans le respect des droits de l’individu.

Dès lors, la vérité n’est pas le Bien transcendant, mais ce qu’on trouve ; pas l’éternel immobile, mais le provisoire observé ici et maintenant. Pouvoir n’est pas du même ordre que savoir. Éduquer aux valeurs n’est pas du même ordre qu’instruire les faits. Nulle volonté collective ne peut rembarrer l’indépendance de la vérité si elle est recherchée selon les méthodes de la raison. Le réel n’est pas de convenance idéologique mais s’impose, sous peine de délirer, ce qui signifie « sortir du sillon de labour »,  perdre la raison. Et se trouver alors gibier tout trouvé pour le n’importe quoi d’une volonté, des désirs ou des pulsions.

Avec les Lumières, ce n’est plus Dieu mais l’homme, qui devient le centre. Son existence n’est plus un « moyen » que la Providence a trouvé pour faire son « Salut » dans un Dessein intelligent. L’homme a sa fin en lui-même comme être vivant sur une planète globale : sa préservation, son épanouissement, son bonheur – à l’égal de toutes les espèces vivantes. L’État n’est plus sauveur sous l’égide d’un Roi oint de Dieu mais protecteur des libertés et fournisseurs de services négociés en commun en échange de l’impôt.

Détourner ce mouvement des Lumières est, hélas, fréquent mais pas pour cela justifié : l’art pour l’art, le scientisme, le colonialisme, la technocratie, le social-collectivisme ne sont que des Lumières dévoyées. On ne peut atteindre une fin noble par des moyens ignobles. L’universalité des Lumières veut que tout être humain ait droit à la vie, à la dignité et au bonheur. Simplement parce qu’il appartient à l’espèce humaine – pas parce qu’il serait « élu » de tel Dieu ou citoyen de tel État. En revanche, le respect de chacun ne limite pas la nécessité de normes communes.

Les Lumières se sont épanouies dans l’Europe du 18ème siècle, mais il s’agit bien, selon Todorov, d’une pensée « universelle ». Il en retrouve les traces dans l’Inde du 3ème siècle avant, dans le christianisme proche-oriental bien sûr, mais aussi dans l’islam des 8ème au 10ème siècle, dans le confucianisme Song et même dans l’Afrique anti-esclaves du 17ème siècle. Le mouvement éclot en Europe en raison de l’autonomie politique des pays qui la composent et de la séparation acquise de haute lutte entre Dieu et César. Le Papisme a laissé dégénérer le savoir selon Hume ; au contraire, la séparation du spirituel et du temporel l’a régénéré. Le morcellement des puissances, allié à un espace culturel et commercial commun a rendu l’Europe foisonnante d’échanges matériels et spirituels ; les idées neuves ont circulé sans entraves. Tout au contraire des espaces unifiés à autorité affirmée, comme celui de la Chine.

Malgré les dérives et les excès, puissent les Lumières irradier le monde entier afin que l’être humain s’y épanouisse sans heurt. Ce petit livre de 126 pages est un bien beau livre. Une mine politique pour une grande partie du globe, si l’on y réfléchit.

Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières, 2006, Livre de poche 2007, 160 pages, €5.60

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Mythomanie sur l’enfant

Enfance : « Période de la vie humaine qui s’étend depuis la naissance jusque vers la septième année et, dans le langage général, un peu au-delà, jusqu’à treize ou quatorze ans » (Littré). On le voit, la langue française a suivi les mœurs, qui faisaient de « l’âge de raison » (7 ans) la fin de l’enfance jusqu’au XVIIIe siècle. Dès cet âge, les enfants pouvaient donc travailler : aux champs, puis au siècle suivant en usine ou dans les mines.

Le prolongement « un peu au-delà » est né vers la fin du XIXe siècle, lorsque les progrès de la médecine, le romantisme des sentiments puis les balbutiements de la psychanalyse (qui a commencé avant Freud), ont rendu précieux le petit d’homme. La baisse de la mortalité infantile a développé la pédiatrie, cette médecine spécifique aux enfants. La préoccupation des émotions a engendré la pédagogie, depuis l’Émile de Rousseau jusqu’aux collèges de Jésuites. Enfin la psychanalyse a démontré l’empreinte de l’enfance sur l’adulte. L’âge scolaire obligatoire a été repoussé jusqu’à 12, 14 puis 16 ans.

sexe et ennui gamin

Pour le système social, on est « enfant » jusque vers cet âge, en tirant bien le concept. C’est ainsi que les journalistes, toujours dans le vent, appellent « enfant » (mâle ou femelle) tout mineur qui a subi des abus sexuels, mais n’hésite pas à qualifier « d’adolescent » le gamin de 10 ans qui sauve sa petite sœur du feu… Même si l’après 68 a baissé l’âge de la majorité (pour raisons pénales et sexuelles), l’enfance dure longtemps au XXIe siècle.

gamins amoureux

Loin de considérer, comme Littré toujours, ce gardien de la langue, que l’enfance est aussi, au figuré, un « état de puérilité prolongé dans le reste de la vie », la société actuelle sacralise l’enfant jusqu’à en faire un mythe. « Ce qui tient de l’enfance dans le raisonnement ou l’action » (définition Littré de la puérilité) est valorisé au-delà de toute mesure. Non seulement le jeunisme sévit jusque dans l’âge chenu, mais l’esprit d’enfance représente une sorte de paradis perdu, d’accord avec soi au présent, d’idéal pour l’avenir. La foule sentimentale en devient bête.

