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Ethique et morale

Il y a peu de différence étymologique entre les termes d’éthique et de morale. Le premier vient du grec, le second du latin, et c’est peut-être de cet écart de culture que naît la différence du sens entre ces deux mots.

Le grec ethikos fait référence aux mœurs, à la manière d’être habituelle. Le latin moralis fait lui aussi référence aux mœurs mais comme science des règles de conduite. Si le grec constate, le romain légifère. L’éthique est ce qui existe dans une communauté autonome, le comportement pratique adapté à cette communauté et issu d’elle. La morale est la vertu abstraite censée suivre les seules règles de la raison ; elle se veut universelle, relative à l’esprit plutôt qu’au groupe d’individus physiques.

L’écart est là sans doute. Le grec valorise les coutumes, le latin la raison. Le grec est pratique, le romain à principe. Le grec observe le comportement intériorisé, naturel, d’un groupe particulier ; le romain élabore les règles pour acquérir une éducation d’homme universel. Le grec se veut philosophe, le romain juriste.

Après des siècles de sociétés traditionnelles, hiérarchiques, juridiques, abstraites et totales, peut-être assiste-t-on aujourd’hui à la revanche de l’esprit grec. Trop d’État, trop de paternalisme, trop de morale et de carcan juridique, social et militaire – les Romains nous sortent par les yeux avec leur centralisme et leur morale unique pour tous. Vive les Grecs et leur philosophie, la raison personnelle et relative, fondée sur l’observation de ce qui est ! Le progrès du savoir, l’augmentation de la civilisation humaine passent peut-être moins aujourd’hui par la contrainte éducative que par l’affinement de la pensée personnelle. Plutôt que d’imposer un carcan extérieur, il faut encourager la promotion des qualités propres à chacun ; plutôt que la discipline, l’épanouissement ; plutôt que l’armure éducative, la floraison qui vient de intérieur.

Ne mélangeons donc pas éthique et morale. La première est bien plus exigeante que la seconde. Ce pourquoi peut-être la morale se perd…

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Kakuzô Okakura, Le livre du thé

Le thé, au Japon, n’est pas qu’une boisson énergétique, il est toute une philosophie. La voie du thé est l’expression conviviale du zen, un rituel qui permet de s’ouvrir en commun à sa vie intérieure, en harmonie avec la nature. Car le thé est une conception intégrale des relations homme-nature : son hygiène oblige à la propreté, son économie montre que le bien-être réside dans la simplicité, sa morale définit notre proportion dans l’univers.

Préparer le thé est célébrer un culte de pureté et de raffinement. L’hôte a une fonction sacrée et ses invités s’unissent pour réaliser ensemble la plus haute béatitude de la vie en société. Chacun fait silence dans la maison de thé, admire la qualité artistique des bols et des instruments, suit des yeux la lente élaboration de la recette d’un breuvage parfaitement infusé, puis goûte dans la chaleur du récipient le thé vert servi brut, au goût d’herbe et de nature. La pièce où s’élabore le thé est une oasis d’harmonie où l’art rituel est un moyen d’harmonie avec les autres et de communion avec le naturel.

Ancêtre du zen japonais, le Tao chinois est l’esprit du changement cosmique, l’éternelle croissance qui revient toujours à elle-même pour produire de nouvelles formes. Elle s’enroule comme le dragon. Le Tao est l’effort individualiste de l’esprit chinois méridional en contraste avec le grégarisme de la Chine du Nord qui a son expression dans le confucianisme.

Pour le Tao, l’absolu est le relatif. L’éthique reconnaît un bien et un mal selon les temps et les sociétés et non en soi ; ils sont vécus plus comme le bon et le mauvais de circonstance que comme des absolus moraux. Car définir une morale est toujours un arrêt du développement, donc une dictature du passé et de ses modèles – ainsi Confucius en Chine, Platon chez les philosophes et les Commandements divins pour les croyants du Livre. Le Tao comme le zen encouragent à l’inverse une conduite plutôt qu’une conformité. Le taoïste comme l’adepte zen accepte le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Il s’y adapte et s’efforce d’y trouver de la beauté, ce qui signifie conserver leurs proportions aux choses et faire de la place aux autres humains sans perdre la sienne.

L’essentiel est le vide. Non le vide de la forme mais le vide comme encouragement à tout contenir, comme attente, comme éveil. Ainsi la chambre ou la cruche sont vides, mais elles peuvent accueillir quiconque ou quoi que ce soit. Ce vide existe par exemple dans l’art martial du jiu-jitsu qui s’efforce d’aspirer la force de l’adversaire par l’effacement de soi, ce qui crée un vide, tout en conservant sa propre force pour la lutte finale. Le vide existe aussi par la suggestion. En ne disant pas tout, l’artiste laisse au spectateur l’occasion de compléter son idée et de s’approprier ainsi l’œuvre. Il s’agit d’un vide à pénétrer, d’un désir à combler, le plaisir de tout ce qui est incomplet, inachevé, asymétrique, en devenir, sans cesse en mouvement. Telle la mer qui sans cesse bouge, ou l’enfant que l’appétence pour tout ne fait pas tenir en place, ou encore l’esquisse, les saisons, la musique, la poésie, la curiosité scientifique, l’exploration et l’aventure, la simplicité, la peur des redites, de la redondance et du baroque.

Pour avoir tout son prix, l’art doit être incarné dans la vie. D’où la voie du thé qui joint l’avenir au passé dans le présent immédiat. Car il faut jouir du présent, s’adapter aux instruments, s’accorder au moment – mais dans la coutume millénaire et en suivant la tradition des étapes rituelles. Ou encore l’ikebana, souvent associé au thé dans le décor de la pièce où se passe la cérémonie. Les légendes japonaises attribuent le premier arrangement floral à ces vieux saints bouddhistes qui ramassaient les fleurs fauchées par l’ouragan et qui, dans leur sollicitude infinie pour toutes les choses vivantes, les mettaient dans des vases pleins d’eau pour qu’elles vivent encore un peu.

Le thé est un art de vivre, un art de penser, un art d’être au monde purement japonais. Mais chacun, partout ailleurs, peut se mettre en situation de calme, faire silence en soi-même et avec les autres, pour accomplir un rituel comme celui du thé. Le vin, le fromage ou même l’eau peuvent remplacer le breuvage doré. Car tout est culture à qui veut vivre et penser son propre rapport à la nature.

Depuis plus d’un siècle, ce petit livre est constamment réédité et parle toujours, surtout à nos oreilles sensibilisées au devenir de la planète et de notre espèce, aspirant à vivre en harmonie avec le cosmos.

Kakuzô Okakura, Le livre du thé, 1906, Piquier poche 2006, 170 pages, €6.10 e-book Kindle €1.99

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Ernst Jünger, Le mur du temps

Jünger n’est pas un théoricien mais un homme d’action qui réfléchit. C’est pourquoi il n’est jamais meilleur que dans les textes courts, la réflexion crayonnée au bord du chemin, dans la chronologie des jours. Jünger excelle dans le journal. Mais, dès qu’il veut faire long, il ennuie ; il se perd dans le fatras mythologique des mots de cette brumeuse langue allemande qui permet de substantiver n’importe quel concept. On peut aisément s’y perdre et aborder l’absolu. Tel est Le mur du temps : fumeux, écrit par boucles de pensée.

Pourtant, il y a un fil conducteur auquel je souscris, et quelques réflexions ordinaires qui me séduisent.

Le fil est que nous sommes au bord d’une autre époque : après avoir connu dans le passé l’âge du père, duquel nous somment sorties avec Hérodote, nous quittons aujourd’hui l’âge du fils pour entrer dans l’âge de l’esprit.

Hérodote marquait la sortie de l’espace mythique pour entrer dans l’espace historique. Il est le fondateur de notre civilisation occidentale dont le grand thème est l’histoire. « C’est la dignité de l’homme historique, qui cherche à s’affirmer contre les forces de la nature et les peuples barbares d’une part, contre le retour des puissances mythiques et magiques d’autre part. Cette dignité a son caractère propre : conscience, liberté, droit, personnalités » p.98.

Aujourd’hui, la force créatrice de l’histoire s’efface. Les symptômes en sont la disparition des héros, l’effacement des noms, de la personnalité. On voue désormais un culte au soldat inconnu. « L’action peut bien rester la même, elle peut même s’accroître, mais elle entre dans d’autres relations telles que celle du travail et du record » p.103. Le retour à l’âge d’or du temps mythique est impossible car la faculté critique a cru. Aussi, les soubresauts mythiques contemporains, même les plus importants, sont voués à l’échec tels ceux de Staline, Hitler, Mao, Khomeini.

L’un des prophètes des temps nouveaux est pour Jünger son compatriote Nietzsche : « Nietzsche voit loin dans le futur. Ce n’est plus un philosophe classique ; l’énergie pensante passe à l’improviste (…) à l’état d’énergie poétique (…) la pensée ne suffit plus » p.166. Jünger n’en parle pas, mais j’ajouterai Heidegger comme prophète de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps. Le Titan, le type explicatif de Jünger, est l’ouvrier planétaire ; il courbe à son service l’énergie terrestre. Ce Faust de masse est l’homme d’aujourd’hui. Il peut assurer demain deux possibles : l’avènement de l’homme (le surhomme de Nietzsche) ou sa disparition au profit de l’insecte futur (le dernier homme de Nietzsche). « Il se peut que la fin métaphysique dépérisse en effet et, avec elle, le lien étroit entre bonheur et liberté qui aujourd’hui semble encore indispensable. Le ‘dernier homme’ peuplerait alors le monde comme un type d’Insecte Intelligent ; ses constructions et ses œuvres d’art atteindraient alors à la perfection, but du progrès et de l’évolution, au détriment de la liberté » p.184.

Un autre destin possible serait préférable. Il est alors nécessaire de passer de « l’homme mesure de toute chose » à la « conscience de l’harmonie du monde » – je dirais plutôt du cosmos. C’est à ce sens que répondent déjà – bien confusément – l’astrologie selon Jünger, à laquelle j’ajoute l’écologisme du type Gaïa-la-Mère et le New Age. Mais aussi la plus haute interprétation du bouddhisme. On ne peut qu’être effrayé d’assister à la disparition des normes, des frontières, des limites – du fait de l’évolution même de la technique. Disparition en tant que phénomène mais aussi en tant que sens et valeur.

Les manipulations génétiques font perdre à la paternité tout sens ; les mères porteuses font de même pour la maternité. Va-t-on élever bientôt de futurs soldats en batterie, comme des poulets ? Les interdictions éthiques ou les règlements « raisonnables » ne changent rien au mouvement – qui est un changement de l’espèce, selon Jünger. L’homme ne doit pas abdiquer face au biologique mais le contrôler et en tenir serré les rênes.

Surtout, il ne suffit pas de limiter ou d’interdire, il faut proposer un sens. « Il appartient à cette raison de maintenir la hiérarchie, de la rétablir et de l’approfondir, où il le faut, et de donner à ce mouvement suprême et nécessaire un sens qui s’élève au-dessus du simple fait d’un changement zoologique, technique et démoniaque » p.262. Car « Nietzsche le premier (…) a maintenu la responsabilité devant l’homme supérieur » p.268. La conscience ne peut opérer contre la pesanteur du déterminé, mais elle peut y introduire la liberté en tant que qualité. Le devenir peut prend alors un sens par l’homme et pour lui. « La conservation de la liberté est la tâche de l’homme (…) elle caractérise l’humain » p.276. C’est à nous d’orienter le futur : « L’homme ne peut décider de ce qu’il gardera de substances archaïques et mythiques, mais bien de ce qu’il gardera de son humanité historique. La conscience ici intervient et, par-là, la responsabilité » p.281.

