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La dame de Shanghaï d’Orson Welles

Ce film est un monstre baroque devenu culte après avoir été boudé à sa sortie. C’est qu’il est déroutant : des personnages hideux, une intrigue tordue, une oscillation perpétuelle entre film noir et film d’aventure.

Rita Hayworth (Rosaleen) et Orson Welles (O’Hara) étaient mariés dans la vraie vie mais amants venimeux dans le film. Ils allaient divorcer mais c’est Rita qui avait convaincu le producteur Cohn de financer Welles. Comme quoi, lorsque rien n’est simple, tout se complique ! Michael O’Hara est un marin irlandais qui aime bien bourlinguer et boire un coup à l’occasion. Il est naïf et un peu brutal mais idéaliste, le portrait du « pionnier » idéal. Il va découvrir la vraie Amérique, celle de ceux qui ont réussi : un vrai banc de requins d’un égoïsme féroce, partisans du droit du plus fort où l’argent est l’objectif suprême. Aucune émotion chez ces gens, sinon le sadisme ; aucun amour, si ce n’est masochiste.

Le marin en balade dans Central Park un soir sauve la blonde bien roulée Rosaleen d’une agression par une bande de jeunes un peu maladroits. Il les fait fuir à coups de poing et la raccompagne au garage dans son fiacre dont le cocher a fui. Rien de plus, pas de dernier verre, mais un attrait physique de l’un pour l’autre, comme aimantés. Rosaleen est mariée à Arthur Bannister (Everett Sloane), avocat célèbre mais impotent et impuissant. Perverse, Rosaleen propose au marin d’être le capitaine du yacht de son mari (en vrai celui d’Errol Flynn) pour la croisière en préparation. O’Hara ne veut pas se lier, encore moins coucher avec une femme mariée sous les yeux de l’époux, mais il finit par dire oui, comme aimanté par le mal. Car l’avocat Bannister lui-même lui demande et joue avec lui à qui tient le mieux l’alcool. Il perd, montrant par là combien O’Hara est plus fort que lui physiquement. Il pourra contenter sa belle femme, ce que lui ne peut pas.

Cela se fera sous le regard libidineux et concupiscent de l’associé de l’avocat, le huileux George Grisby (Glenn Anders). Il encourage Michael, baisant ainsi Rosaleen par procuration. Le film, dans ces années quarante, ne montre que le baiser, d’ailleurs un scandale lorsqu’il est en public. Toute une bande d’écoliers se gausse ainsi du couple ventousé devant les murènes à gueules ouvertes de l’aquarium où Rosaleen a donné rendez-vous à Michael après la croisière ; aujourd’hui, la bande sourirait, les envierait et tenterait peut-être quelques travaux pratiques par imitation. L’époque a bien changé, encore que le rigorisme puritain revienne, porté par le protestantisme militant yankee, le catholicisme réactionnaire français, l’intégrisme juif israélien, l’orthodoxie poutinienne et l’islamisme pudibond maghrébin…

Michael O’Hara le marin découvre l’univers des riches, individus morbides qui se haïssent et restent en bandes, inséparables comme les requins. Il a toujours la velléité de démissionner et abandonner le navire, mais il est pris par son devoir de capitaine et par l’aimantation magnétique de la femelle blonde. Elle est belle, fragile : peut-elle être sauvée ? Il lui proposera plusieurs fois de fuir à deux, loin des autres et de tout, sans guère d’argent mais est-ce ce qui importe ? – Oui, à ce que fait comprendre Rosaleen à Michael. Lui est amoureux de son fantasme, pas vraiment de la femme réelle ; il découvrira que, pour les bourgeois comme elle, l’image est tout et l’idéal néant. Alors « l’amour », quelle blague !

