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Paul Feyerabend, Adieu la raison

Il ne faut pas confondre la science, c’est-à-dire la méthode expérimentale et le raisonnement logique, avec la philosophie rationaliste ou scientiste. Le rationalisme ou « l’humanisme scientifique » est une philosophie, pas meilleure qu’une autre, voire pire car elle s’appuie sur les résultats provisoires de la méthode scientifique, sur son efficacité pratique, pour élaborer ce qui s’apparente à une nouvelle croyance. Or la science est une entreprise vivante qui fait partie de l’histoire ; elle ne saurait se figer en religion.

Dans ce recueil d’articles théoriques, certains polémiques contre Karl Popper en nouveau gourou d’une religion, Feyerabend adopte une démarche pragmatique pour montrer comment la science se crée et se transforme, comment l’utiliser pour le bien des hommes et non au seul usage d’une élite technico-scientifique. « Mon souci n’est ni la rationalité, ni la science, ni la liberté – de telles abstractions ont fait plus de mal que de bien – mais la qualité de la vie des individus » p.25.

Paul Feyerabend est épistémologue et historien ; il prône le relativisme. Dans la tradition des Présocratiques, des Sophistes, de Platon, d’Aristote, des Sceptiques, de Montaigne – il défend que le savoir est relatif : « La connaissance est une marchandise locale destinée à satisfaire des besoins locaux, elle peut être transformée du dehors, mais seulement après des consultations prolongées qui incluent les opinions de toutes les personnes concernées. La science ‘orthodoxe’, selon cette conception, est une institution parmi les autres, et non le seul et unique dépositaire des bonnes informations » p.37. L’histoire des découvertes montre l’irrationnel des hypothèses de départ, l’intuition plus que le raisonnement qui mène aux résultats, les tâtonnements des théories abandonnées puis reprises, sans cohérence. « L’histoire des idées, des méthodes et des préjugés est une partie importante de la pratique scientifique courante » p.43. Selon Stuart Mill, une conception qu’il est scientifiquement légitime de rejeter peut être quand même vraie, la nier serait croire à notre infaillibilité. L’opinion générale est rarement la vérité tout entière et les chocs des opinions contraires sont indispensables pour faire émerger toute la vérité à un moment donné. Une conception non contestée, même entièrement vraie, devient un préjugé avec une faible compréhension de ses fondements rationnels.

« Il n’y a pas de conflit entre la pratique scientifique et le pluralisme culturel. Le conflit apparaît seulement quand les résultats qui pourraient être considérés comme locaux et préliminaires, et quand des méthodes qui pourraient être interprétées comme des règles pratiques, sans cesser d’être scientifiques – sont figés et transformés en critères de tout le reste » p.50.

Contre cette vue bornée, l’auteur en appelle au « relativisme démocratique » qui « affirme que différentes sociétés peuvent voir le monde de différentes façons et juger acceptables des choses très diverses. Il est démocratique parce que les hypothèses de bases sont (en principe) débattues et décidées par tous les citoyens » p.73. Ceci est la forme occidentale de gouvernement – mais ce n’est pas la seule et unique manière de vivre. Ce relativisme (un peu systématique à mon goût, mais en réaction à la doxa rationaliste) n’exclut pas « la recherche d’une réalité indépendante de la pensée, de la perception et de la société », mais « refuse donc l’idée selon laquelle la preuve objective d’un résultat revient à le déclarer irrévocable pour tous ». En effet, les scientifiques ne peuvent garantir que ces situations et ces faits « objectifs soient indépendants de la tradition tout entière qui a conduit à leur découverte » p.74.

Il est vrai que la méthode expérimentale a été inventée par une culture particulière, en Europe au XVIe siècle – ni en Grèce mathématicienne, ni en Chine naturaliste qui en avaient pourtant les moyens. Mais ce n’est pas pour cela que la physique est colonialiste. Certes, la quête du savoir est celle d’un certain savoir, et son utilisation est liée à ce que l’on a cherché, mais il ne faut pas aller trop loin dans le relativisme. Si le savoir scientifique déracine la tradition culturelle ou religieuse, c’est que ces dernières ne donnent pas toute satisfaction. L’Eglise a-t-elle assuré le pain à tous ? Le dogme de la terre plate, qui sévit encore en islam, permet-il d’aller sur la lune et dans l’espace ? La place des femmes dans les religions du Livre est-elle humainement satisfaisante ? Nous souscrivons à l’idée d’Aristote, rappelée par l’auteur, que « la tâche de la pensée est de comprendre et d’améliorer ce que nous faisons dans la vie quotidienne, ce n’est pas d’errer au milieu de concepts abstraits ». Mais pour produire de l’électricité, distribuer une saine eau courante, trouver des médicaments ou surfer sur Internet, il faut bien pénétrer dans l’univers de la méthode scientifique élaborée par les Européens ! L’exemple du Japon comme de l’Inde montre que l’on peut utiliser ces méthodes sans faire table rase de sa propre culture.

