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Trump et les quatre causes du fascisme

Mercredi 6 janvier, jour de la certification par le Congrès du résultat des élections présidentielles américaines, le président battu Donald Trump incite ses partisans à manifester à Washington. A la fin du meeting, il excite les militants échauffés à marcher sur le Capitole comme jadis Mussolini a marché sur Rome – 4 morts. C’est le fait d’un putschiste pour qui seule « sa » vérité compte et non les faits – il pourtant a été battu de 7 millions de voix (306 contre 232 grands électeurs). J’ai raison et pas le peuple car JE suis le peuple à moi tout seul. Cette façon de voir et de se comporter est proprement fasciste. Il n’est pas allé jusqu’au bout à cause de son tempérament foutraque adepte du « deal » et parce que l’armée a fait savoir qu’elle ne suivrait pas. Mais qu’en serait-il d’un prochain démagogue organisé et décidé ?

Le fascisme est né en Italie il y a juste un siècle de quatre causes cumulées : la brutalisation due à la guerre, la crise économique et sociale, le nationalisme de pays menacé et frustré rêvant à l’Age d’or mythique, et la démagogie d’un agitateur habile.

  1. Brutalisation : la guerre de 14-18 a duré longtemps et a été éprouvante non seulement par la violence des combats mais par la technique qui a amplifié la guerre, monstre industriel contre lequel on ne peut quasiment rien comme dans Terminator. L’habitus de férocité et de décisions brutales pris dans les tranchées conduit vers 1920 à considérer la violence comme régénérant l’homme, donc la société, ce qui fut théorisé par Georges Sorel. Ce fut la même chose sous Lénine et surtout Staline en URSS, puis en Allemagne sous Hitler. Il faut être « inhumain » pour forger l’homme nouveau, dirigeant à poigne, homme de fer. Aux Etats-Unis en 2020, après le choc belliqueux des attentats du 11-Septembre 2001, deux millions d’anciens combattants des guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak ont été brutalisés (et souvent traumatisés) ; ils ont formé l’essentiel des militants qui ont marché sur Washington.
  2. Crise économique et sociale : l’Italie est secouée par une grave crise de 1919 à 1922 ; l’Allemagne sortie ruinée de la guerre en 1918 est précipitée dans la crise par la Grande dépression qui suit l’effondrement des spéculations boursières américaines en 1929 et diffuse par effet domino à tout le monde développé les faillites financières et son cortège de fermeture d’usines et de chômage. En 2008, les Etats-Unis ont subi de plein fouet l’équivalent de la crise de 1929 et se font de plus en plus tailler des croupières par la Chine, forte de trois fois plus d’habitants et de l’avidité des capitalistes de Wall Street qui n’hésitent pas à brader leur technologie pour des profits à court terme. Trump est élu en 2016 sur des idées de protectionnisme et de relance économique par la baisse des impôts et la liberté reprise sur les traités internationaux, voulant relocaliser l’industrie au pays et initiant une guerre commerciale d’ampleur inégalée aux autres puissances comme à l’immigration.
  3. Nationalisme : tout pays menacé dans son niveau de vie se voit menacé dans son « identité », cherchant fébrilement à se « retrouver », un peu comme un adolescent inquiet au lieu d’un adulte mûr. La « victoire mutilée » de Mussolini, le « coup de poignard sans le dos » d’Hitler, le « projet Eurasie » de Poutine, le « make America great again » de Trump sont un même prétexte à vouloir régénérer la nation par la mobilisation des natifs. Il s’agit toujours d’un conservatisme botté, d’un retour à un mythique Age d’or qui n’a jamais existé que dans l’imagination : l’empire de Rome, la race pure aryenne, la Russie éternelle, l’Amérique des Pionniers. Il est donc enjoint de prendre le contrepied de tout ce qui se pensait auparavant : la raison, les Lumières, l’individualisme, l’hédonisme post-68, l’humanisme onusien. Retour contre-révolutionnaire au droit divin, à la religion, à la nation organique, au romantisme de l’émotion, à l’égoïsme sacré et au culte de la force qui tranche. Une frange de militants est mobilisée pour entraîner la société et embrigader les esprits : squadristi italiens, SA et SS allemands, siloviki russes, milices trumpistes. Ce que l’Action française a su faire au début du siècle précédent, Q anon veut le faire au début du siècle présent.
  4. Démagogue : pas de succès de l’irrationnel nationaliste et xénophobe sans un agitateur habile. Mussolini, Staline, Hitler, Trump (pour ne prendre que quelques exemples occidentaux) ont su agréger autour de leur personnalité tous les frustrés, les enthousiastes, les fana-mili, les activistes. Il s’agissait de conquérir le pouvoir – puis de le garder. Seul Trump a échoué pour le moment à rester président même s’il a déclaré qu’il « ne reconnaîtrait jamais la défaite ». Mais il profite des failles du système représentatif de la démocratie (aggravées par le système électoral archaïque des Etats-Unis) pour contester le vote des citoyens. Sa « vérité » est qu’il ne peut être battu. Comme dans la télé-réalité, le show doit continuer. C’était hier la radio et le cinéma qui servaient la propagande ; c’est aujourd’hui l’Internet, les réseaux et la télé qui s’en chargent, matraquant la théorie du Complot et amplifiant tout ce qui mine inévitablement le parlementarisme : le clientélisme, la corruption, la lâcheté, la combinazione. Anarchistes, complotistes et croyants se liguent pour porter les coups de boutoir au « Système » de la règle de droit comme si celui-ci, une fois renversé, n’en générerait pas un autre – en pire : le fascisme, le communisme, le nazisme, etc.

Ces quatre causes sont universelles ; l’histoire ne se répète jamais mais ses mécanismes se répliquent. La montée de la violence, les frustrations sociales augmentées par les ravages de la pandémie, l’absence de nouvelle « frontière » à explorer pour les citoyens (l’espace et le transhumanisme sont réservés à quelques élites, seul le « retour à » est accessible à tous sans limites), la politique-spectacle augmentée par les réseaux sociaux sans digues, ont créé le phénomène de Trump le trompeur, le champion du parti des éléphants.

Si les normes non écrites, les règles informelles et les conventions sont la colonne vertébrale d’une démocratie, celle-ci a du mouron à se faire car l’exemple vient du phare mondial : les Etats-Unis de la grande révolution de 1776. Mélenchon doit regarder cela avec grand intérêt.

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La France vire-t-elle fasciste ?

Comme après la crise boursière des années 1930, vite devenue financière, économique et sociale, la crise boursière des années post-2008, vite devenue financière, économique et sociale, suit son cours. La dernière étape est inévitablement politique. Comme dans les années 30, le populisme un peu partout dans le monde occidental développe ses outrances, ses naïvetés et ses mensonges intéressés. Cela a abouti hier à Mussolini en Italie, à Hitler en Allemagne, à d’autres régimes ou partis plus ou moins autoritaires en Europe (Franco en Espagne, Horthy en Hongrie, le rexisme en Belgique, Pétain et Laval en France…).

