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Exposition Au fil de l’eau de Catherine Bonnet Litzler

Parisiennes et Parisiens ressortent après Covid comme les escargots après la pluie. Ils ont besoin de prendre le frais et de se frotter aux autres après des mois de confinements successifs. Les terrasses des trottoirs sont bondées, surtout dans le quartier des artistes, Saint-Germain des Prés. C’est dans une petite galerie sur deux niveaux de la rue Jacques Callot, derrière l’Hôtel des Monnaies et les longs bâtiments de l’Institut de France rue Mazarine, en face d’un café à la terrasse débordant avec exubérance sur la rue, que se tient « le jaillissement joyeux du mouvement », selon les mots de l’artiste.

Au fil de l’eau, ce ne sont que poissons à l’horizontale ou fleurs à la verticale, tous sur fond bleu. Catherine Bonnet-Litzler, 58 ans, approfondit depuis une quinzaine d’année son art, « une seconde vie ». Ce n’est pas bien faire qui compte, mais faire selon son plaisir. Ne vous trompez cependant pas ! Le plaisir n’est rien sans la technique, qui s’apprend. Il s’agit donc d’abord de bien faire, durant de longues années, avant de se lancer dans l’inconnu de soi. Et le soi de Catherine, c’est la joie d’être en vie, de faire envie de fleurs et de poissons. Un bonheur en sortie de Covid !

A l’école de Patrice de Pracontal à Issy-les Moulineaux puis d’Edgard Sailen à Montrouge, notre peintre a appris au final l’art du « lâcher prise » : se retrouver seule dans le grand bain des formes et des couleurs, faire passer sa propre émotion face à la beauté des choses, des êtres et du monde. Car bien voir est un travail empli d’humilité et de persévérance. Voir va plus loin que regarder car il ajoute la profondeur de l’être. Il s’agit d’une vision « au-delà » des apparences, une essence des choses si l’on veut, mais subjective, propre à chaque artiste.

Qui, bien entendu a en commun avec le reste de l’humanité sa capacité d’observation, d’analyse et d’émotion, ce pourquoi des peintures de chevaux ou de bisons d’il y a 20 000 ans nous parlent encore aujourd’hui. Si « la beauté est un signe », comme le croit François Cheng (chroniqué sur ce blog), il est celui des capacités humaines à s’émerveiller devant le monde, la nature et les êtres. Une transcendance sur cette terre avant tout. Les croyants peuvent y ajouter autre chose, mais cet étonnement face au monde et son admiration, en soi suffisent.

Cet élan exubérant de la vie qui jaillit dans les fleurs dressées vers le soleil, ou dans ces poissons libres qui passent en banc dans le bleu de l’océan, est un hommage au vivant, un hymne au vital qui nous constitue tous. Cet hymne-là me touche personnellement, moi qui le cherche et le voit en chaque être.

Catherine Bonnet-Litzler ne présente ici de son œuvre que les poissons et les fleurs, alors qu’elle a peint aussi des paysages et des portraits. C’est que cette quarantaine de toiles, peintes à différents moments et suivant des inspirations diverses, compose une unité. Elle est certainement la part la plus aboutie de son travail.

Au fil de l’eau ou la naissance d’un peintre.

Galerie 5

Du 7 au 17 octobre 2021

5 rue Jacques Callot, 75 006 Paris

Du lundi au samedi de 11h à 19h30

Site Internet de l’artiste

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Jules Vallès, L’argent

Jules Vallès, né en 1832, est surtout connu pour ses œuvres majeures d’après la Commune de Paris, L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, où il raconte au travers du personnage de Jacques Vingtras sa vie, son milieu et son époque. Mais avant que l’Histoire n’ait rencontré son talent, sa première publication fut consacrée à la littérature… sous le titre de L’argent. Lire Vallès pour les 150 ans de la Commune, est une bonne introduction mais la Pléiade publie deux tomes de Vallès : le premier avant 1870, le second après.

Dans L’argent, il s’agit, au travers de la bourse et de la spéculation, de condamner dans un pamphlet persiffleur la littérature « morale » de son temps. Si l’on ne veut pas être rejeté par son temps, il faut être de son temps. Or, le temps du Second empire est celui de la bourgeoisie, dont le seul intérêt et le seul passe-temps est l’argent. D’où le titre, d’où l’œuvre. Comment en faire plus, comment connaitre les acteurs, comment pénétrer dans les coulisses ? L’auteur livre les clés.

L’artiste ne doit plus être romantiquement pauvre et bohème, vivant affamé en habits râpés dans les soupentes, criblé de dettes envers son logeur – comme Jules Vallès l’a connu. L’artiste dans le monde doit s’intéresser au monde, à son monde. Sans argent, pas de littérature et c’est l’argent qui juge la littérature, ceux qui font l’opinion sont riches et ont le temps de lire, pas les pauvres qui se contentent des journaux et des feuilletons (avant aujourd’hui la télé et les séries). Jules Vallès, auvergnat monté à Paris après avoir enfin réussi son bac après trois échecs pour commencer son droit qu’il ne finira jamais, est un aigri. Il a voulu devenir écrivain, il n’est que journaliste. Il se venge. Le ressentiment social est un puissant ressort de la littérature, notamment pamphlétaire (voyez Céline). La Commune lui promettra des lendemains qui chantent mais il déchantera devant la répression, les Prussiens et la réaction provinciale. Mais nous ne sommes encore qu’en 1857, en plein Empire prospère et quinze ans avant la défaite ignominieuse, l’occupation (déjà…), et la révolte parisienne. Jules Vallès veut exister et son pamphlet littéraire sur l’argent le rend célèbre.

Ce n’est pas une grande œuvre, l’auteur a recopié la partie technique sur ses prédécesseurs, dont le Manuel du spéculateur à la bourse de Pierre-Joseph Proudhon,mais il impose un style. Plus de pauvre romantique, pur et innocente victime de la méchanceté sociale, plus de misérabilisme à la Cosette ni de moralisme à la Dumas fils. Vallès rend hommage à la spéculation et distingue « les habiles » des « moutons ». La bourse est un théâtre où chaque personnage tient son rôle, des agents de change aux coulissiers en passant par les commis, des grands banquiers qui brassent des millions aux petits vieux qui viennent miser leurs économies. Vallès y met le diable au corps, « attache un pétard à la queue du chapitre », parsème « d’adjectifs écarlates » le manuel pour faire de l’argent, y « fourre des accents d’insurgé », dira-t-il (Le candidat des pauvres, 1880, cité p.1162).

Si le livre est dédié au millionnaire français juif Mirès (1809-1871), ce n’est pas par antisémitisme comme l’époque en était infestée (et Proudhon le premier), mais par une certaine admiration pour l’habileté et pour l’industrie. Voltaire comme Beaumarchais furent des spéculateurs dans le joyeux XVIIIe siècle. Pourquoi pas aujourd’hui ? Rousseau ne fut méchant que par pauvreté, nous dit Vallès, tant pis pour lui. « Mieux vaut être un bon boursier qu’un méchant écrivain », va-t-il jusqu’à écrire (p.10 Pléiade).

C’est du second degré, le cri d’un écorché qui a raté sa poésie, son théâtre et sa littérature ; qui a raté l’éphémère révolution de 1848 parce que le peuple n’a pas suivi, votant massivement pour Napoléon le Petit ; qui a raté ses études et n’a pas su rester dans un métier. Vallès n’est pas spéculateur, il ne sera jamais riche, mais sa dérision à vanter la spéculation et la richesse imposent un ton hardi, une force bien loin des jérémiades humanistes (dont nos « droit de l’Homme » sont l’héritier et la mode victimaire le dernier avatar). Vallès est tout négation, ressentiment majuscule, il est enfin lui-même, réconcilié avec sa nature. Il a mis le pied dans la porte, comme on apprend aujourd’hui en formation de vente ; il est reconnu comme journaliste incendiaire, on lui confie de la copie. Le lecteur peut ne pas aimer l’homme ni sa vie, il est une force littéraire.

Jules Vallès, L’argent, éditions Paléo 2014, édition de 1857, préparée et préfacée par François Marotin 212 pages, €25.00

Jules Vallès, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1975, 1856 pages, €68.00

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Franck Thilliez, Il était deux fois

Le scénariste de la série télé Alex Hugo nous incruste dans les montagnes de l’Arve pour un thriller glaçant qui allie viol sur mineure, enlèvement et dérives de l’art contemporain. Tout ce qui constitue la mode. C’est bien construit, haletant, suggestif – mais glauque.

Un lieutenant de gendarmerie enquête depuis douze ans sur la disparition de Julie, sa propre fille de 17 ans, dont n’a été retrouvé que le VTT posé contre un arbre sur un parking de montagne. Depuis 2008, aucune nouvelle, aucune trace.  Gabriel Moscato interroge le registre de l’hôtel de la Falaise près de la prison où sa fille a travaillé l’été et où elle a pu rencontrer son kidnappeur. Fatigué, il se couche dans la chambre 29… et se réveille en pleine nuit dans la chambre 7 par des chocs d’étourneaux venus percuter sa fenêtre. Il est désorienté, sort sur le parking de plain-pied, et il n’est pas le seul. L’aube pointe à peine.

La chambre n’est pas sa chambre ni les affaires les siennes. Ni même son nom, inscrit dans le registre de l’hôtel. Pire : il ne se trouve plus en 2008 mais en 2020 !

Il va lentement découvrir qu’il a subi une amnésie de douze ans à cause d’un choc dont il ne se souvient pas ; que le cadavre de femme tué par balle qui a motivé la terreur des oiseaux, aveugles la nuit, est celui de celle qui l’accompagnait et qu’il a baisée, son sperme est bien en évidence sur ses cuisses ; que son collègue Paul est devenu capitaine de gendarmerie et qu’il a épousé sa femme après que Gabriel eut divorcé huit ans auparavant parce qu’elle avait une liaison avec Paul ; qu’il a massacré la jambe de son copain à coup de batte de baseball. En bref, un réveil brutal : Moscato a perdu sa fille unique, a vu sa vie détruite, son couple brisé, sa carrière finie.

Il n’a alors de cesse que de reconstituer ce qui l’a amené à reprendre l’enquête dans ce trou perdu des montagnes qu’il a quitté douze ans auparavant. Les indices qu’il a collectés et dont il ne se souvient pas. A moins que… les documents déposés dans un coffre qu’il a fait poser dans le placard de la maison de retraite de sa mère à Lille ne lui livrent ce qui lui manque.

La traque se poursuit, un père ne renonce jamais. Il montera dans le nord, passera en Belgique, aura maille à partir avec la mafia russe, lira un auteur de roman policier particulièrement tordu, rencontrera un artiste de scènes torturées peintes avec du sang humain, cherchera un plasticien russe sadique, en bref des psychopathes qui se disent adeptes de l’art le plus pur – jusqu’à l’impasse ultime : « ces raclures de l’âme » selon Antonin Arthaud cité en épigraphe. Paul l’aidera car sa femme, qui est l’ancienne épouse de Gabriel, ne peut faire son deuil et que sa fille Louise, gendarme elle aussi, s’amourache d’un croque-mort pas très clair.

Il est donc deux fois, avant et après l’amnésie ; les palindromes inscrits sur les murs et dans un roman noir y répondent, ces mots identiques en inversant toutes les lettres. Ce n’est pas un hasard ; tout fait sens. A commencer par le village de Sagas dont le nom inversé s’écrit sagaS. Comme si la fin était le début.

Difficile d’en dire plus sans violer la belle intrigue tout juste sortie de l’enfance. Mais vous avez de quoi passer une nuit blanche.

Franck Thilliez, Il était deux fois, 2020, Fleuve éditions, 525 pages, €22.90 e-book Kindle €17.99

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George Sand, Elle et lui

Un homme, une femme, le louche d’un sujet éternel. La môme Dudevant en a fait un délire, recréant en « roman personnel » vingt-cinq ans après ses frasques avec Alfred de Musset, l’enfant du siècle. Elle, c’est Aurore avant qu’elle ne devienne George, écrivain travesti en mère féministe. Lui, c’est Alfred en poète dégagé transformé en « peintre », en tout cas avec une sensibilité « artiste ». C’est que le siècle postrévolutionnaire laissait ses enfants nus et sans emplois, en proie au Sturm und Drang la tempête et le stress. La république, puis l’empire avant le retour réactionnaire de la monarchie, avaient fait tourner les têtes – et les rôles. Les jeunes riches oisifs ne savaient plus sur quel sein se dévouer.

Ce trop long roman dissèque à plaisir les affres du « sentiment », analysant de façon maniaque combien la tête gonflée d’hélium aspire à l’Idéal tandis qu’elle est retenue par la queue dans la vile matérialité du sexe, tressaillant de folie dès qu’un spasme la projette au septième ciel. Laurent/Alfred dissocie « l’amour » entre Thérèse, amante pure platonique et les catins d’Opéra qu’il chevauche à l’envi, se vautrant dans le stupre et, selon l’auteur, « la souillure ». La schizophrénie chrétienne a tordu les comportements naturels en séparant le pur esprit du vil corps. Fessons les « enfants du siècle » pour remettre leur pauvre tête à l’endroit ! « Hélas ! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fût aujourd’hui Sapho et demain Jeanne d’Arc » p.753.

Elle et lui montre donc des gibiers d’asile psychiatrique fortunés qui se tourmentent pour une seule chose pas bien difficile à réaliser : baiser. Deux siècles après, c’en est ridicule et l’étalage des « grands » sentiments et de l’idéalisme éthéré fatigue après avoir fait rire. Lui en pervers narcissique infantile, elle en infirmière masochiste, quel couple ! Deux personnalités borderline comme on dit en psychiatrie aujourd’hui – mais non, c’était un état naturel dans les salons Second empire. La Sand écrit son époque et trempe sa plume dans sa vie même, usant sans vergogne des centaines de lettres adressée à elle par Alfred, son amant des années 1833 à 1835, faisant de lui un psychotique qui s’ignore : instabilité, passage de la plus grande joie au plus profond abattement, quête affective démesurée, jalousie morbide, élans généreux, mauvaise image du soi, impulsivité hors limites, ne sont que quelques-uns  des oripeaux dont elle l’affuble…

Evidemment, « Elle » se donne le beau rôle en femme passive qui doit subir la loi des mâles : son double mariage, son fils enlevé, son amant indécollable, son ami sensé (mais plus âgé, tare rédhibitoire chez Sand) qui lui propose le mariage. Mais elle n’est guère plus équilibrée si l’on observe ses faits et gestes. Elle encourage la folie de son jeune amant (six ans d’écart d’âge en sa faveur dans le roman), elle le materne, elle le soigne, elle lui jure amitié à vie, elle ne fait rien pour le décourager, l’intéresser à quelqu’un d’autre. En fait elle jouit de son pouvoir sur lui, obsessionnelle toquée qui a peur de faire du mal à cause d’un manque d’attention. Un vrai syndrome de l’infirmière qui prend tous les hommes pour ses enfants qu’il faut soigner et conforter. « Eh bien ! J’offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie » p.702. Thérèse/George se sent investie d’une mission car Laurent/Alfred est « victime d’une destinée » p.810. Autrement dit, il n’y peut rien et elle non plus, tous deux ne peuvent que subir ! Et elle se fait une vertu devant l’Eternel de son « immense pitié » p.796.

C’est pourtant une illusion car la fin montre Thérèse qui retrouve son enfant à « douze ans » (l’âge de l’Enfant-type dans les romans de George Sand) et abandonne alors derechef son amant impossible Laurent. Pour elle, l’amour n’est que maternage et le biologique l’emporte sur le pathologique. Elle s’exile nuitamment en Allemagne (à Nohant pour l’auteur) et son amant fou en est tout marri – il s’en consolera sans elle.

C’est bien le signe de la fausseté des « grands sentiments », que Flaubert a raillé à la même époque sous le nom enflé d’Hâmour. « L’aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C’était quelque chose de fiévreux qui s’emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire ». Elle a eu cette « exaltation de la souffrance « envers son « fou sublime » et « son esprit aspirait désormais au vrai » dans « la vie matérielle simple et digne » p.801. Comme à l’habitude, le roman se clôt sur la morale bourgeoise du bon sens, dont Sand ne peut décidément pas se désengluer.

Stendhal a mieux décrit les étapes du sentiment amoureux jusqu’à la « cristallisation » et George Sand s’évertue à lui courir après en pointant sans recul les dérives de « l’amour romantique ». Outre l’amour de tête en pur esprit, l’amour des sens en se vautrant dans tous les cons plaisants qui passent, le lecteur peut trouver la vanité de se sentir conquérant ou courtisée, l’amitié amoureuse tendant vers la sensualité des corps sans l’oser, puis l’inceste avec l’enfant – l’extase religieuse des mâles -, la femme-mère donnant tout ce que l’amant-poupon désire : la main, le bras, la bouche, le sein, le con – et le sourire de l’artiste, enfin « la pitié », le pire des sentiments induits par « l’amour ».

George Sand, qui recycle inlassablement son Rousseau psychotique paranoïaque écrit des romans pour collection Harlequin destinés aux salons bourgeois de la fin du XIXe. Elle ne serait pas femme, ni datant de deux siècles, ce roman n’aurait sans doute pas sa place dans la collection des œuvres les meilleures de la Pléiade. Harry Potter lui passerait devant.

George Sand, Elle et lui, 1859, Nouvelles éditions de l’Aube 2018, 301 pages, €12.40

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

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Flaubert anti-people

« Je n’ai aucune biographie », écrit-il à son ami Ernest Feydeau. « On ne peut plus vivre maintenant ! du moment qu’on est artiste, il faut que messieurs les épiciers, vérificateurs d’enregistrement, commis de la douane, bottiers en chambre et autres s’amusent sur votre compte personnel ! Il y a des gens pour leur apprendre que vous êtes brun ou blond, facétieux ou mélancolique, âgé de tant de printemps, enclin à la boisson, ou amateur d’harmonica. Je pense, au contraire, que l’écrivain ne doit laisser de lui que ses œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille ! » 21 août 1859, III 35.

Pourquoi donc « les gens » veulent-ils fourrer leur nez dans les dessous des écrivains ? Est-ce par envie, pour rabaisser l’artiste au commun des mortels qui bâfre et dort et va à la selle ? Est-ce pour mettre l’œuvre au niveau de leur compréhension utilitariste des choses ? Est-ce pour compléter le tableau par du saignant tout cru de voyeur ? L’énumération desdites gens par Flaubert montre le peu de cas qu’il fait de cette espèce : ce sont les médiocres, des matérialistes, « messieurs les épiciers, vérificateurs d’enregistrement, commis… » Les bourgeois. Les très petits qui se croient, parce qu’ils ne sont plus serfs à la glèbe mais ont pu agioter sur les biens nationaux…

Ces « épiciers » n’apprécient une œuvre que parce qu’elle est louée dans les journaux de la « bonne » société et qu’on en parle dans les salons. Aujourd’hui, on dirait Télérama et la télé. Ce n’est pas l’œuvre qui importe pour ces « vérificateurs », mais le bruit qui est fait autour d’elle et surtout sa morale. Qu’importe le talent, la culture ou le style, il faut que votre « compte personnel » soit moralement acceptable. Les salons (et la télé) vous disent quoi en penser pour être à l’unisson des autres « commis de la douane » qui censurent socialement les œuvres. Surtout ne rien penser par soi-même ! Suivre le troupeau est meilleur pour sa réputation.

