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Colette, L’Ingénue libertine

C’est un nouveau feuilleton porno chic fin de siècle du couple Colette et Willy. Sauf qu’il est paru en deux parties, Minne et Les égarements de Minne et que, lorsque Colette a récupéré ses droits après la séparation d’avec son mari Willy, elle en a fait un roman unique, sabrant sans pitié une partie des ajouts de Willy. Reste l’histoire d’une fille, toujours un double de Colette, de Claudine et d’Annie, rêvant au grand amour romantique et sadique à l’adolescence, mariée selon les normes à son cousin plus âgé connu depuis l’enfance, et qui s’ennuie. Elle prend des amants, cherche à jouir, n’y parvient pas. Elle désespère…

Et voilà un vieux beau, le fameux Maugis, journaliste critique de théâtre, la quarantaine, chauve, gros, alcoolique, qui la désire sans la toucher, s’intéresse vraiment à elle. Ses yeux se dessillent : l’amour n’est pas à sens unique, il faut donner pour avoir. C’est alors que la crise survient avec son mari, elle se rebelle, lui la voit telle qu’en elle-même et non plus comme la copine complaisante de toujours. Elle existe, il l’aime, il veut son plaisir. Lorsqu’il la baise, dans un grand hôtel de Monte-Carlo où il est envoyé pour affaires, elle jouit enfin. L’orgasme !

Voilà le canevas, à grands traits. L’intéressant est moins dans la personnalité de Minne, adolescente fantasque à l’imagination enfiévrée de sensualité, que dans le processus qui va conduire des premiers émois romantiques à un statut de quasi prostituée, la rédemption finale de la chair étant plaquée au final comme incongrue. Minne a 14 ans, vit seule avec Maman qui a peur de tout changement et ne voit pas sa « petite » fille autrement que sage et rangée. Or Minne lit en cachette le Journal, ramassis de faits divers à sensation qui décrit notamment les crimes d’une bande d’Apaches des Fortifs. Elle fantasme sur le beau Frisé, jeune homme souple à la démarche de chat au jersey moulant son torse de jeune faune, casquette à carreau sur le front et chaussures de tennis aux pieds. Elle rêve de devenir sa « reine », celle qui ordonne et régule la bande, qui compte le butin et baise ardemment sous la lune. Pour s’accomplir, elle doit fuir sa famille, son milieu.

Elle croise en allant à l’école un marlou qui ressemble à son fantasme mais ne peut lui parler. Un soir, alors qu’elle songe à sa fenêtre ouverte, elle croit le voir dans la rue, elle l’appelle, descend, mais le temps qu’elle se peigne et s’habille pour plaire au mauvais garçon, il s’est éloigné. Elle court dans les rues de la zone, se perd, aborde des personnages tous plus louches les uns que les autres, dont un vieux monsieur à canne qui aime les « petites filles ». Elle fuit, se retrouve miraculeusement au matin en bas de chez elle mais s’écroule une fois rentrée, couverte de boue et épuisée. Chacun croit qu’elle a été violée. Il n’en est rien mais sa mère en meurt quelque temps après et l’oncle Paul, qui a vu comme médecin qu’elle est intacte physiquement, n’en déclare pas moins qu’elle a une fièvre de mauvaise vie. Son fils Antoine, de trois ans plus âgé qu’elle, la désire depuis sa puberté et est heureux de la marier. Avec la réputation qu’elle a, elle n’aurait pas trouvé ailleurs. Comme quoi l’amour est un leurre, surtout l’Hâmour, comme disait Flaubert, cet égarement gonflé du sentiment attisé par les hormones. Rien de naturel dans l’Hâmour, que du fantasme, du grandiloquent, de l’inaccessible.

En revanche Minne devine bien, une fois mariée, « que l’Aventure c’est l’Amour, et qu’il n’y en a pas d’autre » p.743 Pléiade. Existe-t-il un roman sans aventure amoureuse ? Mais amant, ami et allié ne cohabitent pas toujours dans le même mari, aussi « faut-il » (selon Colette) multiplier les expériences pour trouver le bon équilibre. Antoine le mari est protecteur mais pas vraiment allié ; le jeune baron Couderc de 22 ans est bien joli comme amant mais prend son plaisir sans se soucier de celui de sa partenaire ; Maugis, le libidineux sarcastique, est un véritable ami mais serait un mauvais amant… « J’ai couché avec lui [Couderc] et trois autres, en comptant Antoine, déclare sans aucune vergogne Minne à Maugis. Et pas un, pas un, vous entendez bien, ne m’a donné un peu de ce plaisir qui les jetait à moitié morts à côté de moi ; pas un ne m’a assez aimée pour lire dans mes yeux ma déception, la faim et la soif de ce dont, moi, je les rassasiais ! » p.797. La quête de soi est la satisfaction de la volupté : si le mari faillit, la femme est en droit de revendiquer sa liberté. C’est que tous deux sont libres depuis 1789.

C’était très « fin de siècle », cette audace à parler de sexe et à vanter les frasques sexuelles d’une jeune fille rangée. Minne est une ingénue qui ne sait pas que donner son corps avilit quand l’amour n’est pas là et que baiser à gogo prostitue sans pour autant trouver sa bonne pointure. Colette transgressera le genre pour goûter d’autres plaisirs sans que sa quête en soit plus fructueuse. A toujours aspirer au Graal, on ne vit pas assez les vrais moments du présent. Don Juan n’a jamais été heureux.

Colette, L’Ingénue libertine, 1909, Albin Michel poche 1991, occasion ; e-book Kindle €5,49

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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Le procès Paradine d’Alfred Hitchcock

Quand les extrêmes s’attirent et se touchent, c’est l’explosion tragique. Un avocat pénaliste londonien à succès gagne toutes ses affaires lorsque son associé lui en propose une nouvelle : la femme qui a tué son mari ancien colonel fort riche, devenu aveugle pendant la Seconde guerre. Anthony Keane (Gregory Peck) ne peut s’empêcher de tomber amoureux instantanément de la vénéneuse Maddalena Paradine (Alida Valli).

Il veut la sauver ; elle y consent à une condition : que le valet Latour (Louis Jourdan), ancienne ordonnance du colonel demeuré à son service et attaché à sa personne, soit hors de cause. Mais le valet est trop beau et l’avocat trop jaloux. Il ira dans la propriété de la région des lacs où il verra l’immense chambre de l’aragne, son portrait narcissique au-dessus du monumental lit conjugal (que le colonel ne pouvait voir), son narcissisme vampirique. Il comprendra que le valet palefrenier a été son amant, malgré lui peut-être mais qu’elle lui est attaché, elle l’a agrippé et paralysé comme l’araignée le fait de sa proie.

L’avocat n’aura de cesse d’insinuer que lui a versé le poison dans le verre de bourgogne fatal et pas elle, au point d’indisposer la cour et de susciter des aveux imprévus. Il le haïra, elle le haïra ; il se suicidera, elle avouera le meurtre devant le jury et le juge (Charles Laughton) et sera pendue. L’avocat a tout perdu : sa réputation, sa femme, son amour. Car son épouse, la belle Gay Keane (Ann Todd), comprend ce qui l’a saisi : cette passion brutale, ce détachement d’elle, cette impasse de sa défense.

Non sans longueurs et bavardages en raison des interventions brouillonnes du producteur Selznick, ce film tout en psychologie montre les ravages de la passion dans un esprit pourtant rationnel. Tout le précipite à sa perte, il en est conscient mais ne peut rien pour dévier le destin.

Gregory Peck fait un piètre avocat londonien qui doit être autrement plus cultivé et érudit ; Louis Jourdan fait un piètre amant de Lady Paradine, pas assez vulgaire ni bouseux comme celui de Lady Chatterley. Elle est venimeuse, sortie des bas-fonds et avide de sexe ; elle a connu beaucoup d’hommes dans sa puterie avant mariage. Elle a voulu se caser mais l’aveugle a fini par la gêner dans ses désirs pour le beau mâle à sa portée, lui-même trop honnête et trop fidèle à son maître. Lui mort, son beau corps à jamais hors de la portée de ses griffes insatiables, elle n’a plus le goût de vivre et de recommencer, de jouer la comédie sociale. Elle se laisse condamner et pendre comme « il se doit » selon les normes.

DVD Le procès Paradine (The Paradine Case), Alfred Hitchcock, 1947, avec Gregory Peck, Alida Valli, Ann Todd, Charles Laughton, Louis Jourdan, Charles Coburn, Carlotta films 2018, 1h50, €7,81 blu-ray €8,30

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Jules Romains, Marc-Aurèle ou l’empereur de bonne volonté

La collection Flammarion L’histoire en liberté visait à dépoussiérer l’histoire avant que la mode post-68 (et le talent littéraire de certains historiens) ne la mette au goût du jour. Elle confiait à des littéraires le soin d’évoquer un grand personnage, masculin ou féminin selon son talent, sans s’encombrer de tout l’appareil maniaque des universitaires. Ces écrivains étaient cependant aidés par un centre de documentation dirigé par l’historien Marc Ferro afin qu’ils s’appuient sur des sources fiables. Le Marc-Aurèle de Jules Romains est incontestablement le plus grand succès de la collection car il réunit un grand personnage et un grand auteur.

Louis Farigoule dit Jules Romains (avec un S), oublié aujourd’hui bien qu’immortel de l’Académie française dès 1946 (il sera remplacé par Jean d’Ormesson) et président du Pen club de 1936 à 1939, a été un homme universel comme à la Renaissance, formé à Normale Sup. Agrégé de philo et pacifiste, il s’exile aux Etats-Unis durant la Seconde guerre mondiale puis au Mexique où il fonde avec d’autres l’Institut français d’Amérique latine. Il a écrit des poèmes (La vie unanime), des romans (et même une saga romanesque, Les hommes de bonne volonté), du théâtre (Knock), des essais (Lettre à un ami) et des écrits scientifiques (La Vision extra-rétinienne et le sens paroptique). Il est mort en 1972 à 86 ans, quatre ans après avoir médité sur l’empereur stoïcien Marc-Aurèle.

Car il aurait pu le dire : Marc-Aurèle, c’est lui. Comme lui il a du respect pour tout ce qui existe et la tendance à accepter que ce qui est a toujours une raison d’être. D’où un certain conservatisme parce qu’il accepte la complexité et reste humble face à l’intrication des choses. Il ne souscrit pas au destin mais à la providence. Il se pose toujours la question primordiale du philosophe : « suis-je responsable de ce qui m’arrive ? » Si oui, je peux agir ; sinon, je dois endurer. Récriminer ne sert à rien, en appeler aux principes, aux dieux ou à l’idéal non plus. Que puis-je ? Et comment ? Pour cela il faut chercher à comprendre, ne pas juger a priori, aller sur place. Tout ce que l’empereur romain a fait, empli d’exigence envers lui-même autant que d’indulgence envers autrui. Car il lui fallait discerner les racines et mobiles d’autrui avant de trancher sur ses faits et gestes.

Marc-Aurèle est né en 121 de notre ère Marcus Casilius Severus, issu de colons romains en Espagne ; il deviendra Annius Verus lorsque son père reviendra à Rome où le père de son père fut préfet. La famille habite le chic mont Caelius. Si son père meurt tôt, sa mère Domitia Lucilla, helléniste stoïcienne, le fait élever par des précepteurs choisis qui lui donnent le goût de l’interrogation et de la philosophie. Affectueuse et sans vanité, cette mère attentive donnera à l’enfant plutôt chétif l’assise morale qu’il gardera toute sa vie. Joli garçon à l’adolescence, il séduit l’empereur Hadrien qui aime la beauté et qui l’adopte comme fils en 138 à 17 ans. C’était un fait courant dans la bonne société romaine car mieux vaut un fils choisi qu’un fils biologique, on peut ainsi mesurer sa valeur morale. Hadrien fait de lui son successeur après Antonin son oncle, à égalité avec Lucius Verus, de huit ans plus jeune. Il le fiance également à sa fille Faustina en 145.

A l’époque, l’empire romain est à son maximum et si la république subsiste, les exigences d’une si grande extension font qu’un empereur qui centralise le pouvoir à Rome apparaît comme la meilleure solution pratique. Le patriotisme romain décline à cause de l’opulence et du mélange des peuples, lesquels introduisent les religions orientales telles Mithra et le Christ, plus abstraites et secrètes, intolérantes et moins civiques. Le limes est menacé en (Grande) Bretagne, sur le Danube, en Orient et au Maroc. Marc-Aurèle sera associé à l’empereur et aux décisions d’Antonin durant un quart de siècle jusqu’en 161. Bien qu’administrateur, législateur et chef des armées, l’empereur n’est pas autoritaire mais raisonnable, sensible à la gloire mais plutôt à celle de l’esprit. Il laisse Verus parader, faire la fête et conduire les armées jusqu’à ses échecs, puis sa mort par excès en 169 à peine âgé de 40 ans. Marc deviendra alors l’empereur itinérant auprès des armées pour contenir la poussée incessante des barbares en se conciliant certains d’entre eux.

L’empereur est tout interrogation de soi, réflexion sur ce qu’il fait, dialogue entre l’homme public sujet à l’illusion et à l’erreur et l’homme intérieur lucide et désintéressé en soi. Chaque soir il médite par écrit sur sa journée, et publie ses Pensées pour moi-même, observateur réaliste qui cherche les raisons des choses et des comportements. Optimiste (trop), il tend à obéir aux volontés suprêmes (jusqu’à la superstition parfois). Il croit en une providence car il voit l’univers ordonné par des lois immuables selon les principes stoïciens. Il meurt de maladie en 180, à 79 ans. Son fils Commode lui succède à 19 ans pour treize années, pas une réussite… Il sera assassiné à 31 ans.

Jules Romains, qui apprécie l’empereur philosophe, « une très grande puissance et une très grande sagesse » conclut-il, voit cependant en lui trois « mystères » : sa femme Faustine, son fils Commode, et sa persécution chrétienne. Faustine lui a donné treize enfants en vingt-cinq ans et douze grossesses (Commode avait un jumeau mort en bas âge). Mais il l’a délaissée six ans durant lors de son itinérance à l’armée au bord du Danube et elle aurait conspiré avec le commandant romain d’Orient Avidus qui a tenté un coup d’état en se proclamant empereur lorsque la rumeur a couru que Marc-Aurèle était mort. Connaissant ces raisons, l’empereur a pardonné mais Avidus a été tué par un centurion zélé.

Certains auteurs suggèrent que Commode n’était pas de Marc mais d’un gladiateur amant de l’impératrice car le gamin apparaît assez tôt comme cruel et vil. A 12 ans il a ordonné que l’on jette un esclave dans la chaudière parce que son bain n’était pas assez chaud ; à 13 ans, déjà beau et athlétique comme Hercule, il a pris un Grec d’Asie pour amant et s’est fasciné pour les cruautés du cirque, combats de gladiateurs et tortures des condamnés jetés aux bêtes. C’est un peu reconstruire l’histoire en commençant par l’autre bout mais ce n’est pas impossible. Quoi qu’il en soit, un « fils » ne devait pas être seulement biologique pour être reconnu comme descendant, selon l’attitude romaine. D’autant que le fils, lorsqu’il avait 18 ans, a sauvé son père d’un marécage sur le Danube dans lequel l’empereur aurait plus y rester. « Il a un bon fonds », aurait pensé le père.

Quant aux chrétiens, les martyrs de Lyon avec l’évêque Pothin ont été commémorés par le christianisme des origines. Mais, du point de vue romain, les chrétiens n’étaient qu’une secte vulgaire et très intolérante qui recrutait surtout des esclaves et des soldats peu éduqués. Ils récusaient les rites civiques romains et se voulaient sans patrie, agitateurs souterrains qui minaient l’empire. L’affaire de Lyon était pour Marc-Aurèle du ressort de la police locale et il a répondu au gouverneur qui l’interrogeait d’agir selon la loi, la même pour tous. Les chrétiens ont donc été livrés aux lions dans le cirque lorsqu’ils refusaient de se plier aux rites de leur cité : c’était leur choix. Une telle soif de souffrance conjuguée à une telle intolérance envers les lois et ce que l’on appellerait aujourd’hui le « vivre-ensemble » ont fait juger à Marc-Aurèle qu’ils avaient l’esprit dérangé. Le Christ a pourtant demandé de « rendre à César ce qui est à César ». Que leur coûtait-il, aux chrétiens, de sacrifier aux dieux de la cité même s’ils n’y croyaient pas ? Marc-Aurèle n’y croyait pas plus qu’eux et le Dieu unique omnipotent sait faire la part des choses. Mais c’est là raisonner en homme doué de raison, pas en fanatique sectaire. Or les chrétiens du temps étaient des fanatiques sectaires aspirant tout de suite à l’au-delà, pas de doux agneaux rêvant d’un monde rendu meilleur par la volonté humaine.

« La racine principale de ses faiblesses a été son optimisme systématique, qui était chez lui à la fois une dictée du tempérament et une vision philosophique du monde », conclut Jules à propos de Marc.

Jules Romains, Marc-Aurèle ou l’empereur de bonne volonté, 1968, Flammarion collection L’histoire en liberté, 252 pages, indisponible chez Amazon, Fnac et Chapitre mais disponible chez Rakuten

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Guy Bordin, L’amant fantasmatique

C’est inouï, c’est inuit ! les esquimaux, dans leurs solitudes glacées, croient en l’existence d’amants fantasmatiques. C’est ainsi ce qu’apprend son cousin au narrateur. « Il peut arriver que l’être secrètement aimé B se révèle à A sous une forme fantasmatique. Les rencontres intimes surviennent par la suite lors de contextes variés, mais uniquement quand A est seul, que ce soit dans le monde de la veille – hors du village, dans la toundra – ou dans celui du sommeil, l’être virtuel surgissant dans un rêve » p.25. Les enfants créent souvent des amis imaginaires avec lesquels ils ont de vraies conversations avant que l’âge adulte ne les fassent disparaître. Mais en Bretagne, « le petit peuple » existe aussi fort qu’en vrai, et les fantasmes se réalisent. Sauf que pour s’en déprendre il faut mourir.

Lors d’un séjour studieux dans une cabane sur la lande avec son cousin Jean, prof d’histoire moderne à Brest, l’étudiant narrateur qui suit des cours d’histoire du Moyen-Âge voit sa vie transformée. Elle devient onirique et la réalité même en rajoute au pays Kerbihan d’enchantement. Il tient un journal cru de ses rêves nocturnes et prend compulsivement des photos polaroïd de ses réalités diurnes, l’amant fantasmatique des esquimaux le hante.