paradis enfantin freres et soeur

Ni la maturité, ni la virilité, ni la responsabilité ne sont plus valorisées. Au contraire, la spontanéité, l’éternel présent, l’affection exigée, le plaisir tout de suite, la fausse innocence – sont des requis de la société puérile dans les pays développés. Peter Pan a fait des émules et le Petit Prince apparaît comme le plus grand des philosophes. Quant à ceux qui ne croient pas à l’innocence des enfants, ils sont chassés comme jadis les sorcières, comme vilains pédophiles.

innocence enfantine

Je suis le premier à m’attendrir sur les enfants, à aimer observer leurs jeux et à baigner dans leur joie. Mais je suis aussi attentif à ce qu’ils sont : des êtres immatures et pas finis dont les angoisses peuvent être profondes (angoisse d’abandon, angoisse de ne pas être aimé, angoisse de ne pas réussir, de ne pas avoir d’amis, de ne pas apparaître bogoss ou sexy, d’être persécuté ou racketté, de subir la honte…). Les parents gagas n’aident pas leurs enfants à grandir, s’ils les essentialisent en mythe éternel. L’enfance est un état qui est fait pour être surmonté. Pères trop protecteurs et mères castratrices sont, selon la psychanalyse, les principales causes des pathologies mentales adultes. La difficulté d’être de chaque enfant est réelle, malgré les apparences ; ce n’est que par un environnement stable, des rapports affectifs de confiance et des encouragements à toute entreprise qu’ils peuvent avancer dans la vie. Être béat devant eux et minimiser la moindre difficulté ne les aide pas. L’enfant est une personne, pas un objet : ni objet décoratif pour parents narcissiques, ni peluche de substitution pour carences affectives, ni objet sexuel pour adulte pervers immature. L’enfant est une personne, mais en devenir – pas un adulte en réduction.

besoin de papa

Pourquoi cette sacralisation récente de l’enfant ? Marcel Gauchet, philosophe qui s’est beaucoup penché sur l’éducation, a une théorie sur le sujet. Il l’expose dans la revue qu’il dirige, Le Débat n°183 de janvier 2015. Pour lui, l’enfant est aujourd’hui celui du désir, du privé, de l’égalité de l’idéal du moi, et même une utopie politique !

desir d enfant

  • Enfant du désir, il est vœu intime et projet parental, les géniteurs s’investissent (souvent à deux, parfois seuls) dans leurs petits ; ils les ont voulus, attendus, désirés. Au risque d’être déçus parce qu’ils sont eux-mêmes et pas le projet parental idéal.
  • Enfant du privé, car il fait famille aujourd’hui : la transformation des liens familiaux (concubinage, divorces, recomposition, compagnonnage de même sexe) fait que c’est l’enfant qui fait la famille et non plus la famille qui accueille l’enfant.

famille petits blonds

  • Enfant de l’égalité, car reconnu comme une personne, parfois au danger de l’écart de maturité ; certes, l’enfant est égal en dignité, mais il n’est pas mûr pour se débrouiller tout seul et a besoin des adultes et de la société pour devenir lui-même – il ne doit donc pas « faire la loi » ni être traité en enfant-roi. De cheptel voué à l’héritage sous l’autorité absolue du pater familias à la poupée égoïste post-68, il y a inversion des contraires. Un plus juste milieu serait de mise.
  • Enfant comme idéal du moi, dans la lignée du jeunisme et de la révérence envers tout ce qui est d’enfance (spontanéité, joie, faculté de s’émerveiller, curiosité sans limites, exigence de vérité…) ; chaque adulte se voudrait un enfant éternel, libre de soucis et de responsabilités, apte à être en accord immédiat avec le monde, sans état d’âme – au risque de se jeter dans les bras d’un Big Brother qui promet la société harmonieuse, ou du dirigeant (mâle ou femelle) qui se poserait en père du peuple ou en mère de la nation, les dispensant de penser et de prendre une quelconque part aux décisions de la cité.

couple ados 13 ans

  • Enfant comme utopie politique car l’enfance est l’avenir – sauf qu’il doit devenir adulte avant d’accoucher du futur ; la société des individus croit naïvement à l’autoconstruction, comme une fleur qui s’ouvre, alors que la vie est un combat qu’il faut mener : les petits d’hommes n’entrent pas tout armés comme des abeilles ou des fourmis, leur programme génétique les laisse plus libres, ils doivent apprendre et expérimenter pour faire surgir leur intelligence et autres qualités – seuls les adultes peuvent les y aider, cela ne se fait jamais tout seul.

L’enfance est un âge joli et émouvant ; l’infantilisme est cependant ce qui guette la société qui place l’enfant sur un piédestal. Les petits êtres doivent être aimés, protégés et éduqués pour qu’ils deviennent, à leur tour, adultes. Ce n’est pas en niant la différence entre enfance et maturité qu’ils pourront grandir.

