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Nul ne fit mieux la guerre que César, montre Montaigne

Dans le chapitre XXXIV du Livre II des Essais, notre Périgourdin poursuit son étude de Jules César. Il l’aime fort pour ses vertus, sauf le défaut de vanité, et son art de faire la guerre. « Ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre comme étant le vrai et souverain patron de l’art militaire », dit-il, des écrits de Jules César. Outre qu’il use d’une langue précise et agréable, il montre de l’intelligence stratégique et du bon sens pratique. Allier les deux est assez rare pour qu’on le remarque.

Il cite quelques traits marquants de son génie militaire.

Il augmente le réel des forces de l’ennemi devant ses soldats afin « de trouver les ennemis plus faibles qu’on avait espéré. »

« Il accoutumait surtout ses soldats à obéir simplement sans se mêler de contrôler ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquait que sur le point de l’exécution ; et prenait plaisir, s’ils en avaient découvert quelque chose, de changer sur-le-champ d’avis pour les tromper. » La surprise est un art de la guerre.

Il usait de diplomatie pour gagner du temps et préparer ses forces. « Car il redit maintes fois que c’est la plus souveraine qualité d’un capitaine que la science doit prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits à la vérité inouïe et incroyable. »

« Il ne requérait en ses soldats autre vertu que la vaillance, ni ne punissait guère autres vices que la mutination et la désobéissance. Souvent, après ces victoires, il leur lâchait la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des règles de la discipline militaire. » Mais il avait grande sévérité à les réprimer en cas de mutinerie.

Il aimait la technique et faisait bâtir des ponts sur les rivières ou des camps retranchés.

Il faisait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat.

Il était prompt à se lancer ici ou là, lorsque nécessaire. La rapidité est la qualité première d’une armée qui manœuvre ; ce qui aide la stratégie, comme Napoléon l’a plus tard compris. Il avait comme lui de l’audace.

« Il dit que c’était sa coutume de se tenir nuit et jour près des ouvriers qu’il avait en besogne. En toute entreprise de conséquence, il faisait toujours la découverte lui-même, et ne passa jamais son armée en lieu qu’il n’eût premièrement reconnu. » Un chef est à la tête de ses troupes et se fait reconnaître pour les encourager.

Jules César est un homme mûr lorsqu’il entreprend ses guerres. Ce pourquoi il est moins impétueux et plus réfléchi qu’Alexandre le Grand, observe Montaigne. Mais pas moins volontaire. « Je le trouve un peu plus retenu et considéré en ces entreprises qu’Alexandre, car celui-ci semble rechercher et courir à force les dangers, comme un impétueux torrent qui choque et attaque sans discrétion et sans choix tout ce qu’il rencontre. (…) Outre ce qu’Alexandre était d’une température plus sanguine, colère et ardente, et si émouvait encore cette humeur par le vin, duquel César était très abstinent ; mais où les occasions de la nécessité se présentaient et où la chose le requérait, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. »

Montaigne tacle Vercingétorix pour avoir mal usé des armées pléthoriques gauloises en sa stratégie contre César. « L’autre point, qui semble être contraire et à l’usage et à la raison de la guerre, c’est que Vercingétorix, qui était nommé chef et général de toutes les parties des Gaules révoltées, prit parti de s’aller enfermer dans Alésia. Car celui qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extrémité qu’il y alla de sa dernière place et qu’il n’eût rien plus à espérer qu’en la défense de celle-ci ; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en général à toutes les parties de son gouvernement. »

« La passion nous commande bien plus vivement que la raison », dit Montaigne – encore plus en cas de guerre où la vie même est en jeu. Quant à César, il écrit : « Jamais chef de guerre n’eut tant de créance sur ses soldats. (…) Il y a infinis exemples de leur fidélité. » Tout l’art de la guerre est de se faire aimer pour motiver.

En ces temps de guerre d’agression en Ukraine, et de résistance obstinée à la tyrannie impériale russe, ces propos de Montaigne sur César en chef de guerre sont de pleine actualité.

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Mettre en rôle ses chimères dit Montaigne

En son huitième chapitre des Essais du premier livre, le philosophe observe les terres oisives « foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles » si l’on ne les cultive point, tout comme les femmes enfantent des êtres « déréglés » si l’on ne les éduque point.

Aussi juge-t-il que « l’oisiveté » est le champ des chimères de l’imagination et qu’il faut redresser son esprit pour le mettre en ordre. Le chômage comme la retraite sont propices aux dérèglements de l’oisiveté, aussi faut-il, comme Montaigne, se donner des activités afin de canaliser tout son être. Faire de l’exercice physique pour garder forme, de l’exercice relationnel pour garder bon cœur et bonne amitié, de l’exercice mental pour garder raison. « L’âme qui n’a point de but établi, elle se perd ».

Montaigne, retiré sur ses terres après une vie active bien remplie, avait en idée le repos. « Il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même et s’arrêter et rasseoir en soi ». Mais au contraire ! Son esprit fait « le cheval échappé » comme un adolescent au printemps et « m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos ».

