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La vertu amenuise, dit Nietzsche

« La vertu » est la moraline ambiante, celle des potinières qui se rengorgent de leur « vertu » – qui n’est que renoncement aux plaisirs impossibles – et des faux sages qui prêchent la prudence et l’extrême modération faute de tout simplement vouloir quelque chose. Cette vertu que conspue Nietzsche n’est pas celle des Romains (virtu) ni celle des Stoïciens (l’armature morale personnelle), mais le ce-qui-se-fait, le socialement acceptable, le politiquement correct. En bref le (très) petit-bourgeois de la vertu allemande, luthérienne ou catholique, en tout cas pleinement chrétienne du temps de Nietzsche – et qui reste le nôtre.

Zarathoustra n’est pas un « prophète » au sens de fondateur de religion ; il ne prône que la grande liberté de penser par soi-même et d’établir ses propres valeurs à l’aide de sa propre volonté vitale. Il n’expose pas une foi « tu-dois » mais met en lumière les comportements humains trop humains. Il ne séduira qu’une élite d’éveillés, pas la grande masse amorphe et heureuse de l’être. Son style poétique et aphoristique cherche à mettre au jour la lutte des instincts dans sa propre pensée – et dans la nôtre lorsque nous nous débattons dans nos contradictions – par exemple les Droits de l’Homme mais la nécessaire sécurité de chacun.

Aussi, lorsqu’il revient sur la terre ferme de son périple marin en solitude, il découvre que la petitesse des humains de son pays s’est encore accentuée. Ils ne vivent plus dans des palais mais dans de petites maisons de campagne ou des mansardes réduites en ville. Or tout ce qui est petit rend petit. Il faut se courber pour entrer, se contraindre pour bouger. « A de petites gens, il faut de petites vertus », dit Zarathoustra, et les petites gens montrent les dents prêts à mordre. « Ils potinent entre eux : ‘que nous veut ce sombre nuage ? Veillons à ce qu’il ne nous amène pas une épidémie’. » Car la vérité dérange.

Elle remet en cause les illusions confortables, grille de sa clarté les névroses, déstabilise les positions acquises et les situations reconnues. La vérité réintroduit le hasard dans l’existence de gens qui veulent à tout prix abolir le hasard au profit des traditions immuables. Contrairement au Christ qui demandait à ce qu’on laisse venir à lui les petits enfants, les femmes éloignent les enfants de Zarathoustra – Nietzsche aime bien ce contraste du prophète chrétien au mage qu’il a créé. Le premier veut endoctriner, le second éveiller.

« Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont plus petits et ils continuent à devenir de plus en plus petits : – cela provient de leur doctrine du bonheur et de la vertu. Car ils sont modestes dans leur vertu même – parce qu’ils veulent avoir leurs aises. Or, seule une vertu modeste se concilie avec les aises. » La « génération Bataclan » dont la seule vertu est l’hédonisme sans contraintes et dont le bonheur suprême est d’aller boire une bière en terrasse avec des potes – sans engagement – est d’une petitesse sans nom. Ils ont la lâcheté de leur époque, de leur éducation nationale, de leur courte-vue du no future. L’islamisme leur fait la guerre et ils récusent la guerre : trop prenante, trop dérangeante, trop engageante.

Surtout ne rien faire que bavasser et allumer de petites bougies pour se lamenter en cœur – mais ne rien changer aux « valeurs » qui ne valent pas grand-chose quand on n’est pas prêt à les défendre autrement que par du blabla. « Quelques-uns d’entre eux ‘veulent’, mais la plupart ne sont que ‘voulus’. » Par le système, par « les syndicats », la vox populi qui impose son inertie par crainte de tout ce qui pourrait remettre en cause. « Les qualités de l’homme sont rares ici : c’est pourquoi les femmes se virilisent », ajoute Nietzsche.

« Et voici la pire des hypocrisies que j’ai trouvée parmi eux : ceux qui ordonnent feignent d’avoir, eux aussi, les vertus de ceux qui obéissent. ‘Je sers, tu sers, nous servons’ – ainsi psalmodie l’hypocrisie des dominants et malheur à ceux dont le premier maître n’est que le premier serviteur. » Emmanuel Macron a raison de se vouloir « président jupitérien », même si c’est une provocation aux provocateurs (pourquoi les provoc Mélenchon seraient-elles ressenties comme « normales » et pas les provoc Macron ?).

Le populisme de la petite vertu est le pire pour une société qui veut « faire société » : c’est le bal de l’hypocrisie et de la lâcheté à tous les étages. « Tant il y a de bonté, tant il y a de faiblesse, me semble-t-il. Tant il y a de justice et de compassion, tant il y a de faiblesse ! » C’est vrai, « pauvres » racailles qui enfreignent la loi : ils sont inéduqués, laissés pour compte des mosquées et des sites de haine, jamais sanctionnés jusqu’au dernier moment – souvent fatal. « Pauvres » déboutés du droit d’asile qui « doivent » rester dans notre république amicale, éducatrice et aidante – tout en prônant des doctrines de haine et de massacres d’impies. Il faut les aider, cela passera, tant qu’ils n’ont rien fait, ne pas en faire des martyrs… Tous ces faux arguments de lâches qui ne veulent pas sortir de leur zone de confort en se disant qu’après tout, le poignard, la balle ou l’égorgement sont pour les autres !