Bannister « aime » sa femme mais comme bel objet de son pouvoir ; il ne la possède qu’en droit, pas en fait car il a la langue mieux pendue que le zizi. Grisby « aime » Rosaleen comme un objet qu’il convoite mais ne peut avoir, d’où sa haine de Bannister et son voyeurisme envers O’Hara. Rosaleen « n’aime » personne, elle est trop adulée depuis toute petite pour éprouver un quelconque sentiment pour ceux qui d’aventure l’aimetraient ; elle est reine, elle règne, et tous lui doivent hommage. La scène où elle bronze en maillot (une pièce quand même) sur un rocher montre la sirène, les formes physiques idéales mais l’âme d’une goule prête à séduire pour consommer, et à jeter ensuite. Ainsi fera-t-elle de Michael le naïf. Dans ce film, l’amour ne passe que par la perversité. Il est un jeu où chacun positionne ses pions pour avoir la meilleure chance, comme aux échecs ; l’allusion sera transparente dans la scène du procès où le juge déplace des pions entre deux séances. L’amour est aussi mimétisme, désirer ce que l’autre possède et qu’on n’a pas, comme dans la scène des miroirs. Lorsqu’ils sont brisés à coups de pistolet, c’est l’image de Rosaleen qui est brisée pour tous : l’idéal de Michael, le bel objet de Bannister, sa propre image de femme même.

Le jeune homme O’Hara découvre jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage. Il est prêt à se compromettre, à tuer même, à passer pour l’idiot du village. Il n’y a pas de victime innocente, pas de bourreau par hasard.

Car ce jeu d’amours se double d’une intrigue tordue. George Grisby, l’avocat associé de Bannister, propose à O’Hara de le tuer sans risque contre 5 000 $ en cash. Il lui suffit de se faire remarquer, de tirer en l’air deux coups de feu et de s’enfuir au vu de tous, tandis que Grisby disparaîtra en canot pour commencer une nouvelle vie en touchant l’assurance. O’Hara sera pris mais qu’importe : en Californie, pas de cadavre, pas de preuve, pas de condamnation. Mais le jeune marin est bien niais : comment toucher une assurance-vie lorsqu’on n’est plus en vie ? Bannister démontera cette logique implacable. Comment enlever la femme riche avec seulement 5 000 $ ? Rosaleen démontera ce rêve comme un décor de carton pâte. Comment ne pas être pris à un autre piège ? Car Grisby a pour objectif de tuer Bannister et de faire accuser O’Hara, trouvé en possession de l’arme ; il obtiendra ainsi l’assurance-vie souscrite par son associé et peut-être, en prime, la veuve blonde « éplorée ».

Mais Bannister avait engagé un détective pour surveiller sa femme et voir comment O’Hara s’acquittait de ses devoirs. Le détective surprend Grisby, qui le tue, mais il n’achève pas sa victime et celui-ci a encore la force de téléphoner pour prévenir. O’Hara est arrêté et accusé mais Bannister, qui le défend à la demande de sa femme, a reçu le témoignage qui permet de l’innocenter. Il joue son rôle de la défense à la perfection, faisant même rire le jury lorsqu’il s’interroge lui-même comme témoin, puisque l’accusation l’a fait citer. Mais le spectateur ne sait pas quel sera le verdict du jury, O’Hara parvient à fuir le tribunal à la reprise des débats.

L’intrigue compte moins que l’univers d’images et de symboles. Orson Welles dénonce l’Amérique, les stars et Hollywood. Tous sont des requins sans merci qui ne vivent que pour le fric et sont affolés par lui comme les squales par le sang. Les apparences sont trompeuses et la réalité sordide. Aujourd’hui encore, le bouffon Trump l’a montré à tous. La femme fatale n’a rien d’un amour possible, elle n’est qu’un monstre assoiffé de mâles et d’argent ; O’Hara aurait dû la laisser se faire violer au cœur de la ville, elle aurait probablement aimé ça. Dans la galerie des glaces du parc d’attraction désert où elle a fait se cacher O’Hara après sa fuite du tribunal, elle devient une créature surnaturelle maléfique. La star rousse Rita Hayworth se métamorphose en froide blonde calculatrice, executive woman comme les firmes yankees en sont pleines. L’intrigue policière reste jusqu’au bout peu compréhensible car seuls comptent les rapports aliénés des personnages. Le chien Orson Welles dans le jeu de quilles hollywoodien chamboule son cinéma narratif classique au profit de l’abstraction symbolique qui sera celle des années 60.

