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4 Promenade dans Vilnius

Paysage blanc de neige ce matin, vu de ma fenêtre. Les flocons font un lourd manteau sur les voitures. Les arbres tout chargés de neige ont les branches soulignées par cet immaculé. La lumière est dure et les aplats immaculés soulignent les formes au trait. Il y a longtemps que nous n’avions vu le véritable hiver en blanc. Le petit-déjeuner est banal. Au buffet, de l’œuf en flanc, quelques charcuteries et fromages en tranche, des pains divers dont ce fameux noir de seigle qui a une odeur de pain d’épices. Je prends quelques pommes de terre chaudes et des carottes râpées froides en plus d’un peu de salade. J’aime manger salé le matin.

Notre guide local est alsaco-belge de Francorchant et se prénomme Pierre. Il vit à Riga et guide des voyages dans les pays baltes et en Islande. Il nous dit que les pays baltes sont une destination en baisse en raison des menaces de guerre de Poutine.

Vilnius, fondée en 1323, fête en 2023 ses 700 ans. Nous longeons la rivière Neris, et apercevons le quartier moderne de l’Europe sur l’autre rive. La ville se construit beaucoup. Le ministère de l’énergie arbore une éolienne et des panneaux solaires en plus de la statue traditionnelle.

L’église Saint-Pierre et Saint-Paul a été fondée par le grand hetman Mykolas Kazimerias Pacas. C’est un bâtiment du baroque lituanien bâti entre 1668 et 1676 et orné d’anges en stuc rococo des Italiens Giovanni Pietro Perti et Giovanni Maria Galli. Les saints Pierre et Paul sont représentés en peinture par Pranciskus Smuglevicius. Ça dégouline de nudités enfantines aux cheveux bouclés. Un ange éphèbe tend ses ailes au-dessus des fidèles comme pour s’élancer d’une architrave tandis qu’une diablesse sirène tord son corps serpentiforme sous un socle. Bien au-dessus, deux putti n’hésitent pas à se baiser à pleine bouche – ce qui est plus russe qu’italien ; d’autres s’enlacent avec sensualité – ce qui est plus italien que russe… A la sortie, la mort rôde, squelette tenant une faux près de la porte – ce qui est plus luthérien. Des croix de bois sculptées de motifs païens comme rayons de soleil et feuilles de chêne sont disposées autour de l’église.

Nous montons en bus au point de vue au-dessus de la ville qui nous permet de voir les vieux quartiers, les ruelles à arcades qui permettaient au XIXe siècle de fermer un bloc entier pour mieux le défendre. Il fait froid, la neige fond mais le soleil n’apparaît pas, même s’il n’y a heureusement que peu de vent. Nous sommes vite glacés à piétiner en écoutant les informations du guide aux écouteurs. Nous n’en retenons qu’un dixième, d’autant qu’il parle souvent à côté de son micro.

Le bus fait un grand tour pour nous mener à la porte de l’Aurore dont les remparts protégeaient la vieille ville. Napoléon Ier y est passé avec sa Grande armée. Dans le chemin de ronde subsistant de l’ancien rempart est construite une chapelle à la Vierge adorée, d’ailleurs toute dorée. Il est interdit de photographier, de nombreux pèlerins sont en prière devant la Vierge de miséricorde. Ils sont à la fois catholiques et orthodoxes car la peinture de cette Vierge de miséricorde a accompli des miracles, croit-on, depuis le 17ème siècle où elle fut peinte. La foi orthodoxe est plus fervente que la catholique et que la luthérienne dans ces pays. La religion a en effet été un socle de résistance, une façon d’affirmer sa culture traditionnelle face à la déshumanisation athée de l’homme nouveau voulu par le pouvoir soviétique.

Dans une cour, une boutique d’artisanat en bois traditionnel. Un endroit étonnant, bourré de croix, de chouettes et d’autres animaux à l’extérieur, d’ustensiles et d’objets de foi à l’intérieur.

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La Maison des damnés de John Hough

Une toile horrifique tirée de La maison des damnés, roman d’horreur de Richard Matheson, traduit en français et édité en poche ; Matheson a été le scénariste du film. Comme nous sommes au début des années soixante-dix, le film reflète l’humeur de son époque : une remise en cause de la science, tout en se méfiant des émotions fantasmatiques.

Un milliardaire convoque un physicien, une médium et le dernier survivant du massacre mystérieux, vingt ans auparavant, dans la maison de l’Enfer (titre anglais). Elle appartenait au très riche, excentrique et pervers Emeric Belasco et il veut savoir si l’au-delà existe vraiment, si les morts sont toujours présents, et ainsi de suite. Vastes questions qui agitent toujours les consciences mais ne trouvent jamais aucune réponse plausible.

Voici donc le docteur Lionel Barett (Clive Revill), scientifique spécialiste en parapsychologie mais cartésien. Il veut des preuves et apporte des machines d’enregistrement et de diffusion d’ondes électromagnétiques. Car il est convaincu que le corps humain est capable d’en émettre et d’en recevoir, tout comme un poste de radio. Tout dépend du psychisme et de sa puissance. Son épouse Ann (Gayle Hunnicutt) décide de l’accompagner malgré lui, car elle veut partager toutes les expériences avec lui.

La demoiselle Florence Tanner (Pamela Franklin) est une jeune médium très sensible mais aussi très décidée. Elle paye de sa personne pour s’ouvrir mentalement (et physiquement) et entrer en communication avec les ondes psychiques. Elle croit aux morts toujours présents par l’esprit et se laisse envahir par eux jusqu’à somatiser ce qu’ils veulent (en général, baiser). Ce qui correspond à ses fantasmes refoulés, étant restée demoiselle.

Enfin l’unique survivant, Benjamin Franklin Fischer (Roddy McDowall), médium lui aussi mais « physique », qui se tient en retrait : il connaît trop bien la maison et ses dangers. Il est surtout celui qui ne s’engage jamais et reste spectateur de la vie.

Nous voici avec quatre personnages en un même lieu maléfique, un manoir sombre envahi de brouillard, pour une semaine seulement, temps imparti pour toucher 100 000 £ chacun du milliardaire. L’électricité a été rétablie mais il faut actionner le générateur de secours pour qu’elle illumine un peu les pièces. Des flambées dans les cheminées sont permanentes, alimentées par on ne sait qui. Car personne n’a l’air d’effectuer une quelconque tâche ménagère, qu’il s’agisse de cuisine ou de mettre des bûches dans le foyer. Tout est réservé à l’intellect et aux sensations.

La science se confronte aux croyances en l’au-delà. Ce sont les habituels phénomènes d’objets en mouvement, mais ici amplifiés par une intention agressive. Des plats volent en direction du sceptique scientifique, des lustres de fer tombent sur les protagonistes qui en réchappent de justesse. Mais surtout, dans la chapelle, lieu incongru de ce manoir hanté, une grande croix où le Christ est comme emballé de toiles d’araignées qui l’enserrent dans un filet diabolique. Elle s’effondrera pour tuer.

Les événements se précipitent, comme si un psychisme puissant les actionnait, repoussant ceux qui viennent exorciser la maison. Le suspense est lié à la Bible et au sexe, blasphèmes et perversions, ces obsessions de la société anglaise chrétienne des années d’après-guerre. Ce sont en fait les faiblesses de chacun que la maison met en lumière : Florence est trop candidement croyante aux forces spiritualistes, Barett trop incrédule et méprisant pour accepter que la méthode scientifique ne soit qu’une méthode et qu’elle ne puisse pas tout, Ann sa femme pleine de désirs refoulés, Fischer d’une prudence qui confine à l’inaction.

Florence la médium est soumise à l’attaque d’un chat noir qui se jette sur elle pour la mordre et la griffer, Emeric Belasco, le père, croit-elle, disparu avec les autres il y a 20 ans mais sans cadavre. Cela se passe sans témoin car on n’a jamais vu un chat se jeter sur un humain sans raison apparente. On doit la croire, même si ce sont probablement ses fantasmes freudiens qui agissent. Elle a aussi des cauchemars sexués, jusqu’à se marquer de griffures sur le dos, sauvagement baisée par l’incube, ce démon mâle qui viole les femmes endormies (qui adorent ça, comme la psychologie l’a montré). Elle sent un jeune homme « un très jeune homme, même », qui la désire et se sent seul, c’est « Daniel » Belasco – un être dont nul n’a jamais fait mention. Mais un jeune cadavre enchaîné est découvert dans une pièce. L’enterrer avec les rites chrétiens, comme le fait la bande des quatre, ne suffit pas à lui ôter tout pouvoir de nuisance, semble-t-il. Comme quoi la religion est impuissante, plus que la science elle-même.

Car Barett se fait livrer une machine à ondes électromagnétiques et parvient à « exorciser » le manoir, les ondes scientifiques chassant les ondes psychiques au-delà. Et ça marche… sauf dans la chapelle, où la puissance mauvaise est toujours là. Évidemment, dans une chambre secrète, les murs sont en plomb, et un cadavre momifié attend, malfaisant.

Tout se termine mal, évidemment. Seuls l’épouse de Barett et le survivant Fischer en sortent vivants. Le scientifique et la médium, un homme et une femme, le rationnel sec et affaibli par la polio étant enfant et l’émotionnelle saisie d’exacerbations érotiques, sont éradiqués. Ils sont morts de leurs défauts.

Un partout entre la science et la croyance. En bref, on ne sait pas…

DVD La Maison des damnés (The Legend of Hell House), John Hough, 1973, avec Pamela Franklin, Roddy McDowall, Clive Revill, Gayle Hunnicutt, Roland Culver, BQHL éditions 2019 (audio anglais ou français), 1h33, Blu-ray €6,98

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Blow out de Brian de Palma

Tout commence comme un film porno de série Z où l’on voit des étudiants à poil baiser, se caresser ou danser seins nus au rez-de-chaussée de leurs chambres sans rideaux, le soir, lumières allumées, tandis qu’un psychopathe au couteau levé, comme le vampire Nosferatu de Murnau, vient les zyeuter avant d’entrer dans le bâtiment et de viser les douches où une fille nue est en train de se laver. Lorsqu’elle voit le couteau, elle pousse un cri comme dans Psychose, mais ce n’est qu’un miaulement de souris. Le spectateur découvre alors qu’il est dans un abyme, un film dans un film. Le réalisateur de série Z (Peter Boyden) se tourne vers son preneur de son et lui dit qu’il faudra trouver un meilleur cri et le doubler au montage.

Nous suivons alors Jack le preneur de son en action (John Travolta) lorsqu’il erre dans la nuit pour saisir au micro directionnel le froissement des feuilles d’arbres dans la brise, les murmures de deux amoureux un peu plus loin, le croassement d’une grenouille, le bouboulement du hibou… Lequel oriente ses petites oreilles sensibles vers un autre son qui monte : le moteur d’une voiture qui arrive à vive allure. C’est une limousine blanche qui s’engage sur le pont au-dessus de la rivière et là – un éclatement (blow out, mot ambigu entre éclater et éteindre), le bris de la barrière de sécurité et la descente au Styx, ce fleuve des enfers.

Jack plonge, aperçoit le conducteur inerte, sans doute mort du choc ou évanoui, et une jeune femme à l’arrière, bien vivante. Il ne peut sauver les deux, il choisit la fille, casse une vitre avec un caillou du fond et la tire de cette baignoire. C’est Sally (Nancy Allen claustrophobe, qui a eu du mal à tourner la scène enfermée sous l’eau). Sally est une jeune gourde, maquilleuse dans un grand magasin, inapte à tout sauf à séduire. Elle est conduite à l’hôpital comme Jack, une fois les secours alertés.

Un « commissaire » interroge alors le jeune homme sur ce qu’il a vu et ce qu’il a fait. Il semble croire qu’il n’y avait pas de fille, ce que Jack est pourtant bien placé pour le savoir. Mais le politiquement correct veut q qu’il ne faille pas flétrir la mémoire du mort. Jack apprend en effet que la victime dans la voiture est le gouverneur de l’État, jeune homme brillant promis à un avenir présidentiel – un avatar de John F. Kennedy. L’accident fait d’ailleurs référence à un autre accident de voiture, celui du sénateur Ted Kennedy dans son Oldsmobile Delta 88 à la hauteur du Dike Bridge, sur l’Île de Chappaquiddick en juillet 1969 – ce qui l’empêcha de se présenter aux élections présidentielles de 1972.

Dès lors, Jack va être obsédé par le complot : on veut l’empêcher de dire la vérité. Dans le mythe démocratique populaire américain, tout le monde a le droit de tout savoir, tout comme les étudiants baisent à poil toutes fenêtres offertes. En réécoutant la bande son, Jack découvre qu’il y a eu deux sons, un coup de feu puis l’éclatement du pneu – comme dans le film pris par le spectateur Abraham Zapruder lors de l’assassinat de Kennedy. Un paparazzi se trouvait opportunément à proximité et il se trouve que Sally connaît ce Manny (Dennis Franz) : elle avoue avoir été payée par lui, sur instruction d’un mystérieux commanditaire, pour piéger le jeune gouverneur et aboutir à un scandale. Jack, avec les photos publiées du paparazzi, reconstitue un film avec sa bande son. Une théorie-vérité qui n’est pas un véritable document.

Mais il n’était pas question de tuer, seulement de réaliser des photos compromettantes avec une call-girl pour empêcher le politicien de se présenter contre son rival. Sally la gourde s’est fait embrumer par Manny le niais, sur commande d’un intermédiaire naïf qui s’est laissé déborder. Car la série continue : le tireur se révèle un psychopathe de série Z qui adore étrangler les jeunes filles avec un fil d’acier enroulé autour du cadran de sa montre comme un vrai pro de l’espionnage. Il déclare « jouer » au tueur en série pour égarer les soupçons sur l’élimination de Sally, mais jouit de pénétrer les ventres au pic à glace, substitut de pénis, ce qui suggère son impuissance.

Phil, un journaliste d’investigation, a appris de ses sources (mystérieuses) que Jack a réalisé un film sur l’accident et veut le voir. Mais le tueur Burke (John Lithgow) intercepte les communications et convoque Sally à sa place, à la gare centrale de Philadelphie. Il veut la tuer au pic à glace comme les autres, en traçant sur son ventre la Cloche de la liberté dont c’est la fête en ville, sa signature de tueur psychopathe. Jack se méfie et équipe Sally d’un micro pour qu’il puisse suivre la conversation et intervenir si besoin est, mais la gourde ne donne aucun détail pour que Jack puisse venir à son secours lorsqu’elle s’aperçoit que « Phil » a de mauvaises intentions. Elle se contente de se laisser aller, tout comme la pute qui lui ressemble, récemment assassinée par Burke dans une cabine téléphonique où elle faisait des pipes aux jeunes marins pour 30 $. Elle est donc tuée, ce qui est logique au vu de sa bêtise, mais ne plaira pas aux spectateurs qui bouderont le film.

Tout le scénario se présente en effet comme une mise à distance du cinéma comme de la politique. Ce sont tout deux des arts de l’illusion. Ils créent des doubles acceptables, une « belle histoire », alors que la réalité est tout autre. Un seul tireur pour John Kennedy ? Aucun complot contre ce président qui allait contre la Mafia et contre les Cubains exilés ? Est-ce un maquillage de la vérité ? Le film que regarde le spectateur est-il un film politique d’action ou une amplification de série Z ? Car le preneur de son minable qui révèle un complot termine comme un preneur de son minable qui réussit un cri – le cri même poussé par Sally lorsqu’elle est saisie par le tueur. Tout un complot pour un cri !

L’on se rend compte progressivement que le fringuant gouverneur trompe sa femme, que la jeune fille naïve qu »il a pris dans sa voiture comme doudou est en fait une femme vénale payée pour le compromettre, que le photographe Manny a été mis en scène pour réaliser son scoop soit-disant spontané, que le tueur politique est en vérité un tueur sexuel sadique – et même le danseur adolescent de la Fièvre du samedi soir, le doux velu Travolta, joue son premier rôle d’adulte au cinéma avec cynisme, loin de l’amoureux fleur bleue de son image. Le vrai na rien à voir avec l’apparence, tout comme l’habit ne fait pas le moine.

En voulant prouver à tout prix ce qu’il a vu et entendu – la Vérité selon lui – Jack n’hésite pas à mettre en danger la fille dont il est tombé amoureux. Comme quoi la Vérité considérée comme un absolu d’ordre religieux est aussi fanatique que le Dieu jaloux hébreux, la Morale sectaire d’Église ou qu’Allah intolérant qui exige la soumission. La vérité, comme toute chose sur cette terre, est mêlée de réel et de croyances, de faits prouvés et d’hypothèses, de probabilités in fine. Elle n’est pas «prouvée » de façon incontestable par la technique, qui a ses limites de mesures, elle n’existe pas en soi, pas même en sciences physiques où tout dans notre univers humain borné reste relatif… La « vérité » ne peut qu’être sincère, « honnête ». Or l’utile ne doit pas supplanter l’honnête, disait Montaigne. Jack franchit la ligne.

Pour plaire aux gens de gauche épris de complots capitalistes, ce film est sorti l’année de la victoire de Mitterrand en 1981 et, pour plaire aux féministes, la version française double John Travolta par la voix de Gérard Depardieu – Travolta lui-même l’a demandé.

DVD Blow out, Brian de Palma, 1981, avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow, Dennis Franz, John McMartin, Arkadès 2013, 1h47, €8,61 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Colette, Bella-Vista

Premier volume de nouvelles de Colette, celui-ci en contient quatre. Ces textes, parfois de courts romans, sont rattachés à la vie de l’auteur tout en étant œuvres d’imagination. « Colette s’est utilisée elle-même comme personnage dans des récits reposant sur des anecdotes fictives », écrit justement Marie-Christine Bellosta dans la notice de la Pléiade.

Ces récits sont de sang : celui des oiseaux que chasse Daste dans la première nouvelle, sang de l’avortée Gribiche, sang du jeune Marocain du Rendez-vous, sang du bébé dans l’inceste Binard. Ces récits sont aussi d’amour : celui faussement lesbien du couple recherché par la justice, celui de l’abandonnée enceinte, celui d’une solidarité virile face à une pétasse chochotante, celui du père pour ses filles. Colette veut dire ce que les autres ne disent pas et que la société tait – par hypocrisie. Elle le révèle d’ailleurs progressivement, à demi-mots, ce qui maintient le suspense.

Bella-Vista, première nouvelle, est écrite alors que Colette emménage sa maison dans le midi. Elle se situe à l’auberge en bord de mer tenue par deux femmes et qui ne comprend, hors saison, que quelques pensionnaires. La narratrice dit « je » et l’on peut croire qu’il s’agit de Colette, même si les lieux et les noms ont été changés comme il est d’usage. L’hôtel serait le Kensington et le couple deux homos. A Bella-Vista, il s’agit de deux apparentes « amies » qui couchent ensembles. Un mystérieux Monsieur Daste, « chef de bureau au Ministère de l’Intérieur » séjourne et joue à la belote avec elles ; il est bizarre, fait peur à la chienne de la narratrice et son plaisir semble de dénicher les oiseaux. Une métaphore pour dire qu’il surveille les deux tenancières, Suzanne et Ruby, la première cuisinière provençale, la seconde garçonne américaine. Il veut les pousser à la faute pour les dénicher elles aussi. Il fera chou blanc mais se vengera sur les perruches, tuées une à une avec un sadisme de flic. Cette nouvelle est presque policière et il serait dommage d’en dévoiler la chute.

Gribiche est l’univers de La vagabonde, celui du music-hall où Colette œuvra lorsqu’elle débutait sa carrière entre 1905 et 1910. Là aussi elle dit « je » mais Gribiche est une jeune femme de la troupe qu’un admirateur du spectacle a mise enceinte. Sa mère l’avorte par des potions dont elle a le secret, mais l’avortement est un crime et le restera longtemps, jusqu’à Giscard et Simone Veil (non ! Ce n’est pas Mitterrand qui a libéralisé l’avortement). La fille en mourra, malgré la collecte des danseuses et le « geste » de la direction pour sa « maladie ». Encore une fois, Colette ne dévoile que peu à peu le sujet, ce qui le rend plus tragique.

Le rendez-vous est au Maroc, pays que Colette a visité et dont elle a aimé l’atmosphère. Elle parle ici à la troisième personne, comme pour objectiver hors d’elle les personnages. Bessier est un architecte français chargé de reconstruire un palais pour un pacha ; il est flanqué de sa femme, la vulgaire et provocatrice Odette ainsi que de Rose, une jeune veuve que courtise Bernard, architecte débutant auquel Bessier fait miroiter une association. Bernard veut baiser et se marier, et Rose lui semble la proie idéale. Celle-ci est consentante, pas bégueule, et le jeune couple s’enfonce dans le jardin immense la nuit pour retrouver un lieu propice, vu dans la journée avec le beau jeune guide Ahmed de 16 ans. Mais ils tombent sur un blessé, Ahmed lui-même, planté au couteau par un rival à propos d’une très jeune gamine. Bernard le soigne mais Rose se tient à distance, dépitée de n’être pas baisée et que Bernard reporte toute son attention sur un garçon ; elle a peur du sang et qu’on les découvre; elle est renvoyée à l’hôtel avec mépris par un Bernard lassé de cette petite-bourgeoise sans intérêt humain. Il reste avec Ahmed jusqu’au matin où l’ânier passe et transportera le blessé. Colette joue du contraste entre Odette et Rose, la première brune et délurée, impolie, la seconde blonde et timorée, conformiste. Colette joue aussi des amours différents que sont l’hétérosexuel et l’homosexuel, ou du moins l’errance entre les deux. Colette est plus subtile qu’elle n’y paraît et pose des jalons sans pourtant conduire au but. Bernard est généreux de préférer sauver la vie de son « semblable » à la baise fade avec une femelle trop bourgeoise (qui traite d’ailleurs plusieurs fois Ahmed de « bicot ») ; mais Bernard est attiré par la jeunesse adolescente du bel Arabe et par la solidarité virile qu’il ressent envers un jeune compagnon navré qu’il a envie de protéger. Une solidarité de soldat dans les tranchées vantée après 14-18, reprise virilement par les jeunesses fascistes et nazies des années 30 – sauf qu’elle s’applique ici à une race considérée avec condescendance.

Le sieur Binard est dans la suite de La maison de Claudine. Et la narratrice parle à la première personne. Là encore, le suspense monte et le lecteur n’apprend qu’à la fin qu’il s’agit d’un inceste, dont le père apparaît fier. Là encore, Colette joue du contraste entre la belle Hardonnaise qui se fait engrosser volontairement par son médecin, et les adolescentes trop jeunes qui subissent le sexe du père. Les deux auront des bébés florissants, mais pas sans danger pour les jeunesses. La nature ne connaît pas la morale et la Bible même raconte l’inceste, des fils et filles d’Adam et Eve entre eux (il fallait bien croître et multiplier). Pas de conclusion, Colette laisse chacun apprécier. Elle décrit, elle ne juge pas.

Colette, Bella-Vista (nouvelles), 1937, Livre de poche 1989, 249 pages, €8,40, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

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Alberto Moravia, Les indifférents

Fils d’un juif et d’une catholique, le jeune Alberto est atteint de tuberculose à 9 ans, ce qui l’isolera des autres et le fera lire tout en développant sa sensibilité. Il écrit dès 18 ans son premier roman : Les indifférents. Ce fut une référence pour la littérature italienne du XXe siècle. Le jeune auteur a une approche réaliste et même existentialiste – tout en faisant (évidemment) scandale.