Sensible et impressionnable, l’auteur du récit – à peine 20 ans – a les antennes qui frémissent devant tout jeune garçon : une bande de scouts frais « de 15 ou 16 ans » (pour ne pas contrevenir à la loi), un serveur aux cheveux châtains mi-longs aux yeux verts et « excellemment bâti » de son âge, un appelé gendarme plutôt méditerranéen, le frère et une sœur qui font le tour de France en camping-car, un vicaire suceur d’enfants de chœur pubères – et son cousin Jean, homme fait, professeur et hétéro divorcé, mais bien constitué et qui va se doucher nu – comme il se couche. Le jeune homme qui conte, frénétique, se les fait tous dans le bois propice à l’imaginaire, sauf les scouts (l’auteur n’a pas osé) et son cousin (qui l’impressionne trop). Mais ce cousin mentor n’est-il pas cet amant fantasmatique dont parlent les esquimaux et qui ne se manifeste que dans les rêves ou en hallucinations lors de promenades solitaires ? Jean est partout, Jean prend les traits de tous les amants, Jean vole sur un faucon comme un lutin ou un Nils Olgersson de Suède. Le narrateur n’est pas armoricain pour rien.

Mais le roman érotique et onirique se double d’une intrigue policière où le chef scout, fils d’industriel du cochon (et malencontreusement moraliste et laid), est retrouvé étranglé nu dans un étang du coin avant que le sang ne coule à nouveau…

Plutôt bien écrit, ce court roman apparaît cependant plus comme une suite de fantasmes couchés sur papier que nimbé du mystère légendaire. Et la fin laisse sur sa faim. La description minutieuse de chacun des actes sexuels englue le lecteur dans la triviale réalité du jouir alors que tout sentiment est écarté. J’ai compté pas moins de 23 éjaculations sur 117 pages, parfois en rafale. Pas sûr que la moitié du lectorat (celle qui ne bande pas) suive… Seul le fantasme agite l’esprit. Le mystère y perd. Entre la mécanique sexuelle de la pulsion et l’imaginaire éthéré du fantasme, il n’y a rien. Ni affection, si sentiment, ni passion – or c’est dans cet entre-deux, entre bite et cerveau, sans parler des combinatoires entre sexes, que surgit l’essentiel de la littérature.

Guy Bordin (à ne pas confondre avec un photographe de mode décédé en 1991) est ethnologue et coréalisateur de huit films. Il a écrit plusieurs livres sur les mondes nordiques et les Inuits.

Guy Bordin, L’amant fantasmatique – Journal de Kerbihan, 2020, Maia, 117 pages, €19.00

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Les deux visages du Dr Jekyll de Terence Fisher

Le roman de Robert-Louis Stevenson, L’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, recyclé par le cinéma des années optimistes donne un étrange résultat. Mister Hyde est éclipsé au profit d’un Docteur Jekyll revigoré en jeune homme imberbe au sourire hardi. Comme si « le mal » était l’énergie, l’appétit sexuel, l’égoïsme sacré de la jeunesse…

Le vieux Jekyll (Paul Massie) barbu et grisonnant s’est usé sur ses recherches solitaires, délaissant ses patients, délaissant ses pairs, délaissant toute critique. Sa névrose obsessionnelle envers l’objectif de « changer l’homme » rappelle la névrose stalinienne issue du marxisme. Mais il est ici question de chimie et pas de sociologie, de manipuler la psyché humaine par l’injection d’un sérum, testé sur le singe, qui lui donne une énergie considérable. Mais une énergie purement animale qui, sur l’humain, va le faire régresser à la bête. Avis aux nouveaux « transhumanistes »…

L’épouse flamboyante du docteur au nom de chatte, Kitty (Dawn Addams) a pour amant un jouisseur raffiné et joueur invétéré, Paul Allen (Christopher Lee). Il est le pendant civilisé du bestial Hyde, tout aussi profiteur, tout aussi énergique, tout aussi porté au sexe et à l’égoïsme, mais socialement acceptable, ce qui est une critique acerbe du grand monde hypocrite qui voile ses instincts sous une fausse vertu. La société victorienne qui affichait sa pruderie vivait au fond dans le vice, l’alcool, le sexe, la drogue. La plus belle pute est danseuse avec cobra, ce qui en fait une Eve vénéneuse et satanique, même si elle camoufle un cœur d’artichaut ; elle ne pourra que tomber amoureuse du séduisant Hyde qui ne la paie pas et ne l’aime pas, mais désire prendre son seul plaisir.

Jekyll, qui n’est pas dupe, va chercher à se venger de sa femme et de son amant lorsque, sous l’apparence de Hyde, il découvre sa femme qui devait aller à un dîner ennuyeux danser entre les bras d’Allen dans une maison de plaisirs nommée Le Sphinx. Le sérum a fait de Jekyll un Hyde psychopathe sans aucune empathie, un pervers narcissique, manipulateur. Ce que le système anglo-saxon du business va réaliser dans les décennies qui suivent, notamment vers les années 2000. Il y a une bête en chacun et seul l’amour, qui est sortie de soi, civilise. Kitty voudrait le connaître mais elle erre entre un mari maniaque qui la délaisse après l’avoir épousée et un amant volage qui s’amuse avec elle sans jamais s’investir, comme le joueur invétéré qu’il demeure. Le sérieux de la recherche scientifique individualiste ne paie pas et, lorsque le docteur Jekyll se transforme en riche inconnu Mister Hyde, il agit tout à l’inverse : léger, dépensier, jouisseur.

Parfois les deux faces du même dialoguent d’une voix sourde, effrayant les partenaires alentour. Hyde doit se cacher pour redevenir Jekyll. Dans le roman, la bête prend le pas sur l’homme et Jekyll est supplanté par Hyde. Dans le film, c’est l’inverse et le tribunal de police qui conclut au suicide de Jekyll après meurtres assiste à la métamorphose de Hyde lavé de tout soupçon en Jekyll condamné. La société se venge, comme la morale, mais est-ce bien réaliste ?

Je préfère le roman, chroniqué sur ce blog en son temps, mais le film ouvre des perspectives sur la société qui sont digne de considérations.

DVD Les deux visages du Dr Jekyll (The Two Faces of Dr Jekyll), Terence Fisher, 1960, avec Paul Massey, Dawn Addams, Christopher Lee, David Kossoff, Francis De Wolff, Sony Pictures 2009, 1h28, €37.90

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Marcel Achard, Jean de la lune

L’Immortel Marcel est bien oublié aujourd’hui malgré son élection à l’Académie française en 1959. C’est qu’il était déjà de l’autre siècle, né en 1899, et qu’il n’a connu le succès au théâtre qu’entre-deux guerres, durant la crise, avec sa pièce Jean de la lune.

Louis Jouvet a monté les trois actes en 1929 au théâtre des Champs-Elysées et Jean Piat en 1967 au théâtre du Palais-Royal ; la pièce a été reprise par Pierre Sabbagh pour la télévision dans Au théâtre ce soir. Elle met en scène le fiancé, la femme, l’amant, en plus du frère cynique et faible de la belle. Le ressort est la femme, Marcelline, perverse et inconstante, qui vole de bite en bite en butinant ce qu’elle croit être l’amour. Mais Richard, le fiancé qui l’aimait, en a marre et la jette. Elle en est étonnée et désespérée : l’aime-t-elle ? Est-elle capable d’aimer ? L’amour n’est-elle pour elle que séduction du mâle et l’homme à ses pieds ?

N’est-il pas plutôt auprès de Jef, ce doux sentimental timide qui l’admire et la chérit en lui pardonnant tout malgré le frère Clotaire et l’amant Richard dont il est ami ? Jef est surnommé depuis tout petit Jean de la lune tant il n’apparaît pas sur terre mais dans ses rêves. Pour lui, le monde vrai n’est pas ce qu’il a devant les yeux mais ce qu’il veut y voir. Ainsi l’amour n’est-il pas dans les transports immédiats et éphémères mais dans la pudeur et la constance. Marcelline, décillée par la rébellion de Richard, s’en rendra compte à la fin. Elle épousera un Jef sans épaisseur et sans grande passion, mais sentimental plus que désirant. Le cœur plus que le sexe est le trésor de l’amour, semble nous dire l’auteur, en complète opposition avec son époque portée aux paroxysmes (fasciste et communiste) et à l’immédiat après la guerre la plus con.

Sur un canevas réduit – un simplet veut marier une cocotte qui trompe tout le monde – la pièce suscite la joie et la mélancolie du moraliste. Elle laisse à penser que tout se résout avec le temps, ce qui est sagesse, mais rare en amour. Un film a été tourné à partir de la pièce par Jean Choux, sorti en 1931 (il n’existe pas de DVD mais le film est accessible sur YouTube), mais la pièce a été filmée pour la télé.

Marcel Achard, Jean de la lune, 1929, Livre de poche 1968, occasion €4.45

DVD Au théâtre ce soir – Jean de la lune, Pierre Sabbagh, avec Michel Duchaussoy, Claudine Coster, Christian Marin, Jean-Pierre Delage, Laurence Badie, LCJ éditions 2005, 2h, €6.30

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George Sand, Elle et lui

Un homme, une femme, le louche d’un sujet éternel. La môme Dudevant en a fait un délire, recréant en « roman personnel » vingt-cinq ans après ses frasques avec Alfred de Musset, l’enfant du siècle. Elle, c’est Aurore avant qu’elle ne devienne George, écrivain travesti en mère féministe. Lui, c’est Alfred en poète dégagé transformé en « peintre », en tout cas avec une sensibilité « artiste ». C’est que le siècle postrévolutionnaire laissait ses enfants nus et sans emplois, en proie au Sturm und Drang la tempête et le stress. La république, puis l’empire avant le retour réactionnaire de la monarchie, avaient fait tourner les têtes – et les rôles. Les jeunes riches oisifs ne savaient plus sur quel sein se dévouer.

Ce trop long roman dissèque à plaisir les affres du « sentiment », analysant de façon maniaque combien la tête gonflée d’hélium aspire à l’Idéal tandis qu’elle est retenue par la queue dans la vile matérialité du sexe, tressaillant de folie dès qu’un spasme la projette au septième ciel. Laurent/Alfred dissocie « l’amour » entre Thérèse, amante pure platonique et les catins d’Opéra qu’il chevauche à l’envi, se vautrant dans le stupre et, selon l’auteur, « la souillure ». La schizophrénie chrétienne a tordu les comportements naturels en séparant le pur esprit du vil corps. Fessons les « enfants du siècle » pour remettre leur pauvre tête à l’endroit ! « Hélas ! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fût aujourd’hui Sapho et demain Jeanne d’Arc » p.753.

Elle et lui montre donc des gibiers d’asile psychiatrique fortunés qui se tourmentent pour une seule chose pas bien difficile à réaliser : baiser. Deux siècles après, c’en est ridicule et l’étalage des « grands » sentiments et de l’idéalisme éthéré fatigue après avoir fait rire. Lui en pervers narcissique infantile, elle en infirmière masochiste, quel couple ! Deux personnalités borderline comme on dit en psychiatrie aujourd’hui – mais non, c’était un état naturel dans les salons Second empire. La Sand écrit son époque et trempe sa plume dans sa vie même, usant sans vergogne des centaines de lettres adressée à elle par Alfred, son amant des années 1833 à 1835, faisant de lui un psychotique qui s’ignore : instabilité, passage de la plus grande joie au plus profond abattement, quête affective démesurée, jalousie morbide, élans généreux, mauvaise image du soi, impulsivité hors limites, ne sont que quelques-uns  des oripeaux dont elle l’affuble…

Evidemment, « Elle » se donne le beau rôle en femme passive qui doit subir la loi des mâles : son double mariage, son fils enlevé, son amant indécollable, son ami sensé (mais plus âgé, tare rédhibitoire chez Sand) qui lui propose le mariage. Mais elle n’est guère plus équilibrée si l’on observe ses faits et gestes. Elle encourage la folie de son jeune amant (six ans d’écart d’âge en sa faveur dans le roman), elle le materne, elle le soigne, elle lui jure amitié à vie, elle ne fait rien pour le décourager, l’intéresser à quelqu’un d’autre. En fait elle jouit de son pouvoir sur lui, obsessionnelle toquée qui a peur de faire du mal à cause d’un manque d’attention. Un vrai syndrome de l’infirmière qui prend tous les hommes pour ses enfants qu’il faut soigner et conforter. « Eh bien ! J’offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie » p.702. Thérèse/George se sent investie d’une mission car Laurent/Alfred est « victime d’une destinée » p.810. Autrement dit, il n’y peut rien et elle non plus, tous deux ne peuvent que subir ! Et elle se fait une vertu devant l’Eternel de son « immense pitié » p.796.

C’est pourtant une illusion car la fin montre Thérèse qui retrouve son enfant à « douze ans » (l’âge de l’Enfant-type dans les romans de George Sand) et abandonne alors derechef son amant impossible Laurent. Pour elle, l’amour n’est que maternage et le biologique l’emporte sur le pathologique. Elle s’exile nuitamment en Allemagne (à Nohant pour l’auteur) et son amant fou en est tout marri – il s’en consolera sans elle.

C’est bien le signe de la fausseté des « grands sentiments », que Flaubert a raillé à la même époque sous le nom enflé d’Hâmour. « L’aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C’était quelque chose de fiévreux qui s’emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire ». Elle a eu cette « exaltation de la souffrance « envers son « fou sublime » et « son esprit aspirait désormais au vrai » dans « la vie matérielle simple et digne » p.801. Comme à l’habitude, le roman se clôt sur la morale bourgeoise du bon sens, dont Sand ne peut décidément pas se désengluer.

Stendhal a mieux décrit les étapes du sentiment amoureux jusqu’à la « cristallisation » et George Sand s’évertue à lui courir après en pointant sans recul les dérives de « l’amour romantique ». Outre l’amour de tête en pur esprit, l’amour des sens en se vautrant dans tous les cons plaisants qui passent, le lecteur peut trouver la vanité de se sentir conquérant ou courtisée, l’amitié amoureuse tendant vers la sensualité des corps sans l’oser, puis l’inceste avec l’enfant – l’extase religieuse des mâles -, la femme-mère donnant tout ce que l’amant-poupon désire : la main, le bras, la bouche, le sein, le con – et le sourire de l’artiste, enfin « la pitié », le pire des sentiments induits par « l’amour ».

George Sand, qui recycle inlassablement son Rousseau psychotique paranoïaque écrit des romans pour collection Harlequin destinés aux salons bourgeois de la fin du XIXe. Elle ne serait pas femme, ni datant de deux siècles, ce roman n’aurait sans doute pas sa place dans la collection des œuvres les meilleures de la Pléiade. Harry Potter lui passerait devant.

George Sand, Elle et lui, 1859, Nouvelles éditions de l’Aube 2018, 301 pages, €12.40

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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George Sand, Lucrezia Floriani

Dans ce roman paru en feuilleton avant d’être édité, l’auteur ne cesse de solliciter le lecteur, de le morigéner en maitresse d’école, de le guider en mère possessive. Rien de plus agaçant que ce trait de style tellement élitiste intello du XIXe siècle. La préface, comme toujours chez Sand, peut être entièrement sautée, elle n’a de nos jours absolument aucun intérêt et dessert le reste. Toujours en révolte contre les pratiques de son temps (l’écriture-industrie du feuilleton, le besoin de drame, la littérature réaliste contre celle, idéale, de l’âme), la bonne dame de Nohant ne s’est jamais hissée à l’universel, donc au rang de « grand écrivain ». Ses romans se lisent mais ils sont dans l’excès, les nerfs, l’idéalisme éthéré – rêve bourgeois de monde idéal que les trois guerres mondiales ont mis à bas depuis.

Lucrezia Floriani est une femme de 30 ans, autrement dit (selon Balzac) arrivée au bout de ses possibilités de séduire. Partie de rien comme fille de pêcheur au bord d’un lac italien, elle est devenue rentière après une carrière de comédienne et d’écrivain, multipliant les amants – mais par amour, pas par coquetterie ni par goût du lucre. Elle en garde quatre enfants de trois pères différents, deux garçons, l’aîné Célio 12 ans et le dernier, Salvator 2 ans, et deux filles entre deux, Stella et Béatrice. Elle a fait réaménager la villa de son ancienne protectrice après sa mort, s’étant entre temps enfuie à 15 ans avec le fils follement amoureux d’elle.

Le lecteur peut voir en Lucrezia (Lucrèce) un portrait en pied de l’auteur en mère possessive, adepte d’une éducation libre et affective à la Rousseau, collectionnant des amants tous plus jeunes qu’elle pour mieux les materner. « Une grande facilité d’illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d’erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d’indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée ; telle était l’œuvre généreuse, insensée, de toute son existence » chap.13, p.81 Pléiade. Le prénom de haute vertu antique vise à réhabiliter la femme de théâtre, volontiers considérée comme une cocotte entretenue, voire une pute flétrie à 30 ans. Chaque protagoniste est mis en scène pour vivre sa propre nécessité morale comme un destin écrit d’avance dans les gènes (ou plutôt, selon la mode éthérée du siècle bourgeois, dans « l’âme » essentielle de chacun).

Ainsi le prince Karol est-il un jeune homme qui a perdu son père très tôt et a été élevé par une mère aimante mais rigide et affectivement réservée. S’il était parfait à 15 ans, neuf ans plus tard il est devenu exclusif en tout et ses amis et connaissances l’ont peu à peu délaissé, sauf le comte Salvator Albani. Il est son exact opposé, expansif, accommodant, aimant la réalité du joli corps plutôt que l’illusion fumeuse de « l’âme ». Les nerfs de Karol le rendent grincheux et perpétuellement souffrant, tout le choque et le révulse. Une vraie petite chose fragile à préserver dans du coton ! Fluet, malingre, souffreteux, il parait 16 ans et non 24 : le prince n’a rien d’un mâle mais plutôt d’une erreur de la nature. Si d’aventure il a aimé, « il n’était plus sur la terre, il était dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, aux pieds de l’Eternel, entre sa mère chérie et sa maitresse adorée. Si un rayon embrasait la campagne, si un parfum de plantes traversait les airs, et que la Lucrezia en fit la remarque, il voyait cette splendeur et respirait ces délices dans son rêve ; mais il n’avait, en réalité, rien vu et rien senti ». Tout doit être idéal ou n’être rien. Ni artiste, ni amant, ni politique, il ne sait rien faire, il n’est personne. Il a subi (idéalement) un amour exclusif qui s’est mal fini, la belle étant morte de consomption, précédant de peu la mère du prince, qui se trouve dès lors anéanti.