« Ils sont ronds, loyaux et bienfaisants les uns envers les autres, comme les grains de sable… » dit Nietzsche – Marx parlait de sac de pommes de terre. « Dans leur niaiserie, ils ne souhaitent au fond qu’une chose : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun et ils lui font du bien. » Même aux djihadistes assoiffés de sang impie pour gagner leur ciel mahométan – eux qui croient qu’Allah sourit à leurs crimes. « Mais c’est là de la lâcheté : bien que cela s’appelle ‘vertu’. »

« La vertu, c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : grâce à elle ils ont faits du loup un chien et de l’homme le meilleur animal domestique de l’homme. ‘Nous avons placé notre chaise au milieu’ – c’est ce que me dit leur petit rire satisfait – à égale distance des gladiateurs mourants et des truies joyeuses. Mais c’est là de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération. » Zarathoustra aime à parler en images et j’aime bien celle des « truies joyeuses » : on sent qu’elles se vautrent et qu’elles couinent, sans jamais vouloir sortir de leur fange – trop fatiguant !

La modestie n’est pas l’humilité, mais l’acceptation de son petit sort faute de vouloir le grandir ; la modération n’est pas la raison, mais la défiance de qui a peur de tout ce qui change – au cas où ce serait pire. Les syndicats sont experts en cette manière. « Et lorsque je crie : ‘Maudissez tous les lâches démons qui sont en vous, qui voudraient gémir, croiser les mains et adorer’ : alors ils s’exclament : ‘Zarathoustra est impie’ » Oui, « Je suis Zarathoustra, l’impie : où trouverai-je mon égal ? Mes semblables sont tous ceux qui se donnent eux-mêmes leur volonté et qui se défont de toute résignation. »

Tel est le message : sans volonté, la résignation fait mourir. Sous le poignard, les balles ou les intimidations des ennemis qui veulent votre mort : les islamistes aujourd’hui sont les plus évidents, mais aussi Poutine et son rêve de domination de l’Hinterland continental, les pseudos « racisés » qui jouent la révolte des esclaves comme jadis les chrétiens auprès des politiciens populistes qui voient là une base électorale, les colonisés du globish qui croient encore en un monde mondialisé formaté américain – et d’autres encore peut-être.

« Vous devenez toujours plus petits, petites gens ! Vous vous émiettez, vous qui aimez vos aises ! Vous finirez par mourir… – par mourir de vos petites vertus, de vos petites omissions, de votre petite résignation. Vous ménagez trop, vous cédez trop : tel est votre terrain ! » Les partis de l’extrême-centre, les syndicats, le Conseil d’État, les gens de la gauche moraliste, le sentimentalisme chrétien qui tend toujours l’autre joue – tous ceux-là s’émiettent aujourd’hui au lieu de faire bloc et de décider – enfin ! Quitte à bousculer « le droit » (qui peut se changer) et les habitudes de résignation (qui sont celles des lâches).

A la génération Bataclan, je dis comme Zarathoustra : « Faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de eux qui peuvent vouloir ! Aimez votre prochain comme vous-mêmes, mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Louis Saillans, Chef de guerre

Le Musée de l’Armée à Paris expose les Forces spéciales jusqu’au dimanche 29 janvier 2023.


Commando : ce terme fait rêver les gamins, dont mon voisin lorsqu’il avait 13 ans. Désormais dans sa vingtaine, ses parents (divorcés) l’ont convaincu chacun de leur côté d’être chef, mais plutôt cuisinier. Le commando le faisait rêver d’aventures mais il n’a pas été jusqu’au bout. Il aurait pu être pompier volontaire dès l’âge de 15 ans mais les frasques de certains, analogue de celles ayant eu lieu dans l’Eglise catholique, l’en avait dissuadé

Louis Saillans (est-ce son vrai nom ?) est devenu commando marine par hasard. Il avait surtout envie d’être utile et n’était pas intéressé par la pensée théorique sans application pratique. Il tenait aux relations humaines. « Je suis tout sauf un intellectuel. (…) Je me suis beaucoup ennuyé au collège et au lycée. Je lisais en revanche beaucoup de romans d’aventure, de science-fiction ou d’heroic fantasy », déclare-t-il à la librairie beauceronne Une page à écrire. Il a songé un moment à l’enseignement, mais la routine anticipée des programmes et l’Administration trop politiquement correcte l’en a vite dissuadé. Ne vous demandez pas pourquoi il y a peu d’hommes dans l’enseignement à l’Éducation nationale, ni autant de places non pourvues aux concours.

Après deux ans de sciences physiques en fac, le jeune Louis s’est dirigé vers le pilotage pour l’armée de l’air, sur l’exemple de son père qui avait un brevet de pilote et en était ravi. Il a pour cela travaillé un temps dans la restauration rapide pour se payer les cours puis a réussi ses diplômes de qualification. Mais un jour, assistant à l’intérieur d’un avion militaire Transall au saut en parachute de commandos marine, il a eu une bouffée d’adrénaline qui lui a donné envie de suivre leur exemple. Son goût pour le combat et son désir de servir l’ont amené à tenter la sélection.

Il y trouve un choix sévère qui procède par élimination au moral et un entraînement extrêmement dur, tout un chapitre du livre. 23 seulement réussissent sur 140 candidats. Mais il peut désormais arborer le béret vert des commandos Kieffer, créés contre l’occupation allemande par un entraînement anglais en Écosse. Il va désormais accomplir de véritables missions, qu’il décrit en détail au Sahel, sans jamais donner de nom, ni de lieu, ni de date – confidentialité oblige. Cette partie, en plusieurs chapitres, montre comment se passe sur le terrain les missions difficiles de traquer les terroristes peu armés de technologies mais animés d’une foi doctrinaire.