Quant au débat entre théoriciens et historiens, ou scientistes et humanistes, il nous paraît bien dépassé. Lutter contre les « spécialistes » et les technocrates est le rôle de la démocratie ; que la même lutte fasse rage dans la communauté scientifique, on le conçoit volontiers – et l’on ne peut que souscrire à ces remarques de l’auteur que, malgré leur banalité, il est bon de répéter :

  • « Les scientifiques peuvent contribuer à la culture mais ils ne peuvent en fournir les fondements » p.299.
  • « Les théoriciens (…) vantent la ‘rationalité’ et l’’objectivité’ de la science sans se rendre compte qu’une procédure dont le but principal est de se débarrasser de tout élément humain est condamnée à produire des actes inhumains » p.341.
  • « Le Mal fait partie de la vie, tout comme il fait partie de la Création, On ne l’accueille pas avec plaisir, mais on ne se contente pas non plus de réactions infantiles. On lui assigne des limites, mais on le laisse persister dans son domaine. Car personne ne peut évaluer la quantité de bon qu’il contient encore, et dans quelle mesure l’existence du bien, même le plus insignifiant, est liée aux crimes les plus atroces » p.358.

L’homme n’est pas que de raison et l’existence d’instincts et de passions en lui, sources du désir, de l’amour et de la beauté, sources aussi du progrès et de la volonté, ne doit pas faire oublier qu’il n’est libre – c’est-à-dire pleinement humain – que parce qu’il domine ses instincts et maîtrise ses passions à l’aide de sa raison. Son équilibre est bel et bien hiérarchique : c’est la raison qui doit conduire l’être humain, sous peine qu’il ne se ravale au rang de bête.

Paul Feyerabend, Adieu la raison, 1987, Points sciences Seuil 1996, 384 pages, €10.00

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Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires

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Si le titre français est du traducteur français, le poète Charles Baudelaire, l’édition américaine de 1845 s’intitule simplement ‘Tales’ (Histoires) ; elle regroupe des contes parus entre 1836 et 1845 dans les revues.

Le choix de Baudelaire n’est pas anodin : en effet, après un premier volume « extraordinaire » d’histoires tirées de l’optimisme scientifique du siècle XIX commençant, le choix du second volume est plus noir et plus « gothique ». L’auteur, qui sombre peu à peu dans l’alcoolisme (ce qui a fasciné Baudelaire), voit le monde en noir et la vie humaine comme une impasse.

L’amour n’est jamais heureux sur cette terre, pas plus celui des femmes que celui des amis ou celui des… chats. Le chat noir conte cette belle histoire d’êtres faits l’un pour l’autre, l’animal et l’humain, avant que l’humain – de nature compliquée – gâche tout par son ivrognerie. Il devient violent, jaloux, irascible. Il étrangle et pend son chat. Repentant il en apprivoise un autre, du plus beau noir luisant. Mais celui-ci est un avatar revenu des ombres pour se venger…

chat noir

La célèbre Chute de la maison Usher n’est pas en reste. Un ami, hypersensible et cadavérique, invite l’auteur à passer quelques jours avec lui, en proie à la solitude et à ses démons intérieurs. La psychanalyse n’est pas encore inventée mais la sœur jumelle de ce jeune homme meurt de phtisie et les compères entreposent le cercueil dans une crypte sous la maison en attendant l’enterrement. L’infortunée n’était qu’en catalepsie et se réveille en pleine bière ! Ce coup d’état contre l’humain ne peut que susciter l’ire des éléments déchaînés et la disparition en marécage de ladite maison Usher, avec ses derniers descendants.

