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Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé

L’auteur est connu pour ses romans policiers, dont le célèbre Nécropolis – la cité des morts, paru en 1976. Décédé il y a un an à 89 ans, en mai 2023, Herbert Lieberman était New-yorkais et possédé par toutes les hantises de l’Amérique des pionniers. Ce roman-ci met en scène une bande d’adolescents des deux sexes, frères et sœurs, élevés en cage dorée dans un vieux château français du XIIe siècle transporté pierre à pierre dans une île du nord-est des États-Unis et entouré de grandes forêts où vit une tribu de nains consanguins dégénérés aux mœurs primitives. Nous sommes entre le roman policier, la science-fiction et la fable philosophique.

Car il y a une intrigue policière : le meurtre du père, venu comme chaque année passer une semaine à interroger un à un ses enfants sans qu’ils le voient, pour se garder de toute émotion. Il ne veut juger que des résultats de l’éducation et de l’hygiène qui leur est imposée. Un policier est venu du continent, le colonel Porphyre, accompagné de quelques-uns de ses hommes. Qui a tué ? Chaque adolescent voulait le faire, mais qui l’a vraiment fait ? L’énigme se résoudra à la fin.

Mais pas sans un passage obligé par les autres thèmes du roman. Il est d’anticipation car il se situe vers les années 2070, bien longtemps après l’époque de son écriture ; là encore, le lecteur découvrira pourquoi vers la fin. Science car le père est un milliardaire excentrique (l’argent conduit à tout pouvoir, ou presque), qui a décidé de faire faire des recherches sur la longévité. Il a embauché pour cela un ancien médecin nazi (la grande mode aux États-Unis au début des années 1990), lui a installé un laboratoire secret dernier cri où il peut réaliser toutes es expériences sur les souris blanches, les rats de laboratoire, les chiens et les singes. Les années passent et les recherches sont prometteuses. D’où son application à l’humain.

Fiction car Jones, le père, teste la molécule, ça marche. Il décide alors d’une expérimentation à grande échelle dans des conditions soigneusement contrôlées depuis la naissance ; pour cela, il lui suffit d’engendrer ses propres enfants avec différentes femmes choisies sur plan, en fonction de paramètres génétiques, d’hygiène et de santé. Engrosser une femme par jour (comme Georges Simenon), lui permet assez vite de disposer d’un cheptel suffisant pour tester son protocole de longévité. D’où ce château fermé où les ados vivent en vase clos.

Des sept adolescents du château (il existe d’autres centres de par le monde), Jonathan est le narrateur. Il est le puîné derrière Cornélius, un peu retardé. Puis suivent Sofi, Ogden et Leander, Letitia, et la plus petite : Cassie. Les âges ne sont pas à très assurés car nul ne connaît sa date de naissance, ni ne fête son anniversaire, et il n’y a pas de miroir dans les pièces pour se regarder. Tout est soigneusement maîtrisé dans ce château, l’éducation classique littéraire, mathématique, musicale et sportive, le nombre de calories par repas, pas plus de 600, et la température extérieure fraîche qui garde les corps en légère hypothermie à 32° centigrades. Les fenêtres sont closes et les ados ne sortent jamais pour conserver une atmosphère contrôlée, comme en laboratoire. Ce sont les conditions les meilleures pour vivre le plus longtemps.

L’assassinat de Jones va briser cette routine et remettre en question l’expérience. Devant le colonel policier, Sophie avoue avoir transpercé d’une fléchette la gorge de son père qui dormait, après la soirée et le bal en son honneur. Puis c’est Jonathan qui avoue l’avoir d’abord étouffé avec un oreiller. Mais la cause de la mort n’est, selon le légiste, ni la plaie au cou, ni l’asphyxie… Tous sont perturbés par la disparition brusque de Leander, le plus joli et le plus gentil de la fratrie. Il est plus jeune que Jonathan et son frère préféré. En revanche, Ogden le défie sans cesse et le hait. La rumeur veut qu’une fois l’an l’un des enfants soit appelé ailleurs, après entretien avec le père. Cette année, c’est le tour de Leander, qui disparaît lors d’un tour de magie de l’oncle Toby. Ce dernier, frère cadet de Jones, assure avec le signor Parelli et Madame Lobkova, l’éducation des enfants et la bonne marche du château. Amateur de jeunesse, il couche volontiers avec ses nièces.

D’ailleurs, la sexualité est non seulement permise mais aussi encouragée chez les adolescents. Cassie vient rejoindre Jonathan la nuit dans son lit :« J’embrasse les seins de ma petite sœur, elle gémit doucement. Nous nous frottons l’un à l’autre, exactement comme nous l‘ont appris oncle Toby et Madame Lobkova au début de notre puberté – que Jones considère comme l’âge idéal pour commencer sa vie sexuelle. N’ayez de relations qu’avec les membres les plus proches de votre famille, ceux dont vous savez qu’ils n’ont pas de maladie. Ressentez de la joie, nous prêchait-t-il. Pas de la concupiscence. La concupiscence vous ravale au rang des bêtes » p.43. Une philosophie libérale de l’éducation contrôlée bien loin de Rousseau. Le sexe, la reproduction, tiennent d’ailleurs une grande part dans ce roman d’anticipation.

