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Blow out de Brian de Palma

Tout commence comme un film porno de série Z où l’on voit des étudiants à poil baiser, se caresser ou danser seins nus au rez-de-chaussée de leurs chambres sans rideaux, le soir, lumières allumées, tandis qu’un psychopathe au couteau levé, comme le vampire Nosferatu de Murnau, vient les zyeuter avant d’entrer dans le bâtiment et de viser les douches où une fille nue est en train de se laver. Lorsqu’elle voit le couteau, elle pousse un cri comme dans Psychose, mais ce n’est qu’un miaulement de souris. Le spectateur découvre alors qu’il est dans un abyme, un film dans un film. Le réalisateur de série Z (Peter Boyden) se tourne vers son preneur de son et lui dit qu’il faudra trouver un meilleur cri et le doubler au montage.

Nous suivons alors Jack le preneur de son en action (John Travolta) lorsqu’il erre dans la nuit pour saisir au micro directionnel le froissement des feuilles d’arbres dans la brise, les murmures de deux amoureux un peu plus loin, le croassement d’une grenouille, le bouboulement du hibou… Lequel oriente ses petites oreilles sensibles vers un autre son qui monte : le moteur d’une voiture qui arrive à vive allure. C’est une limousine blanche qui s’engage sur le pont au-dessus de la rivière et là – un éclatement (blow out, mot ambigu entre éclater et éteindre), le bris de la barrière de sécurité et la descente au Styx, ce fleuve des enfers.

Jack plonge, aperçoit le conducteur inerte, sans doute mort du choc ou évanoui, et une jeune femme à l’arrière, bien vivante. Il ne peut sauver les deux, il choisit la fille, casse une vitre avec un caillou du fond et la tire de cette baignoire. C’est Sally (Nancy Allen claustrophobe, qui a eu du mal à tourner la scène enfermée sous l’eau). Sally est une jeune gourde, maquilleuse dans un grand magasin, inapte à tout sauf à séduire. Elle est conduite à l’hôpital comme Jack, une fois les secours alertés.

Un « commissaire » interroge alors le jeune homme sur ce qu’il a vu et ce qu’il a fait. Il semble croire qu’il n’y avait pas de fille, ce que Jack est pourtant bien placé pour le savoir. Mais le politiquement correct veut q qu’il ne faille pas flétrir la mémoire du mort. Jack apprend en effet que la victime dans la voiture est le gouverneur de l’État, jeune homme brillant promis à un avenir présidentiel – un avatar de John F. Kennedy. L’accident fait d’ailleurs référence à un autre accident de voiture, celui du sénateur Ted Kennedy dans son Oldsmobile Delta 88 à la hauteur du Dike Bridge, sur l’Île de Chappaquiddick en juillet 1969 – ce qui l’empêcha de se présenter aux élections présidentielles de 1972.

Dès lors, Jack va être obsédé par le complot : on veut l’empêcher de dire la vérité. Dans le mythe démocratique populaire américain, tout le monde a le droit de tout savoir, tout comme les étudiants baisent à poil toutes fenêtres offertes. En réécoutant la bande son, Jack découvre qu’il y a eu deux sons, un coup de feu puis l’éclatement du pneu – comme dans le film pris par le spectateur Abraham Zapruder lors de l’assassinat de Kennedy. Un paparazzi se trouvait opportunément à proximité et il se trouve que Sally connaît ce Manny (Dennis Franz) : elle avoue avoir été payée par lui, sur instruction d’un mystérieux commanditaire, pour piéger le jeune gouverneur et aboutir à un scandale. Jack, avec les photos publiées du paparazzi, reconstitue un film avec sa bande son. Une théorie-vérité qui n’est pas un véritable document.

Mais il n’était pas question de tuer, seulement de réaliser des photos compromettantes avec une call-girl pour empêcher le politicien de se présenter contre son rival. Sally la gourde s’est fait embrumer par Manny le niais, sur commande d’un intermédiaire naïf qui s’est laissé déborder. Car la série continue : le tireur se révèle un psychopathe de série Z qui adore étrangler les jeunes filles avec un fil d’acier enroulé autour du cadran de sa montre comme un vrai pro de l’espionnage. Il déclare « jouer » au tueur en série pour égarer les soupçons sur l’élimination de Sally, mais jouit de pénétrer les ventres au pic à glace, substitut de pénis, ce qui suggère son impuissance.

Phil, un journaliste d’investigation, a appris de ses sources (mystérieuses) que Jack a réalisé un film sur l’accident et veut le voir. Mais le tueur Burke (John Lithgow) intercepte les communications et convoque Sally à sa place, à la gare centrale de Philadelphie. Il veut la tuer au pic à glace comme les autres, en traçant sur son ventre la Cloche de la liberté dont c’est la fête en ville, sa signature de tueur psychopathe. Jack se méfie et équipe Sally d’un micro pour qu’il puisse suivre la conversation et intervenir si besoin est, mais la gourde ne donne aucun détail pour que Jack puisse venir à son secours lorsqu’elle s’aperçoit que « Phil » a de mauvaises intentions. Elle se contente de se laisser aller, tout comme la pute qui lui ressemble, récemment assassinée par Burke dans une cabine téléphonique où elle faisait des pipes aux jeunes marins pour 30 $. Elle est donc tuée, ce qui est logique au vu de sa bêtise, mais ne plaira pas aux spectateurs qui bouderont le film.

