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Nietzsche parodie la Cène des Évangiles

Parvenu à ce point de son Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’amuse un peu. Le rire n’est-il pas le propre de l’homme (Rabelais)… supérieur (Nietzsche) ? Jean d’Ormesson notait que « Dieu ne rit jamais ». Les humains qui se sont élevés, rencontrés par la montagne, Zarathoustra les a réunis dans sa caverne pour un repas en commun.

Mais les nourritures ne sont pas celles de Jésus, le pain et le vin. Zarathoustra ne mange pas de pain, comme tous les solitaires, mais de la viande, des fruits et des racines. De même ne boit-il pas de vin, comme tous les solitaires, mais de l’eau pure de la montagne. Pour faire du pain et du vin, il faut vivre en troupeau, en société, créer des lois, un État, se soumettre à la multitude ou au tyran. Pas de ça chez Zarathoustra, l’être libre ! Il reste pré-néolithique, chasseur-cueilleur nomade dans sa tête, et pas sédentaire.

Encore une preuve que le fascisme ne convient pas à Nietzsche, ce régime d’État totalitaire qui embrigade tous les humains pour les faire servir Moloch. Pas plus que la religion (n’importe quelle religion) qui embrigade les consciences par l’effroi de l’au-delà infernal possible, et du péché à chaque pas en cette vie. Hitler était végétarien, dit-on, pas Zarathoustra ! « L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi de bonne viande et j’ai ici deux agneaux. Qu’on les dépèce vite et qu’on les apprête, aromatisés de sauge : c’est ainsi que j’aime la viande d’agneau. »

Cependant, point de dogme ! Qui veut manger autrement est libre, si c’est sa loi et pas l’obéissance à une coutume sociale ou à un commandement divin. Il dit au mendiant volontaire : « Garde tes habitudes, mon brave ! Mâchonne ton grain, boit ton eau, loue ta cuisine, pourvu qu’elle te rende joyeux ! » Le critère est le bien-être de l’être satisfait, hors des contraintes extérieures à lui, même si le prophète est un brin méprisant lorsqu’il emploie le terme mâchonner – comme une vache à l’étable. Zarathoustra précise : « Je ne suis une loi que pour les miens, je ne suis pas une loi pour tout le monde. Mais celui qui est des miens doit avoir des os vigoureux et des pieds légers – joyeux pour les guerres et les festins, ni chagrin, ni rêveur, prêt aux choses les plus difficiles, comme à sa fête, sain et sauf. » Un esprit sain dans un corps sain, et toujours prêt, telle est la devise des scouts, et elle n’est pas si mauvaise. Elle résume 3000 ans de culture occidentale, des Grecs à l’éducation moderne, en passant par les Romains et la Renaissance.

Mais Zarathoustra se veut libéré des déterminismes biologiques, sociaux et religieux – de tous les Commandements. Non pour faire n’importe quoi, mais pour vivre selon sa loi, celle qu’il se donne ou celle qu’il accepte. S’il vit solitaire, il n’obéit qu’à lui, tels sont les anarchistes et les libertariens, les pionniers du Nouveau monde. S’il vit en société, il obéit aux lois de la cité tel l’anarque de Jünger ou le sceptique de Montaigne – ou la quitte, tels les Puritains anglais partis vers l’Amérique, les navigateurs solitaires ou autres explorateurs ou aventuriers à la Rimbaud ou Monfreid. « Ce qu’il y a de meilleur appartient aux miens et à moi, et si on ne nous le donne pas de bonne grâce, nous le prenons : – la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les pensées les plus fortes, les plus belles femmes ! » On pense à Fabrice del Dongo, ce jeune homme égotiste qui prend son plaisir parce qu’il en donne, suivant sa voie selon son énergie intime.

Évidemment, « le roi de droite » s’étonne d’une telle judicieuse sagesse, lui qui préfère conserver que créer et reproduire que créer. Je ne sais si « la droite » avait le même sens pour Nietzsche que pour nous, encore que la Révolution française ait consacré un siècle avant ce partage de l’opinion, mais j’y vois un symbole. La « droite » est impotente car stérile, le « roi de droite » s’en aperçoit et dit de Zarathoustra : « Et en vérité, c’est là pour un sage la chose la plus singulière, qu’avec tout cela il soit encore intelligent et qu’il n’ait rien de l’âne ». Les peaux d’ânes sont en effet souvent bâtées de certitudes apprises à l’école d’administration ; elles ont laissé leur « intelligence » en veilleuse, confites en conformisme pour mieux « arriver »… à reproduire le Système qui les a faits et élevés.

L’intelligence est la capacité à analyser et à déduire par soi-même, à s’adapter avec astuce et même ruse à ce qui survient. Elle est une vertu d’homme libre. Tel est la nourriture que Zarathoustra veut partager avec ses disciples dans la Cène que nous présente Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Serpico de Sydnet Lumet

L’inspecteur Franck Serpico, dit Paco (Al Pacino), se prend une balle. Ainsi commence le film qui relate les 11 ans de lutte du détective au NYPD pour dénoncer la corruption généralisée dans la police. Onze ans de galères de mutations en mutations, de regards noirs de ses collègues qui touchent, des supérieurs qui éludent et le baladent. Surtout un certain capitaine McClain (Biff McGuire) épris de « Dieu » qui fait du militantisme catholique éthéré mais ne fait rien pour la morale concrète de la vie réelle.

Le film est issu du livre Serpicode Peter Maas qui raconte l’histoire réelle du policier Frank Serpico. Lequel est joué par al jeune Pacino de 32 ans. Le flic tout fier de sa mission devient vite rebelle devant le je-m’en-foutisme des commissariats et la distance de policiers imbus d’eux-mêmes. De toute façon, ils sont payés à la fin du mois, pourquoi en faire trop ? S’entendre avec les malfrats est lucratif et permet la bonne entente, pourquoi changer le système ?

Aux États-Unis règne la concurrence et le chacun pour soi. Chacun est son propre patron et « les ordres » sont exécutés selon sa version personnelle. L’individualisme croissant, qui a explosé avec le Watergate et la guerre du Vietnam, ont incité la jeunesse à contester le système – et surtout à en profiter. La morale, qui est collective, est délaissée au profit du profit.

Serpico veut bien faire son boulot : sauver les putes noires des viols collectifs sans paiement (donc les flics blancs se foutent), arrêter les voleurs sans leur tirer dessus quand ils sont noirs (ce que font les flics blancs), faire respecter la loi sur l’interdiction des paris clandestins (dont les flics blancs profitent par des enveloppes hebdomadaires), et ainsi de suite. Contre cette corruption, il ne peut pas faire grand-chose, sinon alerter. Ce qui le fait mal voir. Mais comme il tient à ce que l’affaire soit réglée au sein de la police, on le tolère, on le balade. Surtout qu’il est efficace en se fondant dans la population par son habillement. Il est en effet très « années 70 » en chemise flottante à demi ouverte, une suite de chaînes au cou, les cheveux longs et un bob (ridicule) sur le chef.

Malgré l’amitié de Bob Blair (Tony Roberts), un policier dans l’entourage du maire, onze ans se passent et toujours rien ! Serpico décide de frapper un grand coup en alertant la presse, le fameux New York Times, quotidien des intellos, très lu à l’époque. Son capitaine, qui le soutient, veut bien témoigner anonymement pour que le journaliste enquête. Car toute la police n’est pas pourrie mais la pression collective fait qu’on laisse faire. Révéler au public fera réfléchir et changer les choses.

C’est en effet ce qui arrive. Franck Serpico témoigne devant la commission Knapp, nommée sur le sujet en avril 1970 par le maire de New York John Lindsay. Mais ses collègues des Stups ne lui pardonnent pas. Lors d’une descente en 1971, il est laissé seul en avant par les autres, qui n’interviennent pas. Il se prend une balle dans le visage et ses collègues le laissent crever. Heureusement qu’un témoin prévient les secours ! Serpico s’en sort parce que la balle était de petit calibre mais il est écœuré, et encore plus lorsque un supérieur, Sydney Green (John Randolph), vient lui remettre la médaille d’or des inspecteurs. Il est récompensé hypocritement par le système dont il a dénoncé la pourriture au cœur. Il quittera la police pour s’exiler en Europe et vivre de sa pension d’invalidité. Jusqu’en 1980 où il rentrera aux USA et vivra reclus dans un chalet isolé.

Le film efficace bien que souvent bavard de Sydney Lumet est un réquisitoire contre la mafia en uniforme. Il dénonce la mise au banc de l’intégrité morale par un système clos sur lui-même et gangrené de politique. Si le directeur de la Police invite les nouvelles recrues à avoir foi en la loi, la réalité est tout autre. Il s’agit de « ne pas se mettre à dos » la police face aux émeutes potentielles dit au début le maire qui refuse de faire quelque chose. Il faut que le scandale arrive pour qu’il se sente obligé, devant ses électeurs, de bouger. Le flic hippie aura, comme ceux de Woodstock, changé la société – tout en devenant lui-même à moitié fou : intolérant, paranoïaque, impossible avec ses proches. Al Pacino fait tout le film.

Le psycho-rigide idéaliste parvenu à ses fins – mais au prix des relations humaines. « A Rome, fait comme les Romains », dit l’adage. La Morale absolue contre celle de tous les jours, l’Idéal abstrait contre la réalité sociale : que faut-il choisir ? Le monde est-il parfait ?

Il faut craindre les Purs.

DVD Serpico, Sydnet Lumet,1973, avec Al Pacino, John Randolph, Jack Kehoe, Biff McGuire, Barbara Eda-Young, StudioCanal 2021, 2h05, €12,98

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Le Pen-Mélenchon et l’exemple de Staline-Trotski

Dans ce recueil de documents d’archives inédites et commentées par des historiens, un chapitre concerne Staline. Un document secret du 2e Bureau, le service de renseignement de l’armée française créé en 1874 après la défaite de Badinguet contre la Prusse, archive le témoignage de Boris Bajanov en 1928. Ce Boris était l’ancien secrétaire administratif du Politburo, puis en 1923 (à 23 ans) le secrétaire direct de Staline. « Mes fonctions m’ont appelé pendant plus d’un an et demi à le voir et à lui parler plusieurs fois par jour ».

Pour son secrétaire, Staline est un être grossier, antisémite notoire, dur, rusé, et surtout rancunier à l’extrême. Il est cependant désintéressé (pas comme Poutine qui aime l’argent) et maître de soi – il ne s’emporte jamais et en est d’autant plus dangereux. Il a « un gros bon sens de paysan » qui comprend le mécanisme du pouvoir et choisit le parti plutôt que les idées. Ce qui manquera toujours à Trotski, intellectuel brillant et organisateur hors pair, mais «plutôt un romantique et un homme posant seulement au chef politique [plus] qu’un chef réel et réfléchi. »

Ces portraits rappellent furieusement le combat Le Pen-Mélenchon dans le cirque actuel de l’Assemblée nationale. Autant Le Pen joue les Staline avec un gros bon sens paysan et l’accent mis sur le maillage du parti plus que sur les idées (courtes), autant Mélenchon joue les Trotski avec son agitation permanente, ses provocations de tribun. Staline : « son intelligence est des plus ordinaires et son instruction est très rudimentaire » On peut en dire autant de Marine Le Pen, réputée plus fêtarde en ses jeunes années que férue d’excellence universitaire. Mais, comme Trotski ou Mélenchon, et plus que son père Jean-Marie, Marine Le Pen s’est convaincue (ou a été convaincue par les brillants seconds qu’elle a usé) que « la victoire restera à celui qui est le maître de l’organisation du parti et non à celui qui préside à la politique ».

Marine Le Pen semble comprendre assez mal les dossiers, comme Staline selon Bajanov. « Il ne lit presque rien », dit-il de Staline. Rusé, le Géorgien avait recours à une manœuvre : « Il prêtait une oreille attentive à tous les rapports et à tous les débats et se gardaient d’intervenir avant la clôture de la discussion et avant que chacun n’eût pris définitivement position. Sachant dès lors de quel côté pencherait la majorité, il prenait la parole l’un des derniers et proposait un compromis que chacun était disposé à accepter. Ce tour d’adresse lui réussissait d’ordinaire. C’est ainsi que peu à peu, la ruse se répétant sans cesse, tous ses collègues, bon gré mal gré, se trouvèrent enclins à accorder à ses interventions et propositions bien plus de poids qu’elle n’en avait réellement, et cet homme, qui ne comprenait pas grand-chose aux questions soumises au Bureau politique, arriva à se parer d’une autorité personnelle assez éclatante » p.245 de l’édition originale 2011.

« La seule chose dont il s’occupe est à laquelle il s’adonne avec une extrême attention est le choix des hommes sur lesquels il pourra compter le cas échéant, en les nommant au poste les plus éminents de l’appareil du parti et du gouvernement » p.250. Pas Mélenchon, qui n’est plus député, n’a pas créé de parti mais seulement un « mouvement » autour de sa seule personne, dont il change les pions à son gré sans souci de leurs compétences ou de leur notoriété, mettant là encore le foutoir dans l’organisation – mot qu’il semble avoir en horreur.

Mélenchon ressemble, en bien plus pâle copie, à Trotski, que Bajanov décrit ainsi : « Chacun sait qu’il est un excellent orateur, qu’il a toutes les qualités du tribun populaire, sans parler de sa valeur comme publiciste. Ajoutons qu’il connaît fort bien les questions politiques. Mais si on étudie le personnage de plus près, on s’aperçoit que malgré ses talents, il est plutôt un romantique et un homme posant seulement au chef politique, qu’un chef réel et réfléchi. Il est très significatif qu’un individu borné comme Staline a compris l’importance [de] l’appareil du parti, alors que malgré ses talents, Trotski n’y a rien distingué, n’a pas su s’orienter dans la situation modifiée et, fidèle aux anciennes habitudes du temps de Lénine, il a surestimé l’importance de la politique et par suite a été vaincu très facilement » p.261.

Mélenchon se met tout le monde à dos, y compris dans son propre camp. Sa stratégie politique de choisir un électorat plus populaire encore que populaire, préférant les immigrés et leurs descendants « damnés de la terre » aux ouvriers devenus petit-bourgeois, lui aliène la gauche traditionnelle, plus volontiers syndicaliste et social-démocrate. Lui continue à faire du Mitterrand, assénant les Grands principes, les citoyens préfèrent l’efficacité des actes. Lui vilipende par les mots (ah, le repoussoir horrifique de la « préférence nationale »!), les votants préfèrent bien nommer les choses (il est de bon sens de préférer ses citoyens aux étrangers, cela se pratique dans tous les pays). Marine Le Pen, elle, attend. Via l’activité de terrain de son parti qui arpente les provinces depuis des décennies, elle dispose d’un socle solide de déçus prêts à voter pour le RN qui n’a encore jamais été essayé au pouvoir.

Je ne suis personnellement en faveur ni de l’une, ni de l’autre, mais je comprends l’analyse des Français qui votent. Après les attentats islamistes de Charlie et du Bataclan, les émeutes de jeunes arabes pillards des banlieues, les assassinats de profs par des fanatiques dopés à la religion, le terrorisme du Hamas et ses répercussions en Europe sur l’antisémitisme assimilé au rejet de la violente riposte armée d’Israël, les clandestins immigrés recueillis de Fréjus évaporés sans contrôle, le constat évident que la population de certaines villes se colore à grande vitesse – les Français en majorité ont la conviction que la maîtrise des flux migratoires devient urgente et essentielle. Car s’il n’y a qu’environ 10 à 12 % « d’étrangers » en France selon les statistiques officielles, les étrangers devenus français par naturalisation, ou qui ont fait une pléthore d’enfants nés en France, ne sont plus comptés comme étrangers. Mais ils restent attachés à leurs racines, ce qui est normal – sauf lorsque leur religion intolérante, prêchée par des imams qu’on laisse faire (contrairement aux Italiens), rendent une partie d’entre eux inintégrables et incompatibles avec la république.

Ce n’est pas que les Français soient « contre » l’immigration, ni a priori contre la religion musulmane (contrairement à ce que l’histrion d’extrême-gauche veut faire croire), ni qu’ils acceptent de moins en moins des « étrangers » chez eux – mais ils veulent que leur arrivée et leur intégration soit maîtrisée, et que la religion reste cantonnée dans la sphère privée. Que la loi définisse les règles et que la loi soit respectée. Et foutre des Grands principes ! comme aurait dit le Père Duchesne, la feuille révolutionnaire d’Hébert, le radical sans-culotte. Que Mélenchon ne le comprenne pas et que Le Pen s’y laisse porter montre qui des deux comprend le mieux la politique et ses mécanismes. Ce qui compte n’est-il pas d’arriver au pouvoir ?

Bruno Fuligni dir., Dans les archives inédites des services secrets – Un siècle d’espionnage français 1870-1989, 2011, Folio 2014, 672 pages, €12,20

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L’invraisemblable vérité de Fritz Lang

Jusqu’où le militantisme peut-il aller dans l’activisme ? A jouer de sa vie. C’est ainsi qu’Austin Spencer (Sidney Blackmer), un directeur de journal convainc l’un de ses journalistes vedettes Tom Garrett (Dana Andrews), qui doit épouser sa fille Susan (Joan Fontaine), de se prêter à une expérience judiciaire. Il est contre la peine de mort dans son État, qu’il considère barbare, surtout lorsque le condamné peut être innocent. Or la mort est souvent donnée sur des preuves qui ne sont que des convictions, pas des faits. Sa conscience est aux prises avec les affres de la morale.

Il est en opposition avec le District attorney Thomson (Philip Bourneuf), fanatique de la Loi et en course pour sa réélection, qui fait condamner par un jury après avoir énoncé toutes les preuves directe et indirectes. Lui n’a pas de cas de conscience, ce n’est pas lui qui condamne, mais le jury populaire. Il ne fait que rassembler les éléments de culpabilité.

Les deux journalistes vont donc mettre en œuvre une machination secrète, visant à démontrer l’inanité des preuves apparentes. Tom va jouer le meurtrier d’une danseuse de bar, Patty Gray, retrouvée étranglée dans un ravin proche de la ville. Aucun indice jusque là découvert par la police ne permet une piste. Qu’à cela ne tienne, les deux compères vont en fabriquer. Mais non sans prendre à chaque fois un cliché de ce qu’ils font et conserver les factures de ce qu’ils achètent pour établir – in fine – l’innocence du probable condamné.

C’est ainsi que Garrett achète un pardessus gris comme un témoin croit en avoir vu un sur le dos de l’homme qui a pris Patty dans sa voiture noire d’un modèle récent. Garrett possède le même véhicule, ce qui est pratique. Il va laisser des traces de crème à maquillage utilisé par les filles sur la banquette ainsi qu’un bas de femme dans la boite à gant. Puis son briquet, un modèle de luxe offert par Susan pour leurs fiançailles, avec son prénom gravé dessus. Le tout dûment pris en photo, avec la date à l’arrière. Il lie connaissance avec Dolly, une camarade de danse de Patty, puis l’emmène dans sa voiture noire, revêtue de son pardessus gris, jusque près du ravin fatal. Dolly, que ses copines incitent à se méfier de ce bel homme riche que nulle ne connaît dans le bar, prévient le lieutenant de police Kennedy (Ed Binns) qui suit l’auto et interpelle Garrett alors qu’il cherche à embrasser Dolly et qu’elle résiste.

Garrett est arrêté, les preuves contre lui s’accumulent, le procès a lieu. Le District attorney fait son travail de conviction au vu des preuves et laisse au jury le soin de conclure. Garrett a beau affirmer maintes fois qu’il ne connaît pas Patty, le jury hésite longuement – puis le juge coupable de meurtre avec préméditation et le condamne à mort. Thomson est content, il a fait son boulot.