Flaubert, dans la même lettre, tourne ce travers en dérision : « Après mille réflexions, j’ai envie d’inventer une autobiographie chouette, afin de donner de moi une bonne opinion : 1° Dès l’âge le plus tendre, j’ai dit tous les mots célèbres dans l’histoire : nous combattrons à l’ombre – retire-toi de mon soleil (…) 2° J’étais si beau que les bonnes d’enfant me m… à s’en décrocher les épaules (…) 3° (…) Avant dix ans, je savais les langues orientales et lisais ‘La Mécanique Céleste’ de Laplace ; 4° J’ai sauvé des incendies 48 personnes ; 5° Par défi, j’ai mangé un jour 15 aloyaux, et je peux encore, sans me gêner, boire 72 décalitres d’eau-de-vie ; 6° J’ai tué en duel trente carabiniers. Un jour, nous étions trois, ils étaient dix mille. Nous leur avons f… une pile ! 7° J’ai fatigué le harem du grand Turc (…) 8° Je me glisse dans la cabane du pauvre et dans la mansarde de l’ouvrier pour soulager des misères inconnues (…) 11° Je sais le « secret des cabinets » ; 12° (et dernier) Je suis religieux ! »

Le jeune Gustave raille tous les poncifs à la mode, à la manière de Rabelais en les poussant au ridicule : la précocité de mémoire et de sexe, la lecture cuistre pour épater le bourgeois, l’enflure des bonnes actions, le socialisme bêlant des foules sentimentales, les secrets de la politique, la bien-pensance. « Je suis religieux ! » – on dirait aujourd’hui « je suis de gauche, forcément de gauche ! », et demain : « écologiste, altermondialiste, vegan et anti-croissance » ! ou peut-être, plus probablement vu la frilosité de crise : « national et socialiste, catho-islamo réactionnaire toute ! »

Dans une lettre ultérieure au même, Flaubert précise, sur ces pipoleries : « j’ai pour principe qu’il ne faut jamais rien répondre. Les œuvres, voilà tout. Qu’importe le Nous, le Moi et surtout le Je ? » (12 novembre 1859, III 55). « Les œuvres »… certains éditeurs aujourd’hui s’en préoccupent moins semble-t-il que des harpies qui volettent dans le milieu en décidant de ce qui « doit » être lu ou pas.

Gustave Flaubert, Correspondance janvier 1859-décembre 1868, tome 3, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1991, 1727 pages, €62.50

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Philip K Dick, Simulacres

Encore une idée originale d’un auteur enfiévré qui ressasse ses obsessions sous un autre angle. Le lecteur habitué retrouvera paranoïa, complot, schizophrénie, amphétamines ; il découvrira en revanche un monde différent vu d’un autre œil.

Les personnages, camés ou psychotiques, sont comme souvent inconsistants. L’histoire n’en est pas une, ballottée entre des « possibles » qui adviennent ou pas au gré de l’humeur d’auteur. Mais l’univers créé est riche et intéressant. Il est l’Amérique des années 1960, technique, optimiste, manipulatrice ; des politiciens vendeurs, des vendeurs persuasifs, l’obsession de tout contrôler, la méfiance envers les industriels de la technique et de la chimie, la division des citoyens entre ceux qui savent et ceux qui ignorent : les Ges (Geheimnisträger, porteurs du secret) et les Bes (Befehlsträger, exécutants).

Le grain de sable dans les rouages bien huilés du système sera un artiste psychokinésiste, Richard Kongrosian, qui joue du piano sans les mains. Paranoïaque délirant mais artiste incomparable, il approchera Nicole, la Première dame à la Maison Blanche – et ce sera la fin. Car « Nicole » est la quatrième du nom, une actrice qui joue le rôle de la Première dame, morte de vieillesse depuis longtemps. Son mari le président, nommé der Alte (le Vieux), est lui-même un simulacre, androïde fabriqué en série par un conglomérat allemand tenu par deux frères aussi durs en affaires que des nazis.

L’Allemagne est devenue le 52ème état américain en 1994 – drôle de retournement de l’auteur qui déteste les Allemands depuis son premier livre. A moins que le rôle des Américains d’origine germanique ou juive-allemande proches du pouvoir aux Etats-Unis de son temps (par exemple Schlesinger, Salinger, Kissinger), ne lui ait soufflé l’idée d’une pénétration insidieuse des vaincus d’hier dans les hautes sphères ? Dans son Amérique futuriste nommée désormais United States of Europe and America (USEA) ne règne qu’un seul parti Démocrate-Républicain et la société est pacifiée, surtout depuis les « années de retombées radioactives, et en particulier des explosions malfaisantes de la Chine populaire ».

D’ailleurs, un groupe qui se nomme les Fils de Job commence à manifester bruyamment dans tous les Etats-Unis. C’est un groupe de néo-nazis « qui semblaient surgir de partout ces derniers temps ». ils sont dirigés par Bertold Goltz – un Juif – dont on apprendra incidemment qu’il dirige le comité secret des cartels (allemands) qui manipule le simulacre de président (américain). Pourquoi ? Pour les mêmes causes qui ont porté Donald Trump au pouvoir de nos jours : « Cette région décadente empestait le défaitisme ; ici vivaient les vaincus, les Bes sans rôle véritable dans le système. Les Fils de Job, comme les nazis du passé, se nourrissaient des déceptions des déshérités ». Etonnante prescience !

Mais nul besoin de recourir comme dans le roman au « principe de von Lessinger » pour remonter dans le temps ou aller dans l’avenir : la crise économique produit toujours du ressentiment social, qui se manifeste en politique par un extrémisme réactionnaire. Ce fut le cas après la crise de 1929, c’est le cas après la crise de 2008. La montée des nationalismes, du populisme, du rejet des élites, du système et de la coopération internationale au prétexte de complot des cartels, des Juifs ou des Deux-cents familles, est un itinéraire balisé. Un terreau fertile pour les démagogues : Ge embrassant la cause des Bes ou chevalier romain devenant tribun de la plèbe. Rien de nouveau sous le soleil.

L’auteur en a une explication psychanalytique : l’image de la Mauvaise Mère, toute-puissante et universelle. Ce pourquoi, dans le monde der Alte, les psychanalystes sont désormais interdits. « C’est à cause des pauvres types comme moi que Nicole peut gouverner, dit Chic (abréviation de Charles). Je suis la raison pour laquelle notre société est matriarcale… Je suis comme un gosse de six ans. – Vous n’êtes pas unique. Vous vous en rendez compte. En fait, c’est une névrose à l’échelle nationale. Le défaut psychologique de notre époque ». La réaction machiste, petite-bourgeoise, blanche, va contre le féminisme, la féminisation des mœurs, l’apitoiement sur les minorités. Le pouvoir fort contre le pouvoir maternant, l’agir individualiste contre la passivité des aides sociales.

Sauf que, choc des egos mâles et guerre civile aidant, les Néandertaliens issus de mutations régressives pourraient chasser les Homo Sapiens affaiblis et à nouveau s’étendre sur la Terre. Je n’y crois guère, mais c’est un roman.

Philip Kindred Dick, Simulacres (The Simulacra), 1964, J’ai lu SF 2014, 251 pages, €6.70 e-book Kindle €5.99

Philip K Dick, Substance rêve : Le maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Docteur Bloodmoney, Les joueurs de Titan, Simulacres, En attendant l’année dernière, Presses de la Cité 1993, 1246 pages, €26.77

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Camille de Thierry Caillat

Tout commence en décembre 1864 et se termine en octobre 1943 : Camille Claudel est née, a vécue, est morte. Thierry Caillat en fait une biographie romancée qui la suit pas à pas, de date en date, attentif à son itinéraire. Point de synthèse ni de fresque mais le jour le jour, ou presque. Ce parti-pris pointilliste a ses avantages, qui sont de faire pénétrer le lecteur dans l’intimité du modèle. Mais aussi ses inconvénients, dont le premier est la fabulation pour ce qui n’est pas renseigné par les archives.

Il s’agit de la vie rêvée de Camille, plutôt que de la vraie, « l’héroïne telle que l’auteur l’imagine, au-delà des actes relatés par les spécialistes » avoue l’écrivain page 7. Mais c’est une réussite.

La reconstitution humaine par la mémoire, à partir des lettres et documents laissés par le temps, rend plus vivante la femme, plus inspirée l’artiste, plus pitoyable la folle paranoïaque. Car Camille, comme Protée, est tout cela à la fois et successivement. Sa volonté de dominer se révèle dès son enfance lorsqu’elle régente son petit frère Paul, de quatre ans plus jeune, qui deviendra l’écrivain catholique Paul Claudel, accessoirement diplomate, converti un beau jour de ses 19 ans par une révélation au côté d’un pilier de Notre-Dame. Camille sculpte ce frère à 13 ans, à 16 ans, à 37 ans… Le travail du sculpteur est décrit minutieusement par l’auteur qui s’est mis au métier pour mieux comprendre comment une caresse du pouce sur une pommette permet de donner de l’ironie aux traits ou de creuser l’expression.

Elève à 20 ans d’Auguste Rodin, le mâle dominant de la sculpture fin XIXe en France, Camille s’agace de n’être qu’une « femme », c’est-à-dire un bien de patrimoine pour les bourgeois du siècle. Elle veut exister par elle-même, sans être constamment rabaissée au niveau d’épigone du grand maître. Après au moins un avortement, elle rompt en 1892. Mais Rodin est amoureux d’elle, de son corps, de son talent, de son caractère affirmé. Il le restera sa vie durant et la soutiendra toujours, même s’il se méfiera toujours de cette féminité volcanique auprès de qui il ne fait pas bon vivre et se reposer du labeur. Ce qui rend l’icône féministe que voudrait la mode aussi bête que vaine. Rodin n’est pas marié avant 76 ans et épouse alors son ancien modèle Rose, la compagne discrète de toute sa vie, rencontrée en 1864, l’année de la naissance de Camille ; il ne veut pas d’enfant et ne reconnaîtra aucun de ceux qui naissent malgré lui.

Cette attention du maître, son appui financier et relationnel constant, l’admiration distante qu’il lui voue, entretient la paranoïa de Camille. Elle croit qu’il lui vole ses idées, qu’il la fait espionner pour copier ses modèles, trop occupé et trop mondain pour avoir encore de l’inspiration. Camille Claudel invente le croquis d’après nature, ce qui ne plaît pas toujours aux bourgeois qui préfèrent « l’idéal » à la réalité trop crue. Elle n’obtient pas de commande de l’Etat malgré l’entremise de Rodin et elle crie au complot. Elle a pourtant des commandes régulières de mécènes comme le baron de Rothschild ou la comtesse Arthur de Maigret, mais elle ne sait pas les garder. L’Etat ne peut pas tout, l’artiste, s’il est grand, doit savoir se faire reconnaître. Or ce n’est pas le caractère de Camille que de communiquer. Elle est une force qui va et qui l’aime la suive… Ce n’est pas ainsi que l’on réussit. D’où la paranoïa accrue.

Au point de s’enfermer dans son atelier et de ne créer que pour elle, détruisant le soir le travail du jour afin qu’on ne vienne pas le voler durant son sommeil ! A la mort de son père, qui l’a toujours soutenue mais probablement pas vraiment élevée, laissant passer trop de traits asociaux de caractère, sa mère et son frère Paul la font interner en 1913. Elle terminera sa vie à l’asile, refusant tout contact avec les autres, quémandant sans relâche d’être relâchée mais sans mettre une seule goutte d’eau dans son vin parano.

Au total, un destin tragique, que l’auteur montre construit brique après brique. Il aurait pu tourner autrement car « le milieu » n’excuse pas tout. Certes, le siècle bourgeois était misogyne et machiste, mais la sculptrice s’est fait reconnaître par son talent. Elle l’a gâché par son intransigeance et son délire de persécution. Elle n’a jamais accepté, au fond, que Rodin ne fasse pas d’elle « sa » femme, exclusive, vouée à son entière admiration.

Thierry Caillat, Camille, 2019, L’Harmattan, 251 pages, €23.00

Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine à 1 h de Paris dans l’Aube, tarif 7

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Ray Bradbury, Un remède à la mélancolie

Bradbury est un poète, il l’a montré dans ses Chroniques martiennes déjà présentées. Ce recueil-ci présente 22 nouvelles douces et amères où la tendresse pour les jeunes, les filles et les enfants se montre à chaque page.

Le remède à la mélancolie qui forme la trame de la première nouvelle, est une langueur d’amour. Une jeune fille se meurt au XVIIIe siècle et chaque médecin y va de sa saignée et chaque rebouteux de sa pilule. Les parents n’y comprennent rien, mais c’est normal : « femme, mari, enfants sont sourds les uns pour les autres » p.15. Et c’est une autre jeune fille qui la voit sur le pas de sa porte et surtout un balayeur juvénile aux yeux bleus, qui comprennent de quoi se meurt l’adolescente. La lune devient pleine et les hormones la dépriment. Il suffit que le désir s’assouvisse pour que le mal disparaisse. Ainsi fut fait.

La seconde nouvelle évoque la rencontre d’un artiste américain avec le fameux Picasso sur une plage du sud. Cela revigore en lui le désir de créer, comme une obsession. Une troisième nouvelle décrit un dragon… moderne pour les visiteurs. Une nouvelle dit les affres du départ de la première fusée depuis la terre et l’espèce de crainte superstitieuse que cela provoque en même temps qu’un désir d’infini. Le lecteur trouvera également comment un costume peut faire exister un jeune homme, même s’il est trop pauvre pour l’acheter et doit le partager avec six autres, chacun le portant un soir par semaine. Une certaine fièvre peut être mortelle, un lit matrimonial antique inconfortable générer un enfant, un grenier ouvrir réellement la porte au passé. Le meurtre parfait est décrit dans la nouvelle numéro huit. Le tempérament irlandais offre une drôle de scène de mœurs sur les routes, la nuit. Il vaut mieux conduire en voiture et pas en vélo, une casquette sur la tête contre les chocs, en fonçant pour faire du bruit et avertir, et tous phares éteints pour ne pas hypnotiser ceux qui viennent en face ! Et lorsqu’on découvre une véritable sirène sur la plage, corps de fille nue et queue de poisson ? Faut-il aller acheter 150 kg de glace pour en faire une attraction ou la rejeter à l’eau pour qu’elle vive et continue de faire rêver ? Toute l’Amérique est là dans ce dilemme.

Mars ressurgit par une nouvelle égarée. La planète, vue comme parcourue de canaux remplis d’eau et occupée jadis par une civilisation disparue qui a laissé ses ruines, semble changer les terriens qui l’ont colonisée. Est-ce l’atmosphère, la faible pesanteur, les minéraux de son sol qui alimentent les végétaux cultivés ? Toujours est-il que la peau s’assombrit, le squelette s’allonge et les yeux deviennent dorés. En quelques années, les terriens deviennent différents, martiens. N’est-ce pas ainsi que l’on s’adapte à son environnement ? Ou est-ce la subtile façon que les Martiens ont de se venger ? Car les enfants les premiers ont un irrésistible désir de changer leur prénom et d’appeler les choses par des mots inconnus.

La civilisation n’est pas toujours bénéfique. Elle se résout trop souvent par une guerre que la technologie rend totale. Ce pourquoi les survivants de l’an 2060, après la guerre atomique, détruisent systématiquement les automobiles, font exploser les usines d’avions, refusent de vivre dans des appartements. Une queue s’est formée qui va cracher sur la Joconde comme les musulmans dans le pèlerinage à la Mecque vont lapider Satan. Mais un décret vient de paraître, lu par un héraut à cheval : à cette heure de midi, la foule peut désormais lacérer le tableau afin que toute trace disparaisse. Tom, un jeune garçon ébloui par la beauté de la Joconde, lui arrache son sourire qu’il garde précieusement dans sa main.

Pourtant, la quête dans les étoiles est une nécessité vitale qui pousse l’humanité vers l’éternité. Se reproduire et essaimer est le But, pour survivre à l’infini. Il faut seulement s’adapter ; c’est ce que découvre un Terrien arrivé sur Mars et que sa femme tanne par nostalgie de la Terre.

Le plus beau cadeau de Noël, plus merveilleux que le sapin illuminé de bougies (que la fusée ne peut emporter car trop lourd), n’est-il pas le spectacle de myriades d’étoiles par le hublot ? Un père le croit, un fils le découvre.

Vénus est une planète où il pleut tous les jours. Des enfants de 7 ans n’ont jamais connu que la grisaille, sauf une fillette arrivée trois ans plus tôt de la Terre. Les autres la harcèlent car elle est différente. Lorsque les savants annoncent deux heures de soleil sur Vénus, ils lui disent que c’est un bobard, la saisissent et l’enferment. Elle ne verra pas le soleil sur Vénus, les autres si. Les enfants sont cruels et la maitresse stupide : elle n’a pas compté ses élèves.

Mort à 91 ans en 2012, Ray Bradbury a enchanté la science-fiction par sa fantaisie, sa tendresse, son attention aux êtres avant tout.

Ray Bradbury, Un remède à la mélancolie (nouvelles 1959), Folio 2012, 320 pages, €8.40

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De l’art ou du cochon ?

Rist van Graspen est un non-plasticien anonyme qui récuse toute témoignage et toute individualité dans « l’Art ». Il est même tellement connu qu’il n’apparaît nulle part sur Gogol ou moteur approchant – il a volontairement « changé de nom » p.22 – graspen veut dire plume d’herbe en néerlandais. C’est dire combien son effacement derrière la neutralité « numérique » est d’une efficacité redoutable !

Car force est de conclure que Rist van Graspen n’existe pas. « Disparaître », dit-il p.26, « le paradoxe de la transparence (…) est aussi une absence ». Entre nous soit dit, cela me paraît heureux. Qu’a-t-on à faire avec le « ça » qui prend la photo ? « L’art » lui-même ne serait qu’une expression au hasard d’éléments contingents qui surtout refuse à s’imposer au regard ou aux autres sens. Quand Duchamps détournait des chiottes, cela gardait un sens. Il faut désormais « déconstruire » tout sens si l’on veut… quoi ? Progresser ? S’effacer ? Aller jusqu’au bout de l’impasse qui est celle du Rien ?

Les formes sont « illusion du sens ». La réalité, qu’est-ce ? « Une réalité historique marchande, point à la ligne » p.31. Au point que le numérique va lui-même faire œuvre d’art, créant ainsi le Trans-art.

On se demande en quoi ce faux artiste, qui récuse l’idée même d’artiste (« il faut éliminer l’artiste de la pseudo-œuvre » p.25), fait l’objet d’argent public sous forme de subventions !

« La photographie ou la vidéo est la matérialité sur laquelle repose la subvention (…) la preuve du geste plastique, c’est tout » p.21. Mais c’est encore trop ! Je propose que l’on déconstruise aussi l’idée de « subvention » afin que le Trans-art soit comme le genre : un choix personnel subi et assumé. Pour échapper à l’argent et au « système marchand » p.19, rien de tel que de ne pas en recevoir… non ?

A qui s’intéresse à l’art et à ses évolutions, ces « entretiens » peuvent offrir une grosse tranche de rigolade ! Et permettre de méditer sur le suicide européen des avant-gardistes les plus branchés qui découvrent qu’ils ne sont qu’absence, qu’ils ne créent rien et que seul le Néant est leur futur.

Rist van Graspen, Trans-art, 2017 PhB editions, 37 pages, €5.00 pour 400 g (même pas visible sur Amazon : un non-événement du non-art par un non-artiste qui n’a rien à dire !) 

Site de PhB éditions 

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Flaubert contre la manie sociale des écrivains

Écrivain à la mode, quel oxymore ; écrivain engagé, quelle vanité ; mais se croire écrivain alors qu’on n’en a pris que le titre – quelle pitié ! C’est ainsi que Flaubert s’élève contre la mode de son temps – la bourgeoisie triomphante sous Louis-Philippe – dans l’une de ses lettres à Louise Colet (18 septembre 1846, p.351).