Car le narrateur décrit les mœurs idéalistes et malsaines de la bourgeoisie de Rome dans l’entre-deux guerres. Il s’agit constamment de sexe et d’argent entre une Marie-Grâce, mère de famille veuve, ses deux enfants Carla 24 ans et Michel un peu plus jeune, son amant Léo, et son amie Lisa, ex-amante de Léo. Des relations se nouent et se dénouent entre ces cinq-là, la femme vieillissante s’accrochant à l’homme fort, l’ex tout aussi vieillissante visant l’adolescent tandis que l’amant adulte n’a d’yeux que pour la (plus très jeune) fille.

Marie-Grâce est jalouse et possessive ; elle surjoue théâtralement ses émotions pour se faire plaindre et câliner. Mais les autres en sont las, de Léo qui préfère la fraîcheur de Carla à Carla qui en a plus qu’assez de revivre sans cesse les mêmes scènes, de Michel qui en veut à Léo et à sa mère de les ruiner à Lisa qui met le grappin sur lui. Carla et Michel, les enfants nés avec le siècle (comme l’auteur, qui a vu le jour en 1907), sont « indifférents ».

Indifférents au jeu social, au théâtre des émotions, aux remous des passions. Michel répugne à la chair vieille de Lisa, la cinquantaine, mais finit par se laisser aller pour ne pas faire de peine, et comme par devoir. Mais ni son cœur, ni son esprit, ne sont concernés par ce qu’accomplit son sexe. Il n’est qu’une machine sociale qui « joue le jeu » mais que cela ennuie. Tout comme Carla, qui se donne – encore vierge – à Léo parce qu’elle veut « avoir une vie nouvelle» et en finir avec les lamentations et jérémiades de sa mère qui la tient sous sa coupe. Elle sait son âge qui avance et sa réputation sociale qui s’effrite ; elle n’est « officiellement » convoitée que par Pippo, un jeune voisin riche qui vise plus à la déflorer qu’à l’épouser.

Alors, Léo apparaît comme la solution la moins mauvaise – tout plutôt que le statu quo. Il « l’aime » – ou du moins désire son corps encore frais ; il a pris une hypothèque sur la maison de famille que Marie-Grâce et ses enfants ne peuvent rembourser à échéance. Michel ne travaille pas, par indifférence et faute d’une quelconque compétence en quoi que ce soit. Dès lors, pourquoi ne pas « se prostituer » au maître de leur destin ? Michel le fantasme, Carla s’y résout comme naturellement. L’essence de la vie de chacun réside dans ses actes, ainsi parlera l’existentialisme.

Chacun est au fond maître de son destin par ses choix, même si ceux-ci paraissent aiguillés par le milieu et les circonstances. La situation de dépendance économique et affective où Marie-Grâce, la faible et mauvaise mère, a mis ses deux enfants, les contraint à des choix restreints. Elle pourrait vendre la maison aux enchères et obtiendrait une bien meilleure estimation que le prix proposé par Léo, mais elle n’y connaît rien, ne veut pas se remuer et ne joue de cette menace qui le fait réagir que pour mieux tenir son amant.

Lorsque Michel tente une révolte, comme « fils » devant l’amant de sa mère, puis comme « frère » devant l’amant de sa sœur (qui se révèle le même homme), il n’y croit pas lui-même. Il cherche à se motiver, à exalter en lui la passion de vengeance ou au moins d’indignation, mais cela ne le remue pas. « Quand on n’est pas sincère, il faut feindre et à force de feindre on finit pare croire ; c’est le principe de toute foi. » En désespoir de cause, il achète un revolver pour 70 lires – à cette époque, il suffisait d’entrer dans une boutique et les armes n’étaient pas chères. Il veut tuer Léo, la cause de tous leurs maux et la cheville ouvrière de leur ruine. Mais il échoue lamentablement, n’ayant même pas eu l’idée de mettre des balles dans l’arme. Léo, en peignoir dépoitraillé de qui vient de sortir du lit, le désarme sans peine avec ses muscles d’homme fait. Il venait de baiser Carla, qui apparaît, hâtivement rhabillée. La déconfiture de l’adolescent velléitaire Michel est totale. Même le pire, il l’a raté.

La société bourgeoise italienne des années 1920, catholique puritaine et conservatrice jusqu’au fascisme, est en crise. La modernité avance et elle ne sait pas faire avec, se raccrochant aux branches flétries de ses anciennes richesses immobilières. Elle a peur du déclassement social, de l’horreur économique, de la misère matérielle. « La peur de Marie-Grâce prenait des proportions gigantesques. Elle n’avait jamais rien voulu savoir des pauvres, elle n’avait jamais voulu en entendre parler, elle s’était toujours refusé à admettre l’existence de gens astreints à un travail pénible et à une vie misérable. Le peuple ? Elle se contentait de dire : « Ils sont plus heureux que nous. Nous avons plus de sensibilité qu’eux, plus d’intelligence, donc nous souffrons davantage… » Et voici que soudain elle serait forcée de se mêler à eux, de grossir leur foule ? ».

Les affairistes sans scrupules prennent alors le pouvoir, comme Léo, et n’hésitent pas dans leur égoïsme prédateur à manipuler les vieilles, à baiser les jeunes et à rafler le patrimoine. Car eux y croient, en veulent, se passionnent. Michel est lucide, mais impuissant à réagir, pas éduqué pour cela : « Faute de sincérité et de foi, il n’existait pas pour lui de tragédie véritable ; son ennui lui faisait tout apparaître pitoyable, ridicule et faux  ; mais il comprenait les difficultés et les dangers de la situation : il fallait se passionner, agir, souffrir, triompher de cette faiblesse » p.254. Mussolini en jouera, entraînant la société derrière lui, pour le pire. Il s’accoquinera avec Hitler qui l’entraînera dans sa démesure et sa chute – tout comme aujourd’hui l’extrême-droite voudrait secouer l’indifférence bourgeoise des gens et les accoquiner avec Poutine…

Un film a été tiré en 2020 de ce roman, Gli indifferenti, film franco-italien réalisé par Leonardo Guerra Seràgnoli avec Valeria Bruni Tedeschi, Edoardo Pesce et Vincenzo Crea. Il est sorti jusqu’à présent en Italie et en Russie, mais pas en France. Il n’est disponible en DVD qu’en italien. Il ne fait pas rêver, semble-t-il. Moins que ce roman acéré sur la bourgeoisie en ruines.

Alberto Moravia, Les indifférents, 1929, Garnier-Flammarion 1999, 379 pages, €9,90

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Colette, La chatte

Alain et Camille sont deux amis d’enfance habitant Neuilly, villégiature déjà chic entre-deux guerres. Lui vient d’une vieille famille enrichie dans la soie mais en déclin, elle de fabricants de machines à laver en plein essor. Tradition et modernité veulent se marier. C’est une affaire arrangée, mais l’amour ?

Camille va toute nue dans la chambre des noces et cela choque un peu Alain, pas moins nu mais encore sous les draps. Camille veut habiter l’appartement de l’ami Bertrand, parti six mois en vacances, un neuvième étage « quart-de-brie » dans Paris, plutôt que la maison de famille d’Alain où des travaux d’aménagement sont entrepris. Camille veut conduire le roadster plutôt qu’Alain achète et conduise une berline. Camille veut… Mais aime-t-elle ?

Aimer, n’est-ce pas accepter l’autre tel qu’il est et faire des compromis alternés ? Camille étourdit Alain, le sort de sa routine familiale, mais le domine. Il aime sa beauté jeune, moins son esprit piquant, volontiers provocateur. « Elle rayonnait d’une immoralité exclusivement féminine à laquelle Alain ne s’habituait pas. » Mais il y a pire : Alain aime sa chatte chartreuse Saha, habituée du jardin familial et qui dort avec lui la nuit comme le font souvent les chats. Camille déteste cette « rivale », pourtant animale.

Commence alors le dévoilement progressif du caractère de chacun. Saha est un catalyseur de l’inconciliable entre Alain et Camille. Les épouses normales adopteraient la chatte comme on adopte un enfant d’un premier mariage ; pas Camille. Elle révèle sa cruauté de marâtre en cherchant à évincer la bête ; fusionnelle, elle veut accaparer le mâle pour elle toute seule, telle la Trierweiler baisant à pleine bouche son président d’amant Hollande devant la foule. Exclusive, elle veut garder pour elle toute seule l’attention du mari. Mais Alain aime sa chatte et celle-ci dépérit sans lui. Il la prend avec eux dans l’appartement, où elle s’adapte tant bien que mal, mais Camille en veut plus, toujours plus : elle veut la fin de la chatte, sa mort précoce. Elle la pousse du balcon dans le vide.

Heureusement, les chats savent se retourner en tombant et un store au sixième étage amortit la chute. Saha n’est que légèrement blessée. Alain ne comprend pas tout d’abord car Camille ne lui avoue rien, mais lorsqu’il pousse la main de sa femme à caresser la bête, celle-ci feule et se fend d’un vif coup de griffes. Elle a peur d’elle et se défend contre sa tueuse. Alain comprend et s’en va. Il ne reviendra pas.

Rien de commun entre Camille et lui. Elle est plus cruelle qu’une bête, n’utilise rien de la raison humaine ni de sa soi-disant « supériorité » d’être évolué. Elle est un « monstre ». Camille a trahi une fois, elle trahira encore – le divorce, dans un délai décent, ne fait aucun doute. La mufle égoïste, garçonne de la modernité, ne fait pas une bonne compagne pour la vie. La chatte animale, en revanche, est pure nature. Comment ne pas la préférer ?

Alain a, comme tout jeune homme de son temps, peur de « la femme » ; elle lui est mystérieuse. Tout petit déjà, Camille refusait par caprice de le saluer lorsque les parents se rencontraient. Elle est brune et lui blond ; elle le pompe, exige des baisers, l’aspire, le baise. « Elle engraisse de moi », dit-il. Il devrait quitter son royaume de fils unique dans une maison tranquille ; il n’y est pas prêt. Alain a quelque chose de Chéri, d’inachevé, mais n’a pas trouvé sa Léa, seulement une Camille garçon manqué qui vit à ses dépens. Il recule et la chatte est le prétexte, même si elle est l’amour vrai, inconditionnel, qu’une Camille fille unique choyée et égocentrique est incapable de concevoir.

J’aime ce roman félin, révélateur des profondeurs féminines.

Colette, La chatte, 1933, Livre de poche 2004, 158 pages, €7,90 e-book Kindle €6,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Colette, La seconde

Le mari, la femme, la maîtresse, schéma classique – avec cette touche en plus du beau-fils de 16 ans. Colette continue de parler d’elle-même pour en faire un roman, de son couple avec Henry de Jouvenel et son beau-fils Bertrand, et de Germaine Patat, la maîtresse d’Henry tombeur de femmes, surgie dans le couple vers 1920. Mais la fiction n’est pas le réel et Colette transmute cette expérience dans son laboratoire littéraire.

L’époque a surtout vu le « scandale » du couple à trois (ou quatre), du « harem » ; nous regardons plutôt aujourd’hui la belle figure d’homme écrivain qu’est Farou. Il est héneaurme, comme aurait dit Flaubert, un Protée avide de sexe comme de création théâtrale. Il s’isole en création ou en répétitions, il surgit en tempête au logis, annoncé par de bruyantes manifestations de portes et de voix, il règne sur son domestique et arbitre les querelles. Chacun l’aime, chacun l’admire, chacun le craint. Le Grand Farou écrase le Petit Farou et les femelles. Il est passionné mais, au fond de lui, faible. Il tonne contre elles mais a besoin des femmes. Son soupir favori est : « Ah ! Toutes ces femmes ! toutes ces femmes ! j’en ai des femmes dans ma maison ! » p.392 Pléiade.

Il n’a rien de commun avec son gamin, aucune complicité masculine. Il faut même que la belle-mère attire son attention sur la beauté de son fils, « déguisé et embelli par une salopette bleue serrée à la taille » (et sans chemise, comme il est suggéré dans le contexte). « Avoue qu’il devient très joli garçon, souffla tout bas Fanny à son mari. – Très, approuva brièvement Farou. Mais quelle manière de s’habiller !… » Le garçon s’émancipe, se cherche, veut plaire. « Le genre mécano se porte beaucoup, dit Jean sur le même ton » p.411.

Fanny-Colette découvre que Jane l’assistante, devenue une amie à demeure, est baisée par le Grand Farou, tandis que le petit Farou en est amoureux. Elle est scandalisée et envisage de la renvoyer, mais que dira son mari ? Et comment vivra-t-elle avec lui, une fois seule ? Les maîtresses ne vont pas cesser car ainsi est Farou, « le beau Farou, le méchant Farou ». Autant accepter la situation et garder Jane.

Colette, on s’en souvient, s’en est allée en divorçant d’Henry de Jouvenel – pour mieux baiser le jeune Bertrand jusqu’à ses 24 ans. Mais elle choisit une solution différente en ce roman : le Petit Farou va baiser ailleurs et Fanny reste, résignée, au foyer dont elle est finalement le centre. La solidarité féminine l’emporte sur les machos volages, elle fait foyer entre femmes.

Le roman portait initialement pour titre Le double, signifiant ainsi les deux femmes unies en alter ego auprès du mari. La seconde nuance le propos en mettant une hiérarchie ; Jane est la seconde épouse, comme on disait en Égypte antique, mais elle seconde aussi Fanny, l’appuie et la complète. Celle qui trahit pense à celle qu’elle trompe et compatit. Pas un grand roman, car anachronique aujourd’hui, mais se laisse lire.

Colette, La seconde, 1929, Livre de poche 1971, €6,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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A.E. Van Vogt, Des lendemains qui scintillent

Le Canadien d’origine néerlandaise Van Vogt, autodidacte décédé en 2000, est connu en France dès 1953 grâce à Boris Vian : il a traduit son roman de SF le plus célèbre, Le Monde des Ā – prononcez non-A. Ce roman-ci est une anticipation sur les lendemains qui chantent – allusion féroce aux promesses jamais tenues des démagos du communisme. Il est écrit vers la fin de sa carrière et met en scène la dictature, dans son ampleur la plus totalitaire, mondiale et absolue, sur le modèle de Joseph Staline et de Mao Tsé-toung.

Mais la contradiction existe, même dans les utopies les mieux établies. Dans la société totalitaire du XXIIIe siècle, il s’agit des savants. Ceux-ci sont parqués en centres fermés (comme Gorki en URSS) et surveillés, écoutés, espionnés jour et nuit. Et leur intelligence collective développe certaines capacités que le pouvoir est inapte à connaître… Ou, s’il les connaît, il n’en pénètre pas le mécanisme, croyant qu’il suffit de saisir les machines pour en posséder l’esprit.

C’est donc l’intelligence qui lutte avec le pouvoir, l’esprit individuel avec la machinerie sociale. Beau combat pour la liberté, opposé aux régimes du bloc communiste – et qui revient en force avec la récente alliance contre-nature Russie-Chine-Corée du nord-Iran-Syrie.

Le professeur Higenroth a inventé la transdiffusion, extension du domaine de la télé à tous les foyers et à tous les instants. Mais il garde sa découverte secrète, le gouvernement n’y a pas accès. C’est alors que le dictateur nommé Lilgin, un sosie du père des peuples Staline (1m65 de la touffe aux orteils), décide de décerner la récompense suprême des savants au professeur : l’Accolade. Il s’agit en fait d’une décollation, selon l’art du mensonge typiquement soviétique qui consiste à dire l’inverse de la réalité (ainsi la paix veut dire la guerre, la vérité le mensonge, etc. – Poutine manie ce style avec maestria : pas un mot de lui qui ne veuille dire exactement le contraire).

Selon ce mensonge, le savoir du professeur est censé se transmettre instantanément, dans les deux minutes qui suivent sa mort sous la guillotine, à ses élèves qui se partagent les zones du crâne en fonction de leurs spécialités. Le professeur Higenroth n’y croit pas un seul instant, mais toute résistance est impossible, même le recours aux « collines », une forme de dissidence organisée et surveillée par le pouvoir absolu. Aucun autre pays n’existe, puisque la terre entière est sous la coupe du totalitarisme. Aucune opposition, puisque le caprice du dictateur suffit à faire tuer tous ceux qui manifestent l’ombre d’un doute.

Alors le professeur sort son arme – à double détente. Il commence par implanter un enfant dans le ventre de son épouse autorisée, alors en phase de fertilité, puis irradie l’embryon sans qu’elle le sache de connaissances qui se révéleront aux diverses étapes du développement de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte. Puis il fait une démonstration de rébellion en connectant instantanément le monde entier à sa conversation – édifiante de cynisme – avec le dictateur qui lui explique pourquoi il le veut mort.

Les services emportent tout le matériel découvert dans la maison, croyant ainsi posséder la technique. Mais elle est dans l’esprit de l’homme qui sera décollé demain. Le dictateur, qui croyait user de ce pouvoir nouveau de s’imposer partout en tout temps, en est pour ses frais. Il ne peut qu’intervertir les bébés à la naissance lorsque naît celui d’Higenroth, au cas où : il est confié à une autre mère. L’enfant grandit, se rebelle puis comprend avant 15 ans que c’est inutile et que la meilleure rébellion est encore celle toute intérieure de l’esprit, attendant le moment.

A 20 ans, ingénieur en systèmes, il refuse une promotion car elle choque sa conscience : il s’agissait de prendre la place de son supérieur. Bonne réaction : il est alors nommé, sur ordre du dictateur qui s’occupe de tout, à la Cité des communications, centre fermé près du palais dictatorial où des savants sont réunis en attendant une mission. Le jeune homme « de belle prestance » est présenté sous le nom d’Orlo Thomas. Il est le fils d’Higenroth mais ne le sait pas ; il l’apprendra plus tard. La dictature attend de lui qu’il se révèle, afin d’actualiser la télédiffusion. Pour cela, l’amadouer par le luxe de l’appartement privilégié au palais ; le corrompre par les fastes du pouvoir en le nommant plus jeune membre du Présidium qui entoure le dictateur comme une cour son roi ; l’attacher à une jeune femelle blonde, bête et belle pour avoir prise sur lui ; le laisser errer ici ou là librement tout en l’espionnant au plus près, afin de voir ce qu’il a, sinon dans le ventre, du moins à l’esprit. Tous les instruments de manipulation du pouvoir sont mis en œuvre pour le sonder sauf, pour le moment, la torture.

Mais le jeune homme est intelligent. Il n’a encore jamais baisé – la régulation forcée des naissances, comme dans la Chine de Mao, exige une séparation des sexes et une autorisation pour tout : se voir, flirter, s’épouser, engendrer. Mais cet acte est pour lui secondaire, même s’il s’en acquitte par devoir et par curiosité envers cette expérience, tout en ayant la générosité de satisfaire les deux jeunes filles qui lui sont attribuées, l’une comme maîtresse d’appartement et l’autre comme secrétaire – elles non plus n’avaient jusque-là jamais été autorisées à baiser. Quant aux savants avec qui il déjeunait encore la veille, il renoue avec eux et leur apprend sa promotion éclair. Puis décide, sur ordre, de poursuivre les recherches sur la fameuse transdiffusion dont les dossiers épais sont classés top-secret.

Il suit simultanément, en bon élève du communisme et du double-langage, une double-conversation : l’une orale, destinée à être écoutée et qui est un tissu de slogans et de banalités, et l’autre écrite, destinée à poser les bonnes questions et à en débattre. Le totalitarisme a ceci de bon qu’il planifie tout et rend l’existence matérielle plus facile. « Usant de son pouvoir absolu et d’une logique impitoyable, le dictateur avait interdit les automobiles privées, fait modifier les usines polluantes, réglé le problème de la destruction des déchets, protégé la faune et la nature sauvages, jugulé partout les épidémies, abaissé les prix de production et multiplié continuellement les services gratuits pour tous. L’âge d’or ? Cela en avait toutes les apparences sauf… (…) Les gens étaient entravés. Et ils étaient en colère. C’était la nature humaine » p.131 Une nature humaine qui est composée d’individus et d’agrégats sociaux qui résistent plus ou moins activement aux contraintes automatiques du Système – quel que soit le Système, même s’il est idéaliste, conçu pour votre bien. Rien n’est meilleur que ce à quoi l’on consent.

Ce n’est pas l’opinion du dictateur qui veut faire votre bien sans vous demander votre avis parce qu’il est persuadé de savoir mieux que vous ce qui vous convient malgré vous. Staline, comme Mao, comme Mélenchon s’il parvenait au pouvoir suprême (faites que non !) sont chacun, selon les termes consacrés par les procès de Moscou : « Un déviationniste ultra-gauche à tendances fascistes » p.181.

Orlo résistera, il s’alliera aux savants qui résisteront dès qu’ils verront une opportunité réaliste de s’opposer pour que le monde change. Même le bouffon du dictateur, qui dit toujours la vérité dérangeante, finira par faire le vrai qui arrange.

Une fable sur le pouvoir absolu, sur la résistance ultime, celle de l’esprit humain. Plutôt d’actualité – éternellement.

Alfred Elton Van Vogt, Des lendemains qui scintillent (Future Glitter), 1973, J’ai lu 1996, 188 pages, occasion €1,18

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Embrasse-moi idiot de Billy Wilder

Le titre, en américain comme en français, est la dernière réplique du film. Il se termine en happy end, comme il se doit. Entre temps, c’est le drame… désopilant. Chacun est dans son rôle et le joue jusqu’au bout – ce qui, aboutit à l’absurde. Lequel est, par son outrance, comique. Comme quoi le rire naît souvent de la caricature ; en faire trop provoque la moquerie car l’être humain présenté comme mécanique est en décalage.

Dans une petite ville perdue au bout du monde – et surtout loin de la grand route – Orville et Barney végètent dans leurs petites vies avec des idées de grandeur. Le premier (Ray Walston) donne des leçons de piano pour pas cher à un ado de 14 ans qui n’a aucune oreille mais qui commence à avoir la queue qui le démange. Le second (Cliff Osmond) est le garagiste station-service du village. Comme ils habitent l’un en face de l’autre, ils se réunissent pour créer des chansons. Barney compose les paroles, Orville les met en musique. Tous deux rêvent de succès, mais comment faire lorsqu’on habite un bled isolé ?

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Barney, qui sert de l’essence dans la grosse auto blanche de l’artiste pressé qui doit rallier Los Angeles le lendemain, reconnaît sans peine la célébrité et incite Orville à lui faire la réclame de leurs chansons. Mais Dino en a vu d’autres, il est sans cesse sollicité par l’un ou par l’autre d’intervenir auprès des producteurs de radio ou des maisons de disque. La seule chose que peut le retenir est sa voiture – et Barney la sabote en coupant l’arrivée d’essence dans le carburateur – et les filles – car il ne peut passer une nuit sans décharger, au risque d’avoir la migraine le lendemain. Cette outrance sexuelle est déjà désopilante, ses conséquences psychosomatiques encore plus. Mais Barney, l’entrepreneur du duo, ne se démonte pas. Puisqu’il a pu retenir Dino à cause de sa voiture (dont il doit commander la pièce, etc.), il le confie à Orville pour l’accueillir la nuit.