D’où le voyage que lui fait entreprendre son ami Salvator en Italie pour lui changer les idées. Mais voilà que l’auberge d’un soir au bord du lac d’Iseo est « sale » et qu’un prince ne saurait dormir dans un tel bouge. Salvator apprend qu’une de ses anciennes amies de théâtre, avec qui il a flirté sans coucher, habite de l’autre côté et les deux compères s’y rendent derechef. Karol y restera tout le reste de sa vie. Il tombera amoureux de la plantureuse et exubérante Lucrezia, elle qui a quitté le monde frelaté de la scène pour celui de la thébaïde où elle chérit et élève ses enfants. Il n’aime pas la femme mais l’idée qu’il s’en fait, celle d’une Mère (même s’il couche avec). Il n’aime pas les enfants (même s’ils sont jolis et vigoureux) car il est jaloux de l’amour que leur mère leur porte. Il n’aime pas les anciens amis et anciens amants qui viennent parfois rendre visite car ils lui prennent un moment de Lucrezia. En bref, le prince Karol est un tyran impossible qu’il faudrait fuir ou dompter. Le tragique de l’histoire est que Lucrezia, femelle destinée à l’amour, ne le peut pas. Le voudrait-elle, elle ne peut abandonner ses « enfants », dont le dernier amant adulte est le plus fragile.

Elle en perdra la vie et l’auteur se garde bien de nous dire ce qu’il advient du prince : le romanesque ne l’intéresse pas ; seule la peinture des « âmes » lui sied. Elle y transpose en partie celle de Chopin, lui aussi jaloux et soupçonneux, lui aussi plein d’humeurs moroses et acariâtres, en partie son fils Maurice dans le beau Célio. Mais c’est plus le sentiment qu’elle veut décrire qu’un personnage en particulier : à l’inverse, elle crée plutôt ses personnages à partir des sentiments qu’elle veut mettre en scène. Cela nous paraît aujourd’hui artificiel et sans guère de contact avec la réalité. A force d’imaginer la théorie des êtres, ceux-ci se perdent dans l’abstraction caricaturale. Reste un beau portrait de George Sand en Lucrezia, pour un temps.

George Sand, Lucrezia Floriani, 1846, Independently published 2019, 215 pages, €8.45

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Christian de Moliner, Les exploits de Jasmine Catou

La chatte détective poursuit ses enquêtes dans l’actualité la plus immédiate, le salon des mathématiques qui se tient chaque année en juin à Paris et le confinement Covid.

Pas sûr que le salon, cette fois-ci, soit physique – mais les mathématiciens concurrents se livrent une lutte à mort pour gagner le prix. Et celui qui l’emporte ne l’emporte pas en paradis. Quoique : Who done it ? comme disent les vieilles anglaises, expertes en intrigues mortelles : Qui l’a fait ? Malgré ses talents d’observation aiguë pour tout ce qui bouge, Jasmine la chatte n’est pas sûre – mais après tout, si c’était vrai ? Si son hypothèse audacieuse était la bonne ? Reste le problème fondamental de tout chat : comment communiquer ce qu’elle sait à un humain ?

Quiconque côtoie de près ces petits félins adaptés à l’homme depuis des millénaires sait très bien que le chat communique. Mais pas avec les instruments humains. Si son miaulement se module selon ce qu’il ressent et ce qu’il veut, c’est surtout par son attitude et sa mimique faciale qu’il s’exprime. Mais ce ne sont que des réactions simples de plaisir, de requête et d’amour – rien de sophistiqué. Dès lors, comment « dire » ce que l’on a compris d’une question qu’il faudrait poser ou d’un indice à examiner ?

C’est pourquoi l’auteur qui fait agir la chatte est ingénieux. Le lecteur est surpris à chaque fois a de constater que dire ce qu’on sait est possible, même quand on est une chatte devant des humains raisonneurs. La logique fait-elle partie de l’organisation mentale d’un chat ? En tout cas, la relation directe de cause à effet est indispensable aux prédateurs, dont les félins sont les plus affûtés.

Un seul mort dans ces trois nouvelles qui renouvellent les exploits de Jasmine la chatte. L’auteur se sert de la vie de sa maitresse, l’attachée de presse parisienne Agathe, pour mettre en scène des intrigues. Une recette de cuisine d’une autrice qui va sortir un second tome de son best-seller se retrouve malencontreusement livrée à la presse concurrente. Par qui ? l’amant d’Agathe qui a utilisé son ordinateur à son insu soi-disant pour envoyer un mél ? Par un stagiaire de la chaîne de production de l’article prévu pour dans quelques jours ?

Covid-19 relate une émission de radio qui a réellement eu lieu… avec Jasmine Catou en vedette. Mais elle est transposée aujourd’hui, sous le confinement pandémique. Un vieux professeur arrive avec son chien philosophe, Agathe avec sa chatte fourrée détective ; leur sont confronté un vétérinaire rationaliste que l’anthropomorphisme systématique appliqué aux bêtes agace. Un test : il a perdu son portable, Jasmine sera-t-elle capable de le retrouver ?

D’un ton léger, d’un style agréable, ces nouvelles policières à la manière de dame Agatha, se lisent avec bonheur. De quoi en faire tout un recueil pour éditeur policier.

Christian de Moliner, Les exploits de Jasmine Catou, 2020, Les éditions du Val, 97 pages, €6.50 e-book Kindle €3.00

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George Sand, François le Champi

Voici un autre roman de mon enfance, déjà lu par mes parents, peut-être parce qu’il était considéré comme « édifiant ». Il parle d’éducation morale au Bien, de s’élever intellectuellement malgré l’indigence à la campagne, d’aimer ceux qui vous aiment et d’obéir au Créateur. En bref, un résumé de la morale bourgeoise chrétienne. A ce fond, George Sand rajoute son féminisme : ne fait-elle pas de François le mâle parfait qu’une femme peut épouser ?

Pour la sensiblerie, François est un « champi », un enfant trouvé dans les champs et confié à l’hospice avant que quelqu’un, en général une femme, ne le prenne en charge tout en étant chichement payée. Les bébés abandonnés étaient de la progéniture de riches qui avaient fauté, effrayés du qu’en-dira-t-on. Au siècle de Sand, l’avortement était un crime tout comme était interdit le divorce. En ville, on posait le bâtard à la porte des églises ; à la campagne dans les champs – où passait toujours quelqu’un.

Le lecteur fait la connaissance de François à 6 ans : « c’était un bel enfant, il avait des yeux magnifiques (…) [mais] si malpropre, si déguenillé et si abandonné à l’hébétement de son âge » p.1280 Pléiade. La Madeleine, femme du meunier du Cormouer, enveloppe de son chéret l’enfant à moitié nu et lui donne du pain. Il est l’adopté de la Zabelle, une pauvresse qui vient de louer la masure d’à-côté. François a bon cœur, se montre très agile et serviable ; il comprend tout malgré son air niais et sa parole rare. Déjà mère d’un petit Jeannie d’un an, Madeleine va faire de François son second fils, bravant les préjugés paysans pour lesquels un champi est destiné à devenir braconnier ou bandit, résistant à son mari lorsque celui-ci veut le faire rendre à l’hospice sous peine de chasser la Zabelle. Pour elle, seul le manque d’amour peut faire d’un enfant (page blanche) un adulte mauvais.

Le gamin croit en force et en intelligence auprès de Madeleine et Zabelle, il apprend à lire – les deux mêmes livres du moulin, les Evangiles et un raccourci de la Vie des saints. Pubère, il ne pense pas à fille et travaille comme quatre. Mais, à 17 ans, il tourne la tête de la Sévère, une bourgeoise fêtarde qui ensorcelle le meunier pour lui soutirer ses terres et des billets de dettes pour le jeu. Elle voudrait bien baiser le jeune homme ; lui ne comprend pas et n’aime ces manières. Vexée, la Sévère susurre à l’oreille du meunier Cadet Blanchet, un gros niais colérique, que sa femme pourrait bien fricoter avec le bel enfant devenu mâle. C’est impensable pour qui les connait, absurde à les observer, mais François doit s’éloigner. Il se loue à la Saint-Jean au moulin qui périclite, à une trentaine de kilomètres. Il y restera trois ans et, sachant lire, comprendre les affaires et compter, redresse l’affaire. Le meunier du lieu lui en très reconnaissant et, outre son salaire augmenté, voudrait lui donner sa fille de 30 ans à marier. Mais François, s’il est touché de cette attention, n’a pas d’amour pour la belle ; il le réserve tout entier pour sa mère adoptive, Madeleine.

En apprenant sur une foire que le Cadet Blanchet est mort de maladie, François retourne au moulin de Cormouer et y trouve une Madeleine au lit, épuisée et malade, un Jeannie grandi mais resté fin de 14 ans, la grosse servante Catherine qui a du mal à le reconnaitre tant il est devenu viril, et Mariette, la sœur du meunier qui, à 16 ans, pense plus aux garçons et aux fanfreluche qu’à aider la maisonnée.

François s’installe au moulin ; de sauvé il se veut sauveur. Il aime Madeleine comme sa mère mais désormais aussi comme une femme, puisqu’elle n’a guère qu’une dizaine d’années de plus que lui, à peine plus que la fille de son récent patron. C’est à ce moment que, de fil en aiguille, de la rumeur lancée par la langue de vipère de Sévère à qui François fait rendre gorge sur les dettes et les terres grâce à la petite fortune léguée par sa mère biologique anonyme au curé, au départ de la Mariette pour se marier à un nigaud qui a du bien, François va s’avouer le désir qu’il a de se marier lui aussi. Mais comme il n’a qu’un seul amour, exclusif, ce ne pourra être qu’avec… sa mère.

Comme roman édifiant, c’est un peu fort. Même si Madelaine n’est que sa mère adoptive, peut-on baiser celle qui vous a élevé ? La loi aujourd’hui l’interdit pour éviter la confusion des rôles juridiques et symboliques mais il faut que l’adoption soit formelle et pas seulement, comme dans le roman, de cœur. Cet inceste est un fantasme de petit garçon que Freud expliquera dans le complexe d’Œdipe, mais le connaisseur de l’œuvre de George Sand reconnait plutôt sa marotte : inverser la domination du mâle. Déjà, le prénom de Jeannie, donné à son garçon, est plus féminin que masculin. Ensuite, la fable est inspirée par son amant du temps, Victor Borie qui avait 30 ans quand elle en avait 44, ami de son fils Maurice de cinq ans plus jeune comme Jeannie. L’histoire d’une femme de 30 ans qui épouse un garçon de 20 apparaît comme le symétrique de « ce qui se fait » dans la société où des barbons de 35 ans épousent des jeunettes de 15 ans. D’autant plus que Madeleine – qui accepte plutôt facilement pour la vraisemblance – a soigneusement éduqué son futur mari selon les principes de Rousseau : du bon air, peu de livres, une chasteté maintenue jusqu’à 20 ans, un amour inconditionnel et un dialogue constant. Qui de mieux pour refaire sa vie et être enfin heureuse sans être esclave ?

On ne sait pas trop ce qu’en pense le fils Jeannie, certes très content de revoir son grand frère adoptif qui le protège et le guide comme lorsqu’il était petit, mais qui devient son « père » avec d’autres responsabilités sur son destin. On ne sait pas non plus trop ce qu’en pense « la société » même si, à la campagne, seule « la famille » consacrée par l’église fait loi en tout et que le curé a l’air d’accord (bien que le mariage avec un filleul soit interdit en droit canon).

Reste une belle histoire qui touche les cœurs et qui éduque de nos jours sur le parler berrichon et les mœurs paysannes du milieu du XIXe siècle. A condition de zapper l’indigeste « avant-propos », suite de divagations à prétentions philosophiques dont l’auteur se plaît à enrubanner chacun de ses romans pour les faire mieux accepter de la société bourgeoise des salons. Parler de culs terreux sans en référer à la Nature, à l’Âme, à l’Art, à Dieu – toutes ces scies philosophiques du temps – serait sans doute du dernier mauvais goût. Chacun peut sans dommage commencer par le chapitre 1 sans passer par le pensum qui précède.

George Sand, François le Champi, 1848, Livre de poche 1976, 222 pages, €3.10 e-book Kindle €0.00 

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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George Sand, Lélia

Roman poème philosophique, Lélia est non seulement difficilement classable mais aussi difficilement lisible en notre siècle. Deux personnages-types seulement : la femme et l’amant ; déclinés en deux binômes antagonistes comme l’auteur aime à créer, découvrant la dialectique avant Marx.

Lélia est une femme de 30 ans, frigide et revenue de tout ; son pendant est sa sœur chérie Pulchérie (qui sonne également comme sépulcre), jouisseuse du présent et multipliant les amants d’un soir, tentée même d’être gouine avec sa sœur par enivrement des sens (p.372 – tentation personnelle de l’auteur). L’amant de Lélia est Sténio, « l’enfant » (d’environ 17 ans au début, 20 ans à la fin), poète énamouré vibrant de désirs ; son pendant est Trenmor, vieux routard du sexe et de la vie, galérien cinq ans pour dettes de jeu, revenu de tout lui aussi mais avec énergie et volonté – le héros romantique sans sexualité. Un autre pendant noir est Magnus, prêtre par dépit de l’amour, hanté de macération et de sexe, le parfait négatif de toute foi chrétienne parce qu’il en accentue avec une discipline exacerbée toutes les injonctions d’église pour châtier la chair. Ni amour, ni poésie, ni religion : le siècle a tout détruit.

Et tous ceux-là monologuent à longueur de pages, déclament leurs hautes pensées dans une grandiloquence aussi vaste que creuse car le lecteur pense très vite que ce qu’il leur faudrait à tous, c’est baiser ardemment une bonne fois pour toutes afin de réconcilier « la chair », le cœur et « l’esprit » que le siècle fait divorcer. C’est ce que voudrait l’adolescent Stenio, empli de la santé du corps, des désirs du cœur et du bon sens de la jeunesse. Il est décrit frissonnant de sensualité, garçon « dont la beauté faisait concevoir la beauté des anges » p.478. Mais Lélia joue avec lui comme avec un bichon, se déclarant « sa mère » (dominatrice et castratrice), caressant sa peau nue par la chemise ouverte avant de flirter jusqu’au baiser, puis de repousser ses ardeurs avec horreur. « Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! » p.322. Stenio ne sera heureux que dans l’illusion d’une seule nuit, lorsque Pulchérie, qui a la même voix que Lélia, le baisera jusqu’à plus soif sous couvert de l’obscurité. Sténio aura alors un sentiment d’accomplissement de tout son être qui le rendra heureux… jusqu’au matin où il s’apercevra de la supercherie. Il comprendra alors « la leçon de la vie » : le froid réalisme des êtres et des situations. « La poésie a perdu l’esprit de l’homme », conclut philosophiquement Lélia (l’auteur) p.378.

Faute de pouvoir aimer de tout son être, en harmonie des sens avec sa passion et toute son âme, le garçon ne sera plus qu’animal. Il se lancera dans la débauche, de fille en femme, de vin en élixirs, de fêtes en orgies. Trenmor, sur les instances de la frigide et orgueilleuse Lélia pleine de remords (l’idéal de George Sand), le retrouvera flétri dans la villa italienne de Pulchérie, la chemise défaite sur sa maigreur maladive. Il tentera de le sauver en l’emmenant au monastère des Camaldules mais ce sera trop tard. L’esprit s’est séparé de la chair et le cœur est devenu sec. Le « mal du siècle » XIX de cette « génération avide et impuissante » (p.296), a encore frappé. Nous sommes, selon ce romantisme corrosif de toute santé, « condamnés à souffrir, (…) faibles), incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous » p.260.

Le lecteur d’aujourd’hui comprend pourquoi George Sand a connu des échecs au théâtre car ces beuglements interminables sur l’aspiration vaine à l’inaccessible lasse vite tout public, même en belle langue. Le sublime n’a rien de naturel et ne peut être tenu constamment. L’amour platonicien est réservé aux sages, pas au tout venant ; et notamment à ceux qui ont beaucoup vécu et sont las des sens. Le spiritualisme poussant le christianisme à l’éthéré est une imposture qui masque la cruauté des femmes (d’Aurore Dupin elle-même avec Aurélien de Sèze) et souvent leur frigidité en cette époque de machisme tranquille où (contrairement au XVIIe siècle) l’homme prend son plaisir sans égard pour sa compagne, violée trop tôt selon les usages du temps. Ainsi « la princesse Claudia » sera amenée à Stenio débauché dans la fleur tendre de ses 14 ans à cause de « sa puberté précoce » p.455 ; le jeune homme ne la souillera pas, moins par scrupule d’user des femmes comme des objets après ce que Lélia lui a fait, que par impuissance due à l’épuisement de sa débauche. Lélia, c’est la Femme « telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge. (…) Si tous les hommes n’étaient pas fous, (…) ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi » p.314. Lélia, c’est Aurore Dupin dite George Sand, une masculine avide de dominer les hommes plus jeunes qu’elle et de les efféminer par revanche : Jules Sandeau, Alfred de Musset, Sténio.

La leçon philosophique de George Sand sur la religion est loin du catholicisme d’Eglise de son temps et plus proche de la philosophie naturelle à la Rousseau : « Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! » p.481. Il n’y a pas d’esprit du mal, « l’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés » p.260. Darwin évoquera l’hérédité, Spencer la société, Nietzsche l’illusion des croyances, Marx l’économie matérielle et la société, Freud l’éducation – mais George Sand qui ne sait pas grand-chose mélange tout ça dans la réponse chrétienne d’évidence : « Dieu ». Quand on ne sait pas, c’est Dieu ; quand on ne comprend rien, c’est Dieu ; quand on vit bien ou mal, c’est Dieu – même « le calme » qui est la fin de tout changement du monde et des situations, c’est Dieu ! p.282. D’où l’impuissance de ses personnages à prendre leur destin en main comme à nous intéresser à leur sort. Car d’intrigue : point. Et tout le monde meurt à la fin.

George Sand, Lélia, 1833, Folio 2003, 308 pages, €8.50 e-book Kindle €2.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Christian de Moliner, Le retour de Jasmine Catou

La chatte détective parisienne revient ! En trois nouvelles qui sont autant d’aventures. Sa maîtresse Agathe, attachée de presse du quartier littéraire de Saint-Germain-des-Prés, subit des avanies de la part d’auteurs novices qui se croient goncourables, d’anciens amants vexés qui veulent lui faire payer, ou de salonards qui ont peur de ne pas rentrer dans leurs frais bien plus gros que leur ventre.

Il s’agit toujours d’escroqueries, habilement résolues par la chatte Jasmine qui sait observer. Elle se présente en trois-couleurs aux yeux verts, ne parle pas mais s’exprime, écoute surtout sa maîtresse pipelette qui commente tout à Armelle, son amie d’immeuble. Parfois vigoureusement, d’un saut ou d’un coup de griffe ; parfois langoureusement, en miaulements modulés. Aucun mort cette fois-ci, contrairement au premier tome, Les enquêtes de Jasmine Catou, mais des intrigues psychologiques au quotidien d’une attachée. Le salon du Chat de Paris est un morceau d’humour tandis qu’un certain « Philippe » Pieters est reconnaissable aux initiés.