Hop-Frog est un nain dont le roi se moque, jusqu’à ce qu’un jour l’avorton se venge. La barrique d’Amontillado est elle aussi un plat qui se mange froid, à la suite d’insultes répétées. Le masque de la Mort rouge anticipe Ébola : qui veut s’isoler pour se prémunir voit s’infiltrer jusque chez lui la Justice immanente. Le diable dans le beffroi se moque de ces placides Flamands qui tirent sur leur pipe les yeux rivés à leur montre, tout à la répétition du temps paysan et à la jouissance de la vie immobile. Mais ne voilà-t-il pas que le démon (de la modernité ?) vient faire danser les cloches et affoler les horloges, précipitant toute cette humanité confite en traditions dans l’agitation sans cause ! Un curieux Dialogue avec une momie préfigure les Aventuriers de l’Arche perdue tandis qu’une Conversation entre Eiros et Charmion conte la fin de la vie terrestre sous le passage d’une comète. Le portrait ovale émet l’hypothèse Dorian Gray, le peintre aspirant la vie même dans sa toile à tel point que, possédé par son art, il vide sa bien-aimée de toute existence.

edgar allan poe portrait dessine

Edgar Allan Poe était un précurseur par l’imagination. Enfiévré par l’alcool, il amplifiait la sensibilité du temps. La révolution industrielle venait à peine de commencer qu’il en voyait tous les inconvénients. Finie la placidité de vivre et de prendre son temps ; consommée l’ignorance des astres et de leurs dangers ; terminée la foi naïve au profit des doutes et craintes maléfiques.

Le plus beau n’est-il pas cette profession de foi écologiste écrite en 1841 dans le Colloque entre Monos et Una ? Le conte peint la mort physique et mentale, la progressive extinction de toutes les facultés personnelles : « le sentiment de l’être avait à la longue entièrement disparu ». Mais la terre elle-même, n’est-elle pas menacée tout autant par l’homme en temps qu’espèce nuisible ? « Aussi bien, tandis qu’il se pavanait et faisait le Dieu, une imbécilité enfantine s’abattait sur lui. Comme on pouvait le prévoir depuis l’origine de la maladie, il fut bientôt infecté de systèmes et d’abstractions ; il s’empêtra dans des généralités. (…) Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science. L’homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre. Cependant, d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. (…) Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir » (p.463 Pléiade).

Si les écolos d’aujourd’hui avaient ce style au lieu de leur véhément ressentiment de prédicateur, peut-être seraient-ils mieux entendus alors qu’août ressemble à octobre et qu’octobre reste un mois de juin, tandis que les tempêtes hivernales et les pluies de printemps opèrent leurs ravages ?

Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires (1836-1845, publiées par Charles Baudelaire en 1857), Garnier-Flammarion 2008, 314 pages, €3.80
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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La France va-t-elle rater la postmodernité ?

Article repris sur Medium4You.

Au train où vont les choses, difficile de suivre. J’ai donc pris l’Express du 15 août pour me mettre sur les rails d’un sociologue décalé, Michel Maffesoli. Il analyse la postmodernité autrement que les autres, il remet la France en place dans un monde devenu global. Oh, certes, il n’encense pas Mélenchon comme « tout le monde » (comme l’avant-garde progressiste qui se croit le tout du monde), il est honni de la gauche à la mode, celle qui blablate dans les quartiers bourgeois en s’habillant peuple, se croyant révolutionnaire parce qu’habitant rue Daguerre plutôt que boulevard Saint-Germain. Mais il faut entendre Maffesoli parce qu’il touche juste – même si la traduction politique de ses dires reste l’affaire de chaque conviction.

Il expose que la modernité cartésienne des Lumières, inventée par la France au XVIIème siècle, arrive en fin de course. La chute des utopies globales, marquée par l’effondrement de l’URSS et par la conversion de la Chine populaire aux affaires, s’accompagne du krach de la raison pure, incarnée par la finance mathématisée qui a explosé en 2007. Nous entrons donc dans une ère de postmodernité qui s’invente sous nos yeux, aidée par les techniques de l’information et de la communication et par l’ouverture totale du monde – l’ex-tiers monde devenant pays émergents (à grande vitesse).