Sauf qu’Orville est diablement jaloux. Sa femme Zelda (Felicia Farr) est trop belle pour lui et il n’en revient pas d’avoir pu la lever dans sa jeunesse. Après le jeune laitier (James Ward) qu’il soupçonne d’échanger des mots doux avec sa femme (lorsqu’il vérifie, il s’agit d’une commande de lait et de beurre), il a déjà molesté, arraché le tee-shirt et jeté dehors le « Lolita mâle » Johnny Mulligan (Tommy Nolan, 16 ans au tournage) qui vient d’offrir des fleurs à sa femme – à 14 ans ! Il ne veut surtout pas que Dino lui tourne autour, surtout qu’il est de notoriété publique que la star chavire les cœurs et que Zelda apprécie ses chansons. Barney décide alors Orville d’éloigner Zelda pour un jour ou deux, le temps que Dino reconnaisse le talent des compositeurs-interprètes. Mais comme Orville a annoncé qu’il va faire la connaissance de sa femme, il lui faut en trouver une à louer pour l’occasion. Deux missions désopilantes qui ne vont pas se passer comme prévu car les femmes sont autrement bâties que les hommes.

Afin d’éloigner Zelda, rien de tel qu’une bonne dispute pour l’inciter à retourner un temps chez sa mère, comme le font toutes les épouses qui en ont marre. Sauf que Zelda est toujours amoureuse de son Orville et qu’elle veut le lui prouver par une bonne baise en plein jour. Il y a urgence, Dino fait justement la sieste dans la chambre d’amis à côté. D’où un quiproquo dans la salle de bain communicante où Zelda prend Dino pour Orville et lui tapote les fesses au travers du rideau de douche. Dino est incité à en vouloir plus et Orville est forcé d’accentuer la dispute. Il critique sa femme, la mère, les souvenirs du mariage, du voyage de noces. Enfin ! Zelda prend son sac et sa voiture pour filer chez maman.

Quant à trouver une épouse de substitution, Barney a l’idée de payer la pute Polly pour jouer le rôle. Elle est bonne fille et ne crache pas sur les beaux billets, d’autant que baiser avec un Dino n’est pas donné tous les jours à tout le monde. Big Bertha la mère maquerelle accepte (une Barbara Pepper dûment choucroutée en blonde vaporeuse malgré ses formes informes). Barney enlève Polly dans sa dépanneuse pour dépanner Orville. Polly est ravie de jouer la ménagère plutôt que la serveuse, et d’exiger des égards plutôt que des avances. Dino est émoustillé et frustré, ce qui accentue son goût de rester et l’incite à prêter une oreille favorable aux chansons que lui inflige Orville. Après tout, elles ne sont pas si mal et il a besoin de rajeunir son répertoire qui commence sérieusement à battre de l’aile.

Tout va donc pour le mieux dans un climax euphorique pour tous lorsque Zelda revient plus tôt que prévu. Sa mère, une vieille bique acariâtre qui ne cesse de bavasser et de critiquer tout et tout le monde, ne cesse de lui reprocher son mariage, lui vantant tous les ex-prétendants qui, eux, ont réussi à gagner beaucoup d’argent et une position sociale. En bref, tout le discours assommant de la génération qui a vécu la guerre et qui ne comprend pas la propension à l’hédonisme et à l’individualisme des jeunes du baby boom. Nous sommes en 1964 et 1968 pointait déjà, il suffisait de humer l’air du temps.

C’est donc la catastrophe, l’écroulement des scénarios bien peaufinés, l’explosion du rêve de gloire. Zelda est outrée que son mari l’ait remplacée au pied levé par une pute. Elle quitte la maison une fois de plus mais ne peut retourner chez maman ; elle échoue donc au Belly Button, où elle se saoule consciencieusement. Big Bertha la fait porter dans la caravane de Polly, puisqu’elle n’est pas là. Dino, privé de femme parce qu’il a à peine pu sauter Polly qu’Orville revient et le fout dehors, pris de remords d’avoir exposé son épouse, va échouer lui aussi au Belly Button où il demande à un serveur s’il existe une serveuse un peu moins moche que les autres. Évidemment ! C’est Polly. D’ailleurs sa caravane est juste en face. Dino s’y rend et trouve Zelda, pas claire, qui se laisse sauter avec un certain plaisir. Il laisse en partant une grosse somme en billets.

Content, il récupère sa décapotable réparée le lendemain et file vers Los Angeles. Il va proposer les chansons des bouseux pour mettre un peu de sang neuf dans les productions. Orville a été convoqué par Zelda via Barney pour la rejoindre devant le cabinet d’un avocat pour une demande de divorce. Le trio est attiré par une vitrine où les gens sont collé aux écrans de télé qui diffusent Dino chantant. C’est justement l’une de leurs chansons ! Le rêve de gloire est arrivé puisque le crooner les cite nommément comme auteurs en public. Passe alors Polly qui, avec les 500 $ laissés à Zelda et que celle-ci lui a remis pour avoir joué son rôle, a pu s’acheter la voiture qui pourra tirer la caravane – et se tirer de ce trou ! Dérision en ultime pirouette : l’auto est une Fiat 500 minuscule et peu puissante, qui ne vaut d’occasion que 495 $, ainsi que l’indique l’étiquette collée sur le pare-brise.

De l’époux traditionnel au tombeur professionnel, de l’amoureuse ménagère à la pute au grand cœur et chaud vagin, les écarts à la norme donnent la mesure de ce qui était acceptable au milieu des années soixante du siècle dernier. La jalousie ne mène à rien, pas plus que la possession d’un soir. Un couple est une rencontre dans la durée. L’épouse comme la pute désirent et aiment ; elles peuvent interchanger leur rôle sans changer au fond. L’époux comme le tombeur désirent et aiment ; ils peuvent jouer divers rôles mais sans changer eux non plus au fond. L’american way of life de la pruderie puritaine est une stupidité que Billy Wilder conspue avec une insolence réjouissante : il s’agit avant tout d’aimer, et peu importe comment ! Quant aux médias de masse comme la radio, la télé ou le disque, ils apportent la révolution des mœurs jusque dans les campagnes perdues.

DVD Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid), Billy Wilder, avec‎ Dean Martin, Kim Novak, Ray Walston, Felicia Farr, Cliff Osmond, Filmedia 2014, 1h59, €7,76

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La mort aux trousses d’Alfred Hitchcock

Roger Thornhill (Cary Grant) est un publiciste connu et pressé, deux fois divorcé. Il est élégamment vêtu d’un costume gris bien coupé avec une cravate dans le même ton. Drôle, direct, chic, il dicte à sa secrétaire les tâches qu’elle a à faire et à lui rappeler dans le taxi qui l’emmène au Plaza Hotel, grand palace de New York où il a un rendez-vous d’affaires. La dernière consigne, la plus urgente, est de rappeler sa mère pour un rendez-vous le soir même au théâtre. Mais le taxi est déjà reparti lorsque Thornhill se rend compte que sa mère va être injoignable, jouant au bridge à cette heure-ci.

Sitôt entré dans l’hôtel et assis devant ses hôtes, il mande un chasseur pour faire porter un message mais celui-ci lui indique la personne adéquate un peu plus loin derrière le comptoir. Thornhill se lève et se dirige vers l’endroit. A ce moment est diffusée une annonce qu’on demande un certain Monsieur Georges Kaplan au téléphone. Ceux qui guettaient Kaplan croient donc en toute bonne foi que Thornhill est leur homme et ils l’enlèvent carrément en plein hall en le menaçant sous la veste d’un pistolet.

Embarqué dans une puissante voiture péniche de ces années-là, le trio et le chauffeur se dirigent vers une imposante demeure sur la côte nord de Long Island, appartenant à un certain Mr Townsend. Kaplan est tenu de révéler comment il a connu l’organisation de ceux qui l’ont enlevé – sauf que Thornhill n’est pas Kaplan et ne voit pas de quoi ils veulent parler. Il résiste, maniant l’humour avant les poings, mais est terrassé. Puisqu’il ne veut pas avouer, il doit au moins disparaître. On lui fait avaler de force le contenu d’une bouteille de whisky avant de le coller, bourré, dans une décapotable et de le lancer sur la route en bord de falaise. Il va se crasher au prochain virage et la police croira à un accident.

Sauf que le conducteur est un grand gaillard qui résiste aux effets de l’alcool tant qu’il peut. Cary Grant effectue une performance d’acteur en roulant des yeux et en maniant le volant comme s’il était schlass. Heureusement, le capot des Mercedes ont un utile viseur en plein centre, ce qui permet de garder la route dans le collimateur. Thornhill évite donc le virage, tangue sur le ruban asphalté mais ne quitte pas la route. Les autres le poursuivent et il doit foncer. Jusqu’à ce qu’une voiture de police le prenne en chasse et l’arrête en état d’ivresse avancée. Il est sauvé, provisoirement.

Il appelle « maman » (Jessie Royce Landis) et son avocat qui va le tirer de là après « une nuit » de dégrisement. Le juge charge la police d’enquêter sur le soi-disant enlèvement dont Thornhill aurait été victime. A la demeure Townsend, personne, le maître des lieux prononce un important discours aux Nations-Unies et sa femme (Josephine Hutchinson) prétend que Roger s’est bien murgé et qu’il a pris par erreur la voiture d’une amie alors qu’il n’aurait même pas dû conduire. Tout le monde est alors persuadé qu’il affabule. Mais Roger Thornhill ne l’entend pas de cette oreille, il veut en avoir le cœur net. Il retourne à l’hôtel Plaza pour rencontrer le mystérieux George Kaplan mais constate que personne ne l’a jamais vu. Il laisse des messages, se fait livrer ses bagages, nettoyer ses costumes. Thornhill peut aisément demander sa clé en se faisant passer pour lui et fouille sa chambre mais ne trouve pas grand-chose, sauf que les costumes sont trop petits pour lui et qu’une photo représentant ceux qui l’ont enlevé traîne sur le bureau.

Il se rend donc aux Nations-Unies, après avoir échappé de justesse à ceux qui le traquent une fois de plus. Il rencontre là le « vrai » Mr Lester Townsend (Philip Ober), le diplomate, qui n’est pas celui qui s’est présenté sous son nom à la villa. Car elle est censée être vide, sous la garde du seul jardinier – et Mr Townsend est d’ailleurs veuf depuis des années ! A ce moment, comprenant qu’ils vont être en danger, l’un des sbires qui ont suivi Thornhill lance un poignard dans le dos du diplomate qui s’effondre. Thornhill a le stupide réflexe de le soutenir et d’empoigner le manche pour l’ôter : un photographe le prend à ce moment-là, l’air hagard, le couteau à la main. Cette photo fera le tour des journaux en première page et Thornhill sera accusé et activement recherché.

Il fuit donc la police jusqu’à la gare où il veut prendre un train pour la prochaine destination programmée de Kaplan, comme le lui ont appris ses ravisseurs, confirmé par le portier d’hôtel : Chicago. La blonde Eve Kendall (Eva Marie Saint), l’aide à échapper aux policiers en le cachant dans son compartiment couchette. Ils se retrouvent au wagon-restaurant, où elle a soudoyé le maître d’hôtel pour qu’il soit dirige vers sa table. En fait, elle craque pour lui et lui-même n’est pas insensible à cette femme maîtresse d’elle-même, pleine de ressources et qui sait ce qu’elle veut. Une femme bien différente des personnages féminins habituels d’Hollywood, hystériques, émotives et sans cesse en faiblesse. Surtout qu’elle joue triple jeu, le spectateur l’apprend en quelques minutes : si elle a aidé le faux Kaplan, c’est pour mieux l’attirer dans les filets des ravisseurs ; sauf qu’elle est infiltrée par les services secrets des États-Unis pour confondre les espions au service de l’Est ; et qu’elle joue au fond son propre jeu en cherchant à sauver la personne qui l’a si bien baisée dans le compartiment (le film ne montre que des embrassades, mais la suite donne une version plus ambiguë…).

Déguisé en porteur des bagages Kendall, Thornhill passe sans encombre la surveillance de la police et va se changer dans les toilettes tandis qu’Eve téléphone pour obtenir un rendez-vous avec Kaplan. Elle donne par écrit les instructions qu’elle a notées à Thornhill qui peut donc prendre le car pour descendre à un croisement de routes désertes en pleine cambrousse de l’Indiana et attendre. Suspense : il ne se passe rien et les rares véhicules qui traversent ne s’arrêtent pas. Soudain un homme descend d’un pick-up et attend, en face de Thornhill – mais ce n’est qu’un péquenaud qui va prendre le car en sens inverse. Dans la discussion, il s’étonne de voir un petit avion épandre ses pesticides au-dessus d’un champ qui n’est pas planté. D’ailleurs, une fois le champ libre, l’avion biplan fonce sur Thornhill avec l’intention de le tuer. C’est un grand moment de spectacle qui reste dans les anthologies. Thornhill se réfugie dans un champ de maïs pour ne pas être vu mais l’avion le déloge en épendant un nuage chimique. L’homme se précipite alors sur la route à la rencontre d’un camion d’essence qui freine in extremis, alors qu’il passe juste sous le capot. L’avion, qui cherchait à dézinguer Thornhill ne peut éviter la citerne et se crashe.

Le publiciste peut donc voler une voiture de badauds arrêtés devant le spectacle et rejoindre Chicago et l’hôtel de Kaplan. Mais le réceptionniste lui apprend qu’il a quitté les lieux le matin même à 7 h. C’est curieux, deux heures avant le soi-disant coup de téléphone à Kaplan par Eve… Laquelle réside dans le même hôtel. Thornhill monte à sa chambre et elle a l’air surprise bien qu’heureuse de le voir en vie, même si elle avait passé son amant chic par pertes et profits. Elle reçoit un appel qui lui confirme un rendez-vous, qu’elle note sur le calepin mais ôte la page. Elle convie Thornhill à prendre une douche – froide – et à faire nettoyer son costume plein de poussière et de pesticide par le groom. Cela lui fait gagner du temps. Mais Thornhill retrouve aisément l’adresse en noircissant la feuille pour faire apparaître ce qui est écrit en relief. Il s’agit d’une salle des ventes, dans laquelle la bande sous la direction du faux Townsend nommé Vandamm (James Mason) enchérit pour une statuette. Les issues sont surveillées par les sbires armés et Thornhill, décidément inventif et plein d’humour, n’a d’autre choix que de susciter un esclandre afin d’être exfiltré par la police. A qui il révèle son identité réelle, et il est libéré.

Sur les instances du Professeur (Leo G. Carroll), chef d’une agence de renseignements du gouvernement, lequel confie à Thornhill que Kaplan n’existe pas et qu’Eve est un agent ami infiltré dans l’organisation au péril de sa vie. Thornhill, qui avait pour elle des sentiments et s’est trouvé bafoué, comprend et pardonne. Malgré les ennuis que cela va encore lui valoir, il veut la sauver. Le Professeur prend avec lui un vol de la Northwest Airlines (d’où le titre américain du film) pour Rapid City au Dakota du Sud. C’est la prochaine destination programmé du fictif Kaplan, où Vandamm possède une demeure et d’où il envisage de fuir en avion vers le Canada.

Thornhill a donné rendez-vous à Vandamm et Kendall dans une cafétéria en contrebas du monument du mont Rushmore. Pour lever les soupçons sur elle et parfaire sa couverture, Eva abat Roger de deux coups de feu… à blanc. Dans la séquence, le spectateur peut apercevoir un gamin en chemise bleu roi en arrière-plan qui se bouche les oreilles AVANT le coup de feu, signe que la scène a été répétée plusieurs fois. Eve fuit et Thornhill, laissé pour mort, est emmené en ambulance par le Professeur. Ils se rencontrent dans un bois où chacun avoue à l’autre qu’il tient à lui. Mais Eve doit retourner auprès de Vandamm, qui a le béguin pour elle, et s’envoler avec lui pour en savoir encore plus sur l’organisation. Roger refuse car elle risque sa vie, et le chauffeur, sur ordre du Professeur, le met KO ; ils vont l’enfermer plusieurs jours dans l’hôpital, pour la vraisemblance.

Mais Roger s’enfuit et rejoint la villa de Vandamm où il surprend une conversation entre lui et Leonard (Martin Landau), son sbire numéro deux. Ce dernier a découvert que le pistolet d’Eve ne portait que des balles à blanc et les espions décident de l’éliminer en le jetant du haut de l’avion dans les flots lorsqu’il seront partis. Thornhill fait alors des pieds et des mains, au sens littéral acrobatique, pour grimper à la chambre, écrire un petit mot sur la pochette d’allumettes à ses propres initiales, et avertir Eve qu’elle ne doit surtout pas monter dans l’avion. Celle-ci, in extremis, s’empare de la statuette qui contient en fait les microfilms des documents récoltés par les espions, et fuit en direction de Roger. Il a dû s’extirper d’une matrone intendante de la villa qui braquait un pistolet sur lui… qu’il a reconnu être celui d’Eve chargé à blanc.

Le couple fuit donc avec les documents, poursuivi par les espions, jusqu’au sommet des fameuses têtes de présidents sculptées dans la roche du mont Rushmore. Valerian le sbire numéro un (Adam Williams) dérape de lui-même et s’écrase en bas tandis que Leonard saute sur Thornhill et récupère la statuette. Mais Eve est en difficulté et Roger lui tend la main, qu’elle attrape in extremis, le reste de son corps pendant dans le vide. C’est alors que la godasse du sbire vient écraser la main du sauveur pour les précipiter tous deux dans l’abîme. Une balle providentielle, commanditée par le Professeur sur la rive d’en face, met fin au suspense et le couple est sauvé, ainsi que les microfilms. Ils furent heureux et eurent (peut-être) de beaux enfants.

DVD La mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, 1959, avec Cary Grant, Eva Marie Saint, Jessie Royce Landis, Leo G. Carroll, James Mason, Warner Bros Entertainment France 2011, 2h11

DVD Alfred Hitchcock : La Collection 6 Films, Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros Entertainment France 2012, 10h27

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Françoise Sagan, Un peu de soleil dans l’eau froide

Devenue célèbre pour son Bonjour tristesse, écrit à 18 ans, Françoise Quoirez, dite Sagan, poursuit dans la veine cruelle et légère qui est la sienne depuis ses débuts. Elle décrit son milieu, sa vie même, toujours futile et souvent tragique. Elle ne fait que varier les facettes d’un même entre-soi de riches bourgeois contents d’eux mais vides.

Le thème de ce roman, dont le titre est tiré, comme Bonjour Tristesse, d’un vers de Paul Eluard, est la dépression : comment un homme encore jeune (35 ans), le beau Gilles viril, journaliste reconnu, en arrive à sombrer sans avoir plus le goût de rien, malgré ses copains, ses nuits alcoolisées, ses débauches et même la double tendresse d’un collègue ami Jean plus âgé et d’une mannequin pour photographe, Eloïse.

La dépression est « la maladie du siècle », issue de l’abus des dopants de toutes sortes et du néant existentiel qui a suivi la guerre et la décolonisation. Les activités superficielles de la ville – commenter l’actualité internationale, discuter lors de beuveries entre copains, aller voir des spectacles déconstruits, baiser le soir venu sans but – ne peuvent qu’aboutir à un dégoût de soi.

Sagan oppose la ville à la campagne, Paris à Limoges, la vie intello toute d’illusions à la vie provinciale toute d’apparences. A Paris, chacun se croit obligé de s’adjoindre un giton, c’est la mode, « un Chéri de 19 ans » très minet pour une femme de 48, un adolescent pour le directeur pressenti de la rubrique diplomatie du journal, qui n’aura pas le poste pour avoir fricoté avec « un petit garçon »… de 17 ans qui l’aime. A Limoges, chacun couche avec qui il veut à condition de ne pas se faire voir et les couples officiels ne tiennent que lors des salons et réceptions régulièrement offerts aux autres.

C’est ainsi que Gilles le dépressif est envoyé auprès de sa sœur du Limousin par Jean son ami, afin qu’il se refasse, au calme et avec une bonne nourriture. C’est moins le retour au cocon familial qui va le guérir que la rencontre de Nathalie, épouse d’un magistrat du lieu. D’un regard, elle sait que c’est LUI ; et lui sait que c’est ELLE. Le coup de foudre mythique (dont Sagan se moque un brin, vue la fin) : ils sont faits l’un pour l’autre et fusionnent en un tourbillon de passion qui va elle la faire divorcer et lui quitter sa tendre Eloïse.

Ils rient pour rien, s’exclament des mêmes choses, baisent à n’en plus pouvoir. Il doit rentrer à Paris où le poste de directeur refusé au collègue plus mûr mais pris la main dans la culotte de l’éphèbe lui est donné ; elle monte à la capitale pour le voir et le revoir encore, déjà séparé de son mari Pierre, emménageant avec lui.

Et puis… C’est la tragédie facile des fins de romans de Sagan, depuis son premier. Tout ce qui semblait s’emboîter parfaitement se déboite, Gilles n’est pas fait pour la routine, la vie de couple, le ronron de la tendresse. Il lui faut la passion et la liberté en même temps – ce qui est incompatible. Lorsque Nathalie s’en aperçoit en surprenant une conversation de Gilles avec Jean, elle ne le supporte pas. Le superficiel l’a emporté.

Un livre qu’on consomme et qu’on jette, ainsi écrit Sagan. Un thème simple, pas plus de deux cents pages, du rêve alcoolisé et transgressif, de la passion inutile, une fin tragique. Mais nous ne sommes plus dans les années soixante, pas sûr que la sauce prenne encore.

Françoise Sagan, Un peu de soleil dans l’eau froide, 1969, Livre de poche 2011, 256 pages, €7.70 e-book Kindle €5.99

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Olivier Rolin, Méroé

Pour conter l’Amour ruiné et la ruine qu’a été d’ailleurs sa vie adulte depuis qu’il s’est fourvoyé étudiant dans une lutte armée sectaire avec des idéologues maoïstes de la branche militaire, le narrateur, qui est un peu l’auteur, a choisi le trou du cul du monde. Un endroit improbable en cette fin du XXe siècle où le Nil s’enchevêtre en multiples sources d’une chevelure indescriptible : le Soudan. Dans ce « pays des nègres » (traduction arabe du mot soudan) s’affrontent depuis toujours le nord et le sud, les pharaons noirs et les tribus, les islamistes et les chrétiens. Dans les marais de Khartoum au confluent du Nil blanc et du Nil bleu, habitant un vieux rafiot qui date du siècle avant et qui achève de rouiller dans le dédale des végétaux pourrissant parmi les pythons et les crocodiles, le narrateur attend « la police ou la fin du monde ».

Il a aimé trois femmes, decrescendo ; ou plutôt il se targue de les avoir baisées. Alfa était l’idéale, mais plus jeune que lui elle est partie pour ne plus le revoir. Il a loué alors Dune dans une agence de mannequin, ayant vu sa silhouette de pub sur un abribus ; mais la carrosserie moderne cachait un moteur deux temps poussif qui calait au-delà de mille cinq cents mots, et il l’a jetée. Les circonstances ont fait qu’il a alors rencontré Else, une Allemande archéologue venue d’Europe à la demande du doktor Vollender, Heinrich de son prénom, qui a choisi de fouiller l’improbable : le chrétien en terres d’islam.

Vollender est né sur les ruines nazies et a grandi dans la RDA sous la botte soviétique, deux décadences du siècle, avant de devoir repasser tous ses diplômes dans l’Allemagné réunifiée. Il est donc voué à expier ses erreurs de destin, tout comme l’auteur après 68, tout comme ce Charles Gordon, « pédophile victorien » anglais, resté le dernier officier à défendre Khartoum contre les troupes du Mahdi en 1885, et décapité par les fanatiques deux jours seulement avant que n’arrivent prudemment les canonnières de secours. Trois hommes, trois destins, trois enfoncements dans une vie qui se ruine. Avec ses trois personnages, Rolin tente de rejouer Au cœur des ténèbres de Conrad,sans avoir la plume assez puissante.