De nos jours, selon l’auteur, l’astrologie, les croyances religieuses et les églises, le bouddhisme et les spiritualités orientales (j’y ajoute l’écologisme) aideraient peut-être à surmonter le nihilisme, étape pourtant indispensable au changement d’ère qui est en cours.

Les sciences exactes, activité de fourmilière efficace, nous ont rendus hostiles aux mythes, à la métaphysique, à l’harmonie universelle. Ceci étaient surtout valable jusqu’aux années 1860, où ont émergé des théories physiques ou mathématiques moins parcellaires : l’unification des forces en physique, la logique floue, la théorie du chaos. L’astrologie est une réaction populaire à cette réduction de l’esprit humain par les sciences expérimentales ; elle fait retrouver dans l’imaginaire une direction qui mène au-delà des plans humains. Les hommes deviennent plus puissants et plus riches, mais pas plus heureux, faute de temps, de relations et de sens. « C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope, ne parvient à atteindre » p.41.

Cette aspiration à sortir du temps abstrait renvoie l’homme au grand sens des cycles, plus voisin de la cosmogonie et de la religion que de la science. Pour Jünger « sans lui (l’instinct religieux) nul ne peut exister ; c’est pourquoi dans les têtes les plus lucides même, on trouvera un rideau encore qui dissimule un sanctuaire » p.49.

Pour les églises, il faut distinguer les institutions et la métaphysique. « La théologie reste possible, même si les dieux se sont éloignés, comme l’astronomie et l’observation des astres sont possibles même par ciel couvert. Que la théologie et la métaphysique se rapprochent l’une de l’autre, ainsi que ce fut toujours le cas dans les religions d’Extrême-Orient, on le verra de plus en plus nettement dans les temps qui viennent » p.289. Une église est une passerelle possible vers la transcendance ; il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. « Si l’église empêche que l’État ne devienne un monstre et si, surtout au moment critique, elle rend l’individu conscient de l’immense et inépuisable valeur de son existence, en cela déjà elle manifeste son indispensable pouvoir » p.290. Dieu se retire, mais « il ne reste pas le Rien. Il reste le vide et sa force de succion. En elle, une nouvelle attraction opère aussi. Où fut la foi, un besoin demeure ; il tâtonne de ses mille bras, à la recherche d’un nouvel objet » p.295. Ce peut être pour une élite éduquée l’espace et les nouvelles spéculations de la physique théorique ; pour la masse les religions millénaires, à conditions qu’elles n’empiètent pas sur la libre curiosité.

Car le nihilisme ne peut être que transitoire. « Que le nihilisme puisse très bien s’accommoder des institutions vidées et devenues pur instruments, la plus récente expérience nous l’a appris. À vrai dire, il ne peut cependant apparaître là qu’à titre intérimaire, aussi longtemps que le déblaiement fait partie du plan universel. Ce déblaiement accompli, la tâche du nihilisme prend fin aussi » p.303.

Je trouve très judicieux ce que Jünger dit du bouddhisme. Je vois dans cette religion des convergences qui ne sont pas que hasard avec les réflexions épistémologiques récentes en Occident. La réponse aux interrogations du nouvel homme viendra sans doute de là. « Nous trouvons dans le bouddhisme un degré d’ouverture et de tolérance qui apparaît comme le modèle et la condition nécessaire d’un ordre universel embrassant non seulement les nations, mais les races et les confessions, comme une maison aux nombreuses chambres. Quelque représentation que l’on puisse faire de l’illusion et de la réalité du monde – qu’il n’est jamais possible de séparer entièrement – l’idée que les phénomènes – objets pensés ou objets de croyance – se développent jusqu’aux plus hautes images à partir de l’indivision et y font retour, cette idée demeure du plus haut prix » p.306. Où le lecteur peut voir combien l’expression jüngérienne peut être parfois emberlificotée dans la langue allemande et le sens se perdre dans le labyrinthe des concepts.

Mais la leçon du livre est qu’il faut être optimiste sur l’avenir car l’optimisme est signe de santé.

Ernst Jünger, Le mur du temps, 1964, Folio 1994, 320 pages, €8.00

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Montaigne redécouvert adulte

Montaigne était un auteur du programme de français au lycée. On l’étudiait par fragments en seconde, un peu rebuté par son vocabulaire archaïque à un âge où l’on pense à autre chose. J’en garde le souvenir d’un auteur à la sagesse sympathique mais peu philosophe et peu actuel. Ô combien j’avais tort ! A 15 ans, j’étais plus préoccupé par les amours. Il faut laisser passer les années pour découvrir Montaigne.

Il est mort le 3 septembre 1592 et cet anniversaire de quatre siècles a suscité quelques commémorations. Une émission sur France-Culture, un quart d’heure au réveil chaque matin du mois d’août 1992, m’a donné le goût de le relire. Elle était réalisée par André Comte-Sponville, un philosophe à peu près de mon âge duquel je me sentais proche. Avant de plonger dans le texte brut, une fois n’est pas coutume, j’ai désiré me mettre l’eau à la bouche en lisant quelques textes accumulés dans ma bibliothèque sur cet auteur tout d’affinités : Montaigne d’Elie Faure (1923), Montaigne par Stefan Zweig (1942), Montaigne par lui-même de Francis Jeanson (1951), Montaigne ou la philosophie vivante dans Une éducation philosophique d’André Comte-Sponville (1989).

C’était vingt ans après l’avoir rébarbativement « étudié » au lycée. J’ai retrouvé sa sagesse sympathique mais, contrairement à mes 15 ans, j’ai considéré qu’il est un maître en philosophie, moins théoricien qu’adepte de la vie bonne, et qu’il est éminemment actuel – ou plus précisément inactuel, de tous les temps.

Montaigne est un philosophe né d’une époque de troubles. Fils d’un anobli de fraîche date, ex-marchand de poissons bordelais, aux origines peut-être en partie anglaise par son père et juive par sa mère issue de courtiers convertis venus d’Espagne, il passe sa vie en pleine guerre civile pour la religion, au moment où l’Amérique vient d’être découverte. Tout cela pouvait le forcer à choisir son camp et à le servir par conformisme, mimétisme ou fidélité. Il n’en a rien été. Il s’est plutôt retiré de la scène, préférant la curiosité, la tolérance, la modération. Il a servi son roi mais en gardant son quant-à-soi, catholique de raison mais guère de foi.

Il a été aimé dans son enfance par un père attentif à le bien éduquer, sans forcer son désir. Il a connu l’amour des femmes dès sa plus tendre puberté puis, jeune homme, le bonheur d’une amitié rare avec La Boétie. L’humeur mélancolique venue de la mort trop jeune de son ami lui a « mis en tête cette rêverie de se mêler d’écrire ». Comme tout homme solitaire et de faible mémoire des noms, lieux et dates, l’écriture a tenu le rôle d’amie, à la fois confidente et miroir, mémoire et chronique d’une vie. « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Ce sont moins les faits qui comptent que la manière de les penser et de les vivre. Le style est inimitable parce qu’éminemment personnel. Les Essais sont exemplaires, matrice des journaux et carnets des auteurs à venir.

Les spécialistes distinguent trois périodes chez Montaigne : 1/ la connaissance de soi, l’étape stoïcienne ; 2/ la connaissance de l’homme, le doute sceptique ; 3/ la pratique de soi, l’amour de la vie.

La période stoïcienne est celle où Montaigne commente les auteurs anciens. Ils sont hautains, inaccessibles, c’est une « exagération de sagesse ». Les superbes philosophies et les comportements surhumains sont illusions. Montaigne décrit son moi et il n’est pas d’un surhomme mais d’un homme simple. De même son style ne plane pas dans les hauteurs du jargon : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Le style, c’est l’homme même. Et son style est sa philosophie. Il « écarte de lui les idoles capitales de la vérité, de l’immortalité et du bonheur qui permettent au commun des hommes de vivre sans réfléchir, et de maudire la souffrance plutôt que de tenter d’apprendre à s’en servir », dit Elie Faure. Ce que Montaigne retient de la sagesse antique est la force que procure la liberté intérieure. La puissance vitale des passions est germe des vertus – et la plus haute des vertus est celle d’équilibre. « Le vice (…) n’est que faute de mesure ».

La période sceptique est celle où il en vient à récuser tous les dogmes, tous les préjugés, toutes les éducations parce que l’expérience de chaque homme est unique et qu’elle seule vaut pour lui. « La vie n’est de soi ni bien, ni mal ». Les rencontres avec les autres, les lectures, les voyages, aiguisent la faculté de jugement parce qu’ils provoquent la réflexion personnelle. Le spectacle de la diversité engendre la perception de ce qui, en chaque homme, est commun à tous, et de ce qui est unique. La vérité ne peut être que relative, ici et maintenant ; elle peut servir d’exemple, non de dogme. Le doute seul, placé au seuil de la connaissance, peut y introduire le jugement. La science fixée ne travaille « qu’à remplir la mémoire » et laisse « l’entendement et la conscience vides ». La vertu la plus éminente de Montaigne, en cette période est l’exigence de sincérité sur soi. Si une sagesse humaine est possible, elle ne peut se concevoir que dans les limites de l’humaine condition. « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance ». Nous ne saurions être dieu ; notre être, dans sa nature profonde, échappe à notre connaissance et notre existence est soumise à ce qui vient de la « fortune » (le hasard). Ce sont les prétentions de notre esprit qui introduisent en notre vie incertitude et discorde. Notre existence est rendue absurde par l’illusion de pouvoir découvrir quelques valeurs transcendantes. Dès lors, « nous pensons toujours ailleurs », nous ne vivons jamais « à propos ». « A quoi faire ces pointes élevées de la philosophie sur lesquelles aucun être humain ne peut rasseoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force ? » La nature commande, le sage l’accepte. Nous qui ne sommes qu’humain, vivons en humain – ni ange, ni bête. Le corps comporte en lui-même sa sagesse, qui est amour du plaisir et de la joie. Le secret du bonheur est simple : « étendre la joie » et « retrancher autant qu’on peut la tristesse ». Voilà tout Montaigne désormais : « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la lune : toujours serein ».

En son ultime période, il est lui-même. Il aime la vie, parfait à la bâtir en acceptant sa « folie ». Il aime les êtres comme ils sont, avec respect, lucidité, acceptation légère, joyeuse. « La plus grande chose au monde est de savoir être à soi ». Elie Faure résume cette sagesse avec lyrisme : « L’essentiel est de ne pas perdre de vue qu’il y a en nous une forme supérieure de nous qu’il n’est pas impossible d’effleurer de temps à autre, ne pas ‘feindre une vérité’ qui n’est pas notre vérité, de connaître que nous sommes faibles pour épier notre faiblesse et éviter ses traquenards. Laissez les livres et les mots, regardez-vous, cultivez-vous. Que votre fermeté devant le néant et la vie ne vienne pas des recettes que vous recevez d’autrui mais des réalités d’enthousiasme à la vivre et d’imagination à le peupler qui n’appartiennent qu’à vous ». Nulle morale mais une éthique, c’est-à-dire une conscience personnelle qui n’ignore pas la morale commune de son temps et de son peuple, mais qui la juge et la pèse, la filtre à sa propre expérience et la rend relative. Il faut régler sa vie avec intelligence, ordre, mesure, authenticité, lucidité, tolérance. « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste ». Pour saisir la vie à chaque instant, il faut être en pleine adéquation avec elle. Il faut être « juste » comme sonne un accord musical, en harmonie avec l’existence. C’est pourquoi la vérité est toujours préférable au mensonge ; elle rend libre parce qu’elle met en accord l’être et le monde. « Nous sommes partout vent », et vent est sagesse, ou plutôt sage est le vent parce qu’il est mouvement, qu’il passe et emporte.