Le jeu des portraits occupe ceux qui connaissent et la chatte et sa maitresse dans leur environnement. « Emmanuel » est l’amant souvent au loin pour faire fortune, « Auguste » un blogueur mosaïque qui publie une chronique par jour et parfois au vitriol ou demande parfois des interviews aux auteurs, Isabelle de la « Volta » une attachée concurrente imbue de sa personne, PAVE (Pier-André von Eibers) une célébrité sulfureuse décatie par la vieillesse mais don juan en ses jeunes années…

Saint-Germain bruit d’intrigues, au grand dam de Jasmine qui n’aime rien tant que se lover sous la couette, tranquille chez elle avec sa « mère ». Le recueil est drôle, enlevé et donne envie d’une chatte pour fusionner d’amour.

Christian de Moliner, Le retour de Jasmine Catou, 2019, éditions du Val, 97 pages, €6.00 e-book Kindle €4.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Le premier tome Les enquêtes de Jasmine Catou est chroniqué sur ce blog sous le titre de Jasmine Catou détective

Une interview de l’auteur sur un auguste blog

Et Jasmine Catou la chatte a sa page Facebook !

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Huysmans, Les sœurs Vatard

L’auteur reprend le thème des « filles » de son premier roman, à la manière naturaliste de Zola mais dans une langue incomparablement plus riche. S’il reste un observateur fin des mœurs ouvrières parisiennes de son temps, répétant leur argot fleuri, ce n’est pas sans une certaine condescendance sociale comme en témoigne la figure du peintre Cyprien « élève de Cabanel et de Gérôme » (peintres académiques), une sorte de double de lui-même qui a Céline, l’une des deux sœurs, pour amante.

Charles Marie Georges, dit Joris-Karl, Huysmans hérite de l’atelier de brochage d’imprimerie paternel rue de Sèvres à Paris, à la mort de sa mère en 1876. Il peut donc observer in situ la vie des ouvrières, qui sont une quarantaine chez lui à coudre ou coller des cahiers sous couverture légère.

Il raconte la vie à ras de rue et d’atelier de Céline et Désirée, deux sœurs du ménage Vatard dont la mère, hydropique, ne peut rien faire. Céline est délurée et Désirée sage ; la première sort avec tout ce qui porte bite et aime les grands gars gouailleurs et débringués tels Anatole, la seconde préfère les demi-hommes effacés et timides tel Auguste. Mais les deux aspirent à se parer et se vêtir et aiment surtout l’argent pour l’état social qu’il procure : l’honnête aisance qui permet le rôti du dimanche et la promenade avec une nouvelle robe par mois.

Les descriptions sont hautes en couleur, telles les ouvrières de l’atelier : « C’était : Mme Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anse de pot ; c’était Mme Voblat, un gabion [plein panier] de suif, une bombance de chairs mal retenues par les douves d’un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche ; c’étaient enfin les deux sœurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, et Céline, la godailleuse [débauchée], une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine [ardente] qui avait couru aux hommes dès les premiers frissons de la puberté » p.78 Pléiade.

Le roman fut un beau succès de scandale à son époque, pas moins de quatre éditions la même année, comme tout ce qui parle de la fange et du sexe dont le monde bourgeois, fasciné, raffole tout en affectant la pruderie bondieusarde la plus haute. Outrage aux mœurs, attentat contre la bienséance, ne furent que quelques-unes des injures qui fusèrent contre celui qui osait évoquer la réalité toute crue. Même s’il l’enjolivait d’une « écriture artiste » multipliant les termes d’argot et les mots précieux, « amalgame de Parisien raffiné et de peintre de Hollande », comme il le dira plus tard. Son peintre Cyprien ne rêve lui-même « qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques » p.151.

Une scène permet de décoder l’humour sous les mots. Devant la bande du peintre, Céline « raconta, un jour, avoir vu, dans la rue du Cherche-Midi, un bien charmant tableau : un petit garçon à genoux, en chemise, sur un prie-Dieu. Ils demandèrent à combien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommade rosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière » p.182. Cela peut se comprendre de deux façons : la bourgeoise, convenable, qui encense le teint frais du gamin comme s’il s’était enduit de pommade de beauté ou de tranches de concombre pour avoir la face et la gorge aussi lumineuses ; la canaille, mal tournée, qui ajoute pommades lubrifiantes au légume bien membré pour suggérer l’enfant de chœur dénudé, gibier à curé. Nous sommes ici chez un auteur plus subtil que son maître Zola, à qui le roman est dédié. Et le Paris popu de la fin XIXe, qui a bien disparu aujourd’hui, mérite la visite.

Joris-Karl Huysmans, Les sœurs Vatard, 1879, CreateSpace Independent Publishing Platform 2014, 178 pages, €10.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Jean d’Ormesson, La Douane de mer

« Je suis mort » : ainsi commence le roman, un quart de siècle avant la réalité. L’auteur a 68 ans, il se voit mourir d’un arrêt du cœur à Venise, « devant la Douane de mer d’où la vue est si belle sur le palais des Doges et sur le haut campanile de San Giorgio Maggiore ». Les larmes de sa copine Maie ont fait hésiter l’âme au-dessus du Grand canal. Et c’est ainsi que O rencontre A. « C’était un esprit naïf et charmant », venu d’un monde d’ailleurs nommé Urql. Il venait s’informer sur la Terre – et sur les hommes. Durant trois jours, O va initier A à la complexité du monde et des relations humaines. Le temps, le corps, les passions, l’histoire forment la trame chatoyante d’un « inconcevable, mais avec des repères éblouissants », comme le dit Char en exergue.

Il faut entrer dans ce pavé, aussi inégal qu’une rue de Paris, parfois captivant, parfois ennuyeux (433 pages en Pléiade, près de 600 pages en Folio !). Ne le lire que par petites doses d’une soixantaine de pages tant les images se succèdent et rebondissent, des papes Cléments (et il y en a !) aux maitresses de Chateaubriand (adoré par l’auteur) et aux amours d’Alfred et George, les amants de Venise. « Explique-leur que les hommes sont des esprits comme toi, mais chamboulés par le temps qui passe, par la mort qui les guette, par le corps aussi qu’ils trimbalent, qui leur permet de souffrir, qui leur permet d’être heureux, qui leur permet de penser et sans lequel ils ne seraient rien », Troisième jour, XX. Le monde est éphémère et fait souffrir ; mais il est beau parce qu’il est laid et « il y a du bien parce qu’il y a du mal ». Nous sommes chez Nietzsche : amor fati, l’éternel retour, l’acceptation du tout tel qu’il est, le merci à la vie. « Ce qu’il y a de plus grand en vous surgit de vos limites » p.638 Pléiade.

Jean d’Ormesson aime à écrire des fresques depuis l’origine du monde ; il a une vague prétention de se prendre pour Dieu, comme tout écrivain qui crée de son souffle des êtres qui ne vivent que par lui. Il écrit là une « Histoire de l’avenir depuis les temps les plus reculés », selon ce qu’il expose le Deuxième jour, chapitre XIV (p.465). Il emmène l’esprit A dans une promenade historique et géographique au hasard des rencontres, qu’il raconte comme en conversation de salon, avec des anecdotes savoureuses et des chutes paradoxales. Savez-vous par exemple à quoi a pu servir ce petit disque dont deux-tiers sont rouge et vert ? Ou comment a pu se retrouver enceinte une baby-sitter d’un gamin de 11 ans ? Il intègre des vers, cite des correspondances, agit en historien romancier, en archiviste amateur.

O est Ormesson mais aussi Omega qui répond à Alpha le A. La fin du monde (le sien, du fait de sa mort) contée à l’esprit du début, qui peut être un ange, un extraterrestre ou un avatar de Dieu. Si Dieu s’est fait homme, il peut aussi, progrès aidant, se faire esprit et jouer au béotien sur les affaires terrestres pour contempler les effets de son grand Œuvre. Trois journées en vingt chapitres chacune font soixante séquences qui tentent de cerner la nécessité dans le hasard et la ligne dans le contradictoire. Le Rapport destiné à Urql est un vertige, moins un registre qu’un kaléidoscope. Ce pourquoi il séduit ; ce pourquoi il agace. Car la mosaïque des peuples et des événements fait sens, mais le naming incessant fait snob. On sait bien que Jean est bourré d’Ormesson, je veux dire de culture classique, bourgeoise, Normale et supérieure quoi. Il y a du Borges dans ce Voltaire-là. Il n’est pas créateur de monde mais conservateur des archives. Malgré son vocabulaire parfois vert et ses interjections comme « Oh là, là ! », il y a parfois de l’indigeste dans ses dissertations érudites. Et puis des envolées qui rivent les yeux à la page, qui font prendre à l’imagination son essor dans l’intensité des émotions et le brio des idées. Il y a de tout dans l’Ormesson.

Y compris la croyance en un dessein intelligent – qui viendrait de Dieu, bien sûr, cette explication ultime de tout ce qu’on ne parvient pas à saisir. Si la réalité est insaisissable, pourquoi ne pas invoquer l’Idée ? A moins que la mémoire, comme celle de Proust, ne parvienne à ancrer l’être humain dans des lieux qui rappellent des moments : Venise, Symi, Ravello… Ecrire en laisse la trace, racontée par le souffle, cet apanage humain du langage qui le rapproche du Dieu qu’il s’est créé dans la Bible, Lui qui crée un monde à partir de rien. C’est aussi tout l’art de la conversation qui fait exister dans les salons, sans cesse une autre et sans cesse la même. J’ai relu La Douane de mer ; je la relirai encore.

Jean d’Ormesson, La Douane de mer, 1993, Folio Gallimard 1996, 593 pages, €9.50 e-book Kindle €9.49

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet

Le mode de vie contemporain a bouleversé les relations humaines traditionnelles : celles du couple, de la parenté, de la famille, de l’amitié, des affaires. Le film aborde tout cela.

Il commence comme un Truffaut des années 1960, montrant un jeune homme et une jeune femme au début de leur union. Mais le personnage principal, contrairement à Truffaut, est ici la femme : fraîche, ingénue, décidée. Plus de chichi bourgeois victorien, elle dit oui ou non directement, sans fioritures ni faux-semblants. Première leçon de la modernité : les relations entre les êtres sont désormais directes, immédiate ; elles veulent se fonder sur la vérité et la sincérité des désirs.

Le mari de la jeune femme est au chômage depuis un an ; il ne cherche pas de travail, il s’en fout, il survit – tant que ça dure… Sa moitié cumule les temps partiels ici ou là, dans la saisie informatique, la mise en page, la vente en boulangerie. Seconde leçon de la modernité : les relations stables sont terminées, on vit le temps du provisoire et chacun se débrouille dans des activités éclatées. Le couple, bâti pour un autre temps où l’avenir pouvait se tracer, ne résiste plus au zapping contemporain. Chacun doit changer de peau comme il change de métier, de chemise ou d’habitudes. Les relations évoluent comme l’existence. Pour les deux jeunes gens, c’est la séparation, puis le divorce.

Nelly (Emmanuelle Béart) en parle à une amie plus âgée (Claire Nadeau), dont le mari a divorcé d’un premier mariage pour l’épouser et lui donner deux enfants. Cela ne l’empêche pas de revoir son ex–femme et de jouer les étalons au point qu’elle attend un autre enfant de lui. Troisième leçon de la modernité : le zapping imposé par l’existence contemporaine est plus facile aux hommes. Il est en phase avec leur tempérament explorateur et volage. Seules les femmes doivent s’inscrire dans la durée pour cause de maternité et d’enfants à élever.

L’amie présente Nelly à Monsieur Arnaud, l’un de ses anciens amants, un vieux magistrat entré dans les affaires. Quatrième leçon de la modernité : la succession des générations à l’image de celle des saisons, c’est terminé. On s’aime désormais transversalement, sans durée, sans projet, vieux et jeunes mêlés, les ex entre eux ; rien n’empêche plus rien, les tabous sociaux traditionnels ont sauté.

Monsieur Arnaud est incarné sur la toile par Michel Serrault, très français, très chic, humaniste et ronchon. C’est un sage, toujours critique mais attentif, tout à fait dans la culture française. Il se met à préférer brusquement les êtres aux livres, après avoir fait l’inverse toute sa vie. Cela parce qu’il passe de l’autre côté du miroir et se met à écrire lui-même un livre. Il vend tout ce qu’il ne lit plus parce qu’il crée : il rédige ses mémoires. Il embauche Nelly pour lui taper son texte. Cinquième leçon de la modernité : l’aujourd’hui exige de ne vivre qu’au présent. Lorsque l’avenir n’est plus écrit nul part, nul ne lit plus les histoires du passé et n’existe plus que dans l’instant. Et l’on prend les êtres tels qu’ils viennent, ici et maintenant, voire sur le tapis, dans le tout, tout de suite caractéristique de l’époque post-68.

Plus de livres donc plus de destin mais la vie telle qu’elle se présente, au hasard. Les mémoires ne sont plus des leçons pour l’histoire mais un recueil vivant d’anecdotes, d’instants humains dont on aime à se souvenir. Il y a peut-être ici une sixième leçon de la modernité concernant la littérature.

Monsieur Arnaud sera amoureux de Nelly mais la respectera. Elle n’aura de liaison qu’avec l’éditeur du magistrat, jeune et fringant célibataire qui veut « s’établir » comme dans la tradition (Jean-Hugues Anglade). Mais elle rompt, elle « est bien comme ça » dans l’éphémère, l’adolescence prolongée qui correspond si bien à l’époque au prétexte de « liberté ». Monsieur Arnaud a été mauvais époux et mauvais père, magistrat colonialiste puis homme d’affaires impitoyable. En écrivant ses mémoires, il revient sur lui-même, se juge, assume son existence à l’aide de sa vaste culture. Il apparaît comme un phare, une référence morale dans la tempête moderniste pour une Nelly à la dérive. Septième leçon de la modernité : la culture est ce qui reste quand tout a été emporté. La culture humaniste française permet de vivre, de s’accorder au monde tel qu’il va, de trouver le bonheur même dans les bouleversements chaotiques contemporains.

Monsieur Arnaud va aider Nelly à mûrir, il reprendra sa femme après un divorce de 20 ans parce qu’elle se retrouve brutalement seule à la mort de son second mari. Il soutiendra son adversaire en affaires, ruiné par lui. Il fera un voyage pour revoir son fils, informaticien à Seattle, que tout sépare en termes de conception de la vie. Huitième leçon de la modernité : la sagesse est avant tout de se préoccuper des êtres, non des choses. Mais l’on ne devient sage qu’une fois bien avancé dans l’existence.

Avis aux jeunes couples tentés de s’éclater avant d’éclater leur union : l’égoïsme sacré est une impasse. C’est un signe d’adolescence prolongée, une crispation névrotique sur la jeunesse. Dans le couple, la paternité, l’amitié, les affaires, le chacun pour soi, tout cela apparaît comme un leurre. Sauf à avoir la force de rester solitaire, il faut accepter le compromis, l’éternel compromis avec les êtres, où chacun met du sien, pour que perdure un semblant d’ordre humain.

Mais Claude Sautet est optimiste : même prolongée, attardée, l’adolescence finit par passer, et l’on découvre les valeurs de l’âge mûr, celles que l’humanisme classique a rendu éternelles.

DVD Nelly et Monsieur Arnaud, Claude Sautet, 1995, avec Michel Serrault, Emmanuelle Béart, Jean-Hugues Anglade, Claire Nadeau, Michael Lonsdale, Françoise Brion, Michèle Laroque, Charles Berling, StudioCanal 2001, 1h42, €12.49

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Steven Saylor, Un Égyptien dans la ville

En 56 avant notre ère, deux personnes étranges viennent frapper un soir à la porte de Gordien le Limier dans sa demeure romaine : un philosophe grec déguisé en femme et un galle, prêtre châtré du culte de Cybèle maquillé et couvert de bijoux. Le Grec est Dion, rencontré par Gordien en -90 lorsqu’il hantait le port d’Alexandrie, juste avant qu’il n’achète au marché une esclave à peine nubile, la moins chère du lot, cette Bethesda aujourd’hui mère d’une Gordiane de 13 ans dont il allait faire sa femme.

Dion est ambassadeur d’Egypte venu implorer le Sénat romain de ne pas annexer son pays en prétendant qu’un testament du roi Ptolémée XI a légué son royaume à Rome. Dion vu son ambassade attaquée, ses amis décimés, il a failli lui-même être empoisonné et n’a plus confiance en personne – sinon en Gordien, « l’homme le plus honnête de Rome » selon les mots de Cicéron. Gordien reconnait le vieux maître mal déguisé, évoque le bon vieux temps de sa jeunesse et des échanges philosophiques, lui offre à dîner, mais il ne peut l’aider. Il doit partir le lendemain dès l’aube en Illyrie (actuelle Albanie) voir son fils Meto, soldat auprès de César.

Dion est assassiné dans la nuit qui suit, le volet de sa chambre forcé et plusieurs coups de poignard portés au thorax. Une jeune esclave sur laquelle il assouvissait ses instincts avait été intime avec lui juste auparavant mais était sortie de la chambre. Gordien se sent coupable de ne pas avoir aidé son ancien mentor et consent volontiers à enquêter sur la requête de Clodia qui soupçonne le jeune et beau Marcus Caelius, son ex-amant, du meurtre.

Clodia est une mûre matrone mais a gardé un corps superbe qu’elle met en valeur par des tuniques transparentes et des exercices sexuels réguliers. Elle va volontiers aux beaux jours dans ses jardins au bord du Tibre où, depuis une tente rouge et blanche au pan relevé sur le fleuve, elle peut suivre à loisir les ébats de tous les jeunes hommes et garçons qui viennent se baigner (« de 15 ans ou plus » se croit obligé de préciser le puritain yankee sommeillant chez l’auteur) et, « fiers de leur corps, se mettre nus ». Elle en convie parfois un ou deux à venir partager sa tente car elle aime cueillir les fruits à peine mûrs.

Dans ce troisième opus de la série policière historique sur Rome, l’auteur relâche un peu son filtre pudibond – sauf pour son personnage principal Gordien et pour sa famille qui restent bien bourgeois et convenables au sens de la morale américaine. Mais les ébats dans les bains sont décrits avec jubilation, les dîners spectacles permettent aux amants de se montrer à Clodia, des rumeurs les plus folles et les plus sexuelles font se délecter les badauds du forum, les vers obscènes du poète Catulle, amoureux éconduit de la belle Clodia, sont colportés avec délice.

Et le meurtre dans tout ça ? Nul doute que le roi Ptolémée ne soit dans le coup, mais qui a payé le meurtrier ? Qui a tenu le poignard ? Qui a cherché à empoisonner Clodia après Dion ? La puissante famille des Clodii – Clodia et son frère trop aimé Clodius – mandatent Gordien pour découvrir des preuves contre Marcus Caelius. Mais si ce n’était pas lui ? ou pas tout à fait lui ? ou lui qui doit porter le chapeau ?