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Stefan Zweig, La pitié dangereuse

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Intitulé en allemand par l’auteur Impatience du cœur, ce roman est traduit aussi en anglais et en français par La pitié dangereuse. Les deux sont justes, le second donne directement la leçon du roman, le premier ouvre sur le balancement des êtres, tour à tour anges et bêtes. Car le sous-lieutenant de uhlans Anton Hoffmiller et la handicapée des jambes Edith von Kekesfalva, juive, de noblesse achetée, vont se rencontrer et se heurter comme deux électrons qui se voudraient libres mais qui se cognent aux convenances de la société.

Anton est un jeune homme sain, tout en muscles et en camaraderie, voué dès l’âge de 10 ans à l’armée. Quinze ans plus tard, il est candide, pauvre et plein de bonne volonté. Mais un peu lâche aussi car sa générosité naturelle ne sait pas dire non ; il a peur de faire du mal, de vexer. Edith est une jeune fille paralysée à la suite d’une tuberculose osseuse (ou d’une hystérie, ce n’est guère développé) et qui rêve de danser et d’aimer comme toutes les jeunes filles. Elle est exigeante, opiniâtre, tyrannique – ces traits « juifs » valorisés par Zweig chez le père de la jeune fille sont ici accentués par le handicap. Anton, invité pour la première fois chez les Kekesfalva, ne s’aperçoit de rien et invite la belle à danser… Crise d’hystérie et scandale. Il ne sait comment rattraper sa bourde et en fait trop, comme toujours, envoyant une brassée de roses avec le reste de sa solde du mois.

Edith tombe alors fatalement amoureuse d’Anton, ce beau jeune homme prévenant, qui représente tout ce qu’elle n’est pas : valide, joyeuse de son corps, heureuse de vivre. C’est ce balancement constant des deux êtres entre générosité et honte, courage et lâcheté, qui donne son ressort à l’intrigue. Peut-on, dans la bonne société viennoise d’avant 1914, épouser une juive ? Est-on autorisé par les bonnes mœurs de l’armée à se marier pour capter une fortune ? Est-ce décent, pour un officier de cavalerie, de s’afficher avec un « pantin désarticulé » ? Qu’en sera-t-il de la réputation ? des éventuels enfants ? de l’héritage ? Anton ne veut pas faire de peine à Edith, mais il n’est pas amoureux. Edith est follement amoureuse d’Anton, mais comprend qu’elle n’est pas à la hauteur.

Seul l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier d’Autriche à Sarajevo le 28 juin 1914, a pu trancher le nœud gordien. Anton aurait dû obéir à sa promesse de se marier avec l’infirme, sans amour et sous la tyrannie narcissique de la belle ; il aurait vécu dans la honte de s’être parjuré auprès de ses camarades officiers devant lesquels il avait nié le soir même s’être engagé. A l’inverse, la guerre l’a délivré, l’engagement pour la patrie, plus vaste, prenant la place de l’engagement pour le mariage. Avec pour conséquence le suicide d’Edith, assez fine pour comprendre qu’on ne veut pas d’elle, que la guerre va lui prendre Anton et que ses chances de guérir sont de toutes façons infimes.

Le roman est construit comme une poupée russe. Zweig n’est à l’aise que dans la nouvelle ; pour faire un roman, il encastre donc des nouvelles dans la nouvelle pour trouver la bonne longueur. Cela ne va pas sans étirements littéraires sur la psychologie de l’un ou l’autre, rendant le lecteur impatient de passer à la suite, mais l’ensemble est plutôt réussi. Le narrateur raconte son histoire à l’auteur, dans laquelle il conte l’histoire de la fille et se fait dire l’histoire de son père, petit juif pauvre devenu grand bourgeois à particule, par le docteur de la famille qui est un cas à lui tout seul. Condor est autant médecin des corps que celui des âmes, il n’hésite pas à aller « scientifiquement » contre les idées reçues : « Au début la pitié – comme la morphine – soulage le malade, est un remède, une médication, mais si on ne sait pas la doser et en arrêter l’utilisation, elle devient un poison mortel. (…) Vient immanquablement, dans un cas comme dans l’autre, le moment où il faut dire non sans se préoccuper de savoir si l’autre nous voue une haine plus féroce pour ce dernier refus que si nous n’avions jamais accordé notre aide. (…) Avant de se mêler de la vie d’autrui, un homme adulte doit réfléchir au point jusqu’où il est prêt à aller – on ne joue pas avec les sentiments d’autrui ! » C’est mettre la volonté avant l’instinct de pitié selon Nietzsche ; c’est préférer l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction selon Max Weber (auteurs tous deux prisés de Stefan Zweig). A noter que les politiciens, notamment les démagogues, pourraient utilement en prendre de la graine. Il n’y a pas que dans les affaires d’amour que la pitié est dangereuse !

C’est ainsi que s’imbriquent les intrigues, donnant de la profondeur sociale et historique à une tragédie amoureuse entre deux êtres jeunes que tout oppose. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et l’on peut se demander si ce bon sauvage d’Anton, élevé comme l’Émile de Rousseau dans la nature et hors des filles, n’est pas victime de la société dans laquelle il vit. L’enfer serait-il les autres ? Sa bonne âme veut faire plaisir à tout le monde, mais le monde interdit les mésalliances et il doit choisir entre aimer la fille ou aimer ses camarades, la fortune ou l’honneur, le mariage ou la patrie. La synthèse n’a qu’un temps, on ne peut tout garder, il est un moment où il faut décider.