Car son style, mal maîtrisé, dérape trop souvent dans un délire de mots qui croient créer par leur profusion de la littérature, alors que se perdent à la fois le sens, le sentiment et la sensation. Un éditeur aurait dû sabrer et demander la réécriture de pans entiers. La diarrhée verbale fait sauter au lecteur lassé des phrases, des paragraphes entiers, pour aller enfin au chapitre suivant, au style redevenu plus serein et plus clair. « Les histoires n’ont pas de commencement, ni d’endroit ou d’envers, on peut les retourner comme les pieuvres que les pêcheurs battaient sur les rochers, les dire autrement », dit l’auteur p.230.

Vollender a découvert à Méroé une cathédrale saint-Georges chrétienne et entreprend de la dégager avec l’aide de son assistante Else et du narrateur volontaire, qui s’ennuie d’enseigner la langue française au centre culturel. Else est venue en remplacement de la fille du doktor, décédée lors d’un accident de fouilles, sans plus de précision. Vollender, qui voulait en faire l’héritière de ses notes jamais publiées et de ses travaux qui n’intéressent personne, s’est résigné à choisir quelqu’un d’autre, mais il la hait de ne pas être sa fille. Il est pressé et hâte les travaux, au point que les ouvriers, un jour qu’une fresque du Jugement dernier est dégagée, refusent de continuer le travail. C’est dangereux, les murs ne sont pas étayés et le doktor devient fou. Shaytan, le Satan arabe, rôde. C’est d’ailleurs un mur qui s’écroule le matin suivant, entraînant la mort d’Else sous les décombres, peut-être un meurtre. Le narrateur attrape un vieux camion à ridelle et fuit courageusement vers Khartoum, laissant en plan le vieil Allemand. Il retrouve son marigot et monologue avec un pélican qu’il nomme Harald en attendant « la police ou la fin du monde ».

Olivier Rolin, Méroé, 1998, Seuil, 238 pages, €17,60

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Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent

L’Islande est à la mode, peut-être parce qu’il y fait plus frais en été en notre période de réchauffement climatique et de canicules durables à répétition. Peut-être aussi à cause de la mode viking due à la série du même nom (excellente !) et au tropisme identitaire qui saisit les Européens face à la déferlante migratoire trop bronzée. Arnaldur Indridason reste l’auteur de polars inégalé (chroniqué sur ce blog), mais Eva Björg Aegisdottir (fille d’Aegis – le nom du bouclier d’Athéna) se lance. Elle est femme, ce qui devrait encore plus plaire à la mode d’époque… D’ailleurs ce polar a pour objet les filles – et leur principal défaut semble-t-il : le mensonge permanent. Tout le monde ment, tout le monde se veut autrement qu’il n’est, tout le monde réécrit ce qu’il a fait.

Son inspectrice est Elma, 33 ans, ex-enquêtrice de la brigade criminelle de Reykjavik qui revient dans la petite ville d’Akranes où elle a d’ailleurs passé son enfance (comme l’autrice). Tout est donc véridique dans les lieux et les gens. L’Islande est un pays étroit avec peu d’habitants et tout le monde se connaît dans les villages et les petites villes ; il n’y a guère qu’à la capitale que l’on peut retrouver un certain anonymat. Ce qui n’est pas anodin pour notre histoire.

Tout commence évidemment par un cadavre : celui d’une jeune femme découverte dans une faille de lave sur les pentes du volcan (éteint) Grabok, par deux gamins qui jouaient aux sauvages. Ils ont cru voir un gobelin mais ce n’était qu’un corps décomposé depuis quasi un an. On découvrira très vite qu’il s’agit de Marianna, mère célibataire un peu bizarre qui n’a guère aimé son enfant, une fille nommée Hekla qui a désormais 15 ans et qui préfère sa famille d’accueil à Akranes et ses copines de collège Dina et Tinna.

Qui en voulait donc à Marianna ? Les chapitres d’enquête, avec les inévitables problèmes de famille et de collègues pour faire humain, sont entrelacés avec de mystérieux chapitres qui relatent les relations d’une mère avec sa fille, depuis bébé jusqu’à ses 10 ans. Relations guère affectueuses et même carrément toxiques. Allez vous étonner après ça que… Mais aucun prénom n’est donné jusque fort tard dans le livre et le lecteur se sait pas de qui l’on parle. Il croit deviner, et puis pschitt !

Dans un pays aussi petit où la jeunesse n’a guère de loisirs autres que « faire la fête » en éclusant de l’alcool et en baisant à tout va dès la plus jeune adolescence, la rumeur peut enfler d’un coup et briser une vie. Unetelle est une pute trop facile ou Untel est un violeur. Ou briser plusieurs vies – jusque fort tard dans l’existence car il n’est nul lieu où vraiment se refaire une nouvelle vie.

Elma et son collègue Saevar ont pour patron un dénommé Hördur… Cocasse en français – mais ça se prononce oeurdur car le ö est un oeu. Ce n’est pas le seul exotisme, ce qui donne du sel à ces polars nordiques, plongés dans la nuit six mois par an, le frais et la brume tout le temps, avec les stations-services en guise de « dépanneurs » comme disent les Canadiens, les supermarchés locaux où l’on vend de tout, y compris du carburant, mais aussi de l’agneau séché à mettre dans un pain plat pour en faire un met à la Lord Sandwich. Entre autres.

Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent, 2019, Points policier 2023, 427 pages, €8,90 e-book Kindle €8,99

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La dame de Shanghaï d’Orson Welles

Ce film est un monstre baroque devenu culte après avoir été boudé à sa sortie. C’est qu’il est déroutant : des personnages hideux, une intrigue tordue, une oscillation perpétuelle entre film noir et film d’aventure.

Rita Hayworth (Rosaleen) et Orson Welles (O’Hara) étaient mariés dans la vraie vie mais amants venimeux dans le film. Ils allaient divorcer mais c’est Rita qui avait convaincu le producteur Cohn de financer Welles. Comme quoi, lorsque rien n’est simple, tout se complique ! Michael O’Hara est un marin irlandais qui aime bien bourlinguer et boire un coup à l’occasion. Il est naïf et un peu brutal mais idéaliste, le portrait du « pionnier » idéal. Il va découvrir la vraie Amérique, celle de ceux qui ont réussi : un vrai banc de requins d’un égoïsme féroce, partisans du droit du plus fort où l’argent est l’objectif suprême. Aucune émotion chez ces gens, sinon le sadisme ; aucun amour, si ce n’est masochiste.

Le marin en balade dans Central Park un soir sauve la blonde bien roulée Rosaleen d’une agression par une bande de jeunes un peu maladroits. Il les fait fuir à coups de poing et la raccompagne au garage dans son fiacre dont le cocher a fui. Rien de plus, pas de dernier verre, mais un attrait physique de l’un pour l’autre, comme aimantés. Rosaleen est mariée à Arthur Bannister (Everett Sloane), avocat célèbre mais impotent et impuissant. Perverse, Rosaleen propose au marin d’être le capitaine du yacht de son mari (en vrai celui d’Errol Flynn) pour la croisière en préparation. O’Hara ne veut pas se lier, encore moins coucher avec une femme mariée sous les yeux de l’époux, mais il finit par dire oui, comme aimanté par le mal. Car l’avocat Bannister lui-même lui demande et joue avec lui à qui tient le mieux l’alcool. Il perd, montrant par là combien O’Hara est plus fort que lui physiquement. Il pourra contenter sa belle femme, ce que lui ne peut pas.

Cela se fera sous le regard libidineux et concupiscent de l’associé de l’avocat, le huileux George Grisby (Glenn Anders). Il encourage Michael, baisant ainsi Rosaleen par procuration. Le film, dans ces années quarante, ne montre que le baiser, d’ailleurs un scandale lorsqu’il est en public. Toute une bande d’écoliers se gausse ainsi du couple ventousé devant les murènes à gueules ouvertes de l’aquarium où Rosaleen a donné rendez-vous à Michael après la croisière ; aujourd’hui, la bande sourirait, les envierait et tenterait peut-être quelques travaux pratiques par imitation. L’époque a bien changé, encore que le rigorisme puritain revienne, porté par le protestantisme militant yankee, le catholicisme réactionnaire français, l’intégrisme juif israélien, l’orthodoxie poutinienne et l’islamisme pudibond maghrébin…

Michael O’Hara le marin découvre l’univers des riches, individus morbides qui se haïssent et restent en bandes, inséparables comme les requins. Il a toujours la velléité de démissionner et abandonner le navire, mais il est pris par son devoir de capitaine et par l’aimantation magnétique de la femelle blonde. Elle est belle, fragile : peut-elle être sauvée ? Il lui proposera plusieurs fois de fuir à deux, loin des autres et de tout, sans guère d’argent mais est-ce ce qui importe ? – Oui, à ce que fait comprendre Rosaleen à Michael. Lui est amoureux de son fantasme, pas vraiment de la femme réelle ; il découvrira que, pour les bourgeois comme elle, l’image est tout et l’idéal néant. Alors « l’amour », quelle blague !

Bannister « aime » sa femme mais comme bel objet de son pouvoir ; il ne la possède qu’en droit, pas en fait car il a la langue mieux pendue que le zizi. Grisby « aime » Rosaleen comme un objet qu’il convoite mais ne peut avoir, d’où sa haine de Bannister et son voyeurisme envers O’Hara. Rosaleen « n’aime » personne, elle est trop adulée depuis toute petite pour éprouver un quelconque sentiment pour ceux qui d’aventure l’aimetraient ; elle est reine, elle règne, et tous lui doivent hommage. La scène où elle bronze en maillot (une pièce quand même) sur un rocher montre la sirène, les formes physiques idéales mais l’âme d’une goule prête à séduire pour consommer, et à jeter ensuite. Ainsi fera-t-elle de Michael le naïf. Dans ce film, l’amour ne passe que par la perversité. Il est un jeu où chacun positionne ses pions pour avoir la meilleure chance, comme aux échecs ; l’allusion sera transparente dans la scène du procès où le juge déplace des pions entre deux séances. L’amour est aussi mimétisme, désirer ce que l’autre possède et qu’on n’a pas, comme dans la scène des miroirs. Lorsqu’ils sont brisés à coups de pistolet, c’est l’image de Rosaleen qui est brisée pour tous : l’idéal de Michael, le bel objet de Bannister, sa propre image de femme même.

Le jeune homme O’Hara découvre jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage. Il est prêt à se compromettre, à tuer même, à passer pour l’idiot du village. Il n’y a pas de victime innocente, pas de bourreau par hasard.

Car ce jeu d’amours se double d’une intrigue tordue. George Grisby, l’avocat associé de Bannister, propose à O’Hara de le tuer sans risque contre 5 000 $ en cash. Il lui suffit de se faire remarquer, de tirer en l’air deux coups de feu et de s’enfuir au vu de tous, tandis que Grisby disparaîtra en canot pour commencer une nouvelle vie en touchant l’assurance. O’Hara sera pris mais qu’importe : en Californie, pas de cadavre, pas de preuve, pas de condamnation. Mais le jeune marin est bien niais : comment toucher une assurance-vie lorsqu’on n’est plus en vie ? Bannister démontera cette logique implacable. Comment enlever la femme riche avec seulement 5 000 $ ? Rosaleen démontera ce rêve comme un décor de carton pâte. Comment ne pas être pris à un autre piège ? Car Grisby a pour objectif de tuer Bannister et de faire accuser O’Hara, trouvé en possession de l’arme ; il obtiendra ainsi l’assurance-vie souscrite par son associé et peut-être, en prime, la veuve blonde « éplorée ».

Mais Bannister avait engagé un détective pour surveiller sa femme et voir comment O’Hara s’acquittait de ses devoirs. Le détective surprend Grisby, qui le tue, mais il n’achève pas sa victime et celui-ci a encore la force de téléphoner pour prévenir. O’Hara est arrêté et accusé mais Bannister, qui le défend à la demande de sa femme, a reçu le témoignage qui permet de l’innocenter. Il joue son rôle de la défense à la perfection, faisant même rire le jury lorsqu’il s’interroge lui-même comme témoin, puisque l’accusation l’a fait citer. Mais le spectateur ne sait pas quel sera le verdict du jury, O’Hara parvient à fuir le tribunal à la reprise des débats.

L’intrigue compte moins que l’univers d’images et de symboles. Orson Welles dénonce l’Amérique, les stars et Hollywood. Tous sont des requins sans merci qui ne vivent que pour le fric et sont affolés par lui comme les squales par le sang. Les apparences sont trompeuses et la réalité sordide. Aujourd’hui encore, le bouffon Trump l’a montré à tous. La femme fatale n’a rien d’un amour possible, elle n’est qu’un monstre assoiffé de mâles et d’argent ; O’Hara aurait dû la laisser se faire violer au cœur de la ville, elle aurait probablement aimé ça. Dans la galerie des glaces du parc d’attraction désert où elle a fait se cacher O’Hara après sa fuite du tribunal, elle devient une créature surnaturelle maléfique. La star rousse Rita Hayworth se métamorphose en froide blonde calculatrice, executive woman comme les firmes yankees en sont pleines. L’intrigue policière reste jusqu’au bout peu compréhensible car seuls comptent les rapports aliénés des personnages. Le chien Orson Welles dans le jeu de quilles hollywoodien chamboule son cinéma narratif classique au profit de l’abstraction symbolique qui sera celle des années 60.

Que reste-t-il ? Une Rita au sommet de sa gloire physique, un Orson jeune qui n’est pas encore bouffi, un Acapulco mexicain encore paradisiaque mais déjà gangrené par le tourisme de riches. Et un portrait de l’Amérique qui reste trop bien d’actualité.

DVD La dame de Shanghaï (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947, avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane, Glenn Anders, Ted de Corsia, Arcadès 2018, 1h28, €11,47 Blu-ray €8,50

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Toutes choses ont leur saison, dit Montaigne

Dans le chapitre XXVIII du Livre II des Essais, notre philosophe périgourdin prend pour exemple Caton le jeune, belle nature toute en vertu, qu’il admire. Mais ce qu’il admire le plus, c’est la sagesse que le jeune Caton a de vivre sa vie selon son âge, sans se préoccuper de désirer ce qu’il ne peut plus assouvir, ni de se préoccuper de sa mort, qui viendra quand elle viendra.

« Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout » dit Montaigne, et « le sage met des limites même à la vertu », dit Juvénal. Un écolier de cinquante ans est ridicule, en revanche, toujours apprendre ne l’est pas – mais il faut apprendre selon son âge : « la sotte chose qu’un vieillard abécédaire ! ». Ainsi le jeune Caton, sentant sa fin prochaine, étudia-t-il le discours de Platon sur l’éternité de l’âme. « S’il faut étudier, étudions une étude sortable à notre condition », résume Montaigne.

Mais ne pas jouer au jeune, ni en l’étude scolaire, ni en l’exercice des armes. S’éduquer et se forcir, c’est bien – quand on a 20 ans. Mais il faut employer ces acquis une fois l’âge mûr venu : à quoi cela sert-il d’apprendre, sinon pour faire ? « Le jeune doit faire ses apprêts, le vieux en jouir, disent les sages. » Le vice est de désirer comme en sa puberté alors que l’on n’en a plus les moyens : ainsi les barbons qui désirent baiser les jeunettes – rien de sage dans cette envie qui est nostalgie du passé révolu, images enfuies de sa jeunesse. « C’est enfin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu’elle amortit en moi plusieurs désirs et soins de quoi la vie est inquiétée, le soin du cours du monde, le soin des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moi. »

S’il faut vivre avec son temps, il faut vivre aussi avec son âge. Vivons à chaque moment au présent : telle est la sagesse de Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder

Le célèbre détective revisité bien après la mort de son fidèle Docteur Watson. Une malle retrouvée « à l’ouvrir que cinquante ans après » livre les secrets d’une affaire délicate qui met en cause les femmes et le gouvernement de Sa Majesté. Je veux parler de VR, Victoria Regina, la petite dame en noir.

Le récit est réjouissant et la réalisation emplie d’un humour tout britannique. Souffrons cependant que le factotum, quand même docteur en médecine, soit présenté comme un niais qui bafouille lorsqu’il croit voir des choses. Pour le reste, histoire tordue, monstre du Loch Ness, belles pépées, sept nains, six moines, Russes plus vrais que nature, Écossais bourrus à souhait, Allemands retors bien que dirigé par le petit-fils de Victoria la reine, le Kaiser Guillaume.

Sherlock (Robert Stephens) s’ennuie, aucune affaire ; il y a bien les sept nains qui ont disparus mais le directeur du cirque n’offre que 5 £ car il n’y en a que six. Sherlock se shoote à la cocaïne pour oublier, au grand dam de son médecin Watson (Colin Blakely) qui aimerait bien une nouvelle affaire pour que le maître agite ses petites cellules grises et que lui puisse suivre puis publier dans The Strand Magazine une nouvelle aventure qui fait les délices du public. Au courrier, une seule chose intrigue Sherlock : qu’on lui offre des billets en loge pour le Lac des cygnes des ballets impériaux russes qui passent à Londres et dont les inscriptions sont closes depuis longtemps.

La célèbre diva Petrova (Tamara Toumanova) effectue sa dernière danse. Sherlock baille ; autant il aime la musique, autant le ballet l’ennuie. Au baisser de rideau, le directeur Nikolaï Roghozin (Clive Revill) s’introduit dans leur loge afin de les convier à le suivre. Il laisse Watson aux mains des ballerines qui s’empressent de le faire danser sans parler un seul autre mot anglais que « yes » et pousse Sherlock dans la loge de la diva. C’est simple, elle lui offre un violon Stradivarius, un vrai du XVIIe siècle (une fortune), pour qu’il la baise une semaine à Venise et lui fasse un enfant. Elle veut en effet, à la russe, le meilleur : sa beauté à elle et son intelligence à lui. Sherlock Holmes n’a rien contre les femmes mais il les tient à distance, en bon Anglais dressé dans les collèges victoriens. Il déclarera avoir été fiancé à la fille de son prof de violon mais la fille a eu le mauvais goût de décéder d’influenza deux jours avant les noces. Depuis, il se méfie : les femmes sont imprévisibles, aptes à la trahison. Ne sachant comment décliner sans vexer, il laisse entendre qu’il est pédé – comme Tchaïkovski. La Petrova est outrée, le directeur aussi, mais Sherlock est sauvé. Il récupère un Watson échevelé qui badine fort avec les jolies ballerines et leurs « popotins ». Sauf que le directeur s’empresse de divulguer la chose aux filles et elles s’éloignent du docteur, laissant la place à leurs jeunes partenaires masculins – l’homosexualité est courante dans les ballets.

Lorsqu’il l’apprend, Watson est outré. Il accuse Holmes de l’avoir déconsidéré auprès de la société, de son régiment de fusiliers, de son club… Lui, homosexuel ? Quelle honte ! Sherlock élude, c’était la seule façon de se sortir de ce piège habilement tendu. C’est alors que surgit une autre affaire, encore une femme. La poule mouillée est déshabillée, quasi muette (Geneviève Page), repêchée dans la Tamise par un cocher qui réclame le prix de sa course ; pourquoi l’a-t-il amenée chez Holmes ? Parce qu’il a trouvé sa carte dans ses poches avec l’adresse, 221b Baker Street. Faut-il la renvoyer ? Watson s’empresse, lui fait donner du thé par sa logeuse, lui verse un somnifère, lui consent son lit – il couchera sur le divan. Quant à Holmes, il cogite. Ses chaussures indiquent une marque de Paris, elle parle donc français ; ses étiquettes de vêtements indiquent Bruxelles, elle est donc belge ; son anneau de mariage montre son prénom Gabrielle et celui de son mari, Émile. Quant à sa paume, elle a gardé la trace d’une étiquette de consigne avec le numéro 310 qu’Holmes aperçoit lorsqu’elle se réveille et sort nue pour se jeter dans ses bras ; il est suggéré qu’elle a couché avec lui dans la nuit. Il part donc chercher la valise au débarqué de la malle maritime de Belgique tandis que Watson dort toujours. Celle-ci révèle une pile de lettre de son mari Émile Valladon, ingénieur et son portrait.

Le mari ne répond plus et sa femme est venue aux nouvelles. L’adresse qu’il a donné est une boutique vide et la société Jonas qu’il indique comme son employeur n’existe pas. Gabrielle engage Sherlock à retrouver son mari. Ce dernier consent car il veut se débarrasser d’elle au plus vite, elle le gêne dans ses activités et les femmes engendrent des émotions embarrassantes qui font mauvais ménage avec la logique. Ils vont donc envoyer une lettre vide à l’adresse, s’y planquer et voir qui vient la chercher. Il y a dans la pièce tout un lot de canaris qu’une vieille en fauteuil roulant vient approvisionner tout en prenant le courrier. Des ouvriers viennent prendre un lot d’oiseaux en cage et la vieille laisse en partant une lettre… destinée à Holmes !

Celui-ci est convoqué au Diogène’s Club, un antique ramassis de vieillards compassés, qui semble servir de couverture au ministère des Affaires étrangères et où officie le frère de Sherlock, le haut-fonctionnaire Mycroft Holmes (Christopher Lee). L’affaire Valladon est un secret d’État et le détective privé est prié de s’effacer. Mais Sherlock a pu comprendre lors de la livraison d’un plis que l’Écosse, et même le Glenn quelque chose qui ouvre sur le Loch Ness, était l’endroit où devaient être livrées « trois boites ». Il embarque donc tout son petit monde par le train d’Inverness tandis que Gabrielle ouvre et ferme curieusement son ombrelle à la fenêtre comme si elle fonctionnait mal. Sherlock et Gabrielle sont Monsieur et Madame Ashdown tandis que Watson est leur valet. Ce qui donne des situations cocasses dans le train où le valet voyage en troisième classe et dort assis au milieu des moines trappistes qui lisent le livre de Jonas (tiens?) tandis que le couple dort en wagon-lit ; puis au château hôtel où ils ont une suite tandis que le valet est au grenier et les chiottes au sous-sol…

En visitant le pays, les trois vont d’abord au lieu mentionné par inadvertance par Mycroft. C’est un cimetière où, en effet « trois boites » sont livrées, trois cercueils dont deux petits : « un père et ses deux fils », disent le fossoyeurs ; ils se sont noyés dans le loch lorsque leur barque s’est renversée à cause de la houle – ou bien parce qu’ils ont vu le Monstre ! Juste après, plusieurs petits personnages viennent se recueillir sur les tombes : ce sont des nains et pas des enfants – probablement ceux du cirque – mais qui est l’adulte ? Dans la nuit, pour en avoir le cœur net, Sherlock ouvre le cercueil : il s’agit de Valladon, bel et bien mort avec trois canaris devenus blancs et son anneau de mariage devenu vert. Il n’y a qu’une seule explication : le chlore. La visite touristique se poursuit en vélo pour trouver le château. Un seul est « interdit au public » et le guide officiel n’y connaît rien en histoire tandis que les touristes évincés voient livrer deux cages de canaris et deux bidons d’acide sulfurique. En interagissant avec l’eau, cela donne… du chlore ! C’est donc le bon endroit.