Rien n’est simple et les armes de la séduction valent autant que les armes létales. L’argent corrompt presque tout, sauf l’honnêteté et la loyauté. Gordien ne se laissera pas faire et ce qu’il découvrira dans sa propre maison a de quoi effrayer tout bon époux et père. Mais l’esclave que Dion a fouetté et baisée raconte sa nuit – et alors tout bascule.

Dans cette enquête aux multiples miroirs Rome tout entière se révèle aux premiers temps de César, à peine vainqueur en Gaule. Et toute l’Amérique de l’auteur se lit en filigrane, ce qui enlève un peu de sel historique – à moins que la dépravation humaine ne soit éternelle comme la Ville et que l’orgueil impérial ne soit poursuivi par les Etats-Unis du XXe siècle. Comment faut-il lire, en effet, ce genre de phrase : « Rome sait comment s’y prendre pour assimiler tout ce qui se présente – arts, coutumes et même dieux et déesses – et en faire quelque chose de typiquement romain » p.211. N’est-ce pas le cas de nos jours du melting-pot yankee ?

Un bon roman de mœurs malgré quelques anachronismes comme « météorite » ou « touriste » essaimés ici ou là par un auteur trop au présent ou par un traducteur malavisé. L’intrigue rebondit sur la fin comme il se doit et le lecteur en sera somme toute abasourdi.

Steven Saylor, Un Egyptien dans la ville (The Venus Throw), 1993, 10-18 2000, 381 pages, €7.80 e-book Kindle €9.99

Les romans de Steven Saylor sur ce blog

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L’enfant d’en haut d’Ursula Meier

Ce film franco-suisse conte une histoire de frontières ; il est même borderline. Il se situe côté suisse mais les amants de Louise (Léa Seydoux) sont immatriculés en Haute-Savoie et les skieurs de la station d’altitude ont de multiples nationalités. Simon (Kacey Mottet Klein, 13 ans au tournage) doit dire que Louise est sa sœur alors qu’elle est sa mère. Le couple vit en copains, elle froide et égocentrée, lui quémandeur d’affection et débrouillard. Drôle de relations parent-enfant…

L’égalité est la règle, chacun pour soi, Louise comme Simon est entrepreneur de sa propre vie dans l’ultralibéralisme inconscient de la Suisse contemporaine, plus égoïste conservateur que conquérant. La mère, 27 ans, n’est pas une mère mais une étiquette adulte qui permet à l’enfant de 12 ans de subsister – dans une tour de banlieue de cité industrielle au fond de la vallée ; ni une travailleuse puisqu’elle en a vite « marre de son patron » ou de son boulot et se retrouve au chômage, obligée de trouver des mecs pour « sortir » le soir et coucher un peu. Le fils n’est pas un fils mais une pièce rapportée qui occupe provisoirement le salon, un déjà jeune homme qui doit gagner sa vie tout seul dans un monde brutal. Il vole des équipements dans la station et les revend au quart du prix.

Le climat affectif est celui de l’ambivalent amour-haine : Simon a été « gardé » par Louise enceinte à 15 ans qui aime, on le verra, soigner les bébés – mais le fils est une « gêne » pour vivre sa vie de jeune fille d’amant en amant. Le fils-frère souffre de ne pas être pris dans les bras et aimé comme un rejeton ; il regarde avec envie une mère anglaise (Gillian Anderson) qui caresse de crème douce le visage de ses deux enfants et les accompagne au ski – lui n’a jamais fait de ski. Il n’a pas de modèle, ni télé, ni Internet, ni téléphone mobile ; il est pauvre mais surtout en marge, dans la zone ; il ne connait de la mondialisation que les riches oisifs qui s’amusent et les marques de lunettes « américaines », de skis haut de gamme et d’anoraks à la mode. Il n’est pas impliqué, seulement intermédiaire – une autre frontière.

Il cherche à copiner avec les cuisiniers de la station, à faire des affaires mais surtout à les regarder vivre, jusque dans la douche, tentant même de partir travailler avec eux lorsque la saison ferme le restaurant d’altitude. A la frontière (encore une) entre enfance et adolescence, il veut se montrer viril comme son amant aux yeux de sa mère en se mettant volontiers torse nu comme lui et en luttant avec elle pour la dominer. Ambigu, il effectue aussi une danse de séduction à moitié nu devant son complice en affaires anglais des cuisines (Martin Compston) qui le fait ramper dans un orifice anal pour cacher les skis volés.

Il ne sait pas où il en est, ne voit pas les limites, il manque de tout repère.

Voler est anodin puisque les skieurs sont riches et en vacances ; ils n’en sont pas à ça près. Il va jusqu’à enrôler un « bébé » de 10 ans pour voler les skis d’enfant, mais le cuisinier anglais là-haut le recadre cette fois virilement.

Mentir est anodin puisque cela permet d’avoir des relations sociales et de mettre de l’huile dans les rouages. La vérité fait mal, Simon le sent lorsque, jaloux, il dit à l’amant français (Yann Trégouët) que Louise n’est pas sa sœur mais sa mère : l’homme les jette. Aussi déclare-t-il s’appeler Julien à la maman anglaise et que ses parents possèdent un hôtel. Il le regrette lorsqu’il la revoit à son départ du chalet qu’elle a loué, et qu’il l’étreint pour se faire pardonner… avant de voler sa montre dans la salle de bain. Cette fois, c’est Louise qui dit la vérité et lui fait mal devant l’autre. Un prêté pour un rendu.

Ces deux-là sont liés l’un à l’autre mais ne veulent pas l’accepter. Louise va se saouler avec l’argent que Simon lui a donné pour coucher auprès d’elle, en quête d’une affection qu’elle ne peut ou ne veut lui donner, et son fils la remonte dans son lit avec les enfants de la tour lorsqu’il la trouve gisant par terre. Simon part tout seul là-haut, bien que la station ferme, pour tenter de faire sa vie en indépendant ; mais elle ne peut l’abandonner, malgré qu’elle en ait, et lui ne peut travailler comme un homme et pleure sur son enfance trop dure qui dure. La dernière scène où les télécabines se croisent, lui redescendant vers elle et elle montant vers lui, est le symbole de leurs relations jamais ajustées.

Le spectateur se dit que c’est l’époque des vacances de printemps, que la vie va reprendre son cours « normal » avec école pour Simon et boulot pour Louise, que de toute façon voler ne peut durer sans se faire prendre, surtout en Suisse où chacun surveille tout le monde et fait volontiers des leçons de morale. Mais nous sommes une fois de plus à la frontière d’un temps suspendu et vacant qui permet aux liens de se révéler dans leur cruelle vérité.

Drame de notre époque, de son idéologie mortifère, de la revendication d’égalité poussée à l’absurde et de la construction solitaire de soi exigée du système. A voir pour ce message d’une frontière d’époque, avant le basculement vers une réaction idéologique ou un suicide social.

A voir aussi pour les acteurs principaux, une Léa Seydoux indifférente mais attachée, un Kacey Mottet Klein dégourdi et narcissique de son corps, en semi adolescent déjà.

DVD L’enfant d’en haut, Ursula Meier, 2011, avec Kacey Mottet Klein, Léa Seydoux, Martin, Gillian Anderson, François Santucci, Damien Boisseau, Yann Trégouët, Jean-François Stévenin, Diaphana 2012, 1h35, €13.49 a

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Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour

L’Amour est ce fleuve sibérien de 4500 km de long qui sépare l’Occident de l’Asie et la Russie de la Chine. C’est aussi cette révolution de l’âme, programmée par les hormones, qui sépare l’enfance de l’âge adulte. C’est enfin ce goût de vivre, enraciné comme le chiendent, qui fait rêver de liberté au cœur même des pesantes dictatures populaires. Ces trois thèmes sont présents dans le livre de Makine.

Le dégel, la débâcle, le fleuve qui se disloque brutalement au redoux, met brusquement le paysage en mouvement après l’éclat glacé de l’hiver. À l’adolescence, les hormones sont comme la sève au printemps, elles montent et enivrent. Le paysage devient riant, les bourgeons poussent, les sexes se tendent, pour rien, sous les culottes des gamins. La vie donne envie de chanter. Les jeunes garçons regardent les filles et rêvent, ou l’inverse.

Le dégel, c’est aussi celui de la Russie. Dans ce pays sénilifié par un Politburo de grands-pères, tout fonctionne en automatique. Les pourcentages de production sont scolairement en hausse, les médailles sont distribuées comme des bons points. Étonnamment un film occidental loufoque, invraisemblable, mythique, un réchappé de censure, fait entrevoir aux habitants un autre monde. Celui où la vie n’est pas une convention mais un jeu, où les actes ne sont pas tous destinés à la production mais peuvent être gratuits, où l’existence n’est pas condamnée à rester terne mais peut être magnifiée par l’imagination. Un monde où l’on peut aimer pour aimer, simplement, ce qu’on avait oublié dans l’URSS de la guerre, des barbelés et du climat arctique.

Les trois amis sont le Poète, le Guerrier et l’Amant – les trois fonctions classiques indo-européennes : l’esprit, la force, la génération. Il y a Oukhine le Canardeau, celui que le fleuve a blessé petit, lors d’une débâcle, en le rendant bancal et boiteux. Il y a Samouraï qui a failli se faire violer enfant par les bûcherons en manque, alors qu’il sortait nu du fleuve encore glacé un printemps. Il y a enfin Don Juan le narrateur, qui n’a plus de père ni de mère, « un ange avec de petites cornes », amoureux et positif. Un soir, le bouillonnement de la sève sera trop fort : il ira à la ville lever une pute à la gare, pour faire la foire dans son isba. Il venait d’avoir 14 ans.

La Sibérie est un pays contrasté où l’hiver ensevelit tout sous la neige et le froid terrible, où le printemps est une explosion et une débâcle, l’été torride et bref. Les hommes qui y vivent en ont pris les contrastes brutaux. Joie de la neige glacée ou l’on creuse des galeries pour voir le ciel au sortir des maisons, où l’on se jette tout nu après le sauna par -48°. Joie du froid coupant qui fige le paysage et fait frémir les étoiles. Brutalité des sensations qui montent au soleil caressant du printemps, et des envies de bain froid, de feu de bois et de faire l’amour. Contrastes de la chaleur d’été et de la fraîcheur du fleuve, sensualité d’être sans vêtement, grelottant au sortir de l’eau, vite réchauffé par le soleil et par le feu. Makine décrit bien ces contrastes, ces variations d’hormones, cette exubérance des sens sollicitée par les extrêmes.

Il avait 14 ans, il sortait sans rien sur le corps de l’eau froide avec ses copains Samouraï le musclé et Oukhine le bancal. Deux filles sont arrivées très vite en véhicule tout-terrain et les ont surpris tous les trois dans le plus simple appareil en train de se sécher au feu de camp, la peau hérissée du froid de l’eau, soulignant la musculature encore en devenir, les gouttes brillantes sur la peau tendre. Elles les ont regardés, surtout lui, et l’une a dit à l’autre qu’elle le trouvait mignon. Il est devenu pour ses copains « le Don Juan à poil ».

En hiver, bonheur intense du bain de vapeur dans l’isba, où l’eau jetée sur les pierres chaudes noie la peau dans un brouillard brûlant, où l’ami fouette le dos et les fesses à grands coups de tiges de bouleau avant que tous deux n’aillent se rouler et s’empoigner nus dans la neige immaculée et crissante du dehors, laissant sur le sol vierge la trace nette de deux corps. Un jour, c’est une Occidentale dans le Transsibérien, les traits fins, le genou fragile, la cuisse élancée, qui fascine le jeune sauvage lors d’une escapade. Ce reflet sur le genou le torture, lui donne envie de posséder, d’étreindre, mais surtout de pénétrer le secret de sa chaleur, de donner son souffle à la nuit.

Toutes ces images résonnent au fond de moi comme de tout garçon, je suppose. La Sibérie n’est qu’un extrême où les sensations sont vécues plus brutalement. Mais j’ai connu en France la sensualité de la prime adolescence, exubérante, panthéiste, hypersensible. Il faut qu’un barbare vienne de Russie pour revivifier notre littérature. Nous vivons dans un pays trop bourgeoisement constipé, trop empêtré de culpabilité morale et d’interdits religieux. En témoigne l’édition Folio, épuisée, à la couverture probablement trop érotique pour notre époque de réaction.

Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour, 1994, Seuil, €19.50 e-book Kindle €13.99

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Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour

Dédié « à maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte », ce premier Delteil est un roman des années folles. Publié en 1922, il a la fraîcheur de neuf ; le romancier monte du Midi à Paris et fait chanter la langue. La profusion des adjectifs n’en fait pas un maître d’écriture mais donne un ton ; Delteil est une musique avant un récit, le baroque en littérature.

Car son livre est un conte où l’exotisme joue le rôle de décentrement exigé par le propos. La Sibérie est immense, sauvage, contrastée et sensuelle. Ludmilla nait au bord du fleuve Amour, qui va l’emporter sa vie durant. Amour consommé avec son frère cadet Octomir dès que le garçon atteint l’âge de puberté ; peut-être initié avant par le pêcheur qui la ramène dans es filets lorsqu’elle a 8 ans et que sa barque chavire. « A quinze ans, Ludmilla est une fille en fleurs au bord du fleuve Amour. (…) Dans une robe courte en toile de Vladivostok, elle cultive un corps moderne qui se compose d’un ventre pubère et sans reproche, de jambes sûres, et d’une poitrine avec ses attributs » chap. III. Ludmilla est la Nature faite femme, une énergie en marche nommée à la tête d’un régiment de femmes dans l’armée du tsar après avoir été enlevée par un officier et chargeant les bolcheviks rouges de leur avenir « les cheveux au vent et les seins nus » chap. IV.

Toute l’armée ennemie en est amoureuse, dont deux jouvenceaux, officiers rouges nommés Boris et Nicolas. Ils se sont connus au collège et s’aiment, « plus tendres que deux frères » chap. IV, presque amants bien qu’ils aient sacrifié leur virginité dès 13 ans le même jour à la même femme. « Nicolas paraissait plus jeune, et né bâtard de quelque juive incirconcise et d’un beau marchand anglais de passage dans le gouvernement du Kouban. (…) Il avait retroussé sa chemise sur sa gorge lactée. Dans l’entrebâillement de l’étoffe, pointait un bouton mamellaire pareil à un clou de girofle. Boris se leva (…) Alors, délicatement, il se pencha sur l’épaule blanche, et il posa un baiser compliqué sur la nuque ingénue » chap. IV.

Tous deux, roses et blonds, frais et souples, vont tomber amoureux de la même Ludmilla, déserter les bolcheviks pour la rejoindre à Shanghai et la baiser. Jeunes et cruels, ils n’hésiteront pas à mettre le nom du consul américain qui bouffonne auprès de Ludmilla sur un ordre en blanc pour le faire fusiller au nom du commissaire politique bolchevik.

Après quelques visites de bordels sensuels où des Nègres d’Afrique à poil se font fustiger par un Céleste en costume de collège anglais tandis qu’un enfant nu leur injecte quelques drogue aphrodisiaque, Ludmilla désire retrouver son village du fleuve Amour. Mais Ludmilla choisit – et c’est la tragédie. Nicolas est jaloux, puis Boris ; Nicolas manque de mourir de scorbut, Boris d’être fusillé pour avoir jeté dehors deux soldats bolcheviks qui torturaient son ami. Nicola, remis, passe la journée en barque sur le fleuve avec son amoureuse. Boris, frustré, lutine le jeune télégraphiste de 14 ans en uniforme bleu marine si joli à son teint pâle que Ludmilla a sauvé de l’ataman Semenoff, aide de camp de l’amiral Koltchak, tandis qu’il jouait à jeter des enfants aux requins sur le pont du bateau qui le sauvait des rouges. La belle a léché l’eau de pluie qui avait coulé dans le nombril du jeune garçon avant de le chevaucher plusieurs fois. Boris, jaloux de tous étrangle le télégraphiste. Tant de beauté fragile lui rappelle Ludmilla, ou Nicolas. Laissant la sauvagerie monter en lui en cette époque de tous les possibles, où se révolutionnent les mœurs alors que craquent toutes la barrières traditionnelles, Boris agit en jeune Semenoff mu par sa seule énergie sans barrière, vouée à son bon plaisir ; il jette le cadavre de l’enfant dans une fosse où un ours est pris au piège.

Mais Ludmilla et Nicolas sont toujours ensemble, cela le torture et ne peut durer ; il faut qu’il la possède à nouveau, que son ami alterne avec lui dans les mêmes bras. C’est la tragédie de l’amour d’être unique, ce que n’est pas le plaisir. Le terme « amour » en français est trop ambigu, absolu, englobant sexe, affection et dévouement dans un même mot. Tant qu’il y avait plaisir, les deux amis-frères partageaient ; lorsqu’il n’y a que l’amour, il faut choisir – donc déchirer leur fraternelle amitié. Boris tue Nicolas, qui accepte le destin.

En voyant son cadavre passer sur les eaux du haut d’un pont, Ludmilla tue Boris. Mais l’Amour coule toujours : immuable, naturel, indompté.

Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour, 1922, Grasset Les cahiers rouges 2002, 140 pages, €7.90 e-book Kindle €5.49

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La femme infidèle de Claude Chabrol

Nous sommes à l’ère de la bourgeoisie triomphante, chérie de Claude Chabrol par fascination-répulsion, juste avant la première « crise » du pétrole qui allait précipiter tout ce beau monde dans les mutations accélérées de l’économie. Charles (comme Bovary) est marié depuis onze ans à Hélène (comme celle de Troie) et ils ont un fils de 10 ans, Michel (comme l’archange).

Michel Bouquet interprète Charles, un directeur de cabinet d’assurances parisien prospère, propriétaire d’une vaste demeure dans un grand parc en Yvelines ; il est d’apparence droit et posé, mais dans les faits opaque et contradictoire, à la fois glacial de manières mais émotif au plus profond. Stéphane Audran (la propre épouse de Claude Chabrol à cette époque) interprète l’épouse modèle qui élève le fils, tient sa maison et se désennuie dans une virée de courses ou chez le coiffeur à la mode : Carita ; mais cette façade cache le tourment de la proche ménopause, l’envie de séduire encore et l’éloignement du mari qui prend de l’embonpoint, n’aime pas danser ou s’amuser et encore moins faire l’amour. Stéphane Di Napoli (ancien bambin dans Poly, et futur fils écrasé de Que la bête meure) incarne l’enfant-poupée Michel, 10 ans, blond impeccablement coiffé à la Claude François et portant des chemises de coton bleu ou des polos Lacoste ; il aime grandir entre ses deux parents et joue l’enfant sage comme une image, mais pique sa crise quand on ne s’intéresse pas assez à lui.

