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Musée Mauritshuis à La Haye 2

Je retiens une scène délicieusement morale de Jan Steen, 1665, où des adultes font n’importent quoi, pervertissant les gamins par leur exemple : le père rigolard donne à fumer une pipe à son fils, la femme au décolleté défait se fait verser à boire tandis qu’une chaufferette lui émoustille les dessous, la vieille chante sans savoir lire les notes, les autres font du tapage, le bonnet de travers. Le titre donne la leçon du tableau : les vieux chantent, les enfants fument – soit il ne faut jamais donner le mauvais exemple aux gamins.

Le même a peint vers 1658 une Fille mangeant des huîtres avec une manifeste gourmandise. Elle semble céder à la tentation, en cachette des personnes à l’arrière-plan, et inviter du regard le spectateur à partager avec elle la fraîcheur sexuelle et aphrodisiaque du coquillage délicieux. Une manière de vanter sa moule.

Du même toujours, la Vie humaine de 1665 est comme une scène de théâtre. Le rideau se lève sur une vaste salle où toutes les activités ont lieu, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge avancé : cuisiner, élever des enfants, jouer de la musique, badiner, converser, servir…

Le Démocrite en philosophe rieur, de Johannes Morceles vers 1630, a un rire plus satirique ou frappé de folie que libérateur. Il est matérialiste et sceptique, ce qui est fort peu chrétien et pas très catholique. Selon Juvénal, « toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. » Il regarde ici la mappemonde et se gausse des vermisseaux humains qui font de leurs bagatelles des questions métaphysiques alors qu’elles n’ont aucune importance.

De Frans Hals, le Jeune garçon riant (vers 1627) dont la bonne bouille ronde pleine de dents s’étire en grenouille tellement il est joyeux de vivre. Les tableaux de fleurs additionnent toutes les saisons en un méli-mélo artistique.

Mais c’est le tableau de Paulus Potter, Le Taureau (1647), qui fait grimper aux rideaux le guide : la vache a de beaux yeux alors que le paysan est banal et balourd. Quant au taureau, il n’en parle même pas : il a un problème avec les mâles.

Le Chardonneret de Carel Fabritius (1654), peintre de Delft mort lors de l’explosion de la poudrière en pleine ville, qui le ravit. La bête est fine, le plumage bien lissé, les couleurs sobres.

Il y a des Rembrandt, pléthore de Rembrandt célèbres. Par exemple La Leçon d’anatomie du docteur Tulp où le cadavre en premier plan est une anamorphose. Il est de taille réelle uniquement si l’on regarde le tableau depuis la gauche.

Il a peint également une Andromède (vers 1630), matrone aux gros seins et au ventre arrondi de bourgeoise, dénudée jusqu’au sexe et pendue par les deux mains le long d’un rocher. Elle attend le monstre qui viendra la violer, ou le prince charmant Persée qui viendra la délivrer. Mais il faut de l’imagination devant cette rentière égarée dans la mythologie.

Même chose pour Homère (1663), fort peu grec mais plus vieillard de ghetto.

Suzanne qui peigne ses cheveux, en 1636, est plus dans le ton.

D’autres « trönies » – trognes ou portraits. Celui d’Un vieux.

D’un Jeune homme au béret à plume.

D’un Homme qui rit. Lough out loud !

De Hendrick ter Brugghen, La Libération de Pierre, en 1624, fait du premier apôtre un vieillard frileux et effrayé devant la jeunesse impétueuse de l’ange resplendissant de jeunesse fougueuse qui vient le délivrer. Il croise les mains en vieux conservateur et a un mouvement de recul face à l’audace d’oser. L’ange, l’épaule droite dénudée, s’est approché jusqu’à presque le baiser sur la bouche, afin de lui insuffler un peu de cette énergie vitale qui le quitte.