Où est la liberté des individus dans ces déterminismes sociaux ? « Le sujet élevé depuis l’enfance dans le dressage à la discipline militaire reste soumis à un conditionnement d’obéissance absolue à l’ordre reçu qui équivaut à l’état de contrainte psychotique », écrit l’auteur. Ni la logique, ni la volonté n’ont de prise sur ces réflexes instinctifs – l’inverse de l’homme libre de Nietzsche. Notre époque ne peut le comprendre, mais Stefan Zweig éclaire ainsi le comportement discipliné des soldats allemands durant la Seconde guerre mondiale. Il montre par inversion combien la société d’hier, confite en religion austère et patriarcat tyrannique, était mortifère pour les êtres humains.

Atermoiements et procrastination sont-ils les seules réponses possibles ? Le monde d’hier, titre d’une œuvre future de Zweig en forme de mémoires, était contradictoire dans ses fausses sécurités. Il fera naufrage en 1939… année de publication du roman. Vous vouliez la pitié ? Vous aurez le chagrin.

Stefan Zweig, La pitié dangereuse (Impatience du cœur), 1939, Livre de poche 2012, 504 pages, €7.22

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï

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Trois ans avant son suicide, Mishima livre un testament touffu, répétitif, organisé comme une paraphrase de son oeuvre, la volonté de tout dire sur ce qu’il croyait être l’essence du Japon. Il suit surtout le Hagakure, livre d’éthique samouraï écrit au XVIIIe siècle en 11 tomes par l’élève de Jocho Yamamoto, vrai samouraï devenu prêtre sur la fin de sa vie. Il n’en existe que des extraits traduits en français.

Pour Mishima, « le Hagakure s’efforce de soigner le caractère pacifique de la société moderne en lui appliquant ce puissant remède qu’est la mort » p.31. Marguerite Yourcenar aimait ce livre parce qu’il chantait aussi la ‘voie des éphèbes’, l’homosexualité guerrière au Japon. Mais il a, au fond, cette exigence stoïcienne de perfection que l’homme doit approcher sans l’atteindre jamais.

Le Hagakure enseigne la sagesse de l’action, la sagesse de l’amour (qui est action) et la sagesse de la vie (qui est de perpétuer la vie et de la vivre intensément par l’action). Agir est le moyen de plus efficace d’échapper aux limites du moi pour se plonger dans une unité plus vaste. Elle est réalisation de soi, réactualisation naturelle du ‘lion’ qui est la force motrice de chaque être humain. Un tropisme vers lequel l’inquiet Mishima a sans cesse tendu, une réponse à son angoisse métaphysique de n’être pas « normal », comme les autres, fils d’un empire vaincu et d’une modernité en contradiction avec la tradition.

Sur l’amour, le Japon ne distingue pas Éros et Agapè, l’attraction terrestre et l’appel divin, la chair et l’âme. On a la conviction que « ce qui émane de la pure sincérité instinctive mène indirectement à un idéal qui mérite qu’on lutte et, si nécessaire, qu’on meure pour lui » p.45. Être tenté par le corps et par l’esprit des jeunes garçons, plus que par ceux des femmes, se trouve ainsi justifié, ce qui apaise Mishima en ses contradictions sensuelles. Tact, délicatesse, pédagogie, tolérance, sont des rapports qu’un samouraï doit entretenir avec les autres. Il sera bon et ferme avec les enfants, il ne sera lui-même qu’avec ses pairs, il aimera sans le dire. Le véritable amour reste toujours caché, il se dévalue lorsqu’il se révèle. Le samouraï sera modeste et fin, il suivra les remarques des autres et les enseignements des anciens, il dépassera ainsi les limites de son propre discernement.

La vie et la mort sont les deux faces d’une même réalité. Qui a connu la naissance se condamne à mourir. Cette mort inéluctable fait aimer la vie en sa brièveté. Elle lui donne son relief, son intensité, son sens. « La voie des samouraïs, c’est la mort ». C’est l’objet de toute sagesse que de préparer l’être à bien mourir – ou à bien vivre, ce qui est la même chose. Chaque instant peut être le dernier. Il nous faut être prêt donc n’agir jamais à tort, mais sincèrement, tout entier dans son acte, comme s’il devait à chaque fois être le dernier. Dans la succession de ces instants, animés d’une telle philosophie, « quelque chose va s’accumuler d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, quelque chose grâce à quoi on acquerra finalement la capacité de bien servir son seigneur » p.47. C’est ainsi que l’on sera bon samouraï. Chaque détail du quotidien est préparation au surgissement d’une crise grave. Il faut se tremper chaque jour pour réagir parfaitement le moment venu. Conforter sa résolution, parfaire son entraînement, tout cela permet de ne jamais être pris de court, ni par les événements de la vie, ni par la mort. Cela dès l’enfance.

Un jeune samouraï sera élevé dans « l’idéal de liberté et de naturel préconisé par Rousseau dans l’Émile » : ni punitions indues, ni menaces, mais sincérité et vigilance.