« Il est facile, avec un jargon convenu, avec deux ou trois idées qui sont de cours, de se faire passer pour un écrivain socialiste, humanitaire, rénovateur et précurseur de cet avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous. C’est là la manie actuelle ; on rougit de son métier. Faire tout bonnement des vers, écrire un roman, creuser du marbre, ah ! fi donc ! C’était bon autrefois quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la muse devient le piédestal de mille convoitises. »

Écrire ne serait plus un métier mais une mission. L’objectif ne serait plus « d’aller à plusieurs siècles de distance faire battre le cœur des générations et l’emplir de joies pures. » Mais « ils s’animent contre toutes ces misères ; ils crient contre tous les filous (…) comme s’ils étaient venus pour cela au monde ». Non seulement « tout cela est petit », vilipende Flaubert, mais encore « que tout cela passe ! » Aller selon le vent ne fait pas de bon poète ; caresser la société dans le sens de son poil d’époque ne fait pas le bon romancier ; se poser en moraliste, en partisan, en écrivain engagé, ne fait pas le bon penseur. Pourquoi ? Parce qu’on reste collé à l’actualité, au présent qu’on ne voit pas à cause du nez dessus. Parce qu’il faut prendre du recul, le temps de la réflexion, pour dire des choses sensées – des choses autres que des braillements d’instinct grégaire ou des cris d’émotion du moment.

Certes, la question sociale reste criante à toutes les époques. Et l’on se souvient de ceux qui l’ont chantée – décrite, dénoncée, rendue exemplaire. Mais il y faut le recul de l’esprit et la chimie de l’imagination pour reconstituer une peinture sociale qui « fasse vrai » ; il y a de nombreux évrivaillons mais très peu de Balzac ou de Proust. Aucun journaliste n’égale un écrivain. Le journaliste, même très bon, décrit, recoupe, analyse – mais dans l’instant, sans recul. L’écrivain opère une alchimie – c’est ce qui rend son œuvre universelle, au-delà de son temps. Pour Oscar Wilde, né une génération après Flaubert, « La Renaissance a été une grande époque parce qu’elle n’a pas cherché à résoudre de problèmes sociaux et que ces préoccupations ne l’intéressaient pas ; elle a permis à l’individu de se développer librement, naturellement, dans la beauté ; c’est pour cela qu’elle a produit des artistes immenses et singuliers et des hommes immenses et singuliers. »

C’est que nous sommes, entre 1750 et 1850, à cette charnière du passage de la religion à l’idéologie. Nous passons du temps social légitime tourné vers le passé – la tradition fixée par la foi – au temps tourné vers l’avenir – le mouvement de la société par elle-même dans l’histoire. A l’époque de Flaubert, l’idéologie commence à prendre la place de la religion. Avec la même intransigeance doctrinaire, le même militantisme missionnaire, le même aveuglement de caste. Camus le disait lui-même à Jean-Claude Brisville en 1959 : « L’époque a fini par donner un visage si dérisoire ou si odieux à la ‘préoccupation sociale’ qu’elle nous aide à nous libérer un peu sur ce point » (Pléiade, Œuvres complètes 2008, t.IV).

Il a fallu attendre le début des années 1990 (et l’effondrement du communisme) pour sortir de cette période. L’histoire n’est plus objet de foi comme un Destin aux Lois déterminées ; l’histoire se construit par les rapports de force internationaux, par l’échange des idées démocratiques, par les unions de communautés régionales. Il n’y a pas de loi de l’Histoire, de Progrès linéaire, ni de Mouvement social que nous aurions tous à subir – ou à précéder pour avoir « raison » avant tout le monde. Dans la société post-idéologique, les idéologies ne disparaissent pas mais elles ne font plus religion. Elles ne sont que les reflets des intérêts des groupes sociaux, des positions qui permettent le débat ouvert.

Ce nouveau relativisme n’est pas une démission du rôle de citoyen ou de penseur (au contraire !) ; pas plus que le délaissement de la religion pour le privé intime ne pousse à l’anarchie morale. La perspective passe du « tout fait » au « ce faisant » du parti dogmatique au mouvement en marche ou insoumis : le citoyen, adulte, pense par lui-même en s’informant à plusieurs sources. Il ne se laisse pas faire par une foi ou une organisation, il donne son avis, vote selon ses convictions. La dénonciation des valeurs établies, ou de la moraline du temps, critique le « tout fait » ; l’affirmation de la vie est un appel à l’effort créateur.

Nous retrouvons chez Flaubert nos interrogations sur le rôle de l’artiste : passer de l’individuel à l’universel sans rester coincé dans le militantisme contingent et corporatiste. « Qui dira tous les tressaillements divins qu’Homère a causés, tous les pleurs que le bon Horace a fait en aller dans un sourire ? Pour moi seulement, j’ai de la reconnaissance à Plutarque à cause de ces soirs qu’il m’a donnés au collège, tous pleins d’ardeurs belliqueuses comme si alors j’eusse porté dans mon âme l’entraînement de deux armées. »

Qui se souviendrait encore de Louise Colet, poétesse et théâtreuse du temps, ou de Maxime du Camp, voyageur et journaliste à la mode d’époque – si Flaubert n’avait pas écrit une œuvre qui traverse le temps ?

Gustave Flaubert, Correspondance 1830-1851, t.1, édition jean Bruneau, Gallimard Pléiade, 1973, 1232 pages, €55.00

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Michel Déon, Je vous écris d’Italie…

Un délicieux roman dans le style français du XVIIIe siècle où un ancien lieutenant français de la seconde guerre mondiale revient sur les lieux qu’il a libérés en Italie du nord, cinq ans plus tard. Il désire retrouver la mystérieuse Beatrice, Contessina de Varela, descendante des condottieri qui a régné sur la ville close de remparts.

Jacques a occupé la ville en 1944 durant quelques semaines, « régent » du « roi » Cléry, son capitaine. Ce dernier pousse l’agrégé d’histoire, réduit aux étudiantes maigrichonnes et raisonneuses, à retrouver la belle Beatrice. Sous le prétexte d’une thèse sur la décadence et la chute des derniers comtes de Varela, Jacques revient, et la ville se souvient. Il est hébergé par la comtesse en son palais du centre-ville, qui lui livre les archives en même temps qu’elle lui fait découvrir l’âme de la vallée.

Car le pays est un monde à lui tout seul ; nombreux sont les Varélins à ne jamais l’avoir quitté. Ils vivent entre eux, des produits du terroir, se méfiant du reste du monde autant que de la modernité. Il n’y a guère que le feuilleton à la radio – en 1949 – qui les cloue chez eux le soir à la même heure. L’actrice en jeune soubrette désire épouser le veuf qu’elle sert, alors que la famille veut l’en empêcher.

Jacques fait vite la connaissance de Francesca la sœur de Beatrice, garçon manqué experte en mécanique, qui chevauche une grosse moto et mange peu, ainsi que d’Adriana, gamine délurée de 15 ans que lui présente son jeune frère Umberto, 12 ans, filleul de la Contessina. Sa sœur a les mêmes seins que la nymphe nue de la fontaine de bronze au cœur de la ville, à en croire le jeune garçon. Et Jacques ne tarde pas à les découvrir, après un bain innocent à la cascade par forte chaleur avec les deux adolescents. Il verra aussi ceux d’Emilia, sœur du poète confiné Gianni, qui les montre sur ordre de son frère. Amoureux de l’aristocratique Beatrice, dont il apprendra peu à peu qu’elle est inapte au jouir, il signor Professore se perd entre le vif désir qu’il a de la nymphette offerte et l’esprit de décision très moderne de la Francesca de son âge.

Nous sommes en 1986 à la parution du livre, et les amours sont licites dès 15 ans. Plus âgée comme Beatrice, 35 ans, plus jeune comme Adriana, 15 ans, à peu près de son âge comme Francesca, 25 ans – de laquelle de ces trois femmes désirables Jacques, 29 ans, va-t-il s’éprendre ? Tout le sel de ce roman joyeusement érotique est contenu dans ce quatuor.

D’autant que l’aventure se double d’une recherche enfiévrée dans les archives où les journaux intimes, les gravures licencieuses du cabinet secret, les lettres d’amour et les factures montrent les ambitions et les passions – jusqu’à la fête annuelle instaurée par Ugo III, l’un des derniers comtes, qui fait éclater les conventions de la ville une fois l’an. A cette occasion, la jeune Adriana se déchaîne seins nus en grimpant sur la nymphe comme un double d’elle-même, puis portée en procession sur les épaules des jeunes mâles du cru !

Un mystère est également éclairci, celui de l’automitrailleuse allemande qui, en 1944, rôdait autour de la ville occupée par les goumiers de Cléry, se jouant des patrouilles et des pièges. Jacques, l’ex-lieutenant français, va découvrir où elle se cachait et qui était son pilote.

Arrivé en Topolino, cette petite FIAT d’après-guerre, le professeur repartira en Topolino. Il en saura un peu plus sur la ville et sur son histoire, mais surtout sur lui-même.

C’est une réussite que ce roman guilleret où l’amour surgit en nature malgré curé et docteur, où la vie triomphe à chaque page de la morale étouffante et des conventions qui enserrent. L’irruption de l’étranger fait craquer les gaines. Michel Déon, qui se dédouble en Jacques et en Cléry, a réussi ici ce roman de l’Italie dans une ville inventée près de Pérouges, aussi artiste que puritaine, aussi passionnée que prude, éprise de musique et d’amour autant que de bonne chère et de gros vin. « Varela tendait des pièges. Il n’en évitait aucun, tombant dans tous, découvrant la vie comme s’il ne l’avait jamais connue : secrète, fruitée, innocente, perverse, poétique, triviale, sans cesse secouée d’obsédants désirs » p.389.

Comediante, tragediante – ainsi apparaissent les Italiens – « une beauté de mystères et de sous-entendus » p.227, mais si vivants sous la plume d’un auteur qui les aime ! De quoi vous mettre en joie pour l’été.

Michel Déon, Je vous écris d’Italie…, 1984, Folio 1986, 414 pages, €8.20

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Julien Friedler, La vérité du labyrinthe

56 « textes » en 7 « parties » pour parler du Spirit of Boz – en français dans le texte. L’auteur, philosophe et psychanalyste lacanien, se présente comme « artiste, peintre et écrivain contemporain ». Il en appelle à la naissance d’une « conscience collective » de l’art.

Mais qu’est-ce que « Boz » ? En fait, un mot surgi de nulle part, me dit l’auteur, entre magicien d’Oz pour l’euphonie et un souvenir peut-être du Booz de la Bible, l’époux de Ruth que Victor Hugo a chanté endormi. Booz signifie « en Yahvé est la force », il est le bisaïeul de David et l’ancêtre du Christ. Mais chacun peut y mettre ce qu’il veut. Ainsi ai-je pensé au bos, bovis, le bœuf en latin – ou peut-être encore « le boss », le patron, the Dutch ship’s captain selon l’étymologie du mot anglais ? s’interroge malicieusement la sémillante épouse de Julien Friedler. Pourquoi ne pas le dire en français ? L’anglais apparaît comme la langue de l’Humanité, nouvel esperanto artiste hors marché pour l’auteur qui est Belge et multiculturel et qui a créé en 2008 une association d’art contemporain. Son programme vise des projets artistiques « pour et par les masses ».

Il s’agit donc de saisir l’insaisissable. Tentons donc l’impossible, avec humilité.

Dans ce livre-manifeste se déploient en une soixantaine de pages un « flux créatif » d’aphorismes afin que chacun « s’implique dans son désir ». Nous sommes entre vocabulaire psy et méditation bouddhiste, dans une quête New Age pour « libérer l’art » – bien qu’il soit « une puissance en acte » (et n’aie donc pas besoin d’être libéré). Mais l’auteur veut « penser une spiritualité moderne », l’art devant « désaliéner le sujet » qui – lui – n’est pas libre. Cet art nouveau est donc ouvert à tous et à tout. « L’anachorète côtoiera un pédophile » pour « la Forêt des âmes », déclare tout uniment l’auteur. C’est un Sujet global qui se façonne – « quant au sens, il viendra de surcroît ». Il se développera en marchant.

Julien Friedler est marqué par son époque ; il vilipende avec raison la « globalisation des psychés », l’artiste dévoyé comme marque à valeur marchande, et « la volonté de puissance » – qu’il considère avec un contresens total de la pensée de Nietzsche (mais peut-on en vouloir à un écorché vif rescapé d’une famille éteinte dans les camps ?). Cela dit, le spontanéisme tant pratiqué en mai 1968 et ensuite n’a guère produit d’œuvres marquantes, ni de « progrès » de la psyché, me semble-t-il. Le livre de Boz sera « un texte saugrenu et vertigineux », promet l’auteur p.29, « une conjuration des contraires ». En bref le tout et le contraire de tout mais dans toutes ses manifestations – renouvelant le mouvement Dada.

La foi est une force, elle aboutit à Dieu, de quoi trouver peut-être « la vérité du labyrinthe » ? L’auteur se fonde sur les trois monothéismes, qu’il voudrait voir se fondre en un nouveau. « Notre manière aura été de chercher une parole différente : non doctrinale, non sectaire, aux antipodes des dogmes et prétendues révélations » p.37. Une nouvelle religion toute spirituelle, sans incarnation ? « Une foi éprise d’absolu mais souffrant de ses avatars » p.38. Pour cela, il faut le « regard transcendant et désincarné du Témoin », sa Vision. « Une nouvelle philosophie de vie, capable de sublimer nos existences » p.44. Par « l’art » et la spiritualité censée s’en dégager.

Mais cet ancrage au théisme, même mono, me gêne : « Dieu » est un mot passe-partout qui dit soir la crainte devant l’Inconnu, soit l’émotion face au Mystère, soit la projection hors de l’humain d’un Être suprahumain. « Dieu » est donc ce qu’on croit qu’il est : pourquoi dès lors se limiter aux seuls monothéismes ? L’énergie de l’univers des Stoïciens ou l’Un des bouddhistes (le grand Tout océanique) serait-il moins « Dieu » que Dieu ? Le premier des monothéismes aurait-il donc montré la voie, en avant-garde de l’Histoire, comme le marxisme le « croyait » du matérialisme « scientifique » ? Le communisme, bien que sans Dieu, était aussi une « religion », dans le sens formel de « ce qui relie ».

D’ailleurs, n’est-ce pas cette liaison entre humains à laquelle Julien Friedler aspire ? Se relier par l’art, est-ce différent de se relier par la communauté ? Ne s’agit-il pas toujours d’un « acte » de création qui est un acte de foi ? Il me semble que l’on pourrait dire qu’il est Eros, un acte de communion humain qui va de l’inclination au sexe, puis à l’élévation à l’amour et à la charité. Le travail modèle l’homme – et l’art, comme le sexe, est un « travail ». Le travail engage à ce qui existe, fait chanter la matière. Faut-il en glorifier « Dieu » ? Ou se poser en égal orgueilleux ? Ou mettre au point Oméga ce « Dieu » qui n’existe pas sans la croyance humaine ?

L’auteur réclame un point de vue contemplatif, non militant, un idéal de paix intérieure – minimum indispensable pour la paix entre les hommes. Cela dans une Europe qui se dégrade en raison de la guerre des ventres de l’islam conquérant (p.65), alors que la Russie et l’Asie ont su encore préserver leur culture (p.66). Reste l’Afrique, continent des origines, comme Terre promise…

Le lecteur se demande qui lui parle, hésitant entre méditant et transartiste (comme on dit transhumaniste). Il s’agirait de se détacher de l’Ego et de ses illusions, de combattre « les Quatre démons » que sont la colère, la vanité, la peur, l’ignorance. Mais encore ? Après avoir évoqué le Spirit of Boz, le livre du Boz, les œuvres, s’être engagé pour la vie, désigné la voie royale, défini la pratique, le lecteur est bien avancé. L’artiste a-t-il besoin de cet arrière-plan un brin ésotérique pour créer ? Si l’art est puissance en acte, qu’a-t-il besoin de « Dieu » ou autre Sublime en point ultime ? En quoi ce court recueil d’aphorismes permet-il de cheminer « pour atteindre la paix et la sérénité » ?

Ou n’est-il qu’une pierre du chemin, apporté pour que d’autres y ajoutent et montent le cairn qui indiquera la Voie ? A suivre…

Julien Friedler, La vérité du labyrinthe (en 3 langues, français, anglais, espagnol), 2016, Jacques Flament éditions, 201 pages mais 69 pages en français, €18.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

henry de montherlant photo

Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
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Flaubert, la Tentation de saint Antoine 1849

flaubert tentation de saint antoine 1849
Cette œuvre baroque et peu lisible aujourd’hui est une première Tentation. Œuvre de toute une vie, remise inlassablement sur le métier, une autre paraîtra en 1874, plus réfléchie et plus posée. Mais, en ce premier jet, Flaubert déverse tous ses sentiments sur la vie et la mort, la croyance et la science, les passions et leur néant.

Dieu est-il possible ? S’il est le Créateur de tout ce qui existe, pourquoi le mal ? pourquoi la liberté ? pourquoi la mort ? S’il a créé les désirs, pourquoi les a-t-il aussitôt interdits ? S’il est Dieu unique, pourquoi les trois personnes ? « La Logique : Et où était le Fils [lors de la Création du monde] ? à ses côtés ? en lui ? en-dessous ? Dans ce temps-là, était-il le Christ ? Puisque le Christ était homme et qu’il n’y avait pas d’hommes… et l’Esprit, que faisait-il ? » Le jeune Gustave, à 28 ans, sort à peine d’un orage de passions ; il livre dans cette œuvre les désirs dont il veut se méfier.

brueghel jeune tentation de saint antoine a inspire flaubert

L’idée d’écrire une pièce de théâtre (la grande mode du temps) lui est venue lors de son voyage en Italie, devant le tableau de Bruegel le jeune intitulé La tentation de saint Antoine. Il a aimé le spectacle de tous ces monstres juxtaposés et ces femmes forcément nues, chacun dans leur logique propre – tous créés par le même Créateur, mais agissant dans un chaos diabolique. « Antoine : Le mal, c’est ce qui est défendu par Dieu. La Logique : A coup sûr ! tel que l’homicide, l’adultère, l’idolâtrie, le vol, la trahison et la rébellion contre la loi. C’est pour cela qu’il a ordonné à Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d’égorger Holopherne qui était son amant, à Jahel d’assassiner Sisara qui était son hôte, à tout le peuple d’exterminer les autres peuples, de massacrer les animaux, d’éventrer les femmes enceintes ; c’est pour cela qu’il a fait forniquer Abraham avec Agar, Osée avec la courtisane, le serpent avec Eve, le Saint-Esprit avec Marie ». Flaubert se lâche, l’anticléricalisme ne fera que monter avec le siècle contre les catholiques conservateurs. Une leçon pour aujourd’hui contre les islamo-sectaires.

De retour à Paris, il achète une gravure de Callot représentant elle aussi la Tentation. Il songe devant elle aux antithèses de l’existence : l’enfant et le vieillard, la vie et la mort, Dieu et le diable, le temps qui passe et use. La réponse de la religion est aussi elliptique qu’insatisfaisante : « Croire toujours. Prier encore. Souffrir beaucoup ».

callot Tentation de Saint Antoine

Ce déversoir qu’il méditera longtemps, documentera des mois en bibliothèque et passera quatre mois à coucher et raturer, est aussi une étape de sa propre vie. Il hésite entre les tentations du monde et la vie en marge de l’artiste, entre les salons et la réclusion, les frivolités sociales et le nécessaire recul pour créer une œuvre. Puisque ses désirs sont démesurés (comme tous les désirs, sans limites ni fin), seule l’imagination peut les assouvir, bridée par rien, à peine par la décence (mais on peut trouver des périphrases ou suggérer sans le dire).