La France a vécu sur ses lauriers de raison, de progrès, de travail, croyant que la révolution périodique permet d’avancer socialement en droite ligne d’un horizon défini par les intellectuels. Où sont les intellectuels aujourd’hui ? Probablement plus aux États-Unis, en Inde et en Chine – ou même en Europe de l’est – qu’en France… Les valeurs hexagonales de certitudes, de positivisme et de commandement ne sont plus d’actualité. Elles ne sont plus des stimulants mais des pesanteurs. Les ères gaulliste et mitterrandienne sont bien du siècle dernier.

La nouveauté du monde veut le léger, peu embarrassé de principes, de morale ou de lois intangibles. La loi demeure, mais contingente et réformable ; la morale est remplacée par l’éthique, mieux adaptée aux situations toujours particulières ; les principes disparaissent au profit des expériences. Souplesse, intelligence, sensations supplantent rigidité, raison pure et bienséance. L’ère de la pensée unique a vécu. Dionysos est préféré à Apollon, bien que les deux doivent marcher main dans la main pour l’équilibre humain. Le balancier va vers l’ivresse immédiate, matérialiste et sensuelle, au détriment de l’ordre immuable et glacé des abstractions. Il s’agit de s’ajuster au coup par coup plutôt que d’avoir un plan. De s’appuyer sur ses proches, sa bande, son réseau, plus que sur des appareils, partis et associations, ou sur des gourous référents.

Ce pourquoi Michel Maffesoli voit en Nicolas Sarkozy un animal politique mieux adapté au monde postmoderne que François Hollande. Le « sale gosse » arriviste et agité est en phase avec l’ambiance de débrouille permanente qui est exigée d’un monde qui bouge. Combinazione et trafics permettent de s’adapter bien mieux que grands principes et morale intangible. Le mouvement permanent est tragique, l’aspiration à l’immobilité dramatique. Drame hollandais, tragique sarkozien : même si cette opposition du sociologue est un peu caricaturale à mon goût, elle a le mérite de placer les enjeux. La France lasse, qui a voté Hollande d’assez peu, surtout parce qu’elle avait le tournis, se veut « un pays de fonctionnaires avec, à la clé, la production de normes (…) Seulement notre pays risque de passer à côté de l’évolution du monde actuel, qui exige de l’audace, des prises de risques. » De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! N’était-ce pas le révolutionnaire Danton qui l’exigeait ?

Observez combien l’ambiance sociale est émotionnelle : musicale, sportive, culturelle, religieuse… Ce ne sont qu’humeurs, buzz, rumeurs. Naissent des solidarités nouvelles comme la colocation ou le couch surfing. Est affirmée la relation permanente en fonction des tribus : amicales, professionnelles, contingentes. L’iPhone, Facebook, Twitter, les réseaux pros tels Viadeo ou Linkedin, entretiennent horizontalement et dans l’immédiat permanent ce qui était hier vertical et fixe (« on se téléphone et on se fait une bouffe », le club de son école, les réunions formelles de l’association favorite, les banquets annuels d’anciens de ci ou ça). L’individu était Un, sous les Lumières ; dans le crépuscule postmoderne, il est plusieurs – selon les circonstances. Il aspirait hier à l’autonomie, base de sa liberté ; il a désormais peur d’être libre car ne se sent pas armé pour être seul. Il veut être avec, coller aux autres, bien au chaud. C’est dommage, mais c’est un fait social.

Pour moi, la philosophie est une méthode de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage qui éloigne des régions obscures, l’enfer des passions et des illusions, et rapproche des régions lumineuses, science et réalité. La lumière était trop crue et a grillé des ailes ; la tentation de l’obscur revient avec la mode des vampires, des sorciers, des complots, de l’irrationnel et des « contre » médecines, « anti » économie et autres côtés obscurs de la Force. L’ère des tribus recommence… comme dans les années 1930. Ce qui veut dire moins d’État et plus de nations, moins de classes sociales et plus de communautés, moins de syndicalisme et plus de débrouille, moins de famille et plus de bandes, moins de vérité historique et plus de mythes qui confortent, moins de vérités scientifiques et plus de croyances…

Nous n’avons pas fini avec le changement du monde – autant commencer à le penser.

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Aujourd’hui sous le regard de Michelet

Je suis en train de lire l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet, né en 1798. Célèbre histoire, en deux volumes de plus de 1500 pages chacun dans la Pléiade. Certes, les historiens ont nuancé et précisé son ouvrage depuis, avec les documents nouveaux. Mais le souffle d’écriture reste inégalable. Il nous fait vivre les grands moments, il nous montre les forces, il nous fait rencontrer les gens.