La boutique présente beaucoup de gadgets à la vente, frappés du logo de la Jeune fille à la perle : des chaussettes, des cravates, des mugs, des porte-clés, des carnets, des reproductions. Même une chatte en même. Il va de soi que je n’achète aucun « souvenir ».

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Huysmans, En rade

Dans la suite de ses titres courts, comme des interjections, l’auteur s’attaque cette fois aux paysans. Jacques et Louise fuient la ruine et les créanciers de Paris et se réfugient, le temps que soient réglées leurs affaires, chez l’oncle de l’épouse, dans la Brie. Il occupe avec sa femme un pavillon dans le parc du château de Lourps, en ruines, que le propriétaire, parisien, n’entretient pas. Mais il y a de la place et, si les pièces sont moisies et ruinées, elles offrent un toit au couple.

C’est l’occasion de belles pages sur le paysage de la campagne, écrites d’un style florissant et fluide. C’est l’occasion aussi de faire vivre les gens du coin au naturel, dans la veine naturaliste, en reproduisant leur langage. Le facteur ivrogne et glouton, la tante aux bras de camionneur, le curé qui expédie les messes, l’épicière obèse et enceinte (immonde vision !) qui exige quarante sous pour que sa péronnelle de fillette passe prendre la liste des commissions commandées. Mais Huysmans est un rêveur spéculatif qui préfigure le surréalisme. Il entremêle ses chapitres de réel avec trois chapitres de rêves, faisant (mal) alterner le jour et la nuit, le conscient et l’inconscient. C’est bancal mais intéressant. Dans le chapitre sur l’exploration lunaire, le lecteur se croit chez Jules Verne !

Il reste que la vie paysanne n’est guère réjouissante. Ce ne sont que récriminations sur le labeur physique harassant des champs, les problèmes sexuels des vaches et des jeunes, l’avarice pour l’argent et la bouffe, la cruauté envers les chats et les chat-huant. Ce n’est que crasse, superstition et ruse madrée – sans parler des aoûtats aux chaleurs et de la boue partout à la saison des pluies. L’église est lépreuse et les oiseaux de nuit fientent sur le Christ nu qui branle, laissant puer leurs proies mortes derrière l’autel. Les jeunes au bourg vont à tour de rôle, entre deux verres de vin, dans la même chambre de l’auberge pour les baisers et pelotages, puis par couple dans les bosquets de la campagne pour la baise ; une fois le polichinelle apparent, le curé se charge de régulariser. Ce n’est que machisme primaire envers des femelles déjà laides à 10 ans. Que galopades d’enfance, braillements vantards de jeunesse et parler fort d’adulte. Il faut être né dedans, et resté inculte, pour y trouver le bonheur.

Huysmans le pessimiste remet à sa place Rousseau et ses idéalismes, dont George Sand était l’héritière contemporaine : les mœurs et la morale de la campagne sont pires qu’à Paris. L’insensibilité, le cynisme et la rapacité bourgeoise trouvent leur origine directement dans le tempérament paysan. Après tout, le bourg(eois) est le cultivateur monté au bourg et enrichi dans le maquignonnage et le trafic, pas plus.

Ce qui a fait scandale et a été censuré par la revue qui a publié le roman en chapitres sont, outre les allusions au sexe direct entre jeunes, les scènes de vêlage et de saillie du taureau. C’est cru, brut, nature. Et les bourgeois ont horreur de la nature, des éléments bruts et de tout ce qui n’est pas apprêté ou cuit (jusqu’aux babas devenus bobos puis écolo-végano-puritains d’aujourd’hui).

