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Alexis de Tocqueville

Tocqueville n’est pas reconnu : il a le défaut pour les intellos d’être « libéral ». Horresco referens ! Le libéralisme est devenu une insulte pour tous ceux qui ne pensent qu’en se posant « à gauche », même si les révolutionnaires adulés de 1789 étaient tous libéraux… Le père d’Alexis de Tocqueville, bien qu’aristocrate, a voué pourtant son existence tout entière au service public. Le comte Hervé considérait le service du pays comme une vertu héritée de la noblesse – est-ce une vertu réservée à « la gauche » ? La naissance a laissé la place à l’exigence mais la probité intellectuelle reste toujours plus rigoureuse que celle du commun, au service de l’Etat.

Père occupé, mère repliée sur elle-même, le jeune Alexis Henri Charles Clérel, vicomte de Tocqueville, est né en 1805. Il est élevé par un vieux précepteur, celui-là même qui avait élevé son père orphelin dès 13 ans. « L’abbé Lesueur l’a entouré d’une sollicitude à laquelle il répondait par une profonde affection », dit un biographe d’Alexis. La raison est une étincelle divine dans l’être de chair ; elle exige une discipline pour luire plutôt que d’être mouchée pour ses penchants. C’est ainsi que l’on pratique la vertu lorsqu’on est libéral. Certains pédago-progressistes pourraient en tirer de fructueuses leçons.

Alexis est d’un tempérament « ardent » pour les femmes ; il est amoureux dès 16 ans. Il n’épouse qu’à 30 ans Mary, une anglaise plus âge que lui qui est une figure de mère pour son anxiété d’enfant solitaire, petit dernier de la lignée. Son père l’a appelé auprès de lui à 15 ans pour le sortir de la clôture familiale et l’élever en raison. Il lui donne toute liberté de lire et de lier amitié. « Renfermé dans une sorte de solitude durant les années qui suivent immédiatement l’enfance, livré à une curiosité insatiable qui ne trouvait que les livres d’une grande bibliothèque pour se satisfaire, j’ai entassé pêle-mêle dans mon esprit toutes sortes de notions et d’idées qui d’ordinaire appartiennent plutôt à un autre âge », dit Alexis de lui-même (lettre du 26 février 1887). Ses lectures favorites sont les classiques français du XVIIe, les auteurs antiques, Voltaire et Rousseau, de nombreux récits de voyage et, parmi les contemporains, Chateaubriand.

Il considère qu’en 1830 les Bourbon se sont conduits comme des lâches. Juge auditeur à la Cour de Versailles en 1827 après son droit, le jeune Alexis passe deux mois aux Etats-Unis en 1831, missionné par l’Intérieur pour étudier le système pénitentiaire. Il en sortira un rapport, puis un livre, De la démocratie en Amérique. Il découvre dans les nouveaux Etats-Unis démocratiques les vertus de la classe moyenne, le sérieux et l’obéissance à une morale due à l’emprise de la religion sur les mœurs. Il n’apprécie cependant pas le « pesant » orgueil américain, ni la « rusticité » des manières. La vieille Europe se trouve partagée face aux Etats-Unis. « Contrairement à la France de l’Ancien régime où les classes moyennes voulaient la destruction des privilèges, en Angleterre elles veulent avoir accès aux droits de l’aristocratie. Le fait que cette dernière reste une classe ouverte, aux frontières indécises, fondée sur une richesse accessible, entretient cet espoir des classes moyennes. »

Tocqueville revient à Montesquieu : la république américaine obéit au devoir civique, né de la morale chrétienne. « L’amour de la démocratie est celui de l’égalité ». La religion – quelle qu’elle soit, y compris sans être divin – a cette vertu d’élever la masse au-dessus de ses petits intérêts personnels. Les Etats-Unis, de la commune jusqu’à l’Etat fédéral, est un ordre organique. Au contraire de la France où l’administration napoléonienne a cassé l’ancien pour rebâtir de zéro. Cette table rase qui a tout centralisé est une forme de despotisme. Tocqueville, en bon libéral dans la lignée de Montesquieu, stigmatise cette « autorité toujours sur pied qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers sans même que j’aie besoin d’y songer. » Il dit tout ce qu’a d’étouffant « cette autorité [qui], en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines de mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie, monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse quand elle meurt ». Qu’on se souvienne de la période Pétain pour l’écroulement et de la période Chirac pour le gluant sommeil, ou encore du confinement administrativement surveillé, attesté et puni, et l’on verra que Tocqueville était prémonitoire !