Adulte, le samouraï devra se défier du rationalisme. Non pas de l’intelligence, qui est acuité de vision et mobilisation de toutes les facultés intellectuelles, mais de l’excès de logique, de l’esprit qui dérape hors des sens et de la volonté. « Le calculateur est un lâche. Si je dis cela, c’est que le calcul porte toujours sur le profit et la perte et que, par conséquent, le calculateur n’est préoccupé que de profit et de perte. Mourir est perte, vivre un gain, ainsi décide-t-on de ne pas mourir. On est donc un lâche », dit le Hagakure. Le sacrifice de sa vie pour une cause est hors calcul. C’est l’acte ultime, mais beaucoup d’autres actes sont hors calcul : la confiance, le courage, l’amour. Entreprendre aussi, comme une aventure : ainsi est le capitalisme des entrepreneurs, risqué, conquérant, le calcul comptable ne venant qu’en second.

samourai dessin

L’esprit d’efficacité est utile s’il sait servir, non s’il envahit l’homme. La raison n’est qu’un outil, et non la pierre angulaire d’une philosophie. Le samouraï se veut un homme complet, non un simple technicien. Il se veut ouvert, humain, perfectible, attentif aux autres (Montaigne) comme à l’énergie qui l’anime (Nietzsche), et à la dignité qui la manifeste (Dostoïevski). Mishima appelle à lui les meilleurs écrivains occidentaux au secours de la tradition japonaise ; comme pour la situer dans l’universel, voire l’excuser des excès militaristes de la guerre. L’apparence du samouraï, ses paroles, ses actions, se veulent belles parce qu’issues d’une force interne – selon les canons de la vertu grecque antique.

Le samouraï est fier d’être. Il est un homme sincère, un humain authentique. Mishima aurait aimé être samouraï. Mais son époque ne lui fournissait pas la panoplie guerrière qui va avec. Il a envisagé la politique, mais trop de bassesse est nécessaire à cette passion guerrière secondaire. Il n’a pas tâté des affaires, dommage, car l’esprit samouraï du Japon s’est bel et bien réfugié dans la conquête des marchés et dans la féodalité d’entreprise ! C’était encore rare dans les années 1960, mais éclatant dans les années 1980 (voire ci-dessous Pierre Delorme). Mishima a eu le malheur de naître trop tôt ou d’être en avance sur le monde.

Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, 1967, traduit du japonais par Émile Jean, Gallimard 1985 collection Arcade, 154 pages, €9.64

Jocho Yamamoto, Hagakure, le livre secret des samouraïs, édition partielle – choix de textes, Guy Trédaniel 1999, 110 pages, €13.21

Pierre Delorme, Le management : un art martial, développement personnel et efficacité managériale, Chiron 2002, 155 pages, occasion €26.00

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Françoise Chandernagor, L’enfant des Lumières

Françoise Chandernagor, juriste et grand serviteur de l’État, écrit ici son anti-‘Émile’. Rousseau l’abstrait, qui a pontifié un traité d’éducation alors qu’il n’a jamais élevé le moindre enfant (mais a mis tous les siens aux Enfants-trouvés) n’est pas un bon guide. Mais c’est toute une société – la nôtre – qui est passée au crible de la critique. L’auteur nous entraîne en effet dans l’histoire de la Révolution, la philosophie des Lumières, la corruption sociale des élites, l’éducation des enfants. Tout ce qui fait sens à la société française d’aujourd’hui. Écrit en 2006, c’est bien la France de Chirac qui est en ligne de mire.

Deux décennies avant 1789, la France royale se trouve dans les mains d’un roi fainéant et de financiers qui ont l’art de détourner l’argent public dans des poches privées. Le ministère de Monsieur Necker est édifiant : « pas de réformes (…), pas d’impôts, pas d’efforts, pas de vagues, pas de larmes – de l’emprunt ! » p.383. La démagogie bat son plein pour conforter la rente au détriment de l’entreprendre. La fameuse Compagnie des Indes n’égalera jamais son équivalent anglais car la France met à sa tête des politiciens et non des capitaines d’industrie. Tout ce qui compte est de paraître et de renforcer son statut en s’enrichissant sur le dos des actionnaires – de par le bon vouloir du Roi. On croirait lire l’histoire d’EADS sous Chirac et Villepin, avec l’ineffable Monsieur Gergorin.

En cause la philosophie des Lumières qui préfère les grands mots aux vraies actions. Tout n’est que Morale, Vertu, Progrès, tout n’est que majuscules. Dans la réalité, les coiffures d’un mètre de haut avec vase incorporé et les faux-culs de plus en plus amples des robes à la mode, masquent la décadence des mœurs. Tout le monde couche avec tout le monde, au su de tout le monde. Et ça jacasse dans les salons. L’économie va comme elle peut, le paysan n’ayant qu’une idée : frauder le seigneur sur les grains et faire contrebande du sel entre baillages à fiscalité différente. Le chacun pour soi monte, monte… « Où, dans ce siècle, voyez-vous le progrès ? Déclin de l’honneur privé, dédain des vertus publiques, exténuation de la langue, affadissement de la sensibilité… Sans parler du triomphe de l’agiotage ! » p.567.

Ceux qui sont trop naïfs pour croire que l’honneur et la fidélité conduisent les affaires sont ruinés. C’est le cas du mari de la comtesse de Breyves, acculé à la faillite personnelle et qui se pend de désespoir. Ce monde de requins n’est décidément pas fait pour lui. « Étrange société que celle où la censure s’oppose aux pièces de Beaumarchais, mais où la Reine elle-même joue devant la cour l’auteur censuré ! Sous prétexte de grâce, de subtilité, le siècle s’écartèle, se dédouble, s’oublie jusqu’à la folie. Insensée, l’élite (…) prétend être (…) conservatrice avec les conservateurs, et frondeuse avec les frondeurs » p.394. Les aristos d’hier ressemblent tant aux bobos d’aujourd’hui !