Il deviendra chef de groupe, autrement dit capitaine, et quittera l’armée au bout de 10 ans, en 2021, sur des divergences d’opinion à propos de l’emploi des forces françaises à l’international. Il désire aussi, ayant de jeunes enfants, moins risquer sa vie et assurer plutôt la mission d’enseigner son expérience aux jeunes restés patriotes. Celui qui veut être chef, dit-il dans l’entretien cité plus haut, doit avoir : « le sens des responsabilités (répondre des victoires et des échecs de ses hommes et des siennes), le courage (rester ferme lorsque plus personne ne l’est), le charisme (car c’est l’expression du caractère… et il en faut!) et le discernement (ou “laisser agir la facilité du bon sens” selon Louis XIV). » Ce devrait être le cas aussi dans la vie civile, dans les entreprises comme dans les administrations et chez les technocrates au sommet de l’Etat, mais force est de constater que la vanité, l’égoïsme et se défiler devant toute responsabilité reste la norme. « Responsables mais pas coupable », disaient certains.

Ce pourquoi notre société libérale démocratique ne fait pas vraiment rêver face aux sociétés théocratiques fanatiquement croyantes. Ce pourquoi aussi les divers « fascismes » qui reprennent vie en ce début du XXIe siècle, de Poutine à Xi Jin Ping et d’Erdogan à Bolsonaro, en passant par la dynastie Le Pen, attire tant de monde, y compris chez les jeunes bourgeois aisés. Croire et s’inféoder permet de donner un sens à son existence tandis que la science ou la démocratie sont des efforts constants de la raison – ce qui est, convenons-en, fatiguant. Les plus flemmards et les moins nantis intellectuellement (même dans les classes aisées, l’argent n’étant pas souvent la résultante des qualités cérébrales) se laissent donc aller à la facilité d’aliéner leur liberté pour ne plus porter aucune responsabilité. Seul le chef commande, on le suit, et le dogme prévaut, ce qui dispenses de réfléchir.

Pour l’auteur, qui a passé dix ans de sa vie en mission pour la France, notre pays accomplit certes son devoir de protéger les populations ont demandé du secours mais, une fois la victoire militaire acquise, plus rien. Comment gagner les cœurs et les esprits ? Tous les pays où nous intervenons, de l’Afghanistan à l’Irak, du Mali au Sahel, sont des pays pauvres dont le niveau de vie, l’éducation et l’hygiène font défaut. Construire des écoles et ouvrir des hôpitaux serait la suite logique de l’intervention militaire, sauf que la France, comme les autres pays nantis, ne s’en préoccupe pas. Les Américains interviennent comme des extraterrestres, vivant dans leur base et sortant très peu, ne consommant que des aliments venus directement des États-Unis, ne fréquentant absolument pas la société civile dans laquelle ils combattent. Quant aux Russes, ils ne sont que des milices privées qui ont pour objectif de sécuriser les mines à exploiter pour leur propre compte. Les Français, à l’inverse, ont la tradition d’ouvrir leurs hôpitaux de campagne à tous et de se mêler à la population, notamment lorsqu’elles parlent français. Une fois partis cependant, rien ne reste. Ce pourquoi le chef de groupe du commando marine a quitté l’armée pour témoigner.

Louis Saillans a construit sa réflexion à partir de Dostoïevski, Nietzsche ou Gustave Thibon, déclare-t-il. Si les deux premiers auteurs sont connus, le dernier l’est moins. Ils donnent la tendance de l’ancien commando : le nihilisme terroriste illustré par Dostoïevski le rapproche de la tradition catholique, mais non conformiste ; la pensée critique de Nietzsche l’amène à comprendre l’ennemi, sans condescendance ni conversion, ce qui est indispensable pour mener une bonne guerre ; l’inclination vers Maurras de Thibon le conduit vers le conservatisme de tradition chrétienne et patriote mais Gustave Thibon refusera cependant la francisque de Pétain (ce que Mitterrand acceptera) et deviendra ami avec Simone Veil qui lui confiera ses cahiers lorsqu’elle partira aux États-Unis. En bref, un humanisme intransigeant, mais ouvert, plus orienté vers l’action que vers la théorie.

Ce petit livre peut se lire à plusieurs niveaux, le premier d’aventures, le second géopolitique, le troisième moral et humain. C’est ce qui fait sa force.

Louis Saillans, Chef de guerre – au cœur des opérations spéciales avec un commando marine, 2020, J’ai lu 2022, 223 pages, €7.60, e-book Kindle emprunt abonnement ou €13.99

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Le processus historique du capitalisme

Le capitalisme, tout le monde en parle, rare sont ceux qui savent ce que c’est.

Il est en premier lieu une technique d’efficacité économique née avec la comptabilité en partie double à la Renaissance dans les villes italiennes, puis développé par le crédit – basé sur la confiance. Il devient avec la révolution technique puis la révolution industrielle un système de production qui prend son essor et submerge progressivement les velléités du politique. Si les guerres et les grandes crises ramènent l’Etat sur le devant de la scène, le système de production, par son efficacité, reprend très vite le dessus.