C’est alors que Spencer sort les preuves de la machination de son coffre, les met dans une enveloppe, et sort sa voiture du garage pour aller les porter au tribunal afin de faire invalider la peine en prouvant l’innocence de Tom. Mais il recule sans regarder et un camion le percute de plein fouet, renversant le véhicule, le tuant sur le coup et répandant le feu sur la scène. Les preuves sont détruites… Garrett va être exécuté. Son avocat, qui n’est pas au courant de la mise en scène, et Susan, qui croit aimer son fiancé malgré le jugement de meurtre, vont tout mettre en œuvre pour retarder l’exécution et trouver des preuves contraires afin de réviser le procès. Mais le secret a été trop bien gardé et personne ne sait que les preuves incriminables ont été fabriquées. Les photos ont même été prises avec un appareil à développement instantané, ne laissant ni double ni négatif ! Aucune copie n’a été faite des factures du pardessus, de la crème à maquillage. Le spectateur se dit que les militants anti peine de mort ont été bien légers de jouer avec le destin…

Sauf que Spencer a quand même laissé une lettre qui décrit en détail la mise en œuvre des fausses preuves, retrouvée après sa mort – mais avec un long délai – dans l’un de ses coffres-forts par son exécuteur testamentaire. Une précaution bienvenue qui se révèle in extremis pour gracier Tom. Susan va le voir en prison pour lui apporter cette bonne nouvelle, tandis que la grâce est présentée au gouverneur de l’État. Mais, retournement de situation : Tom se coupe en donnant le vrai prénom de « Patty » qui était Emma, alors que la presse n’en a pas parlé. C’est donc qu’il la connaissait ! Il serait donc coupable ?

Cela reste à prouver, mais les preuves ayant été falsifiées, comment s’y retrouver ? Condamne-t-on un homme juste sur un lapsus ? Tom va cependant avouer à celle qu’il croit amoureuse que « Patty » était sa première femme, épousée par complot, et qui n’a pas voulu divorcer au Mexique, comme il l’avait payée pour le faire. Pour épouser Susan, il devait la faire disparaître. Quant à elle, Susan se révèle très en-dessous de la femme amoureuse telle qu’elle se croit. En fait, elle n’aime pas Tom mais voulait s’allier à lui par convenances, parce qu’il plaît à son père, c’est là la faiblesse du film. On ne croit pas une seconde à l’amour entre Susan et Tom même s’ils s’embrassent à tire-larigot entre deux clopes et deux verres, ces scies de mise en scène des années cinquante à Hollywood.

Drame de conscience assez court pour Susan. Puisqu’au fond elle ne l’aime pas, elle n’hésite que quelques instants avant de le dénoncer. Elle aurait pu se taire devant l’acte d’amour que Tom avait fait pour elle. Mais non, la Conscience la tourmente, ce ramassis de conventions sociales auquel elle n’a aucun courage de déroger. Le personnage manque ainsi de dimension tragique ; elle n’apparaît que comme une poupée sociale qui ne mérite pas d’être aimée. Le gouverneur saisit sa plume, le téléphone sonne, le Dictrict attorney lui passe Susan, il l’écoute, puis range sa plume. Il ne signera pas la grâce. Tom Garrett est ramené en cellule en attendant son exécution.

DVD L’invraisemblable vérité (Beyond a Reasonable Doubt), Fritz Lang, 1956, 1h20, Lang & l’Amérique : 2 Films de Fritz Lang – La cinquième Victime + L’invraisemblable vérité [Édition Collector] Masters restaurés avec le livre « La nuit américaine de Fritz Lang » de Bernard Eisenschitz (80 pages) 2012, €181,13

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Droits ou libertés

La droite au Sénat a récemment émis un vote en faveur de « la liberté » de l’avortement au lieu d’un « droit à » l’avortement prôné par la gauche. Signe que les libertés, qui étaient jadis à gauche, sont passées à droite tandis que les contraintes sont devenues de gauche. En effet, la société n’évolue jamais selon les épures abstraites des philosophes utopistes et les politiciens « progressistes » se disent qu’il faut « forcer » la société à s’adapter par des contraintes. Ce n’est pas faux mais peut devenir excessif – les soixante-dix ans de soviétisme ont bien montré que la dictature « du prolétariat » se réduisait en fait à celle d’une nomenklatura étroite et cooptée de privilégies au pouvoir dont les oligarques inféodés au nouveau tsar Poutine sont les descendants directs. La contrainte chinoise est plus subtile et plus consensuelle, mais tout aussi redoutable : dans ce pays, pas de « libertés » mais seulement des « droits ».

C’est qu’il y a une différence entre les deux mots.

Le droit vient du latin directus qui signifie direct et sans courbure. Directus est lui-même dérivé de deligere, qui vient de régénérer, du mot roi qui a donné régir. Le droit est ce qui est juste, honnête, ce qui ne s’écarte ni de la raison, ni du bon sens. Cela signifie une voie dont la direction est constante, directe. Ainsi parle-t-on pour les objets de jupes droites, de piano droit et pour le caractère d’un esprit droit. Le sens moral de droiture signifie loyal, c’est-à-dire permis et reconnu mais aussi constant et fidèle : on sait à quoi s’en tenir.

« Le » droit qui est application de la loi a le sens général de justice, c’est-à-dire de règles d’équité dans la société. Ce qui est droit est considéré comme moral et juste, et les textes du droit composent l’ensemble des lois et coutumes comme le droit pénal ou le droit public. Il signifie ce qui est permis ou exigible selon la loi (droit de faire et de ne pas faire, mais aussi droit de timbre, droits de pêche, etc.).

Le sens dérivé individualiste et, disons-le, égoïste, transforme le droit en « avoir droit », être « dans son droit ». Mais entre ce qu’il est permis de faire et « avoir droit à » se situe tout un fossé que la gauche (souvent démagogique quand elle n’est pas au pouvoir) franchit sans réfléchir. À droite, il s’agit plutôt de passe-droits opposés aux ayants-droits, de privilèges de quelques-uns dans l’entre-soi opposés à ceux de la masse anonyme.

On voit bien ici qu’entre ce qui est permis et ce qui est exigé, il y a toute la différence entre la droite et la gauche : la première permet alors que la seconde exige (ainsi le « droit au logement » – mais qui construit et finance les logements ?). Les droits théoriques ne sont pas les droits réels, la différence réside dans la possibilité matérielle de les exercer. « Avoir droit » ne signifie pas être en mesure de l’exercer, la contrainte économique jouant plus pour les pauvres que pour les riches. Ainsi les « ayants-droits » peuvent se soigner presque gratuitement dans les hôpitaux publics (encore que nombre d’actes et de médications ne soient pas pris en charge…), tandis que ceux qui ont « les moyens » auront accès à des cliniques privées ou à des dépassements d’honoraires pour des soins.

Les libertés viennent du mot libre qui signifie ne dépendre que de soi, soumis à aucune autorité et n’appartenant à aucun maître, fut-il abstrait (ni Dieu, ni maître, chantaient les anarchistes). Dès le XVIe siècle, le français étend son usage au sans-gêne, notamment dans les locutions comme « libre de… » La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même et, comme disait Nietzsche, de fonder sa morale en soi. Cela signifie n’être soumis ni à des dogmes divins, ni à des pouvoirs ici-bas que l’on récuse (roi, patron, mâle violeur ou femelle cougar), ni à des règles sociales qui ne nous conviennent pas (ainsi la lutte pour l’avortement, après celle pour la pilule).

Mais entre être libre d’être et libre de faire, il y a toute la distance entre l’individu et la société. Ce pourquoi Rousseau disait que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres, seul moyen de vivre en société en l’acceptant des compromis nécessaires. Le refuser signifie considérer que l’homme est un loup pour l’homme et que le droit du plus fort s’applique, comme dans la mythique nature. Toute la législation s’élève contre les lois de nature. Ce pourquoi un nouveau Contrat social a été théoriquement conclu dans la société avec les Révolutions. Contre les usages d’Ancien régime qui appliquaient la loi féodale du plus fort, où toute une hiérarchie de puissance s’étageait entre l’empereur et le serf, en passant par le roi, les nobles, les bourgeois, les hommes libres, les femmes et les enfants. Aujourd’hui, chacun est libre d’être soi, ce qui signifie libre de penser, de s’exprimer (y compris par le vote et la manif), d’aller et venir, d’entreprendre. Cela, évidemment, en fonction des règles globales de la société qui permette de vivre ensemble comme le disait Rousseau.

La dérive de cette liberté est la licence, ce qui signifie un excès. Les croyants qualifient de « libres penseurs » ceux qui prennent des libertés avec les dogmes religieux, les religions qualifient de « libertins » ceux qui n’obéissent pas à leurs contraintes de mœurs et de « blasphémateurs » ceux qui parlent de la divinité autrement que selon les usages, de même que la société parle de « prendre des libertés » lorsque l’on n’agit pas selon les usages moyens. Ainsi l’enseignement « libre » signifie-t-il l’enseignement différent de celui de la République tandis que les « radios libres », jadis, émettaient sans autorisation depuis les frontières.

Mais les Lumières ont fait de la liberté leurs torches éclairant l’avenir (la statue de la liberté de Bartholdi offerte par la France à New York), ce pourquoi « les » libertés sont des conquêtes humanistes que tous et chacun devraient pouvoir exercer. D’où le terme de « droits de l’Homme » avec une majuscule à homme pour bien signifier l’humanité tout entière et non pas seulement le mâle blanc, riche, hétérosexuel, etc. comme le croient les ignorants qui se sentent offensés que chacun ne leur ressemble pas et puisse ne pas « être d’accord » en pensant différemment. Or la liberté signifie principalement le libre-arbitre, autrement dit le pouvoir de décider ce que l’on veut – dans les limites imposées par les lois et règles la société dans laquelle on vit (ainsi, pas de voile dans l’espace public, ni se promener tout nu, voire seulement torse nu dans certaines villes prudes, en général de droite radicale). En termes politiques, cela signifie le libéralisme ; en termes économiques, cela signifie le libre-échange et la régulation minimum. Le libertaire applique les libertés dans les mœurs, ce qui a pu conduire à des dérives pédocriminelles après 1968 où il était « interdit d’interdire ». Le libertarien est la version individualiste américaine du pionnier mythique qui affirme son pouvoir de faire absolument ce qu’il veut dans le wild, autrement dit la nature sauvage sans loi.

Il y a donc un écart entre le droit et la liberté, le premier inscrivant dans le marbre ce que l’on peut faire ou ne pas faire tandis que la seconde est plus ouverte, permettant généralement de faire – sauf à ne pas déroger aux lois en vigueur au sens de Rousseau cité plus haut. Ainsi chacun est-il libre de conduire ou de chasser, à condition de passer le permis. Cet examen n’est pas une servitude perpétuelle mais la preuve que l’on a bien appris ce qui est nécessaire pour sa propre sécurité et pour la sécurité des autres en usant de cette liberté.

Le mot « licence » (qui vient de liberté) a-t-il dès le XIVe siècle été un examen qui permettait d’enseigner à l’université. Il sanctionnait un savoir, reconnu par des pairs et donnait le gage aux étudiants de la qualité de l’enseignement fourni. Les mœurs étudiantes et les franchises universitaires ont fait dériver ce terme de licence vers une certaine insolence et insubordination, que l’on constate toujours parmi la jeunesse aujourd’hui, enfin un certain dérèglement des mœurs, propre à l’âge pubertaire où les hormones bouillonnent trop volontiers tandis que l’esprit est encore ignorant et le caractère sans expérience sociale. Le licencieux est considéré comme déréglé et sans retenue.

Alors « liberté » ou « droit » d’avorter ? La liberté est théorique, plus vaste et moins précisément définie, ce qui ouvre à des « droits » nouveaux ultérieurement, alors que le simple droit est trop étroit et contraignant car il balance entre des intérêts contradictoires – tout aussi légitimes (la justice est représentée avec une balance). La liberté permet alors que le droit exige. Ainsi, les médecins qui réprouvent l’avortement (ils en ont le droit), gardent la liberté de ne pas, tandis que s’il existait un droit formel, ce serait un déni de droit. La nuance est subtile, mais de grand sens alors qu’il s’agit de « faire » société.

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Bernard Clavel, Le tambour du bief

C’est un grave sujet de société, dans son Jura natal, que Clavel nous conte à la fin des années soixante : l’euthanasie. Une vieille se meurt d’un cancer, elle souffre, elle est une charge pour sa fille et ses six enfants, elle empêche son mari ouvrier de trouver du travail. Que faire ?

Pour la famille : rien – ça ne se fait pas. La religion est prégnante et la société autoritaire : c’est interdit. Mais rien n’empêche d’y penser : ah, si Dieu daignait la rappeler à Lui ; pourquoi la faire souffrir encore et encore, en faisant souffrir aussi des enfants innocents ?

Pour Antoine, infirmier à l’hôpital : c’est possible. Difficilement imaginable mais possible. Allant piquer la vieille chaque jour contre la douleur, sur ordre du médecin, il lui suffirat d’injecter un certain produit à une certaine dose pour que la souffrance cesse et que la malade connaisse enfin la paix. Mais ce n’est pas dans la déontologie de celui qui soigne que de donner la mort, même si la vieille la réclame. Il faudra du temps – et des litrons – pour qu’Antoine accomplisse enfin le geste salvateur.

Il n’a d’ailleurs lui-même presque plus rien à perdre. Son métier l’ennuie, il est mis sur la touche par un docteur devant qui il a défendu son ami Emmanuel, père des six enfants, qui braconne du poisson la nuit parce que sans cesse au chômage. Le docteur, qui fraude le fisc « comme tout le monde » n’a pas supporté de se voir mis au rang d’un braconnier qui rosse les garde-pêches. Antoine a été muté au service des vieux crapotant dans une aile de l’hôpital. Il est encore à sept ans de la retraite (alors à 65 ans).

Chef tambour lors des joutes sur le Doubs, il est respecté mais souvent saoul. Il ne peut se retenir de picoler, et il est effarant de constater que la norme ouvrière des années soixante est encore de quatre litres de vin rouge par jour pour les hommes. Elevé par son oncle, gardien de la scierie au village voisin, après la mort de ses parents (le père à la guerre de 14), il a appris du vieux le tambour et en joue à la perfection, sachant tendre la peau pour qu’elle rende un son clair. Il est simple, il est bon, il ne comprend pas qu’on laisse souffrir un être humain et sa famille par la même occasion.

Après bien des hésitations, il va donc oser ce que nul n’ose, ni la vieille malade, ni sa famille, ni son médecin, ni la société : offrir la délivrance. Il pique une clé dans un bureau d’infirmière-chef, il ouvre l’armoire à drogues surveillées, il vole un flacon puis remet la clé où il l’a trouvé. Ni vu, ni connu. Seul le chirurgien qui devait réopérer la vieille, venu constater son décès et délivrant le permis d’inhumer, soupçonne que sa mort subite n’est pas dans l’ordre des choses. Il incite Antoine à demander sa retraite anticipée mais ne va pas plus loin, il le comprend.

Car chacun, humble ou savant, est devant sa propre conscience. Est-ce du courage ou un crime qu’offrir la délivrance à qui la demande parce que la vie lui est devenue un fardeau ? Qui peut le savoir ? Le curé ? le psy ? le médecin ? le gendarme ? Non, personne. Pas de grands principes invoqués mais, quand la loi interdit, il est parfois une autre loi, supérieure, qu’Antigone connaissait bien chez les Grecs et qu’Antoine retrouve tout seul au bord du Doubs.

Bernard Clavel, Le tambour du bief, 1970, J’ai lu 1973, 183 pages, €1.17 occasion

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L’Année du dragon de Michael Cimino

New York 1981, le capitaine Stanley White (Mickey Rourke) est muté sur la demande de son ami Bukovski (Raymond J. Barry) dans le quartier de Chinatown pour qu’il se rapproche de lui. Le mariage de Stanley avec Connie (Caroline Kava) bat en effet de l’aile et Bukovski les aime tous les deux. White est rentré de la guerre du Vietnam décoré mais aigri, la victoire ayant échappé à l’Amérique à cause de la ruse des Bridés. Bukovski, un peu plus âgé et plus posé, a fait la guerre de Corée et comprend son ami.

Mais ce dernier est impossible, tout en excès pour résoudre ses fêlures intimes. Pour gagner, il s’affranchit de toutes règles, comme le Vietminh. Et, comme lui, il étudie son ennemi sans le caricaturer, compatissant aux coolies chinois venus construire le chemin de fer transpacifique à la fin du XIXe. Il obtient des résultats, mais au prix de la caricature, d’une Amérique de la prise en main qui n’est peut-être pas celle dont rêve le pays. En tout cas pas celle de sa hiérarchie, contente du statu quo qui échange la paix sociale dans les quartiers contre fermer les yeux sur les trafics les plus juteux – nous connaissons cela aujourd’hui dans nos banlieues, avec nos politiciens. Fils d’immigrés polonais, White (Blanc) veut bâtir les Etats-Unis du Melting pot et éradiquer les communautarismes au nom de la loi. Ce shérif du New York PD fait du redressement des gangs chinois une guerre personnelle. Perdue à Saïgon en 1975, la guerre sera gagnée à New York en 1981. L’histoire est en phase avec l’ex acteur devenu président conservateur Ronald Reagan qui prend ses fonctions en janvier 1981 après l’humiliation des otages américains à Téhéran. Nul doute que le film de Cimino violent, macho et raciste en apparence, a à voir avec son époque et une Amérique dont le moral était au plus bas. Cela résonne étrangement avec le mandat Trump où la Chine est redevenue le principal ennemi.

Adapté du roman de Robert Daley portant le même titre et sorti en 1981, le film est cependant plus subtil que le divertissement à destination du public primaire qui rejoue sans cesse le mythe du cow-boy solitaire au pays des pionniers. Stanley White le Blanc, investi de la mission de faire respecter la loi, s’oppose à Joey Tai le Jaune (John Lone) qui veut arriver au pays des arrivistes. Lequel convainc ses « oncles » de le laisser régner sur leurs triades issues de Hongkong qui rackettent les commerçants et importent de l’héroïne. L’un brandit le droit, l’autre le fric, mais tous deux ont la rage qui fait les entreprises. La dernière réplique de Stanley White dans le film sera, en guise de portrait : « Tu sais, t’avais raison et j’avais tort, désolé. J’aimerais bien être un type sympa ; j’aimerais, mais je sais pas comment m’y prendre ». Ni la guerre, ni les affaires ne sont « sympas ». Pour qui veut arriver, tous les moyens sont bons et ni les sentiments personnels ni la morale sociale ne sont efficaces.

Joey est un solitaire qui s’entoure de jeunes Chinois mercenaires excités en débardeur et dont les affaires sont le seul ressort ; Stanley délaisse sa femme qui voudrait bien faire un enfant alors qu’elle atteint déjà 35 ans alors que son mari lui préfère sa croisade personnelle. L’opposition machiste de caricature entre les deux hommes n’est cependant que vue superficielle du film, d’un côté le jeune Chinois beau et fin au naturel soupçonné d’être un brin pédé – et le vétéran mûr Polono-Américain qui porte beau, chapeau, cravate avec épingle de régiment et cheveux teints qui prend par utilité comme maitresse une journaliste demi-chinoise, Tracy Tzu (Ariane Koizumi) qu’il baise dans son superbe loft au-dessus du River Bridge avec vue sur Manhattan. Plus profondément, chacun veut faire bouger les lignes et redonner vie à leur vision d’Amérique. Le compromis entre les triades et la police n’est plus supportable, ni dans les affaires qu’il bride, ni dans la morale qu’il bafoue. Les deux iront jusqu’au bout de leur combat, jusqu’au duel de style western sur un pont de chemin de fer des docks portuaires.

Le film apparaît comme un portrait d’une Amérique qui en avait marre de reculer un peu partout dans le monde, en Corée et au Vietnam contre les Chinois, en Afghanistan contre les Soviétiques, en Iran contre les islamistes. A l’orée de la réaction Reagan, le film de Cimino réaffirme les valeurs viriles et macho des pionniers blancs qui veulent bâtir « leur » pays selon « leurs » valeurs. Certes, il est politiquement incorrect aujourd’hui où voudraient bien s’imposer le féminisme, le multiculturalisme, la loi du genre et l’exaltation des minorités « victimes ». Mais il explique avec quarante ans d’avance le Trump et les trumpistes. Qui n’ont pas fini de faire parler d’eux…

DVD L’Année du dragon (The Year of the Dragon), Michael Cimino, 1985, avec Mickey Rourke, John Lone, Ariane Koizumi, Leonard Termo, Raymond J. Barry, Caroline Kava, Eddie Jones, Joey Chin, Victor Wong, MGM United Artists 2003, 2h09, €12.00 blu-ray €9.65

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No country for old men de Joel et Ethan Coen

Les hommes se font vieux en ce début de la décennie 1980 contée en 2007 : le monde change et il n’est plus pour eux. Ni Llewelyn Moss (Josh Brolin), ancien du Vietnam vingt ans avant, ni le shérif Tom Bell (Tommy Lee Jones) vétéran de la Seconde guerre mondiale, ni même le tueur à gage moderne Carson Wells (Woody Harrelson), ancien colonel au Vietnam, ne comprennent plus ce qui se passe. Il n’y a guère que le psychopathe robotisé et sans affect Anton Chigurh (Javier Bardem), tueur à gage pour les cartels mexicains, qui s’adapte. En tuant sans état d’âme tous ceux qui se mettent en travers de son chemin. La violence gratuite comme humour noir ou la relative stupidité texane du shérif adjoint Wendell (Garret Dillahunt) qui fait son boulot sans y penser sont peut-être les mutants de la modernité dans un monde du n’importe quoi où tout est permis. Il suffit désormais d’oser.