La comtesse, née bourgeoise enrichie dans le commerce triangulaire et le sucre des colonies, ne fait ni une ni deux : elle s’exile à la campagne dans le seul bien propre qui lui reste, la Commanderie. Ce vaste manoir est situé aux lisières de l’Auvergne, dans la Marche, et est propice à la culture. Elle s’y établit avec Alexis, son unique fils de sept ans, déjà déluré et habile au commerce. N’a-t-il pas appris le bonneteau auprès des malandrins du Pont-Neuf, y compris l’art de perdre au début pour gagner gros ensuite ?

Mais la Cour et ses médisances, la philosophie qui trotte après Voltaire, l’indigence des élites obsédées de sexe et de fêtes, les Parisiens exacerbés de sensiblerie et capables d’une cruauté sans égale quand elle est collective, ne sont décidément pas un milieu propice à l’éducation d’un enfant. ‘Émile’ est une fumisterie, on n’élève pas les garçons comme Marie-Antoinette ses moutons à rubans roses dans la bergerie de Versailles. La réalité est toute autre : il faut chasser, cultiver, plaider, compter, savoir châtier pour se faire obéir, et établir de saines relations pour se faire aimer. Les parents élèvent toujours leurs enfants pour le monde d’hier, rarement pour celui qui vient…

Madame de Breyves décide de confronter son garçon aux réalités du monde. Il n’est pas chevaleresque comme son père (mais à quoi cela lui a-t-il servi ?), mais plutôt affairiste comme son grand-père. Inutile de tenter de corriger cette tendance, l’éducation n’agit pas contre la nature. Mais il est utile de lui forger un corps robuste, un cœur endurci et un esprit avisé pour qu’il sache s’adapter au nouveau monde qui naît. « Elle lui enseignerait la prudence et l’art des apparences » p.277. Rousseau « le bon apôtre » (p.165) est décidément un mauvais maître – peut-être est-ce pour cela qu’il plaît tant dans les salons ? « Entre Émile et Alexis, il n’y avait d’opposés que le tempérament et le projet… » p.361. Rien de moins. Le garçon est « gai, drôle, gourmand de la vie, gourmand des êtres. Tendre et affectueux par-dessus le marché ! En outre capable de secret, et dépourvu de préjugés… (…) sachez, si vous ne l’avez remarqué, qu’Alexis est insolent, chapardeur, tricheur, cupide et indiscret (…) Alexis est confiant ! Oui, oui, optimiste, indulgent. Deux péchés inexpiables ! » p.332.

Le garçon grandira, excellera, non sans désespérer sa mère parfois lorsqu’elle doit renvoyer Léveillé, valet adolescent qui fait jouir l’enfant à 10 ans en l’embrassant sur le ventre, très bas, ou lorsqu’il se fait renvoyer du collège religieux à 16 ans pour avoir lu Zadig (« de » Voltaire). Mais il l’aime plus que tout et c’est un arrachement de le faire devenir lui-même. Il faut parfois à la comtesse jouer la mère chatte qui crache et griffe ses petits devenus trop grands pour qu’ils se détachent d’elle et s’épanouissent. Pas simple d’élever seule un enfant, surtout un garçon sans modèle paternel.

Ce roman foisonnant est fort réussi, réussissant l’exploit de nous faire aimer l’histoire et la philosophie, la sociologie et l’éducation tout à la fois. Brassant les siècles parce que notre quotidien est né fin XVIIIème – et qu’il est peut-être, comme vers 1780, en train de disparaître dans la futilité, le mépris, le chacun pour soi – et l’agiotage. Un roman philosophe, qui l’eût cru en ce début du deuxième millénaire ?

Françoise Chandernagor, L’enfant des Lumières, 2006, Folio, 691 pages, €8.17

Un autre roman de Françoise Chandernagor chroniqué sur ce blog

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Lumières sur la polémique Guéant

Article repris par Medium4You.

Je suis indigné ! Mais si : la boboterie a ses limites. Les zélites autoproclamées comme « avant-garde » progressistes du bon peuple prennent les gens pour des imbéciles. « Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas », a déclaré le ministre Claude Guéant. « Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient ». « Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique. » Voilà ce qui déclenche l’ire de Harlem Désir et autre Cécile Duflot. On n’ose parler de polémique « à la française » tant cela ressemble à une polémique « à la con ».

Je ne suis pas partisan de Claude Guéant ni en faveur de l’identité française à la Sarkozy, mais je constate qu’« on » nous enjoint de saliver de façon pavlovienne aux mots honnis du politiquement correct : « idéologie relativiste » attaque la gauche, « avancée » ou « supérieure » caressent le Front national. Rien de plus. N’a-t-on pas droit de préférer notre devise aux dogmes de l’islam ou à la « démocratie » chinoise ou russe ? Surtout aucun argumentaire chez les terroristes de gauche, uniquement des injures. Celui qui parle compte plus que ce qu’il dit pour les bobos à « bonne conscience »… Attitude clairement réactionnaire, intolérante, sectaire, terroriste.