Et aujourd’hui ? L’histoire ne se répète jamais, sauf que le tempérament humain reste le même. Les « réactions » pavloviennes aux mêmes événements produisent des mêmes comportements malgré l’histoire qui enseigne, la culture qui progresse, les années qui passent. Ce qui est arrivé hier arrive donc aujourd’hui : la révolte antiparlementaire, anti-représentative, anti-élite, anticapitaliste, antilibérale, anti-étrangers ; la peur du déclassement culturel, la hantise de dégringoler l’échelle sociale, de payer trop d’impôts par rapport aux autres, de ne pas avoir sa part du gâteau redistributif, d’être exclu du petit rebond de prospérité après crise. Ce fut le cas en 1925 en Italie, en 1933 en Allemagne, en 1936 en Espagne, en 1940 en France…

Les classes moyennes et populaire s’unissent alors pour contester « le système » : dans les années 30 les petits capitalistes, artisans et commerçants, les petits fonctionnaires et les intellos mal reconnus, les ouvriers qualifiés déclassé par le lumpenprolétariat, les retraités grugés par les impôts, les paysans laminés par la distribution. Tous ont formé le terreau du fascisme, du nazisme, du franquisme, du pétainisme, du rexisme… Le Parti populaire français rivalisait avec le Rassemblement national populaire et Solidarité française pour contester le pouvoir et prôner la démission du gouvernement et l’instauration d’un plébiscite par appel direct au « peuple ».

La passion était l’Etat seul et ni les partis, ni les élites, ni les administrations : « Tout dans l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat ! » braillait Mussolini, ancien combattant et militant socialiste engagé devenu homme fort du fascisme naissant. Comme à l’école primaire, les gens primaires en appelaient au maître contre les frustrations dues aux copains plus habiles ou plus forts. L’Etat allait égaliser tout et tous, protéger la nation et « le peuple », nationaliser les profiteurs et rétablir les frontières contre les « étrangers » (tout en allant soumettre quelques pays nègres – comme l’Ethiopie – pour offrir de la promotion sociale aux incapables – mais blancs).

La revendication des frontières, de la France seule, l’égalitarisme jaloux et des impôts pour « les riches » reviennent aujourd’hui chez les fachos des ronds-points ; ils portent gilet jaune en guise de chemise noire, sauf que… manquent dans la France d’aujourd’hui les partis de masse et les hommes forts – machistes à la Poutine, Trump ou Bolsonaro. Cela fait une différence : si le terreau social est le même, la solution n’est pas trouvée.

Le fascisme voulait l’héroïsme contre l’égoïsme ; le gilet jaune étale son égoïsme (et moi ? et moi ? et moi ?), refusant toute organisation, programme ou porte-parole. Leur seul héroïsme consiste à tourner en rond – uniquement le samedi –  et à laisser casser les biens publics par des bandes couvées avec indulgence (ça fait du buzz à la télé). Tout patriotisme est absent, une seule revendication aussi vaine qu’inepte réussit seule à faire un semblant d’unanimité : « Macron démission ». Le président Macron, élu sans conteste en 2016, ne démissionnera pas. Alors quoi ?

Qui proposer à sa place ? La duccesse marinée en la peine, au casque chevelu décoloré pour faire propre aryen ? Le ducce du camion qui ne connait ni droit ni loi ? Le Dupont trop feignant pour vérifier ses affirmations avant de balancer un gros mensonge afin de Trumper son monde ? Quand ces matamores de ronds-points l’ouvrent, c’est pour se rendre ridicules. Faut-il écouter les leçons de démocratie de l’Italien arrivé par hasard au pouvoir contre l’immigration ? Le pays qui a inventé le fascisme tout comme la Russie qui a inventé stalinisme et goulag sont-ils vraiment des « modèles » pour la France ? Mélenchon se tait, ne voulant pas subir de sort de Karl Liebknecht ou de Rosa Luxembourg, tant les extrémistes de droite sont survoltés, jouant volontiers du couteau au Brésil ou en Pologne et menaçant « de mort » en France même les députés de la République. Le « socialisme » est inaudible, même si « Pépère » essaie de chevroter qu’un président ne devrait pas faire ça. L’opposition Wauquiez est aux abonnés absents, une hémorragie de militants centristes éclaircissent les rangs de « La » République (LR), sauf une poignée de sénateurs qui justifient leur fauteuil en creusant « l’affaire » des possibles dysfonctionnements de l’Elysée.

Alors qui, les gilets ? Un bon gros beauf tiré au sort ? Referait-on des élections présidentielles aujourd’hui, selon les sondages, ce serait… Macron qui repasserait : faute d’alternative crédible. Le problème avec le mouvement jaune est qu’il s’agit d’un agrégat sans lien autre que brailler ensemble et frire des merguez dans la grande fête « où l’on se parle » – pas d’un parti politique proposant un programme politique et des leaders politiques aptes à gouverner. Se sentir bien ensemble (un seul jour par semaine) ne fait pas un projet dans la durée. Un sac à patates, selon le mot de Marx, n’est pas une classe sociale consciente de ses intérêts.

Ce qui domine est l’anarchie. Ni Dieu, ni maître, ni Macron. Bon : et l’on se gère comment ? Par des référendums sur tout et n’importe quoi ? Par une mosaïque de revendications locales, tribales, minoritaires ? La juxtaposition des égoïsmes a-t-il jamais accouché d’un projet collectif ? On comprend sans peine pourquoi les gilets jaunes ne veulent surtout pas « participer » au grand débat : il est national et devra formuler des propositions de lois concrètes. Or ils sont bien incapables de s’élever au niveau de la nation (encore moins de l’Europe face aux géants du monde !), incapables de formuler des projets d’intérêt collectif autres que « Macron démission » et que « moi y’en a vouloir des sous » pour moi !

Ils se disent « apolitiques » ce qui est le signe, depuis Alain, d’un conservatisme qui ne propose aucun progrès. L’anarchisme de droite (à la Céline) est proche de l’extrême-droite mais refuse l’embrigadement (à la Brasillach) : il est une maladie infantile du fascisme, peut-on dire en paraphrasant Lénine. Seul le processus de brutalisation des années 1930, l’accoutumance à la violence verbale et physique – jusqu’aux menaces de mort – est préoccupant : il fait le lit du premier macho fort en gueule qui passera ramasser les miettes et les pétrira en parti puissant. Mélenchon aurait bien voulu jouer ce rôle, las ! l’époque est plutôt à droite et, sauf à virer Doriot (passé du communisme au fascisme d’un seul élan), peu de chance qu’il y arrive.