Cela est un « savoir vivre ». « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ». La sagesse de chacun n’est issue que de la vie même de chacun ; celle de Montaigne est un exemple à suivre. Comme tout maître, il faut le quitter pour devenir soi.

« J’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne. » La mort viendra, mais elle est une fin, non un but. « La vie doit être elle-même à soi sa visée, son dessein ». Michel de Montaigne est un maître en art de vivre ; il se donne tout entier à ce qu’il fait, en son présent. Car le temps passe et l’existence nous est limitée. « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie ».

Faisons comme lui, imitons-le en sa sagesse humaine : « Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent, peu en fantaisie ».

Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier avec préface de Marcel Conche, notes et explication sur les termes et expressions de l’époque, d’une chronologie sur la vie et l’œuvre, d’un appendice sur l’influence des Essais, d’un index et de la liste des inscriptions portées sur les murs de la librairie, PUF Quadrige 2004, 1504 pages, €46.00

Montaigne, Les Essais, Folio 2009 coffret 3 volumes, 2208 pages, €25.00

Montaigne textes choisis et commentés par Marie-Madeleine Fragonard, professeur de littérature française à l’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III), Pocket 2009, 544 pages, €5.50

Montaigne, Les Essais, Gallimard Pléiade 2007, édition Jean Balsamo, 2080 pages, €80.50, 

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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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Paul Veyne, Foucault – sa pensée, sa personne

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Michel Foucault était philosophe, Paul Veyne historien ; le premier homosexuel, le second hétéro. Mais ils étaient amis, après avoir été ensemble à Normale Sup, Foucault de quatre ans plus vieux déjà enseignant.

Dans un court essai de 217 pages, qu’il a porté « 20 ans » (p.217), le professionnel et l’ami Veyne cherche en quoi Michel Foucault l’a marqué, en quoi il parle à son époque et offre un exemple. C’était « un samouraï » (chap.XI), un fervent de liberté personnelle, conquise par autodiscipline, contre tous les pouvoirs et notamment celui de la doxa – cette opinion commune qui fait les poncifs de chaque époque. Depuis la « bêtise » de Flaubert au « politiquement correct » dont la gôchmorâl comme la droitekon-passionnelle ne cessent d’inonder les média.

Michel Foucault, « ce gauchiste prétendu qui n’était ni freudien, ni marxiste, ni socialiste, ni progressiste, ni tiers-mondiste, ni heideggérien, qui ne lisait ni Bourdieu ni ‘Le Figaro’, qui n’était ni nietzschéen de gauche (…) ni d’ailleurs de droite, a été inactuel, l’intempestif de son époque… » p.201. Il avait « cette attitude attentive et qui ne jugeait pas » p.203. Point de Vérité existant de toute éternité quelque part qu’il suffirait de dévoiler ; pas de Raison dans l’histoire, ni de Projet divin qui nous serait révélé : il n’existe que des variations historiques, humaines trop humaines. « Rien d’humain n’est adéquat, rationnel ni universel. Ce qui surprend et inquiète notre raison » p.23. Et là deux attitudes depuis Platon et Aristote, depuis même les cavernes, sait-on jamais :

  • les frileux qui préfèrent les bras de Maman qui rassure et obéir aux ordres de Papa qui se charge de tout ;
  • les curieux qui préfèrent se jeter à l’eau pour apprendre à nager, explorer le monde pour découvrir des choses nouvelles, et se former eux-mêmes le jugement par observations, échanges, comparaisons et réflexions.

Michel Foucault, bien sûr, était de ces derniers. Ce pourquoi il n’était ni freudien, ni marxiste, ni socialiste, ni… « Chose rare en ce siècle, il fut de son propre aveu un penseur sceptique, qui ne croyait qu’à la vérité des faits » p.9.

« Nous ne pouvons rien connaître de certain sur le moi, le monde et le Bien, mais nous nous comprenons entre nous, vivants ou morts » p.27. Supposons que « la folie » ne soit qu’un concept : « dès lors, quelle est donc l’histoire que l’on peut faire de ces différents événements, de ces différentes pratiques qui, apparemment, s’ordonnent à ce quelque chose supposé qu’est la folie ? » (Foucault, Naissance de la biopolitique, p.5). La société n’explique pas tout, l’idéologie non plus ; chaque événement est singulier, mais pris dans un « discours » et encadré par un « dispositif ».

  • « Les discours sont les lunettes à travers lesquelles, à chaque époque, les hommes ont perçu toutes choses, ont pensé et agi ; elles s’imposent aux dominants comme aux dominés » p.46.
  • Le dispositif est tout l’appareil qui impose le discours aux personnes, à une époque. Par exemple, « le savoir médical justifie un pouvoir, ce pouvoir met en action le savoir et tout un dispositif de lois, de droits, de règlements, de pratiques, et institutionnalise le tout comme étant la vérité même » p.50.

C’est le mouvement historique qui fait changer les discours, qui fait passer l’esclavage de normal à haïssable, la peine de mort de réaffirmation du pouvoir royal symbolique à une pratique barbare. Chez chaque individu, c’est le mouvement de la pensée qui permet de prendre du recul  sur les « vérités » du temps.

« Foucault doute de toute vérité trop générale et de toutes nos grandes vérités intemporelles, rien de plus, rien de moins » p.63. Il est un intellectuel critique, pas un gourou ni un nihiliste. Peu importe ce qu’est la « vraie » démocratie : ce qui importe, c’est comment nous la voulons ici et maintenant. L’histoire humaine ne dépend pas – et c’est heureux ! – de l’histoire de la philosophie. Nietzsche, penseur dont Foucault se sentait proche, « n’était pas un penseur de la vérité, mais du dire-vrai », disait-il à Paul Veyne (p.140). Il y a de la liberté partout parce qu’il y a du pouvoir partout et que, si certains se laissent faire, d’autres entrent en résistance, voire en rébellion : ils pensent par eux-mêmes. « Ce qui fait bouger ou ce qui bloque une société, ce sont les innombrables petits pouvoirs autant que l’action du seul pouvoir central » p.142.

Ce pourquoi nous croyons la démocratie être le régime qui offre le plus de liberté, puisqu’il est nécessaire de confronter les idées et de débattre publiquement afin qu’une majorité de petits pouvoirs convergent pour agiter les idées et changer les choses. La passivité, c’est le consentement. Nous l’avons vu, il y a les éternels fatigués et les éternels explorateurs ; les chercheurs d’une éthique personnelle et les adorateurs des règles morales toutes faites ; les vieux rassis (même à 20 ans !) et les jeunes en devenir (encore à 80 ans). Michel Foucault se plaçait sans nul doute au côté des seconds. Par style de vie peut-être, par énergie intime sans doute. Il avait la force et le courage d’établir son éthique personnelle en relation (et parfois contre) les convictions et les pratiques de son époque.

Mais c’est un travail sur soi que bien peu de nos contemporains semblent effectuer. Indigence de caractère ? Ennui de la « prise de tête » ? Goût du troupeau ? Ils se sentent plus à l’aise à brailler de concert des slogans vides de pensée, plutôt que d’analyser eux-mêmes les choses, pour en convaincre les autres avec des arguments. L’argument d’autorité est le seul qu’ils connaissent – comme en banlieue : les poings, pas les points ; où chez les politocards : les petites phrases, pas le programme. « N’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité », écrivait Michel Foucault (cité p.10).

« Qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique -, si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? » (cité p.175). « Le rôle d’un intellectuel est de ruiner les évidences, de dissiper les familiarités admises ; il n’est pas de modeler la volonté politique des autres, de leur dire ce qu’ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ? » (cité p.178). Foucault, c’est l’anti-Bourdieu. Trop nombreux sont ceux qui, dans les media et même sur les blogs, se prennent pour des intellectuels alors qu’ils ne répondent en rien aux critères. C’est le grand mérite de ce petit livre de Paul Veyne, écrit sans jargon et avec une affectueuse attention, de nous le rappeler.

Paul Veyne, Foucault – sa pensée, sa personne, 2008, Livre de poche Biblio essais 2010, 256 pages, €6.10

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Michel Onfray, Théorie du corps amoureux

michel onfray theorie du corps amoureux
Ce livre est une charge bienvenue contre le modèle bourgeois de la sexualité, venu de Platon puis du christianisme de Paul. Les progrès de l’individualisme encouragent la liberté et font redécouvrir les philosophes matérialistes et sensualistes de l’Antiquité. C’est ce travail qu’accomplit avec bonheur Michel Onfray, né en 1959.

Il oppose l’ascétisme pythagoricien, juif, platonicien, chrétien et musulman à l’hédonisme cyrénaïque, cynique et épicurien – ajoutons les hippies. D’un côté nous avons la misogynie, la peur du désir, la haine des plaisirs, la chair coupable qu’il faut châtier, le mépris du corps matériel, la domination du mâle ; de l’autre nous avons la liberté amoureuse, la chair joyeuse, la jouissance d’exister à tout instant, l’égalité libertine des hommes et des femmes.

Michel Onfray milite pour les seconds, pour une « érotique solaire » qui est le sous-titre de son livre. Rester libre dans la relation sociale procréatrice, amoureuse, nécessité de pouvoir épanouir un éros léger, ludique et contractuel qui permet de rester soi dans le rapport à autrui.

« La libido dispose de quelques années de pleine liberté et d’entière autonomie – moins de dix – pour s’épanouir indépendamment de la tyrannie des codes sociaux » p.24. Le collectif (les parents, la famille, l’école, les associations, la société) socialisent sensualité et émotivité pour les orienter vers la reproduction de la famille hétérosexuelle, nombreuse et « vertueuse ». Le modèle victorien, même après 68, reste en arrière-plan.

Contre ce modèle castrateur, il faut une thérapie cynique, une incitation épicurienne et la méthode cyrénaïque. « L’invite épicurienne se double d’un heureux appel à cacher sa vie, à ne pas l’exposer à la vue des contemporains toujours prompts à critiquer, juger, blâmer et condamner en vertu de la moraline qui les engorge et menace toujours de débordement » p.45.

Le désir sexuel ne saurait avoir pour seul exutoire le couple bourgeois. Erreur platonicienne, reprise par Aristophane, qui a décrit le désir comme manque. Sartre, l’héritier de ce courant, parlait poétiquement de « métaphysique du trou à boucher ». Selon Michel Onfray, le désir, à l’inverse, est excès. Il déborde, il va au-delà du couple, cette « fausse unité primitive reconstituée ». « Considérer la sphère comme modèle du couple instruit la plupart des névroses que l’Occident génère en matière d’amour, de sexualité ou de relation sexuée » p.65.

Viser la fusion, c’est vouloir la confusion, la perte de soi au profit d’une figure cannibale. Désirer, c’est de-sidere, cesser de contempler l’étoile. Âme et corps ne sont pas séparés, comme le voudrait la métaphore de l’huître, âme-perle prisonnière d’un corps-coquille. Séparer âme et corps, idéal et réalité, conduit au bovarysme, au romantisme, tous deux héritiers des courants platoniciens. « Les deux millénaires chrétiens n’ont produit que haine de la vie et indexation de l’existence sur le renoncement, la retenue, la modération, la pudeur, l’économie de soi et la suspicion généralisée à l’endroit d’autrui » p.77.