En effet, que signifie être « contre » les propos de Claude Guéant ? Duflot et Désir sont-ils partisans de civilisations qui « nient l’humanité » ? Qui ne « défendent pas la liberté, l’égalité et la fraternité » ? Qui préfèrent donc « la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique » ? La fille de prof et de cheminot renie les valeurs de Lumières. Le fils de Martiniquais revient sur son combat pour les droits de l’homme républicains. On croit rêver…

Ou bien les mots ne disent pas ce qu’ils veulent dire ? Est-ce la politique qui rend aussi borné ?

Est-ce que, parce que Claude Guéant parle, les bobos de gauche doivent aussitôt crier à « Durafour crématoire » ? J’ai du mépris pour ces politicards qui assènent leur préférence aux autres en interdisant de dire autrement, comme s’ils étaient les grands-prêtres de ce-qu’il-faut-penser. Ceux qui se faufilent toujours à la pointe du démagogique. Ceux qui salissent les Lumières et les valeurs du pays au nom de leur revendication au pouvoir. Ils font du mal à la gauche, à la république, au peuple français. Ce pourquoi « le peuple » est enclin à voter Front national, contre les têtes à claques qui « polémiquent » sur la civilisation française, pas digne d’être « avancée » ni « supérieure » aux autres civilisations en France même (pas dans l’absolu !) et surtout pour le peuple français (qui a bien le droit de la préférer) ! A quoi sert de voir gravée la devise ‘Liberté-égalité-fraternité’ au fronton des mairies si c’est pour dire que ça ne vaut pas plus que ‘l’homme vaut deux femmes’ du Coran ou que autres façon de vivre chez Bachar El Assad ou chez Vladimir Poutine ?

Revenons en effet aux sources. Les valeurs de la France sont celles du sacre de Reims mais aussi de la prise de la Bastille, comme le disait l’historien Marc Bloch. Ce qu’on appelle « les Lumières », Tzvetan Todorov – étranger né en Bulgarie – en a écrit tout un livre. Pour lui, les idées des philosophes de la raison viennent de l’Antiquité, reprises à la Renaissance et épanouies à l’âge classique. Nous sommes alors à une époque de débats où l’on privilégie ce qu’on choisit plutôt que ce qui est imposé. Où l’on découvre (après les Évangiles) que des droits inaliénables existent du fait seul d’appartenir au genre humain. La raison, parce qu’elle permet la connaissance, libère des peurs, des superstitions, des tabous et des réflexes communautaires de la « naissance ». Dès lors, la quête du bonheur remplace celle du Salut, car un délit n’est plus un « péché » mais une faute sociale, la propriété n’est plus un privilège « divin » attaché à une caste élue mais le fruit de l’initiative et du travail. Il n’y a pas de Dessein de Dieu ou de l’Histoire (le Progrès) mais une perfectibilité de l’homme (selon Rousseau) recommencée à chaque génération.

Oh, certes, les Lumières ont amené la table rase de la Révolution, puis l’exacerbation paranoïaque de la Terreur, plus tard le rationalisme étroit du Scientisme et la supériorité moraliste coloniale, encore aujourd’hui les technocrates imbus de règlements et les financiers en délire de modèles mathématisés : les Raisonnables savent tellement mieux que tout le monde, n’est-ce pas, ce qui est bon pour les autres ! Ils ont reçu la révélation de la Vérité de leur propre esprit, tout comme Mahomet avait reçu la Parole de Dieu par la voix murmurante de Djibril, l’archange Gabriel lui-même. Les règlementations françaises en ont gardé un travers bien connu : dire le Vrai et l’Unique, pour le Monde entier, de toute Éternité – sans jamais tenir compte des particularités individuelles… Fort heureusement, les Lumières sont bien autre chose que cette caricature pour intellos imbus – les Duflot et Désir aujourd’hui. Todorov relève cinq vertus des Lumières : l’autonomie, la laïcité, la vérité, l’humanité et l’universalité.

Oser penser par soi-même avait ravi Diderot. La tradition constitue un être humain mais ne suffit pas à rendre de facto quoi que ce soit légitime ; il y faut la raison. Celle-ci n’est pas seule en l’homme, mais flanquée de la volonté et des désirs. La raison peut éclairer l’humanité, mais elle peut aussi faire le mal car l’autonomie n’est pas l’autosuffisance : l’homme n’est humain qu’en société… et toute société exerce sur l’individu une pression aliénante par la mode, la bande, l’opinion commune, le qu’en-dira-t-on. C’est pour cela que Rousseau fit élever Émile hors des villes. De même, la critique qui émane de la raison est utile mais, lorsqu’elle tourne à vide, elle devient un jeu gratuit, une ‘private joke’ stérile entre intellos – une « polémique » – ou bien le délire calculateur de la finance ou des docteurs Folamour.