La démocratie n’est pas indispensable au capitalisme, puisque les régimes autoritaires comme la Chine l’utilisent à leur plus grand profit ; mais c’est en démocratie, où règne le maximum de libertés, que le capitalisme peut s’épanouir le mieux. Tout le processus démocratique réside cependant dans le délicat équilibre à tenir entre le politique et l’économique, l’intérêt général et les intérêts particuliers. L’historien Fernand Braudel a défini le capitalisme comme outil de la puissance d’Etat pour fonder une économie-monde (aujourd’hui les Etats-Unis, demain peut-être la Chine) : « Puissance dominante organisée par un État dont l’économie, la force militaire (Hard Power), l’influence culturelle (Soft Power) rayonnent partout ailleurs, dominant les puissances secondaires ».

Ce n’est qu’à la pointe du système d’efficacité économique que « le capitalisme » prend la forme idéologique répulsive de l’opinion commune. Fernand Braudel : « Les règles de l’économie de marché qui se retrouvent à certains niveaux, telles que les décrit l’économie classique, jouent beaucoup plus rarement sous leur aspect de libre concurrence dans la zone supérieure qui est celle des calculs et de la spéculation. Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce qu’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autre. » Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVE –XVIIIe siècles, 1979, t.2 p. 8.

David Djaïz, « haut fonctionnaire » mais diablement intelligent, livre dans le numéro 209 de la revue Le Débat, mars-avril 2020, une brève histoire du processus capitaliste dans l’histoire. S’il est né dans les villes italiennes et flamandes au XVe siècle, il est resté « en taches de léopard » dans les villes libres et les grandes foires, « espaces de transaction d’où étaient exclues la violence et la ruse ; [né] d’une accumulation ‘primitive’ de capital par des marchands devenus des banquiers et des assureurs ; de la construction d’un réseau d’infrastructures et de moyens de transport (ports, routes, flottes de bateaux) ; d’une sécurité juridique naissante des contrats et des lettres de change ».

En revanche, l’expansion « systématique » du capitalisme ne fut est possible qu’avec la formation de l’Etat-nation moderne. « L’Europe a été le berceau de ce processus puisqu’elle a vu, entre le XVIe et le XIXe siècle, se produire une triple révolution : spirituelle (la Réforme et la Contre-Réforme), politique (la Révolution française et ses épigones), et productive (la révolution industrielle) ». Le capitalisme a cependant dû s’émanciper du carcan des Etats-nations pour repousser les frontières du possible, au-delà du cadre institutionnel, réglementaire et politique. Le pays de la Frontière (les Etats-Unis) est le lieu où le capitalisme s’est épanoui le mieux parce que la mentalité du pionnier encourageait de repousser n’importe quelle borne (l’Ouest, le monde, l’espace, le « trans » humanisme). « Lorsqu’un marché intérieur approche de la saturation, que l’équilibre épargne/investissement est rompu à l’intérieur d’un territoire donné (le plus souvent en raison d’un excès d’épargne qui n’arrive pas à ‘s’allouer’), les capitaux cherchent à se déployer à l’extérieur du périmètre géographique dans lequel ils se sont formés ». D’où les liens avec l’impérialisme hard (colonialisme européen ou soviétique) ou soft (hégémonie culturelle, économique, militaire américaine ou chinoise). D’où la pression pour désocialiser de l’intérieur les Etats en repoussant les limites du travail et de la fiscalité. Enfin la sape systématique de la propension à « économiser » des individus en poussant la consommation par la publicité et en suscitant le désir via le prestige social et la mode.

La disposition à créer sans cesse de nouvelles inégalités sociales est la règle, puisqu’elle permet l’émulation du désir, donc du commerce. Il s’agit « d’intégrer au circuit de l’échange marchand non plus simplement les biens matériels qui sont produits, mais les facteurs de production eux-mêmes – la terre, la force de travail, le capital financier, les savoir-faire – et ce afin d’intensifier et d’optimiser leur utilisation dans le cadre du processus productif ». Je vous le disais : le capitalisme est la forme d’efficacité économique la plus avancée. En tant que méthode de production, il peut s’appliquer à tout : y compris l’écologie. Car produire le plus avec le moins est son système – donc l’épargne maximum des ressources et l’optimisation du savoir. Sauf que « le capitalisme » n’a pas de but autre que persévérer dans sa propre technique. C’est le rôle des politiques de le faire servir – aux Etats-nations puisque nous en sommes toujours là, à la planète Terre puisque c’est indispensable. L’outil n’agira pas de lui-même, il servira ceux qui l’utilisent.

Ce pourquoi nous assistons à une « réaction » – analogue à celle des années 1930 après la Grande guerre puis la Crise de 29 – contre « le capitalisme ». Mais c’est accuser le marteau d’écraser plutôt que celui qui le tient… « Lorsque la marchandisation du travail et de la terre atteint un degré tel que la dignité humaine, la culture, les traditions, le cadre de vie sont menacés par la transgression du marché en dehors de la sphère économique, la société cherche à se protéger ». Après 1945 par exemple, le capitalisme « fut reterritorialisé, resocialisé et respécialisé ». Les Etats devant se reconstruire, les entreprises ne visaient pas le grand large. La croissance forte des Trente glorieuse a servi à financer plus de protection sociale et « le pouvoir d’achat réel des salariés a triplé en 25 ans » (1950-1975). Le développement du droit du travail et du droit international a démarchandisé le travail humain (durée maximum du travail, interdiction du travail des enfants, etc.). Mais ces « progrès » ne sont pas acquis une fois pour toutes car ils ont été permis par « les bas coûts de l’énergie, ainsi que la fluidité et la disponibilité des réseaux d’extraction et de circulation du pétrole » – avec les « perturbations irrémédiables que celle-ci engendra sur le système Terre ».