Moss, chassant l’antilope dans les plaines texanes, trouve par hasard quatre 4×4 explosés dans le désert, les cadavres de Mexicains armés gisant tout autour. Seul un blessé gémit au volant d’un véhicule et réclame en espagnol de l’eau. Son pick-up est rempli de sacs d’héroïne passés en fraude. Sans doute un règlement qui a mal tourné. A l’affut, Moss se met à la place du dernier survivant – il y en a toujours un. Il suit la piste jusqu’à un arbre où il s’est mis à l’ombre, blessé, avant de crever. A côté de lui une sacoche pleine de billets : 2 millions de dollars au moins. Moss la ramasse, ainsi qu’un pistolet-mitrailleur et un revolver nickelé, une belle arme qui peut servir – et qui lui servira.

Il rentre chez lui et planque les armes sous son préfabriqué mais sa femme, la geignarde Carla Jean (Kelly Macdonald), l’entreprend et veut tout savoir ; elle est très agaçante et il ne lui dit que le minimum. Ce personnage, nul au début, prendra de la consistance durant le film jusqu’au tragique de la fin. Mais son mari aurait mieux fait de lui parler au lieu de décider seul et de faire en macho texan « une grosse connerie ». Il le sait, il la fait, il se perdra. Moss est le viril joueur.

Il retourne en effet de nuit sur les lieux du massacre avec un bidon d’eau pour le blessé. Qui est évidemment mort depuis, tandis que la came s’est envolée. Mais son pick-up est repéré car les trafiquants sont à la recherche du fric et il se fait poursuivre tous phares allumés puis, lorsqu’il se jette à l’eau blessé, par un molosse lâché sur lui. Il réussit à s’en débarrasser mais, avec la plaque d’immatriculation, il ne faut pas être bien sorcier, aux Etats-Unis, pour retrouver quelqu’un.

La mission est confiée au tueur laid et implacable au nom pas très catholique, Anton Chigurg, qui agit surtout avec un pistolet pneumatique à tuer le bétail. Nous sommes au Texas et la « virilité » exige d’user des armes en fermier. Comme nous sommes bien au Texas, les gens ont l’esprit bovin de leur bétail : le shérif adjoint qui a arrêté Anton ne le surveille plus une fois mises les menottes, ce pourquoi l’autre réussit à l’étrangler ; ayant piqué la voiture du shérif, le tueur arrête un bouseux qui obéit bien sagement, bien qu’aucune étoile de shérif ne soit piquée dans la chemise et que le soi-disant shérif porte un pistolet pneumatique au bout d’une bouteille, le gros con se laisse complaisamment mettre sur le front l’embout à bœuf tout en n’y comprenant rien – pas grave, les cons vont en enfer. Chigurh est le viril rendu fou.

Par quoi ? On ne sait pas. Il est en tout cas le personnage le plus fascinant du film, bien que répugnant. Peut-être est-il né comme ça, étranger à la société avec un nom pareil, étranger à la vie à cause de son enfance ou de ses parents. Peut-être est-il devenu psychopathe parce qu’habitant le Texas, pays dur aux faibles qui ne connait que la loi du plus fort. Même l’adolescent qui lui donne sa chemise pour s’en faire une écharpe afin de maintenir son bras blessé dans un accident de priorité (Josh Blaylock, 16 ans au tournage) ne lui soutire aucun remerciement ni sourire : seulement un billet de vingt dollars pour ne rien devoir à personne. Que le garçon commence par refuser en déclarant, selon les vieux principes de la communauté américaine, que « c’est normal de donner sa chemise à quelqu’un qui en a besoin ». Le tueur est un serial killer qui jouit de donner la mort ou de gracier, jouant à pile ou face le destin. Mais il faut que la victime annonce ; Carla Jean, qui ne le fera pas, laisse son destin en suspens. Le spectateur ne pourra que spéculer sur ce qui lui est arrivé : exécutée ou graciée ?

Anton pique la voiture de l’abruti, « une Ford de 1977 » dit Bell, shérif de père en fils depuis trois générations mais qui se fait vieux. Toute cette drogue, ces fusils automatiques en vente libre, cette avidité du fric, ces cadavres multipliés, montrent qu’il décroche du mouvement social. Il va finir son boulot, boucler autant que faire se peut l’enquête en tentant de protéger Moss et sa femme, mais prendra sa retraite aussitôt après. Lui obéit aux vieux principes de l’Amérique : qui a commis une faute la paye. Ainsi a-t-il fait passer sur la chaise électrique un jeune homme qui a tué sa petite amie de 14 ans sans raison. Mais après jugement, pas par bon plaisir ni en se prenant pour Dieu comme Chigurh. Bell reste le viril raisonnable. Au début des années 1980, ces vieux principes fondateurs de la loi et de l’ordre semblent abandonnés par des tueurs sans raison, des égoïstes sans morale, des violents sans mesure. Cela donnera la réaction républicaine avec Reagan dès 1981, puis la réaction raciste revancharde de Trump et de ses partisans déclassés.

(Coffret 2 DVD True Grit +) No country for old men (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme), Joel et Ethan Coen, 2007, avec Tommy Lee Jones, Javier Bardem, Josh Brolin, Woody Harrelson, Kelly Macdonald, Garret Dillahunt, Paramount Pictures 2011, 2h02 €24.90

Cormac McCarthy, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No Country for Old Men), Cormac McCarthy, 2005, Points Seuil 2008, 320 pages, €7.10

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Minority Report de Steven Spielberg

Un film avec Tom Cruise réalisé par Steven Spielberg sur une nouvelle de Philip K. Dick, ne peut que devenir culte. C’est ce qui s’est produit depuis dix-huit ans. Le plus étonnant est que l’écrivain camé de science-fiction Philip K. Dick ait écrit sa nouvelle en 1956, prévoyant déjà la reconnaissance faciale, les véhicules guidés par l’intelligence artificielle, les robots détecteurs de présence humaine et la surveillance généralisée des mœurs et actes des citoyens. Il vivait en pleine période McCarthy, cet ersatz du fascisme aux Etats-Unis, ce qui est peut-être une explication.

Maintenant que nous revenons à une telle période de suspicion généralisée et de surveillance de masse, aidée de la technologie de pointe, le modèle Philip K. Dick nous parle à nouveau. L’évaluation des citoyens s’effectue couramment en Chine sur la base de la reconnaissance faciale et, si la prévention des crimes ne s’effectue pas avec la crudité américaine, elle s’évalue en points. Ce système se met doucement en place sous nos latitudes par de minuscules abandons progressifs qui se cumulent, au nom du terrorisme, de la fiscalité, de l’écologie, des trafics, de la sexualité, de la morale… Internet est surveillé, les banques doivent déclarer les mouvements « suspects » sur vos comptes, et obligatoirement tout transfert de plus de 10 000 €, vos mel peuvent être lus à distance, votre carte bancaire, carte de transport, GPS de voiture, vos localisations et appels smartphone vous tracent à tout instant, votre ADN est recueilli et conservé dès que vous avez affaire à la police. Il n’y a qu’un pas, et quelques progrès de mémoire des puces électroniques, pour que des logiciels d’IA puissent inférer de vos déplacements, consultations sur le net, appels et dépenses qui vous êtes et quelle « menace » vous représentez pour l’Etat, l’économie ou la morale. Nous y sommes presque.

En 2054 selon le film (dans 34 ans), une société privée teste depuis six ans un programme intitulé Précrimes. Trois précognitifs issus de mutations génétiques dues à la drogue prise par leur mère (une obsession de Philip K. Dick) ont des flashs mentaux sur l’avenir. Ce qui est philosophiquement bizarre puisque le destin n’est écrit nulle part et que nulle Machine ni Grand horloger ne le programme ni n’en tire les ficelles. La technique informatique a permis de projeter ces états mentaux sous forme de films qui montrent les détails du crime proche de se commettre : une scène, une date précise, des visages ; seul le lieu est inconnu et doit être inféré à partir des fragments d’images. La brigade d’intervention peut alors se précipiter et arrêter le précriminel avant qu’il ne commette quoi que ce soit. Ce qui est juridiquement bizarre puisque la loi n’a pas encore été enfreinte. Mais ce sont justement ces bizarreries qui font le sel de l’histoire et engendrent l’action du film. D’autant qu’en matière de terrorisme, l’intention et même la suspicion suffit aux Etats-Unis depuis le Patriot Act et en France depuis la loi Renseignements.

Car, jusqu’au dernier instant, le possible criminel garde le choix. Il sait qu’il va être arrêté parce que la technique est fiable et, sauf pulsion instantanée non prévue, ne devrait pas commettre un crime, sauf volontairement. Les meurtres de hasard sont imprévisibles et non détectés par les précogs. Comme ils sont trois, deux garçons jumeaux et une fille, ils ne sont pas forcément toujours en phase, d’où le titre du film, le Rapport minoritaire. Toute précognition fait l’objet d’un rapport avant même qu’elle soit livrée aux enquêteurs. La divergence fait l’objet d’un rapport minoritaire (un contre deux) et est archivé dans le cerveau du précog concerné même si seul le rapport majoritaire est porté à l’attention de la brigade.

John Anderton (Tom Cruise) est le chef de l’unité d’intervention de Washington. Afin d’évaluer le système pour le rendre national, un agent du FBI mandaté par le ministère de la Justice, Danny Witwer (Colin Farrell) s’immisce dans l’équipe. Le dirigeant et fondateur de précrimes Lamar Burgess (Max von Sydow) n’aime pas ça, le spectateur comprendra sur la fin pourquoi. Mais les questions de l’agent permettent d’expliquer en détail comment fonctionne le système de prévention des crimes. Efficacité pratique et communication font que le meurtre a disparu à 99% de la ville et que l’argent va affluer si le référendum décide qu’il sera appliqué partout.

La faille ne peut être qu’humaine. C’est alors que le spectateur (et l’agent du ministère) se rend compte que John se drogue pour oublier l’enlèvement de son fils Sean de six ans (Dominic Scott Kay), des années auparavant dans une piscine bondée, et le départ de sa femme. Lorsque les précogs « voient » qu’il a commettre un crime trente-six heures plus tard, il est déconcerté : il ne connait pas l’homme qu’il va tuer, ne l’a jamais rencontré et ne sait pas pourquoi il devrait le tuer. Auparavant Agatha (Samantha Morton), la précog fille, l’a agrippé pour lui montrer les images d’une femme assassinée, une certaine Anne Lively. L’affaire, l’une des toutes premières traitées par Précrimes, a été résolue mais la précog y revient : pourquoi ? Les deux affaires sont-elles liées ? N’y aurait-il pas une autre faille dans le système de prévention des crimes ?

Ces deux événements, dont je ne peux parler sans déflorer l’intrigue plutôt bien ficelée et habilement menée, sont les ressorts du film. En fait, Précrimes est imparfait et permet à certains criminels de ruser avec le système ou de faire endosser un crime par un autre. John va donc fuir et chercher le rapport minoritaire le concernant, puisqu’il n’a aucune raison de tuer. Il trouvera bien autre chose…

DVD Minority Report, Steven Spielberg, 2002, avec Tom Cruise, Colin Farrell, Samantha Morton, Max von Sydow, Kathryn Morris, 20th Century Fox 2003, 2h21, €6.88 blu-ray €9.73

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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Les nouveaux sauvages de Damian Szifron

Un film argentin monté en six courts métrages qui mettent en scène les instants où la bête est susceptible de se réveiller en nous.

C’est un chauffard, fils à papa, qui écrase une femme enceinte ne revenant de boite enfumé et bourré, et que son riche père tente de protéger en achetant le procureur avec l’aide de l’avocat. Mais ce dernier est trop gourmand et fait monter les enchères : il faut soudoyer le jardinier, acheter le procureur, arroser les policiers, récompenser le commissaire, donner sa part légitime au conseil… En bref, ce qui se montait au départ à 500 000 $ devient vite 2 millions ! Mais le père se rebelle tout soudain et les envoie se faire foutre, à moins qu’ils ne s’en tiennent soit à la vérité (et le fils prendra ses responsabilités), soit au premier accord de (quand même) 1 million de dollars.

C’est un ingénieur compétent qui travaille depuis plus de dix ans dans la même entreprise de construction et démolition en lien avec la Mairie, qui se voit enlever sa voiture garée devant le trottoir de la boulangerie où il allait acheter un gâteau d’anniversaire pour sa fille. Enlèvement, fourrière, amende et taxes lui sont exigés, plus le retard en démarche et les frais de taxi ! Alors même que personne ne veut écouter sa réclamation qui est qu’aucun marquage n’existait au sol, ni aucun panneau. Mais « nul n’est censé ignorer la loi », n’est-ce pas ? c’est le refrain des bureaucrates qui « ne font que leur travail ». L’ingénieur expert en destruction charge alors des explosifs dans une voiture et, lorsqu’elle se fait inévitablement enlever par la même compagnie privée payée à l’acte, elle explose à la fourrière : c’est le mouvement brutal de la grue qui l’a fait sauter. Il s’est vengé et a vengé des centaines de milliers de citadins confrontés au même racket ; le mouvement populaire en sa faveur est une véritable vague, la Mairie remet en cause le contrat avec la fourrière. « Bombito » est devenu célèbre même s’il fait de la prison et est licencié de sa boite car il retrouve l’admiration et l’amour de sa femme et de sa fille.

C’est un automobiliste qui roule tranquillement dans sa puissante voiture et rejoint une vieille guimbarde qui reste collée sur la file de gauche. Appels de phare, tentative de doubler par la droite, rien n’y fait : le mauvais coucheur, peut-être jaloux de la belle voiture, ne veut pas le laisser passer. L’autre aurait pu doubler en franchissant la double ligne jaune puisque personne ne venait en face sur cette route droite peu fréquentée, mais il a voulu affirmer son « droit ». Il réussit à doubler mais crève un pneu un peu plus tard. Pendant qu’il change la roue, l’autre le rattrape et le coince. Il l’insulte malgré les excuses, chie et pisse sur son pare-brise, tente de le défoncer à coup de cric. L’automobiliste, réfugié à l’intérieur, finit par démarrer et pousse le tas de ferraille à la flotte avec la bête dedans. Mais celui-ci en ressort encore plus furieux et la voiture à peine réparée réussit tout juste à s’échapper. Mais le démon surgit du tréfonds de la colère frustrée et l’automobiliste fait demi-tour : il veut écraser le salaud. Mal lui en prend car sa roue, mal fixée dans sa hâte, se détache et il plonge à son tour sur le tas de ferraille. C’est alors une lutte à mort entre les deux hommes pris dans les véhicules détruits. Le salaud met le feu au réservoir d’essence avec une manche de sa chemise mais l’autre l’agrippe par la jambe et ils périssent tous deux grillés dans l’explosion.

C’est une jeune mariée qui devient hystérique lorsqu’elle voit son mari plaisanter avec une fille trop belle avec qui il a couché avant le mariage. Elle fait sa crise durant la fête puis se fait sauter par représailles par un cuisinier avant de redescendre les étages pour reprendre la fête. Elle se venge de l’autre fille en la projetant dans un miroir pour lui lacérer sa peau et promet publiquement de tout faire pour prendre sa part des biens du couple à peine formé lors de leur prochain divorce. Elle est tellement dans l’excès que l’on se demande pourquoi ces deux-là se sont « mariés » : ils n’ont rien en commun. Malgré la réconciliation devant tout le monde, on se doute bien que les failles se montrent déjà et que « le couple » se saurait durer.

Il y a deux autres histoires de frustrations aboutissant à des explosions vengeresses mais je vous les laisse découvrir. Le spectateur ne s’ennuie pas une seconde dans ce film produit en association par Pedro Almodovar.

DVD Les nouveaux sauvages, Damián Szifron, 2014, avec Darío Grandinetti, María Marull, Mónica Villa, Rita Cortese, Julieta Zylberberg, Warner Bros 2015, 2h02, €5.99

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Christian de Moliner, Un monde repu

Dans un monde futur de science-fiction, les humains sont peu nombreux car ils ont tout : ils sont « repus ». L’auteur reprend ici une vieille antienne que seule la lutte pour la vie permet de « vivre », c’est-à-dire combattre, bâtir, créer. Certains vont plus loin en émettant l’idée que la rudesse des conditions climatiques incite à plus encore de vitalité. Plus c’est rude, plus on fait des petits.

Dans ce monde du 25ème siècle, aux Etats-Unis, les régions sont dépeuplées, l’Oregon empli de forêts ne comprend guère plus que cinq mille habitants. Ce pourquoi le gouvernement fédéral décide de supprimer le sénateur qui « représente » cet Etat – un casus belli pour le gouverneur, irascible et souhaitant avant tout garder son pouvoir.

L’un de ses amis est retrouvé mort chez lui, dans son bureau fermé, alors que nul n’est entré. Deux êtres seulement à proximité, potentiels suspects : son épouse et R-Elisabeth, son robot à tout faire. Qui l’a fait ? Le procureur honorifique Sirva, le seul de l’Etat, est tiré de sa transe virtuelle avec la femme de ses rêves pour enquêter. Il n’y connait rien, pas plus que le shérif, puisqu’aucun meurtre n’a eu lieu depuis 25 ans dans ce pays pacifié où chacun obtient tout ce qu’il lui plaît – même le droit de travailler plutôt que de ne rien faire.

R-Elisabeth est un robot perfectionné (faut-il dire robote ?) dont le capot présente toutes les caractéristiques physiques de la femelle désirable aux mâles blancs un brin machos. Sirva va d’ailleurs s’apercevoir qu’elle a été spécialement dotée d’un progiciel pour séduire, outre ses tâches de secrétariat efficace. Il va la faire monter en « niveau 3 » par l’entreprise de robotique qui l’a fabriquée pour l’aider dans son enquête en pratiquant toutes les analyses des scènes de crime. Car ce n’est que le premier, manifesté par un gigantesque 1 tagué au mur avec le sang de la victime.

Le procureur va nager, donc s’angoisser. Quoi alors de plus relaxant que le sexe ? La femelle désirable est là, toute proche, et il saute dessus. Elle est mécaniquement consentante et c’est l’orgie. Il la prend dans la voiture, dans un réduit, chez lui… Le lecteur retrouve ici les obsessions de l’auteur : l’addiction sexuelle mâle accompagné de « honte » et de « culpabilité ». Il devrait bannir ces mots de son dictionnaire tant ils réduisent au sordide une histoire qui n’en a pas besoin. L’acte sexuel est un exercice d’hygiène comme un autre, surtout avec un objet cybernétique. La « honte » ressort de la morale et du regard des autres, or Sirva n’est ni marié ni en couple et nul ne l’observe. Au 25ème siècle, malgré l’emprise de la Bible et de la Morale puritaine longtemps aux Etats-Unis, gageons que les attitudes de prohibition et de vierge effarouchée auront disparu ! Si tous les désirs sont satisfaits, en quoi la baise avec une machine plutôt qu’avec la main pourrait-elle être source de « culpabilité » ?

De crimes en complot le procureur, un brin veule mais asservi à la facilité avec laquelle son siècle le fait vivre, va découvrir que les robots ne sont pas ce qu’ils ont l’air. Ou plutôt la série limitée expérimentale dont R-Elisabeth fait partie, livrée en cinq exemplaires seulement. Une grande catastrophe, trois siècles avant, a fait limiter par la loi les capacités des androïdes pour ne pas submerger les humains. Mais la société US Robotics veut aller plus loin, poussée par l’orgueil technique et le goût du pouvoir plus que par l’argent : elle veut changer la loi pour que l’humanité puisse créer à nouveau et poursuivre le progrès technique.

Dès lors, pourquoi ne pas pousser à la sécession l’Oregon afin de disposer d’un territoire ami où la loi serait favorable ? Pourquoi ne pas proposer des faveurs sexuelles robotiques aux dirigeants aptes à parvenir à ce but ? Le mystère reste les crimes, trois en quelques jours, dont un spécialiste de l’Intelligence artificielle.