Chaque Français sait que la Révolution est la matrice de notre système politique, aujourd’hui encore. L’élection présidentielle essaie de rejouer, en comédie, ce qui fut une tragédie il y a deux siècles : le conservatisme et les émigrés d’un côté, les jacobins coupeurs de têtes de l’autre. Avec les excès « clivants » de rigueur dans le théâtre des histrions médiatiques nés avec la télévision.

Le mot « cliver » est du jargon à la mode, qui n’a pas de sens concernant les affaires humaines. Il désigne l’action mécanique de fendre un corps minéral suivant la direction de ses couches. Comme si la nation était une chose rocheuse, une éternité géologique, qu’il suffisait à un homme politique de travailler avec l’outil adéquat pour la faire se fracturer dans le « bon » sens. Ceux qui utilisent ce genre de vocabulaire méprisent le genre humain. Ils réduisent les idées à des strates chosifiées, immanentes, sans même penser que l’électeur puisse avoir sensibilité et une histoire. Surtout qu’à droite comme à gauche, les politiciens ont tout fait pour se partager le fromage et ne jamais remettre en cause l’endettement clientéliste !

Ce n’est malheureusement pas nouveau en France, pays des guerres de religion et des haines sociales, pays de l’envie et de la délation où n’importe quelle égalité apparaît préférable à toute liberté. Ce pourquoi le roi a toujours été mieux vu que les nobles (contrairement à l’Angleterre), et que l’État apparaît plus légitime que les entreprises, les associations ou les syndicats (contrairement à l’Allemagne et aux pays nordiques).

Dès la parution de son premier tome, en 1847 déjà, Michelet dénonçait le « moyen-âge » de la pensée dans l’assimilation de la Révolution à 1793. Comment, s’écrie Michelet, « née, grandie, dans l’indignation légitime qu’inspirait la Terreur de l’Inquisition, elle triomphe enfin, elle éclate, révèle son libre génie, et son génie ne serait autre que la Terreur de 93 et l’inquisition jacobine ? » (1-295). L’interprétation marxiste, reprise avec enthousiasme par les fonctionnaires intellectuels d’État qui ont vu dans le communisme façon Staline la « libération » du genre humain, a fait de la Révolution cette caricature. Celle que reprend Mélenchon aujourd’hui, où raser gratis signifie reconstruire la Bastille pour y fourrer les futurs guillotinés, tous ceux qui ne pensent pas comme lui. « Si cette théorie est bonne, le moyen-âge a vaincu », conclut Michelet. Mélenchon est un réactionnaire de gauche, la fraction autoritaire et sectaire de la mouvance qui comprend aussi – fort heureusement – une fraction libertaire positive comme le dit si bien Michel Onfray.

« Voltaire contre Rousseau »… pensait Michelet. « Les Jacobins semblent se porter pour héritiers directs des prêtres. Ils en imitent l’irritante intolérance, par laquelle le clergé a suscité tant d’hérésies. Ils suivent hardiment le vieux dogme : « hors de nous, point de salut » (1-537). François Hollande a raison de prêcher la modération ; mais tort lorsqu’il dérape en tribun, singeant Mélenchon qui imite Le Pen, et forçant sa voix jusqu’à l’hystérie. Nicolas Sarkozy a raison de pointer les incohérences socialistes ; mais tort lorsqu’il attaque au panzer, hors de tout bon sens, singeant Le Pen et ses outrances frileuses de repli. Les vocifération des années 30 submergent la raison : est-ce le signe que les candidats d’aujourd’hui n’ont rien de rationnel à dire ? Va-t-on tout droit vers les mêmes effets qu’en 1933-1939 ?

Ils ont voilé Voltaire jusqu’aux pieds comme une fatma sous burqa, les politiciens honteux de Paris, au musée du Louvre… (photo ci-dessus prise par moi en janvier 2012). Depuis combien d’années déjà ? Fin 2005 ! Une vidéo publiée par moi en février 2006 en témoigne : Voltaire a été voilé sous Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur. Il le reste en 2012, sous Nicolas Sarkozy président. Mais tout le monde s’en fout : y aurait-il des « civilisations » plus égales que d’autres pour les bobos branchés ? En avril 2005, Voltaire n’était pas encore voilé… (photo ci-dessous prise par moi en avril 2005). Pourquoi le reste-t-il aujourd’hui ? Pourquoi les « socialistes-anti-racistes » Delanoë/Hollande ne disent-ils rien sur le sujet ? Pourquoi Mélenchon-le-laïc passe-t-il sous silence ce fait sous nos yeux ?