Les plaisirs, « Démocrite semble les apprécier tous, ne les hiérarchiser jamais et les justifier toujours, pourvu qu’ils ne troublent pas la sérénité et l’équilibre du sage » p.87. Le désir est une nécessité matérielle, il sévit par-delà le bien et le mal. L’éthique ne vient qu’ensuite, elle est humainement à construire entre deux corps qui se prêtent l’un à l’autre. « Dénuder les chimères, voilà le programme cynique » p.96. Il faut traduire concrètement ce que veut dire « passion », « amour », « sentiment » et « cœur » par : « désir », « plaisir, « libido » et « sexe ». L’apprivoisement, l’amitié durable, ne viennent qu’en sus et peuvent donner de l’amour. Mais le véritable amour exige une connaissance approfondie et une indulgence détachée dont nulle passion n’est capable. Il est nécessaire, pour y voir clair, de laïciser les corps et de rendre spontanées les relations, sans l’écran des grands mots ni l’aliénation des concepts idéologiques autour de l’Hâmour (moquerie de Flaubert).

« Donnons son dû au corps pour que l’âme demeure dans la tranquillité et baigne dans la sérénité : voilà le credo des matérialistes de l’Antiquité – et de leurs suivants. Un diététique des passions, des désirs et des plaisirs rend possible un rapport pacifié au monde » p.99. Épicure et Lucrèce enseignent la possibilité de sculpter le désir et le plaisir par la culture, définissant le libertinage par la conservation de sa liberté en fonction d’une économie individuelle des plaisirs et des excès. Ne consentir à ce qui immobilise que par contrat, d’un autre ordre que celui du désir : avoir un enfant pour l’élever, faire de sa compagne une amie fidèle. Ne rien promettre qu’on ne puisse tenir : le souci de l’autre prime.

« La névrose sociale chrétienne génère les bordels et la sexualité animalisée, la domination brutale et le pouvoir mâle (…) l’intimité entretenue entre les deux sexes, le conflit aggravé entre la part réfléchissante et la part viscérale imbriquées en chaque individu » p.157.

« Tout comme la peur des femmes génère la misogynie, la peur du plaisir donne naissance à l’hystérie ascétique revendicative et castratrice » p.169.

Épicure ne renonce à rien, « seules importent la réalisation et la conservation de son indépendance d’esprit, de son autonomie radicale » p.172. Pure immédiateté zen, rendre le présent dense et jubilatoire. Carpe diem ! Se sentir énergie en mouvement, « élargir son être aux dimensions du monde, consentir aux voluptés des vitalités qui nous traversent en permanence, voilà l’art de sculpter le temps, de s’en faire une puissance complice » p.183. « Le hérisson enseigne à qui sait le regarder la nécessité morale de se protéger et de se tenir à bonne distance des autres » p.240 : trop près, il pique ; trop loin, il a froid. Technique du retrait, de se préserver en négatif, très proche de la figure de l’Anarque chère à Ernst Jünger.

Autrui se consomme avec modération. « L’amitié réalise la bonne distance. Elle permet une relation dans laquelle, théoriquement, la personne n’a rien à craindre de son semblable » p.272. Ni cannibalisme, ni phagocytage, ni domination (auquel cas elle ne peut plus être amitié).

Nous en avons perdu l’habitude, mais il nous faut dissocier les ordres au lieu de tout confondre dans l’ignorance et le superficiel d’époque : « Ovide propose une dissociation radicale de l’amour, de la sexualité, de la procréation, de la tendresse, du mariage, de la fidélité. Chacune de ces instances fonctionne de manière autonome et selon son ordre propre » p.187. Le réel est matériel et le désir un excès hormonal.

L’amour est une construction humaine au-delà du désir, dans la durée. Il n’est pas une passion mais une histoire. Dans la vie, dans l’œuvre, le vitalisme est nécessaire : une esthétique de l’énergie en faveur de tout ce qui concourt à la vie. Les plaisir est réalisable, à chacun son économie.

Conjurons le négatif !

Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, 2000, Livre de poche 2004, 256 pages, €5.60

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Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï

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Trois ans avant son suicide, Mishima livre un testament touffu, répétitif, organisé comme une paraphrase de son oeuvre, la volonté de tout dire sur ce qu’il croyait être l’essence du Japon. Il suit surtout le Hagakure, livre d’éthique samouraï écrit au XVIIIe siècle en 11 tomes par l’élève de Jocho Yamamoto, vrai samouraï devenu prêtre sur la fin de sa vie. Il n’en existe que des extraits traduits en français.

Pour Mishima, « le Hagakure s’efforce de soigner le caractère pacifique de la société moderne en lui appliquant ce puissant remède qu’est la mort » p.31. Marguerite Yourcenar aimait ce livre parce qu’il chantait aussi la ‘voie des éphèbes’, l’homosexualité guerrière au Japon. Mais il a, au fond, cette exigence stoïcienne de perfection que l’homme doit approcher sans l’atteindre jamais.

Le Hagakure enseigne la sagesse de l’action, la sagesse de l’amour (qui est action) et la sagesse de la vie (qui est de perpétuer la vie et de la vivre intensément par l’action). Agir est le moyen de plus efficace d’échapper aux limites du moi pour se plonger dans une unité plus vaste. Elle est réalisation de soi, réactualisation naturelle du ‘lion’ qui est la force motrice de chaque être humain. Un tropisme vers lequel l’inquiet Mishima a sans cesse tendu, une réponse à son angoisse métaphysique de n’être pas « normal », comme les autres, fils d’un empire vaincu et d’une modernité en contradiction avec la tradition.

Sur l’amour, le Japon ne distingue pas Éros et Agapè, l’attraction terrestre et l’appel divin, la chair et l’âme. On a la conviction que « ce qui émane de la pure sincérité instinctive mène indirectement à un idéal qui mérite qu’on lutte et, si nécessaire, qu’on meure pour lui » p.45. Être tenté par le corps et par l’esprit des jeunes garçons, plus que par ceux des femmes, se trouve ainsi justifié, ce qui apaise Mishima en ses contradictions sensuelles. Tact, délicatesse, pédagogie, tolérance, sont des rapports qu’un samouraï doit entretenir avec les autres. Il sera bon et ferme avec les enfants, il ne sera lui-même qu’avec ses pairs, il aimera sans le dire. Le véritable amour reste toujours caché, il se dévalue lorsqu’il se révèle. Le samouraï sera modeste et fin, il suivra les remarques des autres et les enseignements des anciens, il dépassera ainsi les limites de son propre discernement.

La vie et la mort sont les deux faces d’une même réalité. Qui a connu la naissance se condamne à mourir. Cette mort inéluctable fait aimer la vie en sa brièveté. Elle lui donne son relief, son intensité, son sens. « La voie des samouraïs, c’est la mort ». C’est l’objet de toute sagesse que de préparer l’être à bien mourir – ou à bien vivre, ce qui est la même chose. Chaque instant peut être le dernier. Il nous faut être prêt donc n’agir jamais à tort, mais sincèrement, tout entier dans son acte, comme s’il devait à chaque fois être le dernier. Dans la succession de ces instants, animés d’une telle philosophie, « quelque chose va s’accumuler d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, quelque chose grâce à quoi on acquerra finalement la capacité de bien servir son seigneur » p.47. C’est ainsi que l’on sera bon samouraï. Chaque détail du quotidien est préparation au surgissement d’une crise grave. Il faut se tremper chaque jour pour réagir parfaitement le moment venu. Conforter sa résolution, parfaire son entraînement, tout cela permet de ne jamais être pris de court, ni par les événements de la vie, ni par la mort. Cela dès l’enfance.

Un jeune samouraï sera élevé dans « l’idéal de liberté et de naturel préconisé par Rousseau dans l’Émile » : ni punitions indues, ni menaces, mais sincérité et vigilance.

Adulte, le samouraï devra se défier du rationalisme. Non pas de l’intelligence, qui est acuité de vision et mobilisation de toutes les facultés intellectuelles, mais de l’excès de logique, de l’esprit qui dérape hors des sens et de la volonté. « Le calculateur est un lâche. Si je dis cela, c’est que le calcul porte toujours sur le profit et la perte et que, par conséquent, le calculateur n’est préoccupé que de profit et de perte. Mourir est perte, vivre un gain, ainsi décide-t-on de ne pas mourir. On est donc un lâche », dit le Hagakure. Le sacrifice de sa vie pour une cause est hors calcul. C’est l’acte ultime, mais beaucoup d’autres actes sont hors calcul : la confiance, le courage, l’amour. Entreprendre aussi, comme une aventure : ainsi est le capitalisme des entrepreneurs, risqué, conquérant, le calcul comptable ne venant qu’en second.

samourai dessin

L’esprit d’efficacité est utile s’il sait servir, non s’il envahit l’homme. La raison n’est qu’un outil, et non la pierre angulaire d’une philosophie. Le samouraï se veut un homme complet, non un simple technicien. Il se veut ouvert, humain, perfectible, attentif aux autres (Montaigne) comme à l’énergie qui l’anime (Nietzsche), et à la dignité qui la manifeste (Dostoïevski). Mishima appelle à lui les meilleurs écrivains occidentaux au secours de la tradition japonaise ; comme pour la situer dans l’universel, voire l’excuser des excès militaristes de la guerre. L’apparence du samouraï, ses paroles, ses actions, se veulent belles parce qu’issues d’une force interne – selon les canons de la vertu grecque antique.

Le samouraï est fier d’être. Il est un homme sincère, un humain authentique. Mishima aurait aimé être samouraï. Mais son époque ne lui fournissait pas la panoplie guerrière qui va avec. Il a envisagé la politique, mais trop de bassesse est nécessaire à cette passion guerrière secondaire. Il n’a pas tâté des affaires, dommage, car l’esprit samouraï du Japon s’est bel et bien réfugié dans la conquête des marchés et dans la féodalité d’entreprise ! C’était encore rare dans les années 1960, mais éclatant dans les années 1980 (voire ci-dessous Pierre Delorme). Mishima a eu le malheur de naître trop tôt ou d’être en avance sur le monde.

Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, 1967, traduit du japonais par Émile Jean, Gallimard 1985 collection Arcade, 154 pages, €9.64

Jocho Yamamoto, Hagakure, le livre secret des samouraïs, édition partielle – choix de textes, Guy Trédaniel 1999, 110 pages, €13.21

Pierre Delorme, Le management : un art martial, développement personnel et efficacité managériale, Chiron 2002, 155 pages, occasion €26.00

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Stoïcisme

J’avais encore 15 ans lorsque je découvris le stoïcisme, en classe de seconde. Je me souviens que cette philosophie nous avait alors enthousiasmés, filles et garçons. Était-ce sa parenté avec la morale chrétienne dont tant d’entre nous étaient nourris ? Était-ce cette fierté tranquille devant l’adversité, et surtout face à tous ceux qui veulent asservir les hommes ? Était-ce l’ascétisme et les difficultés du chemin proposé par ces maîtres antiques qui venaient toucher en nous une passion adolescente de pureté et de dureté ? Toujours est-il que nous en avons discuté passionnément, avec tout le sérieux d’une pensée qui s’éveille, et l’avidité de qui fait l’inventaire d’un trésor. L’envie m’a pris de relire Marc-Aurèle, Épictète et autres textes stoïciens. J’ai retrouvé, par bouffées, le souffle de mes 15 ans. Pour moi, la philosophie stoïcienne restera toujours jeune.

Pour les stoïciens, la philosophie est analogue à un champ dont la logique est la clôture, la physique la terre et la morale le fruit. Ils la comparent également à un animal dont les os et les nerfs sont l’art de penser, la chair est la morale et l’âme la physique. La connaissance de la nature par la logique, ou art de raisonner, fonde la morale.