Aidé par un jeune agent du FBI et par R-Elisabeth, le procureur Sirva aura du mal à démêler les fils de cette histoire enchevêtrée où les passions se mêlent, dans un monde qui les a réduites pour la plupart au virtuel. Mais la nature humaine ne change guère, le sexe et le pouvoir règnent toujours en maîtres dans les esprits.

Ce court roman d’anticipation (qui demanderait à être relu pour les inversions de mots (p.42) et les omissions qu’il contient encore), part des réflexions d’Isaac Asimov, connu pour ses « lois de la robotique ». Il invente une intrigue originale qui met en scène les craintes que l’on peut avoir aujourd’hui sur le surgissement des androïdes dans l’univers des hommes.

Christian de Moliner, Un monde repu, 2017, éditions du Val, 154 pages, €9.00 e-book €4.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Arlette Jouanna, Montaigne

Longtemps je me suis accoutumé à Montaigne. Dès la classe de quatrième déjà, où nous étudions ses textes en cours de français, j’aimais son tempérament convivial gascon adepte du quant à soi critique. Certes, comme il le prévoyait en son temps, sa langue est un obstacle, elle n’a pas passé les siècles et le français tend plus du parler du nord que de celui du sud. Mais notre époque permet de lire Montaigne en français d’aujourd’hui – que nul ne s’en prive !

Arlette Jouanna est spécialiste du XVIe siècle français, le siècle des guerres de religion et de Michel Eyquem de Montaigne. Elle brasse d’une vaste érudition les multiples documents, manuscrits, lettres, comptes-rendus « secrets » du Parlement de Bordeaux, témoignages du temps, archives publiques, qui permettent d’établir à peu près la vie du philosophe. Elle récuse certaines idées reçues sur son « scepticisme », son incroyance, ses origines vaguement juives. Montaigne n’est rien de ces étiquettes hâtivement plaquées pour passer à autre chose. L’auteur rappelle p.232 que, si l’Eglise catholique n’a que peu objecté à la parution des Essais, elle a agi de façon toute politique mais d’une effarante niaiserie spirituelle et intellectuelle en mettant à l’Index tout Montaigne de 1676 à 1966 ! Soit un siècle après la parution des Essais – mais pour trois siècles.

Montaigne est un homme, et il prend conscience de soi ; il invite tous ses lecteurs à faire de même. Il n’est pas donneur de leçon ni auteur de maximes à afficher sur les murs de sa chambre mais un accoucheur des âmes comme Socrate qu’il prisait fort. Il veut faire réfléchir, engager le dialogue, inciter à penser par soi-même : « les Essais sont une incitation à converser avec leur auteur » p.353. Lui s’observe et s’observe en son milieu ; il tire des leçons des autres et de lui-même, de ses amis, des puissants dont il dépend, de ses amours, des auteurs des livres qu’il lit. Il a accumulé près de mille volumes dans sa bibliothèque, qu’il appelle encore « librairie » comme les anglais en ont conservé l’usage depuis Guillaume. Principalement des antiques, grecs et romains, mais aussi des contemporains qui font réflexions de théologie ou de politique. Chacun peut garder sa liberté tout en consentant aux conditionnements de sa famille et de son milieu comme à la « longue accoutumance » aux lois, dès lors considérées comme « naturelles » : il suffit d’instaurer une distance critique et de les apprécier en raison. Il est nécessaire, en son logis ou profession, de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » p.129.

C’est que l’époque est radicale, la France connait huit guerres civiles successives car déchirée entre catholiques intransigeants allant jusqu’au coup d’Etat par l’assassinat du ministre Coligny puis du roi Henri III, et protestants qui se nomment chrétiens « réformés » et qui veulent la libre expression et la liberté de culte. Mission impossible dans un royaume encore féodal où un peuple requiert un roi, une foi. Montaigne, justement, s’y emploie, partant de la réflexion de son ami La Boétie, trop tôt disparu, que l’obéissance fait le pouvoir, pas l’inverse. Or, qui a des certitudes, religieuses ou politiques, a en même temps le désir irrépressible de les imposer, y compris par la violence. Montaigne prône de passer de l’allégeance à un homme à l’allégeance à un principe supérieur, « la cause générale et juste ». Ce qui reste actuel en politique où une fidélité au « grand homme » (de Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Macron) dérive trop souvent vers le pire au détriment de l’intérêt général.

Pour Montaigne, « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et les formes reçues » p.13. Car juger en critique ne signifie pas s’opposer à toute force. Contrairement aux néo-platoniciens de son temps (qui subsistent chez nos hégéliens ambiants), Montaigne ne croit pas que l’on change une société par décret ; à l’inverse, les coutumes doivent être limées avec le temps. Le libéralisme français des Lumières sortira tout droit de ce penser-là.

Il est toujours actuel, Montaigne malgré sa langue archaïque : « L’explication vient sans doute de ce que, comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays » p.16. Il « s’essaie » à y penser et nous convie à faire de même pour notre temps.

Réserve envers les séducteurs politiques et religieux, ouverture à l’étonnement, modération de conduite sont ses principes de vie, bien utiles en temps d’incertitudes. Avec le mouvement, pour ne pas s’enkyster : « j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît » p.214. Rappelons aux vierges effarouchées de garde que branler signifie bouger en français archaïque. D’où les voyages que fit Montaigne en Allemagne, en Italie, à Paris, à Rouen… Comme moi, il en jubile, heureux des découvertes et surprises, toutes matières à réflexion.

« Car l’essentiel est bien là », écrit la biographe : « se mettre au service de la vie et en apprécier toutes les jouissances, tant intellectuelles que corporelles. Sans cette exigence fondamentale, la liberté perdrait tout son sens » p.314. Ce pourquoi Montaigne détaille ce qu’il mange et boit, ce qu’il aime, comment il va à la selle et combien il désire baiser même en âge avancé. C’est que la bonne harmonie du corps, du cœur et de l’esprit est nécessaire à la sagesse car qui ne se conduit pas soi, comment pourrait-il s’offrir en exemple aux autres ?

L’essentiel est de faire fonctionner son esprit comme fonctionne son cœur ou son corps. Il y a une jubilation à baiser ou à goûter des mets, une joie à admirer et à aimer, une exaltation à penser. L’élan est autant dans la réflexion que dans le désir ou la volonté. C’est là réellement vivre et s’éprouver vivant, dans cette « puissance » en acte comme aurait dit Nietzsche. Nul besoin d’accomplir de grands exploits ou des actes mémorables, la vie la plus banale peut devenir un chef-d’œuvre, si elle est en pleine conscience de soi.

Michel de Montaigne s’est éteint le 13 septembre 1592 et cette biographie soignée lui rend un hommage mérité.

Arlette Jouanna, Montaigne, 2017, Biographies NRF Gallimard, 459 pages, €24.50 e-book Kindle €17.99

Montaigne, Les Essais, collection Bouquins Laffont 2019, 1184 pages, préface de Michel Onfray, €32.00

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Missouri Breaks d’Arthur Penn

L’Amérique se reporte un siècle plus tôt, en 1860, dans la nature vierge des failles du Mississippi proches de la source – et du Canada. Trois cavaliers s’avancent depuis l’horizon dans l’herbe de bison. Ils devisent tranquillement sur la beauté de la contrée et sur la vie qui passe. Le plus vieux est arrivé trente ans plus tôt avec déjà huit mille têtes de bétail et trois mille cinq cents livres dans sa bibliothèque (John McLiam). Le plus jeune, un blond roux de 24 ans à taches de rousseurs nommé Sandy (Hunter von Leer), a été journalier. Dans un bosquet, tout le village semble les attendre, gamins compris. Le vieux demande au jeune s’il doit fouetter son cheval ou s’il l’éperonne lui-même. En un instant, Sandy est pendu haut et court. C’était un petit voleur de chevaux ; le vieux est le plus gros propriétaire de cet endroit sans loi.

La fille du vieux, Jane (Kathleen Lloyd, 28 ans au tournage), quitte la scène ; elle n’apprécie pas cette justice expéditive alors que son père se pique de droit et qu’il possède toute une bibliothèque sur le pénal, dans un pays pionnier où le droit n’a pas encore pénétré. Mais, comme il le dit, il perd « 13% » de bétail chaque année au lieu des 2 ou 3% naturels, cela ne peut durer. Après cette justice privée, rendue en public devant le village avec le « consentement » par omission des fermiers et artisans, il décide d’engager un « régulateur ». Il s’agit d’un tueur à gage qui « régule » les malfrats en les tuant une fois découverts, tout comme les chasseurs « régulent » les populations de loups ou de sangliers.

Ce tueur est Marlon Brando, vieille folle originale, perverse et sans pitié. Affublée d’un blouson à franges sur une chemise blanche, ou d’une tunique noire à col de pasteur, ou encore d’une coiffe de vieille femme comme dans Psychose d’Hitchcock, le tueur solitaire trouve son plaisir dans la traque. Il observe aux jumelles les oiseaux et les gens, interroge ici ou là, « fait parler » ceux qu’il soupçonne, allant jusqu’à les noyer s’ils sont trop bêtes ou ne disent rien. Une fois sa conviction faite, il réalise sa « mission » : nettoyer. Il use pour cela du fusil mythique à longue portée Sharps Creedmore et d’un revolver plaqué d’argent. Maniéré, précieux, affectant (en version originale) l’accent irlandais, parfumé, ce psychopathe probablement homosexuel refoulé prend son plaisir à tuer les jeunes hommes. Notamment lorsqu’ils sont en train de baiser ou de chier, ou à demi-brûlés par ses soins dans l’incendie de leur cabane. Il les tue alors comme des lapins avec un pic de lancer en forme de croix chrétienne tout en chantant doucement « Viande fumée »…

En face de lui le chef du clan des voleurs de chevaux, Jack Nicholson, qui décide pour donner le change d’acheter une vieille ferme à l’abandon juste derrière le ranch du vieux propriétaire pendeur. Il la finance par un hold-up branquignol du wagon postal du petit train asthmatique du lieu. Ce qui était au départ « un relai » pour réunir les chevaux avant de les mener vendre, devient pour lui une sorte de « home » où il prépare le thé « de Chine » et cultive les choux. La fille du vieux est intriguée par ce nouvel arrivant plutôt bel homme viril, et entreprend de le séduire.

C’est casser un peu plus les codes du western classique, habituellement un hymne aux glorieux pionniers installés dans une nature généreuse parmi des animaux et des indigènes hostiles, le Colt dans une main et la Bible dans l’autre. Ici, pas de morale. Le droit est prétexte au propriétaire de ranch pour imposer sa loi, la vieille fille ne pense qu’à perdre sa virginité avec le premier venu non bouseux, la mère de famille qu’à se faire prendre en « cinq minutes, pas plus » par le jeune homme qui a vendu des chevaux à son mari. Ce décalage entre le mythe et la trivialité crue fait peu à peu le charme de ce western au scénario plutôt pauvre.

L’après-68 se moque des convenances et le farfelu côtoie le violent, en rire permet de déchirer les apparences. Le vol de bétail ne mérite pas la mort, mais la bonne conscience mûre pend surtout la jeunesse incontrôlable ; les petits fermiers n’ont pas l’argent pour acheter de la terre, personne ne veut en louer, mais le propriétaire qui a les moyens engage un régulateur de prédateurs qui va tuer sans foi ni loi ; les femmes sont réduites à subir la loi du mâle, père ou mari, mais elles décident d’elles-mêmes de se faire sauter par tout étranger au coin. Car, au fond, le droit est celui du plus fort et la morale celle de la majorité ; elle n’est plus un absolu divin. Jack Nicholson incarne la version positive de ce relatif, Marlon Brando la version négative – mais ils sont tous deux pionniers américains, solitaires et indépendants.

Evidemment le régulateur va descendre tous les membres de la bande ; évidemment le chef de bande devenu fermier va se venger du psychopathe et du pendeur de jeune. Mais il ne restera pas au pays et s’en ira ailleurs, toujours ailleurs, perpétuer l’idéal du pionnier, tandis que la nymphomane qui l’a baisé quittera la cambrousse et vendra ranch et bétail pour la ville, pas plus amoureuse de Jack Nicholson que de ses godemichés.

Le film recèle quelques scènes cocasses, dont celle où la fille se retourne sur la selle et s’enfourche sur le pommeau de la selle que Nicholson a longuement caressé lors de leur première rencontre. Fait-elle semblant ? Son han ! est pourtant révélateur. Il n’y a pas d’amour, seulement du plaisir à deux pour elle, en solitaire pour le régulateur. Les années soixante-dix découvrent l’égoïsme sacré où chacun agit selon ses affaires, homme comme femme, propriétaire comme voleur. Il n’y a pas de héros mais des conditions matérielles et l’astuce de chacun. Cela se passe dans l’ouest, mais ce n’est pas un « western ». Le film en est d’autant plus intéressant, réédité en France cette année.

DVD Missouri Breaks, Arthur Penn, 1976, avec Marlon Brando, Jack Nicholson, Randy Quaid, Kathleen Lloyd, John McLiam, Frederic Forrest, Harry Dean Stanton, John Ryan, Rimini édition 2019, 2h06, €14.99 blu-ray €19.12

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Le Verdict de Sidney Lumet

Seul contre tous dans l’esprit des pionniers, rédemption du pécheur repenti, défense des faibles contre les puissants – voilà tout ce qui fait le mythe du film, très américain mais aussi universel. En 1982, les Etats-Unis n’étaient pas cette puissance en déclin, effrayée de la concurrence du monde et égoïste au point de s’aliéner jusqu’à ses alliés. L’Amérique faisait encore rêver, laissant entrevoir que, chez elle, tout est possible.

Frank Galvin (Paul Newman) est un avocat qui a fauté : quatre ans auparavant, alors brillant membre d’une équipe et heureux mari de la fille du patron, il avait osé suborner un témoin. Craignait-il l’échec ? Toujours est-il que cela s’est su, qu’il a été emprisonné, jusqu’à ce qu’il « avoue sa faute » dans un esprit de confession très catholique, à son patron et beau-père qui a levé sa plainte. Gavin n’a pas été radié du barreau mais a été renvoyé du cabinet et sa femme (qui ne devait pas l’aimer tant que ça) a divorcé.

La justice, dans ce Nouveau monde qui espère bâtir la Cité de Dieu, est une histoire de fric. Ceux qui en ont sont puissants et commandent les résultats. Il suffit de payer un témoin pour qu’il ne témoigne pas, ou de le menacer de représailles massives (à la Trump) pour qu’il aille se faire oublier dans un autre métier ou en vacances aux Bahamas. Frank s’est fait prendre mais les plus habiles ne sont jamais pris. C’est ce dont il s’aperçoit lorsque son compère Michael (Jack Warden) qui l’aime toujours d’amitié, lui offre une affaire en or pour se refaire et quitter Brother whisky qu’il a pris pour amant régulier au bar chaque soir.

Une femme, lors de son troisième accouchement, est victime d’une erreur d’anesthésie ; elle a mangé une heure avant alors que neuf heures sont requises avant l’endormissement et le docteur n’a rien vu ; elle a vomi dans son masque elle s’est asphyxiée suffisamment longtemps pour que son cerveau soit irrémédiablement atteint. Elle n’est plus aujourd’hui qu’un légume sous perfusion constante. Cela fait quatre ans que cela dure et sa sœur n’en peut plus ; on ne parle pas des orphelins laissés par la victime, mais le beau-frère s’est vu proposer une mutation financièrement intéressante et le couple désire placer la sœur dans un établissement de soins. Il faut pour cela de l’argent.

Il se trouve que les docteurs qui ont opéré sont des pontes en leur domaine ; l’un d’eux a même écrit un traité d’anesthésie qui fait autorité. Ils œuvrent dans la clinique catholique de la ville huppée de Boston, qui a sa réputation à défendre car elle dépend des patients payant (la charité n’est pas le propre des Américains, même catholiques) ; la clinique est en outre possédée en pleine propriété par l’archevêché… Tout se conjugue pour que le scandale soit étouffé. En accord avec sa compagnie d’assurance, l’archevêque propose une transaction pour 210 000 $ afin d’éviter le procès. La famille est d’accord mais Galvin, qui veut se refaire moralement avec cette affaire imperdable, refuse le chèque : il veut aller au procès et mettre en cause publiquement les puissants qui désirent se protéger.

Il rejoue David contre Goliath… pourra-t-il gagner seul contre tous ? Le juge (Milo O’Shea) est un pourri qui préfère l’argent au travail et éviter l’ennui d’un procès si tout le monde y trouve son compte. L’archevêché s’entoure d’une nuée d’avocats spécialisés d’un cabinet réputé sous la houlette du redoutable Concannon (James Mason), apte à lancer des enquêtes approfondies sur les témoins, la défense et les jurés, capable de suborner tout déviant par l’argent sans en avoir l’air, allant même jusqu’à fourrer (contre paiement) une femme dans le lit de Frank Galvin pour espionner ses actes avant procès (Charlotte Rampling). La faute biblique du film est cependant que, si le Christ a pardonné à la pute Marie-Madeleine, l’avocat refuse de même l’envisager. Signe qu’il ne s’est pas entièrement « repenti » selon les préceptes du catéchisme.

Le spectateur devine qui va gagner à la fin : non pas Galvin mais « la loi » – puisqu’elle est dite par les jurés populaires en leur intime conviction. Il s’agit donc de passer au-dessus des puissants pour toucher directement le cœur et l’esprit des citoyens jurés. Frank sait trouver les mots, très simples, après le spectacle des témoins interrogés mis en défaut et récusés par les habiles. Mais si le droit peut être tourné en faveur des puissants, qui savent l’utiliser et citer les bonnes références, il ne peut être détourné lorsque le crime est manifeste, même sans intention de le commettre.

Paul Newman est excellent en vieux beau déchu qui tente de se retrouver. Charlotte Rampling, en mission de sexe a le pessimisme noir de la dépression, ce pourquoi à la fois elle comprend Frank, qui la touche, et accomplit la mission pour laquelle elle est payée parce que pour elle, après tout, rien ne vaut. Elle creuse elle-même sa propre tombe. Un beau film psychologique dans la lignée du célèbre Douze hommes en colère réalisé en 1957 par le même Sidney Lumet.

DVD Le Verdict (The Verdict), Sidney Lumet, 1982, avec Paul Newman, Charlotte Rampling, Jack Warden, James Mason, Milo O’Shea, 20th Century Fox 2002, 2h03, standard €7.97 Blu-ray €15.74

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Marc Kravetz, Irano nox

La « nuit d’Iran », titre emprunté au poème de Victor Hugo Oceano nox, scande les quarante ans de la révolution islamique de Khomeiny en 1979. Ce livre de synthèse des reportages effectués alors par l’auteur lorsqu’il avait 40 ans sera son dernier livre. Je l’ai lu à sa sortie en 1982, avide de savoir ; je viens de le relire. Il est vivant, il tient la route, il disait déjà tout ce qu’on devait savoir.

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Combien de révolutionnaires, combien de militants, partis joyeux et gonflés d’espérance, ont-ils disparu dans la tourmente islamiste ? Une mer sans fond, une nuit sans lune : tel est l’Iran de 1982 lorsque s’achèvent les grands reportages, commencés en 1979 alors que le Shah s’exilait. De la monarchie à la mollarchie, quarante ans plus tard, quel progrès ?

« Vous ne pouvez pas comprendre » est le leitmotiv que tout Iranien de l’époque oppose à l’auteur. Pourtant, contrairement aux journalistes de bureau, lui vient voir, toucher, sentir. Il rencontre, il écoute, il se renseigne, il médite. Mais il n’est pas musulman, ni ne parle persan. Lui vient de « la gauche » soixantuitarde passée par l’UNEF et le PSU, allant même faire un stage de guérilla à Cuba avec Christian Blanc, futur PDG de la RATP, d’Air-France et de Merrill Lynch France – et de Pierre Goldman, juif polonais comme lui, mais tombé dans le banditisme révolutionnaire, assassiné par les nervis.

Le marxisme découvrait l’islam, le rationalisme se confrontait à l’opium du peuple. La gauche intellectuelle française n’était pas prête à cela – et elle l’a occulté jusqu’aux attentats de 2015. Pourtant, l’Iran de Khomeiny en 1979 disait déjà tout ce qu’il fallait savoir, montrait tout ce qu’on allait voir. Mais il est de pire sourd qui ne veuille entendre, ni d’aveugle plus convaincu que celui qui ne veut pas voir. Marc Kravetz, au fil des rencontres, distille cependant le message.