Alexis de Tocqueville est surtout réaliste ; il ne voit aucune Raison hégélienne marxiste dans l’Histoire ni aucun déterminisme historique quelconque au régime démocratique. L’homme est pour lui doué de libre-arbitre, éclairé par la raison (au sens français originel de bon sens) pour exercer un choix moral. Une nouvelle aristocratie naît sans cesse de l’intelligence, même si l’on préfère la nommer méritocratie. La figer en statut à vie de fonctionnaire est antinomique avec la démocratie, comme les Etats-Unis l’ont bien compris. La pesanteur de la classe moyenne, qui tient à son confort et répugne à tout changement, comme l’instinct grégaire de toute majorité, volontiers despotique, peuvent entraver le débat démocratique et violer la loi impunément.

Le collectif ne garde jamais son élan initial. Les liens sociaux se détendent à mesure que progresse l’individualisme et que monte la préférence pour les cercles restreints de la famille, des amis et de la tribu, de sa petite région et de sa communauté de travail ou d’origines. A l’Etat anonyme et tutélaire est déléguée la protection de la tranquillité publique, au détriment de tout nouvel arrivant comme de toute idée neuve. Les adaptations sont lentes et les réformes douloureuses, changer ses habitudes répugne à la majorité installée. La maladie politique de la démocratie prend pour noms : versatilité, caprices, démagogie, tyrannie.

Sceptique en ce qui concerne toute croyance, les excès de sacralité et l’appétit de miracles du catholicisme fin de siècle lui répugnent. Tocqueville est chrétien par tradition mais plutôt spiritualiste. S’il croit en Dieu et en la vie future, il ne suit pas les dogmes catholiques. Il accuse la noblesse française de carence ; elle n’a pas su, comme l’anglaise, absorber des hommes nouveaux pour s’adapter aux nouvelles tâches. Lui devient député de la Manche en 1839 pour défendre le libre-échange et l’abolition de l’esclavage rétabli par Napoléon dans les colonies et en Algérie. Il est élu conseiller général en 1842 puis Président du Conseil général en 1849. Il devient membre de l’Assemblée constituante de 1848 dans laquelle il défend l’élection du président au suffrage universel et les contrepouvoirs que sont les deux chambres et la décentralisation régionale.

Là encore, il est en avance sur son temps. Il a vu les dangers du bonapartisme pour le fonctionnement de la France et s’est opposé à Louis-Napoléon, ce pourquoi il est un temps incarcéré à Vincennes. Retiré sur ses terres, il entreprend l’écriture de son second livre célèbre. L’Ancien régime et la Révolution, publié en 1856, montre les dangers du centralisme et de la mobilisation nationale permanente – ces plaies du système politique français. Qui demeurent.

Toujours de santé délicate, Alexis de Tocqueville meurt d’une tuberculose à évolution lente à 54 ans en 1859, sous l’Empire. Il reste le penseur libéral français le plus cultivé et le plus créateur. A ce titre, il mérite d’être lu et relu !

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique – Souvenirs – L’Ancien régime et la Révolution, Laffont Bouquins 2012, 1180 pages, €30.50

Alexis de Tocqueville, Œuvres, Gallimard Pléiade

  • tome 1, 1991, 1744 pages, €69.00
  • tome 2, 1992, 1232 pages, €63.50
  • tome 3, 2004, 1376 pages, €64.00
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Morale selon Comte-Sponville

Être amoral n’est pas être immoral ; ce n’est pas transgression de dire que le bien en soi n’existe pas, mais saine lucidité. Or, « c’est parce que le bien n’existe pas qu’il faut le faire » II.10. Tout n’est pas permis sous prétexte qu’il n’est ni Bien ni Mal dans l’immuable, ou commandé par un grand ordonnateur qu’on appelle Dieu. Je ne me permets pas tout car tout ne serait pas digne de moi. « Ma morale est cette dignité et cette exigence » II.14. Le nihilisme moral qui saisit notre époque où « tout se vaut » et où tous se vautrent, où tout s’excuse parce que tout peut s’expliquer, où la fameuse « tolérance » n’est qu’indifférence aux désirs des autres comme dans les maisons pour ça, la tolérance qui met tout le monde sur le même plan indulgent et relatif, n’est pas acceptable. Il n’y a pas de destin, on peut toujours faire autrement, chacun est donc toujours responsable. « Je suis libre de faire ce que je fais, selon Lucrèce, non parce que ma volonté serait indéterminée, mais parce qu’elle n’est déterminée, à chaque instant, que par l’état présent de mon corps (désirs, clinamen) et du monde (simulacres) ». Détermination de la volonté à la fois nécessaire (dans l’instant) et aléatoire dans le temps).

L’indéterminisme n’est pas le libre-arbitre ; celui-ci est une illusion. La nature est aveugle et la réalité de l’homme se réduit à ce qu’il fait. Le moi n’est pas un être mais une histoire : ce qu’il fait le fait ; il ne saurait ni le choisir ni y échapper. Mais il est comme il veut et il veut comme il est (Schopenhauer). Le présente seul existe et l’action n’est que dans l’instant. Le bouddhisme zen s’entraîne au vide (qui n’est  rien) pour se défaire de l’illusion du moi et du temps, afin de s’ouvrir à ce qui survient, de faire corps avec l’agir, toujours au présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, pleinement celui qui agit, en pleine lumière, en harmonie. La volonté est le désir lui-même, mais en tant qu’il agit. Mon désir fait le tri : il y a un « goût » éthique et moral, le bien est ce qui fait plaisir sans nuire aux autres, l’éducation et la société font le reste. Car toute morale est historique : il n’y a ni Bien ni Mal en valeur absolues mais seulement du bon et du mauvais en valeurs particulières toujours relatives à l’époque et au lieu.