Le « système » de progrès indéfini – économique, social – n’est donc pas possible sans énergie abondante et bon marché. Dès lors que nous ne l’avons plus, deux voies s’ouvrent : la voie autoritaire (à la chinoise) où le capitalisme devient « vert » au prix du rationnement ; la voie démocratique qui négocie capitalisme et soutenabilité dès la base locale en associant le citoyen à « la production de la politique publique ». La troisième voie existe, mais elle est purement réactive, comme un combat désespéré pour persévérer selon le passé, par refus de voir la réalité et sans véritable espoir : « du Brésil à l’Inde, en passant par les Etats-Unis, nous voyons surgir un néonationalisme morbide, viril et excluant, peu soucieux des libertés individuelles, dont il est peu niable qu’il soit le résultat de la polarisation des sociétés provoquée par la grande crise de 2008 et, plus structurellement, par quarante années de mondialisation libérale mal maîtrisée ».

Où l’on en revient à Fernand Braudel : le capitalisme efficace exige un Etat puissant qui organise l’économie et la société et qui fait face à l’extérieur. L’article a été publié avant, mais la maladie Covid-19 l’a démontré sans conteste.

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Michel de Saint-Pierre, La mer à boire

L’auteur, né au début de la Grande guerre, a 23 ans lorsque la Seconde guerre éclate en 1939 – et 35 ans lorsqu’il écrit ce roman. Il y a donc quelque chose d’autobiographique. Michel de Saint-Pierre a trouvé, comme son héro Marc Van Hussel, peu d’intérêt aux études et s’est engagé quatre ans dans la marine.

Mais il fait de Marc « une bête », mot qui revient souvent sous sa plume. Une bête, pour un catholique comme lui, c’est la part du diable dans l’humain, « la faiblesse de la chair » – qui est en fait la force païenne. Marc aime les exploits physiques : voler un tableau dans le bureau d’un voisin, de nuit, en abordant son sixième étage suspendu à une corniche ; se castagner avec un caïd du bateau ; « forcer » la belle franco-américaine Barbara à coucher avec lui. Il se rêve en Viking pillard et violeur, mais ouvrant de force des routes commerciales, païen magnifique dont il lit avec délectation les sagas emplies d’énergie.

Comment peut-on rester catholique en pleine force de jeunesse ? Tendre l’autre joue ? Se coucher devant un Maître ? Rendre à César et renoncer au monde ? Ce pourquoi un catholique guerrier (il y en eu beaucoup) et encore plus Résistant (il y en eu un peu moins), apparaît toujours un peu comme un oxymore… Surtout lorsque le pape (Pie XII) s’élève contre la guerre, ce qui est rappelé dans le roman.

Il aurait pu être fasciste à cette époque, Marc, mais pas plus que son auteur il n’aime la politique. Il vilipende plus la lâcheté des Français que celle de la démocratie parlementaire ; il n’aspire pas à un homme fort mais à un chef. La différence est que le chef a une légitimité charismatique qui attire à lui et fait le suivre, alors que l’homme fort (duce, caudillo, führer, premier secrétaire, dictateur) n’est que tyran empli de leur bon plaisir. Ce pourquoi Marc n’aime pas « servir » – mot à la mode de ce temps de l’honneur – mais rester libre pour adhérer volontairement à la gloire.

Le jeune homme abandonne ses études de médecine après deux ans pour s’engager dans la marine, à Toulon. Il est « sans spé », ce qui signifie premier de corvée. Mais cette non-spécialisation est pour lui une liberté puisqu’il reste ouvert à tous les possibles. Fauve à l’affût, il aspire à la guerre. Là où il rejoint son époque, c’est dans cette croyance que la guerre nettoiera toutes les démissions et toutes les lâchetés, qu’elle forgera un nouveau type d’homme comme ceux d’avant, rudes conquérants plutôt qu’avilis dans le confort.

Las ! Le croiseur de bataille dans lequel Marc se fait affecter reste au port. Il doit être rénové et amélioré et l’arsenal est lent, tout comme la bureaucratie infinie inventée par la république française où chacun surveille les autres. Bien que son oncle Théo soit le Pacha, Marc ne se fait pas reconnaître et ce n’est que par hasard, alors qu’il renforce l’équipe de service auprès du maître d’hôtel lors d‘une invitation à bord, que les deux hommes se voient. Marc admire son oncle mais ne veut pas devenir comme lui, satisfait de la lenteur et impavide devant l’impéritie. Théo admire l’énergie de son neveu, cette vitalité qu’il sent bouillonner en lui mais que le jeune homme ne sait pas maîtriser, trop sûr de sa force léonine.

L’histoire amoureuse entre Marc et Barbara n’a guère d’intérêt, sinon d’introduire une femme dans ce monde exclusivement composé d’hommes. C’était l’usage du temps, ce qui montre combien notre monde a changé – même si certains retardataires, confits en religion, voudraient bien voir confinées à nouveau les femelles à la trilogie des K (Kirche, Kinder, Küche) – l’église (la mosquée), les enfants (un tous les deux ans) et la cuisine (à l’économie). Comme maman, dirait Marc ; ce pourquoi il préfère une demi-américaine et baise avec simplicité une vigoureuse suédoise. Surtout pas de bourgeoises françaises !