Antoine est donc l’humanité désorientée qui croit au ciel sans vivre pleinement sur la terre, qui se veut pure et tempérante mais que la folle du logis tourmente sans cesse. Pourquoi aimer ? pourquoi savoir ? pourquoi agir ? « Le chrétien n’est pas sur la terre pour en cultiver les joies, pour les donner, ni les recevoir, sa vie à lui est large et détachée. Il a la foi pour épouse, le monde pour famille, la pénitence pour patrimoine. Il doit continuellement sentir dans son âme quelque chose de béant et d’inassouvi, quelque chose qui déborde l’existence et qui n’y puisse appartenir. Affamé du ciel, il perdrait le désir de Dieu si la terre une seule fois pouvait rassasier son espérance ».

flaubert a 25 ans

L’ascète égyptien Antoine a fondé l’érémitisme chrétien au IVe siècle ; ses reliques, ramenées de Terre sainte, sont à Saint-Antoine-l’Abbaye en Dauphiné. L’antiquité tardive offrait à Flaubert une époque de transition foisonnante entre l’ancien monde païen et notre nouveau monde chrétien. Une époque de doutes, de réflexions intenses, de débats passionnés. Il met en scène les Hérésies pour argumenter, les sept péchés capitaux plus deux qu’il ajoute avec la modernité : la Logique et la Science. Il crée des hallucinations comme transitions entre l’ancien et le nouveau, le monde de la matière où tout était à sa place et le monde de l’esprit où tout va dans tous les sens. La Science contre la Foi : « Tu es la négation, l’étouffement, la haine. Moi je suis le grand amour inquiet qui s’avance pas à pas dans le chemin de l’esprit que tu plais à bouleverser ».

Pour le style, il choisit la couleur, il suggère par l’excès. Sa profusion baroque se déroule en phrases clamées, ciselées avec une gourmandise dont il se délecte à la lecture. Le texte est confus, symboliste, indigeste. Le jouer serait complexe et lassant, le cinéma pourrait peut-être en tirer quelque effet avec une débauche d’effets spéciaux, en raccourcissant et simplifiant…

Mais Flaubert était de son temps et avait un tempérament. Avant d’être critique envers le premier et de dompter le second, il s’est laissé aller à une rêveuse exubérance, cette tentative de Tentation. Pas facile à lire aujourd’hui, j’ai sauté de nombreuses pages. Mais c’est du Flaubert, toujours intéressant car rien n’est à jeter de son œuvre.

Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, 1849, Forgotten Books 2016, 350 pages, €12.81
Format Kindle

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 2 – 1845-1851, Gallimard Pléiade 2013, 1680 pages, €72.00

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Montherlant, Le Maître de Santiago

montherlant le maitre de santiago

Henry de Montherlant est un auteur injustement oublié, disparu en 1972. Il se voulait artiste libre, dans une époque matérialiste où seul l’engagement partisan comptait. L’honneur, remis à l’honneur par la Résistance, s’est vite dilué dans les malversations politicardes de la République Quatrième. Montherlant avait honte de la France, comme beaucoup, et son tort aux yeux des envieux est de l’avoir dit avec talent. Notamment dans une pièce, ‘Le Maître de Santiago’.

La neige recouvre Avila de sa pureté, de sa blancheur immaculée. Nous sommes en 1519 au cœur des montagnes de Vieille Castille. Ce n’est que dans le silence et le recueillement ralenti de l’hiver que germent les graines et mûrissent les choses. La mante de l’ordre de Santiago a la couleur de la neige comme une chape qui incite au regard intérieur, au feu sous la glace. La pureté est ce fantasme de perfection qui habite les corps vils : l’absolu contre l’éphémère, l’éthéré contre la pourriture, la probité et la lumière contre les mensonges et les illusions de l’apparence. La pureté du chevalier refuse la corruption de la chair et de l’âme, la compromission avec le siècle et les intérêts. Quand les chevaliers de l’Ordre demandent à don Alvaro de partir avec eux aux Indes (les Amériques), où il gagnera une dot pour sa fille, il refuse net. On lui fait croire alors que le roi le veut.

Don Alvaro a combattu pour le Christ roi et pour l’Espagne. La vieillesse approchant, il n’a ni la même vigueur ni la même foi. Il s’enkyste dans son Ordre, dédaigne le monde où le péril s’éloigne, où la foi se compromet, où la patrie catholique se dilue. Il n’aspire plus qu’au Salut, à faire une « belle mort », une fin qui proclame sa foi en Christ et son attachement féodal à l’Ordre. Il est la statue du Commandeur de cette pureté-là.

Sa fille Marianna est un reflet de lui-même mais qui va plus loin, plus audacieusement, elle le dépasse par le sacrifice de sa vie entière et surtout de sa jeunesse précieuse qui ne reviendra pas. Elle dénonce en effet la supercherie : le roi ne veut rien, elle renonce de fait à se marier. Don Alvaro a vécu avant de se retirer du monde, pas Marianna. Son père « l’élève » comme un père spirituel plutôt que charnel, l’aspire vers les hauteurs. Mais la fille dépasse le père parce qu’elle est pure, sans aucune des taches du monde qui constellent l’âme d’Alvaro. Sa jeunesse la rend fanatique en tout, donc au renoncement puisque c’est de cela qu’il s’agit. Ce qui est chez le père dégoût du médiocre par comparaison, fatigue du compromis inhérent à l’existence mêlée aux autres, en bref refus – est chez la fille adhésion première, innocence du sacrifice, en bref volonté. Le père fuit dans l’idéal, la fille agit d’un premier mouvement ; lui se réfugie, elle déborde ; lui est repli, égoïste pour l’image qu’il se fait de lui-même ; elle est générosité, amour pour les autres, à commencer par ses plus proches. La grâce peut-elle s’acquérir ? Est-elle un don ? Que valent les Grands Principes de la Morale face aux mouvements spontanément sains d’une âme ?

Don Alvaro représente l’idéal chrétien qui refuse l’ici-bas pour se modeler sur l’au-delà, l’humain appelé au surhumain, le naturel dédaigné pour le surnaturel. Or l’absolu n’est pas de ce monde, l’éternel ne peut composer avec le temps, les humains ne sont pas Dieu. Le Commandeur est la figure du tragique, le roc qui tente de figer le Devoir dans l’existence. Non sans le narcissisme d’admirer sa propre intransigeance et d’y lire sa vertu dans le regard des autres. Est-ce vraiment cela, être chrétien ? Montherlant en doute, dans sa préface à la pièce, mais il est partagé. « Les valeurs nobles, à la fin, sont toujours vaincues. » Lucidité mais pas cynisme : est-ce parce que le combat est sans espoir qu’il ne faut point le tenir ? Est-ce parce les valeurs sont écrasées qu’il faut se ranger du côté du plus fort, de qui gagne – de l’ignoble ?

Don Bernal représente le réalisme, l’opposé de Don Alvaro. Il est le relatif contre l’absolu, l’impur contre le pur, mais aussi l’humain contre la prétention au divin. Nous sommes faits des ombres de la terre, pas de la lumière des dieux. Notre monde est relatif et tout bien a son mal, revers collé à lui comme le yin au yang. Choisir l’Idée contre le Réel, c’est ne vivre qu’à moitié, ne voir que partiellement le monde, n’exister que bancal. Don Bernal s’attache au monde et aux êtres tels qu’ils sont. Il révère la pureté, mais comme idéal inaccessible en ce monde. Il ne dédaigne pas de vivre. Cet homme pleinement humain, pétri de contradictions, ne peut exister que dans leur alternance, thème libéral cher à Montherlant.

La pièce met donc en scène la contradiction flagrante de toute foi (même laïque), ici du christianisme dans sa version rigide catholique, figurée par l’Ordre monastique espagnol. Y a-t-il plus grande rigueur morale que dans un ordre espagnol du 16ème siècle ? Plus grande exigence de pureté que dans ce pays composé de Maures et de Juifs que la couronne de Castille n’a cessé de vouloir convertir à la Vraie Foi via cet Ordre de Santiago qui veut reconquérir et protéger le tombeau de saint Jacques ? D’où le soupçon sans cesse présent d’hérésie, d’idées étrangères à la vérité apostolique, de compromissions avec le siècle bigarré et cosmopolite tel qu’il est.

Montherlant est lui-même à la fois dans Alvaro et dans Bernal, il est son propre enfant dans Marianna, il est de son époque coincée entre grands principes issus de la Résistance au totalitarisme – et les compromissions du siècle de la République Quatrième. Par ces personnages divers, il incarne ses contradictions propres, humaines trop humaines : son aspiration à la pureté de la discipline, mais sa aussi méfiance envers l’orgueil égoïste de qui se croit plus moral que les autres ; son attirance pour la bigarrure des êtres, mais son doute sur leur bonté intrinsèque ; sa lucidité sur le monde, mais son désir de beauté et de grandeur. Il s’interroge sur la grâce, acquise par ses mérites ou accordée par don de Dieu. L’eau d’Avila coule sur le père sous forme de neige blanche comme le manteau de l’Ordre dont il s’est recouvert, froide comme la morale et comme les pierres du monastère ; l’eau d’Avila tirée du puits coule dans la gorge de la fille comme une boisson régénératrice, elle est source, elle donne la vie, elle est parfaite et transparente comme l’Esprit. Où est le Vrai ?

L’absolu est figé puisqu’il est parfait. L’homme qui se croit pur se couvre d’une armure qui le contraint. Ce n’est plus lui mais le Devoir, la Morale, l’Ordre qui agit par sa tête et ses membres. Il est rigide, froid, impérieux. Il n’a plus rien d’humain. Sans doute est-il déjà mort à cette terre tout en subsistant encore par la grâce de Dieu qui le donne en exemple. Est-ce ainsi qu’il faut vivre ? Cette mort à la terre, réclamée par l’idéal catholique, est-ce la vie ? Le but tout entier d’une existence est-elle de se figer en impératif moral pour obéir dès ici-bas à cet au-delà promis (mais qui n’est que pari), craint (mais qui n’est que fumée) et repoussé au trop tard de la vie évanouie ? Est-ce ainsi qu’il faut comprendre ce « Viva la muerte » de la Phalange espagnole : comme un aboutissement de siècles de catholicisme intègre ? Ou ces camps nazis et soviétiques, au nom de l’homme nouveau, racialement pur ou sociologiquement rééduqué ? Ou encore ces damnés de l’islam, qui confondent Sheitan avec Allah en égorgeant leurs frères, en massacrant femmes et enfants non croyants ?

montherlant le maitre de santiago dvd theatre

L’exemple de Marianna, qui vit la grâce de l’intérieur est d’autre sorte. Elle est vivante et a soif d’absolu. Va-t-elle au compromis avec les autres et avec le siècle ? Vivra-t-elle une vie admirable ? Le catholicisme peut vivre, mais de lui-même, pas par la contrainte morale. Il est source et jeunesse, pas armure ni père fouettard. Ce pourquoi Marianna est peut-être plus chrétienne qu’Alvaro.

Écrite en 1947, la pièce renouvelle dans l’actualité cet éternel conflit moral. L’Espagne mise en scène sous l’occupation des Maures, c’est la France occupée par les Nazis – et la France de l’avenir dite par le prénom de sa fille, Marianna – Marianne. La Reconquista des chevaliers est la résistance qui s’élève des gens sains du peuple. Le pays une fois libéré, la corruption renaît, le pouvoir pour avoir l’argent et non plus l’argent pour avoir le pouvoir. Les tirades sur les colonies qui corrompent disent, via le passé espagnol, combien les affaires d’Algérie et du Maroc corrompent la France de ces années-là. Tout comme l’Irak a corrompu l’Amérique de Bush et nos palinodies sur l’islamisme corrompent notre idéal républicain.

Au débat de la patrie à l’occupant, des intérêts à la morale, se superpose dans ‘Le Maître de Santiago’ un conflit parent-enfant, morale ou grâce, voire homme et femme. Selon les préjugés d’époque l’homme, à l’intelligence architecte, rechercherait l’élévation spirituelle tandis que la femme, à l’intelligence intuitive, serait plus artiste et terre à terre. Montherlant, on le voit, ne choisit pas, toujours du côté de la jeunesse mais avec le regard de l’âge mûr.

Questions d’époque, questions de toutes époques. Celles de la nôtre aussi.

Henry de Montherlant, Le Maître de Santiago, 1947, Folio 1972, 156 pages, €1.48
DVD Le maître de Santiago, pièce de théâtre (Comédie française) avec Michel Etcheverry, Ludmila Mikaël, Jacques Eyser, 2012, éditions Montparnasse, €17.00

Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50 
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Hermann Hesse, Le loup des steppes

hermann hesse le loup des steppes

Narcisse est peut-être, avec Prométhée, le mythe essentiel de la culture occidentale. L’homme est toujours au centre du débat et, lorsqu’il n’a plus rien à conquérir par son corps, à créer avec son cœur et son âme, il ressent le mal de vivre. Il semble que nous, Occidentaux, ne puissions nous trouver bien dans notre peau que dans les périodes agitées et féroces où l’action et la lutte nous extirpent de nous-mêmes.

Lorsque règnent le calme et la paix, le guerrier qui dort au fond de tout être un peu noble s’ennuie, il s’étiole comme un fauve en cage. C’est alors qu’il se tourne vers l’intérieur, avec angoisse, dans l’impossibilité qu’il est de se fuir dans le combat ou l’action. Les ères de prospérité bourgeoise mettent en fureur les meilleurs. Ils savent trouver les mots qui cinglent sans pitié ces valeurs médiocres de bêtes à l’étable. Ils recréent les conflits pour se sentir vivre, ferraillant de leur plume ou s’engageant dans des causes sans espoir, ou bien fuyant la réalité grise dans les paradis artificiels.

Lorsqu’ils sont lucides et qu’ils voient la faillite qui les guette, ils écrivent un livre. Parce qu’ils sont les plus conscients et les plus détachés, ils saisissent mieux le tragique de la condition humaine. Ces livres-là sont souvent des chefs-d’œuvre car ils blessent directement nos fibres sensibles. Tel est ‘Le loup des steppes’.

Durant ces années que l’on a appelées « folles », après la plus absurde et la plus meurtrière des guerres fratricides, un homme se cherche. Il s’appelle Harry Haller. C’est un intellectuel, tenté par la pureté glacée de la raison, un solitaire, un loup parmi les hommes. Il rencontre un soir son opposé féminin, Hermine, solitaire elle aussi, mais tentée par la futilité des plaisirs. Du choc de ces deux êtres l’un sur l’autre naît l’étincelle. Ce sont des pages frisant le fantastique et le surréel. En leitmotiv tout au long de l’ouvrage revient la nostalgie de l’unité, de l’équilibre, de l’harmonie des êtres et de leur mille facettes, cette question fondamentale de l’humain.

La tentative de réponse qui est faite à cette interrogation à la fin du livre rappelle Nietzsche, qui a fortement influencé l’auteur : la joie, l’amour et le rire vont pouvoir opérer la synthèse des mille images diffractées de l’être. Le rire permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire, l’or pur dans le minerai brut. A chacun de définir cet « essentiel » d’après le passé qui l’a formé et le devenir qu’il désire au fond de lui. Mais cela doit conduire à l’harmonie de l’être, pas à l’hypertrophie d’une partie. L’intellect est indispensable, mais l’intellectualité pure est une impasse ; les plaisirs sont indispensables, mais le culte du sexe et des sens est futile. L’essentiel est l’extase d’une belle musique ou d’une haute pensée, mais aussi la fraternité vivante et l’exaltation de la danse, la méditation solitaire et aussi la communion dans la foule. Avec, comme juge des valeurs, la moquerie de soi-même. Zarathoustra disait : « J’ai canonisé le rire. »

Voici le fond du roman. Mais sa lecture est un constant délice par les remarques aiguës sur l’intellectuel, le nihilisme, sur notre époque et sur la bourgeoisie qui la domine, sur les « mille facettes » de l’homme et sur l’équilibre indispensable.

Harry, le loup des steppes, est un intellectuel, mais il s’aperçoit que l’intelligence pure conduit au nihilisme. Il se trouve écartelé entre les aspirations et les interdits qui lui viennent tous deux de son éducation stricte et manichéenne, empoisonnée de christianisme. A la charnière de deux époques, il est incapable de se fondre dans l’univers bourgeois dont il sait la pesante médiocrité, il est prisonnier de la fiction du moi qu’il schématise en deux tendances qui se contredisent : le loup et l’homme. Son chemin initiatique lui fait découvrir la sagesse, qui est l’équilibre par le rire. Il apprend que l’homme n’est pas unité divisée, mais chaos aux milliers d’images qu’il appartient à sa volonté d’ordonner.

Harry est un homme qui pense : « Plus réfléchi que le reste des hommes il avait, en touchant les choses de l’esprit, cette souveraineté presque glacée de ceux qui n’ont plus besoin que des faits, qui ont pensé, qui savent ; seuls peuvent se montrer ainsi les vrais intellectuels qui ont chassé toute espèce d’ambition, qui n’ont jamais envie de briller, qui, ne songent même pas à persuader, à avoir raison, à avoir le dernier mot » (p.11). L’instruction a germé en culture. Les connaissances ne sont plus acquises pour l’érudition vaniteuse de nouveau riche qu’elles permettent, mais elles se sont organisées, hiérarchisées dans un système du monde. Le savoir n’est plus but en soi mais simple moyen, un outil de compréhension du monde.

Mais l’intelligence pure détruit tout plaisir ; son analyse est impitoyable et dissolvante. Comme une machine sans contrôle, elle fonctionne à vide, elle dissèque tout ce qui passe à sa portée avec l’absurdité d’un outil qui s’emballe. A ne vouloir agir qu’à l’aide de la froide raison, on perd tout élan, tout désir, toute volonté. Tout vaut tout, tout est relatif, tout se discute et se teste. L’intellectuel pur se mure dans une solitude suicidaire, détaché de toute réalité matérielle et de toute vie charnelle, comme le savant de Paul Bourget.

Pour Nietzsche, le nihilisme résulte de l’interprétation « technique » du monde. Le sujet se trouve séparé de son corps, celui-ci rejeté dans les ténèbres extérieures. Arraché de tout le matériel qui l’enracine dans le monde ici-bas et la vie, le sujet ne se trouve plus défini que par une intériorité postiche, vide et sans détermination – arbitraire. L’intériorité de la conscience, notion métaphysique, est un premier pas vers les idées pures de Raison, de Dieu, considérées comme guides des actes. Quand cette falsification s’écroule par l’analyse impitoyablement logique de la raison, quand Dieu est mort ou que survient la faillite de l’interprétation exclusivement historique des valeurs, l’homme n’est plus qu’extériorité. Il n’est plus qu’un point où viennent converger diverses lignes de détermination : naissance, milieu social, culturel, historique, etc. Déraciné, gratuit, privé de raison d’être, il se demande pourquoi vivre. Il est alors mentalement un « suicidé ».

Les suicidés ne sont pas ceux qui se suicident, ni même ceux qui en auraient le désir. Les suicidés mentaux au sens de Hermann Hesse vont rarement jusqu’à cette dernière extrémité. Au contraire, ils sont e« des êtres qui se sentent coupables du péché d’individualisation, comme des âmes qui ne croient plus avoir pour but de leur vie leur développement et leur achèvement, mais leur absorption, leur retour à la Mère, à Dieu, au Tout. » Comme des enfants sevrés de leur nourrice et frustrés du contact affectueux de leur mère, les « suicidés » sont des déracinés, des réprouvés, des désespérés. Privés de cette animalité que leur éducation rejette, ils errent dans le désert de la raison pure. Violemment déséquilibrés, ils quêtent leur moitié perdue, avec la nostalgie profonde de l’unité d’être.