Or, déclare Michelet : « Grande leçon pour les politiques, et qui doit les faire songer ! Qu’ils prennent garde à Voltaire ! Cet homme-là ressuscite quand on y pense le moins. Robespierre s’en est mal trouvé. Chaque fois qu’on s’appuie sur Tartufe, ou qu’on veut s’y appuyer, Voltaire est là qui vous regarde » (1-302). Que les intolérants théoriciens du parti socialiste, ou les sectaires écolos en appendice, prennent garde à « ces trois vainqueurs de Tartufe » qui forment la pensée intime du peuple français. « Rabelais-Molière-Voltaire, est sous la variété infinie de ses formes vives et légères, le fond même de ce peuple. Comment ? Par sa haine du faux, des vaines subtilités, des abstractions dangereuses, des scolastiques meurtrières ; et puis par son amour du vrai, du positif et du réel, par son sincère attachement à la plus certaine des réalités, la vie, par sa touchante religion pour la pauvre vie humaine, si précieuse et si prodiguées… Par son bon cœur et son bon sens, il est profondément le peuple. »

Si le début de la phrase ne s’applique que trop à la gauche intello-intégriste d’aujourd’hui, la seconde s’adresse directement à Nicolas Sarkozy (on n’ose dire l’UMP tant ce parti godillot se veut uni derrière un « chef » qui le tire à sa gloire plus qu’il ne le représente…).

Les Français ont du bon sens : ils ne croient ni les écolos qui veulent arrêter toutes les centrales nucléaires en quelques années, ni l’impôt inquisitoire à 75% (+ CSG, + ISF, + impôt sur les successions) de ceux qui gagnent. Ce sont moins « les riches » qui les préoccupent que le symbole politique qui consiste à confisquer le succès dès qu’il atteint un montant arbitrairement fixé par des fonctionnaires qui n’ont jamais entrepris quoi que ce soit par eux-mêmes. Si, encore, cela ne touchait que les gains de finance, issus de prises de risque d’une fortune héritée : mais non ! N’importe quel créateur d’entreprise réfléchira à deux fois avant d’entreprendre désormais en France. Les footeux eux-mêmes s’en émeuvent; les écrivains à succès votent avec leurs pieds. Assurer le pain au peuple, certes il est content, mais qu’on le prive de jeux et c’est la révolution qui gronde !

Les Français ont aussi bon cœur ; ils croient en la vie, en tout ce qui est positif. Ce pourquoi ils font tant d’enfants en privé alors qu’ils disent leur déprime en public aux sondeurs. Qu’un candidat de droite les prive du positif, ils s’empresseront de voter ailleurs. Conserver est utile, si cela doit servir la vie, l’avenir : oui au durable, au bio, à l’économie d’énergie et de matières. Mais conserver est nuisible quand il s’agit de « principes » : non aux privations, aux restrictions, à la discipline haineuse de ces nouveaux curés prêcheurs de croisade anti-industrie. Oui à l’éducation, à la formation professionnelle, aux aides pour retrouver un emploi ; non à la profitation privilégiée des trois mois et demi de vacances, à l’élitisme matheux méprisant qui laisse une grosse part de jeunes sans aucun diplôme, non aux petits arrangement entre syndicats à la comptabilité opaque pour se partager la manne des taxes en formation permanente et la gestion des caisses de SS ou d’Unedic, non aux filiales ingérées de l’État où le gaspillage et le népotisme syndical sont la règle (EDF, SNCF, RATP, SNCM…). Que propose Sarkozy pour l’industrie ? Que propose Hollande pour l’école ? Que proposent-ils pour réformer l’État, à part encore et toujours augmenter les impôts ? « Amour du vrai, du positif et du réel », « sincère attachement à la vie » : où est-ce donc dans la posture de droite ?

