Articles tagués : borderline

George Sand, Elle et lui

Un homme, une femme, le louche d’un sujet éternel. La môme Dudevant en a fait un délire, recréant en « roman personnel » vingt-cinq ans après ses frasques avec Alfred de Musset, l’enfant du siècle. Elle, c’est Aurore avant qu’elle ne devienne George, écrivain travesti en mère féministe. Lui, c’est Alfred en poète dégagé transformé en « peintre », en tout cas avec une sensibilité « artiste ». C’est que le siècle postrévolutionnaire laissait ses enfants nus et sans emplois, en proie au Sturm und Drang la tempête et le stress. La république, puis l’empire avant le retour réactionnaire de la monarchie, avaient fait tourner les têtes – et les rôles. Les jeunes riches oisifs ne savaient plus sur quel sein se dévouer.

Ce trop long roman dissèque à plaisir les affres du « sentiment », analysant de façon maniaque combien la tête gonflée d’hélium aspire à l’Idéal tandis qu’elle est retenue par la queue dans la vile matérialité du sexe, tressaillant de folie dès qu’un spasme la projette au septième ciel. Laurent/Alfred dissocie « l’amour » entre Thérèse, amante pure platonique et les catins d’Opéra qu’il chevauche à l’envi, se vautrant dans le stupre et, selon l’auteur, « la souillure ». La schizophrénie chrétienne a tordu les comportements naturels en séparant le pur esprit du vil corps. Fessons les « enfants du siècle » pour remettre leur pauvre tête à l’endroit ! « Hélas ! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fût aujourd’hui Sapho et demain Jeanne d’Arc » p.753.

Elle et lui montre donc des gibiers d’asile psychiatrique fortunés qui se tourmentent pour une seule chose pas bien difficile à réaliser : baiser. Deux siècles après, c’en est ridicule et l’étalage des « grands » sentiments et de l’idéalisme éthéré fatigue après avoir fait rire. Lui en pervers narcissique infantile, elle en infirmière masochiste, quel couple ! Deux personnalités borderline comme on dit en psychiatrie aujourd’hui – mais non, c’était un état naturel dans les salons Second empire. La Sand écrit son époque et trempe sa plume dans sa vie même, usant sans vergogne des centaines de lettres adressée à elle par Alfred, son amant des années 1833 à 1835, faisant de lui un psychotique qui s’ignore : instabilité, passage de la plus grande joie au plus profond abattement, quête affective démesurée, jalousie morbide, élans généreux, mauvaise image du soi, impulsivité hors limites, ne sont que quelques-uns  des oripeaux dont elle l’affuble…

Evidemment, « Elle » se donne le beau rôle en femme passive qui doit subir la loi des mâles : son double mariage, son fils enlevé, son amant indécollable, son ami sensé (mais plus âgé, tare rédhibitoire chez Sand) qui lui propose le mariage. Mais elle n’est guère plus équilibrée si l’on observe ses faits et gestes. Elle encourage la folie de son jeune amant (six ans d’écart d’âge en sa faveur dans le roman), elle le materne, elle le soigne, elle lui jure amitié à vie, elle ne fait rien pour le décourager, l’intéresser à quelqu’un d’autre. En fait elle jouit de son pouvoir sur lui, obsessionnelle toquée qui a peur de faire du mal à cause d’un manque d’attention. Un vrai syndrome de l’infirmière qui prend tous les hommes pour ses enfants qu’il faut soigner et conforter. « Eh bien ! J’offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie » p.702. Thérèse/George se sent investie d’une mission car Laurent/Alfred est « victime d’une destinée » p.810. Autrement dit, il n’y peut rien et elle non plus, tous deux ne peuvent que subir ! Et elle se fait une vertu devant l’Eternel de son « immense pitié » p.796.