Le portrait du jeune Français de 1939 a un intérêt historique. Loin de s’inquiéter du conflit qui monte, loin de s’intéresser aux glapissements idéologiques des uns et des autres, il se dit que la guerre est préférable à ne rien faire, que la force doit s’imposer ou défendre, qu’être digne ce n’est pas négocier sans cesse.

Quand on sait ce qu’est devenue la Marine sous Pétain, le sabordage inique de la Flotte à Toulon, la lâcheté démissionnaire face à la force nazie, l’imbécile orgueil de caste anti-anglais – on se demande comment un Marc a pu se fourvoyer dans cette arme de fausse élite. A l’époque : aujourd’hui, la mentalité a fort heureusement changé et la Marine est redevenue une belle arme, dont les Français peuvent être fiers.

L’auteur, heureusement, a vite viré en Résistance, ce qu’il raconte peut-être dans un autre roman.

Michel de Saint-Pierre, La mer à boire, 1951, Livre de poche 1976, 145 pages, €3.00 l+de+saint-pierre%22

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Jonathan Coe, Expo 58

jonathan coe expo 58
Voici un roman d’espionnage parodique, léger et grave, qui convient bien à l’été.

Thomas Foley est petit fonctionnaire anglais au Bureau central d’information. Il n’est pas sorti des collèges privés et appartient irrémédiablement à cette classe moyenne d’après-guerre coincée entre couple traditionnel, banlieue miteuse et profession sans attrait.

C’est alors que l’Exposition 1958 qui se tient à Bruxelles ouvre une parenthèse dans son existence. Parce que son père a tenu un pub, dans le temps, ses patrons le voient comme l’homme idéal pour superviser le Britannia, pub provisoire so British que la nation va installer à l’Exposition.

Thomas – qui avait le choix – décide de ne pas emmener sa femme pour les six mois qu’il doit passer sur place. Son couple est terne et la vie de ménage le déçoit, malgré sa mère qui fait appel à ses devoirs et lui décrit ce bonheur qu’elle-même a vécu après avoir fui les soudards Allemands lorsqu’ils ont envahi la Belgique en 1914.

pub britannia expo 58 bruxelles

À demi belge donc, Thomas se demande s’il ne va pas choisir une nouvelle patrie lorsqu’il rencontre et sympathise avec Anneke, fringante hôtesse de l’Exposition. Son compagnon de chambre, au motel où sont logés les envoyés, est Tony, ingénieur qui surveille la fameuse machine ZETA, sensée avoir réussi la fusion nucléaire et assurer une énergie quasi gratuite dans le futur.

Mais nous sommes en pleine guerre froide et la fameuse machine intéresse vivement Andrey, le sémillant rédac chef d’un magazine soviétique créé tout exprès pour l’Exposition et intitulé (évidemment) Spoutnik. Ce dernier, en réalité officier du KGB, fera tout pour séduire Tony qui a de vagues sympathies communistes, puis Thomas qui est ami avec Tony, enfin Emily avec qui Thomas flirte sur commande. Car l’insignifiant fonctionnaire du BCI a été abordé dès avant son arrivée à l’Exposition par deux pieds nickelés qui alternent les questions et les réponses en duo, tels Dupond et Dupont dans Tintin : les ineffables et vaguement inquiétants agents secrets Wayne et Radford.

Tout est factice dans cette Expo 58, des pavillons nationaux où chacun rivalise de poudre aux yeux quant à la relation entre les peuples, ce qui se réduit le plus souvent à manipulations et coucheries. Tout est entre parenthèses durant cette Expo 58, la vie de bureau comme l’existence ménagère. Tout est ouvert, tout paraît réalisable, ainsi que le symbolise l’Atomium futuriste érigé par les Belges – qui existe encore. C’était « un instant en suspens à l’orée de l’avenir, où l’on avait laissé derrière soi les confins du passé, où tout était possible », raille l’auteur p.356.

atomium

Mais ce choix offert de servir ou trahir, de poursuivre la tradition pépère ou de se lancer dans une autre vie, est pervers. Il faudrait du courage que les personnages ne sauraient avoir, une lucidité sur eux-mêmes qu’aucun Anglais n’est capable, de par sa formation rigide et ses mœurs coincées. « Ce fichu rejet britannique de tout ce qui est nouveau, moderne, de tout ce qui sent les idées plutôt que la platitude éculée des faits » p.114. Jonathan Coe livre ainsi une radiographie de son pays en sa gloire, dans ces années 1950 où un James Bond en serviteur fantasmé de la patrie règne sur le roman d’espionnage.

Jonathan Coe livre en son âge mûr une analyse de son peuple et de l’histoire non sans humour, douce-amère et grave, qui ramène à leur taille réelle (mesquine) les (grandes) manœuvres entre les blocs. Les fameux sachets de chips ‘Salt and Shake’ qui font la gloire de l’industrie agroalimentaire britannique servent aux espions – par dérision – tandis que la non moins fameuse machine ZETA, gloire de la science britannique, ne marche pas…

Je ne vous raconte pas la tentation de Thomas, son existence ensuite, ni l’épilogue poignant. Mais je peux vous assurer que vous serez captivé, édifié, attaché à ces personnages à la fois bouffons et émouvants comme seuls les auteurs anglais savent en produire.