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La logique

La primauté revient aux sens, qui saisissent les sensations. Le choc des représentations sur l’esprit humain modifie la tension de l’âme. Si le choc provient d’un objet réel, s’établit une tension entre le sujet et l’objet : telle est la compréhension, art de prendre par l’esprit comme si l’on prenait à la main. Cette représentation compréhensive n’est ni bonne ni mauvaise. Elle ne le devient que par l’assentiment de la raison, qui créera la science appelée aussi compréhension ferme et assurée. La science porte sur des événements et non sur des concepts. Ces derniers naissent dans l’abstrait, de l’imagination ; ils ne sont pas une représentation mais un mouvement vain de l’âme. La confrontation de la sensation à la raison, qui fonde la connaissance, a pour but de mettre en harmonie l’expérience intérieure et l’expérience qu’on a de l’extérieur. La connaissance est une reconnaissance où la raison découvre sa parenté avec la nature environnante.

D’où l’importance donnée à la dialectique, art de raisonner qui fait saisir le difficile à l’aide du simple, et qui enchaîne les propositions selon les lois du langage. Raisonner justement, c’est à la fois être vertueux (agir en harmonie avec le divin) et découvrir le vrai (mesurer l’harmonie du divin). En découvrant sa fonction intelligente, l’homme découvre le bien-fondé du raisonnement : la mise en ordre des événements et des mots est analogue à la mise en ordre du monde par le destin. L’âme découvre ainsi qu’elle est une part de l’énergie qui meut l’univers.

La logique n’est pas un outil, mais en elle-même une vertu. Elle est la méthode qui permet de ne pas donner son adhésion au faux et trouve donc sa fin en elle-même.

La physique ou science de la nature

Le monde est un vivant animé. Il est formé de deux principes : l’un passif – la matière formée des quatre éléments qui composent tout ce qui existe et en lesquels tout se résout ; l’autre actif – la raison qui agit dans la matière et qui l’ordonne. Cette raison peut être appelée Dieu, qui est un ordre de la matière, une cause première et un architecte qui harmonise tous les biens et tous les maux dans la grande unité. Qualité inséparable de la matière, Dieu est répandu à travers l’univers entier « comme le miel à travers les rayons » (Tertullien). Sa volonté est la Providence, sagesse supérieure qui fait mouvoir les choses. Les lois du mouvement, dans la matière comme dans le monde, sont le destin (nœud de causes que nul ne peut dénouer) et la force qui anime la sympathie universelle dans la durée. La substance totale de l’univers est une : « tout est dans tout » (Sénèque). Une goutte de vin versée dans la mer, disait Chrysippe, se mêlera à tout l’océan et s’étendra au monde entier. Cette sympathie des choses exprime la présence du divin à travers l’univers. L’homme, part de l’univers et part du souffle divin qui l’anime, est citoyen du monde.

La morale

La logique qui permet de découvrir le vrai, et la physique qui est connaissance de la nature et de l’intelligence divine, fondent la morale.

La raison humaine est à la fois partie maîtresse qui commande les sens de chaque individu, et part de l’esprit divin universel. Elle permet donc de connaître le principe directeur de la nature et de distinguer s’il y a accord entre la nature de l’homme et celle de l’univers. La raison permet de saisir le dessein de Dieu « pour gouverner toutes choses avec justice » (Stobée). L’homme peut ainsi comprendre que tout dans le monde est la cause coopérante de tout, ce qui se produit est toujours un enchaînement harmonieusement réglé. Rien ne sert de s’insurger contre l’ordre du destin. L’homme fait partie de la nature et doit conformer son action à la nature.

Seules les choses qui dépendent de nous sont libres. Le reste est la providence, qui arrive avec justice, suivant la loi divine infuse dans l’univers. Éclairé par la raison, le sage acquiesce aux événements du monde sur lesquels il n’a pas prise. Ainsi est-il roi, car « la royauté est un pouvoir qui n’a pas de comptes à rendre, ce qui n’appartient qu’aux seuls sages » (Diogène Laërce).

La seule morale est donc de vivre selon la raison, ce qui veut dire vivre selon la nature, en harmonie avec la volonté suprême qui organise le tout. Le bien est alors ce qui est utile, car l’utile concourt à organiser la nature suivant l’ordre divin. L’homme distingue le bien par la connaissance, puis choisit de s’y conformer parce qu’il sait que ce qui est bien est conforme à la nature. Les vertus, les réflexions, la justice, le courage, la sagesse, sont des biens. Les maux sont le contraire. Mais ce qui n’est ni utile ni inutile, et dont on peut se servir pour le bien et le mal, est indifférent : ainsi la vie ou la mort, la santé ou la maladie, le plaisir ou la douleur, la beauté ou la honte, la force ou la faiblesse, la richesse ou la pauvreté, la gloire ou l’obscurité, la noblesse ou la basse naissance.

Le bonheur se recherche, il n’est pas donné. Il est de vivre en harmonie avec soi, donc en sympathie avec l’univers et avec l’être qui l’anime. La pratique de la vertu s’accompagne de joie, car la vertu est une perfection en commun, un accord avec le tout. Au contraire, la pratique du vice est source de chagrin car l’harmonie est rompue, l’irrationnel et la démesure font naître passions et désirs qui tourmentent.

Certes, le mal est nécessaire à la beauté du monde, il fait ressortir par contraste l’harmonie du bien. Tout mouvement s’accompagne de rupture de l’équilibre, ce qui engendre souffrance durant la transition vers un nouvel équilibre. Le mal n’est pas un péché absolu mais une erreur due au déséquilibre, à la démesure, à la disharmonie, à l’imprudence. Le sage ne supprime pas les désirs, il les contrôle par la raison. Sa volonté n’est pas froide et calculatrice, mais fondée sur le désir et la passion ; encore faut-il que la mesure l’emporte sur l’excès, et que l’irrationnel soit dompté par la raison. Le but est la sagesse comme maîtrise de soi et conscience autant de ses propres possibilités que de ses limites. La science est le départ d’une adhésion consentie : non pas une connaissance pour dominer, mais un savoir pour être conscient.

Se connaître – tel est encore une fois le maître mot.

Aujourd’hui, nous savons à peine ce qu’est la sagesse. Nous savons encore moins ce qu’est la mesure. Quant à la « raison », elle est presque devenue hors mesure, une passion qui s’emballe, un orgueil scientiste, un déséquilibre ravageur des instincts. La raison positiviste n’est pas la raison stoïcienne. Il y a amputation, dessèchement, car le positivisme agit sur des concepts et non sur des événements. La raison y est entendement qui tourne à vide, connaître pour connaître, vendre pour vendre, travailler pour travailler, baiser pour baiser.  La raison n’est plus méthode de vertu ni recherche de l’harmonie entre les hommes et avec le monde.

Ce qui me plaît le plus dans la philosophie stoïcienne est justement ce lien profond entre la connaissance, l’action et la passion, entre la science, la spéculation et l’éthique. Le stoïcien veut savoir pour vivre moins follement, et non vivre pour savoir sans autre but. Il veut percer le secret des choses pour conformer ses actions à l’ordre universel. Même si cet ordre n’existe pas aussi rigoureusement que les sages l’ont dit, même si la « divinité » qui ordonne le monde n’est peut-être qu’illusion.

Les Stoïciens, Gallimard Pléiade 1962, direction Pierre-Maxime Schuhl, 1432 pages, €57.00

Les Stoïciens – anthologie, collection Tel Gallimard 1997, tome 1, 668 pages, €13.02 / tome 2, 826 pages, €14.73

Les Stoïciens – textes choisis par Jean Brun, PUF, 182 pages, €11.40

Jean-Baptiste Gourinat, Le stoïcisme, PUF collection Que sais-je ? 2011, 128 pages, €8.55

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Sexe et sensualité antique

Guilia Sissa Sexe et sensualite

Un titre séduisant pour un vaste programme qui parcourt un millénaire d’amours antiques. Ce qui est intéressant est que Giulia Sissa, tête chercheuse au CNRS soit aussi professeur de théorie politique et de civilisations de l’Antiquité à UCLA (University of California Los Angeles). Sans entrer dans la querelle de dictionnaire pour savoir qui est homo ou hétéro, sans entrer dans les chapelles de genre pour définir homme ou femme, elle revisite les discours « depuis la médecine jusqu’à la philosophie, la rhétorique, le théâtre, la poésie ou le roman » p.273 – et le droit comme les institutions.

Elle n’hésite pas à critiquer les hypothèses hasardeuses de Michel Foucault et son « discours anesthésique », en se fondant sur les textes. Il s’agit du penser, parler et vivre des Grecs et des Romains et les interrogations sont cinq : « il y a deux sexes et deux genres ; les corps sont sexués, les corps sont exemplaires ; le désir, par sa nature insatiable, est ce qui met la pensée éthique au défi ; le désir désire le désir de l’autre. C’est le jeu de la séduction qui aboutit au plaisir des sens ; c’est l’échec de la réciprocité qui fait l’amour tragique » p.275.

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Nous sommes avant la haine du corps terrestre, hérité de saint Paul (1ère Épitre aux Corinthiens). Dans la cité antique, les corps sexués s’affichent partout, fièrement, corps féminins et masculins nus, rappel constant de la différence des sexes et de leur complémentarité. Car ni les Grecs ni les Romains ne sont « tous pédés », comme la vulgate voudrait le croire. Ils sont indifférents à ce genre de distinction mais emplis de la sensualité des corps dans leur vénusté. « Seins ronds, ventres légèrement bombés, gestes langoureux ou pudiques d’une part ; muscles définis, maintien fier et allure martiale, de l’autre » p.281. La nudité chante le corps joyeux, la virilité et la féminité officiels. L’éducation physique était une façon de souligner l’anatomie en amplifiant le dimorphisme sexuel.

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On ne naît pas homme, on le devient : par le climat, l’éducation, l’éveil à la puberté. « Or, parce que la féminité infantile fait partie de la mémoire du corps, ce n’est pas une inversion ni une perversion, mais la prolongation artificielle d’un état qui, par nature, doit évoluer – de même qu’il faut que jeunesse se passe. Ce n’est pas un drame non plus » p.286. Un homme fait est légitime à désirer un éphèbe, il lui faut seulement faire attention, par morale exigeante, à ne pas le déformer et à l’élever au niveau viril exigé de la société. La consommation sexuelle n’est admise que pour les esclaves, pas pour les futurs citoyens.

Se donner aux autres hommes peut être faute politique, tolérée si elle reste discrète, mais refusée si l’efféminé prétend aux charges de la cité. Le discours d’Eschine contre Timarque est un exemple ici largement analysé. Si les aristocrates sont réputés vertueux par naissance et éducation, les démocrates ne sont jugés adultes responsables que par le regard de tous. Actes et mœurs sont les seuls critères pour leur faire confiance dans les affaires publiques. Platon contre Eschine, Le Banquet vs Contre Timarque, la convivialité cultivée contre l’agora des travailleurs pères de famille – c’est tout l’écart des mœurs entre l’aristocratie de l’esprit et de la fortune (portés aux jeunes garçons) et les Athéniens ordinaires (plutôt hétéros conservateurs).

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« Dans une relation pédérastique de qualité (…) l’homme qui, du fait de son âge et de son expérience, prend l’initiative d’une liaison doit vouloir du bien à son partenaire, et lui faire du bien. L’intérêt érotique pour une jeune personne, et non pas pour une chair fraîche, doit se prolonger longtemps, ce qui projette l’amour bien au-delà de l’adolescence (…) Se fixer sur des garçons pubescents parce qu’ils sont tendres et duveteux, pour enfin les quitter l’un après l’autre, dès que leur virilité se confirme : voici un comportement ignoble » p.123. Dans la culture populaire d’Athènes, la féminisation du garçon est une obsession et un cauchemar. Car la femme a la luxure gourmande, sans limites.