Le « mouvement » des gilets jaunes apparaît donc comme un geste, pas comme un acte ; comme une velléité, pas comme une volonté ; comme une jacquerie à prétexte fiscal, pas comme un projet pour le pays. Alors, non, la France ne vire pas fasciste. Pour le moment.

Les années 30 sur ce blog

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Au revoir là-haut d’Albert Dupontel

Adaptation du prix Goncourt 2013 de Pierre Lemaitre, que je n’ai pas lu (la qualité long terme des Goncourt étant faible), le film résume et caricature un message : quelle çonnerie la guerre ! Toute cette fanfare sur « la Victoire » après quatre ans de boucherie et de trahisons, quelle célébration !

Deux soldats de base en bleu horizon, qui ont fait copain sur les cotes à défendre, se retrouvent après l’épreuve démobilisés de tout dans la vie civile. Albert Maillard (Albert Dupontel) était comptable avant la guerre ; il se retrouve « dans la publicité », porte-enseigne des rues pour une marque de cigarettes ou un parfum. Son copain Edouard Péricourt (Nahuel Pérez Biscayart) a eu la gueule cassée en sauvant Albert d’un trou où il était enseveli par une bombe avec un cheval. Il a honte de sa laideur et de son incapacité sociale à manger sans tube et il veut d’abord mourir avant de se créer des masques – dont la morphine que lui procure Albert en volant les autres ingambes et mutilés. Son copain déniche dans les archives un mort de l’Assistance que personne ne va réclamer, Eugène, et laisse croire qu’Edouard est mort « au champ d’honneur » (dans la boue et la putréfaction). Décidément, quelle connerie, la guerre !

Surtout que leur lieutenant des tranchées est une ordure, aristocrate et affairiste, macho et dominateur, grand baiseur de femmes, dont Madeleine (Émilie Dequenne), la propre sœur d’Edouard qu’il a rencontrée lorsqu’elle a voulu se recueillir sur la tombe présumée de son frère, et à qui il colle illico un polichinelle dans le buffet. Portant beau, Henri d’Aulnay-Pradelle (Laurent Lafitte), dont on se demande pourquoi il n’est que lieutenant, est un personnage détestable, outré – peu crédible dans la réalité. Mais c’est probablement ce qui plaît à notre époque inapte à toute nuance, sur le modèle hystérique Mélenchon, qui préfère adorer ou détester plutôt que les nuances du penser par soi-même et du jugement mesuré en bon sens.

Le père d’Edouard, Marcel, est brossé à même gros traits en grand bourgeois habitant un hôtel sur les Champs-Elysées, tutoyant les ministres et président d’une grosse firme qui a fait ses affaires durant la « grande » guerre (Niels Arestrup). Depuis l’enfance, il a toujours voulu « dresser » son fils pour le rendre conforme à son image, requin des affaires apte à prendre sa succession à la tête de l’entreprise. Mais Edouard a toujours résisté ; d’un tempérament artiste, il n’a cessé de dessiner. Dont son père en « gros con » lorsqu’il avait une dizaine d’années. Il dessinait encore dans les tranchées, entre deux salves d’obus ou deux attaques suicidaires à la baïonnettes commandées par le lieutenant qui n’hésitait pas à envoyer deux poilus « en reconnaissance » en plein jour (!) vers les lignes allemandes avant de leur tirer dans le dos – pour motiver « ses » hommes, désireux alors de venger leurs copains. Je m’étonne qu’Albert, qui l’a vu, n’ait pas tiré sur le lieutenant, cela se faisait volontiers pour les ordures durant ces quatre années de guerre imbécile où le pire de l’humanité ressortait.

Albert et Edouard, aidés de Louise la gamine gavroche de Paris (Heloïse Balster) qui accepte sans juger la gueule cassée, vont monter une arnaque pour se venger de la société qui les rejette malgré leur courage à la guerre. Edouard va dessiner un catalogue de monuments aux morts, qu’il veut proposer aux maires de France suivant la volonté de Clemenceau qui préconise d’en doter toutes les communes. Il ne s’agira pas de les réaliser, seulement de les dessiner – d’empocher l’argent et de partir aux colonies pour y vivre inconnus.

Le père d’Edouard s’y laisse prendre, sommant le maire niais du huitième arrondissement (Philippe Uchan) de lancer un concours dont il financera intégralement l’œuvre. Comme pour le lieutenant, le maire est une caricature de nigaud mielleux à laquelle on ne croit pas un instant. « Mais oui, je suis bête » dit le benêt à propos d’une chose qu’il a oubliée. « Oui », répond le président. C’est drôle et c’est con. Ces personnages impossibles à croire font toute la faiblesse du film.

Mais le père aimait secrètement son rejeton (oh, le mélo !) et il a été affecté par sa mort. Il regarde les dessins d’Edouard, apportés par Albert, puis le convie à dîner dans son hôtel particulier en présence de sa fille pour en savoir plus, notamment sur les derniers moments. Une émotion sincère, mais bienvenue, empêche Albert de trop mentir sur la fin présumée et il apparaît socialement gauche et franc à la fois, ce qui permet au président de lui proposer un poste pistonné de comptable à la banque. Comme Edouard a besoin d’argent pour éditer son catalogue, il pratique ce qu’on appelle « la pyramide de Ponzi » (que l’auteur appelle d’un autre nom) : faire signer un reçu d’un montant inférieur à celui apporté, puis créditer sous trois jours le compte de la somme manquante par un autre « emprunt », courant toujours plus vite que les contrôles. La « morale » de notre époque veut qu’Albert, foncièrement honnête, n’arnaque que les profiteurs de guerre.

Le catalogue édité, le monument choisi, l’argent versé, les compères fêtent cela à l’hôtel Lutétia avant de partir pour le Maroc. Entre temps Albert, bouleversé d’avoir vu le lieutenant marié à la sœur d’Edouard lutiner la bonne dont il est amoureux, le suit jusqu’à son chantier, le grand cimetière militaire où il compte à l’Etat de multiples cercueils remplis parfois de terre ou de débris sans toujours de nom. Il le menace d’un pistolet mais le lieutenant finit au trou, tombant au travers de planches qui couvraient bien mal une fosse avant d’être enseveli, comme les hommes qu’il envoyait en première ligne durant la guerre. Ce pourquoi Albert est arrêté au Maroc par les militaires français.

Il explique au colonel qui l’interroge toute son histoire. D’où ce poncif des flash-backs film et une fin que je vous laisse découvrir, édifiante comme il se doit dans notre époque de niaiserie à la Disney.