Ils sont des aliénés, des martyrs. Ainsi est le loup des steppes : « Sa maladie n’était pas due à des défaillances de sa nature mais, au contraire, uniquement à sa surabondance de dons et de forces. Mais il n’avait pas su les accorder et sa violence n’avait pas atteint à l’harmonie. Je reconnus que Haller était un génie de la souffrance, qu’il avait en lui, au sens de Nietzsche, une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale. C’est pour cela aussi que son pessimisme n’était pas fondé sur le mépris du monde, mais sur le mépris de lui-même ; quelques impitoyables et mortels que furent ses persifflages de telles personnes, de telles institutions, jamais il ne s’en exemptait. » Ce divorce pathétique entre sa raison et son corps résulte de son éducation, toute imprégnée de christianisme. Ses parents l’aimaient, mais ils étaient stricts et dévots ; ils fondaient l’éducation – à l’allemande – sur la nécessité de briser la volonté.

Harry, trop fort, trop dur, trop fier, trop intelligent, est arrivé à l’âge adulte avec sa volonté intacte, mais irrémédiablement blessé et déchiré : au lieu de la briser, son éducation n’est parvenue qu’à lui faire haïr sa volonté. Obsédé d’« amour du prochain » inculqué depuis sa tendre enfance, Harry, malgré les efforts héroïques qu’il déploie, ne parvient pas à aimer les autres. Sa lucidité est trop aiguë, sa puissance trop forte. Écartelé entre ses principes et sa nature, il se hait lui-même et ne se considère que comme une bête dissimulée sous un vernis d’éducation : un loup à peine humanisé.

Harry Haller, double de Hermann Hesse, vit dans sa chair la maladie de son temps : le loup des steppes ne peut aimer « ce contentement, cette absence de douleur, ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. » Univers d’équilibre, certes, mais d’équilibre médiocre, anémié, mortel : l’univers du couci-couça. Si la bourgeoisie subsiste, c’est grâce à tous les loups des steppes, « natures puissantes et farouches », mais « détenus du bourgeoisisme ». Tels sont, par exemple, la plupart des artistes, qui méprisent l’esprit bourgeois mais ne font rien pour le combattre, le renforcent et le glorifient parce qu’incapables de s’en sortir. « Seuls les plus forts d’entre eux pourfendent l’atmosphère du monde bourgeois et atteignent au cosmique. » Ce sont les tragiques, dont le rire absolu brise toutes les barrières et ne laisse aucun préjugé intact. Les loups des steppes manient seulement « l’humour », qui « reste en quelque sorte bourgeois, bien que le bourgeois véritable soit incapable de le comprendre. L’idéal disparate et enchevêtré de tous les loups des steppes, se réalise dans la sphère imaginaire.

Il n’est pas anodin que les termes d’humour et de sport, pour qualifier le comportement gentleman, soit né en Angleterre, pays du bourgeois par excellence. Il n’est pas anodin non plus que cette critique du bourgeois soit surtout allemande, sa démographie galopante au XIXe siècle a renforcé dans la société les idées de la jeunesse. Cet âge de la vie aime l’action et la passion, il est bien loin du monde tranquille et bourgeois ; il aime les certitudes et l’enthousiasme, il est bien loin du relativisme et de la prudence. Au contraire de l’humour, qui réconcilie les contraires, le tragique est radical. Il est un rire d’enfant un rire « innocent » et, par là, révolutionnaire. L’enfant est le seul à dire que le roi est nu. Il est l’expression de la Grande santé nietzschéenne qui se moque de tout, car la surabondance de forces rend joyeux et léger. La joie est la manifestation immédiate de la vitalité. La joie est moquerie, détachement, et en même temps affirmation, amour, volonté. Cette dualité intrinsèque lui donne son caractère tragique : rien ne mérite d’être fait, aucune cause d’être défendue, et cependant toute action est nécessaire, désirable, toute cause défendable.

C’est ainsi qu’à la fin de sa quête, le loup des steppes découvre la fiction du moi : « Quand Harry se sent homme-loup et se croit composé de deux éléments opposés, ce n’est qu’un mythe simplificateur. » La dialectique de Hegel, en tant que simplification grossière de la réalité, se trouve ici critiquée. « Harry ne procède pas de deux êtres, mais de cent, de mille. Sa vie oscille (comme celle de chacun) non pas entre eux pôles, comme par exemple l’instinct et l’esprit, ou le débauché et le saint, mais entre des milliers de contrastes, entre d’innombrables oppositions. » La fiction du moi a été inventée par les idéalistes de l’antiquité qui ont pris pour point de départ l’unité visible du corps. « En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. » Les poètes de l’Inde ancienne, dont Hermann Hesse est imprégné, ignoraient cette notion du moi : leurs héros ne sont pas des personnes mais des « faisceaux de personnes, des séries d’incarnations. »

« Ce que les hommes entendent par la notion d’humain est toujours une convention bourgeoise ; comme telle, elle est périssable. Certains instincts des plus brutaux sont méprisés et honnis par cette convention, une parcelle de conscience civique, de moralité et de « débestialisation » est obligatoire, un brin d’esprit est non seulement permis, mais exigé. L’homme de cette convention est, comme tout idéal bourgeois, un compromis. Il est un essai timide et ingénument malin de berner la méchante aïeule Nature, de même que l’ennuyeux ancêtre Esprit, et de garder entre eux deux la moyenne confortable » (Traité XXV).

Il faut relire ‘Le Loup des steppes’. Il est l’un de ces rares livres qui touchent le fond de l’homme.

Hermann Hesse, Le loup des steppes, 1927, Livre de poche 1991, 224 pages, €6.10

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Château d’Able

Le lendemain matin nous voit passer dans le pays de Sault par Joucou, « village de 25 habitants mais 2 enfants », nous dit une artiste qui emballe ses créations en bois pour vendre à une foire.

joucou

L’église, qu’elle nous ouvre, est entretenue par les habitants ; il ne s’y tient qu’une messe par an.

joucou eglise

Plus bas, près du lavoir public, se dressent encore les ruines d’une église abbatiale précarolingienne, attestée dès 768, à la mort de Pépin le Bref, mais qui a rayonné pendant plus de sept siècles sur le pays de Sault. Elle aurait été détruite par un glissement de terrain. Un cerisier gorge-de-pigeon nous offre ses fruits mûrs à point. La fontaine est décore d’un ours et d’un dragon « par les jeunes de Limoges et de Joucou », comme il est proclamé dans un coin.

joucou eglise abbatialle precarolingienne

Nous suivons le sentier forestier de hêtres et de conifères qui commence au centre du village, le long de la rivière Rebenty. Il nous conduit au pont romain d’Able à arche unique, étroit comme la largeur d’un char d’époque, que nous traversons. Les ruines du château d’Able, détruite au 16ème, se trouvent au-dessus ; elles ne présentent aucun intérêt.

pont romain able sur riviere rebenty

Nous traversons une forêt avant de pique-niquer sur un pré herbu et fleuri du causse de Nébias. Au loin la montagne Saint-Barthélemy, 2348 m, au pied du lac du Diable, est enneigée. Au gros village de Belvis, 185 habitants, le vent tombe à petite brise. C’est à ce moment que le guide m’indique que le vin qu’il préfère est le Minervois du domaine Sainte-Léocadie, à Aigne. Avis aux amateurs, je n’ai pas goûté.

belvis

Dans le bois qui s’étend après le village, les écoles ont créé du Land art sous la voûte envoutante. C’est un peu naïf, souvent cucul, parfois inventif, en tout cas scolaire (je vous présente le plus joli…). Je ne suis pas convaincu. Puisqu’il s’agit d’écrire un mot sur une pierre pour contribuer à une « œuvre » qui est une boite à vœux, M. écrit « épectase » ; il est féru des particularités du dictionnaire, M., il se documente en autodidacte sur des sujets parfois pointus qui laissent pantois. Est-ce que ce mot est pour lui une tension de l’homme vers Dieu ? Il serait bien protestant… Ou serait-ce un mot joli pour dire l’allongement de la verge (qui est la manifestation terrestre de la montée au paradis comme le vécurent Félix Faure et Jean Daniélou) ?

belvis land art ecolier

Au sortir du bois s’élève un monument aux résistants des maquis de Picaussel, 1943-44.

maquis de picaussel 1943

Le hameau La Malayrèdes nous offre sa fontaine rafraichissante et son église où, sous les voûtes sonores, M. pousse le chant religieux en l’honneur de Marie.

la malayredes eglise

Mais après l’extase, la chute : une descente pentue par « le sentier 13 » (2 km), traitresse aux chevilles et interminable nous conduit, par la forêt. C’est casse-pattes, créateur d’ampoules aux orteils, ennuyeux au possible.

belvis foret

Nous rejoignons le « sentier K » jusque dans la plaine sèche où plusieurs kilomètres nous séparent encore du gîte. Le chemin fait une boucle pour contourner une zone boueuse et nous avons l’ennui supplémentaire de tirer un bord loin de notre destination avant d’y revenir ! Nous avons sous les yeux, bouchant l’horizon, la crête du château de Puivert que nous visiterons demain.

chateau de puivert

Un passage à gué sur des plots nous conduit jusqu’à un lac artificiel, où une curieuse bouée munie de battoirs aériens sert à brasser l’eau. Deux gamins s’ébattent en slip tout au bord après l’école, un Killian de sept ans bien bâti et un Stéphane de dix ou onze ans un peu mou. Ledit Killian vient chercher une glace à la buvette, où l’on semble bien le connaître, ce qui nous permet de connaître les prénoms. Nous nous posons juste un instant dans l’herbe face au lac, tant nous avons la plante des pieds et les chevilles fatiguées. Nous aurons marché 28 km aujourd’hui, selon le GPS, confirmé plus ou moins par le podomètre de M.

Nous ne sommes pas fâchés du tout de rejoindre, au centre du village près de l’église de Puivert, 521 habitants, le gîte Les Marionnettes. La nuitée en gîte coûte 15€ par personne, le dîner 16€ et le petit-déjeuner 6€ ; si l’on veut une chambre, il faut payer 36€ + 0.40€ de taxe de séjour. Sa terrasse donne sur une pelouse ombragée par un gigantesque cerisier et surplombe la rivière Blau dont le fonds sonore est calmant et l’atmosphère rafraichissante. Un titi de douze ans en débardeur macho, qui sert d’exemple à un short et lunettes de neuf ans, nous indique le musée du Quercorb (arts, traditions, instruments de musique médiévaux), mais nous sommes trop fatigués par le chemin et la descente pour y aller voir. Nous rencontrons enfin une progéniture, dans cette campagne à l’abandon.

Le dîner sur la terrasse nous sustente en soupe de légumes verts, filet de dinde aux oignons, pâtes et ratatouille de conserve, enfin un fraisier confectionné par la dame, paraît-il très moelleux (je ne suis pas dessert et n’en prends pas). Elle et lui sont Parisiens, émigrés ici à la retraite depuis quelques années. Nous sommes si fatigués, meurtris et déshydratés, que nous allons nous coucher à 21h30. La nuit n’est même pas entièrement tombée.

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Paris au printemps 2016

Les vacances ont commencé : « de Pâques » pour les étrangers, « de printemps » pour le premier tiers des Français – dénomination politiquement correcte pour ne pas froisser les non-chrétiens… Les touristes sont revenus, avec précaution, mais il y a désormais une petite queue pour visiter la Sainte-Chapelle.

paris sainte chapelle

Les cadenas de la Passerelle des Arts ont été éradiqués et les « panneaux de verre » promis ont enfin remplacés des tags sur contreplaqué des scribouillards gais de la Mairie. Mais les étrangers obstinés et bêtement moutonniers, cherchent tous les moyens pour verrouiller encore des cadenas, à chaque croisement de fer, à chaque anneau.

cadenas pont des arts 2016 paris

Dans la cour du Louvre, une sculpture d’Eva Jospin (oui, la fille de) est présentée dans un labyrinthe sombre.

eva jospin sculpture louvre paris

La pyramide reflète le ciel gris pommelé et un avion de ligne trace une virgule au-dessus.

louvre pyramide paris

Rue de Richelieu, c’est Molière qui trône, assis non loin de la Comédie et regardant vers le nord.

moliere rue de richelieu paris

La mode du printemps jeunes s’étale dans la vitrine d’une boutique passage Jouffroy.

mode 2016 paris passage jouffroy

Un peu plus loin c’est une bonbonnière, pâtisserie tout-sucre, qui attire de son écrin douillet.

bonbons paris passage jouffroy

Dans le passage Verdeau qui suit, en enfilade, le Bonheur des dames est dédié depuis un siècle à la broderie.

paris le bonheur des dames passage verdeau

Une librairie de livres anciens présente un Pierre Joubert aux ados sportifs.

pierre joubert librairie paris

Chez un couple artiste, qui regarde les livres d’art en occasion, le garçon porte une crête verte.

paris garcon a crete verte

C’est Paris au printemps.

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Robert-Louis Stevenson et Lloyd Osbourne, Le pilleur d’épaves (Le trafiquant d’épaves)

robert louis stevenson le trafiquant d epaves

Inspiré par les conversations lors d’une croisière d’Honolulu vers les Samoa, ce « roman policier à la Charles Dickens » a été écrit à deux, Robert-Louis et son beau-fils Lloyd Osbourne, et d’abord publié en feuilleton. La matière est due aux deux, la manière au seule premier.

Autobiographie partielle romancée, étude de mœurs, aventure de mer, detective story fondée sur une escroquerie, ce roman fleuve un brin longuet ne commence véritablement qu’au chapitre IX. Tout ce qui précède est une mise en bouche un peu laborieuse des jeunes années de l’écrivain dans le milieu artiste peintre à Paris et Barbizon.

Loudon Dodd, qui raconte, est un fruit sec, aussi peu doué pour les affaires que pour l’art. Jamais fini, toujours en quête d’un complément, perpétuellement velléitaire, il est au fond un rêveur hanté par son imagination. Son père qui l’aime le cadre, puis Pinkerton l’ami affairiste vulgaire, encore Nares capitaine viril et décidé, enfin Bellairs avocat véreux et veule…

En bref, après une initiation à la bourse dans une école pour commerce américaine qui le laisse dépassé et interdit, le jeune Loudon est envoyé par son père à Paris étudier les Beaux-Arts en vue d’un concours d’architecture pour construire le palais du gouverneur de l’État. S’il a un peu de goût, il n’a guère de talent, mais il ne s’en aperçoit que lorsqu’il tombe dans la dèche au décès de son père après faillite. Tous les artistes en voie de célébrité du milieu parisien, qui louaient l’honnête facture de ses œuvres de riche amateur, l’évitent et le critiquent impitoyablement dès qu’il veut devenir l’un des leurs.

robert louis stevenson le pilleur d epaves sur les intellos

Il n’est sauvé que par un jeune compatriote, Jim Pinkerton, génie affairiste qui a sans cesse plusieurs affaires sur le feu et réinvestit de suite chaque dollar de bénéfice. Après de multiples et cocasses péripéties, prétexte à la description des requins de San Francisco, le duo investit aux enchères dans une épave fichée sur un roc en plein milieu du Pacifique. Son capitaine et quelques marins sont rentrés et l’assureur met le brick en vente, à charge de l’acheteur de se payer sur ce qui reste de la cargaison.

C’est alors que rien ne se passe comme prévu : les enchères devaient être expédiées comme une formalité, elles sont l’objet d’une âpre dispute entre surenchérisseurs ; le manifeste évalue la cargaison à environ 10 000 $, les enchères montent jusqu’à 50 000 ; le mystérieux enchérisseur qui veut à tout prix l’épave n’apparaît jamais en personne et s’évanouit dans la nature. Y aurait-il une cargaison non déclarée qui vaudrait de l’or ? De l’opium ?

Pinkerton reste à Frisco, tentant de sauver son affaire du gigantesque emprunt auquel il a dû procéder pour l’emporter, tandis que Loudon embarque avec le capitaine Nates pour aller piller l’épave. Mais ils ont beau retourner tout le navire, ils ne trouvent qu’un peu de thé, quelques soieries, et quelques paquets seulement d’opium. Plus étrange, le coffre du navire avec toutes les factures du capitaine n’a pas été emporté par les naufragés secourus par un vapeur de guerre ! Y aurait-il anguille sous roche ?

C’est évidemment le cœur de l’histoire et je ne dévoile rien de la suite, qui vaut d’être lue.

Il n’y a aucune sorcellerie dans l’affaire, ni vraiment de méchants – seulement des hommes avec leurs défauts et les qualités qui vont avec. Puis l’enchaînement des circonstances.

Stevenson dédie son récit au peintre américain Will Hicok Low, qu’il a connu à Paris en 1873 et à Barbizon en 1875. Il évoque « un récit d’un genre si moderne, tout plein de détails sur nos mœurs barbares et notre morale chancelante, tout rempli de la soif et de la nécessité de l’argent au point qu’il n’est guère de page dans laquelle on n’entende tinter les dollars, tout plein de l’agitation et du mouvement de notre siècle de sorte que le lecteur est bousculé d’un endroit à l’autre, d’une mer à l’autre, que le livre est moins un roman qu’un panorama, et est finalement aussi éclaboussé de sang qu’une épopée » (Épilogue).

Les îles du Pacifique sud épurent la pensée comme l’existence ; elles sont le paradis comparé à l’enfer de la corruption affairiste ou artiste de mise en pays « civilisé »…. sauf lorsqu’on les côtoie de près et qu’elles laissent un goût amer de tristes tropiques. Entre deux mondes, entre deux eaux, l’écrivain Robert-Louis Stevenson « parcourt le chemin des ténèbres », selon le célèbre vers de Catulle à propos d’un moineau.

Robert-Louis Stevenson et Lloyd Osbourne, Le pilleur d’épaves, 1892, parfois traduit en français sous le titre Le trafiquant d’épaves, Histoire des mers du sud, Libretto 2012, 128 pages, €12.80
e-book format Kindle €11.99
Robert-Louis Stevenson, Œuvres II, Gallimard Pléiade 2005, 1389 pages, €59.80
Les œuvres de Robert-Louis Stevenson chroniquées sur ce blog

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Robert-Louis Stevenson, Les nouvelles Mille et Une Nuits

robert louis stevenson nouvelles mille et une nuits
Il n’y a pas mille et une histoire, comme dans le conte persan, mais onze. Elles sont nées de soirées de jeunesse enfumées avec son cousin Bob, brillant causeur, auquel ce recueil de nouvelles est dédié. Nous sommes entre Gaboriau et Novalis, dans la bohème d’Henri Murger.

Mystère, noblesse et imprévu donnent cette fantaisie des contes aux histoires imaginées. Les gens sont beaux et jeunes, certains poussés vers le crime, d’autres vers le désespoir, tous vers l’avenir incertain. On a noté la ressemblance entre le prince Florizel, héros des premiers contes, avec le comte de Monte-Cristo, mais les mauvais quartiers londoniens et parisiens rappellent plutôt les feuilletons d’Eugène Sue. La forme littéraire est en revanche bien celle de l’arabesque, entrelacement de figures de fantaisies, façon de s’essayer au rôle du Créateur.

Peut-on disposer de sa propre vie ? Peut-on impunément offrir son propre luxe à la convoitise d’autrui ? Ou s’excuser de sa faillite ? Que signifie vouloir « être » artiste – suffit-il de prendre des poses ? En quoi la poésie serait-elle liée au vol, au meurtre, à l’existence hors-la-loi – être artiste maudit et dans la dèche suffit-il à faire de vous un grand homme ? Comment peut-on rester noble et néanmoins défendre son honneur ?

En quelques cycles, l’auteur évoque toutes ces questions. Le Club du suicide est dérivé des clubs secrets d’étudiants aimant jouer avec l’étrange et le risqué. Les diamants du rajah disent tout le maléfice d’une fortune que tous vont vouloir acquérir. Le pavillon dans les dunes décrit l’innocence bafouée par le crime, une jeune fille immariable par la faillite de son banquier d’oncle. Un gîte pour la nuit met en scène François Villon, étudiant, poète, cambrioleur en sa misère physique et morale.