Ce qui a été reconnu comme précurseur est le recours à ce qui deviendra plus tard la psychanalyse, via les symptômes de la « névrose » (qui s’avère le stade ultime de la syphilis) et surtout les rêves. Ils sont interprétés selon Wundt, Sully et Radestock, nés respectivement en 1832, 1842 et 1857. L’exploration imaginaire de la lune évoque, selon Gaston Bachelard, un dégoût mortifère de la matière organique et une préférence pour le minéral, figeant la vie dans l’immobilisme et la mort. L’adoption de la robe de moine de l’auteur sur la fin de sa vie ne sera qu’un enterrement dans le siècle avant la mort définitive. Jusqu’au château lui-même comme figure de l’inconscient humain, de belle apparence mais délabré de l’intérieur, aux volets déglingués mais aux souterrains massifs et labyrinthiques qui conduisent on ne sait où. Huysmans évoque « un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme » p.810 Pléiade.

Cette immersion maternelle dans la terre qui ne ment pas, cette régression à l’enfance à la campagne, cette expérience du château ruiné mais solide font pendant aux rêves de luxure avec Esther violée par Assuérus, l’arpentage de la lune avec sa femme, la rencontre de la Grande Vérole hideuse. Ils rendent le retour à Paris à la fois nécessaire et médical. L’air est plus sain mais l’on étouffe en province : d’ennui, de mesquinerie, de décombres. Surtout ne pas rester en rade dans le bled, isolé et ignoré de tous, sans aucune perspective que de voir la pluie tomber ou le soleil griller. Vivement les livres, le théâtre et la « contre-nature » de l’existence urbaine !

Joris-Karl Huysmans, En rade, 1887, Gallimard Folio 1984, 256 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Duel de Steven Spielberg

Ce film du tout début des années 1970 devenu culte était au départ un téléfilm tourné en deux semaines, d’où ces séquences rythmées et la progression lente mais inexorable du Mal. Il est devenu un film à part entière avec 16 mn de plus après avoir remporté le Grand prix International au Festival d’Avoriaz. Steven Spielberg naissait à la lumière.

Le film est tiré d’une nouvelle de Richard Matheson, plus connu pour ses œuvres de science-fiction, mais l’événement est vraiment arrivé à son auteur le jour même de la mort de John Kennedy en 1963. D’ailleurs, qui roule un tant soit peu reconnaît certains comportements de camionneurs ou de bobos en 4×4 toujours actuels.

Le scénario en est simple et terriblement yankee : un duel de western entre virilités, celle du citadin amolli et féminisé et celle du routard macho qui conduit un monstre d’acier. Les chevaux font tout, à l’inverse du western, renvoyant les hommes à leur insignifiance : c’est Plymouth (moderne) contre Peterbilt (traditionnel). La Chrysler Plymouth Valiant modèle 1967de David Mann (Dennis Weaver) est une voiture moyenne faite pour une famille moyenne, malgré un moteur V8 qui engloutit du carburant et une couleur rouge vif qui fait frimeur ; le camion Peterbilt 281 de 1955 conduit par un homme dont on ne verra que les bottes et le bras est un tracteur de 250 CV diesel monté pour la force, couturé de plaques d’immatriculation de divers Etats et rouillé d’avoir beaucoup servi.

Les maîtres des engins sont à l’image de leur monture : David est un commercial assez banal et peu sûr de lui, dominé par sa femme (avec qui il a une conversation sur les événements de la veille), bercé par la radio (qui rassure et banalise tout), et qui va être en retard à un rendez-vous avec un client (ce qui semble lui arriver souvent). Avec ses lunettes de pilote teintées de jaune, son costume cravate de mauvaise qualité et sa moustache ridicule qui contraste avec son apparence peu virile (bien qu’il s’appelle Mann, l’homme !), il montre le mâle américain englué dans la routine administrative (rendez-vous planifiés), la routine familiale (père absent, époux qui ne veut pas d’histoire, travailleur forcé à rembourser la maison et à entretenir femme et gosses, obéissant à l’heure du dîner), et la routine sociale (toujours en représentation, à jouer des rôles successifs). A l’inverse, le camionneur invisible apparaît solitaire et indépendant, faisant partie de l’élite du transport pour les matières dangereuses (inflammables). Il est sûr de lui et dominateur au volant de son engin au museau agressif d’hyène, faisant gronder son moteur et cracher sa fumée noire comme une rage personnelle. Le macho titille la tapette, comme dans l’épopée de l’Ouest – et que le plus fort gagne.