La morale est une illusion, mais nécessaire et bienfaisante (Spinoza). « Le sage, parce qu’il est sage, désire la sagesse pour autrui et, parce qu’il est heureux, le bonheur (pour autant que faire se peut) pour tous. Ainsi agit-il en conséquence, et cela est la moralité même » II.104. Toute joie est bonne et toute tristesse mauvaise. « Le sage ne fait que suivre jusqu’au bout la logique du désir qui est de joie, mais doit pour cela le soumettre à la logique de la raison, qui est de paix » II.107. « Le bien, au fond, c’est le désirable – mais, par la raison, libéré du sujet : le désir se soumet alors non au moi, mais au vrai, lequel est toujours singulier (il n’y a pas de ‘vérités générales’) mais aussi, étant vrai pour tous, toujours universel » II.108. La raison, commune à tous, universalise les valeurs propres à l’humain ; elle en fait la culture et la loi. « On passe alors de l’égoïsme (le désir sans raison, enfer né de sa particularité) à la vertu (le désir raisonnable, ouvert à l’universel) » II.108. Où l’on retrouve « la belle vertu grecque, généreuse et fière toujours ».

L’éthique ne s’oppose pas à la morale mais est sa vérité. La morale n’est pas le contraire de l’éthique mais son illusion. L’homme n’a que la morale qu’il s’invente, qu’il se mérite – ce qui ne va pas sans effort. La morale est joyeuse mais point toujours facile. Repère : « Agis de telle sorte que tu puisses rester l’ami de tes amis, des gens de bien et de toi-même » II.131. Traduit en langage philosophique, cela donne : « Anti-humanisme théorique, donc, et humanisme pratique : la notion d’homme n’explique rien (l’humanité n’est pas la cause de soi, ni l’homme sujet libre de ses actes) mais, réfléchie, constitue un ‘modèle’ qui vaut d’être défendu. Il ne s’agit pas de cesser d’être homme (en devenant cheval ou surhomme) mais de le devenir au mieux. L’humanité n’est pas un fait biologique (ce qu’il y a de naturel en l’homme n’est pas humain) mais une valeur culturelle » II.135. Homo homini deus.

L’amour est généreux par définition et moral par excellence. Lui seul réconcilie le désir et la loi. La seule éthique est l’amour tout court et tout entier, la joie pleine, consciente de soi et de sa cause, qui libère de la loi. La seule vraie morale est l’amour du prochain (Spinoza), amour imparfait, et moral pour cela : nul impératif ne saurait ordonner d’aimer, mais d’agir comme si on aimait. C’est raison, donc vertu – et libère des moralistes.

Seule l’action est réelle ; vouloir, c’est agir. La morale est une solitude qui s’érige en exigence universelle, nécessaire et bienfaisante : c’est le chef-d’œuvre de vivre. Et Comte-Sponville a cette phrase très nietzschéenne – Nietzsche que, pourtant il n’aime pas, trop sensible aux déviations que l’on en a fait – : « Tu es, à chaque instant, ce que tu penses, veux ou fais (…) Tu vaux, exactement, ce que tu veux » II.148.

Le commun habille de sens la vérité pour la supporter, l’apprivoiser. Le matérialisme joue la vérité contre le sens, le silence de la nature contre le bavardage des prêtres : n’interprète pas, applique-toi à connaître. Cette conception rejoint le bouddhisme qui ne croit qu’au non-sens (l’aucun sens, qui n’a rien à voir avec le nonsense, le sens détourné , retourné). Le désir crée le manque, le discours le met en forme, le fait exister en le nommant. Dieu nait du devenir-sens du désir. La prière crée Dieu, non l’inverse. Où Pascal avait raison. Le contraire du sens, auquel je crois, est le grand « oui » au réel. « Le rire est médiation : ce qui fait rire, c’est ce qui fait semblant d’avoir un sens, semblant de valoir, semblant d’être sérieux » II.193. Le rire fait place nette à la vérité en se moquant du sens supposé – car toute parole vraie a le silence pour objet. La vraie réponse est qu’il n’y a pas de question ; le vide du sens c’est le plein de l’être, et le présent de toute éternité.