Ils y reviennent de nuit en barque à rames et voient survenir le Monstre au ras de l’eau qui se dirige droit vers le château. Watson est terrifié mais Holmes écoute au stéthoscope le bruit d’un moteur sous la surface. Il s’agit donc d’un bateau sous-marin dont le col de dragon est érigé pour effrayer les superstitieux (surtout dans le brouillard et après un whisky bien tassé). Mycroft, qui est plus malin qu’on ne croie, invite donc son frère qui persiste à visiter la base secrète et à rencontrer la reine Victoria qui vient inaugurer le nouveau fleuron de la Marine britannique. Sauf que la petite reine est outrée qu’on puisse tirer sournoisement et sans sommation sous la surface, en n’arborant pas fièrement les couleurs britanniques. Elle refuse l’engin, même si les Prussiens construisent un prototype et espionnent pour ça. Holmes suggère alors à Mycroft, qui lui apprend qui est « Gabrielle » – une belle espionne allemande qui a trucidé la vraie Gabrielle en Belgique pour prendre sa place – de laisser les moines espions allemands s’emparer du prototype mais de laisser une vanne ouverte afin qu’ils coulent en plein loch.

Puis il arrête la fausse Gabrielle, qui regrette son Sherlock qui lui a résisté plus que les autres, et qui sera échangée contre un espion britannique, avant d’être exécutée par les services japonais alors qu’elle était aller espionner là-bas – mais sous le nom de Madame Ashdown, un signe de plus qu’elle tenait à Sherlock. Lui aussi, amoureux sans le dire, part s’enfermer dans sa chambre avec la cocaïne.

Une belle histoire qui prolonge et renouvelle le genre, avec moins de brillantes déductions et plus d’action, baignant dans l’humour très british.

DVD La vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes), Billy Wilder, 1970, avec Robert Stephens, Colin Blakely, Geneviève Page, Christopher Lee, Tamara Toumanova, L’Atelier d’images 2018, 2h07, €13,96 Blu-ray €19,67

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Jean-Christophe Rufin, Check-point

Un pack d’humanitaires d’une association de Lyon part en convoi de deux camions de 15 tonnes livrer en 1995 des vivres, des médicaments et des vêtements dans la Bosnie en guerre.

Ils sont cinq, quatre garçons et une fille. Maud, 21 ans, la taille arrêtée à l’âge de 13 ans, porte des vêtements informes et de grosses lunettes inutiles pour ne pas qu’on la désire. Lionel, le chef de mission, est rigoureux et bureaucrate, il a horreur de sortir des clous et des règles ; il n’est pas fait pour l’action mais est venu pour impressionner Maud, qu’il désire et croit aimer. Alex et Marc sont deux anciens militaires de trente ans, devenus amis parce que blessés par la vie. Alex est métis, Marc est orphelin d’un légionnaire français d’origine hongroise et d’une Palestinienne du Liban ; confié aux enfants de troupe dès l’âge de 5 ans, il a manqué d’affection et a développé une force de résistance aux brimades comme une musculature de riposte. Enfin Vauthier. Hargneux, haineux, égoïste, anarchique, il est indic pour les services de sécurité ; on ne sait pas pourquoi il fait partie d’une mission humanitaire mais on ne tardera pas à le savoir.

Les camions et les bivouacs sont un huis-clos où se déploient les interactions sociales. Lionel aime Maud qui aime Marc, lequel est ami avec Alex ; seul Vauthier déteste et méprise tout le monde – qui le lui rendra bien. Maud et Marc vont baiser comme des lapins, pour le plus grand dépit de Lionel, sous le regard amusé d’Alex, un brin jaloux que son ami lui échappe, et sous l’œil mauvais de Vauthier qui se réjouit du mal fait aux autres. Mais le plus fin est le dilemme constant des jeunes engagés dans la mission : s’agit-il de sauver les corps en les nourrissant, les soignant et les vêtant, ou de porter assistance humaine à des populations confrontées à la guerre ? Auquel cas l’engagement ne peut rester niaisement « humanitaire ». Quand la violence surgit, l’humanisme déguerpit. Il y a ami et ennemi, il faut choisir.

Marc a choisi, Alex aussi, mais s’ils cachent aux autres leur mission personnelle, elle n’est pas la même. Maud découvre et Lionel tente de gérer, vite dépassé. Seul Vauthier, animé par une haine irrépressible pour quiconque est meilleur que lui (ce qui n’est pas difficile à trouver), sait que cela doit mal finir.

Les check-points sont l’expression du chaos, la surveillance de bandes armées autonomes qui limitent leur territoire. Les guerres civiles, partout sur la planète, morcellent les États et déboussolent les civils. Le check-point est le point de passage d’un univers connu à un autre, sauvage, où règne la loi du plus fort. « La guerre civile, c’est le triomphe des salauds. » On l’a bien vu sous l’Occupation. L’humanitaire à la française est devenu naïveté dans le monde actuel. Les French doctors touchés par la misère des enfants affamés du Biafra cèdent peu à peu la place à un engagement carrément militaire – en Libye, au Mali, en Syrie. Les certitudes humanistes sont ébranlées par les réalités de la guerre. Les frontières mentales sont aussi franchies aux check-points. « De quoi les ‘victimes’ ont-elle besoin ? De survivre ou de vaincre ? Que faut-il secourir en elles : la part animale qui demande la nourriture et le gîte, ou la part proprement humaine qui réclame les moyens de se battre, fût-ce au risque du sacrifice ? »

Une belle réflexion en forme de thriller psychologique par un pionnier du mouvement humanitaire français qui a beaucoup réfléchi à l’efficacité de l’action.A l’heure de l’agression sauvage des Russes sur les Ukrainiens, et puisque l’on se demande jusqu’où peut aller notre ‘aide’, ce roman aide à réfléchir.

Jean-Christophe Rufin, Check-point, 2015, Folio 2016, 416 pages, €8,40 e-book Kindle €5,99 ou emprunt abonnement

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Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur

Un court essai philosophique sur le bonheur, écrit de manière très accessible avec nombre d’exemples pris dans l’actualité, la littérature, le cinéma. Trois parties ponctuent l’ouvrage : 1. Le malheur, 2. L’heur, 3. Le bonheur. L’heur est un terme qui veut dire « chance ». Il peut être mauvais (malheur) ou bon (bonheur). L’heur, du latin augurium (présage), est ce qui nous arrive, à nous de le considérer positivement ou négativement.

Car – et c’est là le message du livre –  » l’intelligence consiste à anticiper les événements qui vont t’arriver, non à les ignorer. Dans le premier cas, ta tristesse est moindre puisque tu avais prévu l’événement ; dans le second cas, ta tristesse est renforcée par ta naïveté te faisant croire que cela aurait dû ne pas se produire et par ta mauvaise foi affirmant, pour mieux te mentir à toi-même, que ce qui t’arrive est une injustice. » Autrement dit, il ne sert à rien de se prendre la tête pour ce qui nous arrive, si l’on n’y peut rien. C’est au contraire s’enfoncer dans le malheur que d’adopter le statut (à la mode) de victime. Il s’agit plutôt de rester positif et de poursuivre sa vie en acceptant ce qui s’est passé comme un fait auquel on ne peut rien changer.

Vaste programme pour les mentalités effrayées, panurgiques et limitées de nos contemporains !

Le malheur vient de ne pas accepter le réel et de s’illusionner sur le « comme si » d’une Justice immanente. « Osons cette hypothèse : la manie de l’être humain post-moderne de se vivre comme un Ego n’est-elle pas responsable de son malheur ? » La réponse est OUI.

La faute en est, outre aux personnalités affaiblies par l’éducation indigente, la mode inepte et les soucis quotidiens, aux faux espoirs fournis par la science et par la technique depuis le XIXe siècle.  » La science mit l’humanité en confiance : elle produisit régulièrement de nouvelles découvertes et développa des applications techniques modifiant le quotidien de l’être humain ». D’où l’utopie du transhumanisme et la cryogénisation des corps au cas où. Mais toute découverte a son revers car nous ne serons JAMAIS dans un monde parfait, ce Paradis des mythes du Livre. L’énergie nucléaire a fourni de l’électricité plutôt propre et pas chère – mais aussi des bombes, des accidents et des déchets. La médecine a accru l’espérance de vie – mais aussi les années de vie dépendante, indignes et souffrantes (d’autant que le droit de mourir volontairement n’est toujours pas accordé en France aux personnes conscientes qui en manifestent la volonté, sur l’inertie des interdits catholiques !). Notons que l’auteur cède à cette confusion courante entre « espérance de vie » (à la naissance) et durée de vie moyenne ! Contrairement au mythe, les hommes préhistoriques ne mouraient guère plus jeunes qu’il y a un siècle ! Seuls les progrès de la médecine depuis quelques décennies ont amélioré la fin de vie et fait reculer les décès des bébés ou des femmes en couche.

« Ce qui est bizarre chez les citoyens actuels ne vient pas du progrès de leur espérance de vie : il provient de leur angoisse de mourir ». Plus la science et la médecine reculent l’âge probable du décès, plus l’angoisse croît, ce qui ne fait pas le bonheur des gens. D’où probablement cette crispation sur « l’âge de la retraite » que le gouvernement voudrait (rationnellement) augmenter, à l’image des pays voisins, mais que les salariés refusent (irrationnellement), par crainte de ne pouvoir « en profiter ». Cette « angoisse de la mort est bien plus forte que lorsque les religions régnaient et nourrissaient les âmes », note avec raison l’auteur. Comme s’il fallait « croire » pour mieux vivre, en méthode Coué pour l’élan vital. Après tout, il existe bien un effet placebo des l’homéopathie et des « miracles » de Lourdes…

Mais les humains (des trois sexes +) sont peu armés pour la logique. « Lorsque tu fondes la mort de ton enfant ou de ton conjoint sur la maladie, tu cherches une cause à la mort, voire un responsable ; tu refuses au fond d’être toi-même res-ponsable, c’est-à-dire capable de répondre de la mort de ce proche. Attention : être responsable ne veut nullement dire « coupable ». La responsabilité signifie ici que tu comprends et acceptes les événements qui arrivent parce que tu les as anticipés. Tu réponds donc des événements avant qu’ils arrivent et, lorsqu’ils arrivent, tu les accueilles. «  Trouver une cause, un coupable, mandater un bouc émissaire de tous les péchés, est un réflexe atavique – mais inutile et vain. Condamner un « méchant » ne fera pas revenir l’assassiné, ni accuser « le gouvernement » de ne pas vacciner, puis de trop vacciner, puis d’obliger à la vaccination lors d’une pandémie sur laquelle personne ne sait grand-chose. C’est se défouler pour se faire plaisir, et se dédouaner de ses propres responsabilités.

« Le mal est un « possible » et non une exception. En considérant cet acte criminel comme une exception, la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie. Or le vol, le viol et le crime sont aussi normaux que l’accident, la maladie et la mort de vieillesse. En les déclarant normaux, ces événements ne sont nullement valorisés : ils sont seulement considérés comme des réalités que nous devons anticiper. » La norme veut dire que cela arrive souvent. Le malheur est culturel : notre société moderne refuse la mort, l’accident, le viol et les ennuis, tout simplement parce que la mathématisation du monde des savants et des technocrates lui a assuré que tout était calculable, donc prévisible, donc évitable. Mais le malheur survient et « la douleur morale n’est pas une souffrance dans la mesure où elle ne provient pas du corps, mais de l’âme : elle est l’effet de notre imagination qui considère qu’un événement aurait dû ne pas arriver. »

Dès lors, écrit l’auteur sagement, « pour essayer de ramener les citoyens dans la réalité, il convient de distinguer le méchant et le malheur. Le premier pratique le mal et finit, la plupart du temps, beaucoup plus mal qu’il a commencé. Le second, en revanche, n’est pas une réalité : il est une interprétation de ce qui nous arrive et dont nous attribuons la responsabilité à un méchant ou à la nature. »

Si le livre n’en parle pas (pour ne pas fâcher les élèves dans l’Education nationale et les classes du prof ?), le terrorisme est ici clairement visé. Il profite de l’interprétation que les Occidentaux font de ce qui leur arrive, il veut les sidérer, les angoisser – en bref les terroriser pour mieux imposer sa loi arbitraire et étroitement religieuse. Mais, « si le méchant réalise que nous sommes au-dessus de ce qu’il a fait, il ne comprendra bien sûr pas notre force, mais il finira par constater sa faiblesse face à l’indifférence que nous éprouvons pour lui.  » Survivre et poursuivre dans nos pratiques, nos coutumes et nos valeurs est le meilleur antidote au terrorisme (sans parler bien-sûr de la traque policière et des représailles militaires si besoin est).

Le sage accompagne la réalité avec intelligence. « Inversement, celui qui est rivé à ses désirs ne voit rien arriver et ignore, au fond, qui il est : il n’est ni un moi, ni un ça, ni un surmoi. Il est un non-sage. » Autrement dit étourdi ou crétin ; c’est-à-dire un fétu de paille au vent, qui se laisse ballotter par la mode, les dominants qui passent et les circonstances qui viennent. Donc un con – un connard ou une connasse pour suivre la pente genrée de l’auteur.

Contrairement aux croyances les mieux ancrées, ni l’amour, ni l’argent, ni la santé ne font le bonheur. L’amour est un mot-valise qui comprend le désir, l’affection, la tendresse, la charité ; seul le don permet le bonheur, mais ni l’envie, ni la jalousie, ni la possession, ni le fusionnel. Combien se sont suicidés par amour déçu ? L’argent révèle la nature humaine, cupidité et égoïsme – au cœur de sa famille, de son conjoint et de ses amis. « La générosité par l’argent n’a pas d’odeur et ne sent pas l’amour. » Combien se sont suicidés parce que la richesse éloigne des gens et ne « paye » pas l’amour ? « Pourquoi les riches ne sont pas mécaniquement heureux et les pauvres mécaniquement malheureux ? La réponse est bien sûr liée au bonheur qui découle de l’esprit, d’un équilibre intérieur de la personnalité, autrement dit d’une force de l’âme. Dès lors, si un riche est heureux, il doit son bonheur à sa richesse spirituelle, non à sa richesse matérielle. « 

Les apparences ne sont pas la réalité, pas plus que l’habit ne fait le moine. « Ce que tu prenais pour des biens – gloire, richesse et santé – ne sont que des préférables et qu’il est nécessaire que tu t’intéresses à la liberté si tu veux sortir de l’indifférence pour atteindre le Bonheur. « 

Le bonheur, justement. Citant le film Quatre mariages et un enterrement, l’auteur conclut : « Contrairement aux coups de foudre, le bonheur est à la fois capable de s’adapter au réel et de résister au temps et aux difficultés. «  Le bonheur n’est pas un but mais une récompense de ses actes.

Le désir est une excitation, une tension qu’il faut résoudre en la déchargeant. Il n’est pas un état de bonheur mais une libération du désir pour retrouver, le calme, l’équilibre ». « Les buts raisonnables et sensés que tu atteins génèrent du bonheur là où les buts irrationnels et excités engendrent plaisirs ponctuels et conséquences négatives ». Baiser ne fait pas plus le bonheur que devenir riche.

Les stoïciens avaient avancé dans la voie de la sagesse, Montaigne les a repris, et de nos jours entre autres André Comte-Sponville et Clément Rosset. « Marc-Aurèle était empereur, Sénèque était sénateur et Epictète était esclave. Mais ce qui les rendait heureux, tenait moins à leur situation sociale qu’à leur sagesse.  » Le stoïcisme, étudié jadis dans les classes, est aujourd’hui vulgarisé sous forme de bouddhisme à l’usage des bobos et bobotes dans les « stages » de méditation et de « développement personnel ».  Ils apprennent, avec l’exotisme du storytelling marketing de la sauce mercantile yankee, ce qu’est le bonheur acheté en kit. Selon l’auteur, qui ne les cite pas, « il y a dans la liberté (stoïcienne) une capacité à anticiper les événements te permettant de les accueillir sans pour autant penser que tu en serais la cause. Lect-rice/eur, tu sculptes ta liberté en mettant en œuvre ton pouvoir d’accepter ce qui arrive. «  A noter l’écriture inclusive adoptée sans raison par Emmanuel Jaffelin ; elle est très agaçante à l’usage, n’apporte absolument RIEN au propos et ne montre aucun respect pour le lecteur dont elle limite les sexes à deux seulement ! C’est une fausse galanterie qui gêne l’œil pour obéir à une passion passive – celle de la mode – et se soumettre à une colonisation – celle des Etats-Unis.

Chacun est déterminé par ses gènes, sa famille, son milieu, sa religion, son pays et sa race. Nul n’est libre, pas même le plus puissant ou le plus riche. Même Trump ou Poutine n’ont pas fait ce qu’ils ont voulu, pas plus qu’Hitler ou Mao. Mais il y a un domaine dans lequel le destin n’intervient pas : la pensée de chacun. Il s’agit de « positiver » ! Par exemple, à propos de la mort d’un proche : « tu t’ouvres à nouveau sur la réalité pour voir son immensité et son infinité afin de raisonner et te dire que la vie de la personne qui vient de mourir était un miracle puisque tu aurais pu ne jamais la connaître. »

Ni maître et possesseur de la nature, ni pure Volonté de réaliser l’Histoire, mais la fin de la démesure et de l’orgueil de Fils de Dieu. « La personne qui renonce à maîtriser le monde, accepte en revanche de se maîtriser elle-même, ce qui donne lieu à une sagesse. En suivant ce but – la sagesse, Sophia – le sage a pour récompense le bonheur  » – avis à ceux qui ont la prétention de « changer le monde » au lieu de le connaître. En général, ils aboutissent à des catastrophes…

Au fond, « trois moyens nourrissent la sagesse : d’abord bannir l’espérance (qui fait souffrir) ; ensuite, ne pas regretter le passé ; enfin vivre ici et maintenant. » C’est tout simple ! Cela veut dire bannir les illusions, qu’elles soient sur l’avenir ou le passé, et même au présent. « La vertu ne consiste donc pas à suivre un idéal hors du monde ou une réalité transcendante : elle est cette vue exacte que la raison a de la nature et de nous-mêmes.  » La nature n’est pas celle des écolos mais le cosmos lui-même et son ordre, dont les mathématiques les plus poussées ne nous donnent encore qu’une vague idée. Cette nature « est une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont nous pouvons anticiper les phénomènes, non pour la transformer comme le fait superficiellement la technoscience, mais pour forger notre âme. » Sagement dit.

Mais qui touchera peu de monde, même s’il le faudrait : « dans la civilisation de l’égo, de l’égoïsme, de l’égotisme et du tout-à-l’égo qui caractérise notre civilisation au XXIe siècle, il est difficile d’expliquer à une personne que son MOI est une fiction et une invention de sa culture ». Je corrigerais en « sous »-culture, tant l’emprise de la mode et des mœurs anglosaxonnes imbibent les mentalités et les comportements, allant jusqu’à singer ce qui n’a rien à voir avec notre propre culture : Halloween, le puritanisme exacerbé, la haine entre hommes et femmes, la grande prosternation envers les cultures « dominées » et toutes les imbécilités à l’œuvre dans les universités américaines.

Un petit livre intelligent et sans jargon qui fait penser et dit sur le bonheur plus que des bibliothèques entières. Il remet les pendules à l’heure sur les mots, leur définition et ce qu’est véritablement le bonheur – qui ne résulte que de la sagesse.

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur, 2020, Michel Lafon 2021, 176 pages, €12.00 e-book Kindle €9.99

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Les grandes vacances de Jean Girault

Louis de Funès en directeur d’internat privé à 5 km de Versailles (en fait le château de Gillevoisin dans l’Essonne) et en père en butte aux adolescences de ses fils Philippe et Gérard. Frasques et gag en tous genres et en couleur, dans ces années soixante qui deviennent mythiques tant les « problèmes » et les « crises » que nous nous efforçons de susciter à chaque moment n’étaient alors pas d’actualité. Un optimisme bienveillant était la règle, la population était jeune.

Le fils aîné du directeur Charles Bosquier, Philippe (François Leccia, 18 ans au tournage), a un bulletin minable en anglais : 1/20 seulement (l’époque savait noter de 1 à 20 et pas comme aujourd’hui de 6 à 18 pour ne pas déplaire). Illico presto son père décide de l’envoyer en Angleterre dans le cadre d’un échange avec son ami Mac Farrell (Ferdy Mayne), gros distilleur de whisky. Il recevra en échange sa fille Shirley (Martine Kelly, 22 ans au tournage) dans son château où l’internat fonctionne en rattrapage pendant les vacances.

Mais Philippe a prévu d’autres vacances : une croisière sur la Seine jusqu’au Havre avec ses copains. Il soudoie donc Michonnet (Maurice Risch, 24 ans au tournage), un gros balourd dont les parents se fichent et qui n’a rien de prévu durant tout l’été, pour qu’il parte à sa place et se fasse passer pour lui. Shirley arrive à l’internat en voiture Mini et en jupe mini, toute la mode des sixties. Les élèves en rattrapage en sont tout chamboulés et le directeur se fâche dans un théâtre de comedia del arte comme il sait faire. Shirley boude. Elle soudoie alors Gérard (Olivier de Funès, 16 ans au tournage), le fils cadet du directeur et son favori, pour qu’il l’emmène dans les lieux où l’on s’amuse. Au prétexte de visiter les musées parisiens ou l’église Sainte-Clothilde, ce ne sont que cinémas et boites où l’on danse. Les deux adolescents sont surpris un soir qu’ils rentrent tard de s’être trop amusés, échevelés et débraillés. En suivant son fils si sage jusque dans sa chambre puis dans la salle de bain, le père découvre que le gentil Gérard, qui compose un herbier, s’intéresse aussi à Rock et Folk, Playboy, Lui et autres magazines de son temps.

Lors d’un périple en Mini, Gérard propose d’aller se baigner. Et quoi de mieux que Les Mureaux sur la Seine, à 30 km de Versailles, qu’il connaît bien puisque le voilier familial y est amarré au club nautique. C’est là qu’il découvre Philippe, qui n’est pas en Angleterre, et que Shirley décide de partir en croisière avec les garçons ; elle en a marre du ronchon directeur. Ils font sortir en douce l’élève Bargin (René Bouloc, 23 ans au tournage), en rattrapage constant mais qui sait réparer les moteurs, et les voilà partis dans la brise et sous le soleil, chemises ouvertes ou torse nu. Shirley est ravie ; elle se prend de mamours pour le grand et svelte Philippe.

Et c’est l’imbroglio du théâtre : Bosquier apprend par Mac Farrell que son fils est malade d’avoir trop englouti de bouffe anglaise (huîtres en soupe, rôti à la chantilly parfum menthe, haddock aux cerises et mandarines, immonde jelly tremblotante aux couleurs flashy…) ; il décide d’aller le voir. Il démasque évidemment Michonnet qui a pris la place de Philippe mais il joue le jeu en râlant, pour éviter le scandale. L’ado va bien, il a seulement une indigestion. Lorsqu’il revient au château, il apprend que Shirley est partie avec Philippe, Gérard a vendu la mèche à sa mère (Claude Gensac), et le voilà emporté dans une épopée fantastique pour les rattraper avant que Mac Farrell n’arrive pour récupérer Shirley !

DS noire à fond sur les petites routes, emboutissage d’un poulailler, vol d’un canot à moteur, méprise pour sa seconde fois avec un voilier qui ressemble à celui de son fils après la Mini qui ressemblait à celle de Shirley, pris dans un fil de cerf-volant et entraîné dans les airs par son canot sans maître, recueilli dans la flotte par une péniche de Flamands, déguisé en matelot de la Grosse Lulu à cause d’un pantalon cramé au fer, pris en stop par un livreur de charbon en camion Renault, bagarre dans un rade du Havre où les jeunes sont arrivés, retrouvailles du voilier et de ses deux adolescents échappés des flics occupés à baiser (ou presque) – retour au château pour l’arrivé de Mac. Ouf ! Shirley, déguisée en écolière très sage, repart avec son père.