C’est pourtant une illusion car la fin montre Thérèse qui retrouve son enfant à « douze ans » (l’âge de l’Enfant-type dans les romans de George Sand) et abandonne alors derechef son amant impossible Laurent. Pour elle, l’amour n’est que maternage et le biologique l’emporte sur le pathologique. Elle s’exile nuitamment en Allemagne (à Nohant pour l’auteur) et son amant fou en est tout marri – il s’en consolera sans elle.

C’est bien le signe de la fausseté des « grands sentiments », que Flaubert a raillé à la même époque sous le nom enflé d’Hâmour. « L’aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C’était quelque chose de fiévreux qui s’emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire ». Elle a eu cette « exaltation de la souffrance « envers son « fou sublime » et « son esprit aspirait désormais au vrai » dans « la vie matérielle simple et digne » p.801. Comme à l’habitude, le roman se clôt sur la morale bourgeoise du bon sens, dont Sand ne peut décidément pas se désengluer.

Stendhal a mieux décrit les étapes du sentiment amoureux jusqu’à la « cristallisation » et George Sand s’évertue à lui courir après en pointant sans recul les dérives de « l’amour romantique ». Outre l’amour de tête en pur esprit, l’amour des sens en se vautrant dans tous les cons plaisants qui passent, le lecteur peut trouver la vanité de se sentir conquérant ou courtisée, l’amitié amoureuse tendant vers la sensualité des corps sans l’oser, puis l’inceste avec l’enfant – l’extase religieuse des mâles -, la femme-mère donnant tout ce que l’amant-poupon désire : la main, le bras, la bouche, le sein, le con – et le sourire de l’artiste, enfin « la pitié », le pire des sentiments induits par « l’amour ».

George Sand, qui recycle inlassablement son Rousseau psychotique paranoïaque écrit des romans pour collection Harlequin destinés aux salons bourgeois de la fin du XIXe. Elle ne serait pas femme, ni datant de deux siècles, ce roman n’aurait sans doute pas sa place dans la collection des œuvres les meilleures de la Pléiade. Harry Potter lui passerait devant.

George Sand, Elle et lui, 1859, Nouvelles éditions de l’Aube 2018, 301 pages, €12.40

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’enfant d’en haut d’Ursula Meier

Ce film franco-suisse conte une histoire de frontières ; il est même borderline. Il se situe côté suisse mais les amants de Louise (Léa Seydoux) sont immatriculés en Haute-Savoie et les skieurs de la station d’altitude ont de multiples nationalités. Simon (Kacey Mottet Klein, 13 ans au tournage) doit dire que Louise est sa sœur alors qu’elle est sa mère. Le couple vit en copains, elle froide et égocentrée, lui quémandeur d’affection et débrouillard. Drôle de relations parent-enfant…

L’égalité est la règle, chacun pour soi, Louise comme Simon est entrepreneur de sa propre vie dans l’ultralibéralisme inconscient de la Suisse contemporaine, plus égoïste conservateur que conquérant. La mère, 27 ans, n’est pas une mère mais une étiquette adulte qui permet à l’enfant de 12 ans de subsister – dans une tour de banlieue de cité industrielle au fond de la vallée ; ni une travailleuse puisqu’elle en a vite « marre de son patron » ou de son boulot et se retrouve au chômage, obligée de trouver des mecs pour « sortir » le soir et coucher un peu. Le fils n’est pas un fils mais une pièce rapportée qui occupe provisoirement le salon, un déjà jeune homme qui doit gagner sa vie tout seul dans un monde brutal. Il vole des équipements dans la station et les revend au quart du prix.

Le climat affectif est celui de l’ambivalent amour-haine : Simon a été « gardé » par Louise enceinte à 15 ans qui aime, on le verra, soigner les bébés – mais le fils est une « gêne » pour vivre sa vie de jeune fille d’amant en amant. Le fils-frère souffre de ne pas être pris dans les bras et aimé comme un rejeton ; il regarde avec envie une mère anglaise (Gillian Anderson) qui caresse de crème douce le visage de ses deux enfants et les accompagne au ski – lui n’a jamais fait de ski. Il n’a pas de modèle, ni télé, ni Internet, ni téléphone mobile ; il est pauvre mais surtout en marge, dans la zone ; il ne connait de la mondialisation que les riches oisifs qui s’amusent et les marques de lunettes « américaines », de skis haut de gamme et d’anoraks à la mode. Il n’est pas impliqué, seulement intermédiaire – une autre frontière.