Tout le scénario se présente en effet comme une mise à distance du cinéma comme de la politique. Ce sont tout deux des arts de l’illusion. Ils créent des doubles acceptables, une « belle histoire », alors que la réalité est tout autre. Un seul tireur pour John Kennedy ? Aucun complot contre ce président qui allait contre la Mafia et contre les Cubains exilés ? Est-ce un maquillage de la vérité ? Le film que regarde le spectateur est-il un film politique d’action ou une amplification de série Z ? Car le preneur de son minable qui révèle un complot termine comme un preneur de son minable qui réussit un cri – le cri même poussé par Sally lorsqu’elle est saisie par le tueur. Tout un complot pour un cri !

L’on se rend compte progressivement que le fringuant gouverneur trompe sa femme, que la jeune fille naïve qu »il a pris dans sa voiture comme doudou est en fait une femme vénale payée pour le compromettre, que le photographe Manny a été mis en scène pour réaliser son scoop soit-disant spontané, que le tueur politique est en vérité un tueur sexuel sadique – et même le danseur adolescent de la Fièvre du samedi soir, le doux velu Travolta, joue son premier rôle d’adulte au cinéma avec cynisme, loin de l’amoureux fleur bleue de son image. Le vrai na rien à voir avec l’apparence, tout comme l’habit ne fait pas le moine.

En voulant prouver à tout prix ce qu’il a vu et entendu – la Vérité selon lui – Jack n’hésite pas à mettre en danger la fille dont il est tombé amoureux. Comme quoi la Vérité considérée comme un absolu d’ordre religieux est aussi fanatique que le Dieu jaloux hébreux, la Morale sectaire d’Église ou qu’Allah intolérant qui exige la soumission. La vérité, comme toute chose sur cette terre, est mêlée de réel et de croyances, de faits prouvés et d’hypothèses, de probabilités in fine. Elle n’est pas «prouvée » de façon incontestable par la technique, qui a ses limites de mesures, elle n’existe pas en soi, pas même en sciences physiques où tout dans notre univers humain borné reste relatif… La « vérité » ne peut qu’être sincère, « honnête ». Or l’utile ne doit pas supplanter l’honnête, disait Montaigne. Jack franchit la ligne.

Pour plaire aux gens de gauche épris de complots capitalistes, ce film est sorti l’année de la victoire de Mitterrand en 1981 et, pour plaire aux féministes, la version française double John Travolta par la voix de Gérard Depardieu – Travolta lui-même l’a demandé.

DVD Blow out, Brian de Palma, 1981, avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow, Dennis Franz, John McMartin, Arkadès 2013, 1h47, €8,61 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Martin Amis, Réussir

martin amis reussir
Il n’avait pas 30 ans, l’écrivain, lorsqu’il a réussi ce roman. Il évoque certes ces années 1970 disparues où alcool, drogue et sexe étaient les plaisirs à la mode – avec le rock’n roll. Mais « la crise » était déjà établie (montrant que ce n’était pas une crise mais un changement de monde). Londres en était déjà aux restructurations, aux « nègres » et aux quartiers de plus en plus mal famés. Dans ce décor, deux frères cohabitent, Gregory Riding et Terence Service, nés à un jour près, l’un dans une famille de la haute, l’autre chez les ouvriers. Terry a été élevé avec Gregory dès l’âge de 9 ans, après que son père ait tué sa mère, puis sa sœur ; Gregory n’a jamais admis de n’être plus le fils unique, beau et choyé.

Tout commence donc par le vilain petit canard dans la portée Riding. Gregory élancé, musclé, élégant dès l’âge de dix ans déjà – et l’autre, Terry, tassé, laid, mal fagoté depuis toujours. Tout réussit à Gregory, il câline sa sœur Ursula durant l’enfance, s’amusant tout nu dans une île du lac et dans le lit le soir – à caresser et sucer mais pas baiser. Il ne fait pas d’études, tout lui étant dû, sa prestance attirant les femmes aussi bien que les hommes. Il travaille dans une galerie d’art où les propriétaires, d’âge très mûr, voudraient bien baiser avec lui tous les deux. Tout foire avec Terry, il a du mal à baiser les filles, aucune ne lui redemande, il travaille comme vendeur sans qualifications dans une société commerciale qui envisage de licencier.