Michonnet est toujours en Angleterre et supplie d’y rester encore un peu. Mais Shirley ne veut pas entendre parler de lui, éprise de Philippe. Comme il l’agace, elle ne trouve rien de mieux que de diluer un somnifère dans son whisky rituel puis de faire semblant d’avoir couché avec lui lorsque le majordome lui apporte son thé, ses toasts et son jus d’orange du matin. Outré, il va en faire part à son maître qui téléphone aussi sec à Bosquier que c’est un scandale. Celui-ci retourne aussitôt en Angleterre et traîne Philippe avec lui pour dissiper le malentendu. Shirley s’aperçoit alors que le Philippe chez elle est Michonnet alors que le Michonnet du bateau est Philippe. Baiser dans l’escalier, au risque d’un nouveau scandale.

Qui d’ailleurs arrive aussitôt – comique de répétition – par un mot laissé sur l’oreiller à son père : je suis partie avec Philippe, nous allons nous marier. Les deux pères sont atterrés. Une vieille coutume écossaise veut en effet qu’une fois l’an lors de la fête, le village écossais de Gretna Green permette aux jeunes couples de se marier chez le forgeron dès 16 ans sans le consentement de leurs parents (la majorité était à 21 ans). Les cérémonies se font à la chaîne, pressées par les parents qui accourent à cheval, en voiture et par tous les moyens de transport pour les empêcher. Bosquier et Mac Farrel arrivent en avion, l’Écossais ayant été pilote de chasse pendant la guerre. Bosquier le fait se poser sur le toit de l’autocar qui transporte les adolescents.

Le mariage a lieu in extremis, tout étant fait pour retarder les parents qui doivent louer des déguisement d’époque pour entrer, dans une bagarre sans nom pour les frusques. Poursuivis par leurs pères, Philippe et Shirley enfourchent des chevaux et fuient à travers la lande, poursuivis par une carriole attelée que Bosquier emballe en fouettant les chevaux. Celle-ci ne tarde pas à se disloquer dans une pente car un cheval ne peut pas freiner, son sabot n’ayant pas deux doigts comme les bœufs. Les deux pères restant dans la carcasse qui fait traîneau jurent que, s’ils s’en sortent, ils accepteront le mariage de leurs tourtereaux. Ils se fracassent sans dommage corporel dans la distillerie familiale, mais engendrent une inondation de whisky. Un banquet écossais avec danses scelle la réconciliation de tous et la fin des grandes vacances. Philippe aura au moins appris à parler anglais.

DVD Les grandes vacances, Jean Girault, 1967, avec Louis de Funès, Ferdy Mayne, Martine Kelly, François Leccia, Olivier de Funès, StudioCanal 2010, 1h30, €9,99 blu-ray €14,90

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Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur

Les frasques sexuelles d’Adélaïde Van Veen, dite Ada, et de son cousin Ivan Van Veen, dit Van, sont le fil conducteur génésique d’une réflexion sur le temps humain et la mémoire. Cette « chronique familiale » (sous-titre) s’étend sur 83 ans, de 14 à 97 ans – et sur 543 pages en Pléiade, plus 155 pages de notes. L’auteur a mis trois ans à l’écrire, non sans y avoir pensé depuis plusieurs années. D’un essai sur le temps, les métaphores se transforment en histoire qui composent un récit cohérent – reconstitué à partir des souvenirs des protagonistes, de la famille, des domestiques, des amis et adversaires, des photos prises à leur insu. Lequel récit se décompose lui-même en fragments retrouvés, embellis, repensés, écrits à deux, corrigés…

En bref un kaléidoscope d’instants colorés, qui durent plus ou moins longtemps dans la mémoire subjective de Van ou d’Ada, et composent une œuvre baroque où se métissent les mots en sept langues, les références culturelles (d’où les notes indispensables pour en saisir le sel), et où se télescopent les époques. Celle où se déroule la vie réelle sur Antiterra et celle, mythique, des origines sur Terra (p.815) : l’époque de l’enfance à tout jamais enfuie mais qui a laissé sa marque indélébile et fondatrice en la psyché de chacun. « Car nos souvenirs d’enfance ne sont-ils pas comparables aux caravelles voguant vers la Vinelande [l’Amérique], qu’encerclent indolemment les blancs oiseaux des rêves ? » p. 934. A 16 ans l’auteur Vladimir s’initie au sexe avec Tamara, 15 ans, avant d’être séparés par la révolution bolchevique. A 14 ans, le personnage de fiction Van, qui a déjà baisé « quarante fois » la très jeune tenancière du kiosque à journaux en face de son collège, hume, caresse puis pénètre Ada, 12 ans, qui ne porte pas de culotte sous sa jupe (p.477) et qui a déjà eu deux fois ses règles. La scène de la grange en feu, que les deux enfants contemplent derrière une vitre de la bibliothèque, est la scène primordiale. Van s’est levé nu et ne s’est couvert que d’un tartan sur les épaules ; Ada est en chemise de nuit. Par réflexion dans la vitre, elle voit que Van est nu et, au-dehors, trois petits personnages qui traversent la pelouse les aperçoivent, éclairés par les flammes – l’un d’eux, le fils du cuisinier, prend des photos qui ressurgiront des années plus tard, offrant un autre reflet, une autre couche de mémoire. C’est le début d’une aventure érotique à deux qui durera la vie entière.

Les métaphores ont créé le roman, visions poétiques génitrices du récit. Ce pourquoi les tableaux de peintre, les jeux de lumière, les poèmes, tiennent une grande place. Un mot déclenche les métaphores au souvenir, tel le mot peeble (galet) – car le roman fut écrit directement en anglais. Ces galets roulés par la mer que le petit Vladimir de 4 ans avait ramassé sur la plage de Nice en 1903 pour les rapporter à son grand-père sénile ; ces galets et fragments de poterie ramassés par le fils Dmitri au même endroit pour les porter à son père Vladimir en 1938 – sont les mêmes que ceux que la mère de l’auteur avait trouvés sur la plage de Menton en 1882, et ainsi de suite. Le tout forme une chaîne du temps dans la mémoire.

La nostalgie étant toujours ce qu’elle était, la brutale cassure du lien avec avec Tamara (de son vrai prénom Lioussia) a créé un monde magique, celui « d’avant », à jamais figé dans le souvenir et matrice du roman d’Ada et de Van. Ada l’ardente, habitant Ardis à la campagne ; fillette qui en veut et aime à jouir, tout en vouant un amour profond et durable à son « cousin » dont on s’apercevra, par une substitution d’enfant cachée longtemps par les parents, qu’il est en réalité son frère. Mais cet inceste ignoré importe peu sinon que, dans le mythe, l’amour reforme l’androgyne, frère et sœur fusionnant dans l’acte sexuel et la communion des âmes malgré les aléas de leur vie.

Car Van est aussi ardent qu’Ada, les deux adolescents commettent l’acte une dizaine de fois dans la même journée, s’épuisant en pure énergie de fusion au point qu’une fin d’après-midi Van, 14 ans et pourtant athlète (1m82 et déjà des épaules de bonne largeur, sachant marcher sur les mains, expert en foot et en boxe) part se coucher sans dîner, à l’étonnement de la tante et des domestiques. Un « faune épuisé par une nymphe » selon la réminiscence d’un tableau. Les images transcendent la sexualité dans une « innocence arcadienne » p.935. « Le désir effréné qu’ils ressentaient l’un pour l’autre devenait insupportable si, en l’espace de quelques heures, il n’était satisfait plusieurs fois, au soleil, ou à l’ombre, sur le toit, dans la cave – tout leur était bon. Malgré des ressources peu communes, c’est à peine si Van pouvait marcher de pair avec sa pâle petite ‘amorette’ (jargon français de l’endroit) »  p.534.

Ada n’est ni soumise ni mièvre, elle est surdouée et lit nombre de livres ; elle comprend Van et l’accompagne. « Privée de tes caresses, je perds tout empire sur mes nerfs, plus rien n’existe que l’extase du frottement, l’effet persistant de ton dard, de ton poison délicieux » p.708. Il lui a révélé le plaisir du corps mais aussi la passion du cœur et le bonheur de l’âme apaisée – et elle lui en est reconnaissante. Elle l’aimera toujours, absorbée par lui comme lui par elle, jumeaux en souvenirs. « J’aime sensuellement le temps, dira Van devenu professeur, son étoffe et son étendue, la chute de ses plis, l’impalpabilité même de sa gaze grisâtre, la fraîcheur de son continuum » p.890. Le temps est une espèce vivante dont on fait l’expérience sensible toujours au présent, comme on explore un corps. D’où les retours en arrière, les échanges continus, les prouesses d’écriture, qui sont des couches de temps qui se superposent et s’entremêlent comme si elles faisaient l’amour.

Tous deux sont des « démons » au sens du daîmon grec, puissance divine inconnue des humains qui cause leurs actes. Démon est d’ailleurs le prénom du père de Van – et d’Ada, qu’il a engendrée avec sa belle-sœur Marina alors que son cousin Dan était en voyage, et qui a été échangé contre le bébé mort en fausse couche de l’épouse de Démon – elle-même sœur de Marina. Démon – père de Van et d’Ada – est celui par qui tout arrive. Ce pourquoi, surprenant un jour Ada adulte sortant en peignoir de la salle de bain de Van, il leur interdira de se fréquenter ; ils ne reprendront leurs ébats qu’après sa mort. L’inceste n’est « démoniaque » qu’au sens dérivé moral ; il n’est ni une revendication, ni une justification de l’auteur. Il est là comme destin mais aussi comme piment, comme obstacle, comme tentation.

Ainsi la jeune sœur d’Ada, Lucette, 8 ans, espionne-t-elle les jeunes amants à peine plus âgés qu’elle lorsqu’ils « jouent à saute-bique » comme elle dit. Elle les envie, de leurs jeux, de si bien s’entendre, de fusionner en laissant tous les autres à l’écart lorsqu’ils font l’œuf ; elle voudrait être avec eux dans la coquille et ne cessera de poursuivre Van tout au long de sa vie pour qu’il la possède enfin, qu’il la fasse sienne comme il l’a fait d’Ada. Elle n’y parviendra pas et, par déprime, se laissera mourir dans la mer. Mais les démons enchantent la glèbe d’Ardis et ses habitants, les domestiques qui voient tout, le voisinage ouvert aux commérages, ravis de cette « allégresse pure » p.935. « Elle n’avait jamais soupçonné sur le moment que leur premier été dans les vergers et les orchidariums d’Ardis était devenu dans la campagne environnante un secret et un credo sacré. Les petites bonnes enclines au romanesque (…) adoraient Van, adoraient Ada, adoraient leurs ardeurs dans les bocages d’Ardis… » p.777.

Ada est le roman préféré de Nabokov, le mien aussi. Malgré ses difficultés de lecture parfois – et à cause d’elles peut-être – l’aiguillon joyeux de la vie malgré tout qui court dans les pages et les veines des deux personnages, ravit l’âme comme le cœur et les sens.

Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur (Ada or Ardor: A Family Chronicle), 1969 (1974 pour la co-traduction française revue par l’auteur), Folio 1994, 768 pages, €13,20

Œuvres romanesques complètes tome III 

Vladimir Nabokov, : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

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Raymond Radiguet, Le diable au corps

Raymond Radiguet fut le Rimbaud des lettres françaises durant les années folles. Surdoué en tout, il est mort à 20 ans d’une fièvre typhoïde après un bain dans la Seine, mais surtout de ses excès avec tous les poètes et les écrivains du temps : Jean Cocteau (avec qui il a couché), André Breton, Tristan Tzara, Max Jacob. Encore au lycée, il écrit en 1921 ce roman endiablé au titre bien choisi ; il avait à peine 18 ans.

Osé pour son époque, transgressant les codes de l’honneur du temps (bafouer ainsi les combattants poilus de la Grande guerre!), c’est bien le diable qui a saisi l’adolescent de 15 ans pour Marthe, qui en a trois de plus que lui. Le diable des sens. La joie du corps. La liberté d’Éros. La guerre désorganise tout : elle est une boucherie qui nie l’humanité, une immoralité qui nie l’honneur, une mobilisation qui nie la famille. Préparé par de petits baisers avec les fillettes de son âge, encouragé par un ami de collège qui fantasme plus qu’il n’agit, le narrateur dont on ne connaîtra jamais le prénom a commencé tôt. Vers 9 ans, il a envoyé une lettre à une petite fille de son âge par un gamin plus jeune encore. Il lui « exprimait son amour ». Ce qui choqua la parents de la fille, le directeur de l’école et son propre père. Lequel, indulgent pour son aîné – et peut-être un brin flatté de la précocité de son fils et du style de sa lettre (sans aucune faute d’orthographe) – l’a laissé faire.

C’est à 15 ans qu’il lui fait fortuitement rencontrer Marthe, en avril 1917 à La Varenne. C’est une jeune fille de 18 ans à qui ses parents veulent faire la surprise d’une exposition de ses aquarelles assez scolaires lors d’une vente de charité organisée par la mère du narrateur. Elle est déjà fiancée à Jacques, un soldat au front. Excité par ce défi, et trouvant quelques attraits sensuels à Marthe, le diable saisit au corps l’adolescent de troisième. Il n’est pas « amoureux », pas encore, mais titillé. « Est-ce ma faute si j’eus 12 ans quelques mois avant la déclaration de guerre ? », s’excuse-t-il. Il n’est pas mobilisé comme les autres, il est libre dans une école désorganisée, laissé à lui-même par des valeurs dévalorisées.

L’auteur, né en 1903, est son double. Il a en effet rencontré en avril 1917 (à 14 ans) l’institutrice Alice Saunier, de neuf ans plus âgée, une voisine de ses parents qui lui donne des leçons particulières, y compris sensuelles, jusqu’à l’armistice. Elle a comme Marthe un fiancé au front. Mais « c’est une fausse biographie », écrira-t-il – en bref un roman. Il montre les affres du passage de l’enfant à l’adulte, le cynisme de l’époque et la lucidité de l’adolescence. Ce fut tout cela qui fit scandale : à la parution du roman en 1923, à la sortie du film de Claude Autan-Lara en 1947. La société moralise tout ce qu’elle veut cacher.

Le fiancé loin, la fille esseulée, les sens languissants – tout se conjugue pour favoriser les rencontres. Le garçon l’accompagne choisir du linge et des meubles pour son mariage. Ils parlent de tout et de rien et se plaisent, l’adolescent plus mûr que son âge et la jeune fille unique restée infantile. Elle se marie mais Jacques repart au front, la guerre n’est pas finie. Le narrateur la visite dans son appartement, ils goûtent, se caressent, flirtent. Un jour, ils finissent par baiser tout nu, ce qui ne se faisait guère chez les bourgeois décents. Le grand bouleversement de la guerre est déjà passé par là.

L’auteur reste pudique, il procède souvent par allusions, ce qui laisse toute sa place à l’imagination. Il progresse par à coups, construisant son roman avec une perfection formelle d’adulte, détaillant les sentiments de chacun comme Madame de La Fayette. Pas d’envolées romantiques mais un style d’une sécheresse à la Stendhal, la minutie d’un garçon qui parle direct et se découvre en même temps que l’amour. Car il finit par l’aimer, Marthe. Il lui fait même un enfant, un garçon qui naîtra avant terme, ce qui permettra de l’attribuer à Jacques lors d’une de ses permissions. Marthe lui donnera le prénom de son amant.

L’armistice interviendra, Jacques reviendra, Marthe mourra. Ne subsistera que l’enfant. Il « aura une existence raisonnable », ce qui marque peu d’affect pour son fils, après sa « syncope » pour la mort de Marthe. Mais c’était dans l’air du temps : les hommes se préoccupaient peu des rejetons. Et « je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses », conclut le narrateur de 18 ans. Le diable chrétien n’a rien à voir dans l’explosion des sens, mais plutôt la vie qui se répand, plus encore lorsque la tuerie est à nos portes. La « morale » en est alors bouleversée et l’ordre des choses qui veut à toute force la perpétuation de la vie exige que la tuerie sociale égoïste soit compensée par la profusion libertaire de l’Éros.

Plusieurs films ont repris le roman, l’acteur jouant le narrateur étant à chaque fois nettement plus âgé que de raison et l’histoire sensiblement modifiée.

Raymond Radiguet, Le diable au corps, 1923, Pocket 2019, 144 pages, €1,90 neuf

Raymond Radiguet, Oeuvres, Livre de poche La Pochothèque 2001, 683 pages, €6.27

DVD Le diable au corps, Claude Autan-Lara, 1947, avec Micheline Presle, Gérard Philipe, Denise Grey, Jean Debucourt, Palau, Paramount Pictures 2010, 1h50, €13,81

DVD Le diable au corps, Gérard Vergez, 1990, avec Dacla, Corinne, Portal, Jean-Michel, Winling, Jean-Marie, 1h30, €13,00

Film (pas de DVD – à cause d’une scène de fellation ?) Le diable au corps (Il diavolo in corpo), Marco Bellocchio, 1986, avec Maruschka Detmers, Federico Pitzalis

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J’aime les bonnes odeurs, dit Montaigne

Le chapitre LV des Essais, livre 1, est primesautier et se consacre à un sujet futile, semble-t-il : les senteurs. Montaigne y parle de lui. Il commence par se mettre, comme d’habitude, sous couvert des philosophes. Moins pour s’abriter derrière leur sagesse peut-être que pour mettre en jambe son esprit. Comme les étudiants, il part d’une idée ou d’une citation pour embrayer la pensée personnelle.

Nombre de philosophes romains affectaient le dédain pour les odeurs. Ne sentir rien serait encore le mieux. Ce dégoût ou cette infirmité, c’est selon, prépare déjà le christianisme qui niera la chair et châtiera les sens. « J’aime mieux ne sentir rien que sentir bon », disait Martial.

Montaigne se révolte avec bon sens contre cette ineptie. Lui aime la vie et jouit de tous ses sens. Être sage, est pour lui avoir une bonne vie, pas une vie de privations et d’ascétisme. « J’aime pourtant bien fort à être entretenu de bonnes senteurs, et hais outre mesure les mauvaises », écrit-il. Ce pourquoi il déteste Venise et Paris « par l’aigre senteur, l’une de son marais, l’autre de sa boue ». Les villes ont bien changé mais les mauvaises odeurs subsistent parfois : le relent des canaux à Venise, la touffeur des gaz d’échappement et des clopes à Paris. Comme fumer est de plus en plus interdit ou réprouvé à l’intérieur, les drogués fument dans la rue, sous vos fenêtres, à plaisir.

« Les senteurs plus simples et naturelles me semblent plus agréables », affine Montaigne. Il cite les fards de femmes, « les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants », les épices odoriférantes des cuisiniers. « Les médecins pourraient, crois-je, tirer des odeurs plus d’usage qu’ils ne font ; car j’ai souvent aperçu qu’elles me changent, et agissent en mes esprits selon qu’elles sont ». L’aromachologie et l’olfactothérapie se préoccupent (non sans arrières pensées mercantiles) de guérir ou, du moins, d’augmenter le bien-être. Le marketing s’en est emparé, ce qui n’est pas si neuf, puisque Montaigne notait déjà que « l’invention des encens et parfums aux églises, si ancienne et répandue en toutes nations et religions, regarde à cela de nous réjouir, éveiller et purifier le sens pour nous rendre plus propres à la contemplation ». A noter que ces combustions sont parfois cancérogènes… Certaines boutiques qui vendent du « naturel », ont adopté la diffusion de senteurs pour mieux assurer la propension à se laisser tenter.

Parlant de lui, il parle des autres, notre philosophe ; disant ce qu’il aime, il affirme le bon sens ; se gardant du trop comme du trop peu, il indique le naturel – qui est pour lui la sagesse même.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini

En 1929, le narrateur a 13 ans et une fillette aristocratique de son âge a le béguin pour lui. Mais elle est une Finzi-Contini et, bien que juif lui aussi et la voyant à la synagogue, elle n’est pas de son monde. Alors qu’il vient de rater un examen de maths qu’il doit repasser en octobre, il s’affale désespéré sur l’herbe des remparts de Ferrare, sa ville, où il est venu en bicyclette. Pssit ! Celle qui l’appelle est Micol, la fille cadette des Finzi-Contini, propriétaires d’une très vaste propriété composée de la magna domus, d’un immense jardin arboré aux essences diverses, d’un court de tennis en terre battue, d’une ferme où règne le gardien-concierge-chauffeur-homme à tout faire et sa femme qui sert de bonne avec sa fille. Micol invite le narrateur à venir la rejoindre en grimpant le haut mur, aidé de clous et de prises qu’elle a elle-même installés. Mais le prime adolescent a le vertige ; celui, physique, de la hauteur, mais surtout celui, passionnel de la fille. Ils vont copiner, puis s’embrasser, mais après ? Au cinéma, rien n’est dit de cette ellipse entre le premier baiser et le couple et le garçon ne sait pas, ne veut pas, il le craint.

Le baiser ne se fera pas et il faudra des années avant qu’ils se revoient : dix ans. L’Italie est devenue fasciste et les lois raciales commencent à faire leur effet, même si Mussolini n’est pas Hitler et n’a pas la phobie des mauvais gènes. Mais il est nationaliste et veut, comme tous les repliés sur eux-mêmes, « purifier » la nation italienne de tous les métèques et autres corps étrangers. Tous les Juifs sont donc bannis des instances sociales et relégués dans leurs ghettos, même dorés. Ils sont exclus du club de tennis, du cercle littéraire, de la bibliothèque publique, du conseil des commerçants – et même du parti fasciste lorsqu’ils y ont adhéré pour faire comme tout le monde. Exclus, ils refont donc communauté et les Finzi-Contini, un temps sortis de la synagogue pour rénover la leur, reprennent le chemin commun et invitent la jeunesse à jouer au tennis avec la leur dans le grand parc.

Le narrateur, très littéraire et qui veut devenir romancier, commet déjà quelques vers appréciés. Il tombe inévitablement amoureux de Micol qui le considère comme un frère, mais pas plus. Les lois raciales semblent avoir coupé tout élan vital dans cette famille arrivée. Le frère Alberto se meurt progressivement d’une mononucléose, le père Ermanno, professeur, renonce à publier l’étude qu’il projetait sur la littérature du XVIe siècle. Tout se dégrade dans la géopolitique, dans la société, et les gens avec. En fait, ils ont tous péris en déportation et l’auteur parle d’une époque révolue, trente ans avant. Micol n’est plus, la vie non plus, l’amour est mort.

Restent la brume des relations humaines, émergeant à la mémoire, comme une madeleine de Proust. Il y a d’ailleurs beaucoup de Proust dans la façon dont Bassani raconte les familles, les gens, les jardins, les relations sociales du microcosme ferrarais où chacun est allé à l’école avec chacun et parle en dialecte. La relation de sœur à frère de Micol et Alberto est presque celle d’une mère ; la relation d’Alberto avec le puissant ingénieur milanais Malnate est celle du rat fasciné par le boa, l’envie mimétique vaguement homosexuelle pour la certitude communiste et la force physique ; la relation du professeur Ermanno et du narrateur qui rédige son diplôme de fin d’étude sur un poète est filiale, il aurait voulu avoir un fils comme lui et pas comme ce pauvre Alberto ; la relation de père à fils du même narrateur avec le sien, qui l’encourage à aller au bordel – et puis la relation ambiguë de Micol avec lui qui s’est profondément imprimé en sa mémoire. Elle l’aime, ou du moins l’a aimé, mais renonce. Les choses doivent mourir comme les gens, « et alors, puisqu’elles aussi doivent mourir, eh bien, mieux vaut les laisser mourir » dit-elle p.154. Les Juifs ont tenté de s’assimiler mais la société les rejette, ils doivent s’étioler et laisser la place.