Au revoir là-haut n’est pas à mon avis un grand film, même si Albert Dupontel joue son rôle de façon réaliste et prenante et si l’on compatit aux affres de son copain gueule cassée. Les scènes cocasses ne manquent pas, comme le lieutenant qui marche sur les tombes ou le jeu de massacre des vieilles badernes au Lutétia. Les uniformes et le Paris paysan des arrondissements périphériques sont reconstitués avec soin. Mais tout est trop en noir et blanc dans cette histoire pourtant sophistiquée, reflet du monde d’hier qui créait des brutes avant que la guerre ne brutalise plus encore les hommes. Nous sommes avec le livre dans le feuilleton, pas dans la littérature ; avec le film dans le divertissement mélo, pas dans la psychologie. Le spectateur ne s’ennuie pas mais il oublie vite ce genre d’œuvre, seulement « jolie » selon le mot d’Albert : une fois vu, au revoir le film.

DVD Au revoir là-haut, Albert Dupontel, 2017, avec : Albert Dupontel, Emilie Dequenne, Niels Arestrup, Mélanie Thierry, Nahuel Pérez Biscayart, Laurent Lafitte, 1h52, Gaumont 2018, standard €9.99 blu-ray €20.56

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L’Echange de Clint Eastwood

Le titre en anglais évoque une substitution d’enfant ; c’était jadis l’œuvre des fées, c’est en 1928, date de l’histoire vraie ici romancée, le fait de la police. Car les années fascistes n’ont pas touché que la vieille Europe. Après la Première guerre mondiale, la brutalisation a affecté tous les comportements et le prurit autoritaire toutes les institutions. La démocratie américaine n’a pas été épargnée.

Une mère (Angelina Jolie) élève seule son enfant parce que le père s’est enfui dès qu’il a su qu’il allait être père. La responsabilité lui semblait trop lourde. Walter (Gattlin Griffith) a 9 ans et apparaît assez équilibré bien qu’un peu solitaire. Lorsqu’il se bat à l’école à cause de ses copains qui lui disent que son père est parti parce qu’il ne l’aime pas, sa mère lui conseille de « ne jamais commencer une bagarre mais de toujours la finir » – sur son propre exemple. Elle travaille comme responsable des opératrices téléphoniques à la compagnie du Pacifique, en un temps où des dizaines de demoiselles enfichent des câbles pour relier entre eux les numéros, non sans erreurs et doubles conversations. Ce pourquoi Christine Collins est appelée en renfort un dimanche, alors qu’elle avait promis à son fils de l’emmener au cinéma. Elle le quitte avec un sandwich au frigo et une voisine prête à venir faire un tour.

La mère ne reverra jamais son fils. Le travail dure au-delà de son horaire, le directeur (Frank Wood) l’entreprend sur une promotion dès sa sortie, elle rate le tramway et rentre plus tard que prévu. Walter n’est pas dans la maison, ni au-dehors. Elle appelle la police, mais qui ne peut ou ne veut rien faire avant 24 h parce que « 90% des gamins rentrent chez eux avant ce délai ». Walter ne revient pas, il a disparu et personne n’a rien vu.

Les mois passent et la mère se démène, harcelant les autorités chargées des personnes disparues, usant du téléphone à discrétion puisqu’elle travaille dans la société. Un jour, la police de l’Idaho annonce avoir trouvé un gamin qui correspond au portrait-robot. Joie hystérique de la mère, les grands yeux et la large bouche d’Angelina Jolie faisant beaucoup pour accréditer cette version émotionnelle incontrôlée. Mais lorsqu’elle a en face d’elle le gamin retrouvé (Devon Conti), les journalistes massés prêts à la photo, elle ne le reconnait pas. « Ce n’est pas mon fils », dit-elle. Le capitaine de police Jones (Jeffrey Donovan), qui est chargé de gérer les relations publiques de la police de Los Angeles, mise à mal par la brutalité encouragée par le chef Davis (Colm Feore), la persuade que c’est le choc, que le garçon a forcément changé en quelques mois, qu’elle a besoin de temps pour l’apprivoiser et s’y faire. Désorientée, Christine Collins accepte et la photo de presse est prise de la mère et de son enfant.

Fatale erreur ! Le gamin, qui récite sa leçon apprise probablement dans les journaux ayant relaté la disparition, mesure huit centimètres de moins que Walter, est circoncis contrairement à Walter, n’a pas la même dentition que Walter, et ne connait pas sa place en classe tandis que la maîtresse ne l’a jamais vu. Mais la police s’obstine : avouer qu’elle a été un peu vite et qu’elle a pu faire une erreur est au-dessus de son orgueil (péché capital de la Bible). Le pasteur Briegleb (John Malkovich) qui s’est spécialisé dans la dénonciation des violences et de la corruption policière lors de son émission radio très écoutée, en fait son cheval de bataille.

Le capitaine Jones coupe court en envoyant Christine au Los Angeles County Hospital, établissement psychiatrique destiné à soigner son « déni de réalité » et son refus « d’assumer des responsabilités de mère ». « Les femmes » sont naturellement menteuses, avides de plaisirs que la charge d’un gosse vient contrecarrer, dominées par leurs émotions et leur « intuition ». La police est une institution mâle qui n’a pas de temps à perdre avec ce genre de sentiments. Comme dans l’URSS de Staline, le « docteur » réclame à la mère habitée par son rôle une rétractation complète avant de la libérer. Elle refuse de signer et est traitée aux calmants avant le traitement de chocs électriques (anachronique puisqu’il n’a été introduit qu’en 1940). La « science » psy mais surtout la technique médicamenteuse ou électrique sont des instruments de pouvoir. Les électrochocs sont un coup de semonce avant la chaise électrique ; il s’agit de remettre le cerveau à l’endroit avant de le court-circuiter définitivement s’il s’avère tordu. Qui n’admet pas la vérité officielle se voit qualifié de déviant, voire de malade, et doit être rééduqué ou soigné. Les soviétiques ont utilisé ces procédés à grande échelle, persuadés de détenir la Vérité de l’Histoire ; les yankees ne sont pas en reste, de la chasse aux sorcières de Salem à celle de Mac Carthy, jusqu’au politiquement correct moralisateur et à la post-vérité trumpeuse.

C’est alors que – le hasard fait bien les choses ou, dans l’Amérique puritaine, la Providence – un garçon de 15 ans est signalé comme immigré illégal venu du Canada dans un ranch de Wineville. Le détective Ybarra (Michael Kelly) va arrêter le jeune Sanford Clark (Eddie Alderson, 14 ans au tournage). Il doit le renvoyer au-delà de la frontière. C’est alors que, brisé, le jeune garçon avoue avoir aidé son oncle, propriétaire du ranch, à tuer « au moins une vingtaine » de gamins en deux ans et l’avoir aidé à les appâter pour les attirer au ranch isolé où, par deux ou trois, ils étaient enfermés dans le poulailler entouré de barbelés. L’oncle, Gordon Northcott (Jason Butler Harner), les touchait, les violait, les mutilait avant de demander à Sanford de les achever et de les enterrer dans le désert alentour. Le ranch recèle nombre de haches, de couperets et de couteaux disséminés ici ou là.

