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Franck Thilliez, Il était deux fois

Le scénariste de la série télé Alex Hugo nous incruste dans les montagnes de l’Arve pour un thriller glaçant qui allie viol sur mineure, enlèvement et dérives de l’art contemporain. Tout ce qui constitue la mode. C’est bien construit, haletant, suggestif – mais glauque.

Un lieutenant de gendarmerie enquête depuis douze ans sur la disparition de Julie, sa propre fille de 17 ans, dont n’a été retrouvé que le VTT posé contre un arbre sur un parking de montagne. Depuis 2008, aucune nouvelle, aucune trace.  Gabriel Moscato interroge le registre de l’hôtel de la Falaise près de la prison où sa fille a travaillé l’été et où elle a pu rencontrer son kidnappeur. Fatigué, il se couche dans la chambre 29… et se réveille en pleine nuit dans la chambre 7 par des chocs d’étourneaux venus percuter sa fenêtre. Il est désorienté, sort sur le parking de plain-pied, et il n’est pas le seul. L’aube pointe à peine.

La chambre n’est pas sa chambre ni les affaires les siennes. Ni même son nom, inscrit dans le registre de l’hôtel. Pire : il ne se trouve plus en 2008 mais en 2020 !

Il va lentement découvrir qu’il a subi une amnésie de douze ans à cause d’un choc dont il ne se souvient pas ; que le cadavre de femme tué par balle qui a motivé la terreur des oiseaux, aveugles la nuit, est celui de celle qui l’accompagnait et qu’il a baisée, son sperme est bien en évidence sur ses cuisses ; que son collègue Paul est devenu capitaine de gendarmerie et qu’il a épousé sa femme après que Gabriel eut divorcé huit ans auparavant parce qu’elle avait une liaison avec Paul ; qu’il a massacré la jambe de son copain à coup de batte de baseball. En bref, un réveil brutal : Moscato a perdu sa fille unique, a vu sa vie détruite, son couple brisé, sa carrière finie.

Il n’a alors de cesse que de reconstituer ce qui l’a amené à reprendre l’enquête dans ce trou perdu des montagnes qu’il a quitté douze ans auparavant. Les indices qu’il a collectés et dont il ne se souvient pas. A moins que… les documents déposés dans un coffre qu’il a fait poser dans le placard de la maison de retraite de sa mère à Lille ne lui livrent ce qui lui manque.

La traque se poursuit, un père ne renonce jamais. Il montera dans le nord, passera en Belgique, aura maille à partir avec la mafia russe, lira un auteur de roman policier particulièrement tordu, rencontrera un artiste de scènes torturées peintes avec du sang humain, cherchera un plasticien russe sadique, en bref des psychopathes qui se disent adeptes de l’art le plus pur – jusqu’à l’impasse ultime : « ces raclures de l’âme » selon Antonin Arthaud cité en épigraphe. Paul l’aidera car sa femme, qui est l’ancienne épouse de Gabriel, ne peut faire son deuil et que sa fille Louise, gendarme elle aussi, s’amourache d’un croque-mort pas très clair.

Il est donc deux fois, avant et après l’amnésie ; les palindromes inscrits sur les murs et dans un roman noir y répondent, ces mots identiques en inversant toutes les lettres. Ce n’est pas un hasard ; tout fait sens. A commencer par le village de Sagas dont le nom inversé s’écrit sagaS. Comme si la fin était le début.

Difficile d’en dire plus sans violer la belle intrigue tout juste sortie de l’enfance. Mais vous avez de quoi passer une nuit blanche.

Franck Thilliez, Il était deux fois, 2020, Fleuve éditions, 525 pages, €22.90 e-book Kindle €17.99

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Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard

anatole france le crime de sylvestre bonnard

Lorsqu’il publie ce roman, il se positionne contre le naturalisme à la Zola. Anatole France réhabilite le spontané et le merveilleux, le conte à la Dickens, auteur qu’il admirait fort. Nous le lisons aujourd’hui avec plaisir, l’histoire nous touche, le vieux bonhomme érudit et généreux reste un ami. N’est-ce pas lui qui fit livrer un bol de bouillon et une bûche pour le feu à la femme du grenier, pauvresse qui allait avoir un enfant ? Ce beau bébé aimé, devenu garçonnet, allait un jour lui livrer, entouré de violettes, le manuscrit qu’il convoitait pour ses chères études. La mère, devenue riche et noble par mariage, lui a rendu ses bienfaits.