Le portrait que fait l’auteur de François Villon – « premier des grands poètes lyriques français de l’époque moderne » selon Larousse – le ramène à sa triste réalité : « Le poète était une loque humaine, sombre, petit et maigre, les joues creuses et les cheveux noirs bouclés et fins. Il portait ses vingt-quatre ans avec une animation fiévreuse. La cupidité avait formé des plis autour de ses yeux, et les sourires mauvais lui avaient tordu la bouche. Le loup et le porc se disputaient l’expression de son visage – un faciès éloquent, rusé, laid, terre-à-terre. Ses mains étaient petites et agiles ; ses doigts, noueux comme une corde, s’agitaient continuellement devant lui en une pantomime véhémente et expressive » p.416 Pléiade. Cela vaut-il le coup d’être « artiste » si c’est pour être maudit ?

La porte du sire de Malétroit expose le conflit du jeune homme entre l’héroïsme et l’honneur, une parodie ironique du Cid cornélien. Léon Berthelini et sa guitare évoque les démêlés de l’auteur même avec un commissaire dans une ville du nord française, lors de son voyage en canoë, tout en l’enrobant de fiction et de réflexion sur le statut d’artiste.

L’art, au fond, ne peut rien pour sauver votre âme, car il est illusion, chatoiement d’apparences qu’il ne faut en rien prendre au sérieux. On peut rêver, le temps d’une œuvre à lire, écouter ou contempler ; mais la réalité est là qui revient inexorablement et dont on doit tenir compte pour tout simplement vivre. Ce seront les leçons ironiques des œuvres en germe, L’île au trésor déjà chroniquée, comme l’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde ou le Maître de Ballantrae – que nous lirons ultérieurement.

Robert-Louis Stevenson, Les nouvelles Mille et Une Nuits, 1882, CreateSpace Independent Publishing Platform, 180 pages, €11.55
Robert-Louis Stevenson, Œuvres 1, Gallimard Pléiade 2001, 1242 pages, €59.00

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Levanto

Train du matin pour Levanto, tout au nord des Cinque Terre. Nous allons faire un tour jusqu’au casino en bord de plage, avec ses chaises longues vides et ses parasols verts encore fermés attendant le touriste âgé. Une couple de gamins est déjà en train de jouer en slip sur le sable tandis que deux ou trois sont dans l’eau froide ; il n’est pas dix heures du matin.

levanto plage au matin

Les rues à angle droit arborent des façades ocre de divers tons allant du blanc cassé au rouge, de petites places isolées à arcades, des commerces sur les rues passantes. Les Vespas (mot qui veut dire guêpe en italien…) passent en vrombissant, toute frime dehors.

levanto facades

Via Guani, 5, la façade à arcades en serpentine d’une maison médiévale attire notre attention. Le rez-de-chaussée aux trois arcades servait d’atelier, de boutique ou d’entrepôt, tandis que les deux étages étroits contenaient la pièce à vivre puis la chambre.

levanto via guani maison medievale

Après les courses pour midi et la répartition des provisions dans les sacs, nous passons devant le castello datant de 1165, désormais privé et en restauration, qui ne se visite pas. Ce que nous pouvons voir ne date que du 16ème siècle. Résidence du « capitaine du peuple » en 1637, sous la république de Gênes, il est devenu prison jusqu’en 1797, avant d’être maison privée. Des murs crénelés sont flanqués de quatre tours rondes d’angle. On dit qu’un passage secret sous les fondations permet d’atteindre la mer (on dit tant de choses, tant l’imagination a besoin d’y croire pour prendre son essor).

levanto castello

Puis nous visitons l’église San Antonio, du 13ème siècle, à la façade composée de bandes horizontales bichromes en serpentine et marbre. Elle est décorée d’éléments zoomorphes, restes de paganisme disent les chrétiens qui affectent de mépriser la Création.

levanto eglise san antonio

L’intérieur renferme une belle Piéta sculptée, placée dans une niche grillée et bien éclairée et un crucifix en bois du 15ème, relique vénérée pour avoir été trouvée sur la plage ouest. L’endroit est, depuis, appelé Vallesanta (vallée sainte). Peintures et statues donnent leur touche baroque au catholicisme du lieu. Bâtie en 1222, l’église a son autel en marbre consacré en 1463 ; elle a été restaurée au début du 20ème siècle.

levanto eglise san antonio pieta

Le sentier monte sous l’ombre des arbres, mais rudement. Nous transpirons car l’atmosphère est moite. La maison rose d’un artiste qui orne et sculpte offre des chambres d’hôtes avec vue sur la ville et la baie, en contrebas. L’artiste a décoré le bas d’un pylône électrique au bord du sentier, et sculpté des monstres. Nous reconnaissons un crocodile sur son muret et une gargouille diabolique pour décorer la fontaine.

levanto crocodile

Nous ne sommes pas tirés des originaux car, sous la forêt tempérée de résineux, une grosse écrivaine étrangère noircit des pages de cahier, assise à une table de pique-nique, solitaire mais avec sa bouteille de gin. Elle nous voit passer sans qu’un mot ne sorte de sa bouche, pas même Buon giorno. Elle est en pleine ivresse… qu’on aimerait créatrice.

levanto ivresse d ecrire

Un quatuor de jeunes Allemands grignotent sur les hauteurs, un gros rocher au-dessus du précipice servant de promontoire au sentier. Une plaque annonce qu’un professeur d’université nommé Müller, de Fribourg je crois, est mort ici. On ne dit pas de quoi : s’est-il jeté dans le vide ? A-t-il été foudroyé d’une crise cardiaque après la montée ? S’est-il étranglé avec une guêpe ? Mystère.

sentier levanto monterosso

Au bout d’1h45, nous voici au sommet, Punte Mesco, avec vue sur Porto-Venere et Monterosso en bas. Nous prenons notre pique-nique dans les ruines de l’ermitage San Antonio, qui offre ses murets en guise de sièges sous les pins d’Alep et les chênes lièges. Il est probablement du 13ème siècle et abritait des moines Augustins avant d’être abandonné au 18ème. Des centaines de guêpes sont attirées par le melon, le jambon et le fromage et l’une de nous fait sa crise, énervant d’autant plus les bêtes à dard qu’elle fait de grands gestes. Le tout est de ne pas en avaler une, pour le reste de chauffer au briquet l’endroit piqué. Mais elle ne me croit pas, le préjugé submerge toute raison.

ermitage san antonio

La redescente est assez raide, malgré les marches de bois ravinées par les pluies. Cailloux et racines ne font pas de cadeau. Ce qui n’empêche pas un kid que nous croisons de monter pieds nus en avant de sa mère, une belle femme un peu lourde. Il porte à la main ses chaussures, qui doivent frotter dans les creux et bosses du sentier et lui faire plus mal que les cailloux sur la plante. Ses pieds ont du prendre l’habitude du sable, du béton et du macadam depuis les semaines de vacances. Pas de photo, je laisse les mots faire travailler votre imagination : on ne peut tout montrer, faute de réflexe à la prise de vue, de place pour publier, et par volonté de laisser une liberté à chacun.

monterosso vue du sentier

Quelques villas chics sur les hauteurs, juste avant le port, puis nous pouvons voir la villa-tour d’Eugenio Montale, prix Nobel de littérature italien 1975, né en 1896 dernier de six enfants. Isolé en Ligurie lors de la montée du fascisme, il marque en ses poèmes une vision claustrophobe de l’existence, focalisée sur les impressions que lui donnent les phénomènes naturels.

monterosso maison eugenio montale

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Menteries de mairie à Paris

Dans son dernier bulletin de décembre 2014 distribué dans les boites des Parisiens, la maire socialiste Hidalgo annonce à sons de trompe que « la Ville a installé en septembre des panneaux vitrés en remplacement des grilles sur la passerelle des Arts (6e) ». En septembre ? Il suffit – en décembre – d’y aller voir : il n’en est rien. N’hésitez pas à faire une visite, vous constaterez de vos propres yeux le mensonge socialiste.

Paris cadenas promesses mairie socialiste

Les cadenas de la mode moutonnière se sont entassés encore plus, les grilles se détachent brin après brin sous le poids des serrures d’éternité, scellées là par les amourettes éphémères.

Paris cadenas decembre 2014

La Mairie socialiste n’a rien trouvé de mieux que l’effet d’annonce pour tenter de décourager – mais les étrangers n’en ont cure, eux qui ne parlent pas français ni ne lisent « A Paris », le bulletin de propagande municipal voué au culte de la Culture bobo. Ce même effet d’annonce au performatif (comme se piquent de dire les enfeignants), que « la gauche » reprochait à Sarkozy comme un crime de lèse-réalité, Hidalgo l’use jusqu’à la corde : dire, c’est faire; je l’ai dit, donc c’est fait. Ce qui est mal pour « la droite ultralibérale » (libéral, Sarkozy ?) est bien pour « la gauche bobo », jamais en peine de se féliciter d’être si vertueuse, dans le sens de l’Histoire, des Droits de l’Homme et du Progrès humain (plus il y a de majuscules, plus les vaniteux du parti du Bien se gonflent de leur importance).

Paris cadenas decembre 2014 profusion

Faute de « panneaux de verre », la bureaucratie municipale a fait installer de ridicules panneaux de contreplaqué – aussitôt tagués dans le style diarrhéique qui plait tant à Jack Lang. De vrais « panneaux de banlieue », pour faire plus « solidaire » peut-être. Les ouvriers municipaux sont probablement surchargés de travail en cette période de rentrée, et on les comprend : vider encore plus de poubelles à cause des étrangers venus plus nombreux aux beaux jours du réchauffement climatique, souffler à grand bruit (écologique ?) toujours plus de feuilles dues à cet automne indien, installer à grande débauche d’électricité cette patinoire (désertée en ces jours trop chauds) devant l’Hôtel de ville, les projecteurs donnant leur maximum en plein soleil pour éclairer l’inanité socialiste des vœux pour la planète (dire écologie suffit pour faire croire), monter force guirlandes et arbres verts de « fêtes » (on ne dit plus Noël, mot tabou chez les bobos de gauche, de peur de froisser les islamistes irascibles).

Paris cadenas decembre 2014 plaques en bois

Donc les cadenas subsistent, toujours plus nombreux, lesdits contreplaqués style bidonville ne les gardant que d’un côté, les esclaves de la mode s’empressant d’en sceller d’autres à l’extérieur.

Paris cadenas decembre 2014 touristes insistent

Ah si, vers le centre aval de la passerelle, trois panneaux de verre sont quand même installés : TROIS ! Sur près de cent panneaux au total. Suffit-il de « faire » 3% des choses pour dire « j’ai installé« , comme si 100% étaient réalisés ? Il faut croire que oui, pour le socialisme français. Se gonfler de mots ronflants suffit à se croire le phénix des hôtes de cette ville, à résorber le chômage et à célébrer la culture.

Paris cadenas decembre 2014 plaques anti

Les cadenas essaiment sur les ponts à côté, aval et amont, de la passerelle d’Orsay devant le musée au pont Marie derrière Notre-Dame, en passant par le Pont-Neuf devant la statue d’Henri IV.

Leur masse fait de plus en plus laid, prolifération cancéreuse sans idée ni beauté. Et oui, les grilles se détachent, risquant de tomber à la fin sur les bateaux-mouches qui passent sur la Seine.

Paris cadenas decembre 2014 derriere panneaux

Un bobo de la Mairie avait vaguement suggéré l’érection d’arbres à cadenas (les bobos adorent les érections quand leur prétexte est « l’Hart » comme disait Flaubert, ainsi la bite gonflable place Vendôme ou les bites en chocolat de McCauley à la Monnaie). Mais les Femen-inistes ont dû rembarrer le macho qui osait sceller l’amour à un substitut de verge, « égalitarisme » oblige. Pourtant, l’idée n’était pas bête : canaliser la mode pour que son panurgisme stupide serve à quelque chose, notamment à cet Hart révéré des bobos socialistes.

Pourquoi en effet ne pas envisager, comme au Japon, le grand vide annuel des cadenas lors d’une cérémonie publique, afin de les fondre en œuvre d’art confiée à un artiste avide de création sur deniers publics ? Hidalgo la socialiste dénie-t-elle que Paris soit jumelée à Kyoto, la capitale culturelle du Japon ? Pas assez politico-culturellement correct, le Pays du soleil levant ? Pourtant, en ses temples, les arbres à vœux sont dépouillés de leurs papillotes en papier une fois l’an, qui sont brûlées par le prêtre en un spectacle social et religieux : il s’agit de faire monter les vœux au ciel pour que les dieux les exaucent.

Fondre les cadenas en œuvres d’art périodiques ayant pour thème l’amour serait une belle fin pour ces rebuts de métal fondus en Chine. La cérémonie consacrerait le sentiment derrière la mode, l’aspiration éternelle derrière le panurgisme béat, l’élévation apportée par la culture au mouvement de la société.

Ce serait « élever » les gens. Mais les socialistes français parisiens songent-ils encore – comme du temps de Jaurès – à « élever » le peuple ? On l’observe sans avoir fait d’études, ils songent à le dominer, de leur pouvoir public et de leur moraline catéchiste (Aubry déplorant la consommation du dimanche, Duflot posant en selfie avec une lesbienne, Hollande agitant ce droit de vote des étrangers qu’il n’a aucune majorité pour faire passer). Ils ne songent manifestement pas à l’élever.

Ne serait-ce pourtant pas une idée culturelle exaltante que de fusionner les minables cadenas de la globalisation en une inspiration artiste à la gloire de l’amour, cette conviction française ?

Mais je me demande : nos socialistes sont-ils encore français ? Ne laissent-ils pas cette identité ringarde au bas peuple ? C’est le même ineffable Hollande qui a réduit récemment la France à l’idée républicaine sans racines ni histoire, sans rien de plus que « l’apport de l’immigration ». S’il est indéniable, fait-il société ? Un abandon de plus qui montre combien le souffle du socialisme, né vers 1848 et chanté par Victor Hugo et Jean Jaurès, est bien mort sous Hollande, Aubry, Hidalgo et consorts.

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Clément Rosset, Le réel – traité de l’idiotie

clement rosset le reel traite de l idiotie
Le réel est ce qui existe, « sans reflet ni double : une idiotie au sens premier du terme » p.7 (idiot veut dire simple, particulier, unique, plus globalement sans raison). Deux parties dans cet opus qui poursuit la quête philosophique sur ce qui existe : 1/ D’un réel encore à venir, 2/ Approximations du réel. Suivies d’une postface sur la sottise, avec l’exemple du fétiche à l’oreille cassée de Tintin.

Le réel est encore à venir, rares sont ceux qui l’appréhendent. « Nous disons que ce qui existe est insignifiant, que le hasard peut très suffisamment rendre compte de tout ce qui existe ; cette thèse demeure ambiguë si l’on omet de préciser qu’elle vise ce qui se passe ‘dans’ l’existence, mais naturellement pas le fait de l’existence elle-même, le fait qu’il existe quelque-chose » p.40. Ce qui existe n’a pas de signification et s’est s’illusionner que de lui en plaquer une. « Le réel n’est rien – c’est-à-dire rien de stable, rien de constitué, rien d’arrêté » p.21. Exemple l’hostilité du chien qui veut (à tout prix et sans cause) mordre Monsieur Hulot en vacances dans le film de Tati. Encore le jeu d’échecs où « la nécessité qui s’y produit apparaît à la fois comme implacable et incertaine, alliant la plus parfaite rigueur aux plus imprévisibles aléas » p.33.

Deux courants philosophiques nient ou évitent le réel : l’illusionnisme et l’inguérissable.

Hegel est le maître du premier, « le grand philosophe de la signification imaginaire » p.36, consolateur endémique des temps de crise qui prétend tout expliquer parce que le seul réel est rationnel, évacuant tout le reste sans daigner le voir. Créer un double du réel a trois fonctions :

  1. mise à l’écart (cachez ce sein que je ne saurais voir),
  2. métaphysique (un autre monde donne un sens à celui-ci),
  3. fantasmatique (produire l’objet qui manque au désir, pulsion incapable de jamais se fixer).

« L’illusionnisme philosophique consiste à annoncer le sens sans le montrer » p.54 : ni la nature de la Raison, ni de l’Esprit, ni de l’Idée chez Hegel n’est jamais donnée… « Les hégéliens modernes – de Mallarmé à Lacan, en passant par Georges Bataille et Jacques Derrida – usent d’un même illusionnisme philosophique » p.55. Le sens est interminablement différé.

Les inguérissables maintiennent le sens mais constatent son absence ; ils ne le gardent que comme pure croyance. Kant en est le maître, « moment où l’on a établi, le plus solidement du monde, que si l’on tenait à une idée on pouvait à jamais la revendiquer pour vraie, quand bien même il serait établi par ailleurs, et tout aussi solidement, que cette idée est une absurdité » p.61. La critique de Kant ne porte pas sur le contenu mais sur ses conditions de possibilité. Tour de passe-passe qui maintient n’importe quelle « vérité » que l’on croit nécessaire, aboutissant au dogmatisme. « Incertitude quant à l’objet, mais certitude quant au sujet : on croira de toute façon, peu importe au fond à quoi » p.63. On s’accroche à son illusion comme à un doudou, par peur du réel. « La ‘vérité’ était hier à Moscou, elle est aujourd’hui [1977] à San Francisco, elle sera demain dans la philosophie chinoise, l’écologie ou l’alimentation macrobiotique [c’était prémonitoire !] – et chaque fois d’ajouter, en vous présentant sa nouvelle lubie : ‘Quel fou j’étais !’, comme le héros de Gogol » p.64.

« Car c’est cela qui épouvante à l’avance les dévots, et avec eux tous les hommes en tant qu’ils sont susceptibles de dévotion, c’est-à-dire de peur : exister sans nécessité, agir sans caution – aller à l’aventure dans un monde où rien n’est prévu et rien n’est joué, où rien n’est nécessaire mais où tout est possible. Cette réalité, ainsi perçue à l’état brut, est comme un vin trop fort ; pour la rendre agréable à boire, on la coupe généralement avec l’eau du sens » p.66. La réalité directe n’est perçue que par l’ivrogne, l’artiste et parfois le philosophe ; elle est d’elle-même, sans double signifiant. « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit » p.42. C’est une grâce de jubiler malgré la catastrophe, c’est une allégresse que d’aimer ce qui est, sans cause, pour le pur plaisir d’exister.

Les approximations du réel visent à donner du sens, à déformer l’existant pour le rendre acceptable, notamment par l’écriture et par la représentation. « La grandiloquence est fondamentalement une sorte d’accident du langage, un glissement, un dérapage dont l’effet est de rendre le réel par des mots ayant visiblement perdu tout rapport avec lui : un langage manqué, à peu près au sens où les psychanalystes (…) parlent d’actes manqués » p.82. L’enflure est le propre de Jean-Jacques Rousseau, de Victor Hugo, et de tous les politiciens.

  • Par exemple « Rousseau (…) transforme d’une part le fait d’écrire ses Mémoires en événement unique et prodigieux (inflation du contenu) ; d’autre part il célèbre ce prodige à l’aide d’une rhétorique d’apparat héritée de l’art oratoire et judiciaire (inflation de l’expression) » p.85. Il y a déformation du réel par indifférence au réel, aptitude à l’escamoter au profit de ce qu’il peut prêter à dire.
  • Par exemple « Tartuffe est atteint d’une perversion qu’on pourrait désigner comme une aberration triomphaliste du langage, dont l’effet est de transformer automatiquement toute chose en mot, c’est-à-dire d’assimiler rigoureusement la réalité de la chose à celle de sa représentation. Ainsi protégé du réel par la forteresse imprenable de son propre langage, il est inattaquable, comme l’apprend à ses dépens la famille d’Orgon » p.103.
  • Par exemple Sade : « De l’écriture sadienne on pourrait dire qu’elle est une perpétuelle outrance verbale, non en ce qu’elle déforme le réel mais en ce qu’elle prétend absolument s’en passer » p.106. Tel est le performatif : le verbe se confond avec l’acte, dire est comme si l’on faisait. Même le pire.