Tout a l’air normal, mais la musique décalée, lancinante, incite le spectateur au doute ; il est tourmenté de l’orage qui monte. Car la belle Hélène a un amant, rencontré au cinéma, qui est un écrivain un peu bohème – habitant Neuilly quand même. Et le pauvre Charles finit par s’en douter, surprenant sa femme interdite au téléphone, puis déjà partie de son rendez-vous Carita. Il engage un détective privé (Serge Bento) pour en avoir le cœur net et la preuve, le nom, l’adresse et la photo de l’amant (Maurice Ronet) lui sont donnés. Il va le confirmer par lui-même, observant sa femme sortir d’un taxi pour se ruer vers l’amant qui la fait entrer pour deux heures qu’on imagine bien remplies.

Dès lors, le film a le choix : soit il fait une scène, soit il bascule dans le diabolique. La bienséance bourgeoise préférerait le premier, le naturalisme socialiste le second. C’est bien le second qui est choisi, après mai 68. Toute bourgeoisie est apparence, la domination devant s’exercer « naturellement » sur les choses et les êtres. Charles a tout domestiqué : sa femme, son fils, sa maison, son jardin, son cabinet. Tout est ordonné, prévu, organisé. Le couple tient depuis onze ans mais le fils venu de suite a stoppé les maternités : un héritier suffit au bourgeois, surtout quand il est mâle. Au bout de cinq ans, l’épouse a souhaité quitter Paris pour la campagne proche, premier signe d’ennui une fois le bébé grandi. Mais elle n’a pas trouvé de quoi s’occuper et elle bovaryse, rêvant d’étreintes torrides et de bohème moins planifiée. Avec ce personnage d’Hélène, le bourgeois bohème pointait en 1969 le bout de son nez.

La chambre conjugale est tendue de bleu pétrole et de marron ; elle est chargée comme les intérieurs victoriens. Le lit est commun mais chacun dort de son côté, lui en pyjama boutonné jusqu’au cou sous les couvertures, elle en nuisette à mi-cuisses au-dessus : elle a trop chaud. Lui met de la musique classique, elle ouvre la fenêtre derrière les épais rideaux. Tout est décrit de l’étouffement et de la domestication.

Posséder des biens ne suffit pas ; il faut aussi posséder les âmes via les corps : l’épouse, le fils, la domestique. Pour cela, imposer une vision « naturelle » de la domination par la retenue des paroles et des corps : politesse du gamin vêtu et coiffé comme un mannequin, jeu des « je t’aime – moi aussi » des époux blasés, encanaillement discret dans un restaurant chic avant la boite sage, affectation d’indulgence pour la femme d’une relation qui ne sait pas se retenir et se saoule. Mais le bourgeois n’est pas aristocrate, il n’a pas des générations successives d’hérédité et d’éducation policée derrière lui. Il a l’apparence mais n’incarne pas l’authentique. Sa nature ancestrale (populaire, paysanne) ressurgit aux contrariétés : il commande, se met en colère, tue. Il y a de la bête sous le costume trois pièces du mâle jaloux qui abat son rival ; de la chatte en chaleur chez la bourgeoise coiffée Carita et portant des robes de couturier ; de l’animal même chez le gamin trop bien brossé qui veut bien avoir le prix d’excellence s’il est autorisé à goûter du champagne et qui ne supporte pas de sécher sur la pièce manquante à son puzzle de clown inachevé.

L’image de la famille idéale, de la maison de catalogue et de l’enfant modèle craque sous les poussées de la chair et des pulsions, révélées par mai 68. Les apparences sont sauves mais les tableaux vivants du bonheur familial à regarder de vieilles photos, du déjeuner sur l’herbe un soir d’été, du dîner pris à trois à la table où la conversation languit, sont contredites par la télévision. La bienséance des deux seules chaînes est parfois interrompue, comiquement par une mire indiquant un incident technique de monopole (la SNCF poursuit allègrement cette pratique en 2018). Cela montre combien l’apparence est fragile, l’image éphémère quand elle n’est pas renouvelée ; elle prouve que la règle est la seule façon de survivre à la jungle : bien travailler à l’école, lire des livres plutôt que regarder la télé, éviter l’amoralité du jouir sans entraves, remplir le constat plutôt que payer au noir.

Sauf que la nature reprend ses droits… Hélène se laisse ravir, Charles agit comme un amoureux jaloux, Michel comme un acteur perfectionniste dans son rôle de futur bourgeois héritier. Il y a meurtre, dissimulation du corps, disparition signalée, nom et adresse d’Hélène dans le carnet du disparu, intervention des flics, le jovial bronzé (Michel Duchaussoy) et le cadavérique silencieux qui se touche le nez à chaque fois qu’un mensonge est proféré (Guy Marly). Le travelling arrière laisse le futur à l’appréciation du spectateur, le point n’est pas mis sur le i du mot fin. La femme et l’enfant sont masqués par le fatras de la végétation du parc bourgeois, comme si la nature digérait cette bourgeoisie d’apparence sous la réalité de ses sucs. Mais l’époux et père, emmené pour interrogatoire, sera peut-être « naturellement » relâché – faute de preuves.

Un grand film sur l’époque de vos parents et sur les premiers craquements de la bourgeoisie pompidolienne, reconstruite après la guerre, contente de soi et menacée par tout ce qui allait changer.

DVD La femme infidèle, Claude Chabrol, 1969, avec Stéphane Audran, Michel Bouquet, Stéphane di Napoli, Maurice Ronet, Michel Duchaussoy, Guy Marly, Serge Bento, 2001, €24.00 import belge

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Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit

Ce roman de transition marque le nouvel exil de l’auteur, chassé d’Allemagne par la montée du nazisme ; il passe du russe à l’anglais pour écrire, donc à un nouvel univers de langue et d’expression ; il introduit les procédés du cinéma pour s’adapter à la modernité américaine. Un premier roman intitulé Chambre obscure était paru en feuilleton en 1933 ; la traduction anglaise ne lui convenant pas, Nabokov réécrit complètement l’œuvre et en fait une version neuve, métamorphosée pour sa nouvelle vie en 1937. L’édition de la Pléiade présente les deux versions ; je ne parlerai ici que de la seconde, en anglais, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark).

La trame de l’histoire est ainsi présentée par l’auteur dans le premier paragraphe de son roman : « Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s’appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s’acheva tragiquement ». Tout est dit et pourtant tout reste à dire : pourquoi ? comment ?

Albinus est un prénom latin qui signifie l’aube ; il était usité en Allemagne. Albert Albinus contraste avec Axel Rex, caricaturiste devenu son ami et l’amant de sa maîtresse ; le lecteur notera les alb alb contre les ax ex, le son des noms n’est pas anodin. Le A est la première lettre de l’alphabet, le X l’une des dernières, le A de l’aube et le X des rayons de la modernité la plus récente. A appartient au monde ancien libéral et bourgeois qui s’écroule, X au monde neuf totalitaire et païen qui s’impose (en Italie avec Mussolini, en Russie avec Staline, en Allemagne avec Hitler). Albinus est vieux et ventripotent, Rex est jeune et athlétique ; Albert est toujours trop vêtu, Axel dévêtu – jusqu’à rester entièrement nu sous les yeux morts de son rival devenu aveugle, le titillant d’un brin d’herbe, agacement de nature pour cet être tout de culture. Axel a un prénom tranchant, axe en anglais, Axel Rex : le roi Hache.

Albinus est critique d’art respecté dans la capitale d’un pays de haute culture, mais il ne voit la vie qu’au travers des tableaux qu’il se rappelle, il ne vit que par l’art. Aussi va-t-il d’illusions en faussetés. Les tableaux chez lui sont parfois des faux, l’un d’eux a même été peint par Axel Rex dans sa jeunesse, alors qu’il courait après les sous. Il voit Margot comme une vierge de peinture, alors qu’elle a déjà bien baisé ici ou là et court elle aussi après les sous. Il croit Axel homosexuel alors qu’il n’est que froid et mystificateur. Il se persuade que Margot l’aime alors qu’elle n’a que 16 ans et qu’il est largement mûr et pas bien beau.

Le roman est écrit comme un film, la maîtresse est ouvreuse de cinéma et dévoile ses charmes dans un clair-obscur expressionniste ; elle veut devenir star comme Dorianna Karénine et son amant finance un film où elle joue comme une concierge. Car l’image est cruelle : si le film peut transporter dans un autre monde d’illusions, les corps réels qui tiennent les rôles se révèlent tels qu’ils sont. Margot est scolaire, pataude, vulgaire ; elle ne sera jamais une star selon les clichés. Mais la suite de l’histoire s’encadre dans les portes et les fenêtres, comme dans un film, se développe en mélodrame, contrasté d’ombres et de lumières, jusqu’à l’obscurité qui termine tous les films dans les salles.

L’auteur s’inspire librement de Madame Bovary et d’Anna Karénine, Flaubert pour la médiocrité petite-bourgeoise de l’idéal illusoire et pour la manipulation calculatrice de la femme, Tolstoï pour la torture de la chair chez l’homme mûrissant qui lui fait abdiquer toute raison devant une nymphette. Le portrait de Margot en reptile aimant lézarder au soleil ou se couler par ruse dans les bras de qui tient l’argent est une performance ; le lecteur ne peut qu’admirer. De même a-t-il un certain respect pour Axel, devenu caricaturiste des travers de ses contemporains, qui aime se dorer le dos au soleil et duper Albinus. Il a Margot dans la peau, qu’il a dessinée nue de dos avant qu’elle ne rencontre le bourgeois ; elle se pâme sous les assauts de son corps sculpté bien plus qu’avec le vieux. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant pour raisons médicales, elle jette sa gourme quand elle peut et avec qui elle veut, tout entière à son plaisir égoïste typique de la nouvelle époque de crise des années 30. Mais elle aime l’argent et le luxe, elle manipule qui en a en faisant croire qu’elle tient à lui – mais à sa bourse, pas à ses bourses.

C’est un écrivain allemand épris de vérité, donc solitaire et exilé en Provence, qui va dessiller les yeux d’Albinus sur sa maîtresse et son amant. Il rapporte verbatim une conversation qu’il a surpris dans le car, alors que ces Allemands causaient sans se gêner, certains que personne ne les comprend. Udo Conrad est un double de Vladimir Nabokov, celui qui voit au-delà des apparences pour peindre le vrai. Albinus d’ailleurs ne l’aime pas, lui qui ne vit que dans l’illusion des tableaux.

Or, le vrai en 1933 est le nazisme qui s’impose. Il balaie le vieux monde, la démocratie, les rassis, les frileux. Il exige la volonté, la jeunesse, l’action, la nudité crue des instincts. Foin de culture et d’art, place à l’industrie et au cinéma. Les copains du frère de Margot sont des brutes bien bâties prénommées Kurt et Kaspar, K und K (impérial et royal, moqué par Robert Musil en Cacanie). Les poils de sa poitrine dessinent « un aigle aux ailes déployées » lorsqu’Axel Rex se dresse nu, sculpté comme un Arno Breker, devant Albinus en pyjama et peignoir, devenu aveugle après un accident de voiture. Il symbolise le totalitarisme de la jeunesse avide et amorale de son temps sur le bourgeois déchu et définitivement aveugle aux réalités du monde neuf.

Si l’histoire est classique, elle renouvelle le trio du mari, de la femme et de l’amant en mari, maîtresse et amant, ce qui donne du piment. Le style est plus brut et plus concis que dans les romans écrits en russe, anglais oblige, langue pragmatique. Les personnages sont fouillés, ni tout bon ni tout mauvais, chacun avec ses envies et ses illusions, ses réactions et ses émotions. Refuser, par éducation, culture ou tempérament, de ne pas voir le vrai, conditionne à être manipulé : par les conventions sociales, par les gens sans scrupules, par des régimes qui s’imposent dans le silence des voix. L’amour est aveugle, la bêtise aussi : le rire est tragique, dans la nuit.

Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark), 1938, Grasset 1992, 250 pages, occasion €2.07

Vladimir Nabokov, Chambre obscure, 1933, Grasset et Fasquelle 2003, 230 pages, €8.95

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Vladimir Nabokov, Roi, dame, valet

Son second roman écrit à moins de 30 ans fait de Nabokov un maître. Car il décrit avec minutie et humour, il raconte avec imagination et cruauté, il fait vivre des personnages qui pourraient réellement exister. Le premier chapitre vous fait prendre le train, le second vous fait voir le monde d’un fort myope sans lunettes, et l’on s’y croirait. Le canevas de l’histoire est simple : le mari, la femme, l’amant. Sauf que le mari a réussi dans les affaires même s’il n’aime pas ça, que la femme ne songe qu’à s’ancrer dans l’immobilité bourgeoise et hait son mari, et que l’amant est le neveu du mari monté à la ville pour arriver.

Dès lors, chacun vit sa vie : Dreyer l’oncle s’amuse à financer un inventeur de mannequins automates tout en finançant Franz et le dégrossissant au magasin et en finançant la ville qu’exige sa femme. Martha, frigide avare qui s’ennuie et déteste voyager décide de prendre un amant pour son standing et jette son dévolu sur le jeune dadais pas trop mal de sa personne. Franz qui découvre la vie est assez bien monté pour faire jouir la belle mais très myope en tout et il se soumet sans protester à cette goule qui décide pour deux au point de vouloir l’« l’avaler tout entier » (chap. VII p.220 Pléiade) – façon polie de lui tailler une pipe, ce qui était bien audacieux dans les années 20 à Berlin.

Au total, chacun des personnages allant jusqu’au bout de son rôle tels des figures de cartes à jouer, cela ne pouvait que mal finir. Martha ourdit le meurtre de son mari par son amant ; ce dernier se laisse faire mais n’est ni actif ni convaincu ; quant au mari, il règne dans cette intrigue comme dans sa vie : avec décision et succès. « Dreyer se déployait sous ses yeux d’une façon monstrueuse, comme les conflagrations que l’on voit au cinéma. (…) Enorme, les cheveux fauves, la peau bronzée par le tennis, vêtu d’un pyjama jaune vif, montrant son palais rouge dans un grand bâillement, irradiant la chaleur, rayonnant de santé, produisant tous les bruits porcins qu’un homme n’ayant aucun contrôle sur sa grossière enveloppe corporelle produit quand il s’éveille et s’étire, Dreyer emplissait toute la chambre à coucher, toute la maison, toute la terre » chap. X, p.275 Pléiade. Il va vendre le brevet des automates et peut-être son magasin juste avant la grande crise de 1929 venue des Etats-Unis. Je ne vous dis rien de la fin, retravaillée par l’auteur avec son fils pour sa traduction du russe en anglais, en 1967. C’est une pirouette ironique, bien dans le ton allègre et distancié du roman.

Car aucun des protagonistes n’est sympathique au lecteur, chacun a quelques qualités mais ce sont surtout ses défauts qui sautent aux yeux. L’auteur prend un plaisir d’entomologiste à chasser ces papillons pour les clouer dans sa collection. Comme Hitchcock dans ses films, l’auteur et son épouse apparaissent au chapitre XII, dans une station balnéaire où doit se dérouler le drame final. « La jeune femme essayait en vain d’attirer l’attention du chat de l’établissement, un petit animal noir assis sur une chaise et léchant une de ses pattes de derrière dressée en l’air comme une crosse de golf qu’on porte sur l’épaule. Son compagnon, un jeune homme à la peau tannée par le soleil, fumait et souriait. Quelle langue parlaient-ils, polonais, estonien ? Près d’eux, une espèce de filet était appuyé contre le mur : une poche de gaze bleu pâle que maintenait ouverte un cercle rigide fixé à un manche de métal léger » p.303 Pléiade. Le produit de sa chasse est de connivence avec le lecteur, ce pourquoi ce roman est farce. Dreyer ne se réjouit-il pas de trouver « normaux » ses épouse et neveu après la visite d’un musée du crime où les faces des meurtriers l’avaient frappé ? Ne rigole-t-il pas de Franz à propos de sa petite amie, sans imaginer une seconde qu’elle puisse être sa propre femme ?

C’est que le mal est lié à la bêtise, et toute l’Allemagne qui devient nazie à l’écriture du roman le montre à l’envi. Les bêtes humaines ne savent pas rire, ni jouer comme Tom le chien ; ils sont comme des mannequins remontés pour un rôle, sans plus d’épaisseur que les figures du jeu de cartes.

Vladimir Nabokov, Roi, dame, valet, 1928 revu 1967, Gallimard L’imaginaire 2017, 376 pages, €9.50

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Le dernier jour de Rodolphe Marconi

Ce n’est pas un grand film, presque une réalisation d’amateur. Car l’histoire est faible, révélée à la fin comme dans une nouvelle littéraire, ce qui réussit peu au format long métrage. Mais les acteurs sont tellement présents que leurs relations emportent tout et que l’histoire se crée de cette trame, sans insister.

Simon (Gaspard Ulliel), à 18 ans (20 ans au tournage), est fragile et intense. Parti de la maison familiale d’Oléron après le bac, il a passé le bac afin de poursuivre les Beaux-Arts à Paris (il est en deuxième année). Il revient dans le cocon familial et îlien pour Noël. Artiste évaporé qui laisse sa sœur dans l’ignorance du lieu et de l’heure de son arrivée, tout le touche et il a peur de blesser. Il ne se promène jamais sans une caméra ancien modèle, avec laquelle il filme tout et rien, ces petits moments du souvenir. Comme s’il était absent à l’existence, spectateur de lui-même.

On le rencontre dans le train de nuit pour La Rochelle où une jeune fille jolie et placide (Mélanie Laurent) lui demande une cigarette. Ce poncif des films qui n’ont rien à dire était l’entrée en matière classique des années fin de siècle (le XXe) ; ce parti-pris d’enfumage est aujourd’hui très agaçant. Les deux tirent sur leurs tétines en se jetant l’un l’autre des regards subreptices. Puis le garçon va se coucher dans son compartiment – et la fille le suit un moment plus tard, alors qu’elle ne le connaissait manifestement pas avant. Premier jalon du mystère.

Et l’on retrouve les deux sur le bac pour Oléron, la fille invitée chez le garçon ; tout le monde pense qu’elle est sa fiancée ramenée de Paris. Dans l’histoire elle a 17 ans et lui 18. Second mystère.

Le spectateur fait la connaissance de la famille, recuite en passions sous serre, dans cette île où tout le monde se connaît et dont on ne peut sortir sans que tout le monde le sache. La sœur aînée lance des piques à son frère, manifestement jalouse de voir qu’il reste le chéri à sa maman. Le père, évidemment maladroit (encore un poncif), lance des piques à sa femme tout en proposant plus ou moins à son fils de lui montrer le nouveau bateau qu’il vient d’acquérir. Mais comme on est fin décembre, les jours sont courts et l’eau à 10°.