Mais c’est l’intérêt porté à la petite-fille de Clémentine, son amour de jeunesse, qui va élever Sylvestre, ancien élève de l’École des chartes et membre de l’Institut, au rang d’homme de cœur. Jeanne, devenue orpheline, est placée en pension où règne une vieille demoiselle. Son héritage se dissipe bientôt et elle est réduite à laver les cuisines. Le « crime » du vieil érudit est de la faire évader, elle qui était encore mineure à 18 ans, contre son tuteur, un notaire véreux. Heureusement que ce dernier vient de s’enfuir avec la caisse (et accessoirement la jeune fille d’un de ses clients). Le juge nomme donc tuteur Sylvestre Bonnard, sur la recommandation de la femme qu’il a aidée jadis.

Il voudrait bien garder sa nouvelle pupille pour lui quelques années, voyant en sa jeunesse un printemps revenu. Mais il se résigne par honneur à faire son bonheur et ne tarde pas à la fiancer selon son souhait avec le jeune homme qui lui fait la cour, un étudiant qui vient de passer sa thèse d’histoire avec ses conseils érudits.

Nous sommes dans les Misérables, mais de la classe moyenne, et l’auteur tire sa morale plus de l’exemple des héros antiques que des personnages outrés de la révolution ou de l’empire. Anatole France n’est pas Victor Hugo, mais être de raison. Pour lui, l’humanisme n’est pas la déclamation de grands mots mais l’accomplissement de petits actes.

Ni ressentiment social, ni misérabilisme d’apitoiement, il est en ce sens plus chat que chien, aimant confort et tendresse plus que force ou que rage, comme en témoigne dès les premier mots le portrait du félin Hamilcar. France reconnait l’amour, sans le sacraliser, et rien ne lui paraît plus beau pour l’avenir de l’humanité qu’un enfant aimé de sa mère ou de ceux qui en ont la charge – comme le maître aime son chat. Rêve et douceur de vivre en sont les souverains mots.

Bien sûr, l’auteur use de masques pour élaborer sa fiction. Sa chronologie présente des invraisemblances, il n’hésite pas à plagier des guides touristiques et des auteurs anciens, ses personnages ont un peu lui mais pas tout, il écrit en se vieillissant de plusieurs décennies. C’est que tous ces artifices sont nécessaires pour établir la distance raisonnable envers les émotions. Par là même, il les fait passer en douceur au lecteur, séduit par le ton – tour à tour badin ou ironique, précis ou déclamatoire. L’écriture est un art, comme le croyais Flaubert, et l’apparente simplicité de l’œuvre cèle des jours entiers de labeur et de remaniements.

Reste un roman social qui se lit bien aujourd’hui, des personnages attachants qui nous émeuvent, une philosophie libérale de l’existence tout à fait moderne pour cette fin de l’avant-dernier siècle.

Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard, 1881, Hachette livres BNF 2012, 331 pages, €14.63

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band

Seuls les amoureux de Céline se pâmeront sur ce roman inachevé, touffu et délirant. Je l’ai trouvé plein de longueurs, d’invraisemblances grotesques, de verve archaïque vautrée dans le popu complaisant. Il y a de belles trouvailles (j’en ai relevé ci-après) mais engluées dans le trop-plein. Céline, qui connaît bien l’anglais, joue sur le mot ‘band’ pour signifier qu’il est emberlificoté dans son destin, parmi les autres, dans ce milieu qu’il aime et déteste à la fois. Band est le lien, la bande, la troupe, la fanfare, l’orchestre – mais aussi bander à la française. Il y a de tout ça dans ce machin de 676 pages Pléiade, sans les appendices inachevés ! Rendons hommage au travail d’édition d’Henri Godard, pas facile avec ses manuscrits dispersés, son argot vieilli et ses allusions perdues.