Leander est peut-être encore vivant et Cassie part à sa recherche, une porte de poterne étant mystérieusement ouverte alors que les issues restent toujours closes. Pourquoi ? Elle laisse un message à Jonathan, son grand-frère préféré, qui part à sa recherche en pleine nuit. La forêt est sombre et les huttes des Hommes des bois ne tardent pas à apparaître, avec de grands feux devant. Cassie est-elle prisonnière ? Jonathan n’a pas le temps d’en savoir plus, il est assommé et se retrouve nu, enchaîné, dans une hutte crasseuse où il est laissé dans boire ni manger durant une journée entière. 

Puis un groupe de jeunes des bois viennent le rosser avant que surgisse une femelle adulte qui les chasse, le nettoie, l’abreuve et le nourrit, avant de l’exciter et de le chevaucher sauvagement. Il jouit comme jamais, dans la crasse alentour et sous le corps difforme de la naine qui se tortille en un rythme savant. Il est alors rhabillé d’une simple tunique et emmené enchaîné vers un temple où on le place dans un cercueil, celui de Jones, et où il reste enfermé, couvercle vissé, une nuit complète. Au petit jour il en est extirpé, puis emmené devant la foule, où il est couronné roi. Sa seule fonction sera de baiser chaque nuit avec la Femme des bois pour l’engrosser et engendrer une espèce moins dégénérée. Il ne peut rien faire d’autre. Il revoit Leander et Cassie, prisonniers, mais ne peut les approcher. Leander est comme absent, terrifié par ce qui lui est arrivé. Lui qui devait être roi n’a pas supporté l’épreuve de l’enlèvement et du cercueil. Trop sensible, il est devenu fou et parqué avec les spécimens dans un baraquement de camp entouré de barbelés.

C’est le colonel Porphyre qui va délivrer Jonathan, Leander et Cassie, avant de les ramener à grand peine au château. Où les Hommes des bois ne tardent pas à les assiéger, tandis que les membres du personnel et les savants ont fui en emportant richesses, armes et nourriture. Porphyre attend des renforts du continent, mais le téléphone est coupé par les sauvages et le siège devient critique. Occasion pour les adolescents d’apprendre quel âge ils ont et à quoi leur existence a pu servir… La trame ne se dévoile en effet qu’à la fin, et tout ce que j’ai pu dire ci-dessus n’est qu’en guise d’apéritif.

Il y a quand même une incohérence logique due au temps qui passe. Les adolescents ne cessent d’apprendre et de s’exercer, durant des années. Mais on se demande à la fin pourquoi ils ont si peu retenu durant tout ce temps passé. Avec ce protocole d’éducation soigné, ils devraient être devenus des génies, ou du moins des garçons et des filles avisés et intelligents. Or il n’en est rien – paradoxe de l’intrigue… Leur développement mental ne semble pas suivre leur développement corporel.

Curieux roman inclassable que ce policier de science-fiction philosophique, quelque part entre Dix petits nègres (réédité sous le titre woke Ils étaient dix), L’île du docteur Moreau, La ferme des animaux, Sa majesté des mouches et Le monde perdu. Une puissance onirique rare en ce siècle de spécialisation étroite où les gens ne veulent plus sortir de leur case, ni les romans de leur nombrilisme ou de l’Hâmour convenu. A lire ou relire !

Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé (Sandman, Sleep), 1993, Points Seuil 1995, 459 pages, occasion €1,97

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Maurice Daccord, Le préleveur

On m’informe de la parution d’une nouvelle enquête du duo de Crevette et Baccardi. Je ne l’ai pas lue, contrairement aux autres fois. Contrairement aux autres fois, je n’ai eu qu’un faire-part – et je vous en fait part. Cela fait toujours une note en ces temps de vacances scolaires.