Les deux jeunes couchent ensembles dans le même lit comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. « Tu couches à poil ou en tee-shirt ? », interroge la fille le premier soir, entièrement nue devant la glace. « En tee-shirt », répond le garçon interloqué et vaguement pudique. Ils sont couchés, ils ne baisent pas, et leurs fantasmes se tiennent tout droit dans leurs têtes. Même le lendemain, lorsque Simon a trop chaud et ôte son tee-shirt, Louise n’est pas excitée par ce beau corps ; et si le garçon vient sur elle, c’est pour… lui masser le dos. Troisième mystère.

Comme il n’y a rien à faire dans l’île sauf se promener et observer les pêcheurs, le garçon propose à la fille d’aller dans le café qui sert de boite à la fois aux adultes et à la jeunesse. Au retour, dans la vieille Aronde coupé qui est un autre signe de la date antique de cette histoire (après le train de nuit et le bac), Simon demande à Louise de l’attendre un moment. Il monte dans le phare où son ami Matthieu (Thibaut Vinçon) est en service. Lasse d’attendre son retour, Louise suit ses traces et ne peut qu’être présentée à Mathieu. Simon aurait manifestement voulu garder son ami d’adolescence pour lui seul, mais il ne peut faire autrement. Quatrième mystère.

Alors tout s’enchaîne enfin.

Mathieu en pince pour Louise qui se laisse faire. Simon ne comprend pas, à la fois timide parce qu’il n’a manifestement jamais enfilé une fille, et jaloux parce qu’il a dû avoir quelques relations intimes avec Mathieu avant son départ pour la capitale. Chacun embrasse chacun devant l’autre – sur la bouche – mais c’est plus long pour les deux garçons. Mathieu et Louise vont admirer le corps de Simon qui nage dans la piscine. Louise, seins nus sous une robe transparente pour une soirée prêtée par la mère (!), essaye le rouge à lèvres sur Simon, « ça te va bien », lui dit-elle tandis que le père entre dans la pièce (!). Les trois se retrouvent dans le lit de Mathieu (!), mais c’est Louise qui l’enserre. Simon en sera réduit à se branler sur le lit, fantasmant sur l’odeur de son ami, lorsque le couple aura été se promener.

La mère de Simon reçoit un coup de téléphone qui la laisse sans voix ; son amant d’il y a 20 ans se manifeste. Elle va le voir à l’hôtel, ne veut pas renouer mais, son mari lui étant trop pesant, elle finit par rebaiser. Puis déclare à son mari qu’elle le quitte.

De ce fait, elle avoue à Simon que son père n’est pas son père et que le « vrai » (disons plutôt le biologique, qui n’en a rien eu à foutre autrement que pour la première seconde) désire le voir. Mais lorsque Simon, déstabilisé, veut rencontrer ce géniteur, l’hôtelière lui annonce qu’il est parti le matin et a réglé sa note. Sa mère s’est fait engrosser (dit-elle) « par le premier venu » parce qu’elle venait de perdre un bébé et qu’elle a voulu tout de suite en faire un autre, alors que son mari refusait.

Tout s’écroule dans l’univers du garçon. Son père est un faux et le vrai ne veut pas de lui ; sa mère a couché avec un autre, a menti à tout le monde, n’a désiré qu’un fils de substitution pour compenser le vrai, et elle quitte le foyer pour aller on ne sait où ; sa « fiancée » (qui ne l’a peut-être pas accompagné par hasard) couche ouvertement avec son meilleur ami (et ex-amant).

Roulé dans la farine depuis l’enfance, manipulé par tout le monde, rejeté par tous – comment trouver sa vie avec une identité explosée ? Sur un coup de tête, Simon brise une vitre – et s’égorge sans vraiment le vouloir (?) Le boy toy de l’un et l’autre, protégé jusqu’ici par le cocon de la vitre, fait éclater la transparence. La vérité tue ! C’était le dernier jour

Raconté avec pour début cette dernière scène, dans une tentative maladroite d’appâter le spectateur et de le sensibiliser aux « mystères ». Avec un ultime rajout final inutile du « je ne sais pas si je suis mort, mais… » qui enlève de l’intensité dramatique.

En bref un film gauche, trop tiré, à l’histoire mal écrite – mais qui réussit à toucher parce que les acteurs ont les rôles dans leur peau. Et voir Gaspard Ulliel à 20 ans mérite bien quelques maladresses.

DVD Le dernier jour de Rodolphe Marconi, 2004, avec Nicole Garcia, Gaspard Ulliel, Mélanie Laurent, Bruno Todeschini, Lancaster 2007, 105 mn, €14.99

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Stendhal, L’abbesse de Castro


Ce court roman écrit de part et d’autre de La Chartreuse de Parme est plus romanesque que romantique et analyse la passion de façon clinique. Le beau rôle est au mâle, Jules, jeune campagnard brave et droit ; le rôle faible est à la femme, Hélène, trop riche héritière pour avoir formé son caractère. L’histoire stendhalienne est inventée à partir d’un manuscrit italien et se situe dans les années 1570.

Jules tombe amoureux d’Hélène par hasard, en passant sous les fenêtres de son palais ; elle a « à peine 17 ans », lui 22. Le père Campireali, outré d’une telle audace en apprenant par la rumeur villageoise l’attrait qu’a pour sa fille un gueux, le reproche au jeune homme, lui faisant sentir toute la différence de classe entre lui et eux : « toi qui n’a même pas d’habits pour te couvrir ! », lui lance-t-il. Aussi Jules passe-t-il désormais la nuit venue, pour ne pas montrer sa vêture. Emoustillée et en attente, comme toute jeune fille vierge de 16 ans à peine sortie du couvent, Hélène se montre à sa fenêtre, lumière allumée. Jules qui tend par une longue canne de roseau un bouquet dans lequel une lettre lui révèle sa passion.

Hélène a pour premier mouvement la pitié pour le jeune homme, qu’un coup d’arquebuse peut surprendre à tout instant au pied du palais ; son père et son frère veillent. Son second mouvement est qu’elle ne le connaît presque pas mais qu’elle l’aime le plus après sa famille. C’est ainsi que l’amour s’engrène, comme une roue dentée. Les lettres se succèdent, les péripéties aussi, des rendez-vous physiques sont pris, des déguisements requis, l’attrait du danger exalte les sentiments tout en excitant le bas-ventre. Hélène cède…

Mais Jules, qui la tient dans ses bras au point de ravir sa virginité, entend sonner la cloche du monastère ; il croit que la Madone lui fait un signe – et il renonce. Cette abnégation est une duperie, une de plus que la religion a dans son escarcelle pour tenir les humains dans les griffes de son clergé.

De cet acmé, l’histoire passionnelle ne peut que redescendre ; depuis ce moment sublime le cœur ne peut que s’abimer ; l’amour purifié par l’abnégation ne peut que se flétrir – lentement et à regret, mais inexorablement. Car si Hélène eût été pénétrée, le mariage se fut accompli et la mère aurait pardonné. Or rien de tout cela – et la tragédie peut se dérouler, le lecteur sait d’avance comment elle finira.

Le monastère forteresse sera violé par le désir, la religion ridiculisée par la simonie et l’orgueil du pouvoir, Hélène flétrie par l’absence de l’aimé. Jules va engager des brigands comme lui pour investir le monastère et enlever la fille, mais rien ne se passe comme prévu et il doit se retirer sans succès et blessé, la moitié de sa troupe tuée. Le prince Colonna, qui le protège en souvenir du capitaine son père, l’exile en Espagne et ailleurs avec un brevet de colonel. Sa mère persuade Hélène que Jules a trouvé la mort au Mexique.

L’amante orpheline décide alors de rester au couvent où son chéri fut blessé, mais elle divague. Freud dirait que la matrice lui monte à la tête : elle veut être abbesse, dépense des sommes folles pour aménager le monastère en sanctuaire à son amour, consent à des caprices sexuels avec le jeune évêque. Au point d’en être engrossée et de donner naissance secrètement à un bâtard vite abandonné à une paysanne.

Mais Jules revient, auréolé de gloire et confirmé colonel. Hélène a vent de ces rumeurs ; elle n’a pas su se garder, elle est au désespoir. Si le jeune homme a été manipulé par son mentor pour servir ses desseins politiques, la jeune fille a été vampirisée par sa mère dont l’amour envahissant lui a fait dénoncer tout et croire n’importe quoi. Trop de sensibilité rend bête, montre Stendhal : seule la raison peut maîtriser les situations, garder les passions à leur place et faire servir les pulsions. Les amants, qui auraient pu se rejoindre, en sont empêchés.

Stendhal oppose habilement le monde des brigands à celui des princes, et toute sa faveur va aux premiers. N’ayant rien, vivant de peu, ils n’ont que leur vigueur physique et leur énergie morale pour assurer leur moi. Ils se font donc eux-mêmes plutôt que de se donner seulement la peine de naître. Leur rébellion est idéalisée dans l’imaginaire du peuple, en compensation du joug des seigneurs. L’adversité forge le caractère, pas les riches habits ni surtout le couvent. Les bravi osent le risque, tout comme le volcan endormi aux portes de Rome. Si ce dernier a fertilisé assez la terre pour voir croître une forêt si dense qu’elle en est noire, la Faggiola, les brigands ont hérités de leurs ancêtres romains la vigueur et la vertu. L’honneur, s’il est constamment à la bouche des nobles, n’est pas leur fort en pratique ; tandis qu’il est au plus haut chez les bravi, en témoigne Jules. Le Monte-Cavi, lieu de convergence tellurique, géographique et mentale, temple à Jupiter devenu monastère, est le point central des amants désunis, là où va se nouer la tragédie.

Stendhal oppose aussi les pères aux mères, les premiers autoritaires et absents, les secondes volontiers « mères juives » comme on dira plus tard, possessives et castratrices, surtout pour leurs filles. Jules est en quête d’un père parce qu’il n’a plus le sien, Hélène avoue tout à sa mère parce qu’elle l’aime à en mourir. Les deux se font manipuler naïvement et sont indécis à accomplir leur amour pourtant si fort. Oh que c’est beau !… Mais cette posture où chacun reste obstinément soi tue tous ceux qui vous aiment.

Impitoyable analyste rationnel des passions forcément irrationnelles, Stendhal donne ici tout son élan, servi par des héros à la hauteur du tragique et par un paysage puissant. Ce court roman des Chroniques italiennes mérite d’être connu.

Stendhal, L’abbesse de Castro, 1839, in Chroniques italiennes, Folio 1973, 373 pages, €8.20  / e-book format Kindle €1.98

Stendhal, Œuvres romanesques complètes III (comprend aussi La chartreuse de Parme et Lamiel, entre autres), Gallimard Pléiade, édition Yves Ansel et coll., 2014, 1498 pages, €67.50

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Arto Paasilinna, Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen

Comment a-t-on pu attendre 12 ans la traduction en français de ce petit chef d’œuvre d’humour finlandais ? Cela montre combien les éditeurs français sont inconséquents, nombrilistes et sans aucun souci du client. La dizaine d’opus publiés en Folio prouve que l’auteur rencontre un vrai succès au pays de Rabelais. Bûcheron poète, ouvrier agricole journaliste, ne voilà-t-il pas qu’Arto, qui avait la cinquantaine à l’écriture du livre, rencontre désormais l’aspiration des profondeurs françaises : la terre ne ment pas, les relations de village sont les seules à vivre, le sexe et les bêtes tout ce qui reste quand la religion à fui.

La lecture dans un train du Bestial serviteur du pasteur Huu est à déconseiller car elle vous fait souvent pouffer, ce qui n’est pas socialement correct. Le rire surgit au détour d’un paragraphe bien amené, la bouffonnerie éclate du sérieux apparent du développement. Paasilinna vous boute en train et vous mène en bateau, poussant chaque situation dans sa logique, les derniers retranchements étant ceux de l’absurde. C’est irrésistible ! Vous passez donc pour un demeuré face aux voyageurs à la mine grave et compassée de bons bourgeois soucieux du travail, de la famille et du pays. Mais n’en ayez nulle honte : ces mêmes faces de carême en TGV, ou de ramadan en RER, se mettent parfois à agir tout aussi bizarrement, bouche et oreille vissées au téléphone, à tchatcher leurs ordres à leur meuf, à demander la taille du tee-shirt du gamin pour passer à la supérette ou combien de baguettes ils doivent ramener à bobonne.

Arto Paasilinna nous emmène au nord de la Finlande, en péquenoterie atavique. Le pasteur, docteur en théologie sur l’apologétique, se trouve à l’étroit dans sa petite église. Il n’est entouré que de paysans et de leurs femmes, dont les plus jeunes ont été souvent ses maîtresses. On dit même qu’il a semé quelques bâtards ici ou là – vous savez ce qu’on dit dans les villages où chacun vit renfermé sur la localité, n’ayant pas autre chose à faire qu’à médire durant les six longs mois de l’hiver nordique. Justement, un hiver s’achève et, avec lui, l’hibernation des ours. Une oursonne et ses deux petits viennent semer le désordre dans le village en cherchant à se sustenter. Il faut dire que tous les habitants sont à l’église et que le buffet d’un futur mariage émet ses effluves depuis un hangar, il n’y a pas idée.

Une fois les trublions matés, les villageois décident de faire un cadeau à leur fougueux et rugueux pasteur pour ses cinquante ans : surprise ! ils lui offrent l’un des oursons… Les commères susurrent qu’il lui ressemble et que Dieu lui a donné là son vrai fils…

Dès lors, les vitesses s’enclenchent. La vie du pasteur va en être complètement transformée. Sa femme va le quitter, son évêque le chasser, Dieu l’abandonner. Il déraillera dans la chasse aux extraterrestres puis dans la vodka, espérant trouver sa voie au bout du voyage. Car il part en quête avec son ours ! Ours qui le sert bien quand il quête, le matériel n’étant jamais loin du spirituel avec les Finlandais. Le pasteur a appris à l’ours des tours, or « un ours a la force de neuf hommes et l’intelligence de deux femmes », nous dit-on page 258… Au détour du chemin et selon les conséquences, le lecteur est ainsi confronté à l’irrésistible sagesse des nations.

Le pasteur est comme ces princes de Sérendip, partis rencontrer la plus belle fille du monde mais s’arrêtant mille fois en chemin pour vivre diverses aventures. A croire que « la plus belle » fille du monde n’existe pas. D’où le terme « serendipity » né en anglais de cette légende indienne. « L’opératrice radio songea qu’elle s’était trouvé là un drôle d’amant, un homme comme on en fait peu : un prêtre finlandais défroqué, arrivé dans l’île avec un ours qui dansait et faisait des signes de croix dans la boite de nuit d’un paquebot… » p.237.

Nous faisons connaissance avec un lanceur de javelots à la verticale, une pastoresse irascible, une éthologue intéressée par l’exploration corporelle, un évêque chasseur d’élan, quelques fonctionnaires imbus, des religieux intolérants, un vendeur de sauna en Méditerranée et quelques autres spécimens observé in situ. Paasilinna a l’œil pour saisir d’un trait ce qui fait la bonté ou la bêtise humaine. Il en parle avec la crudité de Rabelais et la simplicité directe de la fin du XXe siècle.

Un vrai régal qui vous mettra en, joie !

Arto Paasilinna, Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen, 1995, traduit du finlandais en 2007, Folio 2009, 367 pages, €8.20

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La piscine de Jacques Deray

Tourné en 1968, ce film intimiste ne sort jamais de la villa de Ramatuelle sur les hauteurs de Saint-Tropez, où ce petit monde à la jeunesse avancée jouit et panse les blessures de la vie. Car il s’agit bien de grandir, dans cette histoire en coïncidence avec l’explosion hédoniste de mai 68. L’ancien monde se télescope avec le nouveau, la carrière sociale avec la vie égoïste.

Jean-Paul (Alain Delon) est un écrivain raté qui tente de faire carrière dans la publicité ; Marianne, sa compagne depuis « deux ans et demi », songe à quitter son travail pour se consacrer à leur couple. Les deux vivent comme des enfants au bord de la piscine, à moitié nus et jouant, se caressant au jour avant de baiser la nuit.

C’est alors qu’intervient le trublion : Harry (Maurice Ronet), un ami d’enfance de Jean-Paul mais ex-amant de Marianne. Il dirige une maison de disques, affecte de communiquer en anglais et roule en Maserati Ghibli ; il est flanqué d’une fille de 18 ans (Jane Birkin) dont il n’a jamais parlé, ne s’y intéressant que lorsqu’elle a été assez grande pour être crue sa nouvelle copine.

Ce trublion, c’est Marianne qui l’a invité, on ne sait pourquoi. Pour mettre du piment dans sa vie ? Pour titiller Jean-Paul, très introverti ? Pour renouer avec cet ancien amant fêtard qui la change du huis-clos de la villa ? On ne sait, mais ce que l’on sait immédiatement est qu’elle joue volontairement avec le feu. Elle est d’une légèreté de bonne femme qui prend pour rien les états d’âme des hommes sensibles, qui s’amuse avec leurs désirs, qui n’envisage aucune conséquences parce qu’elle est toute d’immédiateté.

Elle sait Jean-Paul fragile ; il a besoin d’elle. Ce qu’elle ne sait pas et que Harry lui apprend, est que Jean-Paul était casse-cou à 17 ans pour fuir une angoisse existentielle, et qu’il a tenté de se suicider. Jouer avec ces abîmes ne peut que mal tourner.

C’est évidemment ce qui arrive : Harry le fêtard invite des pique-assiettes dans la villa prêtée par des amis où le couple Marianne et Jean-Paul vivaient jusqu’alors à l’écart du mondain ; lors de cette fête, elle danse tendrement avec son ex, Harry, alors que Jean-Paul s’ennuie et que la fille de Harry, Pénélope, s’emmerde carrément. D’où jalousie de Jean-Paul envers Harry, mépris de Pénélope pour Harry, rapprochement des deux marginaux… au bord de la piscine. Puisque Marianne s’éloigne en apparence, Jean-Paul va céder à l’attrait de la femme-enfant Pénélope ; il va coucher avec elle sous le prétexte d’aller se baigner à la mer. Ce qui va vexer Marianne et mettre en colère Harry.

Celui-ci décide de partir le lendemain, mais pas sans avoir salué son ami Fred à Saint-Trop. Il rentre très tard en voiture, bourré, heurte le portail d’une aile, et trouve Jean-Paul, insomniaque, qui a décidé de coucher tout seul en bas et s’est remis à boire du Johnny Walker à grands verres. La confrontation s’avère décisive, Harry dit ses quatre vérités à Jean-Paul, qu’il est enfant gâté, qu’on l’a trop protégé après sa tentative de mourir, qu’il est un raté, mettant en regard sa tentative de création littéraire nulle avec sa réussite à lui de producteur de chansons, sa R8 Gordini du commun avec sa Maserati Ghibli, son célibat papillonnant alors que lui a déjà une fille adulte, qu’il ne mérite pas Marianne et que s’il a couché avec Pénélope c’est pour l’atteindre, lui, se venger.