Nous sommes en 1916, Destouches continue de broder sur son histoire personnelle. Blessé en 1914, réformé à 80%, il a 20 ans et tente à Londres de commencer une existence jusqu’ici toujours contrainte par les parents, l’école ou l’armée. Mais il n’est bon à rien, pas même à la fidélité envers ceux qui l’aident. Il se laisse ballotter par tout ce qui survient, se monte des imaginations, va lui-même ouvrir la porte aux malotrus, se dit qu’il faudrait s’éjecter mais reste sur son cul à rien foutre. En bref le clampin puceau, incapable et impuissant. Dès lors, l’histoire manque ; la seule chose qui fait tenir ce roman est le style, toujours le même, ambiance délire, bouffées hallucinatoire,  divagations de trépané, les trois points à toutes les sauces et un vocabulaire d’arsouille. L’énormité remplace le talent. Certes, l’œuvre a été maintes fois reprise puis abandonnée, recommencée à divers stades de l’existence mouvementée de l’auteur, jamais élaguée sur le tome II, mais enfin… Quand Céline a un fil conducteur, sa verve passe bien ; quand il ne sait pas où va, ça tourne vite lancinant et lasse.

En gros, le roman veut traduire le désastre d’une existence personnelle prise dans le cataclysme d’une guerre suicide européenne. Pourquoi pas ? Mais le milieu des putes et boxons français à Londres, durant la Grande guerre, est-il bien choisi pour ce faire ? Londres est une ville où il fait bon vivre en 1916 car assez loin des champs de bataille, sauf quelques zeppelins bombardiers, et où l’on sait s’amuser. La société est restée très victorienne, l’apparence rigide masque le défoulement sans limites des passions. Ce ne sont que théâtres, bars, « musique nègre », pelotages et coups vite faits. Le War Office organise un concours du meilleur masque à gaz pour l’armée et voici Ferdinand embringué avec un faux chinois, bateleur français, pour jouer l’inventeur auprès d’un colonel à nièce.

La môme a dans les 12-13 ans, cuisses musclées sous jupette courte, beaux yeux bleu myosotis et boucles blondes. Rien de tel pour faire chavirer Céline, assez pédophile pour les petites anglaises. « Elle est trop agréable fleur ! oui fleur… je respire… bleuet !… oiseau j’ai dit… j’aime mieux oiseau… tant pis ! Je suis ensorcelé… bleuets ses yeux… une fillette… et ses jupes courtes !… » p.334. Il tente bien un vague équilibre romanesque avec la femme de son pote pseudo-chinois, Pépé, qui papouille et baisotte à bouche goulue un jeune laitier. « Et la grosse bise au petit garçon… Encore une autre ! une autre grosse bise ! dear little one !… Et que je te l’empoigne le petit bougre ! il est cajolé, trifouillé, pourléché, emmitouflé, en moins de deux ! dans les caresses ! là sur le paillasson ! là tout debout !… le poupon commissionnaire !… Ah le petit giron !… Il se tortille, il glousse de même !… ça doit pas être la première fois !… » p.302. Mais sa verve pour l’émoi adolescent, encore forte dans ‘Mort à crédit’, n’est plus là. Il l’avoue, le sexe n’a jamais été son fort : « moi surtout qui suis pas la braise, enfin du cul terriblement, je le dis tout de suite » p.570.

Il a trouvé son Alice et ses merveilles, mais sans rien de la sobriété mathématique du poète Lewis Carroll. L’ex-cavalier français, qui deviendra médecin en dispensaire, joue plutôt dans la grosse farce avec divagations enfiévrées. Pris un soir de course dans l’atmosphère effrénée d’un bar nègre avec la petite, il la voit se frotter sur les hommes, perdre sa culotte et sauter de genoux en genoux, « le cul en l’air qu’elle a tout nu » p.508. Elle est déchirée, défoncée par le rythme et les hommes, « c’est un défilé sur elle… un tzigane d’abord, puis un nègre, puis un barbu, puis un athlète (…) ils montent dessus partout à la ronde », elle est heureuse de jouir et d’en redemander, « enlacée, reniflée, pourléchée, haletante et câline, elle se tortille, elle se pâme au tapis… » p.510. Sitôt sorti dans la ruelle, il la viole illico sous la pluie à torrent, contre un mur, sa petite fée souillée. L’imagination l’enflamme, « comment elle se faisait caresser !… bourrer… farfouiller !… Ah ! pardon ! par la horde ! » p.513. Il l’agrippe, « je suis animal hop !… Y a personne !… Elle geint d’abord… puis elle miaule… je la fais sauter tellement je suis fort !… ‘Saute ! saute ! cabri !’ Je sais plus !… je la sens au bout… chaque coup elle grogne… C’est chaud au bout !… c’est chaud !… ‘Mon ange !…’ Je l’embrasse… elle me laisse… je secoue… je secoue !… » p.515. Étonnante page où l’on baise une mineure dans la littérature française. Rythme filmique, images saccadées jusqu’au spasme final, c’est prenant.