Ybarra rend compte à son chef Jones, mais celui-ci exige qu’il rentre à Los Angeles avec le garçon pour qu’il soit expulsé, en gardant le silence sur cette affaire ; la police a bien d’autres ennuis. Le détective obéit mais, au moment du transfert, prend l’initiative de retourner au ranch avec deux agents et le garçon pour avoir la preuve ou être bien sûr que ce n’est qu’une histoire inventée. En creusant là où il sait, Sanford à la salopette déboutonnée d’un côté, puis reboutonnée lorsqu’il est filmé sous un autre angle, met au jour une chaussure de gamin, des côtes puis des vertèbres. La réalité dépasse la fiction et « la police » est obligée d’enquêter. Ce qui soulève un immense scandale car non seulement elle n’a rien vu de ces activités criminelles sur des années, mais elle n’a pas vraiment cherché, et surtout a pris un retard fatal lors de l’enlèvement de Walter.

Le public est indigné, une manifestation marche sur la mairie où le maire joue sa réélection. Libérée de psychiatrie, aidée d’un avocat bénévole grâce au révérend Malkovitch, Angelina intente un procès à la ville et à la police. Le jugement met en lumière tous les manquements policiers et exige la révocation du capitaine Jones et la destitution du chef Davis. Le faux Walter avoue qu’il a menti, il voulait venir à Los Angeles pour voir Tom Mix son acteur favori – il est rendu à sa mère. Les femmes internées sous le « code 12 » à la discrétion de la police sont libérées de l’internement psy. Gordon, arrêté au Canada où il s’est réfugié chez sa sœur, est condamné à être pendu et son neveu, violé mais tueur, Sanford, écope de quinze ans de prison.

La leçon est que le pouvoir peut être contrôlé par la pression de l’opinion publique, de la religion, du droit et de la vertu des flics de base. Et que la parole d’une femme vaut celle d’un homme. Mais cela ne rend pas Walter à Christine.

Northcott a refusé de lui dire s’il a tué ou non Walter, qu’il déclare être « un ange ». Ce n’est qu’en 1935 qu’un garçon échappé du ranch avec deux autres avoue que Walter l’a aidé à décoincer son pied et qu’il s’est enfui lui aussi, chacun de son côté. A-t-il été rattrapé ? Tué ? N’a-t-il pas voulu par honte ou crainte se faire reconnaître ? Nul n’en saura jamais rien, mais Christine Collins sait que son fils a agi avec honneur et elle repart avec l’espoir qu’il peut être vivant. Elle a en tout cas fait changer la loi sur les internements arbitraires, aidé à réformer le LAPD et assaini la ville – qui est un personnage à part entière comme en témoigne la séquence finale.

DVD L’Echange (Changeling), Clint Eastwood, 2008, avec Angelina Jolie, John Malkovich, Michael Kelly, Universal Pictures France 2009, 2h15mn, standard €7.49 blu-ray €11.35

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Cette connerie de 14-18

En une seule journée le 22 août 1914, 27 000 tués français, la stupidité du pantalon « garance » (rouge vif) bien avant le « bleu horizon », une conception ringarde de « l’honneur » qui voulait que les officiers restassent debout sous la mitraille pour « donner l’exemple » aux hommes (donc se fassent tuer presque immédiatement, laissant « les hommes » se démerder tout seuls de la boue et du bordel ambiant), l’impuissance des corps contre les armes et explosifs industriels et chimiques, 1 375 000 morts français (16% des mobilisés, 10% de la population active), 38 000 monuments aux morts, 6 000 000 d’orphelins, les persistantes habitudes de la violence aux autres et aux enfants, la discipline de marcher droit, la brutalisation des relations humaines en furent les conséquences dans les années qui suivirent… Quelle connerie, la guerre !

1914 1918 abel gance j accuse

1914 ordre de mobilisation generale

Le vieux poilu de 14, Lazare Ponticelli, dernier soldat français de 14-18 décédé en 2008 à 110 ans, a eu raison de refuser de porter ses médailles et d’être enterré au Panthéon. Cet État-là, qui l’avait fait marcher, ne pourrait jamais se racheter, pas plus que l’État italien qu’il a du servir un temps. Lui avait fait bêtement son « devoir » et il ne devait vraiment plus rien à ces monstres froids.

Or les arrières petits-fils (et filles) ont l’air stupidement heureux de commémorer, de sacrifier au « devoir » de mémoire, de faire du massacre un tourisme national, une sortie scolaire, un show médiatique, le support d’une sentimentalité qui fait pleurer ! Les grosses caisses de la conne mémoration qui commencent, non sans arrière-pensées électoralistes d’union nationale dans le souvenir, sentent le moisi.

Ce qu’a montrée la guerre 14-18 est l’imbécilité du « nationalisme », qui sera confirmée (et au-delà) par l’imbécilité provoquée de 39-45. En 1914, les États-nations se veulent des coqs, des aigles, des lions ; ils disent le bien et le mal pour leurs nationaux ; ils les commandent en toute légitimité et décident souverainement pour eux. En 1918, les citoyens-soldats ont eu quatre ans pour s’apercevoir que les planqués politiques, les embusqués syndicalistes et les mercantis spéculateurs s’étaient bien gardés d’être « aussi égaux » que les autres en allant aux tranchées. Ils faisaient tuer le paysan, l’ouvrier, le petit-bourgeois comme le burnous – d’un trait de plume – confortablement au chaud dans leurs bureaux.

L’État sort délégitimé. Désormais les citoyens et les intellectuels le surveilleront et lui demanderont des comptes. C’est ainsi que les Allemands ont foutu dehors leur Kaiser aussi bête qu’orgueilleux ; c’est ainsi que les Russes ont balancé leur tsar et sa clique, lui préférant pour un temps Lénine qui promettait la paix et la terre. Mais c’est ainsi que peut s’expliquer en partie la débandade française de 1940 : par le refus général d’obéir aux badernes datant de 14, avec leurs vieux plans percés de toutes parts par l’ennemi et leur impréparation matérielle, sous le bouclier illusoire de la ligne Maginot. L’État a montré en 1914 qu’il ne défend plus l’intérêt général mais les intérêts particuliers de carrière et de fortune des politiciens qui le gouvernent. L’ânerie de l’amiral Darlan, refusant de faire un atout de la flotte française sous ses ordres pour un hochet à Vichy, en est un exemple. L’État seul juge de l’intérêt national, c’est fini ! C’est donc ainsi que s’explique la « résistance » de certains Français aux ordres du gouvernement « légitime » de Pétain, et que le patriotisme renouvelé par Charles De Gaulle à Londres a trouvé des adeptes – contre l’État français.