Travers contemporain véhiculé par le marxisme dogmatique de l’après-guerre, par le structuralisme puis par l’illusion gauchiste de liberté dans le spontané instinctif, ce refus du réel au profit de la représentation a deux conséquences : le narcissisme et la violence. « Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la confusion de la chose et du mot (…) se soit accompagnée d’une explosion de narcissisme généralisé » p.111. Moins une attention à soi qu’une inattention au reste – au réel. Valorisation de l’image plus que de la réalité. « D’abord parce que la parole grandiloquente fait violence au réel, ensuite parce que cette violence faite au réel est l’indice d’une violence virtuelle tant chez celui qui parle que chez celui qui écoute. (…) La violence sanctionne toujours un outrage au niveau de la représentation et non à celui du réel » p.112. Ce n’est pas d’être nul que souffre le banlieusard des quartiers, c’est qu’on le lui dise (insulte) ou qu’on le lui fasse sentir d’un regard (irrespect). Qui passe indifférent, sans paraître voir, n’est pas agressé.

Le remède ? Il se trouve chez les sportifs en occident (et j’ajoute) chez les adeptes des arts martiaux en orient. « L’acte ou le geste réussis ne sont tels qu’à la condition qu’ils ne soient pas brouillés par leur propre représentation dans le temps même où ils s’accomplissent : vérité bien connue des sportifs qui ne manquent généralement leur coup (…) que pour autant que s’y superpose, dans l’esprit de l’acteur, sa propre représentation » p.141. Les maîtres japonais ne disent jamais ce qu’ils font – ils le font. A l’élève de saisir et d’imiter, la virtuosité ne passe pas par les mots mais par les actes.

Clément Rosset, Le réel – traité de l’idiotie, 1977, éditions de Minuit 1986, 155 pages, €11.50

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Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge

orhan pamuk mon nom est rouge
Rouge est la miniature persane, rouge est le sang. C’est entre ces deux forces que s’étend ce roman. Policier car il y a meurtres, et artiste car il y a peintures. La tension entre les deux est le fait de la religion, l’islam prohibant les images qui imitent la création de Dieu, donc impies. L’auteur est turc et situe son roman foisonnant à Istanbul en 1591. Nous sommes au sommet de l’art de la miniature, juste avant la période obscurantiste qui va consacrer, avec le sultan Mehmet, la décadence irrémédiable de la civilisation islamique qui avait culminé au 16ème siècle sous Soliman « le Magnifique ». La cause en est simple : la religion et son rigorisme, la tentation de la pureté, l’éternel retour aux origines qui plombe l’islam de la lettre.

Le message du Turc Pamuk aujourd’hui est donc aussi politique : rien à faire avec la religion au pouvoir. La vie qui va ne saurait composer avec les principes rigides des fanatiques, figés par la Révélation au Prophète. Prix Nobel de Littérature 2006 parce qu’il sait concilier culture musulmane et droits de l’homme, Orhan Pamuk se met ici en scène avec le petit Orhan (5 ans), frère de Shevket (7 ans), fils de Shékuré, la véritable héroïne du livre. La mère, la femme, est le personnage central autour duquel tout tourne – y compris les intrigues de palais et l’art ou la guerre.

adolescents aux figues miniature persane

Ce roman foisonnant, paillard, gourmand, sensible, se lit avec bonheur malgré son nombre élevé de pages et sa traduction souvent maladroite. Il fait contraster la beauté vivante des hommes de belle prestance, des femmes désirables, des adolescents mignons, des enfants turbulents avec la beauté abstraite et froide des miniatures peintes du monde « tel qu’il est aux yeux de Dieu » p.394. Le bonheur ? s’interroge Shékuré avec son robuste bon sens de mère et d’épouse qui n’a pas revu depuis 4 ans son guerrier de mari rentrer des batailles, « l’amour ainsi que le mariage nous aide à y parvenir : voilà à quoi servent un mari, une maison, des enfants, un livre » p.346. Chacun des personnages raconte l’histoire en chapitres séparés, rendant ce roman polyphonique et offrant au lecteur autant de facettes de la civilisation musulmane avant qu’elle ne décline.

Le meurtre d’un peintre, Monsieur Délicat, ouvre le livre, racontée par le mort lui-même. Suivra le meurtre de l’Oncle, père de Shékuré, avant l’enquête commandée par le sultan en personne. Le premier aurait été effrayé des « impiétés » qui étaient demandées aux peintres par le second, sur ordre du sultan, pour « imiter » la manière de peindre européenne sous forme de portraits ressemblants. Quelle hérésie dans un islam travaillé d’interdits et hanté par le souci de ne jamais égaler Dieu dans sa Création ! Juste après cette époque, le sultan Mehmet ira jusqu’à détruire à coup de masse l’horloge animée offerte par la reine d’Angleterre, parce que ses personnages « offensaient Dieu ». Comme si le Créateur du monde, qu’il se nomme Jéhovah, Dieu ou Allah, n’avait pas « façonné l’homme à son image », comme il est dit dans le Livre… « Je sais trop bien que cet inépuisable sentiment de culpabilité, cette habitude de courber la tête sous les attaques des hodjas, des prédicateurs, des juges, et des religieux en général, qui tous nous accusent d’impiété, c’est à la fois ce qui nous nourrit et ce qui tue l’imagination de nos peintres », dit l’Oncle p.300.

L’auteur a quitté la Turquie en 2006, après nombre de menaces de mort pour ses prises de position contre la négation du génocide arménien et pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il s’est exilé aux États-Unis, pays phare de l’Occident démocratique, en complet désaccord avec le fanatisme de toutes les religions du Livre. C’est dire si la Turquie, qui n’a jamais été européenne, ce roman le montre à l’envi, dérive de plus en plus de l’Union depuis sa publication…

Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge, 1998, Folio 2007, 743 pages, €11.12

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Approche des dieux égyptiens à Edfou

Sur les murs, de nombreuses figures sont piquetées. Je pense qu’il s’agit une fois de plus de la bêtise de tous ceux qui croient détenir une quelconque vérité, quels que soient les siècles et les croyances. Mais Dji a une autre théorie à ce sujet. Pour lui, un temple vit et ses cérémonies évoluent. Il est vrai que l’histoire égyptienne s’étend de 5500 ans BC (Before Christ) à 641 AC (After Christ) ! Les représentations qui ont une utilité à une certaine époque peuvent ne plus en avoir par la suite d’où leur piquetage.

pharaon et pharaonne seins nus edfou

A y bien regarder, on ne détruit pas n’importe comment : le piquetage est un travail méthodique sur certaines parties du corps, et non une suite de coups anarchiques un peu partout. On détruit en premier le nez – lieu du souffle, symbole de « l’âme vitale » – puis les yeux – qui ont un pouvoir, enfin (éventuellement) la tête et le reste du corps. Je ne sais pourquoi l’on a ainsi piqueté les figures, mais c’est dommage. Celles qui restent révèlent des silhouettes gracieuses au modelé doux. Des femmes on ne voit qu’un seul sein, dont le téton pointe, signe de vigueur et de désir. La robe tombe jusqu’aux pieds mais s’arrête juste en-dessous des seins, ce qui est un brin érotique à nos yeux d’aujourd’hui et ajoute au plaisir de la visite. Ces formes ciselées dans le mur m’évoquent le fragment poétique de l’époque d’Akhenaton, que j’ai lu récemment :

« Avec sa silhouette élancée et ses seins nacrés,
Ses fesses charnues et ses hanches étroites…
Sa noble allure,
Elle ravit mon cœur lorsqu’elle m’accueille. »

femme sein nu edfou

Les hommes sont en pagne, parfois translucide car on distingue les formes des jambes remontant sous la toile. Ils ont le torse harmonieux aux pectoraux galbés, aux flancs légèrement creusés, comme l’est aussi la dépression du nombril. Rien de rigide en ces sculptures pourtant conventionnelles. Elles ne sont pas bêtement réalistes car elles combinent plusieurs angles de vue : la face est de profil mais l’œil est de face, les deux épaules sont de face mais un seul sein est représenté, de profil.

horus faucon edfou

Le but de la représentation artistique dans l’Égypte antique n’était pas de « faire de l’art » comme le croient les bobos d’aujourd’hui, mais de conserver visages et silhouettes pour l’éternité. La sculpture était l’autre face de la momification : il fallait garder vivantes les formes essentielles des êtres. D’où cette régularité géométrique qui nous frappe tant et qui influence encore le dessin d’affiche ; d’où aussi cette observation aiguë de la nature en ses détails, comme la forme des feuilles ou le plumage des oiseaux. Reproduire en pierre, c’était conserver ; et conserver durablement, c’était maintenir les êtres en vie. L’objectif de la représentation artistique était magique plus qu’esthétique. Le meilleur artiste n’était sûrement pas le plus inventif ! Il était, à l’inverse, celui qui reproduit le mieux les êtres selon les règles de la tradition immuable. Ce sont les Grecs, impressionnés à l’aube de leur civilisation par l’art égyptien, qui vont secouer les formes pour les adapter à leur vision du monde : rendre les dieux comme des humains parfaits.

edfou anubis

On peut distinguer encore quelques traces de couleurs dans les chapelles protégées de la lumière. Scène charmante de simplicité : Isis, amoureuse d’Osiris, a passé le bras autour de son cou. La flottille d’Hathor vogue sur le grès, portant la déesse vers Horus pour son mariage annuel.

Dans ce temple, nous fera remarquer Dji plus tard, la ligne de découpe des blocs de pierre passe toujours sur l’œil des personnages. Nous sommes dans le temple d’Horus, faucon au regard perçant, et c’est bien le regard qu’il faut mettre en valeur. Je m’amuse à repérer le hiéroglyphe qui signifie « l’enfant » : c’est un bébé nu, assis, la mèche de cheveux de côté, un doigt dans la bouche. Sur un mur extérieur, ces graffitis sauvages : John Sheffet 1859, Jouve 1872 – des visiteurs…

edfou horus et pharaon

Il n’est pas aisé pour nous de pénétrer dans l’univers religieux égyptien. Il ressemble un peu au premier verset de la Bible. L’esprit absolu, Rê, était diffus dans le Chaos primordial. Il a pris conscience de lui-même en voyant sa propre image, Amon. La parole est une puissance qui crée, elle peut appeler son double et ainsi le créer. Les Tibétains imaginent de la même façon des êtres qui deviennent « réels » par autosuggestion. Se manifestent l’espace-air (Shou) et l’énergie-feu (Tefnout) qui engendrent terre (Geb) et ciel (Nout). Ce qui met fin au chaos en organisant l’univers équilibré et vivant que nous connaissons.

osiris insuffle la vie a pharaon edfou

Les forces créatrices de la vie spécifiquement terrestre sont Osiris, force fécondante, semence et arbre de la vie, eau qui donne l’aliment, et Isis, force génératrice et amour des créatures. Plus tard apparaîtront le couple des destructeurs, Seth et Nephtys, le mal nécessaire qui provoque le devenir par leur défi permanent. Maât, fille de Rê, est l’ordre du monde ; elle représente l’équilibre, la vérité, la justice, la communication entre les hommes. Hommes et dieux sont de même espèce, mais leur univers n’a pas la même dimension : aux hommes la terre, aux dieux l’univers. Tous deux possèdent une âme (Ba), une énergie qui permet le passage d’un monde à l’autre, et des éléments corporels (Ka), la force vitale. L’homme n’a qu’un seul Ka, les dieux plusieurs. Les hommes peuvent atteindre l’éternité : leur âme rejoint Osiris, la puissance vitale, et leur corps embaumé a la vie éternelle des cadavres impérissables. Le Ka du dieu est la statue qui le représente ; le prêtre fixe le Ka divin dans la statue par un geste rituel. Exposée au soleil, elle en reçoit le Ba et le dieu habite alors son temple comme un être vivant.

edfou scarabee et faucon

Des moineaux effrontés et peu sauvages volettent ici ou là, se perchant dans les trous des murs. En hiéroglyphe, le dessin du moineau signifie l’agitation et la destruction. Ce n’est pas pour rien que les moineaux symbolisent à Paris les gamins. Représenté devant les deux mamelons du désert, le dessin signifie « le mal », cette anarchie qui s’oppose à la gestion hiérarchique de la crue du Nil qui, seule, permet la vie quotidienne des hommes.

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Anatole France, Les dieux ont soif

anatole france les dieux ont soif folio

Enfin le retour du roman pour Anatole France, un bon roman historique, édifiant et passionné. Anatole France a voulu reconstituer l’air du temps révolutionnaire, à Paris, durant la Terreur ; il a voulu comprendre comment un élan pouvait devenir système et échapper aux acteurs, les rendant spectateurs, engrenages de la machine ; comment le rêve heureux de se prendre en main en Assemblée nationale le 17 juin 1789 a pu générer la réalité cruelle des massacres de septembre (du 2 au 6) en 1792 qui préparent la Terreur de 1793…

Son personnage sera donc un artiste saisi de vertu, Évariste Gamelin, ci-devant peintre, 28 ans. Sa jeunesse lui donne la beauté mais – fantasme chrétien – la beauté du diable, qui cache sous de plaisants atours la glace du dogmatisme. Elle s’empare de la sensibilité passionnée de cet âge pour lui faire servir la Raison pure : le mal absolu. Il y a du christique chez le jeune homme, « irrémédiable de chasteté » p.440, incapable de marier sa bonne amie Élodie pourtant fort amoureuse de lui. Mais un Christ inversé, martyr de la Vérité certes, mais de l’inhumaine. Comment les Lumières ont-elles pu engendrer ce culte de la Loi, cette déraison du « bon sens », cette négation qu’il soit « la chose du monde la mieux partagée » ? « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses » p.585. Car c’est un coup de force d’un petit groupe d’« enragés » qui décrète la mobilisation générale, instaure un tribunal « révolutionnaire » et entretient sans cesse le fantasme du Complot et de la Trahison pour éliminer tous ceux qui ne pensent pas selon le vent venu d’en haut. Où est le partage du bon sens dans cette Raison imposée ?

L’auteur montre donc comment, touche après touche, l’exigence de vertu surhumaine détruit l’humanité, comment les Jacobins éradiquent toute diversité, comment le déisme d’État traque avec fanatisme à la fois l’ancien catholicisme et le nouvel athéisme. Toute foi peut dégénérer en fanatisme, on l’a vu avec le catholicisme sous l’Inquisition, avec les Lumières sous la Terreur, avec le communisme sous Staline, Mao et Pol Pot, avec l’islam sous Khomeiny et Ben Laden, avec la finance radicale, explosée en 2007. Le « bon sauvage » de Rousseau, pris au mot, se révèle singe hurleur, violent et cruel. La nature serait-elle darwinienne et pas biblique ? « Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais ; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques » p.593.

Baisant un enfant de 8 ans dans un jardin public, Évariste Gamelin s’exclame : « Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon » p.607. Toujours cette illusion que, lorsque le mal sera éradiqué le paradis règnera sur la terre, l’avenir sera radieux. Mais demain – car il reste toujours de mauvaises herbes à extirper, d’ancienne habitudes qui renaissent, un « homme nouveau » éternellement à construire, dans une « révolution permanente ». Le monde ici-bas est mêlé, c’est cela que les tenants des Idées pures et d’un Idéal hors du temps ne peuvent accepter : ils traquent donc sans cesse les « traîtres » et châtient jour après jour les « coupables » – dont le seul tort est de ne pas obéir à l’épure…

Robespierre, bourgeois provincial un peu efféminé, ne se sent plus d’orgueil lorsqu’il parvient, par louvoiements et flatteries égalitaires, à rallier la majorité jacobine. Lui, l’Incorruptible, a mis la Vertu hors du temps, tel une nouvelle Table de la Loi. Sa « pureté » inhumaine s’étourdit de paroles, s’enfume de morale et, saisi de vertige, ne voit plus rien de la réalité des gens ni des choses. Tout ce qui va contre le monde idéal qu’il a créé tout armé dans sa tête doit être faux ou traître, tous ses prédécesseurs révolutionnaires, puisqu’ils le contestent parfois, ne peuvent être que des comploteurs monarchistes depuis l’origine, entachés de péché originel – donc à éliminer pour que survienne le Souverain bien. Robespierre apparaît deux fois dans le roman, mais plane sur toute la période.

Anatole France, socialiste jaurésien, abominait Robespierre et la Terreur, signe pour lui du dérapage de la raison pratique dans la raison pure. Son incarnation est Brotteaux des Îlettes, ci-devant receveur des finances sous l’Ancien régime, réduit à vendre des pantins de carton et ficelles dans un grenier parisien. Il est sensuel et de bonne humeur, prend les choses comme elles viennent, cultivant le doute critique, se nourrissant de Lucrèce – un véritable écolo libertaire, si l’on ose cet anachronisme. Il exerce sa raison contre la Raison, ses lumières contre l’aveuglement d’État qui voit tout, qui sait tout, qui peut tout – et qui décrète malgré vous ce qui est « bien » pour vous. « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes » p.479.

La brutalité du fanatisme égalitaire détruit toute liberté et toute fraternité – or c’est par l’équilibre des trois vertus que la Révolution est grande. Robespierre et les Jacobins ont fait déraper la devise dans l’abstrait, idéal fusionnel de « la Nation » conçue comme appareil tenus par quelques-uns, au détriment du plus grand nombre et de leur diversité. Le contraste, éclairé par l’auteur, était grand entre les images d’État de la fête de la Fédération, ces statues géantes d’Hercules populaires, ces statues de la Nature seins nus, cette Isis hiératique (qui nous rappellent furieusement la période soviétique ou nazie), et les réactions du vrai peuple dans sa vie quotidienne : « on se croirait sur les bords du Nil » p.494. De là à exiger des citoyens qu’ils construisent des pyramides sous le fouet, il n’y a qu’un pas.

Son beau-père potentiel le dit carrément à Évariste : « Vous êtes dans le rêve ; moi je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d’enthousiasme, cinq ans d’embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d’arbres de la libertés coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs ; d’emprisonnement, de guillotine, de rationnements, d’affiches, de cocardes, de panaches, de sabres et de carmagnoles, c’est long ! Et puis l’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel et tant d’autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros ? » p.456.

Anatole France milite pour l’amélioration de la vie quotidienne du plus grand nombre, de ces petits ramoneurs savoyards en loques à la poitrine salie de suie dans les rues de Paris, de ces vieilles réduites à mendier leur pain faute de pouvoir vendre des images pieuses, de ces artisans qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts et sont conduits à prostituer leurs enfants. Seules la constance et la justice peuvent améliorer le sort des hommes – pas la violence ni l’autoritarisme au nom du Bien. Encore moins les jugements de la passion, qui courbent toute raison au nom du sentiment. « Jugeant d’après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions qui sont votre loi sacrée » p.497.

Les Mélenchon, Aubry, Montebourg – et ceux tentés de voter pour eux – devraient lire d’urgence ce livre qui décortique comment les bonnes intentions et les bons sentiments peuvent paver l’enfer de la réalité sociale ! « Évariste admirait en eux la vigilance, l’esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art de dominer, une impériale sagesse » p.537. D’une brûlant actualité.