Il cherche à copiner avec les cuisiniers de la station, à faire des affaires mais surtout à les regarder vivre, jusque dans la douche, tentant même de partir travailler avec eux lorsque la saison ferme le restaurant d’altitude. A la frontière (encore une) entre enfance et adolescence, il veut se montrer viril comme son amant aux yeux de sa mère en se mettant volontiers torse nu comme lui et en luttant avec elle pour la dominer. Ambigu, il effectue aussi une danse de séduction à moitié nu devant son complice en affaires anglais des cuisines (Martin Compston) qui le fait ramper dans un orifice anal pour cacher les skis volés.

Il ne sait pas où il en est, ne voit pas les limites, il manque de tout repère.

Voler est anodin puisque les skieurs sont riches et en vacances ; ils n’en sont pas à ça près. Il va jusqu’à enrôler un « bébé » de 10 ans pour voler les skis d’enfant, mais le cuisinier anglais là-haut le recadre cette fois virilement.

Mentir est anodin puisque cela permet d’avoir des relations sociales et de mettre de l’huile dans les rouages. La vérité fait mal, Simon le sent lorsque, jaloux, il dit à l’amant français (Yann Trégouët) que Louise n’est pas sa sœur mais sa mère : l’homme les jette. Aussi déclare-t-il s’appeler Julien à la maman anglaise et que ses parents possèdent un hôtel. Il le regrette lorsqu’il la revoit à son départ du chalet qu’elle a loué, et qu’il l’étreint pour se faire pardonner… avant de voler sa montre dans la salle de bain. Cette fois, c’est Louise qui dit la vérité et lui fait mal devant l’autre. Un prêté pour un rendu.

Ces deux-là sont liés l’un à l’autre mais ne veulent pas l’accepter. Louise va se saouler avec l’argent que Simon lui a donné pour coucher auprès d’elle, en quête d’une affection qu’elle ne peut ou ne veut lui donner, et son fils la remonte dans son lit avec les enfants de la tour lorsqu’il la trouve gisant par terre. Simon part tout seul là-haut, bien que la station ferme, pour tenter de faire sa vie en indépendant ; mais elle ne peut l’abandonner, malgré qu’elle en ait, et lui ne peut travailler comme un homme et pleure sur son enfance trop dure qui dure. La dernière scène où les télécabines se croisent, lui redescendant vers elle et elle montant vers lui, est le symbole de leurs relations jamais ajustées.

Le spectateur se dit que c’est l’époque des vacances de printemps, que la vie va reprendre son cours « normal » avec école pour Simon et boulot pour Louise, que de toute façon voler ne peut durer sans se faire prendre, surtout en Suisse où chacun surveille tout le monde et fait volontiers des leçons de morale. Mais nous sommes une fois de plus à la frontière d’un temps suspendu et vacant qui permet aux liens de se révéler dans leur cruelle vérité.

Drame de notre époque, de son idéologie mortifère, de la revendication d’égalité poussée à l’absurde et de la construction solitaire de soi exigée du système. A voir pour ce message d’une frontière d’époque, avant le basculement vers une réaction idéologique ou un suicide social.

A voir aussi pour les acteurs principaux, une Léa Seydoux indifférente mais attachée, un Kacey Mottet Klein dégourdi et narcissique de son corps, en semi adolescent déjà.

DVD L’enfant d’en haut, Ursula Meier, 2011, avec Kacey Mottet Klein, Léa Seydoux, Martin, Gillian Anderson, François Santucci, Damien Boisseau, Yann Trégouët, Jean-François Stévenin, Diaphana 2012, 1h35, €13.49 a

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,