« Les vérités qu’on ignore ne sont pas moins vraies que celles qu’on connait ni (en elles-mêmes) plus mystérieuses ou intéressantes. C’est où le sage, on l’a compris, se distingue du savant : celui-ci cherche la connaissance, celui-là se contente (à tous les sens du terme) de la vérité. Et puisque tout est vrai, toujours, partout – ce caillou, cette fleur, et même cette erreur vraiment fausse, cette illusion vraiment illusoire – le sage se contente, modestement, de tout, et tout le contente. La vérité n’est pas ce qu’il cherche, ni même ce qu’il connait, mais joyeusement ce qu’il aime et qui le contient » II.200.

Le « oui » au réel n’est pas l’hébétude du no future mais la confiance : ce présent même, renforcé par la certitude de sa joyeuse et sereine continuation. Epicure : ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. « Le sage est sans pourquoi, vit parce qu’il vit, n’a souci de lui-même, ne désire être vu » II.247. La vie n’est pas à interpréter mais à vivre ; le réel n’est pas à comprendre mais à connaître. La vérité ne se distingue du réel que pour l’esprit seul, qui se souvient, anticipe et compare ; il disjoint ainsi le temps qui, dans les faits, se confond au présent. Le temps n’est rien qu’imagination ; il n’est que le présent qui est l’éternité même. « La sagesse n’est pas un but (plutôt : elle n’est un but que pour les fous), ni un idéal (elle n’est un idéal que pour les niais). C’est la vérité de vivre, disais-je, laquelle, en tant qu’elle est vraie ou éternelle, n’attend rien, ne vaut rien, et ne veut rien dire (…) Moins tu t’occupes de la sagesse, plus tu t’en rapproches, et tu ne l’atteindras peut-être qu’en désespérant tout à fait (…) Vivre en vérité, ce n’est pas vivre une autre vie, c’est vivre autrement la même vie que tous » II.280.

Et cela encore qui est un parfait résumé du Traité et qu’il faut citer en entier : « Tout se tient ici : l’éthique (se désillusionner de soi, de l’avenir et de tout), la morale (cesser de mentir), la métaphysique ou l’ontologie (l’éternité du réel et du vrai)… Et ce tout est la sagesse : la vraie vie c’est la vie vraie. Qu’est-ce à dire ? Rien que de très simple, et que chacun connaît ou peut expérimenter. Vivre en vérité, c’est vivre sa vie – et jusqu’à ses rêves – au lieu de la rêver ; c’est agir au lieu de prier, rire au lieu d’espérer, connaître au lieu d’interpréter… Aimer, surtout, au lieu de juger : aimer et accepter au lieu de juger et détester. Et crier quand on a mal, et rêver quand on rêve… Infinite love, infinite patience… L’éternité c’est maintenant et il n’y en a pas d’autre. Le salut ne consiste pas à devenir éternel (expression bien-sûr contradictoire, et c’est pourquoi la béatitude ne peut être dite commencer que ‘fictivement’), mais à comprendre que nous le sommes » II.285.

Ne rien espérer, mais tout vivre. Seul le réel (matérialisme) et le présent (désespoir) existent. Ouverture à la présence : il n’y a plus que la vie, la vérité et l’amour. Le renoncement à l’esprit spéculatif fait place nette au bonheur (il est acceptation de l’ici) et à la béatitude (éternité du maintenant).

J’adhère pleinement à ce discours qui décape de toute illusion. Apollon l’ardent, le lucide, l’éclairant, a toujours été mon dieu préféré.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99  

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Eliminer

J’aime jeter, éliminer, faire de la place – et pourtant les livres m’envahissent. J’en possède plusieurs milliers et j’en ai lu plus encore en bibliothèque, pour mes études, à titre professionnel, ou prêtés par des amis, mon père ou mes frères. Je suis un gros lecteur, formé par une certaine solitude durant l’enfance mais aussi par la curiosité insatiable du monde et des êtres.

Je lis à peu près une centaine de livres par an, du pur divertissement en bandes dessinées aux traités de philosophie. Ces derniers, le crayon à la main pour dire l’écho qu’ils ont en moi sur ce blog.

Les livres passent, nombre restent. Certes, je donne ou je revends les romans que je ne lirai plus, les manuels vite obsolètes ou redondants. Mais quoi : il ne s’agit que d’une cinquantaine de livres par an alors qu’il en rentre toujours plus ! Résultat : c’est la crue. Le niveau monte, inexorablement, jusqu’à ce que mon attention s’émousse pour les nouveautés, jusqu’à ce que je possède une base suffisante de classiques et que l’informatique permette d’éviter les manuels. Mon espace est lentement envahi. Une fois multipliées les bibliothèques, le rangement se fait en double sur les rayonnages, une rangée derrière, une autre devant. Je classe parfois par taille pour gagner de la place, certains volumes empilés couchés pour gagner en hauteur. Et puis…

Arrive un moment où il faudrait changer d’appartement, acquérir une vaste pièce supplémentaire où les murs seraient tous garnis de livres jusqu’au plafond. Et puis encore… Je finis par me dire que je ne lirai jamais tout ce qui paraît, même pas tout ce qui m’intéresse, que je ne relirai pas l’intégralité de ce que j’accumule malgré mon désir, que les achats effectués représentent déjà plusieurs années de lecture à bon rythme. Comme toujours le monde est si vaste que l’on voudrait tout découvrir ; les êtres sont si beaux ou passionnants, malgré leurs défauts évidents, que l’on voudrait tous les connaître et peut-être les aimer s’ils en valent la peine ; on voudrait écouter toutes les musiques, voir tous les tableaux, visionner tous les films ! Mais une vie entière n’y suffirait pas et il faut bien choisir.