« Ce que j’espère avoir ajouté », dit l’auteur, « ce sont d’abord les arguments sur la priorité du désir, sur la transformation de la puberté, qui est à la fois transsexuelle et sensuelle, sur le jeu de miroirs entre discours différents, d’éloge ou de blâme, sur l’inexistence d’un rapport à sens unique entre pénétration et pouvoir et, surtout, sur la véritable absurdité de la dichotomie entre actif et passif, alors que les textes célèbrent, ou dénigrent les couples » p.293. Impact de la beauté, contagion du désir, durée dans l’attachement amoureux, c’est tout cela qui mène du mécanique (qui fascine nos contemporains) à la sensualité (réhabilitée des Antiques). « Je définis la sensualité comme tout ce qui exprime l’intensité intentionnelle de l’érotisme ; comme son irradiation esthétique, c’est-à-dire sensible d’un corps à l’autre » p.295. Quel que soit son genre, la sensualité est toujours un peu féminine. D’où la balance entre l’hommage à la virilité et la crainte de la mollesse, qui perd les cités (Sparte) et les empires (Rome).

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Mais tout commence par le désir insatiable des femmes : on serait tellement bien, entre hommes, à converser agréablement lors d’un banquet – dit le philosophe – s’il ne fallait assurer enfants, richesses et attentions à l’épouse pour perpétuer la société… « Il y a une Antiquité fluide et femelle, toute à redécouvrir, dans ses accents propres qui n’ont rien à voir avec le pouvoir, indûment surestimé, d’une virilité violeuse et conquérante sur une féminité triste, inerte et chosifiée » p.18.

En Grèce, au commencement était Éros, l’entremetteur des contraires, capricieux et volage comme un petit garçon. Mais il faut distinguer les siècles : au VIIème (avant), dans le monde homérique, le désir est le passé du plaisir (désir-besoin, plaisir-soulagement) ; au Vème siècle des tragédies, l’amour est chimérique et désespéré d’absence, d’indifférence ou d’infidélité de l’être aimé ; au IVème siècle, chez les philosophes, le désir est insatiable, le plaisir dérisoire, mais le marchepied pour l’élévation de l’âme (et du disciple).

Rome est née de Vénus qui a fécondé Anchise, Romulus et Rémus sont nés d’une esclave qui s’est enfilée seule sur un phallus dressé dans l’âtre du roi Alba. Les rustres Romains ont dû enlever des Sabines pour les violer et assurer leur descendance. Tout l’art érotique de Rome sera de civiliser ces soldats-laboureurs. Ovide invente donc l’Art d’aimer, où toutes les femmes ne demandent qu’à être séduites, mais où l’homme doit ruser, amadouer, faire le siège avant de pousser la capitulation. C’est le jeu du désir, l’exacerbation de la sensualité plutôt que le sexe brut. Magnifier la femme (ou l’éphèbe) est mensonge, mais les deux finissent par y croire un peu. Magie de l’amour qui transfigure. Mais attention à la mollesse, elle prépare la décadence.

« Le phallus est une obsession romaine » p.250. L’idéal masculin est une fermeté du corps entier, érigé comme le pénis, image du caractère droit et de l’austérité ferme. A Rome, « il n’y a rien de mal pour un adulte à faire la cour à des garçons, dans la mesure où ces actes accomplis sur ces membres encore proches du féminin – et sexuellement malléables – n’en compromettent pas le développement naturel et la future masculinité » p.253. Dès 12 ans le garçon découvre les premières pulsions érotiques et commence à désirer ; il séduit et les poèmes de Catulle le célèbrent. Mais si le désir est spontané, l’amour s’apprend, y compris entre sexes opposés, c’est tout le message du roman Daphnis et Chloé.

Nous avons gardé du latin cette obsession de la virilité affichée, si nette dans les banlieues ou dans les engueulades entre automobilistes. Les Grecs étaient moins machos, autrement plus subtils. Les figures complexes d’Ulysse et Pénélope, d’Achille et Patrocle, d’Agamemnon-Iphigénie-Clytemnestre, d’Antigone, d’Agathon et de Phèdre nous parlent toujours.

Un beau livre fort instructif, facile à lire, d’une écriture un peu bavarde, mais disons lyrique et sensuelle, qui renouvelle le sujet avec érudition.

Giulia Sissa, Sexe et sensualité – la culture érotique des anciens, 2011, Odile Jacob, 329 pages, €23.99

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La France va-t-elle rater la postmodernité ?

Article repris sur Medium4You.

Au train où vont les choses, difficile de suivre. J’ai donc pris l’Express du 15 août pour me mettre sur les rails d’un sociologue décalé, Michel Maffesoli. Il analyse la postmodernité autrement que les autres, il remet la France en place dans un monde devenu global. Oh, certes, il n’encense pas Mélenchon comme « tout le monde » (comme l’avant-garde progressiste qui se croit le tout du monde), il est honni de la gauche à la mode, celle qui blablate dans les quartiers bourgeois en s’habillant peuple, se croyant révolutionnaire parce qu’habitant rue Daguerre plutôt que boulevard Saint-Germain. Mais il faut entendre Maffesoli parce qu’il touche juste – même si la traduction politique de ses dires reste l’affaire de chaque conviction.

Il expose que la modernité cartésienne des Lumières, inventée par la France au XVIIème siècle, arrive en fin de course. La chute des utopies globales, marquée par l’effondrement de l’URSS et par la conversion de la Chine populaire aux affaires, s’accompagne du krach de la raison pure, incarnée par la finance mathématisée qui a explosé en 2007. Nous entrons donc dans une ère de postmodernité qui s’invente sous nos yeux, aidée par les techniques de l’information et de la communication et par l’ouverture totale du monde – l’ex-tiers monde devenant pays émergents (à grande vitesse).

La France a vécu sur ses lauriers de raison, de progrès, de travail, croyant que la révolution périodique permet d’avancer socialement en droite ligne d’un horizon défini par les intellectuels. Où sont les intellectuels aujourd’hui ? Probablement plus aux États-Unis, en Inde et en Chine – ou même en Europe de l’est – qu’en France… Les valeurs hexagonales de certitudes, de positivisme et de commandement ne sont plus d’actualité. Elles ne sont plus des stimulants mais des pesanteurs. Les ères gaulliste et mitterrandienne sont bien du siècle dernier.

La nouveauté du monde veut le léger, peu embarrassé de principes, de morale ou de lois intangibles. La loi demeure, mais contingente et réformable ; la morale est remplacée par l’éthique, mieux adaptée aux situations toujours particulières ; les principes disparaissent au profit des expériences. Souplesse, intelligence, sensations supplantent rigidité, raison pure et bienséance. L’ère de la pensée unique a vécu. Dionysos est préféré à Apollon, bien que les deux doivent marcher main dans la main pour l’équilibre humain. Le balancier va vers l’ivresse immédiate, matérialiste et sensuelle, au détriment de l’ordre immuable et glacé des abstractions. Il s’agit de s’ajuster au coup par coup plutôt que d’avoir un plan. De s’appuyer sur ses proches, sa bande, son réseau, plus que sur des appareils, partis et associations, ou sur des gourous référents.

Ce pourquoi Michel Maffesoli voit en Nicolas Sarkozy un animal politique mieux adapté au monde postmoderne que François Hollande. Le « sale gosse » arriviste et agité est en phase avec l’ambiance de débrouille permanente qui est exigée d’un monde qui bouge. Combinazione et trafics permettent de s’adapter bien mieux que grands principes et morale intangible. Le mouvement permanent est tragique, l’aspiration à l’immobilité dramatique. Drame hollandais, tragique sarkozien : même si cette opposition du sociologue est un peu caricaturale à mon goût, elle a le mérite de placer les enjeux. La France lasse, qui a voté Hollande d’assez peu, surtout parce qu’elle avait le tournis, se veut « un pays de fonctionnaires avec, à la clé, la production de normes (…) Seulement notre pays risque de passer à côté de l’évolution du monde actuel, qui exige de l’audace, des prises de risques. » De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! N’était-ce pas le révolutionnaire Danton qui l’exigeait ?

Observez combien l’ambiance sociale est émotionnelle : musicale, sportive, culturelle, religieuse… Ce ne sont qu’humeurs, buzz, rumeurs. Naissent des solidarités nouvelles comme la colocation ou le couch surfing. Est affirmée la relation permanente en fonction des tribus : amicales, professionnelles, contingentes. L’iPhone, Facebook, Twitter, les réseaux pros tels Viadeo ou Linkedin, entretiennent horizontalement et dans l’immédiat permanent ce qui était hier vertical et fixe (« on se téléphone et on se fait une bouffe », le club de son école, les réunions formelles de l’association favorite, les banquets annuels d’anciens de ci ou ça). L’individu était Un, sous les Lumières ; dans le crépuscule postmoderne, il est plusieurs – selon les circonstances. Il aspirait hier à l’autonomie, base de sa liberté ; il a désormais peur d’être libre car ne se sent pas armé pour être seul. Il veut être avec, coller aux autres, bien au chaud. C’est dommage, mais c’est un fait social.

Pour moi, la philosophie est une méthode de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage qui éloigne des régions obscures, l’enfer des passions et des illusions, et rapproche des régions lumineuses, science et réalité. La lumière était trop crue et a grillé des ailes ; la tentation de l’obscur revient avec la mode des vampires, des sorciers, des complots, de l’irrationnel et des « contre » médecines, « anti » économie et autres côtés obscurs de la Force. L’ère des tribus recommence… comme dans les années 1930. Ce qui veut dire moins d’État et plus de nations, moins de classes sociales et plus de communautés, moins de syndicalisme et plus de débrouille, moins de famille et plus de bandes, moins de vérité historique et plus de mythes qui confortent, moins de vérités scientifiques et plus de croyances…

Nous n’avons pas fini avec le changement du monde – autant commencer à le penser.

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Tran-Nhut, Le temple de la grue écarlate

Roman insolite, policier historique, décentré en Asie, voici un petit gros livre qui réjouira le lecteur féru d’imaginaire. Nous sommes au Vietnam au XVIIème siècle. C’est un peu la Chine avec ses mandarins impériaux recrutés sur concours et ses lettrés qui étudient encore et toujours les œuvres classiques pour en passer et aspirer à servir. Le mandarin Tân est un vigoureux jeune homme issu de la campagne, d’une famille de paysans, et qui s’est élevé par ses mérites au rang de fonctionnaire d’empire. Gouverneur d’une province, il a le pas sur le mandarin militaire Quôc, sur le maire Lê, sur le maître d’école Ba et – bien entendu – sur l’entrepreneur Ngô. Nous sommes dans le système confucéen où les lettres dominent le politique, les deux dominant le militaire et l’économique. Un système curieusement français…

Ce pourquoi le lecteur ne sera pas dépaysé, malgré l’exotisme des paysages, des mœurs et des nourritures. Les habitants de la province n’ont qu’une obsession : s’élever dans la hiérarchie sociale en mariant leurs filles nubiles à ce prestigieux fonctionnaire envoyé de l’empereur. L’empereur lui-même n’a qu’une obsession : assurer la descendance de chaque aîné mâle des familles, donc pousser le mandarin Tân à se marier. Ce ne sont donc que défilé de filles de 15 ans devant les yeux du jeune homme. Sauf que le fonctionnariat a son éthique : on ne se marie pas dans la province où l’on gouverne. Pour éviter népotisme, clientélisme et corruption… Le défilé ne fait donc que préparer le futur, lorsque le mandarin sera nommé dans une autre province.