Après 1918 se crée la Société des nations pour éviter aux États de s’ingérer dans le droit des peuples. Après 1945 se créera l’Organisation des nations unies, encore plus vaste, encore plus légitime, pour limiter encore plus les États-nations. Non seulement dans leurs rapports avec les autres États, mais aussi dans leurs rapports avec leurs propres nationaux – dont on a vu le peu de cas qu’Hitler en faisait. Le « droit d’ingérence » est né de la Shoah ; il sera développé sous l’égide des Droits de l’homme et de l’humanitaire. Mais c’est bien contre les États comme souverains politiques, contre les États-nations, que ces droits universels sont établis.

Dès lors, commémorer 1914-1918 comme une grande période nationale est, à mes yeux, une connerie. Il n’y a rien à célébrer de cette boucherie industrielle, rien à garder de cette propagande nationaliste, rien à honorer de ces morts pour rien. Heureusement, le centenaire fait désormais basculer le moment vers l’oubli : tous les témoins directs sont morts et l’on ne peut raviver sans cesse la mémoire des horreurs anciennes, sous peine de ne plus oser vivre. Ce retour systématique vers le passé – qui date des années Mitterrand – est à mes yeux suspect : la France vieillit, se confit en conservatismes, tout le monde veut garder les zacquis : les syndicalistes, les patrons, les fonctionnaires, les ayants-droits… Tout le monde veut refuser les droits aux autres, aux non-inclus, aux non-nationaux, aux immigrés, aux délinquants fils d’immigrés, et ainsi de suite.

1914 1918 connerie

1914 a été le summum de la bêtise brute, sur un continent qui se disait à la pointe de la civilisation à son époque. Que cela nous serve de leçon : les rodomontades des politiciens, l’orgueil des puissants, la xénophobie populaire, les théories raciales Germains-Slaves-Gaulois, les mythes nationaux hérités du 19ème siècle – tout cela a préparé cet irrationnel déclenchement de la guerre, puis la guerre suivante avec sa démesure.

14-18 est un commode bouc émissaire pour évacuer le présent dans la mémoire du « plus jamais ça ». Incurable bêtise ! Pourquoi ne pas analyser plutôt le présent, afin de prévenir l’irrationnel qui monte sur le même genre de rodomontades des politiciens, d’orgueil des puissants, de xénophobie populaire, de théories « ethniques » ou « communautaristes » (mots politiquement corrects pour dire la même chose qu’avant), des mythes nationaux renouvelés du 19ème siècle ?…

  • Revue Les Collections de l’Histoire n°61, 14-18 la catastrophe, octobre 2013, €6.90 en kiosque ou sur www.histoire.presse.fr
  • Revue Le Débat n°176, septembre 2013, Comment commémorer la Grande guerre, Gallimard, €18.50 en kiosque ou sur www.le-debat.gallimard.fr
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Maxence Van der Meersch, Gens du nord

maxence van der meersch gens du nord

Le lecteur curieux des humains se plongera avec délices dans cette anthologie de romans chtis des années 30. Maxence Van Der Meersch, fils de comptable né à Roubaix et devenu avocat et écrivain, est né en 1907 et mort en 1951. Il est tombé dans l’oubli, malgré son prix Goncourt 1936 pour L’empreinte du dieu, une histoire de mariage, d’amour et de jalousie. Nous sommes dans le populaire, un Zola qui ne serait pas entomologiste mais plein d’empathie, un style littéraire repris depuis par Gilbert Cesbron, Louis Guilloux, Bernard Clavel et d’autres. Du réalisme pour l’édification, le vrai au travers de la réalité.

Les cinq romans ici repris parlent de contrebande de tabac dans ces confins de Flandres, entre la France et la Belgique ; des conséquences d’une grève ouvrière décidée par les syndicats sur les ménages ouvriers partagés entre la volonté de se battre et la misère de ne plus toucher de sous ; de la hantise du mariage socialement requis, de la jalousie et de l’amour ; de la pauvreté depuis l’enfance qui marque à jamais dans sa chair et ses mœurs. La hantise est le sexe, découvert très tôt brutalement, filles comme garçons troussés dès 12 ou 13 ans par les contremaîtres ; l’angoisse de « tomber » enceinte, d’être abandonnée à sa misère avec le bimbin à nourrir sans pouvoir travailler, de ne jamais pour voir « se ranger » dans le mariage pour avoir « fauté ». Les hommes ne pensant qu’à cauchier pour queutcher, coucher pour copuler comme on dit là-haut. L’autre hantise est l’argent qui peut tout, qui sait tout, pour qui on se compromet sans vergogne. La bourgeoisie, aux yeux de Van der Meersch, est coupable d’abandon, de rejeter pour se hausser du col, d’exploiter et de se croire tout permis. Tous les patrons ne sont pas pourris, il en existe de paternalistes, catholiques et traditionnels, mais souvent bien mal récompensés.

La fille pauvre, dernier roman en trilogie de l’auteur et largement autobiographique, comprend bien des longueurs et était déjà archaïque lors de sa parution, l’État-providence ayant pris la place du destin depuis la guerre, mais il ne sombre jamais dans le misérabilisme, malgré les tentations. Denise, c’est Gavroche femelle, dévouée aux autres, tout amour, une réincarnation du Christ sans le savoir. L’auteur a la morale teintée de christianisme, très fort dans le Nord. Adhérent aux idées de la gauche socialiste sur la misère ouvrière, rêvant d’utopie sociale, il n’est militant dans ses romans que par la réalité crue qu’il présente, pour laisser le lecteur juge.

Le plus intéressant pour nous, aujourd’hui, est sans conteste Invasion 14, qui conte Lille et sa région occupée par les Allemands de 1914 à 1918. L’année 2014 va probablement nous bassiner au travers des médias et des fonctionnaires de la culture pour « commémorer » la boucherie industrielle chauvine de 1914. C’est une autre vision, à ras de peuple, que nous offre Van der Meersch. Les vainqueurs sont arrivés fringants dans le Nord, ont pillé et réquisitionné sans vergogne, ont maté toute velléité de résistance. Et puis la guerre s’est installée, le front à une dizaine de kilomètres. Les soldats allemands revenaient à l’arrière s’y refaire, assommés d’obus, blessés, des horreurs plein les yeux. A la fin du conflit, d’autres, très jeunes allemands de 16 à 18 ans, montaient au front dans la terreur, blonds et roses, encore tendres et épris d’affection. Les Français ont agi selon leur tempérament, rendu célèbre par la guerre suivante : l’égoïsme, la délation, le trafic, la putasserie, la trahison. Il y eût, comme d’habitude, très peu de « résistants » – et souvent ignorés, anonymes.

maxence_van_der_meersch photo

Nous rencontrons les habituels fonctionnaires stupides, envoyant l’ordre d’évacuation par la poste et non par télégraphe, alors que l’armée ennemie est en marche forcée ; les sempiternels « élus » démagogues qui veulent se faire bien voir de tout le monde, surtout des plus forts ; les patrons réalistes donc collabos, d’autres arcboutés sur l’honneur et la résistance ; les ralliés de la dernière heure, collaborateurs et traîtres qui postulent à la Légion d’honneur dès la guerre terminée ; les ménagères de 50 ans qui font l’opinion, tour à tour hostiles aux Boches, puis coulantes avec les filles qui fraient, avant de se rengorger dans leur honneur sexuel quand tout est fini – et de tondre les filles ayant fauté, haïssant l’enfant né de l’ennemi.