Il n’y a pas de critère sauf l’exigence personnelle. Chaque instant qui passe nous voit être le même et un peu différent. Lire, écouter ou regarder nous change parce que cette activité ne cesse de nous enrichir, de nous corriger, de faire surgir d’autres curiosités. Le livre que l’on aimait, on l’aime moins des années plus tard parce que nous avons mûri, vieilli, et que l’époque a changé. Un autre livre est venu et nous sommes plus sage. Notre bibliothèque est comme notre mémoire : sélective. Le tri doit se faire régulièrement, et il n’est jamais fini.

Seuls les classiques et les livres en images restent immuables – quoique la reproduction puisse faire des progrès et que l’écran soit plus lumineux et plus interactif. Eux seuls défient le temps, comme les musées, car nous pouvons en faire chaque jour une lecture nouvelle et, labourant le même champ, engranger d’autres récoltes. Lisez pour vous et, par exemple, lisez pour un autre – un enfant, un malade, un vieillard – vous verrez que vous ne lirez pas tout à fait le même livre. Faites la même chose pour les peintures, voyez-les seul et avec un autre ; elles seront subtilement différentes. Relisez adulte les œuvres lues ado, vous ne percevrez pas la même œuvre de la même façon. Ce qui reste doit être ce qui vous importe ; quant à ce qui ne résiste pas au temps, débarrassez-vous en.

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François Mauriac, Ce que je crois

La lecture des Œuvres autobiographiques de Mauriac, éditées par la Pléiade, distille l’ennui pour la moitié. Le lecteur a l’impression de plonger dans une atmosphère radicalement autre, archaïque, pesante. Comme la bourgeoisie était étouffante jusqu’à la guerre ! On mesure, au fil des œuvres, combien le nazisme, la défaite, la collaboration, la résistance, ont marqué une coupure avec ce monde-là. Les œuvres de Mauriac en témoignent : il s’est libéré de quelques carcans, il devient plus incisif, plus personnel. Il est, brutalement, devenu « actuel ».

Ce que je crois est de cette veine, publié en 1962, bien plus vivant que Souffrances et bonheur du chrétien, paru en 1931. Mauriac opère après-guerre un retour sur lui-même, sur sa croyance. Il est sincère. Il élague l’accessoire pour rechercher le fondement. Aussi nous intéresse-t-il car il nous parle. « J’ai voulu répondre le plus simplement et le plus naïvement possible à la question : pourquoi êtes-vous demeuré fidèle à la religion dans laquelle vous êtes né ? » Il répond : la foi est exigeante, elle aide, elle donne un sens à l’existence, elle répond à une faim personnelle.

La foi est exigeante car elle est une vertu : « Qui dit vertu dit aussi usage de la volonté, et usage méritant, usage difficile. » Elle est une discipline, donc une aide, « l’efficacité de la prière », « une vie sacramentelle qui fécondait sourdement ma vie temporelle. » Cette efficacité vient du sens que la foi donne à l’existence. « Que la vie n’ait pas de direction ni de but, que l’homme n’ait pas de destin, c’est ce que je suis incapable de croire. » Il nie « l’absurde », le « cachot » matérialiste ; le néant lui fait « horreur ». « Il fait nuit au-dedans de moi, et c’est au secret de cette nuit que je l’ai retrouvé » ; « cette lumière constitue elle-même un mystère (…) n’empêche qu’elle s’impose par elle-même. »

La « lumière » attire, elle apaise une angoisse, elle assouvit une faim personnelle. L’angoisse, c’est « la peur que j’ai de la mort. » Mais aussi la peur du Mal, qui « naît à la jointure de l’esprit et de la chair. » L’angoisse de l’animalité en l’homme est un refus très début de siècle. « Le problème est de n’être pas dévoré par cette part d’eux-mêmes : l’animalité. Dominer la vie ne va pas sans dominer la part instinctive de l’être. L’art de vivre, pour le païen, consiste à user et ne pas abuser. Mais précisément, et l’acte de chair ici se manifeste comme ne ressemblant à aucun autre, son exigence est forcenée, et participe de l’infini. Cette marée est capable de tout recouvrir, de tout emporter. » Craint-il le Dieu jaloux ? Pour l’homme, procréer serait égaler Dieu : faire un enfant serait-il de créer un autre homme comme Dieu le fit ? Quant à la « marée » elle ne peut naître que d’une continence en excès, d’une pathologie de la frustration.