Que reste-t-il ? Une Rita au sommet de sa gloire physique, un Orson jeune qui n’est pas encore bouffi, un Acapulco mexicain encore paradisiaque mais déjà gangrené par le tourisme de riches. Et un portrait de l’Amérique qui reste trop bien d’actualité.

DVD La dame de Shanghaï (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947, avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane, Glenn Anders, Ted de Corsia, Arcadès 2018, 1h28, €11,47 Blu-ray €8,50

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La Soif du mal d’Orson Welles

Il s’agit du dernier film hollywoodien du grand et gros Orson Welles à son retour d’Europe après le maccarthysme – la période fasciste de l’Amérique entre 1950 et 1955 (la tentation crispée, déjà).

Nous sommes dans une zone interlope, aux États-Unis mais à la frontière mexicaine où des derricks monstrueux pompent encore languissamment les derniers restes de pétrole qui ont fait le boom de la région. Un couple américano-mexicain en voyage de noces déambule dans la ville le soir. Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), haut-fonctionnaire des stups, et son épouse Susan (Janet Leigh), suivent sans le savoir une voiture de type péniche qui se dandine sur ses suspensions et dans laquelle le spectateur a pu voir un homme placer une bombe à retardement. Ce plan-séquence d’ouverture est célèbre dans l’histoire du cinéma et Welles a obtenu de faire remplacer la musique commerciale du producteur par les simples bruits de la rue : c’est plus réaliste et fait monter le suspense. On se demande quand la voiture va sauter et si le gentil couple aura le temps de se sauter avant le grand saut.

Et puis boum ! Mais on ne le voit pas, seulement les conséquences, les gens qui crient, les sirènes des secours, et le mâle Vargas qui prie sa trop fragile femelle Susan de rentrer à l’hôtel, et elle qui ne veut pas, s’attarde, manque de se faire écraser par un camion, se fait rattraper et aborder par un jeune latino en blouson de cuir noir (Valentin De Vargas). Elle le prend de haut, la péronnelle, appelant le jeune « Pancho », en femelle alpha du peuple alpha de la planète, puis elle renverse la vapeur parce qu’un inconnu lui parle en sa langue et pas en espagnol : elle doit suivre le jeune homme, elle le suit. Bêtement, car elle est gourde, comme la plupart des pétasses d’Hollywood à cette époque macho. C’est cela aujourd’hui qui met mal à l’aise. Sans être féministe outre mesure, cette façon de considérer les bonnes femmes comme des poupées sans cervelle à qui il faut souvent couper le son par un long baiser langoureux, montrant combien elles en veulent (et ne veulent que ça), les seins en obus, la croupe en violon – c’est désagréable.

Mais il ne se passe rien, la fille est emmenée sans la forcer dans une pièce où oncle Joe Grandi (Akim Tamiroff), le frère de celui qui a été arrêté pour trafic de drogue et que celui qui a sauté dans la voiture devait déférer à la Cour, lui délivre un message : dites à votre mari mexicain de laisser tomber les charges. Et c’est tout, vous êtes libre. Seul le neveu, le jeune en cuir, est un brin séduit par la belle carrosserie et irait bien voir sous le capot, quitte à vitrioler le mari pour le dégager. Ce qui rate, il est bête, mené par sa queue comme la fille par ses seins.