Mais ces jeux de la comédie humaine seraient bien anodins s’il ne venait se greffer sur eux de vrais crimes sanglants. Des cadavres d’enfants difformes sont retrouvés poignardés, la tête écrasée, sur les chemins alentour. Un témoin aperçoit parfois la forme gigantesque d’un être noir qui s’active sur eux comme un démon. Le maire Lê est bien incapable de raisonner et de relier deux fils, le maître d’école Ba ne sait rien de ces enfants nés handicapés qu’il ne veut surtout pas éduquer, le militaire Quôc n’a qu’une idée : chasser les moines experts en arts martiaux formés en Chine qui menacent son pouvoir de contrainte. Quant à l’entrepreneur Ngô, riche et socialement arrivé, il veut cacher ses liens troubles avec le temple de la Grue écarlate, son passé de commerce et ces êtres contrefaits appelés les Rejets de l’Arbre nain. D’où viennent d’ailleurs ces enfants, tous âgés d’environ dix ans, et que les moines élèvent en les faisant travailler chez les artisans du village ?

Pas facile au mandarin Tân, aidé de son ami le lettré Dinh, de débrouiller les fils de ces mystères enchevêtrés d’intrigues ! D’autant qu’un beau matin on tente de l’empoisonner via une veste de soie doublée que le tailleur Tau vient de confectionner dans le coupon cadeau que vient d’envoyer l’empereur ! Mais n’est-ce pas l’intendant Hoang qui a conseillé à son maître de la porter à même la peau en cette saison ? Les personnages truculents ne manquent pas, comme Madame Jade, prestigieuse beauté solitaire dans son auberge des monts sauvages où coule une source de jouvence. Mais pourquoi joue-t-elle avec une boule à grelot remplie de mercure ? Les filles de joie portent habituellement dans le vagin ce godemiché qui tinte joliment à chacun de leurs pas.

Le maître d’école Ba lui-même prend un plaisir sadique à cingler le torse nu de ses élèves adolescents, attachés à un arbre, avant de leur enduire la peau d’eau sucrée au pinceau afin que les fourmis de feu viennent torturer lentement tout élève rétif. Il choisit ses victimes parmi les meilleurs garçons, ceux qui ont des facilités pour apprendre et dont il croit que c’est paresse qu’ils ne retiennent pas. Nous rencontrons aussi le bonze Méditation lascive – son vrai nom secret alors qu’il se fait appeler officiellement Pensée vertueuse.

C’est dire que ce roman écrit allègrement ne manque pas d’humour ! Le plaisir de l’intrigue, subtile et bien menée, en est multiplié. Les auteurs, qui sont deux sœurs scientifiques d’origine vietnamienne écrivant en français, s’amusent en inventant des noms imagés des prises d’arts martiaux. « Le mouvement de la Danseuse Lubrique permit à Minh d’atteindre le menton de son ennemi. Celui-ci recula avec un masque de douleur mais répliqua avec le geste de la Banane qui Roule » p.243. Connaissez-vous aussi la technique de la Galette sur la Flamme, celle de la Grenouille ailée ou celle de la Salade qu’on Essore ?

Le lecteur savourera ces moments de plaisir que les auteurs ont manifestement jubilé à écrire. Sagesse sera sollicitée, petites cellules grises autant que morale confucéenne ; justice sera rendue, mais pas sans rebondissement inattendu. Un beau roman à goûter dans les moments de détente.

Tran-Nhut, Le temple de la grue écarlate – une enquête du mandarin Tân, 1999, Picquier poche 2002, 376 pages, €9.21 

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Thérèse Delpech, L’Ensauvagement

Article repris par Medium4You.

Thérèse Delpech est décédée le 18 janvier à Paris, à l’âge de 63 ans d’une « longue maladie » sur laquelle elle est restée très discrète jusqu’au bout. Pour parler du « retour de la barbarie au 21ème siècle », le sous-titre, voici un livre bien écrit. Ce n’est pas par hasard, l’auteur est agrégé de philosophie et chercheur au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales) dépendant de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, et à l’Institut international d’études stratégiques de Londres. En hommage, je reprends ma chronique d’un de ses meilleurs livres. Elle a été membre du cabinet d’Alain Savary (1981-84), ministre de gauche, puis de celui d’Alain Juppé au Quai d’Orsay (1993-95), ministre de droite. Son livre sort donc des étiquettes étroitement partisanes (donc bornées) pour aborder le monde et son tragique. Prix Fémina, L’Ensauvagement a été choisi pour l’épreuve orael du concours 2011 de l’École de Guerre…

Cet ensauvagement est une façon à la Chevènement d’évoquer ce que les historiens ont appelé « la brutalisation ». C’est un autre nom pour l’habitude de la violence, de l’inhumanité qui ne fait plus réagir, de l’autoritarisme pratiqué, exigé, légitimé, après un conflit majeur où toutes les valeurs basculent.

Tolstoï, repris par Balzac, fait remonter l’ensauvagement des Européens à la Révolution française et à ses suites napoléoniennes, mais c’est bien la Grande Guerre de 14-18 qui a créé cette barbarie qui hante encore la troisième génération dont nous sommes. Avec la modernité en prime, celle de la mondialisation de toutes les relations – politiques et culturelles autant qu’économiques – et les pouvoirs énormes des industries et des nouvelles technologies. La terreur et la barbarie pénètrent chaque jour au cœur des foyers tandis que les rituels de torture et de mort des égorgements, tueries, massacres, déportations, viols, tortures, emprisonnements, prises d’otages, répressions, crimes en série et crimes d’État, deviennent une nouvelles « norme » qui règne dans le monde. Il est donc illusoire pour les Européens de se croire à l’abri dans leur société policée au niveau de vie confortable. Les jeunes soldats américains se battant en Irak ont souvent l’illusion de « killer » des « aliens », ils le disent – et ils trouvent ça « cool » (Evan Wright, Generation Kill, 2004, Putnam).

Il est hypocrite d’encourager les dictatures ailleurs dans le monde alors que l’on pérore ici sur les « droitsdelhomme » et autres ronflantes libertés commémorisées chaque année un peu plus. C’est faire trop confiance à « l’homme rationnel » comme à « l’homo oeconomicus » dont a vu, pourtant, le tout aussi rationnel délire entre 1914 et 1918 à l’ouest, entre 1917 et 1989 à l’est, entre 1933 et 1945 à l’ouest à nouveau, et autour de 1984 dans les Balkans – pour se limiter à l’Europe. Thérèse Delpech : « La politique ne pourra pas être réhabilitée sans une réflexion éthique. Sans elle, de surcroît, nous n’aurons ni la force de prévenir les épreuves que le siècle nous prépare, ni surtout d’y faire face si par malheur nous ne savons pas les éviter. Tel est le sujet de ce livre » p.30.

La passion égalitaire et démocratique, lancée par les révolutions française et américaine, est devenue universelle, même si les régimes ne le sont guère. « Cette universalisation est porteuse de mouvements révolutionnaires d’un nouveau type, dont le terrorisme n’est qu’une manifestation » p.50. Les printemps arabes ont montré ce que cette hypothèse avait de vraie.

Le ressentiment historique (Chine, Iran, Pakistan, Palestine) est un autre ressort de déstabilisation de régions entières du monde.

L’envie et l’imaginaire du Complot malfaisant visent en troisième lieu l’Occident, sans distinction aucune entre Américains et Européens. « La réalité historique contemporaine, plus instable qu’elle ne l’a été depuis des décennies, et porteuse de grands changements, est si profondément décalée par rapport à la volonté de repos des sociétés développées, que la prise de celles-ci sur les événements deviendra de plus en plus précaire » p.75. Avis aux retraités de l’esprit qui se croient « non concernés » ou « au-dessus de tout ça » : l’épicentre des affaires stratégiques du 21ème siècle sera l’Asie.

Que la plupart des Européens ne l’envisagent même pas montre combien l’Europe est devenue provinciale. Thérèse Delpech ne mâche pas ses mots : « Le mépris de la vie humaine, le refus de distinguer les civils des combattants, l’assassinat présenté comme un devoir, sont des provocations directes aux valeurs que nos sociétés sont censées défendre. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour le faire ? A voir la réaction de l’Union Européenne au massacre de Beslan en Ossétie du sud en septembre 2004, on en conclut que ce prix ne doit pas être très élevé » p.120. Nous pourrions ajouter, dans un moindre registre, les palinodies autour du « gaz russe » livré à l’Europe qui vaut bien plus, semble-t-il, que la démocratie récemment confortée des Ukrainiens. Que la gauche « morale » ne vienne pas faire la leçon, elle qui n’a pas valorisée la révolte des syndicalistes polonais en 1982 sous Pierre Mauroy…

Le confort ne se bat jamais pour la morale, il faut le reconnaître, surtout à gauche où le moralisme donne cette bonne conscience qui suffit à dispenser de faire quoi que ce soit. La droite est plus préoccupée de ses intérêts, chacun le sait, économie d’abord, la morale ne sert qu’à la stratégie de puissance ; elle est moins menteuse en ne disant pas une chose tout en faisant son contraire.

Quatre chapitres rythment le propos,

  1. « le télescope », présentation de la méthode d’appréhension des choses,
  2. « 1905 », l’analyse de cette année pré-1914 cruciale pour le 20ème siècle,
  3. « le monde en 2025 », qui braque la lunette sur l’avenir possible, enfin
  4. « retour à 2005 » pour traquer dans l’aujourd’hui les prémisses des possibles.

Thérèse Delpech fait « trois paris sur l’avenir » en 2025 :

  1. Le terrorisme international continuera d’être un problème grave car les terroristes savent être patients, reconstituer leurs réseaux rapidement, s’adapter aux interdits et surtout gagner la bataille des idées ;
  2. Les armes de destruction massive vont proliférer, la Corée du Nord, l’Iran, plusieurs états du Moyen-Orient, devraient acquérir l’arme nucléaire ;
  3. La Chine représente la menace majeure par sa masse, son orgueil revanchard sur l’humiliation infligée durant des siècles par l’Occident et son obsession de « récupérer » un Taiwan qui a goûté à la démocratie et que des traités lient au Japon et aux États-Unis. Car la Seconde guerre mondiale, bien terminée en Europe, ne l’est pas en Asie lorsque l’on observe les « excuses » régulièrement proposées mais jamais suffisantes du Japon aux Indonésiens et aux Chinois pour les avoir colonisés, la Corée toujours non réunifiée (ni la Corée du sud, ni le Japon, ni la Chine n’y ont intérêt), ou les mensonges sur le rôle de Mao durant la guerre sino-japonaise (craignant en 1939 un pacte entre Allemagne et Japon, Mao a collaboré avec les services secrets japonais pour affaiblir Chiang Kai-chek et obtenir le soutien de Staline).

Trois chapitres pointent les problèmes futurs en germe dans l’actualité.