Mais la jalousie de Dieu revient bien au fil des pages : « La pureté est la condition d’un plus haut amour – d’une possession qui l’emporte sur toutes les autres possessions : celle de Dieu. » Et Dieu nous dit : « Donnez-vous aux autres ». « Se donner est la vocation de tous. Pour se donner aux âmes, il faut renoncer aux corps. » Quelle curieuse façon de « se donner » ! Le sexe n’est-il pas l’échange humain le plus intime, le plus fort, celui qui fait comprendre l’autre au plus profond ? Mais lorsque l’on apprend que Mauriac avait aussi des désirs homosexuels, cette inhibition s’éclaire. La religion est pour lui un garde-fou contre l’interdit.

Il y a chez Mauriac cette archaïque trouille du père fouettard, ce qu’il appelle, la bouche en cul-de-poule, « la conscience en nous de la volonté de Dieu » ; « l’exigence de notre amour qui sait par expérience que le péché le sépare de celui qu’il aime. » Son Surmoi est tellement fort que Mauriac décrit ainsi « l’exigence de (sa) nature : le sentiment de la culpabilité, le besoin d’être pardonné. » Il a une régressive nostalgie de l’enfance : être à nouveau petit garçon, tremblant sous le regard du père. Mauriac n’a pas connu son père : faut-il voir un reflet de ce manque cruel dans l’expression de sa foi ? « Je ne me suis jamais dissimulé à moi-même ce désir de Dieu, ce besoin de Dieu, cet amour de Dieu qui, bien plus que la peur, seraient capable d’enfanter Dieu. » Si on le lit bien, Dieu n’existe que parce que l’on en a besoin.

Que cette religion du Père est loin de nous ! Je ne crois pas en Dieu, je n’en ai pas l’appétit. Je respecte les croyances sincères, et Mauriac était d’un monde ancien. Les jeunes croyants d’aujourd’hui n’ont pas sa foi. Ils cherchent, plutôt que le père, le grand frère qui les écoute tous et qui répond à chacun. Les dogmes reculent, comme les certitudes, la sincérité d’une expérience personnelle partagée importe plus.

Telle est la grandeur de l’âme humaine : aimer pour guider ; aider chacun à devenir lui-même. Nul besoin d’un Dieu pour cela. Si la croyance est nécessaire, qu’elle le soit pour ceux qui en ont nécessité. La force est de s’en passer, d’accepter son destin et le néant de la mort, l’éphémère de l’existence qui fait justement sa beauté. Tout n’est pas permis pour cela, car la liberté ne va pas sans responsabilité et la peur du châtiment est remplacée par l’image que l’on se fait de soi-même.

Mais pour cette seule parole de Mauriac, il lui sera beaucoup pardonné : « Que de fois l’ai-je ressenti moi-même, à la messe, devant un enfant qui venait de communier ! Que le Christ soit à la mesure du cosmos, je le veux bien et je m’en désintéresse ; mais qu’il vive dans cet enfant agenouillé devant moi, dont j’aperçois la nuque mince, et qu’il se confonde avec lui, et qu’il soit lié à ce petit homme par une ressemblance qu’un adulte a peine à concevoir, c’est la vérité incroyable à laquelle je crois et qui me bouleverse. »

François Mauriac, Ce que je crois, 1962, Grasset €15.90, e-book format Kindle 66 pages €5.99

François Mauriac, Œuvres autobiographiques, Gallimard Pléiade 1990, 1392 pages, €52.00

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Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

paul veyne les grecs ont ils cru a leurs mythes
Par cette question blasphématoire, le professeur d’histoire romaine au Collège de France depuis 1975 Paul Veyne, né en 1930, remet en question à la fois l’illusion linéaire du « progrès » de l’esprit humain, mais aussi le statut en noir et blanc de la croyance. Le mythe grec se trouve en effet au carrefour de plusieurs modalités de la « vérité ».

Inspiré par Nietzsche et Foucault, l’auteur ne « croit » pas en la Vérité platonicienne, immuable et hors du temps. Peut-être en existe-t-il une, que les mathématiques tenteraient d’approcher ? Toujours est-il que la vérité n’est qu’historique, contingente à chaque peuple et à chaque époque. Même Einstein savait que sa théorie de la relativité n’était que provisoire, bien que vérité jusqu’à nos jours.

La vérité est « l’expérience (…) la plus historique de toutes » p.11 ! Et l’auteur de citer les Dorzé, une tribu d’Éthiopie qui croit le léopard animal chrétien (qui respecte donc les périodes de jeûne de l’Église copte) – mais que cela n’empêche nullement de protéger leur bétail contre lui les jours de jeûne… C’est que l’on croit, mais jusqu’à un certain point.