Avec les Lumières, le pouvoir spirituel regagne enfin son empyrée, laissant à lui-même le pouvoir temporel. Déjà, le Christ annonçait que son Royaume n’était pas de ce monde, demandant de rendre à César ce qui appartenait à César, réservant le reste à Dieu. Si l’empereur byzantin Constantin impose le christianisme comme religion d’Etat au IVème siècle, la Réforme protestante crée la laïcité en libérant la conscience et les conduites de « l’infaillibilité » de représentants terrestres. La laïcité refuse toutes les « religions », qu’elles soient papales ou politiques : le dogme des curés, l’Inquisition contre Galilée, la Terreur jacobine, le nazisme, le communisme, la mystique écolo, l’injonction islamiste, le politiquement correct…

Aucun jugement de valeur ne doit inhiber la recherche scientifique qui, si elle ne dit pas « le vrai », recherche par essais et erreurs le « vraisemblable », n’hésitant jamais à remettre en cause dès le lendemain les certitudes les mieux acquises. Penser, croire, critiquer, rechercher la vérité, sont des libertés de l’homme du fait même qu’il appartient à l’humanité. Mais il est entendu que toutes les « opinions » ne sauraient se valoir : seuls les hommes « éclairés » (informés et capables de raisonnement), sauront appliquer la méthode expérimentale pour connaître la vérité des sciences, puis en débattre lors de dialogues argumentés. Tout ne vaut pas tout et si toute civilisation est respectable comme émanation humaine et objet d’études, la nôtre peut être préférée chez nous – puisqu’elle est nôtre. La seule qui a permis d’aller sur la lune, vieux rêve de l’humanité…

En notre civilisation occidentale, la vérité n’est pas le Bien transcendant, mais ce qu’on trouve par soi-même. Pouvoir n’est pas du même ordre que savoir. Éduquer aux valeurs n’est pas du même ordre qu’instruire les faits. Nulle volonté collective ne peut rembarrer l’indépendance de la vérité si elle est recherchée selon les méthodes de la raison. Le réel n’est pas de convenance idéologique mais s’impose, sous peine de délirer, ce qui signifie « sortir du sillon de labour », perdre la raison. Et se trouver alors gibier tout trouvé pour le n’importe quoi d’une volonté ou des désirs. Cela ne vaut peut-être pas « plus », mais nous le préférons aux injonctions d’autres cultures. Le dire n’est pas être « raciste » (où a-t-on vu qu’une civilisation était une race ? la civilisation musulmane n’a-t-elle pas agrégé les Arabes, les Berbères, les Persans, les Turcs, les Indonésiens, les Moghols et bien d’autres ? La civilisation chrétienne des peuples sur tous les continents ?). Le dire, c’est affirmer tranquillement que nous préférons nos valeurs humaines à celles que les autres voudraient nous imposer de force.

A commencer par les Duflot-Désir, ces chantres mous du politiquement correct jamais en retard d’un retournement de veste pour rester dans le vent.

Avec les Lumières, ce n’est plus Dieu mais l’homme, qui devient le centre. Son existence n’est plus un « moyen » que la Providence a trouvé pour faire son « Salut », mais la fin de l’homme même : sa préservation, son épanouissement, son bonheur. L’Etat n’est plus sauveur sous l’égide d’un Roi oint mais protecteur des libertés et fournisseurs de services négociés en commun. Détourner ce mouvement des Lumières est, hélas, fréquent mais pas pour cela justifié : l’art pour l’art, la science dégénérée en scientisme borné, la technocratie sûre d’elle-même et dominatrice, le social-imposé – ne sont que des Lumières dévoyées. On ne peut atteindre une fin noble par des moyens ignobles. L’universalité des Lumières veut que tout être humain ait droit à la vie, à la dignité et au bonheur. Simplement parce qu’il appartient à l’espèce humaine et pas parce qu’il est né mâle ou « élu » de tel Dieu, ou citoyen de tel État. En revanche, le respect de chacun ne limite pas la nécessité de normes communes.

Les Lumières se sont épanouies dans l’Europe du 18ème siècle, mais il s’agit bien, selon Todorov, d’une pensée « universelle ». Il en retrouve les traces dans l’Inde du 3ème siècle avant notre ère, dans le christianisme proche-oriental bien sûr, mais aussi dans l’islam du 8ème au 10ème siècle, dans le confucianisme Song et même dans l’Afrique anti-esclaves du 17ème siècle. Le mouvement éclot en Europe en raison de l’autonomie politique acquise par les villes franches des bourgeois commerçants et de la séparation acquise de haute lutte entre Dieu et César. Le Papisme, selon Hume, a laissé dégénérer le savoir. Au contraire, la séparation du spirituel et du temporel l’a régénéré. Le morcellement des puissances, allié à un espace culturel et commercial commun, a rendu l’Europe foisonnante d’échanges – matériels et spirituels. Les idées neuves ont circulé sans entraves comme les gens et les marchandises, malgré l’obstacle des langues. Comme en Inde ou dans les Amériques. Tout au contraire des espaces unifiés à autorité affirmée, comme celui de la Chine ou de la Russie.

Malgré les dérives et les excès, puissent les Lumières irradier le monde entier afin que l’être humain s’y épanouisse sans heurt. Ce petit livre de 160 pages est un bien beau livre. Une mine politique pour une grande partie du globe, si l’on y réfléchit.

Oui, nous avons de quoi être fier de notre civilisation, même si nous ne voulons pas l’imposer à tous. Et nous, peuple français, pouvons le dire, en laissant blablater les histrions métissés et multiculturels, jamais en retard d’affichage moral pour se poser en vertueux.

Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières, 2006, Livre de poche 2007, 160 pages, €4.75 

France Culture, Lumières un héritage pour demain, 2006, à réécouter 

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