Jonathan Coe, Expo 58, 2013, Folio 2015, 363 pages, €8.00
Les romans de Jonathan Coe chroniqués sur ce blog

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Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï

mishima le japon moderne et l ethique samourai

Trois ans avant son suicide, Mishima livre un testament touffu, répétitif, organisé comme une paraphrase de son oeuvre, la volonté de tout dire sur ce qu’il croyait être l’essence du Japon. Il suit surtout le Hagakure, livre d’éthique samouraï écrit au XVIIIe siècle en 11 tomes par l’élève de Jocho Yamamoto, vrai samouraï devenu prêtre sur la fin de sa vie. Il n’en existe que des extraits traduits en français.

Pour Mishima, « le Hagakure s’efforce de soigner le caractère pacifique de la société moderne en lui appliquant ce puissant remède qu’est la mort » p.31. Marguerite Yourcenar aimait ce livre parce qu’il chantait aussi la ‘voie des éphèbes’, l’homosexualité guerrière au Japon. Mais il a, au fond, cette exigence stoïcienne de perfection que l’homme doit approcher sans l’atteindre jamais.

Le Hagakure enseigne la sagesse de l’action, la sagesse de l’amour (qui est action) et la sagesse de la vie (qui est de perpétuer la vie et de la vivre intensément par l’action). Agir est le moyen de plus efficace d’échapper aux limites du moi pour se plonger dans une unité plus vaste. Elle est réalisation de soi, réactualisation naturelle du ‘lion’ qui est la force motrice de chaque être humain. Un tropisme vers lequel l’inquiet Mishima a sans cesse tendu, une réponse à son angoisse métaphysique de n’être pas « normal », comme les autres, fils d’un empire vaincu et d’une modernité en contradiction avec la tradition.

Sur l’amour, le Japon ne distingue pas Éros et Agapè, l’attraction terrestre et l’appel divin, la chair et l’âme. On a la conviction que « ce qui émane de la pure sincérité instinctive mène indirectement à un idéal qui mérite qu’on lutte et, si nécessaire, qu’on meure pour lui » p.45. Être tenté par le corps et par l’esprit des jeunes garçons, plus que par ceux des femmes, se trouve ainsi justifié, ce qui apaise Mishima en ses contradictions sensuelles. Tact, délicatesse, pédagogie, tolérance, sont des rapports qu’un samouraï doit entretenir avec les autres. Il sera bon et ferme avec les enfants, il ne sera lui-même qu’avec ses pairs, il aimera sans le dire. Le véritable amour reste toujours caché, il se dévalue lorsqu’il se révèle. Le samouraï sera modeste et fin, il suivra les remarques des autres et les enseignements des anciens, il dépassera ainsi les limites de son propre discernement.

La vie et la mort sont les deux faces d’une même réalité. Qui a connu la naissance se condamne à mourir. Cette mort inéluctable fait aimer la vie en sa brièveté. Elle lui donne son relief, son intensité, son sens. « La voie des samouraïs, c’est la mort ». C’est l’objet de toute sagesse que de préparer l’être à bien mourir – ou à bien vivre, ce qui est la même chose. Chaque instant peut être le dernier. Il nous faut être prêt donc n’agir jamais à tort, mais sincèrement, tout entier dans son acte, comme s’il devait à chaque fois être le dernier. Dans la succession de ces instants, animés d’une telle philosophie, « quelque chose va s’accumuler d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, quelque chose grâce à quoi on acquerra finalement la capacité de bien servir son seigneur » p.47. C’est ainsi que l’on sera bon samouraï. Chaque détail du quotidien est préparation au surgissement d’une crise grave. Il faut se tremper chaque jour pour réagir parfaitement le moment venu. Conforter sa résolution, parfaire son entraînement, tout cela permet de ne jamais être pris de court, ni par les événements de la vie, ni par la mort. Cela dès l’enfance.

Un jeune samouraï sera élevé dans « l’idéal de liberté et de naturel préconisé par Rousseau dans l’Émile » : ni punitions indues, ni menaces, mais sincérité et vigilance.

Adulte, le samouraï devra se défier du rationalisme. Non pas de l’intelligence, qui est acuité de vision et mobilisation de toutes les facultés intellectuelles, mais de l’excès de logique, de l’esprit qui dérape hors des sens et de la volonté. « Le calculateur est un lâche. Si je dis cela, c’est que le calcul porte toujours sur le profit et la perte et que, par conséquent, le calculateur n’est préoccupé que de profit et de perte. Mourir est perte, vivre un gain, ainsi décide-t-on de ne pas mourir. On est donc un lâche », dit le Hagakure. Le sacrifice de sa vie pour une cause est hors calcul. C’est l’acte ultime, mais beaucoup d’autres actes sont hors calcul : la confiance, le courage, l’amour. Entreprendre aussi, comme une aventure : ainsi est le capitalisme des entrepreneurs, risqué, conquérant, le calcul comptable ne venant qu’en second.

samourai dessin

L’esprit d’efficacité est utile s’il sait servir, non s’il envahit l’homme. La raison n’est qu’un outil, et non la pierre angulaire d’une philosophie. Le samouraï se veut un homme complet, non un simple technicien. Il se veut ouvert, humain, perfectible, attentif aux autres (Montaigne) comme à l’énergie qui l’anime (Nietzsche), et à la dignité qui la manifeste (Dostoïevski). Mishima appelle à lui les meilleurs écrivains occidentaux au secours de la tradition japonaise ; comme pour la situer dans l’universel, voire l’excuser des excès militaristes de la guerre. L’apparence du samouraï, ses paroles, ses actions, se veulent belles parce qu’issues d’une force interne – selon les canons de la vertu grecque antique.