  1. Le premier, sur la Russie, montre l’archaïsme d’un pays replié sur lui-même et empressé d’en revenir aux recettes soviétiques, tandis que les Occidentaux, toujours fascinés par la puissance, retrouvent les vieux réflexes de soutenir les dirigeants plutôt que les peuples. « Le pays est devenu imprévisible, tenu par une étroite camarilla qui a du monde et de la Russie une vision fausse. Elle a démontré son incompétence en 2004 et 2005 avec la tragédie de Beslan, les erreurs grossières d’appréciation en Ukraine et la surprise qui a suivi le renversement du président Akaïev au Kirghizistan » p.256. Incompétence des forces spéciales privilégiées par le régime, corruption généralisée, mépris de la vie humaine, ensauvagement de tout soldat envoyé en Tchétchénie qui en revient enclin à l’intimidation, au gangstérisme et au meurtre, le pays est, selon Mme Delpech, infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde.
  2. Le second, sur les deux Chine, fait de Taiwan une Alsace-Lorraine du 21ème siècle (propos de Chou En-laï en 1960 déjà). Or, rien de légitime dans cette revendication soi-disant « historique » : « depuis quatre siècles, Taïwan est peuplé de Chinois qui fuient l’arbitraire de l’empire. Il n’a été gouverné depuis la Chine continentale qu’entre 1945 et 1949 » p.280. Plus la Chine aura le sentiment qu’elle peut attaquer l’île en toute impunité, plus elle aura la tentation de le faire. Que les Chinois croient que les Etats-Unis n’interviendraient pas serait une erreur, la même que celle de Saddam Hussein et de Milosevic après celle de Hitler. Que fait l’Europe ? Pas grand-chose, et notamment la France, vouée au bon vouloir monarchique du « domaine réservé » présidentiel. Jacques Chirac préférait manifestement vendre des armes et livrer de la technologie pour affirmer son existence, plutôt que de penser à long terme. Depuis la rédaction du livre, Nicolas Sarkozy a été plus dynamique en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en Libye, mais la France a-t-elle encore les moyens de déployer des forces dans six ou sept endroits à la fois ? On ne sait pas ce que pense « la gauche » sur ces sujets, Hubert Védrine, conscient des enjeux, semble parler dans le désert…
  3. Le troisième chapitre porte sur « le chantage nord-coréen ». « Le jeu devient dangereux, précisément, quand Pyongyang a les moyens balistiques et nucléaires de jouer dans la cour des grands. Une des leçons principales de la crise des missiles de Cuba est que le péril essentiel est venu non de Moscou mais de Fidel Castro, qui était prêt à vitrifier la planète plutôt que d’accepter un compromis » p.308. Diffuser les documents disponibles sur les camps de travail, inhumains de la Corée du nord, devrait être la préoccupation première des médias occidentaux, plutôt que le chantage de Pyongyang sur ses armes supposées.

Sur tous ces sujets, « l’incompréhension de l’Europe est totale » or, « si l’on prend au sérieux la mondialisation, il faut accepter ses effets dans le domaine de la sécurité » p.328. Les Européens se verraient bien en retraités de l’histoire. Adam Smith, le père de l’économie libérale, avait annoncé les périls qui guettent les nations où priment les seuls intérêts économiques : « les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible », (cité p.358). Penser devient plus urgent encore lorsque « la violence et l’appel au meurtre se logent dans le vide béant qui se trouve au cœur de la modernité et qui peut accueillir de nouvelles utopies » p.363.

Loin des descriptions ou des conditionnels journalistiques, L’Ensauvagement reste un livre de réflexion rare pour aborder la vraie mondialisation, celle des relations historiques au présent entre les peuples, celles qui conditionnent, qu’on le veuille ou non, toutes les autres. Merci, Thérèse Delpech, de nous avoir écrit ce livre.

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement, Grasset 2005, 370 pages, €18.05 

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Michel Onfray, La sagesse tragique

Article repris par Medium4You.

Voici un petit livre sur Friedrich Nietzsche, écrit dans l’enthousiasme de la jeunesse à 28 ans et préfacé vingt ans plus tard par un philosophe devenu passeur des œuvres. C’est une excellente introduction à Nietzsche, courte et percutante, se mettant dans le courant de la branchitude pour mieux recadrer les préjugés. Il faut lire Nietzsche, dit le médiatique libertaire ! Car il vous libère personnellement de tous les esclavages, à commencer par celui de l’opinion, de la mode, de la morale, de la politique, des déterminants économiques, des religions.

« Je sais que Nietzsche n’est pas de gauche, ni hédoniste, libertaire, ou féministe » p.12. On pourrait ajouter chrétien ou socialiste dans la liste de ce qu’il est de bon ton « d’être » en apparence dans les années 2000. Tout ce que le philosophe n’est pas suscite automatiquement la haine pavlovienne des fusionnels, des branchés, de tous ceux qui n’ont qu’une ambition : être comme les autres, d’accord avec le dernier qui parle, surtout pas « différent », oh là là ! Il y a donc mauvaise foi, méchanceté, manipulation des textes, jeu de pouvoir intello dans ce qui paraît sur Nietzsche depuis des décennies. Michel Onfray, c’est son grand mérite, rectifie au bulldozer ces tortillages de cul pour donner la cohérence de la vie et des idées du philosophe au marteau, prophète de Zarathoustra l’apollinien dionysiaque.

Nietzsche c’est l’énergie au cœur de toutes choses. Ce qu’il appelle la volonté de puissance n’a rien de la tyrannie SS ni de l’emprise stalinienne sur les masses mais constate l’énergie vitale en chaque être, de la cellule végétale à nos corps de primates intelligents. Cette énergie est un fait, elle sourd de la vie même puisque vivre est lutter contre l’inertie de la matière.

Aux hommes d’exception de faire servir cette énergie au mieux de leurs capacités humaines. Ils sont appelés « sur »-hommes parce qu’ils se détachent de la masse indistincte vouée à seulement survivre et se reproduire. L’indistinction est ce « dernier homme » qui rumine bovinement en regardant passer les trains de l’histoire, masse grégaire à la Ortega y Gasset qui se laisse modeler comme une vulgaire pâte à partis collectivistes, fascistes ou communistes, humains « esclaves » de la mode, de l’apparence, de l’opinion.

Qu’est-ce qui empêche les Alexandre et les Diogène aujourd’hui, les Léonard de Vinci et les Einstein ? La mauvaise conscience morale prescrite par les « esclaves » qui ne trouvent bien que ce qui rabaisse tout le monde à leur niveau, et imposée en système par les religions du renoncement : christianisme, bouddhisme, socialisme. Ce dernier – une hérésie laïque du christianisme – est marxiste bismarkien, le seul que Nietzsche connût. Le Surmoi rigide des religions et des idéologies au nom d’un au-delà, d’un ailleurs ou d’un éternel lendemain (qui chante et qui rase gratis…), secrète une moraline permanente qui refoule les instincts vitaux comme le montrera Freud. La répression sociale des désirs engendre névrose de civilisation et ressentiment politique, envie de tout casser et d’éradiquer le vieil homme au nom d’une utopie radicale d’égalité abstraite.

A chacun, dit Nietzsche, de se révolter contre ces contraintes et structures qui aliènent : travail, famille, patrie. La morale comme la domination économique, l’asservissement politique comme la crainte religieuse sont des carcans qui rendent esclaves. Chaque  individu doit être maître de ses propres valeurs, ce qui signifie avant tout maître de lui. Nietzsche n’est pas un nihiliste pour qui tout vaut tout, ni un anarchiste pour qui tout est permis, ni même un libertaire vautré dans l’accomplissement ici et maintenant de tous ses désirs. C’est un peu la limite de Michel Onfray que de le tirer vers ses propres fantasmes. Nietzsche aime le bouillonnement des passions et désirs (son côté Dionysos) mais il aime y mettre son ordre par une rigueur qui hiérarchise (son côté Apollon). Non, tout ne vaut pas tout ! Des valeurs sont préférables à d’autres – mais ce n’est pas à une instance extérieure à chacun de l’imposer comme un commandement. Chacun se commande lui-même : telle est sa liberté.

Nietzsche est grec antique pour qui la minorité exemplaire des être humains d’exception doit entraîner les autres à incarner l’homme au mieux de son potentiel : un esprit sain dans un corps sain, avec de saines affections. Nietzsche a pour maître les moralistes français, de Montaigne à Chamfort, qui jugent du bon et du mauvais pour eux, et non pas du bien et du mal en soi. Ce que l’on accomplit ici et maintenant, il faut le vouloir comme s’il devait revenir éternellement. C’est ainsi que l’éternel retour du même peut être désiré comme matrice des actes. Telle est la seule façon d’agir selon sa conscience. Il ne s’agit pas de morale venue d’ailleurs, ni de contrainte sociale politiquement correcte, mais d’éthique personnelle : être fier de soi dans ce que l’on fait. Être responsable de ses actes et les assumer à la face du monde.

Il n’y a donc pas d’élitisme social chez Nietzsche, non plus que de contrainte de « brutes blondes », comme quelques citations sorties de leur contexte pourraient le laisser croire. Michel Onfray insiste bien sur ce point et le démontre. « Le Maître donne, non par pitié ou compassion, mais par excès de force, débordement de vie. Ses objectifs ? Maîtrise de soi, rigueur et vigueur, noblesse et grandeur. Non pas commander, mais se gouverner » p.140. Et d’ajouter, perfide pour la mode médiatique qui se pose afin d’anticiper les places à venir (si les socialistes compassionnels du ‘care’ gagnent l’élection présidentielle) : « Jaurès ne s’y était pas trompé, lui qui voyait dans le surhumain une potentialité à laquelle il suffirait de consentir » p.144. Nietzsche déclare que le socialisme est une supercherie qui conforte le système d’esclavage industriel et la tyrannie de la majorité médiocre en reportant toujours à demain la liberté personnelle au nom de la Morale.

Le travail aliène lorsqu’il est imposé et n’offre aucune satisfaction à l’être humain. A l’inverse, le loisir (l’otium des anciens), permet la création personnelle au quotidien. « Qui n’a pas les deux-tiers de sa journée pour lui-même est esclave », déclare Nietzsche dans ‘Humain trop humain’, §283. Humour de Nietzsche, qui n’est pas relevé par Onfray : 2/3 d’une journée de 24h font 16h… ce qui laisse 8h de travail pour la société et pour gagner sa croûte. On peut bien sûr ne considérer que les heures éveillées et calculer les 2/3 de 16h, ce qui laisse 10h de loisirs et donc… 35h de travail par semaine. Mais les individus sont-ils moins aliénés quand ils ont du temps libre ? La pression sociale des potes, des cousins, de la famille, du quartier, de la télé et des médias, de fesse-book et autres chaînes mobiles, des associations, du parti, de l’État, de la religion, permet-elle d’être enfin soi ? Bien sûr que non. Ni le temps de loisir ni la technique ne libèrent… si chacun ne se prend pas lui-même en main pour épanouir ses potentialités.

Pour cela, rire, danser et jouir de ses sens, prescrit Nietzsche. Il faut penser léger, se moquer de ceux qui font la tronche, des politiciens pour qui tout est « grave » et des religions prêchant l’enfer à qui n’obéit pas aux Commandements. Il faut une vie bonne à la Montaigne, parce qu’elle est la seule que nous ayons, sans illusions sur l’au-delà. Exubérance et maîtrise, élan mais art : croit-on que la danse n’est pas une discipline ? Marcher, randonner pour penser mieux, en mouvement, loin de ce « cul de plomb » qui caractérise « la pensée allemande » (et tant de philosophes-bureaucrates français). Écrire souvent mais ciseler ses aphorismes par le travail comme on forge une épée avant de la plonger dans l’eau froide.

« Soyons les poètes de notre vie », dit Nietzsche à ceux qui ne l’ont pas compris, « et tout d’abord dans le menu détail et le plus banal » (Gai savoir §289). Lisez Nietzsche ! Il est un maître de vie. Lisez-le avec le guide Onfray, qui est un bon pédagogue.

Michel Onfray, La sagesse tragique – du bon usage de Nietzsche, 1988, Livre de poche 2006, 188 pages, €5.70

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