Ce qui compte est « plus que la possession des choses, le souvenir qu’on [a] d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante » p.285. Un orgueil tragique qui préfère ce qui a été à ce qui est – car le passé demeure tandis que le présent s’enfuit. Le symbole en est ce tombeau juif grotesque de prétention, dans le vieux cimetière, mais qui reste comme les tombes étrusques au nord de Rome, pour des millénaires. Une douce nostalgie pour le temps perdu et le bonheur de ciseler les mots pour sa recherche.

Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini, 1962, Folio 2010, 377 pages, €8,70

DVD Le jardin des Finzi-Contini, Vittorio de Sicca, avec ‎ Lino Capolicchio, Dominique Sanda, Fabio Testi, Romolo Valli, Helmut Berger, M6 vidéo 2008, €13,00 blu-ray €15,95

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Le plein de super d’Alain Cavalier

La France d’il y a cinquante ans… Sortie à peine de mai 68, hébétée par la modernité, tâtonnant dans de nouvelles relations humaines. L’intrigue est banale, un employé de garage que son patron oblige à aller livrer une voiture de Nord de la France à Cannes le week-end, une grosse américaine Chevrolet d’un client. Mais il ne se retrouve pas seul et les relations à quatre se développent, amicales, rivales, nouvelles.

Klouk (Bernard Cronbey) est un jeune homme inséré dans la vie, marié, un métier, un costume avec cravate ; il est vendeur de voitures mais ne peut pas avoir d’enfant. Son ami Philippe (Xavier Saint-Macary) est infirmier et sa compagne l’a quitté car il n’est jamais disponible ; il voit trop de malheur à l’hôpital, comme ce jeune homme qu’il enserre dans un drap mortuaire au début du film. A un arrêt sur l’autoroute vers Paris, ils rencontrent un de leur âge, Charles (Etienne Chicot), qui vient d’obtenir de l’avocat de son ex l’adresse de son gosse qu’il a envie de revoir ; il est près d’Aix. Dans Paris, Charles les invite à dîner et son colocataire Daniel (Patrick Bouchitey), un chômeur victimaire sans le sou malgré le plein-emploi d’époque, jeune lui aussi donc libre et libertaire, décide de venir avec eux. Les quatre vont peu à peu former une bande.

Klouk n’était pas très chaud d’emmener avec lui tous ces zozos mal intégrés mais ils finissent par lier connaissance, s’offrir des petits-déjeuners, fumer du haschich et rigoler un bon coup. Klouk défoncé répond sans la déférence requise par les mœurs bourgeoises mais avec ironie à son patron qui téléphone dans la voiture, puis écorne une aile plus tard sur une route étroite où il roule trop vite car il a peur d’être en retard. Il sera viré mais se sera fait des amis. Il est dans l’entre deux d’époque, intégré dans la machine sociale mais assez jeune encore pour découvrir qu’un autre monde est possible, du moins une autre façon de voir que la façon traditionnelle, la chemise ouverte plutôt que le costume cravate, employé qui s’amuse plutôt que de rester bien sage, mari dévoué mais qui s’émancipe pour échapper à la corvée des noces d’argent des beaux-parents, obéissance au gros client exigeant mais avec les aléas du voyage. Le monde d’hier est télescopé par le monde qui vient, plus libéré, moins contraint.

Les garçons entre eux se racontent encore les mille façons de baiser les femmes, les prendre par derrière étant semble-t-il la plus bandante tandis que l’asseoir sur sa queue, d’un coup, paraît le comble du jouir (faites-en l’expérience). Certains n’hésitent pas à aller voir un autre garçon, comme Philippe au restoroute, qui suit un jeune barbu pour se faire un peu de fric afin de payer les petits-déjeuners à ses potes. Avec cette réserve : « tu me touches pas, tu me regardes nu et prendre une douche, c’est tout ». Les volages sont ancrés par l’enfant, comme Charles, qui se languit de son petit blond aux cheveux mi longs. Son ex l’a jeté et ne veut pas qu’il vienne mais il s’impose, profitant du hasard de la voiture ; évidemment elle n’est pas là, dans la communauté où elle vit près d’Aix-en-Provence avec son nouveau mec, Jean-Louis.

Ce n’est que par un autre hasard qu’ils se rencontrent, dans le virage où la grosse Chevrolet a heurté la roche. En ces années légères, le hasard fait toujours bien les choses car on se fie à lui. Charles retrouve son petit Nicolas et l’emmène pour la journée. Un gosse de 3 ou 4 ans mal élevé (Nicolas Pecresse), à qui on laisse tout faire, comme à cette époque rebelle, mais qui réclame de l’attention et de l’amour comme à toutes les époques. Il raconte qu’il s’est coincé le zizi quelques semaines auparavant dans la fermeture éclair de son jean, peut-être parce qu’il ne portait pas de slip, c’était une façon de faire post-68 pour éviter la corvée bourgeoise de la lessive. Lorsqu’il a envie de chier, ce qui arrive brusquement aux petits enfants, son père s’en occupe avec naturel et l’essuie d’une feuille du cahier de Daniel. Charles l’aime et il est mal de ne pas le voir, puis de le quitter.

Dans le train du retour, Philippe évoque le problème de Klouk, ne pas pouvoir faire un enfant, la spermatose à zéro. Sa femme aimerait bien en avoir un mais lui ne peut pas. Les trois autres envisagent donc plus ou moins sérieusement de s’y mettre à sa place, si elle y consent. A trois, ce serait « la nature » qui déciderait du père biologique, « il n’y aurait aucun attachement », dit Charles. Ce serait l’enfant de Klouk. C’est dire la liberté des consciences et des expressions dans ces années enfuies. Rien n’est choquant, tout est question de point de vue et de relations affectives.

Cheveux longs, moustaches, pantalons pattes d’éléphant, billets de banque larges comme des mouchoirs froissés dans les poches de jean, plaquette de hasch dont on se sert pour fumer, pour garnir des biscuits ou comme réserve d’argent, un monde en sécurité sur les autoroutes, des stations-services nombreuses, le pétrole à gogo (deux fois le plein en moins de 1000 km pour la Chevrolet qui suce), les cendriers qu’on jette par la vitre, comme le journal une fois lu, l’aisance à se mettre nu devant les autres pour se changer ou à garder chemise ouverte. C’était un autre monde, ni meilleur ni pire que celui d’avant ou celui d’après. Le monde des vingt ans d’une génération qui s’y reconnaît et qui peut en garder la nostalgie. D’autres relations qu’aujourd’hui, moins prudes, plus incertaines dans l’exploration, plus chaleureuses peut-être car moins égoïstes. Un film spontané avec des acteurs au naturel dans leur road-movie en deux jours.

DVD Le plein de super, Alain Cavalier, 1976, avec Étienne Chicot, Bernard Crombey, Xavier Saint-Macary, Patrick Bouchitey, Gaumont 2109, 1h35, €17,00 blu-ray €16,93

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Robert Silverberg, Les monades urbaines

Ah, le logement ! Toujours un problème : les gens veulent habiter, mais de moins en moins en couple ni en famille ; il en faut toujours plus – et les écologistes des mairies disent non à l’extension des terrains, il préfèrent densifier l’espace déjà construit. En octobre 2021, la ministre du logement fille de Lionel Stoléru, Emmanuelle Wargon, ex-ministre de la Transition écologique et solidaire et contaminée par les prêches de l’écologisme, a affirmé dans un entretien que, désormais, le pavillon avec jardin est un « non-sens écologique, économique et social » (même si elle-même et sa famille habitent un pavillon de 150 m²).

Ce qui est amusant est qu’elle est née l’année même de la parution du roman d’anticipation de Silverberg, son chef-d’œuvre incontesté. Pour lui en 1971, le monde de l’avenir est socialiste, ce qui signifie collectif, transparent et normé. Comme dans tout socialisme, la liberté est réduite à sa plus simple expression : elle est ce qui reste d’irréductible à l’individu lorsqu’il a sacrifié à la société. Qui n’est pas aux normes est un « anomo », donc « anéanti » : il est précipité dans la Chute, ce long tube qui conduit les déchets au recyclage en sous-sol (car tout est recyclé pour servir le peuple en socialisme écologique, économique et social.

Il y a en effet bien assez d’humains sur la terre, 75 milliards en l’an 2381, augmentant de 3 milliards par an. Les naissances restent encouragées, dans le sillage biblique repris par les papes de trois religions du Livre, que personne n’a jamais remis en cause – et surtout pas les écologistes de feu le XXe siècle. Les gens ne peuvent bien entendu plus vivre en pavillon, comme le dit la ministre ; l’habitat horizontal a fait place à l’habitat vertical, des tours de mille étages et trois mille mètres de haut desquelles on ne sort jamais. Ce sont les « monades », ces unités parfaites matérielles et spirituelles des Pythagoriciens, des ensembles clos qui se suffisent à eux-mêmes. Tout est organisé comme une fourmilière, le socialisme « écologique, économique et social » selon les termes politiquement corrects de la nouvelle religion, pourvoit à tous vos besoins.

Mais la société n’est pas égalitaire, loin de là : les ouvriers et peu instruits vivent dans les étages inférieurs où ils servent les machines, les intellectuels aux deux-tiers de l’édifice, les artistes créateurs au-dessus, et les dominants au sommet. Les quartiers sont désignés par blocs d’étages du nom des anciennes villes selon leur réputation de prestige jadis, telles Reykjavik au niveau inférieur, Rome au niveau moyen, Chicago aux deux-tiers et Louisville et Paris aux niveaux supérieurs. C’est cela le socialisme. La société doit être organisée par ceux qui savent et non laissée à l’anarchie des désirs et des volontés.

Lorsque Charles Mattern, le sociocomputeur, s’éveille sur la couche conjugale, sur commande du soleil levé révélé par les fenêtres qui se désopacifient à heure fixe, il voit ses quatre enfants de 3 à 8 ans se précipiter sur son lit de parent pour les câlins rituels. A côté de sa femme Principessa est recroquevillé Siegmund, tout juste 14 ans, « très beau », un visiteur du soir qui l’a baisée ardemment la nuit et dort nu, épuisé. « Il a exercé ses droits », nous dit l’auteur, car nul ne peut se refuser au sexe lorsqu’il est demandé avec courtoisie. « Dans la monade, il est incorrect de se refuser à moins qu’il n’y ait sévices. Voyez-vous, le refus de toute frustration est la règle de base dans une société telle que la nôtre, où les frictions les plus minimes peuvent conduire à d’incontrôlables oscillations discordantes » expose le sociocomputer à un visiteur venu de Vénus (p.19 Livre de poche 1989).

Les enfants vont à l’école de base mais deviennent autonomes dès qu’ils se mettent en couple, vers 12 ou 13 ans ; ils ont alors un emploi selon leur formation et leur intelligence – mesurée en socialisme par les dirigeants – et, au premier bébé, un appartement leur est alloué. Auparavant, ils dorment collectif dans des dormitoirs mixtes où chacun baise au vu et su de tous. Le terme correct est « défoncer » plutôt que baiser, trop peu réaliste – car chacun doit aller jusqu’au bout du sexe. Chacun essaye chacune, nul ne peut se refuser, même certains de même sexe mais ce n’est pas la tasse de thé ; l’auteur en mentionne la possibilité mais n’en fait pas une règle. Même les frères peuvent défoncer leurs sœurs… avant la puberté car il ne s’agit que d’un exercice et d’un jeu. L’auteur nous montre le héros de la monade : « Siegmund est un exemple de précocité sexuelle. Il avait seulement 7 ans lorsqu’il a fait ses premières expériences en la matière, soit deux ans avant l’âge normal. A 9 ans, il n’ignorait plus rien des mécanismes de l’acte sexuel, et obtenait toujours les meilleures notes au cours de relations physiques, à tel point qu’il fut autorisé à passer dans le groupe de 11 ans. Sa puberté arriva à 10 ans, à 12, il épousait Mamelon, son aînée plus d’un an ; quelque temps plus tard, elle était enceinte et le jeune couple quittait le dormitoir de Chicago pour s’installer dans un appartement personnel à Shanghai » p.133. On croirait le récit édifiant d’une expérience socialiste donnée en exemple aux autres, un stakhanovisme de la génération. Siegmund est appelé aux plus hautes fonctions et il aura un deuxième enfant avant 15 ans mais il cale à défoncer l’épouse d’un haut dirigeant qui s’offre à lui lors de la fête annuelle et sent à ce moment sa fragilité intérieure. Baiser pour célébrer la vie ne suffit pas, il faut aussi avoir l’ambition de commander sans pour autant changer grand-chose aux règles établies tant les gens tiennent à leurs habitudes et à leur confort.

Chaque monade comprend plus de 800 000 habitants sur ses mille étages et nous sommes dans la 116, quelque part entre les anciens emplacements des villes de Chicago et de Pittsburg au XXe siècle, rasées depuis longtemps. Entre les monades s’étendent des communes agricoles qui vivent à l’horizontale et cultivent la terre à l’aide de machines. Comme ils ne peuvent s’étendre en hauteur pour cause de surface agricole indispensable à nourrir la planète, ils limitent les naissances. Seules certaines femmes désignées par chaque communauté peuvent tomber enceintes. Les agricoles nourrissent les urbains qui leurs fournissent les machines, les engrais et les objets techniques. C’est ainsi que le socialisme « écologique, économique et social » du politiquement correct d’aujourd’hui peut se réaliser, sur l’exemple voulu par Staline et la « grande famine » en Ukraine pour nourrir Moscou.

L’auteur ne manque pas de présenter plusieurs personnages des deux sexes en exemple de la vie en monade, dont Dillon, un jeune artiste de 17 ans séduisant aux longs cheveux blonds et aux yeux très bleus qui joue à merveille du vibrastar. Mais tous ne sont pas heureux. Même si l’historien Jason croit discerner une pression de sélection génétique sur l’humanité depuis que les monades sont instaurées, trois siècles, c’est bien peu pour faire dévier la lignée sapiens qui a quand même 300 000 ans. Si les générations sont plus courtes, les premiers bébés arrivant à l’âge de 14 ou 15 ans, cela ne fait guère que vingt générations entre notre siècle et le leur. Il ne dit rien de la diversité génétique nécessaire, même si l’on soupçonne que les visiteurs du soir et le fait que quiconque puisse défoncer quiconque doit jouer sur le brassage des gènes, même si les enfants sont attribués au couple dont l’épouse met le bébé au monde. Rien non plus sur les vieux, plus sexuellement productifs ni actifs.

En 1971, date où le livre fut écrit, les idées d’amour libre et de vie collective avaient le vent en poupe. Le médecin psychiatre et psychologue allemand Wilhelm Reich (né en 1897 et mort en 1957), disciple de Freud jusqu’en 1933, théorisait que l’agressivité et les sentiments négatifs naissaient des frustrations, dont la principale est sexuelle et les secondaires économiques. L’aspect économique étant réglé par le collectif, restent les relations. Que tous les garçons défoncent les filles depuis l’enfance, ou se défoncent entre eux si affinités, et l’harmonie naitra par surcroît. Surtout si l’organisation sociale pourvoit à la matérielle : logement et nourriture. Pour Reich, tous les crimes et les névroses naissent du capitalisme prédateur et des mœurs bourgeoises qu’il engendre ; ôtez-les et la société ne sera plus néfaste aux humains comme Rousseau le pensait.

Ce qui signifie un complet renversement de toutes « nos » valeurs puritaines et coincées – qui choquera nombre de lecteurs et surtout de lectrices, toujours à dénoncer ce qui dévie de la norme politiquement correcte en vigueur. Mais n’oublions pas que le XXIVe siècle n’est pas le XXIe ; les mœurs du Moyen-Âge ne sont plus les nôtres et celles du futur ne seront probablement pas plus celles d’aujourd’hui. La nudité n’est pas taboue et les vêtements sont d’ailleurs réduits au minimum, ceinture de toile et bonnets de seins pour les femmes, tunique fluides ou pagnes pour les hommes, parfois la fantaisie érotique de la tunique transparentes ou à mailles larges qui laisse pointer les tétons féminins. Dans les fêtes – pardon, les « orgies » – les liquides euphorisants ou stupéfiants sont dispensés et aident à la bonne entente comme à la bonne défonce. Si l’on a des doutes, des ingénieurs des âmes vous retapent en quelques semaines tandis que des religieux vous montrent carrément dieu (que l’on écrit sans majuscule). Eh oui, dieu existe, il vous est présenté !

Micael, faux jumeau de Micaela, qui a défoncé sa sœur de 9 à 12 ans avant que chacun se marie de son côté, a gardé la nostalgie de « la nature » qu’il n’a jamais connue autrement que selon les documentaires et les films : le soleil sur la peau, la fraîcheur de l’herbe aux pieds nus, le ciel immense clouté d’étoiles, la nage dans la mer… Il se forge une autorisation de sortie via l’ordinateur central, bête comme une machine, et explore les environs de sa monade. Mais les paysans communautaires, qui parlent une autre langue tant les siècles ont fait diverger les cultures, l’arrêtent comme espion et veulent le sacrifier au dieu fécondité pour avoir de bonnes récoltes. Il est sauvé in extremis par la commerciale qui négocie les contrats de fournitures avec les monades et qui parle sa langue. Il la séduit comme il l’a appris depuis l’enfance mais sans pouvoir, à sa grande frustration, aller jusqu’au bout – car les mœurs sont très différentes et plutôt puritaines lorsque l’on veut limiter les naissances. Rentré à sa monade, il est arrêté et anéanti pour inadaptation avérée aux usages sociaux. Siegmund lui-même se sent étouffer et s’échappe par le toit : il plonge dans le vide.

Non, le socialisme « écologique, économique et social » rêvé par les néo-religieux de notre époque n’est pas aisé à vivre… Il vaut mieux en anticiper les conséquences comme ce roman le fait.

Robert Silverberg, Les monades urbaines (The Word Inside), 1971, Robert Laffont 2016, 352 pages, €9.50, e-book Kindle €8.99

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Jean Dutourd, Henri ou l’éducation nationale

Académicien français résistant et deux enfants, ex-Grosse tête gaulliste et chevènementiste qui s’est éteint en 2011, Jean Dutourd est né en 1920 mais, en ce roman au vitriol, il se met dans la peau d’un Henri de 20 ans en 1974. L’occasion pour lui de vilipender la mode « moderne » issue des campus américains et la chienlit née de 1968 dans l’Éducation nationale. Car son éducation est en résistance complète à ce qu’on cherche à lui faire ingurgiter : la haine de soi, la culpabilité héréditaire des « bourgeois » et l’avènement comme le Messie de l’Histoire prolétarienne.

Ce livre, qui a eu son succès d’estime à sa parution sous la gauche illusoire des premières années Mitterrand, n’est bizarrement pas réédité alors qu’il est, à sa relecture, pleinement actuel. Les gens « nés entre 1950 et 1955 » – soit la première tranche du baby-boom – se reconnaîtront pleinement dans cette jeunesse brutalement déboussolée à l’âge de la révolte adolescente, passant de l’autoritarisme ringard et obtus de l’avant 68 au laxisme le plus matérialiste et sexuel de l’après 68. « La fameuse révolution de mai ne m’émut guère. Je la pris aussitôt pour ce qu’elle était : une espèce de vaste rigolade, que nulle grande pensée n’animait, à quoi nul danger réel ne donnait de noblesse » p.181.

Henri Chevillard a 17 ans en 1971, année pour lui du bac. Dans sa famille guimauve, rien n’est interdit – sauf de gêner ses géniteurs. Il peut baiser, découcher, tout le monde s’en fout ; son père même l’y encourage en libidineux qui projette ses propres frustrations : « la débauche, moyen infaillible, disait-il, de s’ouvrir l’esprit ! » p.236. Mais que la grande sœur (prénommée snob Ségolaine) tombe enceinte à 19 ans alors qu’existe la pilule, avalée chaque matin au petit déjeuner (sauf effets indésirables) avec la bénédiction de la mère qui en achète des tubes entiers, voilà qui fait scandale. Non pas de s’être déchaînée au sexe durant des années, « depuis l’âge de 13 ans » pour certaines de ses copines (la Springora n’a rien inventé), mais de mettre ses parents dans l’embarras. « Je sentis que ma sœur était une personne très malheureuse, qu’elle avait vécu jusqu’à ce moment dans un mensonge permanent composé d’idées à la mode, de sentiments artificiels, de préoccupations fausses, de crétineries qu’elle prenait pour des choses primordiales. La vérité venait de lui tomber dessus comme une pierre, sous la forme de ce bébé dont elle savait irréfutablement, depuis une quinzaine de jours, qu’il était dans son ventre » p.220. Que faire du polichinelle ? Considéré comme une chose indésirable, un inconvénient comme une grippe, le mieux est de s’en débarrasser. Sauf que l’avortement est encore interdit en France. La bourgeoisie part donc en Hollande où tout se passe « naturellement » dans la médicalisation moderne des affects.

A 20 ans, Henri Chevillard se veut Henri Brulard et, comme Stendhal, grimpe son Janicule. Sauf que Paris n’est pas Rome et que le Sacré-Cœur fait minable avec la ville grisâtre sous la pluie à ses pieds. Ces premières pages du roman font cuistre avec les années. Il faut attendre le second chapitre pour que les souvenirs s’engrènent et que la plume courre à vif. Le lecteur ne lâche plus alors le bouquin jusqu’à la fin. L’adolescent est certes un brin bavard, mais il réussit à brosser le portrait d’une époque, celle du début des années 1970 juste avant que la gauche ne parvienne au pouvoir. Nous assistons à l’effondrement de la bourgeoisie et des cadres de pensée, faits sociaux que nous payons encore aujourd’hui. Non que cela eût été mieux avant mais, par bien des côtés, ce fut pire ensuite.

S’il était « interdit d’interdire » sous les pavés de mai, les marxistes de toutes obédiences se sont engouffrés dans la brèche pour imposer avec force leur seule conception du monde, considérée comme Vérité d’absolu à l’égal d’une religion. J’en fus personnellement témoin, jouant à citer Marx pour dépasser la moyenne en histoire sous le règne, au lycée J.B. Corot de Savigny-sur-Orge, d’une prof communiste, boiteuse et « juive » de surcroît – ainsi qu’elle nous l’avait appris pour se faire plaindre ou respecter, c’est ambivalent. Tout était dévalué et il fallait faire allégeance pour être comme les autres, avoir de bonnes notes en classe, être reconnu par ses pairs et baiser les filles (éminemment orthodoxes en tout ce qui « doit » se faire). Ce nouveau conformisme révolte notre Henri par construction, puisqu’il atteint justement à l’âge où l’on conteste tout ce qui est établi.

Son prof de philo – fils de notaire provincial – se veut plus socialiste que la gauche et considère les élèves de 17 ans habitant le 16ème arrondissement (où il enseigne) comme des « fascistes » parce qu’ils continuent à l’appeler Monsieur et non pas Jean-Loup. Après « un rapport » du prof, Henri va trouver le proviseur qui n’en peut mais, « minimise » et pleurniche sur sa carrière menacée s’il prend une quelconque position « à cause des syndicats ». La lâcheté des institutions n’a pas changé, il faut faire comme tout le monde même si le monde entre en délire et renie mille ans de culture pour des aberrations.