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, Folio 1989, 320 pages, €7.32

La Révolution française, L’Histoire – les collections, n°60, juillet 2013, 98 pages, €6.90

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Peter Robinson, Beau monstre

2001 Peter Robinson Beau monstre

Dix morts, pas mal pour un polar anglais. Avec ce qu’il faut de pédophilie, de prostitution, de drogue et autres agréments de la jeunesse déboussolée dans une société sans boussole. N’oublions pas que l’auteur, bien qu’Anglais d’origine, vit au Canada et qu’il a dû, comme toutes les Amériques, vivre assez mal les attentats du 11-Septembre. Le roman est paru cette année-là.

Il met donc en scène une « conne américaine » : la caricature d’artiste ‘qui fait confiance à ses sentiments’, femme battue et féministe, militante naïve des Causes Justes, et miss Catastrophe dans toute sa bêtise. Où les bonnes intentions bibliques pavent les enfers réels.

Car la vieille Europe n’est pas la neuve Amérique et la psychologie y connaît de ces profondeurs que n’atteindra jamais le pire tueur en série de là-bas. Que se passe-t-il lorsque vous avez été violée régulièrement enfant, de même que vos frères, sœurs et cousins, enfermée nue dans une cage à la cave (1er chapitre), et que vous rencontrez finalement le Violeur de Seacroft qui aime les séances « spéciales » ? Vous le saurez vers la fin… Le titre anglais, Aftermath, signifie justement les suites de quelque chose.

Pas facile d’enquêter sur les mœurs modernes dans ce pays à l’ancienne : « L’Angleterre était encore au Moyen Âge ne ce qui concernait le recours aux psychologues-conseils » p.120. Il n’empêche que Jenny, docteur en psychologie et toujours amoureuse du désormais commissaire Banks, est bien utile. Elle remonte à l’enfance des victimes et y découvre des choses. Banks peine à se séparer de son ex-femme Sandra, voit à peine ses enfants adultes et envolés, aime toujours autant le whisky Laphroaig et le petit chat sauvage des bois autour de sa fermette à qui il offre du lait à laper. Il hésite sexuellement entre Anne et Jenny, car la vie continue malgré les meurtres et la cinquantaine qui fatigue. Portrait de Banks par une spécialiste : « Il était indépendant, fort, réservé ; peut-être plus vulnérable qu’il ne voulait le paraître, mais ce n’était certainement pas le type à inspirer de la pitié ou à réveiller des instincts maternels » p.459. En bref, attachant, même pour un lecteur homme.

Si le livre a de la peine à démarrer, la construction initiale paraissant fort décousue, les pièces du puzzle se mettent en place à mesure, comme il se doit. Tout s’éclaire, de la cave la plus sombre aux ruelles obscures et aux séances sexuelles à la bougie, avant d’arriver ‘grâce à la police’, en pleine lumière.

Le tout découpé en chapitres haletants et en paragraphes qui présentent comme dans un film la vision de chaque protagoniste. Jusqu’au final assez peu moral (nous sommes en 2001 où les Justes ne gagnent plus guère…) mais efficace. La forme réussie d’un thriller, sur un thème qui fait frémir : tous les ingrédients d’un bon livre.

Peter Robinson, Beau monstre (Aftermath), 2001, Livre de Poche 2007, 539 pages, €7.22

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Pierre Drieu La Rochelle, Mémoires de Dirk Raspe

Écrit entre deux suicides, l’un raté d’août 1944 et le dernier réussi de mars 1945, ces Mémoires de peintre sont le testament littéraire de Drieu. Comme toujours, Dirk Raspe est lui (Drieu la Rochelle) et un autre (l’anagramme de DisParaître). Nous avons en ce dernier roman une vigoureuse création littéraire, charnelle, écrite, introspective – mais comme toujours avec des redondances et des longueurs. Il n’a heureusement pas eu le temps de rallonger la sauce avec deux parties supplémentaires, mais malheureusement aussi pas eu le temps de corriger ce qu’il avait écrit.

Pierre Drieu La Rochelle Memoires de dirk raspe pleiade

Drieu fin 1944 se cache des vainqueurs puisqu’il a collaboré de façon… suicidaire, jusqu’au bout avec les nazis, alors qu’il n’y croyait plus. Tourmenté, il se psychanalyse dans l’écriture. Il aurait préféré être anglais, peut-être pour ressembler à l’« un de ces beaux jeunes hommes ambigus dont on ne sait s’ils sont des animaux ou des dieux, qui paissent sur l’herbe verte » d’Oxford (p.1351). Au moins, ces pragmatiques ne sont pas tourmentés par les questions, « aussi bien tentés par le rêve que par l’action ». Lui-même les a connus à 15 ans, en 1908 à Shrewsbury. Il part de ce fragment autobiographique pour explorer en quatre parties son propre itinéraire spirituel : la politique (le fils ainé du pasteur), la société (vendeur de tableaux bourgeois), la religion (prêcheur parmi les mineurs pauvres), enfin l’art. Il en a une vision mystique, christique. Son modèle est le peintre Van Gogh, dont il reprend le portrait (p.1485), mais aussi Nietzsche et Dostoïevski. Car la religion ne le retient pas : « Je crains toujours que la religion ne soit un renoncement facile et paresseux à l’effort, au risque de penser. C’est terrible, mais c’est beau de lutter seul contre le monde » p.1454.

Il transmute sa crise spirituelle personnelle, voyant l’écroulement en 1945 de tout ce à quoi il a pu croire, en une crise de civilisation. « J’aurais voulu confondre mon âme avec celle des autres hommes » p.1460. Toujours fusionnel, Drieu, en amour, en politique comme en mystique. Le Crépuscule des dieux voulu par l’avorton Hitler voit la chute des traditions millénaires et l’avènement de la brutale modernité que Drieu haïssait (l’industrie, l’argent, le confort bourgeois, l’étroitesse d’esprit, la médiocrité de masse, le mode de vie capitaliste américain). Le nihilisme triomphe et seule la rédemption personnelle de quelques élus parviendra à sauver l’humanité. Nietzsche, Dostoïevski et Van Gogh sont devenus fous de s’être brûlé les ailes. Dirk Raspe sonne un peu comme Icare, ce jeune homme aux ailes attachées par la cire qui a voulu voler trop près du soleil. Nul n’approche la sagesse sans côtoyer la folie, c’est aussi une leçon des cultures orientales que Drieu lit assidûment cette année là. Manière de remettre en question le rationalisme en vogue avec la technique, cette croyance – bête selon Drieu – que la science peut tout expliquer et tout maîtriser.

Apocalypse de l’âme, la peinture vue par Drieu est une ascèse christique où il faut s’humilier jusqu’au point d’atteindre l’illumination, n’être plus « rien » pour devenir un artiste, un « moine mendiant » (pp.1466 et 1507) en quête d’absolu. Il adopte une pute, « la fille Tristesse », il croque des corps déformés, peint un coin de marais sordide dans les gris, verts, bruns (couleur Wehrmacht ?). Il se complaît dans le spectacle de la misère, il s’y vautre. C’est du Zola revu par Léon Bloy, sans espoir puisque l’artiste est selon lui prédestiné où ne reste qu’artisan sans postérité. La grâce touche qui elle veut, c’est dit dans l’Évangile de Jean (cité p.1471). Enfanter des œuvres qui, à leur tour, font des petits dans l’âme des hommes, est l’espoir secret de Drieu. Il n’est pas sûr lui-même d’y être parvenu par ses romans, lui qui n’a pas laissé d’enfant. Il voit d’ailleurs « la maternité dans ce qu’il a de certain : la multiplication de la viande » p.1346. En revanche, « je pressentais ce que depuis j’ai compris, senti si bien, si atrocement, si délicieusement, qu’au sein de la vie éternelle, il y a un noyau qui n’est plus la vie, qui n’est plus l’être, qui est autre chose. Peut-être à jamais inatteignable par nous : l’indéterminé, l’ineffable » p.1479.

Ce roman est donc un cri. Très différent des précédents.

Pierre Drieu La Rochelle, Mémoires de Dirk Raspe, 1945, Gallimard collection Blanche 1966, 248 pages, €21.75

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Les numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog.

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Yasunari Kawabata, Kyoto

Yasunari Kawabata Kyoto

Tout commence par les violettes au creux du vieil érable, puis se prolonge par les cerisiers en fleurs du sanctuaire shinto Hiean Jingu. L’ancienne capitale, Kyoto, est pour Kawabata l’essence du Japon, de la nipponité. Le cerisier au printemps, c’est la vie même : « l’arbre semblant moins avoir produit ses fleurs que les branches n’être le simple support de ce foisonnement » p.13. A l’origine, il y a la nature, l’élan de vie qui s’épanouit en fleurs fragiles aux pétales roses comme les joues teintées d’émotions des très jeunes filles. Chieko se promène sous les cerisiers avec le jeune homme de 18 ans, Shininchi, son ami d’enfance choisi pour sa beauté à 7 ans comme Chigo (éphèbe) sur un char de parade de la fête de Gion. Il aura le privilège symbolique de se marier avec le dieu.

« Que c’est féminin, si on regarde bien… observa-t-il. Les fines branches qui penchent, les fleurs, tout est à la fois luxuriant et d’une extrême délicatesse » p.13. Car la nature est la Mère, à l’origine, celle qui met au monde et laisse pousser, indifférente. Chieko est une enfant trouvée, adoptée par un couple de commerçants en gros de tissus. De qui est-elle la fille ? Au fond, de la nature même, par-delà la mère porteuse – qui l’a abandonnée à la naissance et a disparue. Car c’est bien la nature qui va faire retrouver à Chieko sa sœur jumelle Naeko. En allant voir les troncs lisses des cryptomères de Kitayama, son amie reconnaît un double de Chieko parmi les paysannes. Les jumelles vont lier peu à peu connaissance, malgré l’écart des conditions sociales.

Et ce n’est pas par hasard si la reconnaissance a lieu lors de la fête de Gion, durant les Sept dévotions aux divinités du sanctuaire de Yasaka. Ce sanctuaire est dédié à Susanoo le petit frère provocateur d’Amaterasu, déesse du soleil qui tisse la toile de l’univers et arrière grand-mère du premier empereur du Japon Jimmu. Shinichi/Chigo se confond avec Naeko, l’ami d’enfance avec la sœur jumelle. Ainsi sont les meilleures unions « naturelles », dirait-on. Chacune aura un amoureux, mais l’ambigüité demeure de savoir de quelle sœur est amoureux chaque prétendant : de la fille-nature ou de la fille-héritière ? L’auteur a la délicatesse de laisser dans l’avenir la réponse.

kiyomizu dera kyoto

Loin des pays de neige et des amours impossibles, Kawabata signe ici son meilleur roman, dix ans avant son suicide. Tout est jaillissement, enracinement et exubérance. La vie encore traditionnelle de Kyoto se voit menacée par la modernité. Les artisans reculent devant l’industrie, les relations d’homme à homme devant la gestion, le contact avec la nature devant l’urbanisation et l’automobile. Même les geishas doivent attendre 18 ans avant de se livrer aux plaisirs. Ce que regrette Takichirô, père adoptif de Chieko, lorsqu’il rencontre celle qui accompagne une tenancière de maison de thé qu’il connait : « vraiment adorable, si blanche de carnation. Elle devait avoir quatorze ou quinze ans » p.111.

Le début des années 1960 bouleverse le Japon autant que la guerre et Kawabata le déplore. Il relie ici ce qui ne doit pas mourir, malgré l’accélération contemporaine : l’émerveillement devant la vie, le chant des hormones, le goût du travail bien fait. Chaque être naît artiste dans son domaine, de la préparation du thé au tissage de ceintures, du polissage des troncs au commerce de gros, de la création de motifs à la perfection des geishas. Il ne faut pas perdre ce contact de l’esprit avec les choses, de la création avec les êtres. On ne crée pas plus « en soi » qu’on « échange » tout court. Chacun est relié, pas égocentré ; l’individu est unique, mais ne se révèle qu’au travers des autres.

C’est le message des jumelles, nées de la même femme mais ayant eues chacune un destin différent, jusqu’à l’amour de la nature qui les a rapprochées. « Les fleurs vivent. Vie brève, mais vie évidente. Les années reviennent et les boutons s’ouvrent – comme vit la nature » p.58. « Elles fleurissent de toute la force de leur vie. » De même les jumelles, ou le jeune Shinichi : « Comment est-il possible que de si beaux enfants viennent au monde ? » p.68.

Si vous ne connaissez pas Kyoto, ce roman devrait vous donner envie d’y aller. Certes, la ville a changé, mais subsistent dans ses parcs et parmi ses temples l’atmosphère ici décrite par Kawabata : la nature parmi les hommes. Vous y verrez les cerisiers en fleurs au printemps, les bambous de l’été, les érables aux feuilles rouges à l’automne, les troncs lisses des cryptomères et le vert des pins en hiver. Décors vivants dans lesquels passent les êtres jeunes, pleins de vie, les vêtements ouverts aux souffles. Tout cela crée des « dieux » innombrables au cœur des sources et des pavillons de bois, et laisse une impression de sacré, d’union avec le tout, de sacrément vivant.

Yasunari Kawabata, Kyoto, 1962, traduction Philippe Pons, Livre de poche 1987, 192 pages, €5.32

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Montaigne, Flaubert et l’engagement

J’ai abordé Montaigne au collège, mais cela m’ennuyait. Le discours scolaire et les « devoirs » selon la rhétorique n’engagent pas à aimer. Ce n’est que bien plus tard, par la grâce du service public, que Montaigne a pu m’intéresser. C’était en 1992 je crois, l’antenne de France-Culture laissait quatre ou cinq minutes chaque matin au philosophe André Comte-Sponville pour commenter Montaigne. Il parlait enlevé, sans les scories pédantes de la langue du 16ème et débarrassé du laborieux appris. Il montrait Montaigne actuel, en maître de vie, que l’on pouvait lire sans complexe en français moderne.

Je le retrouve chez Flaubert, cité dans sa correspondance : « Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit. Je ne connais pas de livre plus calme et qui vous dispose à plus de sérénité. Comme cela est sain et piété ! Si tu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Héraclite. Et médite le dernier paragraphe. Il faut devenir stoïque, quand on vit dans les tristes époques où nous sommes. » (à Louise Colet, 26 avril 1853, Correspondance 2 p.317, Pléiade)

Il s’agit d’un texte court, au chapitre 50 du Livre 1. L’idée est qu’il est sot de s’engager comme si la vérité était claire, alors que nos facultés ne nous permettent jamais qu’une relative ignorance. Mieux vaut réfléchir et débattre, confronter nos points de vue provisoires et avancer ainsi, pas à pas, chacun faisant du mieux qu’il peut. Les engouements de masse sont des pièges à liberté et des inhibiteurs de création parce qu’ils bloquent la connaissance. La sagesse est de les éviter. Le raisonnement se déroule en trois phases :

  1. ceux qui nous promettent de nous faire voir ne le font pas ;
  2. la faculté qui anime l’homme est limitée à soi ;
  3. la sagesse est de ne rien prendre au « sérieux » si l’on veut laisser une chance à l’humanité.

Montaigne, s’appuyant sur l’exemple des Anciens, déclare que « le jugement est un outil à tous sujets. » Si je ne connais rien au sujet, le jugement (la faculté de raison) me permet de sonder, de « tenir à la rive » et de reconnaître « ne pouvoir passer outre ». Si le sujet est vain, le jugement trouvera de quoi l’appuyer. Si le sujet est noble et rebattu, le jugement « fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure » parmi tous ceux qui l’ont traité. Mais il est sot de croire tout savoir un jour. « Car je ne vois le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire voir. » On ne fait qu’effleurer ou sonder mais l’ignorance reste.

En effet « l’âme » (ce qui anime l’homme), si elle calcule et ordonne, « se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. » De chaque matière, elle « n’en traite jamais plus d’une à la fois. » Ce sont les limites humaines. « Et la traite non selon elle, mais selon soi. » Le regard est filtrant, il ne voit que ce qu’il veut voir. Il y faut tout l’appareillage de la méthode expérimentale pour s’extirper, et encore pas toujours, de la subjectivité. Le jugement n’a rien d’objectif, surtout dans les matières humaines. « La santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires se dépouillent à l’entrée, et reçoivent de l’âme nouvelle vêture, et de la teinture qu’il lui plaît… » Il faut se rendre à l’évidence : « notre bien et notre mal ne tient qu’à nous » – car des goûts et des couleurs, chacun est juge. « Chaque parcelle, chaque occupation de l’homme l’accuse et le montre également qu’une autre. »

Démocrite trouvait l’humaine condition ridicule : il en riait. Héraclite en avait pitié : il en pleurait. « J’aime mieux la première humeur », dit Montaigne, « parce qu’elle est plus dédaigneuse. » Flaubert est dans ce même état d’esprit, cherchant dans ses œuvres ce « comique ultime » qui ne fait pas rire tant il révèle. Montaigne : « les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous qu’il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise… » Rien, au fond, ne mérite d’être pris au sérieux. Il n’y a que les vaniteux qui le font. Avis aux médiatiques qui se pressent à la soupe du pouvoir nouveau. Tant de sérieux, tant de flagornerie chez les petits intellos à ‘Libération‘ et ailleurs…

Flaubert suit Montaigne à la suite de Démocrite. Tous choisissent de vivre « conformément à la discipline d’Hégésias qui disait le sage ne devoir rien faire que pour soi (…) ; et à celle de Théodore, que c’est injustice que le sage se hasarde pour le bien de son pays, et qu’il mette sa sagesse en péril pour des fous. » C’est ce dernier paragraphe que conseille de méditer Flaubert à sa maîtresse. Pour lui, l’artiste doit se garder des passions et bêtises de son temps s’il veut servir l’art. Aujourd’hui, il serait contre les intellectuels engagés – qui limitent la vérité à une croyance politique. Il serait encore plus contre les histrions qui, parce qu’ils « sont » les médias, se croient investis de la mission de nous guider !

Après ce raisonnement en trois points, est-ce à dire qu’il faut récuser tout engagement ?

Non, car il est des causes qui méritent qu’on s’engage : contre l’esclavage, le nazisme, l’exploitation des enfants… Flaubert lui-même s’est engagé toute sa vie à la suite de Voltaire contre les fanatismes (« écrasez l’infâme ! »). Il s’est engagé pour la république en 1848, étant même volontaire un temps dans la garde nationale. Il s’est engagé pour son frère, sa mère, sa nièce, ses amis. Il a relayé la correspondance de Victor Hugo exilé à Jersey et défendu Baudelaire. Mais il préfère les engagements personnels aux causes générales. L’engagement est l’action de se lier ; chez l’artiste ou l’intellectuel, c’est l’attitude de mettre son art au service d’une cause. Or l’artiste, comme le savant ou l’intellectuel, sont des créateurs. Ils doivent observer une certaine distance pour que fleurisse leur talent. Il leur faut rester réfléchi, ne jamais se prendre au sérieux comme Dieu sur terre. L’engagement de parti ou de masse inhibe l’individu, le rend conforme, programmé. On l’a vu de la plupart des artistes « engagés », même les plus talentueux à l’origine : l’ode à Staline d’Aragon ne fut pas son meilleur poème…

Le « sérieux » de la Doctrine ferme toute découverte, immobilise la raison, moutonne avec les moutons. Il ne réalise pas ce pour quoi l’individu est fait – réfléchir par lui-même pour faire fructifier au mieux la graine de talent qui lui est remise à la naissance. C’est par sa sagesse (sa façon de voir) particulière que l’artiste, le savant ou l’intellectuel peuvent apporter le plus aux autres.

Se préserver, c’est servir – et Diogène était sans doute plus exemplaire couché dans son tonneau que Sartre juché sur le sien.

Gustave Flaubert, Correspondance tome 2, Gallimard Pléiade, €57.95

Michel de Montaigne, Les Essais (français moderne par Jean Plattard), Gallimard Quarto, 1355 pages, €28.98

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