Chacun se raconte à tour de rôle, en chapitres alternés, avec le langage de tous les jours. Le lecteur est vite captivé par le lumineux Gregory, pris de pitié pour le looser Terry. Et puis, par petites touches, le maquillage fond, la façade se lézarde, la vérité se fait jour. Gregory n’est plus si jeune, ni assuré de son avenir ; sa sœur déprime, ne baise plus, choisit Terry ; son boulot est insipide, ses partenaires sexuels de plus en plus vulgaires, violents, rassis. Terry se voit au contraire valorisé, une Jan secrétaire envisage de frayer avec lui, le syndicat s’intéresse à son poste dans l’entreprise, l’argent rentre, Ursula trouve auprès de lui une épaule secourable. C’est que Gregory est imbu de lui-même et égoïste, trop gâté durant l’enfance ; et que Terry a appris à encaisser, tout en restant humain. Pas le genre à subir « qui vous prend votre argent, votre corps, votre temps, mais qui ne vous prend jamais en compte, vous » p.33. Gregory baise mécanique, avec Miranda ou Adrian, il n’aime pas. Même sa sœur, amie et amante d’enfance, n’est plus pour lui qu’un amusement.

« Qu’est-ce qui t’a changé ? » se demande Terry de Gregory. « Il s’est passé quelque chose. Quelque chose qui t’a volé ta sensibilité, ta tendresse, ton cœur, et qui t’a transformé en ce pauvre petit paquet de mépris, d’arrogance et de préjugés pour lequel tu te fais désormais passer » p.151. « Te voilà donc, Terence : je comprends ton passé, tes drames, tes craintes. Mais ce passé ne t’est plus d’aucun secours, ni à toi ni à quiconque : ce n’est rien qu’un obstacle (…) C’est pour cela que tu n’as pas d’amis ni personne pour te protéger ; c’est pour cela que tu ne réussiras jamais dans ton travail ni dans tout ce que tu pourras entreprendre » p.167. Mais chacun voit-il l’autre en vérité ? L’enfance lumineuse prépare-t-elle la responsabilité libre de l’adulte ? Les drames enfantins préparent-ils à l’inverse la névrose et la déchéance adulte ?

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Non pas, démontre avec brio l’auteur. Trop gâté, Gregory reste immature ; abîmé, Terry est résilient. « Hautain, vaniteux, précieux, méprisant, arrogant, superficiel, corrompu, prétentieux, pédé – et insensible, par-dessus tout insensible », s’avoue Gregory p.286. Mais Terry sait s’adapter : « Les voyous sont en train de gagner. Et Terence, naturellement, se débrouille bien » p.317. Être beau et génétiquement aristocrate ne suffit plus dans l’ex-empire britannique : il faut savoir se débrouiller. Et Gregory ne sait pas, puisque tout lui a toujours été dû. Il est tonto – idiot en espagnol – mot à la mode à l’époque, que l’auteur répète à satiété tout au long du roman. Martin Amis contraste a l’envi ses personnages pour se moquer de la société de son époque, où les classes sociales sont encore opérantes dans l’imaginaire – mais de moins en moins dans la réalité. Mieux vaut être « cadre moyen issu des couches inférieures et muni d’un diplôme supérieur » qu’issu des couches supérieures sans aucun diplôme efficace.

La construction en duel alterné des personnages, chacun défendant sa vision de l’autre, de leur vie commune et de leur société, est puissante. Le lecteur s’y laisser attraper comme dans une toile. Surtout qu’après le maquillage, chacun se dévoile un peu plus, moins réussi dans le vrai qu’il ne le dit en premier. Tout comme aujourd’hui sur Facebook, les posteurs ont tendance à embellir ce qui leur arrive – au détriment de la réalité. Terry a perdu sa sœur puis son père durant l’enfance ; Gregory va perdre sa sœur, puis son père, à l’âge adulte. Des deux faux frères, l’un a mal commencé et bien fini ; l’autre accomplit le chemin inverse.

J’ai beaucoup aimé ce livre, plus philosophique qu’il en a l’air. La vanité de la forme et l’inanité de la baise – typiques des années post-68 – ne rendent pas heureux. Cette fausse « libération » est une contrainte de groupe sur les comportements individuels : il « faut » apparaître toujours en forme, jeune et frais ; il « faut » baiser avec tous et à tout moment selon le désir. Mais la vanité de la classe sociale supérieure et l’inanité de la génétique – typique des années avant 68 – ne fonctionnent plus. Être « né » ne suffit plus à assurer son avenir, encore faut-il acquérir des compétences autres que sociales, un vrai métier autre que de relations, un savoir-être autre que la superficialité mondaine.

Depuis 1978, date de parution du livre, le monde n’a cessé de changer – pour le pire. Terry y est plus adapté que Gregory, et pourtant, le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir un faible pour Gregory – comme probablement l’auteur. Le monde adulte est laid, mais combien belle était l’enfance… La réussite n’est-elle vraiment que sociale ?

Martin Amis, Réussir (Success), 1978, Folio 2003, 387 pages, €7.51

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