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Stefan Zweig, La pitié dangereuse

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Intitulé en allemand par l’auteur Impatience du cœur, ce roman est traduit aussi en anglais et en français par La pitié dangereuse. Les deux sont justes, le second donne directement la leçon du roman, le premier ouvre sur le balancement des êtres, tour à tour anges et bêtes. Car le sous-lieutenant de uhlans Anton Hoffmiller et la handicapée des jambes Edith von Kekesfalva, juive, de noblesse achetée, vont se rencontrer et se heurter comme deux électrons qui se voudraient libres mais qui se cognent aux convenances de la société.

Anton est un jeune homme sain, tout en muscles et en camaraderie, voué dès l’âge de 10 ans à l’armée. Quinze ans plus tard, il est candide, pauvre et plein de bonne volonté. Mais un peu lâche aussi car sa générosité naturelle ne sait pas dire non ; il a peur de faire du mal, de vexer. Edith est une jeune fille paralysée à la suite d’une tuberculose osseuse (ou d’une hystérie, ce n’est guère développé) et qui rêve de danser et d’aimer comme toutes les jeunes filles. Elle est exigeante, opiniâtre, tyrannique – ces traits « juifs » valorisés par Zweig chez le père de la jeune fille sont ici accentués par le handicap. Anton, invité pour la première fois chez les Kekesfalva, ne s’aperçoit de rien et invite la belle à danser… Crise d’hystérie et scandale. Il ne sait comment rattraper sa bourde et en fait trop, comme toujours, envoyant une brassée de roses avec le reste de sa solde du mois.

Edith tombe alors fatalement amoureuse d’Anton, ce beau jeune homme prévenant, qui représente tout ce qu’elle n’est pas : valide, joyeuse de son corps, heureuse de vivre. C’est ce balancement constant des deux êtres entre générosité et honte, courage et lâcheté, qui donne son ressort à l’intrigue. Peut-on, dans la bonne société viennoise d’avant 1914, épouser une juive ? Est-on autorisé par les bonnes mœurs de l’armée à se marier pour capter une fortune ? Est-ce décent, pour un officier de cavalerie, de s’afficher avec un « pantin désarticulé » ? Qu’en sera-t-il de la réputation ? des éventuels enfants ? de l’héritage ? Anton ne veut pas faire de peine à Edith, mais il n’est pas amoureux. Edith est follement amoureuse d’Anton, mais comprend qu’elle n’est pas à la hauteur.

Seul l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier d’Autriche à Sarajevo le 28 juin 1914, a pu trancher le nœud gordien. Anton aurait dû obéir à sa promesse de se marier avec l’infirme, sans amour et sous la tyrannie narcissique de la belle ; il aurait vécu dans la honte de s’être parjuré auprès de ses camarades officiers devant lesquels il avait nié le soir même s’être engagé. A l’inverse, la guerre l’a délivré, l’engagement pour la patrie, plus vaste, prenant la place de l’engagement pour le mariage. Avec pour conséquence le suicide d’Edith, assez fine pour comprendre qu’on ne veut pas d’elle, que la guerre va lui prendre Anton et que ses chances de guérir sont de toutes façons infimes.

Le roman est construit comme une poupée russe. Zweig n’est à l’aise que dans la nouvelle ; pour faire un roman, il encastre donc des nouvelles dans la nouvelle pour trouver la bonne longueur. Cela ne va pas sans étirements littéraires sur la psychologie de l’un ou l’autre, rendant le lecteur impatient de passer à la suite, mais l’ensemble est plutôt réussi. Le narrateur raconte son histoire à l’auteur, dans laquelle il conte l’histoire de la fille et se fait dire l’histoire de son père, petit juif pauvre devenu grand bourgeois à particule, par le docteur de la famille qui est un cas à lui tout seul. Condor est autant médecin des corps que celui des âmes, il n’hésite pas à aller « scientifiquement » contre les idées reçues : « Au début la pitié – comme la morphine – soulage le malade, est un remède, une médication, mais si on ne sait pas la doser et en arrêter l’utilisation, elle devient un poison mortel. (…) Vient immanquablement, dans un cas comme dans l’autre, le moment où il faut dire non sans se préoccuper de savoir si l’autre nous voue une haine plus féroce pour ce dernier refus que si nous n’avions jamais accordé notre aide. (…) Avant de se mêler de la vie d’autrui, un homme adulte doit réfléchir au point jusqu’où il est prêt à aller – on ne joue pas avec les sentiments d’autrui ! » C’est mettre la volonté avant l’instinct de pitié selon Nietzsche ; c’est préférer l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction selon Max Weber (auteurs tous deux prisés de Stefan Zweig). A noter que les politiciens, notamment les démagogues, pourraient utilement en prendre de la graine. Il n’y a pas que dans les affaires d’amour que la pitié est dangereuse !

C’est ainsi que s’imbriquent les intrigues, donnant de la profondeur sociale et historique à une tragédie amoureuse entre deux êtres jeunes que tout oppose. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et l’on peut se demander si ce bon sauvage d’Anton, élevé comme l’Émile de Rousseau dans la nature et hors des filles, n’est pas victime de la société dans laquelle il vit. L’enfer serait-il les autres ? Sa bonne âme veut faire plaisir à tout le monde, mais le monde interdit les mésalliances et il doit choisir entre aimer la fille ou aimer ses camarades, la fortune ou l’honneur, le mariage ou la patrie. La synthèse n’a qu’un temps, on ne peut tout garder, il est un moment où il faut décider.

Où est la liberté des individus dans ces déterminismes sociaux ? « Le sujet élevé depuis l’enfance dans le dressage à la discipline militaire reste soumis à un conditionnement d’obéissance absolue à l’ordre reçu qui équivaut à l’état de contrainte psychotique », écrit l’auteur. Ni la logique, ni la volonté n’ont de prise sur ces réflexes instinctifs – l’inverse de l’homme libre de Nietzsche. Notre époque ne peut le comprendre, mais Stefan Zweig éclaire ainsi le comportement discipliné des soldats allemands durant la Seconde guerre mondiale. Il montre par inversion combien la société d’hier, confite en religion austère et patriarcat tyrannique, était mortifère pour les êtres humains.

Atermoiements et procrastination sont-ils les seules réponses possibles ? Le monde d’hier, titre d’une œuvre future de Zweig en forme de mémoires, était contradictoire dans ses fausses sécurités. Il fera naufrage en 1939… année de publication du roman. Vous vouliez la pitié ? Vous aurez le chagrin.

Stefan Zweig, La pitié dangereuse (Impatience du cœur), 1939, Livre de poche 2012, 504 pages, €7.22

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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