Le commissaire américain Hank Quinlan (Orson Welles) prend l’affaire en main, ou plutôt dans ses grosses pognes. Car il cogne, il n’a pas de temps à perdre, il a ses « intuitions ». Et pour habitude de fabriquer des preuves pour les prouver, de toutes façons les gens sont coupables, à eux de dire de quoi. Ce pourquoi il arrête Sanchez (Victor Millan), qui a le tort d’avoir un nom mexicain et qui était l’amant de la fille du sauté de la voiture ; il aurait eu intérêt à voir disparaître le vieux qui ne l’aimait pas pour que la fille ait le fric et lui avec. Mais Vargas, convié à suivre l’enquête en observateur, a fait tomber une boite à chaussures vide en se lavant les mains, la même boite où le commissaire Quinlan affirme qu’ont été retrouvés deux bâtons de dynamite, ceux qui restaient du vol attesté sur le chantier. Vargas comprend alors que Quinlan n’est pas un flic intègre mais plus qu’un ripoux, un tyran. Il n’aura de cesse que de chercher dans les archives de la police les pièces à conviction « trouvées » par Quinlan, puis à le piéger sur ce qu’il a fait par un micro caché. Comme tous les fascistes, le gros, parce qu’il est laid, veut avoir raison et imposer sa volonté. Il manipule alors les gens et les preuves en faveur du pouvoir, le sien et ceux qu’il sert : les partisans de l’Ordre, moral, civique et militaire.

Orson Welles règle ses comptes avec la période McCarthy et dénonce ce fascisme latent de l’État américain. La bombe à retardement est la métaphore d’un univers en vase clos, qui pourrit lentement sous la corruption de l’entre-soi et qui ne peut qu’exploser à la fin. Le roman d’où est tiré le film est Badge of Evil de Whit Masterson (en français La soif du mal) n’a aucun message politique, se contentant d’opposer flic pourri et flic vertueux. Orson Welles élève Hank Quinlan au rang symbolique de César, célèbre pour avoir vaincu les Gaulois truands et pacifié la frontière – et Miguel Vargas à la noblesse de son opposant shakespearien Brutus : l’abus de pouvoir ou la république. Référence au Jules César de Shakespeare, que Welles connaît bien. Vargas ne déclare-t-il pas fermement : « Notre travail est censé être dur. Le travail de la police n’est facile que dans un État policier » ? Tout est facile quand on décide de tout et manipule le monde au nom de ses préjugés ou du Complot (comme le fit McCarthy – et Staline, ou Poutine) ; beaucoup moins si l’on doit chercher et enquêter.

Les deux hommes sont doublés en creux par deux femmes qui les accompagnent dans leur vie : Susan (Janet Leigh) qui est le rêve hollywoodien lisse pour un Mexicain aspirant au progrès ; Tanya (Marlene Dietrich) qui est la tenancière immigrée d’un bar et qui lit dans les cartes, la déchéance des bas-fonds et des superstitions qui attirent le flic tyran désabusé. Le spectateur préfère sans conteste Vargas à Quinlan, mais Tanya à Susan – inversion des couples qui fait tension.

La célébrité du film tient moins à son intrigue, mince et peu cohérente, ou à ses personnages – un Charlton Heston sans relief à la moustache ridicule, un Orson Welles en gros soûlard écrasant – qu’à sa forme. Le plan d’ouverture est original et attise le suspense, les jeux d’ombres, les travellings, l’usage de la profondeur de champ depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police, les contrastes exacerbés entre les blancs et les noirs, les décors plantureux, les maquillages exagérés dont Welles lui-même rendu énorme, le visage épaissi, exsudant, les yeux gonflés – un expressionnisme baroque outré.

Le réalisateur Orson Welles poursuit une quête impossible entre Vérités et mensonges (F for fake), le titre d’un documentaire qu’il réalisera en 1973 sur le cinéma comme art de l’illusion. La frontière américano-mexicaine en est le décor parfait où rien n’est blanc ou noir mais tout en gradations, dans une confusion de trafics, de niveau de vie, de mœurs, de races, de métissage généralisé.

DVD La Soif du mal (Touch of Evil), Orson Welles, 1958, avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Universal Pictures 2005, 1h46, €9,99

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