Le citadin commence par ne pas comprendre, puis à dénier la réalité de ce qui lui arrive, et à se laisser envahir par la paranoïa du complot où tout le monde lui en veut (la scène au Chuck’s Cafe), avant de se trouver poussé à bout – donc à réagir (enfin). Car le spectateur ne peut que bouillir maintes fois devant cette lavette qui se conduit avec une niaiserie confondante : il double pour la première fois le camion en enfreignant la loi puisqu’il ne respecte pas une ligne continue ; au lieu de mettre de la distance entre lui et le monstre après la première menace, il se remet à rouler pépère à 40 miles à l’heure sur une route quasi droite et déserte du nord-est de Los Angeles vers Santa Clarita et Palmdale – environ 65 kilomètres à l’heure ! Lorsqu’il doit dépasser les 80 miles (autour de 130 km/h), il ne sait pas maîtriser son volant et sa péniche montre sa mauvaise tenue de route comme l’impuissance de son moteur dégonflé malgré le V8. Il stoppe au Chuck’s Cafe mais, lorsqu’il aperçoit le camion garé devant, il ne sort pas par derrière pour partir en catimini mais se fait remarquer en insultant tout le monde, avant de courir bêtement après le truck qui démarre. Pourquoi ne fait-il pas demi-tour alors que son rendez-vous est clairement manqué après s’être arrêté « au moins une heure » pour laisser le camion avancer ?

La charge est lourde, le personnage principal – qui n’a rien d’un héros – est cet Américain médiocre devenu veule des années industrielles, miné par le féminisme et la subversion hippie engendrée par l’horreur de la guerre inutile au Vietnam et les dégâts de la pollution. Le message est aussi lourd – ce pourquoi il porte. America is back dira le trompeur, le mâle yankee doit retrouver ses valeurs originelles de pionnier apte à faire face à toute adversité ; dix ans plus tard, cela donnera Rambo, puis Reagan, avant l’éléphant narcissique et geignard qui aujourd’hui gouverne.

David passe de l’obscurité du garage familial où il est étouffé à l’explosion de lumière solaire sur le canyon après avoir gagné le duel. Forcé de ruser face au monstre, il sacrifie sa voiture (qui n’a pas été à la hauteur) pour que l’acier antédiluvien du camion passe sa rage sur elle, tel un taureau furieux aveuglé par sa couleur rouge… et tombe dans l’abîme au col de Vasquez Canyon Road. La corrida est terminée mais le toréador est vidé. Le spectateur aussi, qui en ressort tendu.

J’avais vu la première fois ce film sur une télévision noir et blanc, il y a longtemps, et la force à la Hitchcock ressortait mieux sans la couleur. Car si l’on se place de l’autre côté des adversaires, le rouge de la Plymouth fait vraiment fiotte et bluff ; de quoi comprendre la rage du fruste et brute aux commandes d’une vraie machine, d’autant que le frimeur passe la ligne comme s’il en avait le droit pour doubler le gros cul, et qu’il a toutes les attentions du pompiste comme s’il était en train de le séduire ! Cette ambiguïté fait beaucoup pour le sens du film.

DVD Duel, Steven Spielberg, 1971, avec Dennis Weaver, Jacqueline Scott, Eddie Firestone, Lou Frizzell, Gene Dynarski, Universal Pictures France 2004, 1h32, standard €8.40 blu-ray €12.60

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Gustave Flaubert, Salammbô

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Si j’ai lu tôt dans ma vie Madame Bovary et quelques autres œuvres de Flaubert, je n’avais jamais encore lu Salammbô. Or, à mon avis, autant il faut lire tardivement Madame Bovary et les Trois contes pour en goûter le sel et toute la finesse psychologique, autant il faut lire Salammbô durant son adolescence pour apprécier sa démesure de cruautés et de passions. L’âge venu, on se lasse des outrances ; seuls les ados sont fascinés par les vampires, les éventrements et autres barbaries à la Daech. Pour moi, Salammbô, fille d’Hamilcar, est la danseuse de Flaubert, l’œuvre et la femme qu’il a toujours préférée parce qu’elle a ce quelque chose qu’il appellera « héneaurme » pour bien enfler le trait.