« Khomeiny (…) a redonné à l’islam chiite sa force originelle de refus de la tyrannie et de la dépendance à l’égard de l’étranger. (…) Nous rêvions d’une révolution populaire, démocratique et anti-impérialiste : Khomeiny est en train de la faire et de la gagner. Mieux encore, sans parti, sans avant-garde organisée, sans autre idéologie que le message de l’Islam, il entraîne et unit le peuple tout entier » p.27. Tout est décortiqué dès les premières pages : la foi et l’espérance – manquera toujours la charité. La foi superstitieuse du petit peuple endoctriné par les mollâs et contraignant la vie quotidienne jusque dans la chambre à coucher ; l’espérance niaise de « la gauche » européenne lors du premier printemps « arabe » né chez les Persans (qui sont aryens) ; l’inutilité d’un parti communiste organisé en avant-garde à la Lénine – puisque le clergé chiite est déjà là et suffit.

Mais la foi est impérialiste, puisqu’elle sait détenir la Vérité suprême : Dieu a parlé par le Coran pour tout temps et en tous lieux. Il n’y a rien au-dessus de Dieu et lui obéir est un devoir – sous peine de griller éternellement dans les flammes de l’enfer sans les douceurs des houris ni des mignons. L’islam est l’identité des musulmans, leur enfance, leur façon de vivre, leur foi, leur loi et leur politique, l’affirmation de leur virilité. « Cette frustration agressive qui se marque (…) par l’exacerbation de la peur de l’autre et l’identification du moi à la force impérative de la Loi » p.161.

Mieux, la foi « appliquée à la société annonçait la communauté fraternelle des croyants, le dépassement des conflits et des contradictions, le règne de l’égalité dans la Cité de Dieu » p.106. Adi Rafari, un jeune mollâ lui affirme : « Notre révolution n’est rien d’autre que l’accomplissement des lois et des commandements de notre religion. Notre but est de créer une société où nous pourrons vivre comme au temps d’Ali, gendre du Prophète et fondateur de la foi chiite » p.117. Les terroristes islamistes actuels ne disent pas autre chose : comment n’avons-nous pas compris, en 1979, ce qui se préparait pour 2015 ? Chacun est libre d’exprimer ses opinions, « mais personne n’a le droit d’utiliser cette liberté contre l’Islam » p.121. La fatwa contre Rushdie et les tueries contre les caricatures de Mahomet sont de cette veine : la « liberté » est la censure – puisque l’humain n’est pas libre mais esclave de Dieu (et les femmes deux fois plus que les hommes). « Tout ce qui vit, bouge, palpite, respire doit se soumettre au code ou être exterminé » p.173.

L’islamisme est un intégrisme – la soumission de la politique aux commandements de Dieu – et un totalitarisme – puisqu’elle régit toute existence de sa naissance à sa mort. L’Iran khomeyniste l’a prouvé.

La révolution ? Elle est née moins de la répression de la Savak, la police politique du Shah, que du ressentiment. Les Iraniens du petit peuple et des classes moyennes frustrées veulent « se venger. – De quoi ? – Du rêve américain. (…) De leur rêve à eux. (…) Les gens sont peut-être bornés, analphabètes et ils ne connaissent rien du monde, mais ils savent au moins une chose, c’est qu’on les a bernés. Qu’ils sont des paumés pour toujours, que l’Amérique s’est foutue de leur gueule » p.39. Les gilets jaunes franchouillards sont dans le même sentiment ; leur manque cependant une foi et un chef… « La foule et Khomeiny se nourrissaient l’un de l’autre. Khomeiny suivait le peuple qui l’avait choisi comme guide suprême. Mais en ratifiant le choix du peuple, Khomeiny lui conférait le sens d’un destin collectif » p.88. Les printemps arabes sont la suite de ce qui s’est passé en Iran en 1979. Les attentats de 2015 et les autres sont la suite de ce que Khomeiny a prêché : « La hargne du zonard sacralisé par la cause du Prophète : il y a en effet de quoi craindre le pire » (p.134), écrivait Marc Kravetz en 1982… Le pire est arrivé avec Daesh et les attentats des zonards réislamisés.

Un livre écrit à chaud, mais sur le terrain ; un livre étape d’une histoire en mouvement qui reste d’actualité. Qu’on peut lire et relire aujourd’hui car, malgré les gens cités qui ont disparu, les impulsions sont les mêmes. Le monde doit tout changer pour que rien ne change, l’Iran islamiste le prouve à l’envi.

Marc Kravetz, Irano nox, 1982, Grasset, 273 pages, €19.90 e-book Kindle €5.99

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Christian de Moliner, L’année du Front

Faisant suite à sa série de romans de politique fiction que sont Le pays des crétins, Trois semaines en avril, et La guerre de France, Christian de Moliner approfondit la vision qu’il peut avoir de notre pays dans les années et les décennies à venir. Nous sommes cette fois quelque part au présent. L’année du Front conte comment le parti nationaliste prend le pouvoir : dans le délitement des élites et les magouilles des gouvernants.

Le président Barrors est un démocrate à principes, mais il se meurt d’un cancer en phase terminale. Il reste cependant le seul recours contre la montée du Front français, avatar du Front national. Sa duchesse blonde et nulle a été remplacée par un habile, François Marèche. Le pouvoir lui est ouvert comme un boulevard car l’opinion est mûre. Les sectaires de l’islam ont en effet pris la main sur les majoritaires et enflammé « les jeunes » qui veulent en découdre avec la police et tous les incroyants. Idriss, député à la proportionnelle intégrale (dérisoire tentative de noyer les extrêmes dans les parlotes de parlement), est désormais impuissant à « négocier » quoi que ce soit. Ce sont les émirs autoproclamés des quatre coins qui font la loi, leur loi locale comme en Syrie. La République n’entre plus sur leur territoire et des barrages filtrent ceux qui sont autorisés et ceux qui sont exclus. Quant aux extrêmes de la droite, une partie des modérés ont ralliés l’extrémisme au Parlement tandis que celui qui se fait appeler « l’Archange » décide de descendre tous les Maghrébins qu’il rencontrera si la police ne reconquiert pas les territoires perdus de la République. Il en tue deux en stoppant un TGV à titre d’avertissement.

Le président de la République répugne à enclencher l’article 16 de la Constitution, qui permet les pleins-pouvoirs afin de rétablir l’ordre républicain. Son ministre de l’Intérieur Vallorgues, pourtant un copain, ne parvient pas à le convaincre de dissoudre simultanément le parti islamiste après un attentat meurtrier dans un lycée du nord, en représailles à celui du TGV, et le parti nationaliste qui a riposté par des manifestations ayant engendré des morts. Cela aurait pourtant été la solution politique la plus réaliste.

Mais les humains étant ce qu’ils sont – trop humains, voire humanistes – ils attendent, ils tergiversent, ils modulent, à la François Hollande. C’est donc la catastrophe annoncée qui survient. La tentative de placer le président devant le fait accompli du recours à la force le pousse à enclencher enfin l’article 16 – mais pour nommer aussitôt Marèche comme Premier ministre sans plus aucun garde-fou. L’engrenage a pris tous les gouvernants dans l’urgence et aucun n’a eu le cran d’imposer une décision en temps voulu.

Le roman, écrit comme un thriller avec un découpage horaire, se lit aisément et passionne. Les héros positifs que sont Saïd Elkraff, énarque beur, et Julie, journaliste canadienne, donnent de la hauteur aux événements qui ballottent les « minables » (terme socialiste) qui gouvernent. La guerre civile est proche car les tabous idéologiques ont empêché d’y voir clair et de prendre les décisions nécessaires à temps.

L’article 16 de la Constitution de 1958, voulu par le général de Gaulle, est précis mais taillé à sa mesure. Il faut « avoir les couilles » de l’enclencher (selon un terme littéraire à la mode). On ne voit pas un mou social et démocrate l’envisager. Et lorsqu’il s’y résigne, c’est bien trop tard ! Les consultations des présidents des Assemblées et du Conseil constitutionnel sont obligatoires, ce que l’auteur néglige un peu vite et qui aurait permis d’approfondir. L’état d’urgence et l’état de siège sont aussi trop rapidement confondus, alors que leur gradation permet justement de prendre les mesures appropriées tout en préparant l’opinion au séisme de l’article 16.

Mais ne boudons pas notre plaisir, les romans de politique fiction sont assez rares pour qu’on les goûte, surtout de la part d’un auteur autoédité qui mérite d’être connu. Exposer le fait que les islamistes seraient ravis d’avoir un gouvernement d’extrême-droite pour souder leur communauté est prouvé par le récit ; la montée des violences populistes dès que les institutions républicaines flanchent est tout aussi magistralement démontré par ce roman. Chacun est pris dans un tourbillon et perd sa hauteur de vue, pourtant nécessaire en temps de crise. Seuls les caractères survivent – ce pourquoi il faut toujours élire des présidents qui ont de la personnalité, pas un vague programme de promesses électorales !

Christian de Moliner, L’année du Front, 2017, éditions du Val, 138 pages, broché €4.50, e-book Kindle emprunt sur abonnement

Les œuvres de Christian de Moliner chroniquées sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

Coquilles à corriger à l’attention de l’auteur :

  • p.9 le traveller’s-cheque n’existe quasiment plus, il est remplacé par les cartes bancaires internationales
  • p.11 filtrera
  • p.11 Chambre ne se dit plus, Assemblée est le terme officiel
  • p.39 sur écoutes
  • p.77 qui a été volé dans le TGV
  • p.99 un martyr (sans e)
  • p.115 on n’écrit pas émail même si cela fait brillant… mais soit e-mail à l’américaine, mél selon le mot forgé par l’Académie (« message électronique ») ou courriel, mot canadien bien adapté (« courrier électronique »).
  • p.116 qu’est-ce qu’une Q.C. ? pas plutôt un Q.G. – quartier général ?
  • p.124 members (sans majuscule et avec un m au lieu d’un n)
  • p.133 klaxon sans majuscule, ce n’est pas un nom propre
  • p.136 la veille… phrase incompréhensible
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Morale selon Comte-Sponville

Être amoral n’est pas être immoral ; ce n’est pas transgression de dire que le bien en soi n’existe pas, mais saine lucidité. Or, « c’est parce que le bien n’existe pas qu’il faut le faire » II.10. Tout n’est pas permis sous prétexte qu’il n’est ni Bien ni Mal dans l’immuable, ou commandé par un grand ordonnateur qu’on appelle Dieu. Je ne me permets pas tout car tout ne serait pas digne de moi. « Ma morale est cette dignité et cette exigence » II.14. Le nihilisme moral qui saisit notre époque où « tout se vaut » et où tous se vautrent, où tout s’excuse parce que tout peut s’expliquer, où la fameuse « tolérance » n’est qu’indifférence aux désirs des autres comme dans les maisons pour ça, la tolérance qui met tout le monde sur le même plan indulgent et relatif, n’est pas acceptable. Il n’y a pas de destin, on peut toujours faire autrement, chacun est donc toujours responsable. « Je suis libre de faire ce que je fais, selon Lucrèce, non parce que ma volonté serait indéterminée, mais parce qu’elle n’est déterminée, à chaque instant, que par l’état présent de mon corps (désirs, clinamen) et du monde (simulacres) ». Détermination de la volonté à la fois nécessaire (dans l’instant) et aléatoire dans le temps).

L’indéterminisme n’est pas le libre-arbitre ; celui-ci est une illusion. La nature est aveugle et la réalité de l’homme se réduit à ce qu’il fait. Le moi n’est pas un être mais une histoire : ce qu’il fait le fait ; il ne saurait ni le choisir ni y échapper. Mais il est comme il veut et il veut comme il est (Schopenhauer). Le présente seul existe et l’action n’est que dans l’instant. Le bouddhisme zen s’entraîne au vide (qui n’est  rien) pour se défaire de l’illusion du moi et du temps, afin de s’ouvrir à ce qui survient, de faire corps avec l’agir, toujours au présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, pleinement celui qui agit, en pleine lumière, en harmonie. La volonté est le désir lui-même, mais en tant qu’il agit. Mon désir fait le tri : il y a un « goût » éthique et moral, le bien est ce qui fait plaisir sans nuire aux autres, l’éducation et la société font le reste. Car toute morale est historique : il n’y a ni Bien ni Mal en valeur absolues mais seulement du bon et du mauvais en valeurs particulières toujours relatives à l’époque et au lieu.

La morale est une illusion, mais nécessaire et bienfaisante (Spinoza). « Le sage, parce qu’il est sage, désire la sagesse pour autrui et, parce qu’il est heureux, le bonheur (pour autant que faire se peut) pour tous. Ainsi agit-il en conséquence, et cela est la moralité même » II.104. Toute joie est bonne et toute tristesse mauvaise. « Le sage ne fait que suivre jusqu’au bout la logique du désir qui est de joie, mais doit pour cela le soumettre à la logique de la raison, qui est de paix » II.107. « Le bien, au fond, c’est le désirable – mais, par la raison, libéré du sujet : le désir se soumet alors non au moi, mais au vrai, lequel est toujours singulier (il n’y a pas de ‘vérités générales’) mais aussi, étant vrai pour tous, toujours universel » II.108. La raison, commune à tous, universalise les valeurs propres à l’humain ; elle en fait la culture et la loi. « On passe alors de l’égoïsme (le désir sans raison, enfer né de sa particularité) à la vertu (le désir raisonnable, ouvert à l’universel) » II.108. Où l’on retrouve « la belle vertu grecque, généreuse et fière toujours ».

L’éthique ne s’oppose pas à la morale mais est sa vérité. La morale n’est pas le contraire de l’éthique mais son illusion. L’homme n’a que la morale qu’il s’invente, qu’il se mérite – ce qui ne va pas sans effort. La morale est joyeuse mais point toujours facile. Repère : « Agis de telle sorte que tu puisses rester l’ami de tes amis, des gens de bien et de toi-même » II.131. Traduit en langage philosophique, cela donne : « Anti-humanisme théorique, donc, et humanisme pratique : la notion d’homme n’explique rien (l’humanité n’est pas la cause de soi, ni l’homme sujet libre de ses actes) mais, réfléchie, constitue un ‘modèle’ qui vaut d’être défendu. Il ne s’agit pas de cesser d’être homme (en devenant cheval ou surhomme) mais de le devenir au mieux. L’humanité n’est pas un fait biologique (ce qu’il y a de naturel en l’homme n’est pas humain) mais une valeur culturelle » II.135. Homo homini deus.

L’amour est généreux par définition et moral par excellence. Lui seul réconcilie le désir et la loi. La seule éthique est l’amour tout court et tout entier, la joie pleine, consciente de soi et de sa cause, qui libère de la loi. La seule vraie morale est l’amour du prochain (Spinoza), amour imparfait, et moral pour cela : nul impératif ne saurait ordonner d’aimer, mais d’agir comme si on aimait. C’est raison, donc vertu – et libère des moralistes.

Seule l’action est réelle ; vouloir, c’est agir. La morale est une solitude qui s’érige en exigence universelle, nécessaire et bienfaisante : c’est le chef-d’œuvre de vivre. Et Comte-Sponville a cette phrase très nietzschéenne – Nietzsche que, pourtant il n’aime pas, trop sensible aux déviations que l’on en a fait – : « Tu es, à chaque instant, ce que tu penses, veux ou fais (…) Tu vaux, exactement, ce que tu veux » II.148.

Le commun habille de sens la vérité pour la supporter, l’apprivoiser. Le matérialisme joue la vérité contre le sens, le silence de la nature contre le bavardage des prêtres : n’interprète pas, applique-toi à connaître. Cette conception rejoint le bouddhisme qui ne croit qu’au non-sens (l’aucun sens, qui n’a rien à voir avec le nonsense, le sens détourné , retourné). Le désir crée le manque, le discours le met en forme, le fait exister en le nommant. Dieu nait du devenir-sens du désir. La prière crée Dieu, non l’inverse. Où Pascal avait raison. Le contraire du sens, auquel je crois, est le grand « oui » au réel. « Le rire est médiation : ce qui fait rire, c’est ce qui fait semblant d’avoir un sens, semblant de valoir, semblant d’être sérieux » II.193. Le rire fait place nette à la vérité en se moquant du sens supposé – car toute parole vraie a le silence pour objet. La vraie réponse est qu’il n’y a pas de question ; le vide du sens c’est le plein de l’être, et le présent de toute éternité.

« Les vérités qu’on ignore ne sont pas moins vraies que celles qu’on connait ni (en elles-mêmes) plus mystérieuses ou intéressantes. C’est où le sage, on l’a compris, se distingue du savant : celui-ci cherche la connaissance, celui-là se contente (à tous les sens du terme) de la vérité. Et puisque tout est vrai, toujours, partout – ce caillou, cette fleur, et même cette erreur vraiment fausse, cette illusion vraiment illusoire – le sage se contente, modestement, de tout, et tout le contente. La vérité n’est pas ce qu’il cherche, ni même ce qu’il connait, mais joyeusement ce qu’il aime et qui le contient » II.200.

Le « oui » au réel n’est pas l’hébétude du no future mais la confiance : ce présent même, renforcé par la certitude de sa joyeuse et sereine continuation. Epicure : ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. « Le sage est sans pourquoi, vit parce qu’il vit, n’a souci de lui-même, ne désire être vu » II.247. La vie n’est pas à interpréter mais à vivre ; le réel n’est pas à comprendre mais à connaître. La vérité ne se distingue du réel que pour l’esprit seul, qui se souvient, anticipe et compare ; il disjoint ainsi le temps qui, dans les faits, se confond au présent. Le temps n’est rien qu’imagination ; il n’est que le présent qui est l’éternité même. « La sagesse n’est pas un but (plutôt : elle n’est un but que pour les fous), ni un idéal (elle n’est un idéal que pour les niais). C’est la vérité de vivre, disais-je, laquelle, en tant qu’elle est vraie ou éternelle, n’attend rien, ne vaut rien, et ne veut rien dire (…) Moins tu t’occupes de la sagesse, plus tu t’en rapproches, et tu ne l’atteindras peut-être qu’en désespérant tout à fait (…) Vivre en vérité, ce n’est pas vivre une autre vie, c’est vivre autrement la même vie que tous » II.280.

Et cela encore qui est un parfait résumé du Traité et qu’il faut citer en entier : « Tout se tient ici : l’éthique (se désillusionner de soi, de l’avenir et de tout), la morale (cesser de mentir), la métaphysique ou l’ontologie (l’éternité du réel et du vrai)… Et ce tout est la sagesse : la vraie vie c’est la vie vraie. Qu’est-ce à dire ? Rien que de très simple, et que chacun connaît ou peut expérimenter. Vivre en vérité, c’est vivre sa vie – et jusqu’à ses rêves – au lieu de la rêver ; c’est agir au lieu de prier, rire au lieu d’espérer, connaître au lieu d’interpréter… Aimer, surtout, au lieu de juger : aimer et accepter au lieu de juger et détester. Et crier quand on a mal, et rêver quand on rêve… Infinite love, infinite patience… L’éternité c’est maintenant et il n’y en a pas d’autre. Le salut ne consiste pas à devenir éternel (expression bien-sûr contradictoire, et c’est pourquoi la béatitude ne peut être dite commencer que ‘fictivement’), mais à comprendre que nous le sommes » II.285.

Ne rien espérer, mais tout vivre. Seul le réel (matérialisme) et le présent (désespoir) existent. Ouverture à la présence : il n’y a plus que la vie, la vérité et l’amour. Le renoncement à l’esprit spéculatif fait place nette au bonheur (il est acceptation de l’ici) et à la béatitude (éternité du maintenant).

J’adhère pleinement à ce discours qui décape de toute illusion. Apollon l’ardent, le lucide, l’éclairant, a toujours été mon dieu préféré.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99  

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Duel de Steven Spielberg

Ce film du tout début des années 1970 devenu culte était au départ un téléfilm tourné en deux semaines, d’où ces séquences rythmées et la progression lente mais inexorable du Mal. Il est devenu un film à part entière avec 16 mn de plus après avoir remporté le Grand prix International au Festival d’Avoriaz. Steven Spielberg naissait à la lumière.

Le film est tiré d’une nouvelle de Richard Matheson, plus connu pour ses œuvres de science-fiction, mais l’événement est vraiment arrivé à son auteur le jour même de la mort de John Kennedy en 1963. D’ailleurs, qui roule un tant soit peu reconnaît certains comportements de camionneurs ou de bobos en 4×4 toujours actuels.