Tout est vrai, tout est outré. Le faux ami se mue en ennemi. La faute à qui ? A cette Marianne qui se divertit avec les passions et veut pour Jean-Paul une vie rangée socialement acceptable. Par instinct, sans vraiment le vouloir, Jean-Paul tue Harry. En l’empêchant de sortir de l’inévitable piscine, bouillon de sorcière où tout fermente, l’amour comme la haine. En lui enfonçant la tête sous l’eau alors qu’il est déjà vaseux d’alcool et engourdi de froid.

Son erreur est d’avoir déshabillé Harry pour poser des vêtements propres au bord de la piscine, comme s’il avait voulu se baigner. Pourquoi ne pas l’avoir laissé habillé tel quel, le verre et la bouteille de whisky dans la piscine, comme s’il était tombé ivre mort ? Ce pourquoi la fin est artificielle.

Après la mise au cimetière très 1968 où les femmes circulent en minijupes, après avoir fait mettre à l’avion sans aucun contrôle autre que des billets Pénélope qui va rejoindre sa mère, un inspecteur de Marseille se présente. Il soupçonne un meurtre et, faute de preuves tangibles, garde en conserve le couple pour voir si la pression monte entre eux. Marianne dit les soupçons du flic, déclare que les vêtements portés ont peut-être été cachés. Jean-Paul croit qu’elle les a trouvés et avoue. Il a tué mais ce n’était pas prémédité, et Marianne sent confusément que c’est un peu de sa faute.

La fin aurait pu être sur ce constat, laissant l’avenir dans le flou. Mais le réalisateur en rajoute une couche pour un happy-end peut-être d’époque mais peu vraisemblable. Les deux amants se retrouvent enlacés après avoir failli se quitter, comme si le sexe fusionnel pouvait tenir lieu « d’amour », ce choix d’amitié à deux qui dure au-delà des feux du désir. Cette fin me gêne, comme une verrue sur un film jusqu’ici implacablement monté.

Les enfants terribles renouent avec leurs jeux félins tandis que l’adulte qui a réussi termine dans l’alcool et la violence. La piscine est ce rectangle bleu du plaisir au soleil qui peut tuer, cette caresse de l’eau sur le corps nu qui enveloppe, mais qui pénètre aussi les poumons jusqu’à l’asphyxie. Un vrai liquide amniotique d’où renaître ou se noyer. Quant aux animaux humains qui rôdent autour d’elle, ils valent surtout par leurs regards, leurs gestes, leurs non-dits. Marianne se fait fouetter par Jean-Paul et elle jouit ; Harry regarde Marianne allongée en maillot deux-pièces et sa fille en est troublée ; Jean-Paul observe Pénélope gamine, déambulant en minijupe au bord de la piscine, et en est titillé…

Dans ce concours d’animalité, Alain Delon l’emporte, magistral, tandis que Maurice Ronet apparaît trop civilisé donc hypocrite, bavard et superficiel, et que Marianne ne sait pas ce qui la séduit le plus : l’apparence sociale ou le désir animal. Jane Birkin est adolescente et pas finie (elle a 22 ans lors du tournage mais en paraît 16), emplie de désirs inavoués et de perversité sensuelle lorsqu’elle s’exhibe chemise ouverte et sans soutien-gorge devant l’inspecteur de l’Evêché, corsetée mais disponible. J’en étais amoureux en 1968, avant même que sorte le film; il faut dire qu’elle était à peine plus âgée que moi.

Un grand art de l’image, de l’expression au-delà des mots.

DVD La piscine de Jacques Deray, 1969, avec Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet, Jane Birkin, 117 mn, M6 vidéo 2009, blu-ray 18,48€

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Aujourd’hui saint Amour

Compagnon de mission de saint Pirmin en Allemagne, au 8ème siècle, cet Amour-là fonda l’abbaye d’Amorbach et est vénéré le 17 août, bien que le calendrier de l’Administration laïque d’Etat des Postes françaises situe la saint Amour le 9 août…

Un autre Amour plus tardif, du 9ème siècle, était natif d’Aquitaine où naquit la « fine amor ». Mais, névrosé par la Morale d’Eglise, il refusa le désir, le siècle et la vie, passant son existence en reclus à… Maastricht.

Du saint Amour de Bourgogne, on sait peu de choses, sinon qu’il fut copain de saint Viator et que leurs reliques sont enchâssées en la commune qui donna son nom au vin si bien connu.

Saint-Amour, commune du Jura à 28 km de Bourg-en-Bresse compte moins de 2500 Saint-amourains. Le petit-fils de Clovis y érigea une église pour les reliques de saint Amator et de saint Viator, soldats chrétiens de la légion thébaine massacrés à Saint-Maurice d’Agaune en Valais. Mais ont-ils existé ? Leur culte aurait probablement remplacé celui des dieux romains antiques Cupidon et Mercure. Comme quoi l’Amour chrétien ne serait que le petit-fils de l’Eros grec et le fils du Cupidon romain… rhabillé.

Le Gamay noir à jus blanc appelé saint-amour est vif, fin et équilibré, sa robe rubis dégage des arômes de kirsch, d’épices et de réséda. Son corps, dit-on unanimement, est tendre et harmonieux… Le saint-amour est un vin rouge AOC produit dans le Beaujolais. Il est voluptueux et particulièrement agréable en bouche. Avis aux amoureux(ses)…

Où l’on en revient donc aux « amours » de la symbolique. Aux temps anciens des Grecs, Amour dit Eros fut figuré comme un enfant de 6 à 8 ans gai, primesaut et tendre, d’une beauté harmonieuse : il était affection sans raison.

Lorsque la société se sophistiqua, que les gens eurent le loisir d’émerger d’une existence purement utilitaire, les relations humaines se firent plus complexes, tournant autour du sexe comme il se doit. Amour fut alors figuré comme un prime adolescent espiègle, cruel et fouaillé d’appétits. Beaumarchais en revivifia le caractère au grand siècle sous l’apparence de Chérubin : il est désir sans raison.

Mais l’Eglise, pour contrôler les âmes, se devait de mettre le holà à l’amour. Celui-ci n’est-il pas hors loi et foncièrement subversif ? N’écoutant que lui-même et tourné seulement vers l’objet de son appétit, il remet en cause toutes les morales, les raisons et les dieux. Inacceptable ! Il fallait donc châtrer Amour et l’on en fit un « ange ». Éthéré, sans appétits ni vouloir, pur messager de Dieu sans corps, il est affection sans désir. Bien que certains curés, célibataires par vœux, aient eu parfois le désir baladeur.

L’Eglise a retenu beaucoup plus de saints Ange ou Angèle que de saints Amour. Il a fallu Freud pour que l’on redécouvre en l’enfant une sexualité, même si elle reste en devenir. L’amour adolescent, Platon l’a montré, a de nombreux visages. Il ne se réduit en rien à la fornication, même si cet acte naturel n’est vilipendé par la Morale chrétienne (et bourgeoise) que pour de mauvaises raisons : celles du pouvoir, de l’économie, du contrôle des hommes.

« A force de parler d’amour, l’on devient amoureux… », croyait Pascal. Mais il n’a vraiment aimé que Dieu, selon les textes qu’il a laissés. Pour Tolstoï, dans son Journal en mars 1847, nul ne peut aimer Dieu : « Je ne reconnais pas d’amour de Dieu : car on ne saurait appeler du même nom le sentiment de ce que nous éprouvons pour des êtres semblables ou inférieurs à nous, et le sentiment pour un Être supérieur, qui n’a de limites ni dans l’espace, ni dans le temps, ni dans la puissance, et qui est inconcevable.» Dans la foi chrétienne, ce qui est appelé le Saint Amour, ce sont les deux grandes injonctions aimantes : l’accomplissement du message de l’Évangile et l’incarnation des Dix commandements.

Saint Amour du 9 août, que de turpitudes couvre-t-on en ton nom…

Si m’en croyez, fêtez Amour sous toutes ses formes : tendres ou passionnées, charnelles ou filiales, platoniques ou concluantes. Soyez ami et amant, ardent ou capricieux, conquérant ou enflammé, transi ou soupirant. Et mettez le tout au féminin ou au neutre selon votre genre.

Le pic des naissances est depuis 1991 en juillet (il était en mai de 1975 à 1989), ce qui veut dire fécondation en novembre. Au 9 août, fêtez le petit bébé tout frais pondu, Amour tout pur !

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Michel Déon, Le prix de l’amour

Ce sont onze nouvelles, de genre divers, assemblées ici sous jeu de l’amour et du hasard. L’auteur se pose en témoin comme toujours, parfois acteur ou supposé. Il se donne un rôle et surtout raconte une histoire. Michel Déon n’est pas un expert de la nouvelle, qui est un genre à part entière. Celles qu’il rassemble sont soit des ébauches de roman (Bigh Manor est l’ébauche d’Un Taxi mauve), soit des faits divers déguisés (Mademoiselle Hanna), soit des anecdotes édifiantes de sa jeunesse (Une rouge voiture, Une jeune Parque), soit une réflexion romancée sur un personnage de la mythologie grecque (Hélène de Sparte).

L’auteur aime à découvrir les passions qui couvent sous les apparences, le feu du sexe sous la glace des convenances. Refaire sa vie, repartir de zéro est souvent le thème privilégié de ces petites histoires. Dans Bligh Manor, il s’agit d’un émigré allemand aux Etats-Unis qui fit fortune dans la contrebande et est venu en Irlande racheter une entreprise sous un autre nom pour changer d’identité. Ne dites plus un mot met en scène sur la plage une jeune femme et sa fille de 8 ans, et un père avec son fils de 8 ans. Ils se rencontrent, chacun a sa vie séparée, peut-être vont-ils se revoir et commencer une nouvelle vie en commun – grâce aux enfants, qui veulent « se marier ». La dame est une étrangère isolée dans un hôtel sur laquelle chacun glose, des serveurs aigris aux vieilles filles en villégiature et aux couples engoncés dans leurs principes. Seul un lecteur écrivain ne s’intéresse pas à elle – jusqu’à ce qu’ils couchent ensemble, au grand dam admiratif de l’assemblée cancanière ! C’est qu’ils se connaissaient et se sont retrouvés… Le prix de l’amour, qui donne le titre au recueil, conte le retour d’une fille de la bande, dans une ville de province, partie trois ans avec un acrobate de cirque avant de revenir chez soi, ayant vu le monde et exploré les hommes ; elle renoue avec son ancien amant, patient jusqu’à la bêtise, mais qui a su payer le prix pour qu’elle l’aime.

Parfois, c’est le destin qui survient. Une rouge voiture est par exemple une puissante Austro-Daimler d’avant-guerre, surgie en 1948 dans un village de la côte normande ; la jeunesse parisienne qui y passe ses vacances est séduite et fascinée par ce monstre, conduit par un beau jeune homme de leur âge… qui s’intéresse plutôt à leurs VéloSolex. Un échange, et tout change. Une résurrection est l’aventure d’un coup de foudre d’une jeune femme pour un homme qui se remet d’un accident, sur un paquebot qui visite les îles grecques. Un lot de bandits vient arracher Mademoiselle Hanna à son existence de vieille fille bien comme il faut de la petite ville de province ; prise en otage, violée toute une nuit, elle est accro à son bourreau des cœurs comme des corps – mais elle le dénonce pour qu’il aille en prison, le gardant donc tout à elle pour longtemps. Une jeune Parque est une pré-routarde mythologique qui erre de lieu en lieu et qui fascine une bande de jeunes de province ; elle arrive à l’auberge sous la pluie, torse nu sous son caban de marin ; elle se baigne entièrement nue dans la crique du coin, acceptant les regards des garçons mais sans se donner ; elle lit à l’auberge des poèmes. Une bagarre avec les jeunes du bal d’à côté la fait s’évanouir dans la nature – un mort est resté sur le terrain.Un citron de Limone montre combien un cadeau, aussi insignifiant soit-il qu’un citron italien, permet de débloquer les oukases sociaux. Un couple cherche une maison à louer en bord de lac pour reprendre vie. Elle a vécu là deux ans dans son enfance avec sa mère cantatrice et son amant d’alors ; lui se remet d’un accident de voiture et reprend le piano pour la direction d’orchestre. Un citron acheté pour quelques lires à un enfant pieds nus et culotte déchirée, donné au propriétaire handicapé d’une grande villa qui gèle toutes locations alentour pour rester au calme, permet de passer outre. Et l’histoire renoue avec le passé.

Ecrites d’une plume légère, ébauches de romance ou expressions tragiques du destin qui vous aiguille là où vous ne pensiez jamais aller, ces nouvelles se lisent sans peine ; l’humeur et le bon plaisir contrastent pour garder l’attention de vie en vie, d’histoires en histoires.

Michel Déon, Le prix de l’amour, 1992, Folio 1994, 263 pages, €6.60, e-book format Kindle, €6.49

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Michel Déon, Je ne veux jamais l’oublier

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Michel Déon est mort, il avait 97 ans. Dans le roman de ses 31 ans, il écrivait : « Patrice était persuadé que la mort était une erreur, une faute contre le destin. Quant à lui, il se défendrait jusqu’à la dernière minute » p.232. Patrice est son héros, il a le même âge que son père, il est donc un peu lui. Et lui aussi s’est défendu ; il aimait trop la vie et ses plaisirs pour retarder la mort autant que faire se peut.

Ce roman « romanesque » parle d’amour et de lieux magiques : Venise, Florence, Paris, Londres, les lacs italiens. Défilent les femmes qui ont compté, Béatrix qui l’a dépucelé vers 18 ans, Vanda la russe qui l’a entraîné dans sa folie sexuelle vers 22 ans, Olivia l’espagnole dont il a cru être amoureux pour la vie à 28 ans – et Florence la parisienne, femme de 40 ans avec laquelle il vit « une amitié intelligente » allant pour elle jusqu’aux derniers feux de l’amour, pour lui à une affection grave. Le titre du livre est tiré de la Chanson du Mal-Aimé d’Apollinaire.

Roman d’initiation, d’entrée dans la vie sexuelle et dans la vie active, roman d’hédonisme après-guerre, celle de 40 qui a laissé l’Europe en ruines et les esprits meurtris. Il était bon de vivre et de s’enfiévrer à la musique, au whisky, à la danse, il était bon de flirter et de finir au lit mais des semaines ou des mois après, puisque ni la pilule ni l’avortement n’existaient encore et que les filles restaient trop longtemps des « oies blanches ». Ce qui nous paraît incroyable, mais qui est vrai, tant le monde a changé en deux générations. « Patrice s’étonnait de voir la liberté avec les deux jeunes filles abordaient ces questions lorsqu’il s’aperçut qu’elles n’en connaissaient rien et parlaient à tort et à travers, mélangeant tout, aussi vierges dans leurs illusions que dans leur corps » p.289.

Soldat durant la guerre, démobilisé, Patrice est un jeune homme désorienté dans la paix. Il est de bonne famille et a dilapidé lentement un petit héritage comme les gentlemen anglais effectuaient jadis leur « tour » avant de se fixer. Patrice voyage donc, invité par sa tante qui a épousé un marquis italien. Ce qui donne cette phrase toute valéryenne qui prouve que nous sommes dans le roman : « La marquise repartit l’après-midi, dans son taxi » p.287.

L’auteur écrit avec charme, d’un style entre Chateaubriand et Chardonne. Les descriptions sont toujours psychologiques, les paysages sont associés aux états d’âme et les personnages sont peints par petites touches successives qui les font aimer ou détester, mais qui les laissent incontestablement originaux. L’époque n’a guère le téléphone, donc l’écrit est omniprésent. Passé qui nous paraît bizarre à l’ère électronique, mais qui était encore très réel il y a seulement 20 ans. Les amants s’échangent longues lettres et petits mots, le processus d’écrire exigeant solitude et recueillement, le processus de lecture de même. C’est ainsi que l’on ne saute pas une fille au bout de quelques minutes, mais qu’il s’agit d’une véritable entreprise qui prend du temps. Durée qui avive le désir, accentue les sentiments, exaspère souvent. Oui, ce roman est un livre d’histoire, comme le précise la préface de 1975 – 25 ans après. Que dire, encore 25 ans plus tard ?

Que ce roman peut toujours se lire tant il sait créer une atmosphère. Celle, tourmentée, d’une adolescence qui s’achève à la trentaine. Celle, magnifique, des villes et paysages italiens des années 1950 encore préservés, où de petits bergers couraient pieds nus et où de robustes jeunes filles rapportaient sur leur tête le linge du lavoir, pieds nus elles aussi. Bellagio est moins jet set de nos jours qu’à l’époque, les happy few s’y sentent envahis et se réfugient dans des lieux plus chers et plus élitistes. Padre Pio est mort et ne bénit plus personne. Mussolini, ses lettres à sa maitresse, son trésor disparu et le lieu de son exécution ne captivent plus. D’Annunzio, dont l’auteur fait l’amant de sa tante, apparaît de carton-pâte et l’on ne lit plus son œuvre.

Une vitalité court ces pages, que ce soit dans les excès ou les admirations. Son initiatrice décrit l’adolescent tel qu’elle l’avait connu « encore presque enfant, tanné par le soleil, passant ses journées même pas dans l’eau, mais sous l’eau où il pêchait, remontait avec des paniers débordant d’algues et d’oursins violets, ses cheveux noirs et courts collés sur sa tête, inconscient de son agilité, de sa force, heureux de vivre, surpris et presque triste après leur premier baiser, une nuit, sur le chemin de ronde, si impatient la première fois au lit qu’il s’était blessé… » p.188. Ne reconnait-on pas là, si bien décrit, l’adolescent éternel ? Michel Déon a l’art du portrait comme celui de la fresque. Ce pourquoi il a parfois le trait féroce : « sa faim dévorante de croûtons de pain, son désintéressement total pour le caviar, sa paresse à faire trois pas, sa coquetterie et cette façon qu’elle avait de ne plus écouter au bout de trois mots toute conversation où il ne s’agissait pas d’elle » p.364 – ne connaissez-vous pas au moins une femme à qui ce trait d’applique ? – Moi si.

Le talent n’aime pas la vanité. « Vous parlez, vous brillez, vous aimez ce qu’il faut appeler ‘le monde’, et souvent, dès que vous êtes en face du ramassis hétéroclite qui le compose, je vous trouve braqué, agacé, prêt à mordre » p.332. Comme nous nous rencontrons, cher Michel, que j’ai croisé une fois ou deux dans votre quartier qui est aussi le mien !

Michel Déon est mort, il reste toujours vivant. Je ne veux jamais l’oublier.

Michel Déon, Je ne veux jamais l’oublier, 1950, préface de 1976, Folio 1990, 376 pages, €11.10

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