Passionné comme Victor Hugo, stratège comme Polybe, archéologue comme son temps épris d’orientalisme, Flaubert a voulu « reconstituer » Carthage – une ville rasée depuis longtemps… Mais la photo, le cinéma et la bande dessinée sont passés par là et les amples descriptions pour enflammer l’imagination font aujourd’hui moins recette qu’un dessin. Une image vaut mieux qu’on long discours, et Carthage est mieux rendue dans les bandes dessinées d’Alix ou la transposition dans les étoiles de Druillet que dans le roman Salammbô, malgré tout le talent de l’artiste qui a mis presque cinq ans à se documenter et à voyager en Algérie et Tunisie avant d’écrire.

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Le résultat est à la fois grandiose et dérisoire. Le lecteur jouira de certains paragraphes d’une prose somptueuse ; il aimera être immergé dans l’exotisme des noms de gemmes, de plantes, d’armes et de peuplades dont il n’avait jamais entendu parler ; il se prendra d’une certaine fascination pour la Femme fatale, lunaire et adoratrice du serpent, emplie de vagues désirs. Mais il se lassera vite du manque décisif d’action malgré le mauvais génie de Spendius, esclave empli de ressentiment, la suite d’escarmouches plus ou moins réussies et plus ou moins ratées ramenant périodiquement Carthaginois et Mercenaires au même point ; il s’écœurera à la succession mécanique d’orgies, de massacres, de guerre, de supplices, de cannibalisme, de sièges – jusqu’à l’acmé de l’immolation des enfants à Moloch, le dieu barbare de cette cité barbare, jetés tous vivants dans sa statue d’airain chauffée à vif. « Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois », écrit Polybe, « laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ ; il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété ». Flaubert, lisant ces lignes, a adoré.

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L’histoire, il la tire justement de Polybe, théoricien politique et historien grec du IIe siècle avant notre ère. Après la Première guerre punique contre les Romains (264-241), les Carthaginois sont vaincus et signent un traité avec Rome. Ils veulent profiter de la paix pour refaire leurs richesses et les mercenaires engagés dans leurs colonies deviennent un poids qu’il faut solder. Leur général, Hamilcar – qui est le père du célèbre Hannibal – renvoie les contingents petits à petit pour que Carthage les paye ; mais les bourgeois de la ville marchande, ruinés et avares, tergiversent, promettent et ne font rien. L’armée grossit, s’enflamme, puis finit par se mutiner et se retourner contre cette république qui ne remplit pas ses promesses. Flaubert saisit les mercenaires, dans le premier chapitre, en pleine orgie dans les jardins d’Hamilcar, le vin dégénérant en bagarre, déclenchée par l’arrivée de Salammbô qui allume Mathô, l’hercule du coin. Jalousie, furie, excitation sexuelle, grand massacre des esclaves demi nus, friture des poissons sacrés et mutilation des éléphants… La foule est stupide et les mâles entre eux encore pires.