Pan sur la droite et pan sur la gauche d’aujourd’hui ! Données par Michelet, ces baffes sont salutaires dans cette campagne qui invective pour mieux cacher sous le tapis les poussières qui gênent : « Si nous voulons fermer la porte à l’avenir, étouffer les forces inventives, écoutons les endormeurs politiques ou religieux ; les uns qui cherchent la vie aux catacombes de Rome – les autres qui proposent pour modèle à la liberté la tyrannie de la Terreur » (1-609). Ni Le Pen, ni Mélenchon, ni leurs pâles épigones Sarkozy ou Hollande quand ils n’ont rien à dire sur leur programme… Il faut relire l’historien Michelet plutôt que les tracts électoraux des histrions.

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Gallimard Pléiade tome 1, 2005, 1530 pages, €52.25

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Diderot, Les bijoux indiscrets

Denis Diderot n’a pas édité que l’Encyclopédie. En ses jeunes années, il s’est amusé à singer les romans de cour qui paraissaient clandestinement, tout en faisant les délices des ducs et des marquises à la cour de Louis XV. L’arrière petit-fils de ‘L’État c’est moi’ préférait trousser les cotillons aux pesanteurs du gouvernement. La grande affaire, puisqu’il n’y avait rien à faire, était de s’amuser. Diderot a 35 ans lorsqu’il compose ce conte philosophique pornographique.

Entré à dix ans chez les Jésuites, le bachelier en théologie Denis Diderot vient de faire la connaissance du calviniste Jean-Jacques Rousseau, dépucelé ado par une aristocrate. Conter fleurette le distrait du sérieux encyclopédique dont les articles commencent de paraître officiellement en volumes (avant d’être bientôt interdits par la bienséance et la toute-puissance d’église). Diderot est matérialiste, il ne croit pas que l’âme – ce qui anime – vienne ailleurs que du corps et de l’expérience de la vie. Ce pourquoi il conte que l’âme commence par les pieds chez le tout petit enfant, avant de remonter par degré jusqu’aux cuisses et au cœur chez l’adolescent, pour ne parvenir à la tête qu’à l’âge mûr.

Où est la vérité ? Dans la pratique ou dans la théorie ? En métaphysique ou dans cette bonne vieille physique de notre monde ? Les êtres humains parlent par la bouche et ils croient que cela est sagesse. Mais les lèvres menteuses ne manquent pas, ce qui rend le vrai tout relatif. N’est vrai que ce que l’on croit vrai. « Je voudrais bien que vous me dissiez à quoi sert cette hypocrisie qui vous est commune à toutes, sages ou libertines. Sont-ce les choses qui vous effarouchent ? Non ; car vous les savez. Sont-ce les mots ? En vérité, cela n’en vaut pas la peine. S’il est ridicule de rougir de l’action, ne l’est-il pas infiniment davantage de rougir de l’expression ? » p.57 Ceux qui prennent le mot pour la chose, la loi pour son exécution, ou l’idée du bien pour le bien même, sont ici clairement visés. Le mot chien ne mord pas, rappellera finement William James.

Comment savoir ? Diderot invente de faire parler le bas des femmes, cette autre bouche munie d’une sorte de larynx qui émet lui aussi des bruits dans le mouvement. Il s’agit du « bijou » de la femme, qu’on appelle « de famille » lorsqu’il s’agit des hommes. Cette invention sera copiée de nos jours par les ‘Monologues du vagin’, avec tout l’égoïsme et la vulgarité d’aujourd’hui. Car ce ne sont pas les mauvais livres ou les mauvais spectacles qui font les mœurs d’un peuple ; mais ce sont les mauvaises mœurs d’un peuple qui font écrire les mauvais livres et surgir les mauvais spectacles.