Donc que faire ? C’est simple, dit Montaigne : « pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé à les mettre en rôle [à les enregistrer], espérant avec le temps lui faire honte à lui-même ». C’est ainsi qu’écrire ses pensées permet de les fixer au lieu qu’elles aillent dans tous les sens. Et, qu’ainsi fixées, elles soient « réfléchies » – comme dans un miroir – permettant à la raison de prendre de la distance et de les examiner à tête reposée. Puis de les nuancer, les modifier, les infirmer. Ecrire, c’est se connaître mieux, c’est raisonner son esprit, c’est fixer l’état transitoire de ce qu’on pense. Se confier au papier est aussi une psychanalyse qui révèle de soi ce qui restait informulé.

Un bel exercice que le blog nous permet aujourd’hui, tout comme hier les Essais pour Montaigne.

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Montaigne : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir »

Dans ce chapitre 20 du livre 1er des Essais, Michel Eyquem de Montaigne est tout entier. Fils périgourdin d’une époque troublée en guerre de religions, il vécut de 1533 à 1592. L’œuvre de sa vie, sans préjuger du reste, fut de laisser témoignage. Ses réflexions constantes depuis 1571 sont ces Essais de l’âge mûr qui nous ravissent encore et nous font réfléchir. Il s’y est peint lui-même avec ses contradictions de nature, son impuissance à trouver jamais la vérité comme à rendre bonne justice.

L’homme n’est point dieu et l’existence sera imparfaite, toujours – autant l’accepter comme les Stoïciens y invitent. Les voyages confirment à Montaigne la relativité des choses, des mœurs, des jugements. Il n’est pas pessimiste, il se veut « sage ». Ce qui, en son esprit, signifie réfléchi, donc prudent : tranquille et réglé. La raison, le bon sens, l’expérience, commandent de vivre et de bien vivre – enfin d’en tirer leçon. Ce pour quoi il écrit « que philosopher, c’est apprendre à mourir. » La mort n’est pas le but ; elle est l’achèvement d’une vie bonne. Faire comme si, au dernier moment, on n’avait rien à regretter. La sagesse est d’avoir bien vécu, la philosophie est ce savoir qui permet de le faire.

La Renaissance avait fait revivre l’antiquité, dans les âmes comme dans les œuvres. Les livres étaient si peu répandus encore qu’on en possédait peu. Les érudits du temps les lisaient, les relisaient, les méditaient, en apprenaient par cœur des sentences, sans zapper sans cesse comme papillon de nuit. Ce chapitre commence donc par une citation de Cicéron. Nombre d’autres fleurs de rhétorique le parsèmeront encore.

montaigne paris (2)

Que dit donc Montaigne dans cet opus célèbre ?

  • Que la raison naturelle ne vise naturellement qu’à notre contentement.
  • Que vivre, c’est bien vivre, « en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. »
  • Que la mort est inévitable par le seul fait d’être né : « faites place aux autres, comme d’autres vous l’ont faite. »
  • Qu’il est donc vain de la craindre, puisqu’elle est inévitable. « Sortez de ce monde comme vous y êtes entré. Le même passage que vous fîtes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. »
  • Autant faire bonne figure et apprécier d’autant l’heure présente. « Que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »
  • Nous ne savons ni le jour ni l’heure, attendons-les partout, car c’est ainsi que naît la liberté. « Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. »
  • Faisons ce que nous devons, sans plus attendre, et ne regrettons rien : c’est ainsi qu’une vie sera bien remplie : « tel a vécu longtemps qui a vécu peu ». « Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu. » « Où que votre vie finisse, elle y est toute. »
  • Le cours naturel des ans nous accoutumera à quitter l’existence insensiblement : « le saut n’est pas si lourd du mal être au non être (…) d’un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux » – de l’adolescence sensitive à la vieillesse percluse.
  • « Il faut ôter le masque aussi bien des choses que des personnes », ce n’est que l’apparat horrifié et chagrin que nous mettons autour de la mort qui nous effraie. Or la mort est de nature, traitons-la naturellement.

Ce que je retiens de Montaigne ?

    1. Le tragique : ce contre quoi vous ne pouvez rien, inutile de le craindre. C’est vain. Faites avec.
    2. Le bien-vivre : « Si vous avez fait votre profit de la vie, vous en êtes repu, allez-vous en satisfait. (…) Si vous n’en avez su user, si elle vous était inutile, que vous chaut-il de l’avoir perdue, à quoi faire la voulez-vous encore ? »
    3. La liberté fondamentale : qui sait que la fin est au bout, et l’accepte, fera de sa vie ce qui lui semble le meilleur. Sans préjudice d’un quelconque « dieu », d’une quelconque « loi », d’un quelconque « tu-dois ». Et ce « meilleur » sera celui de toute la tradition humaine sans laquelle il n’est rien.

Michel de Montaigne, Les Essais, (texte complet en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1367 pages, €29.45

Michel de Montaigne, Les Essais (abrégé), Pocket 2009, €4.94

Michel de Montaigne, Les Essais, format Kindle (ancien français), €1.99

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