Articles tagués : filles de joie

Blaise Cendrars, Bourlinguer

blaise cendrars bourlinguer

Bourlinguer, c’est rouler bord sur bord en bateau. L’argot a repris l’expression pour évoquer les filles de joie qui vont de mâle en mâle, comme les soûlards qui roulent dans le ruisseau. Cendrars, par son titre, a fait entrer le mot argotique dans la langue française via le Dictionnaire de l’Académie… Pas mal pour un écrivain !

Ces mythomémoires en forme d’appel du large abolissent le temps. Elles sont un périple d’Ulysse, mais sans Pénélope à son bout. Elles recréent les souvenirs en les télescopant : du chaos naît la lumière, le phénix Cendrars des braises Sauser. Car, rappelons-le, Blaise Cendrars est le nom de plume que s’est choisi Freddy Sauser, tout comme il est devenu français volontairement une fois poète, plutôt que suisse apprenti horloger de famille. Coincé durant sept ans à Aix-en-Provence du fait de la guerre seconde, l’écrivain s’est fait Torrent enraciné, selon la belle image de Barjavel.

Onze ports ponctuent ses souvenirs, évoqués inégalement comme autant de vignettes de la mémoire.

  1. Venise pour Nicolao Manucci, embarqué clandestinement à bord d’une tartane à 14 ans et fouetté torse nu lorsqu’il fut découvert, ce qui toucha un vicomte anglais qui le prit pour valet.
  2. Naples pour le marin musclé qui le prit sous protection à 4 ans au retour d’Alexandrie de sa famille – et le trahit en ne l’emmenant pas à New York comme promis mais le remettant à sa mère.
  3. La Corogne pour Picasso qui s’est affronté comme Blaise à son père.
  4. Bordeaux pour le Kéroual parti faire fortune à Rio et qui ne veut pas revenir en France sous la coupe de sa femme.
  5. Brest pour ce lieutenant de vaisseau parti à Paris pour devenir Anne-Marie Chassaigne, dite Liane de Pougy, dont l’auteur avoue avoir été amoureux transi à 11 ans.
  6. Toulon pour cette chambre a lui prêtée aux amis ou utilisée par lui, dont le divan a supporté tous les ébats amoureux, et la table les javas bordéliques.
  7. Anvers où il baise à l’œil, Blaise, sa chambre lui étant réservée en maison, et où il rencontre le marin russe Korzakow, « compagnon de route du tonnerre de Dieu » insouciant, bâfreur, ivrogne, anarchiste – une vraie gueule de Rabelais – au cynisme comme « un jet spermatique de son esprit ». En bref un bel animal avec l’art russe de vagabonder.
  8. Gênes, c’est l’enfance, il devait avoir 7 ou 8 ans. Il invente le personnage de la petite Elena, morte d’une balle perdue, transposition de la vraie Hélène russe morte de brûlures dont il a été amoureux à 16 ans. Il évoque le mendiant lépreux qui lui faisait peur et invente de le tuer ; il vise au lance-pierres les gavroches dépenaillés de la rue dont il admire en secret la liberté de vêture et de vagabondage, mais qui lui montrent le poing. Il profite de l’enfance pour faire la revue des péchés capitaux et s’y mesurer. Occasion d’évoquer une jeunesse imaginaire comme matelot à bord d’un voilier grec qui trafique le vin de Samos, accompagné d’un mousse, neveu du capitaine (« Dieu, quel beau gosse ! »), et d’un bulgare ivrogne et bougre. « Kallinecta, Mademoiselle » a l’habitude de dire l’auteur au gamin qui va « faire la sieste » avec son oncle.
  9. Rotterdam pour ses eaux glauques, son ciel bas et son cafard qui fait boire, enfanter et se battre. Histoire de conter la nombreuse famille d’une sœur de marin et la grande rixe qui naît d’un rien.
  10. Hambourg détruite par les bombardements alliés au phosphore, évoquée via un déserteur du STO qui veut rejoindre le maquis, façon de dire la fugacité de l’existence, la bourlingue obligatoire pour connaître la vie, et la seule éternité dans le souvenir.
  11. Enfin Paris port-de-mer, scie de la propagande électorale du temps, où il évoque surtout la librairie Chadenat, ce dévoreur de livres, et Rémy de Gourmont, son mentor ès lettres.

Il est intéressant de voir comment le voyage se résout en lecture, la vie aventureuse en livres. N’est-ce pas l’essence de la littérature depuis Homère que de nous faire voyager en imagination ? Transmuter son existence louche en poésie, n’est-ce pas ce qu’accomplit Villon ? Filles, livres, bouteilles, bagarres – Rabelais écrit-il autre chose ? Voyager et écrire, fugues et fougue, sont les deux faces de l’écrivain. « Mon véritable visage, non plus de bagarreur ou de casseur d’assiettes pour la galerie, mais de ce contemplatif que je n’ai jamais cessé d’être » (Gênes IV). Il fait l’inventaire des expériences qui l’ont fait homme. Il les dit au présent, constamment attentif au concret. Il y a quelque chose de zen à rester dans l’instant, même dans la mémoire.

Polyphonique et entraînant, voilà un beau livre pétri de pâte humaine. Des souvenirs reconstitués, romancés, en kaléidoscope – mais d’une frénésie réjouissante.