Le scénario en est simple et terriblement yankee : un duel de western entre virilités, celle du citadin amolli et féminisé et celle du routard macho qui conduit un monstre d’acier. Les chevaux font tout, à l’inverse du western, renvoyant les hommes à leur insignifiance : c’est Plymouth (moderne) contre Peterbilt (traditionnel). La Chrysler Plymouth Valiant modèle 1967de David Mann (Dennis Weaver) est une voiture moyenne faite pour une famille moyenne, malgré un moteur V8 qui engloutit du carburant et une couleur rouge vif qui fait frimeur ; le camion Peterbilt 281 de 1955 conduit par un homme dont on ne verra que les bottes et le bras est un tracteur de 250 CV diesel monté pour la force, couturé de plaques d’immatriculation de divers Etats et rouillé d’avoir beaucoup servi.

Les maîtres des engins sont à l’image de leur monture : David est un commercial assez banal et peu sûr de lui, dominé par sa femme (avec qui il a une conversation sur les événements de la veille), bercé par la radio (qui rassure et banalise tout), et qui va être en retard à un rendez-vous avec un client (ce qui semble lui arriver souvent). Avec ses lunettes de pilote teintées de jaune, son costume cravate de mauvaise qualité et sa moustache ridicule qui contraste avec son apparence peu virile (bien qu’il s’appelle Mann, l’homme !), il montre le mâle américain englué dans la routine administrative (rendez-vous planifiés), la routine familiale (père absent, époux qui ne veut pas d’histoire, travailleur forcé à rembourser la maison et à entretenir femme et gosses, obéissant à l’heure du dîner), et la routine sociale (toujours en représentation, à jouer des rôles successifs). A l’inverse, le camionneur invisible apparaît solitaire et indépendant, faisant partie de l’élite du transport pour les matières dangereuses (inflammables). Il est sûr de lui et dominateur au volant de son engin au museau agressif d’hyène, faisant gronder son moteur et cracher sa fumée noire comme une rage personnelle. Le macho titille la tapette, comme dans l’épopée de l’Ouest – et que le plus fort gagne.

Le citadin commence par ne pas comprendre, puis à dénier la réalité de ce qui lui arrive, et à se laisser envahir par la paranoïa du complot où tout le monde lui en veut (la scène au Chuck’s Cafe), avant de se trouver poussé à bout – donc à réagir (enfin). Car le spectateur ne peut que bouillir maintes fois devant cette lavette qui se conduit avec une niaiserie confondante : il double pour la première fois le camion en enfreignant la loi puisqu’il ne respecte pas une ligne continue ; au lieu de mettre de la distance entre lui et le monstre après la première menace, il se remet à rouler pépère à 40 miles à l’heure sur une route quasi droite et déserte du nord-est de Los Angeles vers Santa Clarita et Palmdale – environ 65 kilomètres à l’heure ! Lorsqu’il doit dépasser les 80 miles (autour de 130 km/h), il ne sait pas maîtriser son volant et sa péniche montre sa mauvaise tenue de route comme l’impuissance de son moteur dégonflé malgré le V8. Il stoppe au Chuck’s Cafe mais, lorsqu’il aperçoit le camion garé devant, il ne sort pas par derrière pour partir en catimini mais se fait remarquer en insultant tout le monde, avant de courir bêtement après le truck qui démarre. Pourquoi ne fait-il pas demi-tour alors que son rendez-vous est clairement manqué après s’être arrêté « au moins une heure » pour laisser le camion avancer ?

La charge est lourde, le personnage principal – qui n’a rien d’un héros – est cet Américain médiocre devenu veule des années industrielles, miné par le féminisme et la subversion hippie engendrée par l’horreur de la guerre inutile au Vietnam et les dégâts de la pollution. Le message est aussi lourd – ce pourquoi il porte. America is back dira le trompeur, le mâle yankee doit retrouver ses valeurs originelles de pionnier apte à faire face à toute adversité ; dix ans plus tard, cela donnera Rambo, puis Reagan, avant l’éléphant narcissique et geignard qui aujourd’hui gouverne.

David passe de l’obscurité du garage familial où il est étouffé à l’explosion de lumière solaire sur le canyon après avoir gagné le duel. Forcé de ruser face au monstre, il sacrifie sa voiture (qui n’a pas été à la hauteur) pour que l’acier antédiluvien du camion passe sa rage sur elle, tel un taureau furieux aveuglé par sa couleur rouge… et tombe dans l’abîme au col de Vasquez Canyon Road. La corrida est terminée mais le toréador est vidé. Le spectateur aussi, qui en ressort tendu.

J’avais vu la première fois ce film sur une télévision noir et blanc, il y a longtemps, et la force à la Hitchcock ressortait mieux sans la couleur. Car si l’on se place de l’autre côté des adversaires, le rouge de la Plymouth fait vraiment fiotte et bluff ; de quoi comprendre la rage du fruste et brute aux commandes d’une vraie machine, d’autant que le frimeur passe la ligne comme s’il en avait le droit pour doubler le gros cul, et qu’il a toutes les attentions du pompiste comme s’il était en train de le séduire ! Cette ambiguïté fait beaucoup pour le sens du film.

DVD Duel, Steven Spielberg, 1971, avec Dennis Weaver, Jacqueline Scott, Eddie Firestone, Lou Frizzell, Gene Dynarski, Universal Pictures France 2004, 1h32, standard €8.40 blu-ray €12.60

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Vladimir Nabokov, Invitation au supplice

Un condamné à mort pour « turpitude gnoséologique » (p.1291 Pléiade) attend son exécution dans une forteresse où il est le seul détenu. Plus qu’une allégorie, ce roman est logique et réel. Nous ne sommes pas en 1984 mais bien plus tard, dans un futur fantasmé où le soviétisme a gagné la société, ou plutôt cette exigence de « transparence démocratique » où toute réserve chez l’individu est bannie, tout quant à soi puni. La Russie stalinienne comme l’Allemagne hitlérienne préfiguraient déjà, à la date d’écriture du roman, ce que serait cette exigence de la transparence sociale, de l’unisson civique, du tous en chœur politique. Nabokov n’est pas idéologue mais sensitif ; il critique avec une cruelle ironie cette tendance populiste de l’humanité, qu’il n’aime pas.

Ignorance, stupidité, autosatisfaction, sont la rançon de l’égalitarisme forcené. L’homme nouveau est une sorte de bête qui n’a de civilisé que les formes requises par « la loi » ou « les règlements ». D’où la bouffonnerie constante du directeur de la prison qui invite le condamné Cincinnatus à dialoguer avec Pierre, un codétenu qui se révélera son bourreau, à rencontrer sa femme (qui se fait sauter par le premier venu, le dernier étant un adolescent revêtu d’un uniforme de télégraphiste), son beau-père irascible et autoritaire, ses deux beaux-frères bouffons et interchangeables, ses enfants laids et difformes qui ne sont pas de lui, sa mère, une ex-pute devenue sage-femme qui ne l’a jamais rencontré jusqu’à ce jour où il devient « célèbre » dans les journaux pour déviance, à participer à un dîner où la bonne société de la ville le rencontre et l’observe comme… une bête justement. Curieuse certes, car différente, bien humaine, mais pas dans « les normes » ni dans « la ligne ».

Nabokov est émigré de la Russie, Cincinnatus est son double émigré de l’intérieur d’une société devenue totalitaire. Tout pouvoir est une duperie, le gnostique récuse toute aliénation d’Etat ou de société et il peut y avoir une interprétation gnostique de ce roman. La forteresse est à l’image de la société, un labyrinthe froid et étouffant qui vous guide par des couloirs balisés vers des pièces autorisées. « C’est logique, car l’irresponsabilité elle-même finit par se forger une logique. Voilà trente ans que je vis parmi des ombres perceptibles au toucher, leur cachant que j’étais doué de vie et de réalité », déclare Cincinnatus au directeur de la prison (VI p.1289). Cincinnatus est emprisonné dans la société, dans la forteresse, mais aussi dans son propre corps, dont les côtes forment des barreaux à son esprit. Tout est parodie dans le décor, de l’araignée de la cellule qui n’est qu’un pantin mécanique aux personnages qui sont rembourrés, maquillés, emperruqués, et dont les gardiens portent des masques de chien. Dans cet univers tragique où la fin est programmée, comme l’existence, seul l’imaginaire est libre.

Ou l’extrême-jeunesse… Outre le petit télégraphiste qui saute sa femme hors convenances (on entrait dans la corporation dès 14 ans), Cincinnatus se voit vamper par Emma, Bovary miniature fille du directeur de la prison. Elle a 12 ans, porte jupette courte et robe à bretelles qui tombent souvent de l’épaule nue, et se faufile dans les pas du gardien pour se cacher dans la cellule, sous la table. « Je vous délivrerai », déclare la gamine, pensant carrément le faire évader par le sexe – et « vous m’épouserez ». Elle a tout d’une danseuse, la petite Emma à longue chevelure. « Et hop ! alors tout droit vers Cincinnatus, assis sur le lit, et le renversant, elle lui grimpa dessus. Les bras nus et en feu, elle lui enfonçait dans la chair ses doigts frais et riait à pleine bouche. (…) Dans sa pétulance, la petite Emma avait enfoui son front dans le sein du prisonnier ; chues de côté, ses boucles éparses dévoilaient dans la fente postérieure de sa robe le haut de son échine, avec un creux changeant de place, selon les mouvements des omoplates, et tout garni régulièrement d’un duvet blondasse qui paraissait symétriquement peigné. (…) Je vous délivrerai, proféra d’un air pensif la petite Emma (elle le chevauchait maintenant à califourchon) » XIV p.1344. Mais la nymphette en pré-Lolita conduira le prisonnier émergé d’un tunnel sur la pente de la forteresse… vers la salle à manger où son père dîne avec le bourreau et les gardiens-chefs. N’ayant pas obtenu la baise libératrice (qui sera réclamée par les jeunes soixantuitards une génération après), elle retombe dans les conventions sociales du comme il faut.

Chaque adulte joue un rôle, sauf Cincinnatus qui, déjà tout petit, ne désirait pas participer aux jeux brutaux des autres dans la cour de récréation. Il réécrit le monde sur le papier et cela lui suffit, ce qui est antisocial et ce pourquoi il aura sa mauvaise tête tranchée. De Robespierre à Hitler en passant par LéninéStaline, c’est toujours la même histoire de formatage du peuple « pour le bien » du peuple, par de rares élites autoproclamées qui usent de la force pour régner sur un troupeau d’esclaves soumis. Seul l’art est incompatible avec la politique ; seule l’imagination peut combattre la doxa ; seule la conscience personnelle peut rester libre.

Chacun peut évoquer dans ce roman l’anti-Dostoïevski, la satire des auteurs soviétiques du temps, une parabole sur le régime soviéto-nazi mis dans le même sac (avant la shoah des Juifs), mais cette Invitation au supplice est un hymne à la création du poète, elle qui n’est possible qu’en liberté contre tous les oppresseurs.

J’ai beaucoup aimé ce huitième roman de Vladimir Nabokov, écrit en quinze jours d’une traite et dans un enthousiasme qui passe à la lecture.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice, 1936 revu 1960 en français, Folio 1980, 250 pages, €6.60

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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Du silence et des ombres de Robert Mulligan

Un film aux trois oscars et aux trois Golden globes, tiré d’un roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, qui eut le prix Pulitzer, enfin étant parmi les 50 films « à voir avant l’âge de 14 ans » du British Film Institute… Les raisons d’un tel succès sont à chercher dans l’année de sa sortie : 1962. Outre la crise des missiles soviétiques de Cuba et un krach boursier, l’année est marquée par l’entrée en force du premier étudiant noir James Meredith, imposée par le président John Kennedy lui-même à l’université d’Ole Miss au Mississippi, état raciste du sud. La lutte contre les inégalités sociales et raciales était au programme de la Nouvelle frontière du jeune président tout juste élu. Des marches pour les droits civiques et des Freedom rides furent organisés dès 1961 pour protester contre les discriminations des Noirs par les Blancs. Les USA se libèrent l’année même où l’URSS construit son Mur : l’espoir change radicalement de camp.

L’histoire du film se passe dans les années 30, durant la Grande dépression, dans la petite ville de Maycomb dans un état du sud. Elle est contée en voix off par une petite fille de 6 ans (Mary Badham) devenue adulte et qui se souvient de cet été-là. Son père, avocat respecté dans la ville pour son humanité et son bon sens (Gregory Peck), est chargé par le juge du tribunal d’assurer la défense d’un « nègre » (Brock Peters) accusé de viol sur une blanche (Collin Wilcox Paxton), parce que tous les autres se récusent. Il va donc faire son devoir, plaçant le droit et l’égalité affirmée de la Constitution fédérale avant les préjugés raciaux et les affinités communautaires. Ce n’est pas facile à vivre, tant la communauté vous enserre dans de multiples liens personnels et sociaux. L’avocat Finch, que ses enfants appellent de son prénom, Atticus, plutôt que papa, donne l’exemple de la droiture morale et du devoir civique. Il les élève seul, sa femme étant morte après avoir accouché de Scout.

Le fait que l’histoire soit vue par les yeux d’une enfant assure de ne pas tomber dans les bons sentiments qui pavent trop souvent l’enfer des bonnes intentions. Atticus est plus un personnage dans la cité qu’un parent charnel, bien qu’il prenne dans ses bras sa petite fille qui entre à l’école et parle avec son fils. Les deux enfants ne font pas leur âge affiché, ce qui gêne un peu : Jean Louise « Scout » Finch fait plus que 6 ans (de fait, elle avait 10 ans) et son frère Jeremy « Jem » Finch moins que 12 ans (il avait pourtant 14 ans) ; seul leur copain de vacances Charles Baker « Dill » Harris (John Megna) qui déclare 7 ans est à peu près dans les normes (il a 10 ans au tournage).

L’enfant, dans la mythologie américaine, est censé être innocent comme s’il était un ange issu du paradis. Mais, par le péché originel, il doit perdre cette innocence en grandissant afin de devenir citoyen patriote entrepreneur. Le moyen de découvrir le mal est la transparence : il faut tout dire, tout déballer, agir spontanément. Le regard « vierge » est celui de la vérité, donc du bien. Atticus élève ses enfants avec franchise et honnêteté, expliquant les choses telles qu’elles sont en fonction de leur âge, sans masquer la réalité au prétexte de les en « protéger ». Jean Louise est surnommée Scout parce qu’elle fait très garçon manqué, comme on disait avant le féminisme. Toujours en salopette, comme son frère qu’elle suit partout, elle peut se traîner dans la poussière et ramper dans les jardins sans abîmer ses vêtements. Le jour de la rentrée à l’école où elle va pour la première fois, elle doit se mettre en robe pour se conformer aux normes sociales et elle en a honte. Elle doit aussi ne plus se battre comme un garçon et « discipliner sa violence » comme lui serine son grand frère. Sur l’exemple de son père – qui s’est vu confier un fusil à 14 ans (mais pas avant) et a été autorisé à tirer sur les geais et les pies qui pillent les jardins, mais pas sur l’oiseau moqueur (traduit en français par rossignol) lequel se contente de chanter.

C’est qu’Atticus, sous ses airs bonhommes à tendre l’autre joue (notamment quand un bouseux lui crache au visage comme le Christ), est du côté de la force. Il surmonte sa propension instinctive à riposter par un bon poing sur la gueule (ce que j’aurais fait aussi sec, je l’avoue), mais tire parfaitement au fusil sur un chien enragé, mieux que le shériff avec qui il a été à l’école. Scout sait déjà lire car il lui a appris avant l’école, et le plus grand plaisir de la fillette est de faire la lecture à son père chaque soir : l’inverse de « tu me lis une histoire » marque combien elle est en avance sur ses condisciples, mais aussi sur la société des années 30, rendue volontairement autonome par son éducation. Elle représente la future femme qui votera Kennedy trente ans plus tard – tout comme le scout est l’éclaireur d’une armée.

Le film est construit sur ce passage de l’ombre à la lumière, la première scène opposant l’ombre rassurante de l’arbre de la maison (symbole protecteur de la famille) à la lumière crue des rues de la ville (où se déroule la vie sociale sous l’œil des commères). Mais l’apparence masque la réalité : le social transparent cache des peurs communautaires, le soleil de la raison n’éclaire pas les préjugés, et la blancheur de la peau peut renfermer de noirs desseins. Scout et Jem (diminutif de Jeremy) sont fascinés par la maison voisine, dont la rumeur amplifie les bruits et les secrets. Nathan Radley (Richard Hale) y cache et peut-être enchaîne son fils un peu demeuré Boo (Robert Duvall), qu’on ne voit jamais au grand jour comme s’il était le mal incarné, véritable croque-mitaine capable de poignarder avec des ciseaux son propre père comme on le répète.

Les enfants jouent à se faire peur, à explorer comme de bon pionniers américains la frontière – mais celle entre le réel et l’imaginaire. Car la menace, si elle est invisible, est bien réelle, bien que pas où l’on croit. Le simple d’esprit se révélera vertueux, les « honnêtes » gens pas toujours francs, la violée une harceleuse, son père en colère (James Anderson) un véritable sale type, et ainsi de suite. Si les peurs instinctives sont le fait de l’enfance, nombre d’adultes n’ont jamais dépassé ce stade d’ignorance et d’inculture. Le racisme et les préjugés en sont la conséquence : on a peur de ce qu’on ne connait pas et de ceux à qui l’on prête des mœurs animales pour se distinguer socialement – bien que l’on vive en fermier aussi pauvrement. Seule l’école, la lecture de livres, le respect du droit (et l’étude de la Bible) peuvent, selon le message du film, faire passer de l’ombre à la lumière, de l’état d’enfance à l’état adulte.

Toute l’histoire est donc le combat de l’innocence contre la cruauté, ce qui est particulièrement touchant lorsque des enfants sont impliqués. Car ces robustes et délurés gamins n’ont ni la langue dans leur poche ni la couardise attendue de leur âge tendre. Ils osent de nuit aller espionner la maison hantée par le demeuré, malgré le fusil du père ; ils rejoignent leur avocat de père qui campe devant la prison où « le nègre » Tom Robinson attend son procès et où les « honnêtes » gens, fermiers ignares sachant à peine lire et écrire, se rassemblent pour le lyncher ; la petite fille rappelle à l’un des fermiers sa dette vis-à-vis de son père qui lui a fait gagner un procès en usant du droit comme il se doit ; ils se font insulter à l’école, agresser ou effrayer par des adultes ; ils n’hésitent pas à traverser une forêt où des bruits inquiétants les suivent… jusqu’à la scène finale que je vous laisse découvrir – évidemment une apothéose dans le droit fil du message.

Les enfants sont plus vrais que les adultes dans cette histoire, ce pourquoi le film réussit à passer les années. Le bon sens humain, attisé par l’exemple du père défenseur du droit, est supérieur en conviction au simple exposé rationnel des faits et de la loi.

La plaidoirie de l’avocat au tribunal, pour convaincre les jurés de l’innocence du prévenu, m’a parue trop intello pour ce public de bouseux quasi illettrés. Comment des arguties de procédure ou des subtilités de témoignages pourraient-elle aller contre la force des préjugés ? Il aurait fallu mettre les points sur les i et montrer par exemple que le poing gauche du père poivrot a bien plus probablement poché l’œil gauche de la fille que le poing droit du nègre serviable, inapte de la main gauche depuis l’âge de 13 ans, plutôt que de le suggérer. Et insister plus lourdement sur la pulsion sexuelle de la fausse violée (aucune preuve médicale n’a été demandée, on « croit » une blanche sur parole) qui l’a fait embrasser un nègre après l’avoir attiré jour après jour sous des prétextes futiles. Cette plaidoirie s’adresse au public éclairé et intellectuel de 1962 plutôt qu’à la réalité agricole de 1932, c’est à mon avis la faiblesse du film (et peut-être du livre).

DVD Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird), Robert Mulligan, 1962, avec Gregory Peck, Mary Badham, Phillip Alford, John Megna, Brock Peters, James Anderson, Collin Wilcox Paxton, Robert Duvall, Estelle Evans, Rosemary Murphy, Richard Hale, Frank Overton, Universal Pictures 2016, 2h04, standard €6.99 blu-ray €13.46

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Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel

Je n’avais jamais vu ce film étrange, sorti en 1972 ; peut-être le terme de « bourgeoisie » était-il un repoussoir dans ces années gauchistes ? Revoir la société française parisienne avec résidence dans les Yvelines, presque cinquante ans après, est un rare plaisir. Combien le monde a changé en une seule génération ! Exit les Citroën DS aux phares directionnels, les Simca 1000 en forme de boite à savon, les Peugeot 404 racées, les Renault 17 carrossées sport et les Cadillac longues comme des péniches et souples comme des nefs.