Soit histoire exemplaire pour la tradition, soit généalogie imaginaire pour le peuple, soit noyau de vérité orné de fariboles ajoutées, le mythe « explique » sans épuiser l’explication. Il a une vertu rhétorique chez les poètes, idéologique chez les politiciens, éventuellement historique chez les auteurs. Le mythe remplit une fonction sociale mais le temps du mythe n’est pas le nôtre : il sert de matrice, de forme stable dans le perpétuel changement du monde, donne une personnalité à la cité – donc une appartenance à chacun.

« Entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons ou non une fiction : l’objet n’est jamais incroyable en lui-même et son écart avec LA réalité ne saurait nous choquer, car nous ne l’apercevons même pas, les vérités étant toutes analogiques » p.33.

Lorsqu’apparaissent des « centres professionnels de vérité », cercles philosophiques et écoles scientifiques, l’autorité de la tradition vacille sous la réflexion critique. Mais la littérature continue : la fiction construit un monde imaginaire, mais qui est « vrai » le temps de la lecture et laisse des traces sous formes d’exemples humains et de ressorts psychologiques, voire de cas pratiques, dans l’esprit des lecteurs.

Nous croyons-nous plus « avancés » que les Grecs antiques ? Nous avons aussi nos Mythologies, comme Roland Barthes l’a brillamment montré. Nous avons aussi nos croyances, sous le vernis « scientifique », comme Michel Onfray l’a montré à propos de l’Idole des psys : Sigmund Freud.

Paul Veyne décrivait déjà, bien avant Onfray : « l’œuvre de Freud, dont il est surprenant que l’étrangeté surprenne si peu : ces opuscules qui déroulent la carte des profondeurs de la psyché, sans l’ombre d’une preuve, sans aucune argumentation, sans une exemplification, même à des fins de clarté, sans la moindre illustration clinique, sans qu’on puisse entrevoir d’où Freud a tiré tout cela et comment il le sait ; de l’observation de ses patients ? Ou plus probablement de lui-même ? On ne s’étonnera pas que cette œuvre si archaïque ait été continuée par une forme de savoir non moins archaïque : le commentaire. Que faire d’autre que commenter, quand le mot de l’énigme a été trouvé ? » p.42.

Depuis l’Antiquité, n’avons-nous pas régressé ? « Ne pas tout croire était une qualité grecque par excellence » p.43, note Paul Veyne…

Car il y aura toujours des gens pour qui l’exigence de vérité existe, et d’autres pour qui elle n’existe pas. Déjà chez Diodore, la vérité sur Héraclès était double, l’une critique et l’autre respectueuse. « Le conflit avait fait passer les partisans du second de la spontanéité à la fidélité à soi-même : ils avaient désormais des ‘convictions’ et en exigeaient le respect : l’idée de vérité passait au second plan : l’irrespect était scandaleux, et ce qui était scandaleux était donc faux. Tout bien étant aussi vrai, seul était vrai ce qui était bien » p.59. On croirait entendre les Évangélistes yankee sur la création du monde, les cathos sur la procréation ou les islamistes sur ce qui est ou pas dans le Coran ! Diodore a pourtant vécu au IVe siècle…

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, 1983, Points essais 2014, 168 pages, €7.50

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Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï

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Trois ans avant son suicide, Mishima livre un testament touffu, répétitif, organisé comme une paraphrase de son oeuvre, la volonté de tout dire sur ce qu’il croyait être l’essence du Japon. Il suit surtout le Hagakure, livre d’éthique samouraï écrit au XVIIIe siècle en 11 tomes par l’élève de Jocho Yamamoto, vrai samouraï devenu prêtre sur la fin de sa vie. Il n’en existe que des extraits traduits en français.

Pour Mishima, « le Hagakure s’efforce de soigner le caractère pacifique de la société moderne en lui appliquant ce puissant remède qu’est la mort » p.31. Marguerite Yourcenar aimait ce livre parce qu’il chantait aussi la ‘voie des éphèbes’, l’homosexualité guerrière au Japon. Mais il a, au fond, cette exigence stoïcienne de perfection que l’homme doit approcher sans l’atteindre jamais.

Le Hagakure enseigne la sagesse de l’action, la sagesse de l’amour (qui est action) et la sagesse de la vie (qui est de perpétuer la vie et de la vivre intensément par l’action). Agir est le moyen de plus efficace d’échapper aux limites du moi pour se plonger dans une unité plus vaste. Elle est réalisation de soi, réactualisation naturelle du ‘lion’ qui est la force motrice de chaque être humain. Un tropisme vers lequel l’inquiet Mishima a sans cesse tendu, une réponse à son angoisse métaphysique de n’être pas « normal », comme les autres, fils d’un empire vaincu et d’une modernité en contradiction avec la tradition.