Diderot écrit un conte, dans un français du XVIIIe siècle fort agréable à lire. Ce qui est trop cru est mis en langues étrangères, comme ces étonnants paragraphes en anglais, italien et espagnol, dont la traduction ne déparerait pas l’Apollinaire des ‘Onze mille verges’. Tout ceci se passe dans une cour d’un pays fabuleux, le Monomotapa, qui mélange l’Afrique, le proche et le moyen Orient, prenant des traits du Grand Turc, du grand Moghol et des « bramines » indiens. Ces « musulmans » troussent volontiers les femmes des autres tandis que le Prince vit comme à Versailles, allant souvent « à Montmartre » ou autres lieux familiers. Il y rencontre ces « polémiques » à la française qui font le seul divertissement intellectuel des sociétés de cour : les Anciens contre les Modernes, les dévots contre les beaux esprits, les lullistes contre les ramistes, les vorticoses contre les attractionnaires… Diderot s’amuse à énoncer des paradoxes pour renvoyer tous ces intellos qui se croient à leur étroitesse d’esprit. Le savoir, en société de cour, est un arrivisme, pas une mission : on recherche la gloire plus que la vérité. Le choix du Monomotapa pour ce dépaysement à la Montesquieu n’est qu’un masque de Venise pour dire et faire ce qu’on veut sans paraître offenser quiconque. Admirable hypocrisie des sociétés de cour…

Cela donne un conte bigarré où l’anneau donné par le génie Cucufa sert au prince à faire parler les cons tout en restant invisible. Il en apprend de belles sur les dessous de la vertu. « Trois choses meuvent puissamment [les femmes], l’intérêt, le plaisir et la vanité (…) celles qui les réunissent toutes trois sont des monstres » p.181. C’est cela, une société de cour : un perpétuel théâtre où chacun simule pour se poser, jouant son rôle choisi pour en faire accroire. La France de nos jours au palais de l’Élysée, comme celle des Congrès socialistes, attisée par les médias avides de scoop pour faire du fric et se monter les uns sur les autres, reste bien aujourd’hui cette société du spectacle que Diderot analysa.

Défiée par sa sultane Mirzoza, le prince Mangogul cherche la fidélité désespérément. Mais il a beau tourner et retourner la bague à son doigt devant les femmes d’apparence les plus sages, ce ne sont que fantasmes et passages à l’acte répétés. Ne croit-il pas avoir trouvé la vertu d’un vagin à qui les hommes déplaisent… qu’il découvre une gouine ! Les hommes cavaleurs trouvent leur équivalent féminin sans problème – puisque la chose ne se peut faire qu’à deux. En ceci Diderot est féministe, égalitaire plutôt, le désir n’a pas de sexe mais se manifeste en tout être. Il ne faut croire ni les curés ni les romans : « Voilà, madame, répondit le sultan, comme les romans vous ont gâtée. Vous avez vu là des héros respectueux et des princesses vertueuses jusqu’à la sottise, et vous n’avez pas pensé que ces êtres n’ont jamais existé que dans la tête des auteurs » p.213. Toute la critique du futur romantisme, dont s’est gorgé Hugo entre autres, est ici contenue.

La vérité n’est-elle pas celle des corps dans ce monde plutôt que celle des abstractions inventées au-delà ? Libertin n’est pas libertaire, mais les deux concepts contiennent la liberté : celle des corps mène à celle des esprits et c’est cela qui effraie « les corps constitués », qui n’ont de chair que les règlements qu’ils imposent unilatéralement à tous au nom du Bien. Si Diderot secoue la raison avec l’Encyclopédie, il remue les bas-ventres avec les contes, dans une même démarche visant à mettre bas le joug totalitaire du roi et le dogme d’église. Dans la lignée de Montaigne, il est sceptique, contre ce qu’on appellera l’Ancien régime évidemment, mais aussi contre ce progrès sûr de lui-même et dominateur qui devient dès cette époque une idéologie.

Cet opus ludique est unique dans l’œuvre, Diderot reviendra bientôt aux sujets plus graves que sont ‘La religieuse’ et ‘Jacques le fataliste’. Malgré ses longueurs parfois, pour les lecteurs d’aujourd’hui qui aiment aller droit au but, ‘Les bijoux indiscrets’ gardent cette exubérance qui a fait la réputation du bonhomme. Ils se lisent avec plaisir. Le lecteur en sort avec ce paradoxe, qu’il met longtemps à ruminer, que la vérité sort moins du haut que du bas, moins de la raison que des instincts – peut-être moins des écrits intellos que de la sagesse populaire. « Nos vertus ne sont pas plus désintéressées que nos vices » p.213. La pulsion du vagin est plus vraie que les illusions de la bouche. Ce que verra un siècle plus tard Nietzsche et, encore un demi-siècle après, Freud.

De là à penser que toute vérité est une connerie…

Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, 1748, Gallimard Pléiade 2004, Contes et romans, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Folio, 1982, 320 pages, €6.93

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