Blaise Cendrars, Bourlinguer, 1948, Folio 1974, 512 pages, €7.79

Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques tome 2, Gallimard Pléiade, 2013,1184 pages, €57.00 

Catégories : Livres, Mer et marins | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tran-Nhut, Le temple de la grue écarlate

Roman insolite, policier historique, décentré en Asie, voici un petit gros livre qui réjouira le lecteur féru d’imaginaire. Nous sommes au Vietnam au XVIIème siècle. C’est un peu la Chine avec ses mandarins impériaux recrutés sur concours et ses lettrés qui étudient encore et toujours les œuvres classiques pour en passer et aspirer à servir. Le mandarin Tân est un vigoureux jeune homme issu de la campagne, d’une famille de paysans, et qui s’est élevé par ses mérites au rang de fonctionnaire d’empire. Gouverneur d’une province, il a le pas sur le mandarin militaire Quôc, sur le maire Lê, sur le maître d’école Ba et – bien entendu – sur l’entrepreneur Ngô. Nous sommes dans le système confucéen où les lettres dominent le politique, les deux dominant le militaire et l’économique. Un système curieusement français…

Ce pourquoi le lecteur ne sera pas dépaysé, malgré l’exotisme des paysages, des mœurs et des nourritures. Les habitants de la province n’ont qu’une obsession : s’élever dans la hiérarchie sociale en mariant leurs filles nubiles à ce prestigieux fonctionnaire envoyé de l’empereur. L’empereur lui-même n’a qu’une obsession : assurer la descendance de chaque aîné mâle des familles, donc pousser le mandarin Tân à se marier. Ce ne sont donc que défilé de filles de 15 ans devant les yeux du jeune homme. Sauf que le fonctionnariat a son éthique : on ne se marie pas dans la province où l’on gouverne. Pour éviter népotisme, clientélisme et corruption… Le défilé ne fait donc que préparer le futur, lorsque le mandarin sera nommé dans une autre province.

Mais ces jeux de la comédie humaine seraient bien anodins s’il ne venait se greffer sur eux de vrais crimes sanglants. Des cadavres d’enfants difformes sont retrouvés poignardés, la tête écrasée, sur les chemins alentour. Un témoin aperçoit parfois la forme gigantesque d’un être noir qui s’active sur eux comme un démon. Le maire Lê est bien incapable de raisonner et de relier deux fils, le maître d’école Ba ne sait rien de ces enfants nés handicapés qu’il ne veut surtout pas éduquer, le militaire Quôc n’a qu’une idée : chasser les moines experts en arts martiaux formés en Chine qui menacent son pouvoir de contrainte. Quant à l’entrepreneur Ngô, riche et socialement arrivé, il veut cacher ses liens troubles avec le temple de la Grue écarlate, son passé de commerce et ces êtres contrefaits appelés les Rejets de l’Arbre nain. D’où viennent d’ailleurs ces enfants, tous âgés d’environ dix ans, et que les moines élèvent en les faisant travailler chez les artisans du village ?

Pas facile au mandarin Tân, aidé de son ami le lettré Dinh, de débrouiller les fils de ces mystères enchevêtrés d’intrigues ! D’autant qu’un beau matin on tente de l’empoisonner via une veste de soie doublée que le tailleur Tau vient de confectionner dans le coupon cadeau que vient d’envoyer l’empereur ! Mais n’est-ce pas l’intendant Hoang qui a conseillé à son maître de la porter à même la peau en cette saison ? Les personnages truculents ne manquent pas, comme Madame Jade, prestigieuse beauté solitaire dans son auberge des monts sauvages où coule une source de jouvence. Mais pourquoi joue-t-elle avec une boule à grelot remplie de mercure ? Les filles de joie portent habituellement dans le vagin ce godemiché qui tinte joliment à chacun de leurs pas.

Le maître d’école Ba lui-même prend un plaisir sadique à cingler le torse nu de ses élèves adolescents, attachés à un arbre, avant de leur enduire la peau d’eau sucrée au pinceau afin que les fourmis de feu viennent torturer lentement tout élève rétif. Il choisit ses victimes parmi les meilleurs garçons, ceux qui ont des facilités pour apprendre et dont il croit que c’est paresse qu’ils ne retiennent pas. Nous rencontrons aussi le bonze Méditation lascive – son vrai nom secret alors qu’il se fait appeler officiellement Pensée vertueuse.

C’est dire que ce roman écrit allègrement ne manque pas d’humour ! Le plaisir de l’intrigue, subtile et bien menée, en est multiplié. Les auteurs, qui sont deux sœurs scientifiques d’origine vietnamienne écrivant en français, s’amusent en inventant des noms imagés des prises d’arts martiaux. « Le mouvement de la Danseuse Lubrique permit à Minh d’atteindre le menton de son ennemi. Celui-ci recula avec un masque de douleur mais répliqua avec le geste de la Banane qui Roule » p.243. Connaissez-vous aussi la technique de la Galette sur la Flamme, celle de la Grenouille ailée ou celle de la Salade qu’on Essore ?

Le lecteur savourera ces moments de plaisir que les auteurs ont manifestement jubilé à écrire. Sagesse sera sollicitée, petites cellules grises autant que morale confucéenne ; justice sera rendue, mais pas sans rebondissement inattendu. Un beau roman à goûter dans les moments de détente.

Tran-Nhut, Le temple de la grue écarlate – une enquête du mandarin Tân, 1999, Picquier poche 2002, 376 pages, €9.21 

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,