Sur l’amour, le Japon ne distingue pas Éros et Agapè, l’attraction terrestre et l’appel divin, la chair et l’âme. On a la conviction que « ce qui émane de la pure sincérité instinctive mène indirectement à un idéal qui mérite qu’on lutte et, si nécessaire, qu’on meure pour lui » p.45. Être tenté par le corps et par l’esprit des jeunes garçons, plus que par ceux des femmes, se trouve ainsi justifié, ce qui apaise Mishima en ses contradictions sensuelles. Tact, délicatesse, pédagogie, tolérance, sont des rapports qu’un samouraï doit entretenir avec les autres. Il sera bon et ferme avec les enfants, il ne sera lui-même qu’avec ses pairs, il aimera sans le dire. Le véritable amour reste toujours caché, il se dévalue lorsqu’il se révèle. Le samouraï sera modeste et fin, il suivra les remarques des autres et les enseignements des anciens, il dépassera ainsi les limites de son propre discernement.

La vie et la mort sont les deux faces d’une même réalité. Qui a connu la naissance se condamne à mourir. Cette mort inéluctable fait aimer la vie en sa brièveté. Elle lui donne son relief, son intensité, son sens. « La voie des samouraïs, c’est la mort ». C’est l’objet de toute sagesse que de préparer l’être à bien mourir – ou à bien vivre, ce qui est la même chose. Chaque instant peut être le dernier. Il nous faut être prêt donc n’agir jamais à tort, mais sincèrement, tout entier dans son acte, comme s’il devait à chaque fois être le dernier. Dans la succession de ces instants, animés d’une telle philosophie, « quelque chose va s’accumuler d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, quelque chose grâce à quoi on acquerra finalement la capacité de bien servir son seigneur » p.47. C’est ainsi que l’on sera bon samouraï. Chaque détail du quotidien est préparation au surgissement d’une crise grave. Il faut se tremper chaque jour pour réagir parfaitement le moment venu. Conforter sa résolution, parfaire son entraînement, tout cela permet de ne jamais être pris de court, ni par les événements de la vie, ni par la mort. Cela dès l’enfance.

Un jeune samouraï sera élevé dans « l’idéal de liberté et de naturel préconisé par Rousseau dans l’Émile » : ni punitions indues, ni menaces, mais sincérité et vigilance.

Adulte, le samouraï devra se défier du rationalisme. Non pas de l’intelligence, qui est acuité de vision et mobilisation de toutes les facultés intellectuelles, mais de l’excès de logique, de l’esprit qui dérape hors des sens et de la volonté. « Le calculateur est un lâche. Si je dis cela, c’est que le calcul porte toujours sur le profit et la perte et que, par conséquent, le calculateur n’est préoccupé que de profit et de perte. Mourir est perte, vivre un gain, ainsi décide-t-on de ne pas mourir. On est donc un lâche », dit le Hagakure. Le sacrifice de sa vie pour une cause est hors calcul. C’est l’acte ultime, mais beaucoup d’autres actes sont hors calcul : la confiance, le courage, l’amour. Entreprendre aussi, comme une aventure : ainsi est le capitalisme des entrepreneurs, risqué, conquérant, le calcul comptable ne venant qu’en second.

samourai dessin

L’esprit d’efficacité est utile s’il sait servir, non s’il envahit l’homme. La raison n’est qu’un outil, et non la pierre angulaire d’une philosophie. Le samouraï se veut un homme complet, non un simple technicien. Il se veut ouvert, humain, perfectible, attentif aux autres (Montaigne) comme à l’énergie qui l’anime (Nietzsche), et à la dignité qui la manifeste (Dostoïevski). Mishima appelle à lui les meilleurs écrivains occidentaux au secours de la tradition japonaise ; comme pour la situer dans l’universel, voire l’excuser des excès militaristes de la guerre. L’apparence du samouraï, ses paroles, ses actions, se veulent belles parce qu’issues d’une force interne – selon les canons de la vertu grecque antique.

Le samouraï est fier d’être. Il est un homme sincère, un humain authentique. Mishima aurait aimé être samouraï. Mais son époque ne lui fournissait pas la panoplie guerrière qui va avec. Il a envisagé la politique, mais trop de bassesse est nécessaire à cette passion guerrière secondaire. Il n’a pas tâté des affaires, dommage, car l’esprit samouraï du Japon s’est bel et bien réfugié dans la conquête des marchés et dans la féodalité d’entreprise ! C’était encore rare dans les années 1960, mais éclatant dans les années 1980 (voire ci-dessous Pierre Delorme). Mishima a eu le malheur de naître trop tôt ou d’être en avance sur le monde.

Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, 1967, traduit du japonais par Émile Jean, Gallimard 1985 collection Arcade, 154 pages, €9.64

Jocho Yamamoto, Hagakure, le livre secret des samouraïs, édition partielle – choix de textes, Guy Trédaniel 1999, 110 pages, €13.21

Pierre Delorme, Le management : un art martial, développement personnel et efficacité managériale, Chiron 2002, 155 pages, occasion €26.00

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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