L’auteur pointe le racisme déjà présent en 1914 parmi les Allemands : « il y mettait une sorte de chauvinisme, cet orgueil de race, cette fierté d’appartenir au sang germanique qu’on leur inculquait à tous depuis si longtemps » p.518. Ceux qui ont « découvert » l’obsession raciale nazie 30 ans plus tard sont vraiment des naïfs ! Ils avaient la volonté de ne surtout pas voir, le culte ancré du déni.

Il montre aussi la brutalisation engendrée par la guerre et les conditions d’existence occupée. « Il était d’ailleurs profondément changé depuis son retour ici. Il avait trop souffert. Il était aigri, amer. Il ne parlait guère, n’avait pas d’ami, n’aidait personne et ne demandait l’aide de personne (…) Il avait rejeté avec une espèce de fureur tout ce à quoi il avait cru. Il en était venu à un désespoir tranquille et muet. Il avait trop vu la réalité de l’existence, les forts opprimant les faibles, les injustes triomphant, une universelle férocité chez les Français comme chez l’ennemi, l’envie, les haines, les égoïsmes d’un troupeau de misérables qui n’arrivaient pas même à s’aimer, à se secourir l’un l’autre » p.548.

Une suite datée, située, mais bien écrite, dans un français très pur. Qui s’intéresse aux autres et pas à son nombril comme les parutions d’aujourd’hui.

Maxence Van der Meersch, Gens du nord (La maison dans la dune 1932, Quand les sirènes se taisent 1933, Invasion 14 1935, L’empreinte du dieu 1936, La fille pauvre 1934-1955), édition et préface Jacques Duquesne, Omnibus 2010, 1221 pages, €24.70

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Thérèse Delpech, L’Ensauvagement

Article repris par Medium4You.

Thérèse Delpech est décédée le 18 janvier à Paris, à l’âge de 63 ans d’une « longue maladie » sur laquelle elle est restée très discrète jusqu’au bout. Pour parler du « retour de la barbarie au 21ème siècle », le sous-titre, voici un livre bien écrit. Ce n’est pas par hasard, l’auteur est agrégé de philosophie et chercheur au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales) dépendant de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, et à l’Institut international d’études stratégiques de Londres. En hommage, je reprends ma chronique d’un de ses meilleurs livres. Elle a été membre du cabinet d’Alain Savary (1981-84), ministre de gauche, puis de celui d’Alain Juppé au Quai d’Orsay (1993-95), ministre de droite. Son livre sort donc des étiquettes étroitement partisanes (donc bornées) pour aborder le monde et son tragique. Prix Fémina, L’Ensauvagement a été choisi pour l’épreuve orael du concours 2011 de l’École de Guerre…

Cet ensauvagement est une façon à la Chevènement d’évoquer ce que les historiens ont appelé « la brutalisation ». C’est un autre nom pour l’habitude de la violence, de l’inhumanité qui ne fait plus réagir, de l’autoritarisme pratiqué, exigé, légitimé, après un conflit majeur où toutes les valeurs basculent.

Tolstoï, repris par Balzac, fait remonter l’ensauvagement des Européens à la Révolution française et à ses suites napoléoniennes, mais c’est bien la Grande Guerre de 14-18 qui a créé cette barbarie qui hante encore la troisième génération dont nous sommes. Avec la modernité en prime, celle de la mondialisation de toutes les relations – politiques et culturelles autant qu’économiques – et les pouvoirs énormes des industries et des nouvelles technologies. La terreur et la barbarie pénètrent chaque jour au cœur des foyers tandis que les rituels de torture et de mort des égorgements, tueries, massacres, déportations, viols, tortures, emprisonnements, prises d’otages, répressions, crimes en série et crimes d’État, deviennent une nouvelles « norme » qui règne dans le monde. Il est donc illusoire pour les Européens de se croire à l’abri dans leur société policée au niveau de vie confortable. Les jeunes soldats américains se battant en Irak ont souvent l’illusion de « killer » des « aliens », ils le disent – et ils trouvent ça « cool » (Evan Wright, Generation Kill, 2004, Putnam).

Il est hypocrite d’encourager les dictatures ailleurs dans le monde alors que l’on pérore ici sur les « droitsdelhomme » et autres ronflantes libertés commémorisées chaque année un peu plus. C’est faire trop confiance à « l’homme rationnel » comme à « l’homo oeconomicus » dont a vu, pourtant, le tout aussi rationnel délire entre 1914 et 1918 à l’ouest, entre 1917 et 1989 à l’est, entre 1933 et 1945 à l’ouest à nouveau, et autour de 1984 dans les Balkans – pour se limiter à l’Europe. Thérèse Delpech : « La politique ne pourra pas être réhabilitée sans une réflexion éthique. Sans elle, de surcroît, nous n’aurons ni la force de prévenir les épreuves que le siècle nous prépare, ni surtout d’y faire face si par malheur nous ne savons pas les éviter. Tel est le sujet de ce livre » p.30.

La passion égalitaire et démocratique, lancée par les révolutions française et américaine, est devenue universelle, même si les régimes ne le sont guère. « Cette universalisation est porteuse de mouvements révolutionnaires d’un nouveau type, dont le terrorisme n’est qu’une manifestation » p.50. Les printemps arabes ont montré ce que cette hypothèse avait de vraie.

Le ressentiment historique (Chine, Iran, Pakistan, Palestine) est un autre ressort de déstabilisation de régions entières du monde.

L’envie et l’imaginaire du Complot malfaisant visent en troisième lieu l’Occident, sans distinction aucune entre Américains et Européens. « La réalité historique contemporaine, plus instable qu’elle ne l’a été depuis des décennies, et porteuse de grands changements, est si profondément décalée par rapport à la volonté de repos des sociétés développées, que la prise de celles-ci sur les événements deviendra de plus en plus précaire » p.75. Avis aux retraités de l’esprit qui se croient « non concernés » ou « au-dessus de tout ça » : l’épicentre des affaires stratégiques du 21ème siècle sera l’Asie.