Les conventions bourgeoises sont toutes d’artifices : comme dans la société de cour d’Ancien régime, il s’agit de paraître : riche, beau, à l’aise dans l’existence et dans le couple. Ce qui se passe dans la réalité est tout autre : tête de linotte qui empêche un dîner prévu, baise torride irrépressible tout de suite qui en empêche un autre, saoulerie au premier verre de la sœur célibataire (Bulle Ogier) qui en empêche un troisième, cadavre du patron de « la fameuse » auberge connue du bourgeois qui inhibe les convives du dîner manqué, service à l’armée en manœuvre (colonel Claude Piéplu), descente de police ou descente terroriste qui en empêchent toujours d’autres dîners dans les rêves… C’est que le « le dîner » est le summum du théâtre social. Chacun, chacune, est en représentation, verre à la main et clope au bec, tout maquillage et cravate dehors, dans une tabagie et une alcoolémie que l’on n’a plus jamais revu depuis.

Dès l’apéritif, baptisé « les cocktails » pour faire chic, le bourgeois donne une leçon aux autres, pour montrer qu’il « en est », qu’il connait les usages de sa caste : François Thévenot (Paul Frankeur) qui roule en Jaguar MK2 et joue les pique-assiettes dans les dîners mondains, détaille les « bonnes » opérations pour réussir un Martini dry ; au dîner, Henri Sénéchal (Jean-Pierre Cassel) propriétaire d’une immense villa dans la proche campagne de Paris pour afficher sa réussite, détaille la « bonne » façon de couper le gigot, tandis que son épouse Alice (Stéphane Audran) clame à la cuisinière la « bonne » cuisson du gigot et la « bonne » façon d’accommoder les fayots « à l’huile d’olive » pour faire grande cuisine. Le bourgeois, comme toute classe dominante marxiste, définit ce qui est « bon » et mauvais dans les usages, les autres sont dominés par leurs injonctions sociales et morales.

C’est ainsi que Rafael Dacosta (Fernando Rey), ambassadeur de Miranda, république autoritaire d’Amérique du sud qui ressemble fort au Chili, dénie systématiquement tout ce qui va mal dans son pays : l’achat des juges, les inégalités sociales croissantes, la pauvreté abyssale, la répression des étudiants en colère comme on se débarrasse des mouches « avec une tapette » (inversion des rôles, la tapette étant l’étudiant dans le vocabulaire flic du temps), le trafic de drogue, l’accueil aux anciens nazis. Sa mission est toute d’hypocrisie : présenter une image et nier tout ce qui va contre, en maître suprême de l’illusion – même quand le colonel fume devant lui une cigarette de marijuana en prétextant l’exemple de l’armée américaine au Vietnam.

Mais la vie n’est pas une pièce de théâtre écrite selon les conventions. L’imprévu surgit toujours, dans un chaos vivant, ce qui fait que le dîner n’est jamais pleinement réalisé, tout comme n’est jamais signé « le contrat » dans la BD Gaston Lagaffe. Luis Buñuel aime la provocation, travers d’époque post-68 qui mélange absurde, surréalisme et contestation globale. Ainsi la domestique des Sénéchal (Milena Vukotic) qui paraît 25 ans en déclare 52 (inversion des chiffres imitant la pissotière inversée de Maxime Duchamp intitulée Fontaine en 1917). La figure de l’étudiant vaguement malfrat (Christian Pagès), est un exemple : au commissariat, un brigadier sévère (Pierre Maguelon) qui a intégré tous les codes de l’autorité bourgeoise, frappe un jeune homme dépoitraillé comme en ces années libérées (l’inverse de la cravate), et commande à ses hommes de le torturer « au piano » (une gégène musicale) pour le faire « avouer ». Quoi ? Non ce qu’il a « fait » car il n’a rien fait semble-t-il, mais qu’il a tort de se rebeller à l’autorité moustachue et qu’il reconnait le bon des « bons usages ».

Les bourgeois ont l’illusion de maîtriser le monde par leur fortune, donc par leur pouvoir. Et il est vrai que leurs relations sociales permettent souvent d’échapper au réel commun. Dans un rêve, qui peut être une réalité future ou une hantise du possible, un ministre (Michel Piccoli, homme affiché « de gauche » qui excelle dans les rôles de grand-bourgeois méprisant au pouvoir) fait relâcher la bande des Dacosta, Thévenot et Sénéchal, accusés (preuves à l’appui) de trafic de drogue entre Miranda et Paris. C’est que « les convenances » exigent que l’on ne fasse pas de vagues diplomatiques malgré la cupidité et l’égoïsme punis par la loi « égale pour tous ». Le qu’en dira-t-on de caste est plus fort que la loi commune chez les bourgeois. L’ambassadeur réussit à maîtriser une jeune terroriste (Maria Gabriella Maione) venue l’assassiner chez lui seins nus sous son pull, comme le tâte Dacosta, avec un pistolet cubain planqué sous la salade dans son sac andin. Il la relâche, faussement magnanime : car il fait signe aux flics des RG qui planquent dans sa rue de Franqueville du quartier La Muette (où il baise accessoirement la Sénéchal qui en veut avec tous), et ceux-ci embarquent la fille manu militari. Il s’est donné le « beau » rôle, mais la réalité est sordide.

Les bourgeois jouent et rêvent, ne sachant plus trop où se situe le réel – car l’inconscient se libère dans le rêve, donnant le vrai plus que le moi éveillé. Ainsi un lieutenant (Christian Baltauss), premier grade des officiers et première marche de bourgeoisie, raconte-t-il son enfance aux trois grandes dames ébahies (Delphine Seyrig, Bulle Ogier, Stéphane Audran) dont l’une flirterait bien avec lui, dans un café où le loufiat mielleusement poli selon les usages bourgeois (Bernard Musson) leur annonce successivement qu’il n’y a plus de thé, plus de café, plus de tisane et que l’on n’y vend pas d’alcool. Enfant à la veille d’intégrer un collège militaire à 11 ans, le lieutenant a empoisonné son père sur ordre de sa mère morte, qui lui dit qu’il a tué son amant qui est son vrai père. Les dessous des apparences ne sentent pas la rose. Tout comme l’évêque (Julien Bertheau) qui se fait jardinier chez les Sénéchal a vu ses parents empoisonnés par un inconnu, dont il découvrira que c’est un vrai jardinier qui ne joue pas un rôle (Georges Douking) à qui il donne l’extrême-onction – avant de le tuer, car un bourgeois n’a pas de noblesse d’âme, la force rustre ressort quand la réalité surgit brutalement. Le jardinier était brimé et épuisé par ses maîtres, mais cela ne compte pas ; il était peut-être le même que celui que les Sénéchal ont viré sans préavis une semaine auparavant, le laissant sans ressources, et dont l’évêque-ouvrier a pris la place « au tarif syndical ».

L’illusion devient comique lorsque la bande des entre-soi est invitée par le colonel à un dîner : ils se retrouvent dans un théâtre d’avant-garde, où ils doivent improviser… leur fuite. Ce n’est qu’un rêve, mais il caricature la représentation sociale.

Les bourgeois sont « en marche » sans savoir où aller sur cette grande route de Beauce qui part à l’infini entre les champs de blé en herbe, autre image de l’absurde que manie Buñuel, plusieurs fois montrée, rythmant le film. On peut se demander si c’est la haine du cinéaste pour les riches qui le pousse sans cesse à « provoquer le bourgeois » ; une hypothèse – absurde mais pourquoi pas dans le fameux Inconscient ? – serait que son nom sonne comme « bougnoule » en français ? Les « ouvriers » sont-ils meilleurs ? D’ailleurs, où sont-ils, pour comparaison, dans ce film ? Et qu’en est-il de la morale des cinéastes eux-mêmes (comme Weinstein) ?

Le spectateur jouit du spectacle et le charme discret opère, mais il se demande au fond qui dupe qui : le bourgeois tout d’apparences ou le Luis Buñuel qui n’est qu’images provocatrices ? Car le film, comme les personnages, manquent à mon avis de profondeur.

DVD Coffret Luis Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie / Le Fantôme de la liberté / Gran casino), 1972, avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Mercedes Barba, Agustín Isunza, Delphine Seyrig, StudioCanal 2005, , €75.00

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Luciano Canfora, La démocratie comme violence

Cet essai édite et commente la Constitution des Athéniens, texte d’un pseudo–Xénophon exilé d’Athènes dans les premières années de la guerre du Péloponnèse. Peut-être était-ce Critias ?

Écrit vers -429, il s’agit sans doute de la plus ancienne critique raisonnable de la démocratie. Rédigé en perspective de son renversement, le discours expose qu’à Athènes la démocratie fonctionne en parfaite cohérence avec ses présupposés. Le système ne peut être entamé marginalement, c’est un tout : ou on le rejette, ou l’accepte – mais en entier. Demokratia est la suprématie d’une partie et non la participation égale de tous indistinctement à la vie publique de la cité (exprimée par le terme isonomia). Elle naît d’une rupture violente, lorsque les pauvres ont remporté la victoire sur les riches – à cette époque, les notions de pauvreté et de richesse étaient plus clairement immédiates qu’aujourd’hui. La démocratie est donc la domination d’un groupe social, le demos, les pauvres, selon Aristote ceux qui doivent travailler pour vivre.

Or, écrit l’auteur anonyme, « partout sur terre les meilleurs sont les ennemis de la démocratie : car c’est chez les meilleurs qu’il y a le moins de licence et d’injustice et le plus d’inclination au bien ; mais c’est chez le peuple qu’on trouve le plus d’ignorance, de désordre, de méchanceté : la pauvreté les pousse à l’ignominie, ainsi que le manque d’éducation et l’ignorance qui, chez certains, naît de l’indigence » p.22. On ne saurait mieux mesurer l’origine de la Terreur, de la loi des suspects, et autre dictature du prolétariat. Dans l’idéal, des êtres égaux vivent en parfaite démocratie ou en parfaite aristocratie, ce qui revient au même. Les inégalités dans l’histoire de chacun font que cet idéal ne pourra jamais être qu’approché. Il revient au développement économique, qui répand les richesses – inégalement mais sur l’ensemble du peuple – de dégager du temps pour l’éducation, donc de former la faculté de discernement.

Ce n’est que lorsqu’il y a menace sur le régime que la minorité victorieuse devient intolérante aux critiques. L’empire de la politique sur l’existence des individus est total dans les cités antiques. En démocratie, le peuple est lui-même la loi et la suprématie populaire est donc porteuse de violation de la loi. Le sujet politique n’est pas l’individu, il est le collectif. Rien à voir avec notre libéralisme. D’où la différence que l’on peut sentir entre De Gaulle et Giscard d’Estaing par exemple : le destin national en crise contre la gestion des crises.

De ce texte, je retiens que si la démocratie tend toujours vers plus d’égalitarisme, elle doit se méfier de trop de précautions : « si c’est un bon gouvernement que tu cherches, tu verras d’abord les plus habiles établir les lois ; puis les honnêtes gens châtieront les méchants et les honnêtes gens prendront les décisions politiques et ne permettront pas que les fous siègent au Conseil ou prennent la parole à l’assemblée. Ainsi, à la suite de ces sages mesures, le peuple ne tarderait pas à tomber dans la servitude » P. 24. Un exemple : l’avant-garde éclairée du prolétariat soviétique s’est établie progressivement en dictature.

Tirons deux leçons de ce discours écrit il y a 2500 ans :

  1. L’intérêt d’être mesuré : dans les institutions, cela se traduit par les contrepoids comme l’a montré Montesquieu, exemple Assemblée et Sénat, Exécutif et Législatif, Exécutif et Judiciaire et même, venu des États-Unis et d’Angleterre, Législatif et Judiciaire (Cour suprême, Habeas corpus, Conseil constitutionnel). Ainsi la « folie » est canalisée par la « sagesse », et la sagesse vitalisée, revigorée, régénérée, par la folie.
  2. L’importance de l’éducation pour le fonctionnement du régime : pour comprendre, pour élire, pour participer, le savoir et la souplesse d’esprit sont nécessaires. Pour cela, il faut dégager du temps à l’éducation et à la formation, donc de la richesse collective. Le socialisme de type soviétique a montré son échec à engrener le processus. Le libéralisme de type américain ne crée des enseignements que sur besoins industriels. Il est temps de penser qu’un projet collectif politique doit susciter un enseignement général du citoyen. La IIIe République en France l’avait compris, ce fut sa force. Mais rien ne se fait sans augmentation globale de la richesse – il faut donc encourager l’initiative et l’entreprise, seules capables de le faire car ce n’est pas l’État fonctionnaire, qui administre et gère, qui peut créer des richesses nouvelles. Nul n’est donc plus efficace que l’individu inséré dans une équipe pour y parvenir : le collectif politique doit donc laisser sa place à l’entreprise individuelle. L’un ne peut aller sans l’autre ; les deux pôles qu’ils représentent restent en tension dynamique.

D’où le paradoxe apparent de la politique suivie empiriquement par les gouvernements européens, aujourd’hui comme hier. Il leur faut renforcer les images du collectif politique, mais aussi encourager et organiser l’activité des individus. Les gens aiment à être rassurés par les idées simples et cela fonctionne par « coups de barre » : cinq ans de slogans politiques collectifs, cinq ans de retour à l’esprit d’entreprise. C’est inefficace : il ne faut pas prendre les arbres pour la forêt.

Luciano Canfora, La démocratie comme violence, 1982, Desjonquères 1992, 80 pages, €9.50, e-book format Kindle €5.99

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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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Paul Harding, Le jeu de l’assassin

Nous sommes à Londres sous l’emprise du Régent Jean de Gand, en 1380. Les clercs à la Cire verte de la Chancellerie disparaissent un à un, mystérieusement assassinés tandis qu’un usurier meurt transpercé d’un carreau d’arbalète dans sa pièce forte entièrement fermée. Voilà une belle énigme pour frère Athelstan et son coroner sir John. La société est crédule, les malandrins habiles à dépouiller et à faire croire. Ne voilà-t-il pas qu’une croix de bois de l’église Saint-Erconwald se met à saigner ?

Ce qui meut les hommes depuis le mythe de Caïn, n’est-ce pas toujours la même chose ? « Un peu plus d’or, un peu plus d’argent ? Une gorge attirante ? Ou les mets et les vins les plus délicats pour nous remplir la panse ? » p.282. Que Madoff, Kerviel ou Cahuzac nous démentent. En ces temps médiévaux de fausseté, d’avidité et de miracles, la droiture et la logique des représentants de la loi paraissent un peu anachroniques. C’est pourtant ce qui nous attache aux enquêteurs, si modernes.

Tout va se résoudre de façon satisfaisante pour l’âme et pour l’esprit, mais pas sans nous avoir baladés d’un bout à l’autre. Ni sans nous faire découvrir d’un peu plus près cette Londres médiévale emplie de marchands et de catins, de prêtres défroqués et de nains, de soldats et d’artisans, de nobles jouvenceaux et de petits galopins.

« Le père prieur m’a envoyé pour travailler parmi les pauvres, plaide frère Athelstan. Je me suis pris d’affection pour ces gens simples qui mènent une vie si extraordinaire. Ils ne savent ni lire ni écrire. Ils sont écrasés de taxes et tiraillés à droite et à gauche, mais ils ont une joie et un courage que je n’avais jamais vus auparavant » p.186. Nul doute que l’auteur, professeur d’histoire médiévale à l’université, ne se soit pris d’affection aussi pour ce petit peuple de cette période naïve. Nous aussi pour ce 7ème opus de la série.

Paul Harding, Le jeu de l’assassin (Assassin’s Riddle), 1996, 10/18 2006, 285 pages, €9.47 

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Batman le Commencement (Batman begins) de Christopher Nolan

L’intérêt de ce comics mis en film est de faire réfléchir son public cible des 12-15 ans sur les valeurs. Comment la colère naît de la culpabilité, combien la vengeance est une impasse, de quelle façon la justice n’est juste que lorsqu’elle est neutre et objective, au-dessus des personnes.

L’histoire est connue : Bruce Wayne, le fils unique d’un couple de riches philanthropes américains issus d’une dynastie industrielle, voit sous ses yeux un drogué descendre ses parents, plus avide d’argent pour se payer sa came que de la vie humaine. Il est l’exemple-type de l’égoïste totalement fermé qui se fout du monde et ne veut que jouir immédiatement – un archétype de la société des pionniers. Il est le bas de l’échelle dont les riches et puissants sont le haut, tout aussi égoïstes et fermés, dont la jouissance immédiate et permanente est le pouvoir sur les autres.

Mais le petit Bruce de 8 ans (Gus Lewis) a quelques mois auparavant chuté dans un puits du manoir familial en jouant avec son amie Rachel (Emma Lockhart), fille de la cuisinière. Il s’est cassé le bras, ce qui n’est rien, mais a été épouvanté par un vol de chauve-souris qui nichaient dans les profondeurs. Depuis, il fait régulièrement des cauchemars. A l’opéra, pourtant entre ses parents, il ressent un malaise à la vue des diables cornus aux ailes en cuir noir qui hantent la scène ; il réclame de quitter le spectacle et son père, trop bon, y consent. C’est à la sortie que surgit le looser qui va les tuer comme de vulgaires volailles à plumer.

Quatorze ans plus tard le jeune homme (Christian Bale) est empli de colère et ne songe qu’à se venger. Le tueur doit sortir de prison après avoir eu une conduite exemplaire, collaborer avec la justice pour témoigner contre le parrain de la pègre Falcone (Tom Wilkinson) et déclarer ses regrets au tribunal. Bruce veut le tuer, malgré Rachel qui lui dit que vengeance n’est pas justice – mais Falcone fait descendre le collabo avant que Bruce ne puisse sortir son pistolet.

Dès lors, frustré de sa vengeance, Bruce Wayne donne son manteau chic à un clochard et s’enfonce dans les bas-fonds, jusqu’en Asie – d’où part toute misère, selon la mythologie américaine. Un certain Henri Ducard (Liam Neeson) le repère dans une prison où il se bat à six contre un et le recrute pour sa Ligue des ombres, composée de guerriers ninjas. Bruce s’entraîne comme un forcené pour évacuer cette colère qui le hante. Il surmonte sa peur et réussit à dominer son corps par l’esprit suffisamment pour être reconnu comme apte à entrer dans la Ligue dirigée par le mystérieux Ra’s al Ghul, dont l’objectif est de restaurer la justice par tous les moyens partout dans le monde. Lorsqu’il lui demande de décapiter un meurtrier, Bruce refuse d’être « un exécuteur » ; il a une autre conception (chrétienne ?) de la justice. Dès lors, il doit se battre et incendie le repaire, tout en sauvant son mentor qu’il laisse inconscient à des villageois dans l’Himalaya.

Ce film d’initiation montre aux jeunes adolescents l’exigence de grandir pour devenir héros. L’égarement est naturel, l’apprentissage est culturel : si l’on veut devenir un homme plutôt que de rester orphelin infantile, il faut s’entraîner à dominer sa peur, à agir là où il le faut mais avec les moyens requis, et sans intérêt personnel. Et n’avoir aucune « pitié » envers ceux qui se mettent volontairement en-dehors de l’humanité.

De retour à Gotham City, vivant dans le manoir tenu par le fidèle majordome attaché à sa famille, qui l’a élevé (Michael Caine), Bruce se fait ninja pour mieux assurer la justice : il est play-boy héritier de grande fortune le jour et Batman la nuit, l’homme chauve-souris, en souvenir de ses cauchemars. Il ne veut pas devenir un justicier, mais que la justice soit un symbole qui plane comme une menace au-dessus des personnes. Nous sommes bien dans la conception américaine Ancien testament du droit et de la morale : un garde-fou vengeur qui empêche les humains faillibles d’errer.

Bruce s’appuie sur le chef de projets de la société Wayne (Morgan Freeman), relégué dans les sous-sols par le président exécutif avide de faire des affaires avec qui paye le plus – et d’entrer en bourse afin de diluer le pouvoir de la famille (une critique acerbe des excès du capitalisme financier américain). Lucius Fox (le renard) lui présente divers gadgets jamais commercialisés comme une combinaison en kevlar, un harpon à fil pour se remonter et un véhicule blindé tout-terrain. L’Amérique adore la technique et surtout les gadgets que les autres n’ont pas : au fond, le transhumanisme est déjà là, dans les gadgets. Batman s’appuie aussi sur le seul sergent de police resté honnête (Gary Oldman), vieux rêve américain que la Vertu existe malgré toutes les tentations. Le reste de l’histoire est pleine de rebondissements et d’action, la cité sur le point d’être détruite sauvée in extremis par quelques-uns.