Le samouraï est fier d’être. Il est un homme sincère, un humain authentique. Mishima aurait aimé être samouraï. Mais son époque ne lui fournissait pas la panoplie guerrière qui va avec. Il a envisagé la politique, mais trop de bassesse est nécessaire à cette passion guerrière secondaire. Il n’a pas tâté des affaires, dommage, car l’esprit samouraï du Japon s’est bel et bien réfugié dans la conquête des marchés et dans la féodalité d’entreprise ! C’était encore rare dans les années 1960, mais éclatant dans les années 1980 (voire ci-dessous Pierre Delorme). Mishima a eu le malheur de naître trop tôt ou d’être en avance sur le monde.

Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, 1967, traduit du japonais par Émile Jean, Gallimard 1985 collection Arcade, 154 pages, €9.64

Jocho Yamamoto, Hagakure, le livre secret des samouraïs, édition partielle – choix de textes, Guy Trédaniel 1999, 110 pages, €13.21

Pierre Delorme, Le management : un art martial, développement personnel et efficacité managériale, Chiron 2002, 155 pages, occasion €26.00

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Montaigne : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir »

Dans ce chapitre 20 du livre 1er des Essais, Michel Eyquem de Montaigne est tout entier. Fils périgourdin d’une époque troublée en guerre de religions, il vécut de 1533 à 1592. L’œuvre de sa vie, sans préjuger du reste, fut de laisser témoignage. Ses réflexions constantes depuis 1571 sont ces Essais de l’âge mûr qui nous ravissent encore et nous font réfléchir. Il s’y est peint lui-même avec ses contradictions de nature, son impuissance à trouver jamais la vérité comme à rendre bonne justice.

L’homme n’est point dieu et l’existence sera imparfaite, toujours – autant l’accepter comme les Stoïciens y invitent. Les voyages confirment à Montaigne la relativité des choses, des mœurs, des jugements. Il n’est pas pessimiste, il se veut « sage ». Ce qui, en son esprit, signifie réfléchi, donc prudent : tranquille et réglé. La raison, le bon sens, l’expérience, commandent de vivre et de bien vivre – enfin d’en tirer leçon. Ce pour quoi il écrit « que philosopher, c’est apprendre à mourir. » La mort n’est pas le but ; elle est l’achèvement d’une vie bonne. Faire comme si, au dernier moment, on n’avait rien à regretter. La sagesse est d’avoir bien vécu, la philosophie est ce savoir qui permet de le faire.

La Renaissance avait fait revivre l’antiquité, dans les âmes comme dans les œuvres. Les livres étaient si peu répandus encore qu’on en possédait peu. Les érudits du temps les lisaient, les relisaient, les méditaient, en apprenaient par cœur des sentences, sans zapper sans cesse comme papillon de nuit. Ce chapitre commence donc par une citation de Cicéron. Nombre d’autres fleurs de rhétorique le parsèmeront encore.

montaigne paris (2)

Que dit donc Montaigne dans cet opus célèbre ?

  • Que la raison naturelle ne vise naturellement qu’à notre contentement.
  • Que vivre, c’est bien vivre, « en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. »
  • Que la mort est inévitable par le seul fait d’être né : « faites place aux autres, comme d’autres vous l’ont faite. »
  • Qu’il est donc vain de la craindre, puisqu’elle est inévitable. « Sortez de ce monde comme vous y êtes entré. Le même passage que vous fîtes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. »
  • Autant faire bonne figure et apprécier d’autant l’heure présente. « Que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »
  • Nous ne savons ni le jour ni l’heure, attendons-les partout, car c’est ainsi que naît la liberté. « Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. »
  • Faisons ce que nous devons, sans plus attendre, et ne regrettons rien : c’est ainsi qu’une vie sera bien remplie : « tel a vécu longtemps qui a vécu peu ». « Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu. » « Où que votre vie finisse, elle y est toute. »
  • Le cours naturel des ans nous accoutumera à quitter l’existence insensiblement : « le saut n’est pas si lourd du mal être au non être (…) d’un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux » – de l’adolescence sensitive à la vieillesse percluse.
  • « Il faut ôter le masque aussi bien des choses que des personnes », ce n’est que l’apparat horrifié et chagrin que nous mettons autour de la mort qui nous effraie. Or la mort est de nature, traitons-la naturellement.

Ce que je retiens de Montaigne ?

    1. Le tragique : ce contre quoi vous ne pouvez rien, inutile de le craindre. C’est vain. Faites avec.
    2. Le bien-vivre : « Si vous avez fait votre profit de la vie, vous en êtes repu, allez-vous en satisfait. (…) Si vous n’en avez su user, si elle vous était inutile, que vous chaut-il de l’avoir perdue, à quoi faire la voulez-vous encore ? »
    3. La liberté fondamentale : qui sait que la fin est au bout, et l’accepte, fera de sa vie ce qui lui semble le meilleur. Sans préjudice d’un quelconque « dieu », d’une quelconque « loi », d’un quelconque « tu-dois ». Et ce « meilleur » sera celui de toute la tradition humaine sans laquelle il n’est rien.

Michel de Montaigne, Les Essais, (texte complet en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1367 pages, €29.45

Michel de Montaigne, Les Essais (abrégé), Pocket 2009, €4.94

Michel de Montaigne, Les Essais, format Kindle (ancien français), €1.99

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