Que la plupart des Européens ne l’envisagent même pas montre combien l’Europe est devenue provinciale. Thérèse Delpech ne mâche pas ses mots : « Le mépris de la vie humaine, le refus de distinguer les civils des combattants, l’assassinat présenté comme un devoir, sont des provocations directes aux valeurs que nos sociétés sont censées défendre. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour le faire ? A voir la réaction de l’Union Européenne au massacre de Beslan en Ossétie du sud en septembre 2004, on en conclut que ce prix ne doit pas être très élevé » p.120. Nous pourrions ajouter, dans un moindre registre, les palinodies autour du « gaz russe » livré à l’Europe qui vaut bien plus, semble-t-il, que la démocratie récemment confortée des Ukrainiens. Que la gauche « morale » ne vienne pas faire la leçon, elle qui n’a pas valorisée la révolte des syndicalistes polonais en 1982 sous Pierre Mauroy…

Le confort ne se bat jamais pour la morale, il faut le reconnaître, surtout à gauche où le moralisme donne cette bonne conscience qui suffit à dispenser de faire quoi que ce soit. La droite est plus préoccupée de ses intérêts, chacun le sait, économie d’abord, la morale ne sert qu’à la stratégie de puissance ; elle est moins menteuse en ne disant pas une chose tout en faisant son contraire.

Quatre chapitres rythment le propos,

  1. « le télescope », présentation de la méthode d’appréhension des choses,
  2. « 1905 », l’analyse de cette année pré-1914 cruciale pour le 20ème siècle,
  3. « le monde en 2025 », qui braque la lunette sur l’avenir possible, enfin
  4. « retour à 2005 » pour traquer dans l’aujourd’hui les prémisses des possibles.

Thérèse Delpech fait « trois paris sur l’avenir » en 2025 :

  1. Le terrorisme international continuera d’être un problème grave car les terroristes savent être patients, reconstituer leurs réseaux rapidement, s’adapter aux interdits et surtout gagner la bataille des idées ;
  2. Les armes de destruction massive vont proliférer, la Corée du Nord, l’Iran, plusieurs états du Moyen-Orient, devraient acquérir l’arme nucléaire ;
  3. La Chine représente la menace majeure par sa masse, son orgueil revanchard sur l’humiliation infligée durant des siècles par l’Occident et son obsession de « récupérer » un Taiwan qui a goûté à la démocratie et que des traités lient au Japon et aux États-Unis. Car la Seconde guerre mondiale, bien terminée en Europe, ne l’est pas en Asie lorsque l’on observe les « excuses » régulièrement proposées mais jamais suffisantes du Japon aux Indonésiens et aux Chinois pour les avoir colonisés, la Corée toujours non réunifiée (ni la Corée du sud, ni le Japon, ni la Chine n’y ont intérêt), ou les mensonges sur le rôle de Mao durant la guerre sino-japonaise (craignant en 1939 un pacte entre Allemagne et Japon, Mao a collaboré avec les services secrets japonais pour affaiblir Chiang Kai-chek et obtenir le soutien de Staline).

Trois chapitres pointent les problèmes futurs en germe dans l’actualité.

  1. Le premier, sur la Russie, montre l’archaïsme d’un pays replié sur lui-même et empressé d’en revenir aux recettes soviétiques, tandis que les Occidentaux, toujours fascinés par la puissance, retrouvent les vieux réflexes de soutenir les dirigeants plutôt que les peuples. « Le pays est devenu imprévisible, tenu par une étroite camarilla qui a du monde et de la Russie une vision fausse. Elle a démontré son incompétence en 2004 et 2005 avec la tragédie de Beslan, les erreurs grossières d’appréciation en Ukraine et la surprise qui a suivi le renversement du président Akaïev au Kirghizistan » p.256. Incompétence des forces spéciales privilégiées par le régime, corruption généralisée, mépris de la vie humaine, ensauvagement de tout soldat envoyé en Tchétchénie qui en revient enclin à l’intimidation, au gangstérisme et au meurtre, le pays est, selon Mme Delpech, infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde.
  2. Le second, sur les deux Chine, fait de Taiwan une Alsace-Lorraine du 21ème siècle (propos de Chou En-laï en 1960 déjà). Or, rien de légitime dans cette revendication soi-disant « historique » : « depuis quatre siècles, Taïwan est peuplé de Chinois qui fuient l’arbitraire de l’empire. Il n’a été gouverné depuis la Chine continentale qu’entre 1945 et 1949 » p.280. Plus la Chine aura le sentiment qu’elle peut attaquer l’île en toute impunité, plus elle aura la tentation de le faire. Que les Chinois croient que les Etats-Unis n’interviendraient pas serait une erreur, la même que celle de Saddam Hussein et de Milosevic après celle de Hitler. Que fait l’Europe ? Pas grand-chose, et notamment la France, vouée au bon vouloir monarchique du « domaine réservé » présidentiel. Jacques Chirac préférait manifestement vendre des armes et livrer de la technologie pour affirmer son existence, plutôt que de penser à long terme. Depuis la rédaction du livre, Nicolas Sarkozy a été plus dynamique en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en Libye, mais la France a-t-elle encore les moyens de déployer des forces dans six ou sept endroits à la fois ? On ne sait pas ce que pense « la gauche » sur ces sujets, Hubert Védrine, conscient des enjeux, semble parler dans le désert…
  3. Le troisième chapitre porte sur « le chantage nord-coréen ». « Le jeu devient dangereux, précisément, quand Pyongyang a les moyens balistiques et nucléaires de jouer dans la cour des grands. Une des leçons principales de la crise des missiles de Cuba est que le péril essentiel est venu non de Moscou mais de Fidel Castro, qui était prêt à vitrifier la planète plutôt que d’accepter un compromis » p.308. Diffuser les documents disponibles sur les camps de travail, inhumains de la Corée du nord, devrait être la préoccupation première des médias occidentaux, plutôt que le chantage de Pyongyang sur ses armes supposées.

Sur tous ces sujets, « l’incompréhension de l’Europe est totale » or, « si l’on prend au sérieux la mondialisation, il faut accepter ses effets dans le domaine de la sécurité » p.328. Les Européens se verraient bien en retraités de l’histoire. Adam Smith, le père de l’économie libérale, avait annoncé les périls qui guettent les nations où priment les seuls intérêts économiques : « les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible », (cité p.358). Penser devient plus urgent encore lorsque « la violence et l’appel au meurtre se logent dans le vide béant qui se trouve au cœur de la modernité et qui peut accueillir de nouvelles utopies » p.363.

Loin des descriptions ou des conditionnels journalistiques, L’Ensauvagement reste un livre de réflexion rare pour aborder la vraie mondialisation, celle des relations historiques au présent entre les peuples, celles qui conditionnent, qu’on le veuille ou non, toutes les autres. Merci, Thérèse Delpech, de nous avoir écrit ce livre.

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement, Grasset 2005, 370 pages, €18.05 

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