Les parents, les profs, les filles, rien ne va plus. Plus d’amour parce plus d’autorité ni de respect. « Les punitions (…) expriment toujours de l’estime, ou encore quelque admiration déçue et qui se venge, tandis que l’universelle indulgence, la facilité générale où suffoquent les enfants de 1974 ne traduisent que du mépris. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans ce mépris, conscient ou non, de nos parents la cause de toutes vaurienneries que l’on met sur le dos de la jeunesse actuelle » p.277. Le malaise des banlieues, dont allait tant parler vingt ans plus tard après vingt ans de gauche au pouvoir, n’a pas eu d’autre cause. Les enfants ne sont plus « élevés » mais enfoncés dans leur fange où ils se vautrent avec les autres, sans délices mais sans espoir de s’en sortir.

La mauvaise foi règne en maître, ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle est la « manifestation caractéristique du droit du plus fort. Le plus fort décrète qu’il a raison, et que le plus faible a tort ; il arrange le passé à sa manière, il récrit l’histoire, il truque tous les procès » p.257. Ce que la gauche marxiste a appris aux égoïstes libertariens de Trump est incommensurable : en serait-on là aujourd’hui si la servilité socialiste n’avait pas aplani le terrain ?

Un livre au galop qui pétille de remarques justes et de traits acérés. Bien qu’ancré dans la réalité des années 1970, il est une borne miliaire pour qui veut reconstituer le pourquoi d’aujourd’hui. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lisez Henri et son éducation nationale sans majuscule : elle montre sa faillite.

Jean Dutourd, Henri ou l’éducation nationale, 1983, Flammarion 1983, 316 pages, occasion €0.90 e-book Kindle €7.99

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Richard Price, Les seigneurs

Qui connaît Richard Price ? Il est pourtant le scénariste bien connu du film Mad Dog and Glory avec Robert de Niro. Mais le public américain l’a découvert avec Les seigneurs, publié en 1974, tout de suite un succès. L’écrivain y raconte en effet son adolescence des années 1960 dans le Bronx, quartier mélangé de New York. William Burroughs, célèbre soixantuitard subversif, a adoré ce livre.

Il n’est pourtant pas bien méchant. Le titre français semble faire régner la jeunesse dans le quartier. Le titre américain est plus modeste : The Wanderers, les vagabonds ou les errants, sont le nom de la bande de garçons de 16 à 18 ans. Ils sont dans l’entre-deux, finissant l’enfance avant d’entrer de plain-pied dans le monde adulte. On travaille tôt, ces années-là, dans la banlieue pauvre. Il faut se battre pour tout, pour cette trilogie en B des mâles anglo-saxons : bite, biture, baston. Exister exige la performance dans les trois, de quoi bien préparer à la vie adulte où les trois B perdurent : bourrer, se bourrer, bosser.

Nous sommes dans les années macho et dans les années racistes où subsiste encore l’apartheid entre Blancs et Noirs. Les bandes sont ethniques et le politiquement correct n’a pas encore sévi. On s’insulte la mère et on oppose sans complexe les Ritals, les Négros, les Bridés et les Irlandais. Chacun sa vérité : le Rital porte haut la gueule mais chie souvent de trouille ; le Négro pue mais roule des muscles évidents ; le Bridé ne parle pas mais se déplace toujours en bande, sachant jouer du judo ; l’Irlandais ne mesure qu’1m50 mais est animé d’une haine religieuse pour tout ce qui ne porte pas la croix tatouée.

Richard Price raconte en courts chapitres à thème la vie de cette fin d’enfance. La liberté commence vers 10 ans quand on va jouer au basket dans les parcs. Vers 12 ou 13 ans, les premières bandes se composent et l’on s’y branle en chœur avant de jouer aux Indiens. Les 14 et 15 ans lorgnent les bandes des 16 à 18 ans qui respectent les Boules à Z, des « grands » de 20 ans plus baiseurs, biturés et bastonneurs que tout le monde. D’ailleurs les Boules se défont vite parce que certains s’engagent dans la marine.

16 ans est l’âge charnière, assez responsable pour aimer ses copains et s’engager avec ses copines, pour entreprendre de petits boulots à l’occasion comme « arnaqueur maison au bowling ». Mais la grande préoccupation est de baiser pour la première fois. Certains se font sucer à 12 ans, tailler une plume par la copine ou une pipe par la voisine. On se pelote, on se met nus – mais pas question de pénétrer, même avec capote, les filles ont peur de tomber enceintes. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Buddy, 17 ans, obligé de se marier aussi sec avant d’avoir fini le lycée.

Etrange période, bien sage au fond, où la jeunesse singe le monde adulte en ne rêvant que de s’y couler. Pas de drogue, pas d’homosexualité, pas de crime – sauf par bêtise, comme l’infernal Douggie (12 ans) qui fait sauter son copain du dernier étage en feignant d’être enfermés sur le toit. L’amitié entre potes compte plus que celle entre sexes mais on ne se moque pas des filles, chacun a sa chacune attitrée. Les Errants sont entre deux mondes, celui du nid et celui de la vie. Ils s’essaient à battre des ailes – et c’est universel. Ecrit en direct, avec des mots crus et des émotions, on ne s’ennuie jamais.

Richard Price, Les seigneurs (The Wanderers), 1974, 10-18 2007, 296 pages, €8.10 e-book Kindle €10.99

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Le Canardeur de Michael Cimino

Une église en bois parmi les champs de blé ; c’est la campagne immense à l’est du Montana. Nous sommes en 1972. Un pasteur marmonne la fin d’un sermon devant la communauté assoupie (Clint Eastwood). Une Chevrolet fatiguée surgit dans un nuage de poussière, un homme en sort et entre dans l’église. Il reste un moment silencieux puis sort un flingue et vise le pasteur. Malgré les balles bien ajustées, le héros s’en sort toujours. Il fuit par la porte de derrière jusque dans les champs de blé où l’autre lui court après.

C’est alors que surgit une fringante automobile volée conduite par un jeune fou (Jeff Bridges). Le pasteur tente de l’arrêter mais celui-ci le frôle avant de piquer dans le champ droit sur le tueur, qu’il renverse, avant de revenir sur la route où le pasteur s’agrippe acrobatiquement à la voiture avant de s’insérer à l’intérieur par la fenêtre passager ouverte. Il n’a pas combattu en Corée pour rien.

C’est le début d’une amitié virile entre un aîné et un cadet, Thunderbolt (coup de tonnerre – mal traduit en français par canardeur) et Lightfoot (pied léger – mal traduit en français par pied de biche). Pour ces noms, le réalisateur Cimino s’inspire d’un de ses films préférés, Capitaine Mystère (1955) de Douglas Sirk. Le premier use d’un canon de 20 millimètres des surplus de l’armée pour démolir la porte blindée des coffres-forts ; il a fait la Une des journaux il y a quelques années. Le magot d’un demi-million de dollars n’a curieusement pas été partagé mais planqué… dans l’école primaire du chef des braqueurs. Seuls deux personnes savent où et l’une est morte ; Thunderbolt, que ses complices veulent doubler, s’est mis au vert dans la plaine avant d’être repéré. Quant à Lightfoot, à peine 25 ans, il est l’aventurier qui cherche sa voie, le pionnier du mythe yankee. Il a comme ses ancêtres le goût des grands espaces et de l’aventure.

Mais « tu arrives dix ans trop tard », lui dit l’aîné. Le temps des héros est révolu, la guerre de Corée en a marqué la fin car le Vietnam enlise les vocations et pourrit les âmes. 1972, date que l’on peut apercevoir sur un calendrier dans le film, marque une rupture. C’est bientôt la fin des Trente glorieuses avec la première crise du pétrole, la fin prochaine de « la mission » au Vietnam, le tout proche empêchement du président américain Nixon, la montée de la contestation jeune (hippie) et féministe. Plus rien ne sera jamais comme avant et le film est un peu nostalgique. Plus d’épopée à la western et plus de héros mâles traditionnels d’un seul bloc.

Le jeune devrait bâtir son propre monde mais il reste fasciné par l’ancien. Ce sera sa gloire et sa perte. Entraîné par hasard dans la fuite du vieux, passant de voiture en voiture, il se prend au jeu. Poursuivis, ils parviennent à l’école mais elle a été remplacée par des bâtiments modernes. Lorsqu’ils sont finalement rattrapés par le « copain » Red qui lui a « sauvé la vie en Corée » (George Kennedy) et son comparse (Geoffrey Lewis) en vieille guimbarde des années 50, il suggère de refaire le coup de la Montana blindée : de percer à nouveau les coffres avec un canon de 20 antichar. Cette idée folle fait son chemin et les voilà partis.

Mais Red ne peut sentir Lightfoot, trop jeune et fringuant pour ne pas lui rappeler sa propre jeunesse perdue. Il le déguise en femelle blonde pour appâter le gardien et le bourre de coups à la fin, causant sa mort par hématome au cerveau quelques jours plus tard – lorsque les deux ont enfin récupéré le magot à Warsaw (Varsovie, Montana), dans l’école « déplacée » comme monument historique.

Le road movie est drôle, les rencontres cocasses comme ce couple tradi où la bourgeoise houspille son mari pour qu’il se sente insulté avant d’être tous deux éjectés de leur belle voiture pour « l’échanger » avec la voiture volée repérable. Ou encore ce chauffeur fou (Bill McKinney) qui les prend dans une voiture aux amortisseurs renforcés qu’il mène à fond de train sur la route et dans les champs avant de sortir du coffre une trentaine de lapins qu’il veut relâcher avant de les canarder.

Ou la pute qui refuse de baiser, puis exige de se faire raccompagner en pleine nuit faute de quoi elle va sortir en string et crier « au viol » à la cantonade, devant ce couple religieux à la statuette de la Vierge sous le parebrise.  Ou ce gamin roux qui pinaille sur les horaires et l’itinéraire du glacier, boulot de remplacement des casseurs autour de la Montana blindée. Ou la femme qui s’exhibe entièrement nue, la chatte à l’air, derrière la vitre de la villa où le jeune Lightfoot au torse nu jeune et musclé manie un pilon sur la pelouse.

Ou ces ados en train de baiser à poil à l’insu des parents chez le directeur de la sécurité de la Montana blindée que Red reluque avec envie avant de les ligoter fermement et bâillonner à plus soif. Ou en final ce vieux couple de bourgeois cultureux qui prend des photos de l’intérieur de l’école devenue musée, la femme laide et bête avec sa bouille de grenouille et ses immenses lunettes qui ne l’arrangent pas. Toute une caricature sociale des Américains.

Le casse se passe bien mais un détail fait tout foirer, un pan de chemise de l’instable Red qui dépasse du coffre de la guimbarde où ils se planquent… dans un cinéma en plein air. Décidément, le temps des héros est révolu. Place à un autre monde où les gens sont moins simples, où ni la violence primaire ni l’ivresse naïve ne sont plus de mise.

DVD Le Canardeur (Thunderbolt and Lightfoot), Michael Cimino, 1974, avec Clint Eastwood, Jeff Bridges, George Kennedy, Geoffrey Lewis, Bill McKinney, Carlotta films 2014, 1h50, €7.47 blu-ray €5.08

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Les proies de Don Siegel

De l’ambiguïté de la séduction. Notre époque ne veut plus rien savoir de la séduction femelle, celle d’Eve dans le Livre, pour ne dénoncer que celle du mâle, le Violeur des réseaux. Mais la réalité est plus équivoque. En témoigne ce curieux film, tourné en 1970 juste après « la libération » sexuelle. Qui est la proie de qui ? Qui séduit qui ? Le mâle blessé, isolé des siens, qui cherche à survivre ? Les femelles délaissées en vase clos, qui rêvent chacune à un avenir différent en capturant dans leurs rets le seul mâle non armé du coin ?

Amy, 12 ans et « bientôt 13 » (Pamelyn Ferdin), marche pieds nus dans la forêt de Virginie à la fin de la guerre de Sécession, en 1864. Elle cueille des champignons comme un joli petit chaperon rouge. Elle découvre un homme blessé à la jambe et aux mains, le caporal nordiste John MacBurney (Clint Eastwood). Son petit cœur tendre fait boum et sa morale chrétienne lui interdit de le laisser crever, même s’il est un « ennemi ». Le Seigneur n’a-t-il pas dit « aime ton ennemi comme toi-même », ainsi qu’on le lit régulièrement au pensionnat ? Car Amy appartient à la couvée de jeunes oies blanches que garde dans sa grande demeure dans la forêt Martha Farnsworth, la directrice (Geraldine Page).

Celle-ci, une grande femme sèche, aigrie d’avoir perdu son seul amour à cause de la guerre, fait soigner le blessé mais n’a qu’une hâte, le livrer aux patrouilles sudistes pour qu’il soit incarcéré dans la prison avec les autres. Ce n’est guère chrétien mais patriote. Cependant, elle perçoit la réticence de certaines jeunes filles de 12 à 17 ans de son pensionnat, et surtout celle de son adjointe Edwina, et ne peut qu’en tenir compte. Lorsque la patrouille passe, elle parle avec le capitaine qu’elle connait mais ne se résout pas à dénoncer le nordiste chez elle.

C’est qu’après tout un homme à merci peut devenir utile en ces temps difficiles. D’autant qu’il semble inoffensif, se déclare Quaker et non armé, blessé en tentant de sauver un Sudiste. Le spectateur, qui voit en surimpression les événements réels, sait que c’est mensonge, mais comprend que c’est aussi une légitime tactique de survie. Rester au pensionnat lui permet d’être soigné et par de tendres mains, plutôt qu’être jeté avec les autres dans un cul de basse fosse et condamné à clamser.

Il tente donc de se couler dans le désir de chacune qui lui vient en aide : Amy qu’il a embrassé dans la forêt pour se l’attacher, Martha qu’il fait parler de son frère disparu qu’elle a trop aimé, Carol qui avoue 17 ans et le feu au cul (Jo Ann Harris), Edwina restée vierge et naïve à qui il promet le grand amour (Elizabeth Hartman). Chacune fantasme le prince charmant mâle dans ses rêves, dont Martha qui le voit en Christ nu à merci comme dans la pietà peinte qui orne sa chambre. Mais contenter tout le monde sous les yeux de tout le monde n’est pas facile. Lorsqu’une fois un peu rétabli, il se repose sous la tonnelle du parc, Carol vient l’embrasser et lui proposer de coucher, puis Edwina vient la renvoyer aux études et se propose ; mais Carol entend tout et les promesses que John lui fait à elle aussi. Jalouse, elle va attacher le chiffon bleu à la grille pour signifier qu’un prisonnier est disponible pour la patrouille. C’est Martha qui sauve le caporal nordiste en le faisant passer pour son cousin.

Le soir, il monte les escaliers avec ses béquilles pour aller baiser Carol qui l’attend à poil avec toute l’ardeur du désir diabolique, et dès lors tout s’écroule. C’est Adam qui a croqué la pomme et il est condamné à quitter le paradis. Edwina qui entend rire et divers bruits au-dessus de sa chambre monte avec sa chandelle et découvre la tromperie, John et Carol tout nus en train d’accomplir l’Acte qui est péché hors mariage. Effondrée de voir ce qu’elle aurait bien voulu subir mais dans l’ardeur du pur amour chrétien, elle pousse John dans les escaliers, ce qui lui brise la jambe en trois.

Est-ce réparable ? Sans médecin, ce n’est pas si évident, quoique l’on aurait pu essayer. Mais Martha, qui a des projets avec John pour gérer la ferme après la guerre, veut le rendre définitivement dépendant. Elle décide alors « pour éviter la gangrène » de lui couper la jambe au-dessus du genou. Acte fatal qui décidera du reste, cette fois c’est Eve qui croque la pomme et qui se chasse elle-même de son paradis rêvé. Lorsque John émerge des brumes du laudanum et s’aperçoit qu’il est châtré de l’un de ses appendices vitaux, il se met en colère et rejette toutes les femelles de la volière qui ont permis cela. Il soudoie Carol à son profit pour qu’elle laisse ouverte la porte de sa chambre, il fouille la commode de Martha pour prendre le seul pistolet de la maison, le médaillon des deux portraits du frère et de la sœur et les lettres de l’amour interdit qui prouvent l’inceste, il accepte avec Edwina de se raccommoder. Mais il accomplit le péché suprême qui est de tuer l’amour de la petite fille, la tortue Dominique d’Amy, en la jetant violemment par terre. L’alliance est renversée, Amy se rallie à sa directrice qui veut reprendre le pouvoir. Elle va lui cueillir une bolée de champignons puisque John les aime tant, qu’elle choisit soigneusement pour se venger.

Le caporal empoisonné, Edwina bloquée in extremis d’en manger, la tragédie du huis-clos psychologique est consommée. John meurt, il est enfermé dans une toile couse et enterré dans la forêt. Le chœur des jeunes filles pieds nus qui l’ont apporté blessé au manoir dans les premières scènes le remportent mort dans la forêt dans la dernière scène, avec en fond musical la même chanson populaire, Dove She is a Pretty Bird chantée par Clint Eastwood lui-même.

Lez film est audacieux, même pour son époque (encore plus pour la nôtre !). Le caporal adulte qui embrasse sur la bouche une enfant de 12 ans, qui baise ardemment une mineure de 17 ans, qui révèle à toutes le demoiselles l’inceste de la directrice Martha et de son frère ainsi que la tentative de viol de ce même frère sur l’esclave noire (Mae Mercer), et qui déclare, pistolet en main, que désormais il choisira lui-même avec qui coucher parmi le harem…

Qui est le séducteur ? Le sexe femelle face à la tentation mâle ? Le soldat armé qui n’a pas baisé depuis des mois et qui se voit offertes toutes les tentations ? L’armé ou la castratrice ? Eve ou Adam ? Don Siegel revisite la Bible en concluant que les deux sont coupables. De lâcheté envers leurs pulsions, des illusions de leurs cœurs, des plans sur la comète de leurs esprits – il révèle le vénéneux en l’humain. Ce n’est pas si mal pour un film yankee – un film évidemment incompris du même public yankee à sa sortie.

DVD Les proies (The Beguiled), Don Siegel, 1971, avec Clint Eastwood, Geraldine Page, Elizabeth Hartman, Jo Ann Harris, Darleen Carr, Mae Mercer, Pamelyn Ferdin, Universal Pictures 2017, 1h40, €4.80 blu-ray €28.50

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Christian Jacq, La reine soleil

Tout le monde connait Toutankhamon « l’image vivante d’Aton », le pharaon adolescent dont le masque d’or a ébloui les expositions. Mais qui connait sa tendre épouse, la reine Akhésa (Ankhes-en-pa-Aton de son nom complet, parfois écrit Ânkhésenpaaton) ? C’est pourtant elle qui a initié le tout jeune prince, son demi-frère né d’Akhenaton et de la « Young Lady » des fouilles, vers 12 ans (né vers 1345 avant) alors qu’elle en avait elle-même deux de plus. Femme forte, troisième fille d’Akhenaton (Amenhotep IV) et de Néfertiti, elle est descendante royale, celle qui désigne le pharaon qui sera son époux. Car la lignée se transmet par les femmes, sauf rupture brutale, comme le fera le général Horemheb à la fin de l’histoire.

Akhésa est cueillie toute fraîche par le romancier historien à ses 14 ans, devenue femme depuis peu, avec de « petits seins arrogants » qui pointent sous la tunique de lin transparente tout comme le triangle de ses cuisses. Akhésa est une belle fille, élancée, svelte, dorée. Le jeune Toutankhaton en est ébloui, séduit, amoureux, lui qui porte encore le nom voué au dieu soleil Aton imposé par le pharaon Akhenaton son père malgré l’ire des grands prêtres d’Amon à Karnak. Comme partout, le clergé d’une religion totalitaire est une plaie civique. Ces intermédiaires entre les hommes et les dieux qui captent une bonne partie des richesses du pays « au nom des dieux » se croient au-dessus du commun des mortels et veulent régenter l’humanité. Ils supportent mal le politique et n’hésitent pas à tuer, par le poison le plus souvent, en serpents qu’ils deviennent dans l’obscurité des temples et des intrigues entre soi. C’est ainsi que finira Toutankhamon, à 18 ans en 1327 avant notre ère, selon le scénario privilégié par l’auteur (mais pas historiquement établi – il aurait pu décéder d’une plaie au crâne, d’une plaie infectée à la jambe, d’un accident de char).

Entre temps les intrigues de la cour, le mysticisme d’Akhenaton en sa capitale isolée du pays, le retrait de la reine Néfertiti devenue aveugle et indifférente au monde, vont faire bouillir les ambitions. Le « divin père » Aÿ est vieux mais de bon conseil, il deviendra pharaon pour quelques mois avant de partir pour l’au-delà, choisi par Akésa à la mort de Toutankhamon. Le général scribe Horemheb est organisé mais trop ambitieux, encore heureux qu’il soit légitimiste et ne veuille pas attenter à la vie de Pharaon. Il n’obtiendra la double couronne d’Egypte que lorsque tous les autres recours seront épuisés, faisant condamner malgré lui à mort Akhésa (invention du romancier) pour avoir comploté un mariage avec un prince hittite pour contrer son ambition. Akhésa mourra à 20 ans, une année à peine après son amour Toutankhamon.

Elle le trouvait enfant lorsqu’elle a dû se marier avec lui qui avait 8 ou 10 ans pour assurer la succession d’Akhenaton, mort en 1338 ; mais il était touchant. La puberté l’a tourmenté de désir et rendu insatiable. Il aimait sa femme superbe et de plus en plus à mesure des années. Ils baisaient un peu partout, dans la chambre, dans les bosquets, sur la rive du Nil, dans les roseaux, dans une grotte au-dessus des tombeaux. Malgré ses innombrables coups de queue, l’adolescent ne lui a fait que deux filles, mortes-nées. Il y avait un défaut de santé chez le jeune prince. On suppose aujourd’hui par des études poussées sur sa momie qu’il était atteint de malaria et de la maladie de Khöler (une anomalie de la croissance des os). A la fin de son adolescence, il avait encore du mal à supporter longtemps sur la tête le poids de la double couronne, seule son épouse le réconfortait et lui donnait la force.

C’est du moins ainsi que romance Christian Jacq, centré avant tout sur la femme, à la mode de notre temps. C’était avant l’ère biblique (peut-être inspirée d’ailleurs par le culte du dieu unique Aton, imposé par Akhenaton en avance sur son temps) ; la femme était moins dévalorisée que par la suite. Hatchepsout, Téyé (ou Tiyi), Néfertiti, Akhésa, Cléopâtre, sont de grandes égyptiennes, réhabilitées par notre siècle – et par le souci commercial de plaire à un lectorat surtout féminin. Intrigues et eau de rose suffisent à faire de ce roman un plaisir de lecture. La sensualité des adolescents, leur beauté juvénile, l’ambition des adultes, le climat doux et l’aménagement luxuriant des jardins, le savoir-faire luxueux des objets, la majesté des temples de pierre et le grandiose des tombeaux, composent un décor qui ravit. L’Egypte des pharaons était alors « la » civilisation, peut-être la mère de toutes les occidentales, dont la nôtre mâtinée de grecque, de romaine, de juive et de germanique.

Christian Jacq, La reine soleil – L’aimée de Toutankhamon, 1988, Pocket 2018, 576 pages, €7.95

Les romans de Christian Jacq déjà chroniqués sur ce blog

L’Egypte sur ce blog

La vallée des rois sur argoul.com

Voyage en felouque sur le Nil par Argoul

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