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La suite est du même tonneau : la bombe sexuelle rêvant à rien (comme Emma Bovary), hystérique jamais baisée qui jouit de se laisser glisser un serpent sur les seins et entre les cuisses, est à la fois Eve et Pandora qui, toutes deux « veulent savoir » au risque de l’humanité. Mathô, tombé raide dingue de la fille aux longs voiles transparents qui lui a offert à boire (ce qui signifie « je te veux » chez les Gaulois), n’aura de cesse que la revoir, voler le zaïmph de la déesse Tanit au cœur de son temple en passant par l’aqueduc, tomber à ses pieds et la baiser « d’un bout à l’autre » (p.741 Pléiade) encore et encore. Mais Flaubert, échaudé par le procès Bovary, se garde bien d’opérer l’une de ses descriptions cliniques fameuses dont il rebat les yeux du lecteur à propos des paysages, de la topographie, de l’habillement, du décor des temples et d’autres détails infimes. « En défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion », écrit-il sobrement, « elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil » (chap. XI Sous la tente). Moloch pénètre Tanit comme le taureau Pasiphaé – ou le soleil la lune. Car Mathô est voué à Moloch, le dieu taureau symbole du soleil viril ; Salammbô la vierge éthérée s’est vouée elle-même à Tanit la lune, déesse servie par des eunuques. Carthage vaincra les Mercenaires, mais leur chef Mathô aura baisé leur Salammbô. Il sera déchiré lentement par la foule, après la victoire, ce qui saisira tellement l’hystérique Salammbô qu’elle en mourra d’un coup.

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Les tensions perpétuelles du roman font lever les yeux très souvent de la lecture. L’auteur a alterné savamment les chapitres de passions aux chapitres militaires, ciselant chacun comme un conte fermé sur lui-même. Il passe des individus cruels aux masses saisies de frénésie pour faire du roman le balancement constant de la vie et de la mort, du désir et de l’anéantissement, de la beauté et de la souffrance. Mais c’est extravagant, laissant à l’esprit quelques images chocs comme Sade put en susciter, mais surtout une sorte de dégoût pour cette humanité vautrée dans la sempiternelle bêtise. La féminité amoureuse idéaliste se guérit par la réelle pénétration (comme le montrera Freud) ; les appétits matériels se formulent sous le discours idéaliste (comme le montrera Marx) ; les dieux ne sont que la projection du ressentiment des esclaves (comme le montrera Nietzsche). Mais Flaubert est allé peut-être à l’excès contre la sensiblerie bourgeoise de son temps et sa propension Bisounours à idéaliser : « dans ce doux pays de France », écrit-il à Sainte-Beuve le 24 décembre 1862, « le superficiel est une qualité, et le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés ». On le voit à la saison des prix littéraire… mais fallait-il pour cela en rajouter ?

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Gustave Flaubert, en bon romantique de tempérament, avait perçu lors de son Voyage en Orient l’harmonie du disparate : la sagesse sous la misère, la beauté sous les haillons, la violence dans la lumière – et son roman a quelque chose de cet éclairage sans ombres de Chefchaouen ou sous les pyramides. Mais ses personnages prennent alors quelque chose de caricatural, puissant certes, mais hiératique, accentué par sa prose au scalpel : Hamilcar n’est qu’ambition pour sa lignée, Salammbô qu’appel à être pénétrée (appelé alors « hystérie »), Mathô que désir animal, Spendius que trahison. Tous sont monomaniaques, on ne peut compatir, on ne peut les aimer. Loin de la finesse racinienne de Madame Bovary, nous sommes dans Salammbô au-delà encore de Corneille dans le tragique glacé.

Je n’ai pas aimé cette relique barbare, et peu m’importe que la reconstitution de l’antique Carthage soit véridique ou non. Je n’ai pas senti le cœur battre sous les mots ; ils paraissent incrustés sans vie dans la matière humaine sous le soleil impitoyable.

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862, Folio 2055, 544 pages, €6.50

e-book format Kindle €4.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00 (avec Voyage en Algérie et Tunisie, Histoire de Polybe et lettre à Sainte-Beuve)

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog https://argoul.com/category/livres/gustave-flaubert/

BD Philippe Druillet, Salammbô (transposée dans la monde de l’Étoile) l’intégrale, Glénat 2010, 200 pages, €35.50

DVD Salammbô de Sergio Griego, avec Jeanne Valérie et Jacques Sernas, €15.00

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