Au début de ‘Guignol’band’, Virginia a 12 ans, elle aura 16 ans dans le dernier tome dont seul le synopsis a été écrit. Effrayé par son audace provocatrice commencée durant les années folles, confronté à la chape d’ordre moral du vieux Pétain, Céline a tenté de raccrocher l’âge de 15 ans comme légal pour le mariage des filles… La voilà enceinte et lui « cloque monsieur », dit-il drôlement p.577. Il a de ces trouvailles quand il aime, Céline, parlant encore de « jardiner la nièce » p.643, ce qui est poétique.

Mais tout son bonheur ne parvient pas à coaguler. Dans ce Londres où il est poisson dans l’eau, tout ce qu’il aime lui échappe, bars, marmaille et bateaux. Les bars explosent sous les grenades de l’anarchiste juif Boro, la marmaille est pelotée, troussée et besognée – filles comme garçons -, les bateaux partent sans lui pour les Amériques… « C’était la faute de personne, chacun est fou de vivre tant qu’il peut, de tout ce qu’il possède et tout de suite, personne n’a une seconde à perdre, debout ou couché, c’est la loi du monde… » p.537.

Pourtant, comme il est beau Londres à vingt ans : « Je me souviens tout comme hier de leurs malices… de leurs espiègles farandoles le long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim. Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillons, anges riants au miroir de l’âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux… » p.106. Ou encore, bien des pages plus loin : « Mourir ainsi tout emporté de jeunesse, de joie, de marmaille ! tout le bonheur ! le bouquet de joie d’Angleterre ! si frais, si pimpant, divin ! pâquerettes et roses moustillantes ! Ah ! je m’exalte ! Ah ! je m’enivre ! » p.656. Joli, non ?

Marmaille, cuisses de nymphe, bateaux à voiles… tout ce qui danse émerveille Céline. « Il s’envolerait, c’est un oiseau, malgré les myrions de camelotes dans son ventre en bois, comble à en crever, le vent qui lui chante dans les hunes l’emporterait par la ramure, même ainsi tout sec, sans toile, il partirait, si les hommes s’acharnaient pas, le retenaient pas par cent mille cordes, souquées à rougir, il sortirait tout nu des docks, par les hauteurs, il irait se promener dans les nuages, il s’élèverait au plus haut du ciel, vive harpe aux océans d’azur, ça serait comme ça le coup d’essor, ça serait l’esprit du voyage, tout indécent, on aurait pu qu’à fermer les yeux, on serait emporté pour longtemps, on serait parti dans les espaces de la magie du sans-souci, passager des rêves du monde ! » p.672.

Ça serait… mais avec Céline le coup d’essor se ramène aux coups du sort. Jamais d’envol, sauf dans le délire. L’existence à ras de terre, toujours fourvoyée dans les ennuis, où il se met comme un niais. Le lira qui pourra, il y a tant de longueurs… Le lecteur étouffe souvent dans le galimatias, l’éructation, le flux délirant. Il aurait fallu trier, élaguer, construire. Pas eu le temps, Céline, ni le goût. Restent quelques perles – mais à dire plus qu’à lire !

Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band 1 et 2 + synopsis du 3, 1944, Romans III Gallimard Pléiade, édition Henri Godard 1988, 1264 pages, €52.25

Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band 1 et 2, Folio, 1989, €10.45

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