Christian Bale (31 ans) est parfait en ce rôle de justicier tourmenté avec son visage lisse encore enfantin et un corps d’athlète obsédé de perfection. Son amie d’enfance Rachel (Katie Olmes) a choisi la voie du droit ; elle apparaît plus humaine mais aussi nettement plus impuissante face à la corruption et au crime de Gotham City. La ville est tenue par l’argent et la drogue, le premier servant à répandre la seconde pour anesthésier les dominés.

La leçon ultime est que la procédure légale doit avoir le dernier mot, mais pas sans que la force n’ait amené les criminel dans les filets de la justice, preuves à l’appui. Et c’est bien ce qui pose problème dans nos sociétés avancées : la violence est niée, les armes de la loi sont faibles – et les riches comme les criminels peuvent au fond faire ce qu’ils veulent.

DVD Batman le Commencement (Batman begins) de Christopher Nolan, 2005, avec Christian Bale, Michael Caine, Liam Neeson, Katie Olmes, Morgan Freeman, Gus Lewis, Warner Bros 2006, 134 mn, blu-ray €7.99

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Les nerfs à vif de John Lee Thompson

Le titre américain peut se traduire comme « le cap de la peur » ou « la peur au collet » ; il dit bien l’atmosphère angoissante du film. Le noir et blanc de la vengeance initiée par le crime face à la justice instaure un climat de souricière : que faire ? Toute action raisonnable est barrée. Un cap est franchi, où la société est impuissante. A chacun de se débrouiller pour survivre…

Cette mise en situation est très américaine, dans un pays où le collectif ne compte que dans les communautés religieuses des bleds agricoles. Pour les autres, chacun pour soi !

Sam Bowden (Gregory Peck) est avocat installé dans une petite ville tranquille. Un jour, en sortant du tribunal, un homme l’aborde en lui subtilisant ses clés de voiture alors qu’il est au volant et qu’il s’apprête à démarrer, farfouillant une seconde dans sa sacoche pour vérifier on ne sait quoi. Max Cady (Robert Mitchum) est un puissant animal portant panama et cigare, qui se rappelle à son bon souvenir. Car, il y a huit ans et demi de cela, Sam a témoigné contre lui dans une affaire d’agression sexuelle. Il a vu de ses propres yeux comment Max traitait les femmes – à coups de poing.

Depuis, dans sa prison où il s’est morfondu, Max a rêvé chaque jour de tuer celui qui l’avait fait enfermer. Puis il a réfléchi, car cette brute est douée de ruse. Il a fait son affaire à son ex-femme, remariée avec un plombier qui lui a enfournée une flopée de gosses. Son affaire, c’est-à-dire la menace physique sous les coups, l’écriture sous contrainte d’une lettre d’amour désirant le revoir pour une nouvelle nuit de noce, puis une orgie de trois jours avant de relâcher sa proie, meurtrie, essorée, mais sans moyen juridique d’accuser de viol répété son ex-mari – puisque la lettre existe. Car Max a étudié le droit en prison, à sa manière obsessionnelle, dans le but de se venger.

Après la première passe d’arme verbale avec Sam, Max le poursuit partout où il va, au bowling, sur la côte, se contentant d’être là en arborant un sourire satisfait, distillant des menaces de plus en plus précises concernant la femme et surtout la fille de l’avocat. Ce n’est pas pour rien qu’il lui conte comment il s’est vengé de sa propre femme, après la prison, parce qu’elle l’avait laissé tomber.

Sam se sait menacé. Cady connait sa maison, a empoisonné sa chienne en plein jour – mais pas de preuve. Son ami inspecteur (Martin Balsam), à qui il demande conseil, ne voit rien qu’il puisse faire en-dehors de la loi : vérifier que Max Cady s’est bien enregistré comme tout détenu sorti le doit auprès de la police de la ville, vérifier ses moyens d’existence pour le coffrer en délit de vagabondage, le mettre en cellule de dégrisement pour la nuit au sortir d’un bar. Mais rien n’y fait, la loi ne saisit ni l’intention ni la menace verbale, seulement les faits : les actes, les écrits, les témoignages.

Un détective privé (Telly Savalas), plus libre que la police, est engagé pour voir s’il n’y aurait pas moyen de coincer Cady. Mais celui-ci est adroit et ne commet aucune erreur. Il va même jusqu’à provoquer Sam en lui rappelant son témoignage et ce qui risque de s’ensuivre sur sa fille, lorsqu’il lève une poule conne dans un bar et la tabasse rudement dans un hôtel. Le temps que le détective alerte la police, il a filé par la porte de derrière et tellement terrorisé la fille qu’elle ne veut pas témoigner et s’enfuit par le premier autocar en partance.

La justice est faite pour les êtres humains, mais que peut-on contre une bête ? C’est la conclusion à laquelle arrivent les raisonnables : l’avocat, le commissaire, le détective. Le tuer serait un meurtre qui mettrait Sam au banc de la société et détruirait sa vie et sa famille – réalisant ainsi la vengeance de Cady. Il ne reste comme moyen que celui des chasseurs envers un animal trop puissant : le piège.

Sam va donc simuler un départ en avion vers Atlanta, après avoir planqué femme et fille dans une péniche amarrée dans un bayou. Avec un adjoint du shérif local, demandé par l’inspecteur, il va revenir et surveiller les femmes, tandis que le détective va tout faire pour être suivi jusqu’à la planque. Max Cady ne pourra que venir se venger et il sera pris en flagrant délit.

C’est à peu près ce qui se passe, sauf les inévitables dérapages du trop beau scénario. Je ne vous dis pas comment tout cela finit, sauf que c’est bien haletant, avec bagarre dans la boue et empoignade des femmes terrorisées. Une ambiance d’obscurité glacée à la Hitchcock (John Lee Thomson est né en Angleterre), malgré une musique parfois lourdement Hollywood.

Robert Mitchum, torse nu et pieds nus pour nager vers la péniche, apparaît comme une sorte de zombie effrayant, ayant presque tous les accessoires du diable : la puissance physique, la nudité sensuelle, le langage rauque et les invites sexuelles. Les Yankees n’en ont jamais fini avec la Bible, ni avec le monde en noir et blanc qu’elle suggère. Max Cady est le Mal, sa ruse en fait l’incarnation du Malin. Il a la poitrine velue et ne manquent que les pieds de bouc et la queue dressée pour être comme son Maitre…

Gregory Peck joue l’homme sain et installé dans la société, beau, professionnel et décidé, jamais en marge de la loi. Même au tout dernier moment, comme si les bêtes devaient être traitées en humains (ce qui, aujourd’hui, ressurgit dans la pensée Vegan, signe de faiblesse vitale).

Quant aux femmes, elles ont le rôle hystérique conventionnel de tous les films américains jusqu’aux dernières décennies. La fille (Lori Martin), bien qu’arrivant à peine à l’épaule de son père, est habillée et coiffée comme une adulte en miniature, toute d’émois et de niaiserie, ne sachant jamais comment réagir. L’épouse, bourgeoise emperlée et emberlificotée dans ses robes serrées, fait toujours comme si de rien n’était, ne pouvant imaginer une seconde que le Mal existe ni qu’elle pourrait faire attention. Elle va faire une course « de quelques secondes » – qui durent un bon quart d’heure – alors que sa fille sort du collège et que le méchant rôde ; elle reste hypnotisée par l’apparition de Cady sur la péniche où elle se croyait en sécurité, sans même saisir le couteau de cuisine qui se trouve à portée. Toute une époque de femelle comme soumise au modèle chrétien de vierge et mère !…

Depuis le 11-Septembre, les Américains ont appris non seulement que le diable existe toujours, malgré l’avancée du niveau de vie, mais que ni la loi ni la technologie ne protègent in fine de qui vous veut du mal. Il s’agit de garder toujours les réflexes de survie des pionniers face au monde hostile. L’être humain qui se réduit au rang de bête doit être traité comme une bête, pas comme un homme. Car, lorsque tous les moyens sociaux sont épuisés, c’est lui ou vous.

DVD Les nerfs à vif (Cape Fear) de John Lee Thompson, 1962, avec Gregory Peck, Robert Mitchum, Polly Bergen, Universal Pictures France 2016, blu-ray €6.75

Un remake de Martin Scorsese avec Robert de Niro en Max, sorti en 1991, n’a pas la même intensité, introduisant le sexe et la culpabilité chrétienne dans la famille Bowden et faisant de « la bête » une sorte de justicier.

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Nous avons enfin un président

Pour la première fois depuis une génération, les Français ont enfin un président. Ni un monarque, ni un roi fainéant, ni un moi-je, ni un ectoplasme mais – après 36 ans ! – un président qui endosse la plénitude de son rôle défini par les institutions.

Les perdants ont la défaite amère et la critique aussi facile que leur impéritie : sans évoquer les socialistes « minables » (selon le mot de l’un d‘entre eux), le Mélenchon qui critique le pouvoir monarchique n’avait pas de telles pudeurs de vierge effarouchée lorsqu’il était attaché à l’équipe Mitterrand… Et que serait le pouvoir Mélenchon s’il avait gagné ? Un « coup d’Etat permanent » ? Le modèle caudillo du Chavez vénézuélien est-il plus légitime, dans l’histoire française, que le modèle du président gaullien ?

Emmanuel Macron se dit jupitérien. Que n’a-t-on pas glosé dans les chaumières médiatiques, qui n’ont pas grand-chose en ce moment à se mettre sous la dent ! Et avec l’ignorance qui les caractérise, se précipitant pour « commenter » l’affirmation (gratuite) d’un collègue qui dégaine le premier – sans vérifier. Qui a lu la Constitution de la Ve République avant de gloser ? Le président de la République surgit au titre II, bien avant les autres pouvoirs. De Gaulle l’avait voulu ainsi, face à la déliquescence du fonctionnement de la IVe République et l’incapacité de ses institutions à gouverner.

Le président de la Ve « arbitre » pour assurer « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et « la continuité de l’Etat ». Il est donc de son domaine – jupitérien – de se préoccuper de la réforme des institutions pour qu’elles fonctionnent mieux (avec moins d’élus et plus de moyens) et plus régulièrement (avec des mandats limités pour renouveler les effectifs), sans remise en cause par l’extrémisme, le populisme, le terrorisme, voire la guerre civile (la continuité de l’Etat).

Concernant le Congrès, s’il est à Versailles ce n’est pas par tropisme de roi-soleil, mais parce que c’est le seul endroit proche de Paris où la salle est assez grande et assez sécurisée pour accueillir les quelques 900 parlementaires en plus des organisateurs. Mitterrand lui-même ne s’était pas interdit de convoquer à Versailles certains sommets internationaux, pas plus que Hollande de convoquer le Congrès pour sa proposition de déchéance de nationalité. Quant à son rôle, « il peut prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès » (article 18). Quant au recours au référendum (art.11), la dissolution de l’Assemblée (art.12), les pouvoirs exceptionnels (art.16), la saisine du Conseil constitutionnel (art.54), la nomination de trois de ses membres (art.56) – ce sont ses seuls pouvoirs souverains : TOUT LE RESTE doit être contresigné par le Premier ministre.

Voilà pour la forme, que des critiques faciles de perdants ou d’inactifs le cul sur leur chaise – que les doigts au clavier démangent pour « commenter » frénétiquement tout ce qui survient – ridiculisent sans réfléchir un instant, tout à leur tête de linote. Le style a pu être soporifique : mais pourquoi écouter de bout en bout ? Pourquoi ne pas en exprimer plutôt la substantifique moelle, sur l’exemple de Rabelais ?

Sur le fond, moins de parlementaires ne fourniront guère d’économies – si des moyens supplémentaires leurs sont donnés. Mais cela implique un recentrage sur l’essentiel : ne faire que la loi (sans les textes de circonstance), faire mieux la loi (sans ces détails scabreux ou ésotériques des amendements surajoutés), dans le sens de l’intérêt général des Français (et non de l’intérêt partisan des élus).

En ce sens, moins de parlementaires signifie de plus grosses circonscriptions, donc un redécoupage. Evidemment manipulable… A l’opposition et à la diversité politique de s’assurer que la manipulation ne soit pas effective. Mais de plus grosses circonscriptions accentuent aussi le penchant des majorités au détriment des minorités – et cela est excellent contre l’extrémisme. Pour compenser, on assure « une dose de proportionnelle » – mais les détails techniques et l’ampleur de la « dose » sont à examiner. Celle introduite sous Mitterrand (et annulée depuis) n’a pas fait la preuve qu’elle était bénéfique.

Quant au fonctionnement du gouvernement, il est très clair dans la Constitution que le Premier ministre dépend du président. Il est moins légitime que lui, puisque nommé par lui (et pas par le suffrage universel) parmi les partis majoritaires à l’Assemblée. Macron veut travailler avec (l’ex-) droite ET (l’ex) gauche. Seuls les extrémités des deux camps se sentent exclues mais les Français approuvent, soit par leur vote, soit par leur abstention massive (qui est une façon de laisser faire).

Les petits esprits sont désorientés car ils n’ont plus leur boussole du Bien et du Mal, ils sont « libres », donc perdus ! Tant pis pour eux : la démocratie est un effort de citoyens responsables, pas un refuge pour losers infantiles.

Macron ne devrait pas être un machiavélien qui met en rivalité les jeunes loups pour décider souverainement tout seul, comme Mitterrand. Ni un je-m’en-foutiste qui aimait gagner mais surtout pas gouverner comme Chirac. Ni un faiseur d’opinion entraînant les médias (qui, au fond, ont adoré ça) sur un événement par jour – sans le plus souvent que les actes ne suivent, surtout vers la fin, comme Sarkozy. Ni un lymphatique pseudo-normal qui ne sait pas décider, préférant les confidences sur l’oreiller à ses multiples maitresses ou sur les coussins du canapé à ses multiples journalistes privilégiés, comme Hollande – l’anti-modèle absolu, le pire président de la Ve République à ce jour.

Ce que fera Emmanuel Macron, nul ne sait, mais le cap est dessiné, la répartition des rôles réalisée, les réformes annoncées. Les Français qui se sont abstenus ont raison : attendre et voir.

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A quoi sert l’argent ?

S’il ne fait pas « le bonheur », il y contribue. En avoir ou pas est la principale question que se pose chacun à tout moment, pour sa survie, son existence décente, son plaisir. L’argent ne peut pas tout, mais il est un moyen puissant. D’où vient l’argent ?

Il provient des échanges. Il ne naît pas de rien, mais du travail. Ce travail peut être effectué pour soi, sans échange, auquel cas l’argent n’est que négatif : il est ce que l’on n’a pas dépensé en bricolant soi-même, en faisant sa propre cuisine, son propre ménage. Il peut y avoir échange en nature, auquel cas l’argent ne sert pas. Mais dès qu’il y a échange complexe, l’argent est le moyen incomparable de rendre équivalent le travail payé et le travail accumulé. Comme l’eau, il est indispensable à la vie, celle de l’économie – qui est la bonne gestion de l’œkoumène, la maisonnée.

Chacun peut vivre pour soi, autonome dans la nature. Mais il s’agit de vie sauvage. Dès que la civilisation apparaît (ce qui révulse les écolos puristes !), le travail se fait plus collectif et l’échange naît. Certains gardent les troupeaux, traient les bêtes et font du lait, beurre et du fromage ; d’autres cultivent le sol et produisent des céréales, des légumes et des fruits ; d’autres encore bâtissent des maisons, des murs et construisent des meubles ; ou bien martèlent le fer, forgent des charrues, cisèlent des couteaux ou des épées et réparent les instruments… Chacun produit plus qu’il n’a besoin – d’où l’échange. Il permet de troquer une part de son travail contre la part du travail d’un autre, complémentaire à la sienne. Mais comme il est difficile de mesurer exactement combien de blé représente un couteau, ou combien de couteaux une maison (d’autant que le bâtisseur n’a pas besoin d’autant de couteaux), une mesure abstraite naît : l’argent. Il est né avec la civilisation, dès Sumer il y a 7000 ans, et a pris plusieurs formes, des lingots de métal aux coquillages rares en passant par les pièces.

La monnaie est un outil qui permet des échanges au plus juste. Cette justesse est estimée par l’offre et la demande, ce qui est rare étant plus précieux, donc plus cher. Le « marché » n’est donc ni un complot des puissants ni la loi de la jungle, mais le lieu (physique ou symbolique) des échanges.

Pour cela, il faut qu’existe la confiance. Elle ne naît pas de rien, mais des relations sociales. Au plus près des producteurs et des acheteurs sur les marchés des villages, sur les foires des bourgs, dans les magasins des villes. Au plus loin lorsque le pays est grand et administré par un gouvernement ; c’est alors l’Etat qui est le garant et le gardien de la confiance. Via la monnaie, dont il assure le pouvoir d’achat, via la fiscalité qui rend communs des services que le privé ne produit pas (armée, routes, services sociaux), via la politique économique pour réguler l’emploi et les règles de production.

D’où les impôts et taxes, qui sont de l’argent prélevé sur les particuliers et les entreprises pour financer cette mise en commun. Impôt qui est de l’argent public, venant du public, dont le remploi politique est surveillé par le Parlement – dont la principale justification est la « loi de finance » annuelle.

Le travail produit des biens et services qui font l’objet d’échanges via le marché, lequel ne peut fonctionner sans confiance assurée par un pouvoir, aujourd’hui l’Etat. L’argent est cet outil fluide et garanti qui permet d’évaluer un travail et de le payer par un moyen d’échange standard, lequel paiement permettra d’autres échanges, et ainsi de suite.

C’est donc le travail qui est premier et l’échange second. S’il y a besoin, il y a travail – mais il n’y a pas forcément échange : les autarciques produisent pour eux, sans rien demander à personne.

Le crédit est un autre moyen que le travail de produire de l’argent, mais là encore il n’est pas premier. En premier demeure le travail. Créer, produire et échanger permet de transformer le surplus de sa production en épargne (soit de stock, soit le plus souvent d’argent). Cette épargne peut être prêtée – à des particuliers, à des banques, à l’Etat – et ce prêt l’immobilise un certain temps. Ce qui justifie une rémunération – qui est le prix du temps plus une prime de risque en cas de non-remboursement ou de dépréciation. Lorsque vous payez par carte bancaire, vous émettez de l’argent nouveau en achetant tout de suite et en payant plus tard (crédit à court terme) ; quand vous achetez une voiture ou une maison, de même, vous payez à crédit mais vous disposez de suite du bien (crédit à moyen ou long terme).

Lorsque vous êtes une entreprise, de l’artisan micro-entrepreneur à la multinationale, acheter à crédit (des matières premières, des machines, un stock de produits à revendre, des flottes de transport, des murs de magasin…) vous permet de produire tout de suite, d’être payé tout de suite – et de rembourser plus tard, progressivement, avec le fruit de votre labeur.

Le crédit produit donc de l’argent : non seulement à celui qui le prête (via l’intérêt qu’on lui sert), mais aussi à celui qui emprunte (puisqu’il acquiert les moyens de produire de suite et de rembourser ensuite avec les bénéfices de son travail).

On le voit, l’argent ne naît pas de rien mais, dès qu’il naît, il circule. Pour le bénéfice de tous, même si certains affairistes peuvent profiter indûment des naïvetés et des délais inévitables dans tout processus d’échange.

Ce n’est pas la « spéculation » qui est mauvaise, mais la triche. Spéculer veut dire en effet que l’on prend un risque, un pari sur l’avenir. Que ce risque soit rémunéré, rien que de plus normal. Ce n’est que lorsque l’on ment sur le risque (comme dans les placements composés de subprimes), ou sur le rendement « assuré » (comme dans la pyramide de Ponzi Madoff), qu’il y a triche et profit indu.

C’est alors à la loi – votée par le Parlement – et à l’Etat – censé faire respecter la loi du fait qu’il a seul le monopole de la violence légitime – de contrôler et d’agir contre ces pratiques néfastes à l’économie et aux citoyens.

L’argent ne sert à rien en soi ; il sert à tout en société. Mais son usage reflète la société elle-même, et non on ne sait quel esprit diabolique.

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