« Qu’arrive-t-il à Eddy Baccardi, ? il est à l’hôpital plongé dans une sorte de coma artificiel, entre la
vie et la mort. Colombe, Léon, et Valentina se relaient à son chevet. Les nerfs de Colombe sont à
vif, que va-t-elle devenir sans l’amour de sa vie ?
Heureusement, les secours de la thérapeutique vont tirer Eddy de ce mauvais pas, il va pouvoir
efficacement seconder son ami Léon, le Commandant Crevette, embarqué dans une enquête hors
norme dont il ne voit pas l’issue, et qui pour la première fois semble caler.
Eddy ne sera pas seul, un nouveau venu, le Lieutenant Merlu vient d’arriver dans le service de Léon
Crevette, et ils ne seront pas trop de trois pour trouver le responsable d’une nouvelle série de
meurtres.
Trois, pas tout à fait car une mystérieuse personne qui n’est ni une inconnue de Crevette, ni de
Baccardi, va les guider tout au long de cette enquête.
Après avoir résolu l’énigme de Tantum ergo, percé le Secret des mages du trident rouge, démasqué
le Docteur Tweed dans l’Affaire des flambeaux noirs, Crevette et Baccardi, dans la Lanterne des
morts, vont devoir débusquer celui que toute la presse a baptisé « Le Préleveur ».
Comme les précédents romans, la Lanterne des morts est un polar dans la tradition des romanciers
fétiches de Maurice DACCORD, les auteurs en « ar » : Michel Audiard, Alphonse Boudard,
Frédéric Dard…
Argot, parler caillera, verlan, mauvais jeux de mots, contrepèteries sont au rendez-vous de cette
nouvelle enquête, ainsi que les chansons, toujours présentes.
 » (Faire-part de parution)

Maurice Daccord, Le préleveur, 2024, éditions L’Harmattan avril 2024, 208 pages, €19,00 (lien amazon sponsorisé)

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Mary Higgings Clark, Ce que vivent les roses

Kerry McGrath est procureuse et son mentor, le sénateur Jonathan Hoover, envisage pour elle de la faire nommer juge. Elle est divorcée et mère d’une fille de 10 ans, Robin. Son ex-mari, Bob, ancien procureur, est devenu avocat des malfrats, notamment d’un certain Jimmy Weeks, affairiste sans scrupule qui n’hésite pas à commanditer des gros bras pour intimider ou tuer.

Robin a eu un accident de voiture avec son papa, qui conduit trop brutalement, et elle n’avait pas attachée vraiment sa ceinture. Blessée au visage, elle est soumise aux soins du docteur Charles Smith, chirurgien esthétique réputé. Il la soigne, elle n’aura aucune séquelle, sa beauté sera préservée. C’est que le docteur Smith attache une importance vitale à la beauté ; elle est pour lui comme une porcelaine fragile qu’il faut préserver. D’ailleurs passe, au sortir de son cabinet, une stupéfiante belle jeune femme, refaite du visage. Kerry se dit qu’elle l’a déjà vue quelque part, mais où ?

Cela la turlupine, et elle finira par faire l’association d’idée avec un crime commis jadis, dont elle a condamné le coupable selon la justice, celui de Suzanne Reardon, épouse de Skip l’entrepreneur. Suzanne était magnifique vivante, mais horrible en cadavre avec les yeux exorbités et la langue pendante. Elle a été étranglée et une brassée de rose de la race Sweetheart répandue sur elle (d’où le titre en américain). La fille que Kerry a vue chez le docteur Smith ressemblait trait pour trait à Suzanne. D’ailleurs, elle ne tarde pas a à apprendre que la Suzanne assassinée était sa fille…

Elle se penche alors sur l’accusé Skip Reardon, désormais en prison, et qui en a pour trente ans. Est-ce vraiment lui le coupable ? Il jure que non, les jurés ont été d’un avis opposé, mais l’enquête a-t-elle été au bout ? Kerry va donc la reprendre sur son temps libre. Elle ne tarde pas à s’apercevoir que personne ne veut plus en entendre parler, ni son patron qui aspire au poste de gouverneur et voit d’un sale œil surgir le spectre d’une erreur judiciaire sous sa responsabilité, ni son mari Bob que son client malfrat presse de faire abandonner Kerry, ni son mentor le sénateur Hoover qui fait suspendre sa nomination comme juge, ni le docteur Smith qui commence à filer sa nouvelle réussite esthétique dans la rue.

D’ailleurs, Robin se fait poursuivre dans la rue par une voiture qui fonce sur elle après que son conducteur l’ait prise en photo… Il en faut plus pour impressionner la procureuse qui désire devenir juge. Elle prend toutes les précautions possibles pour sa fille et va de l’avant. Elle reprend les témoignages écartés, comme celui de la voisine en face de la maison du crime, qui a vu le soir une voiture noire arrêtée devant la maison. Et le petit garçon handicapé de 5 ans qu’elle gardait qui s’est exclamé : « c’est la voiture de grand-père », signifiant par là que c’était un vieux modèle. Aidée de Geoff, un avocat encore célibataire, devenu ami et qui se prend de béguin pour elle, et de son enquêteur Joe, elle va creuser l’affaire.

Et découvrir la vérité.

Le roman est bien ficelé mais les personnages surgissent à profusion, ce qui déroute au début. On se demande ce que viennent faire Grace, l’épouse du sénateur, Jason Arnott, le dandy richissime qui aime les belles choses, Haskell le comptable qui cherche à se dédouaner, et ainsi de suite. Les coupables potentiels du meurtre de Suzanne sont au moins quatre et le lecteur ne peut décider entre eux jusqu’à ce que cela s’éclaire sur la fin. Tous les fils se nouent pour un final imprévu. Un bon cru Clark des années 1990.

Mary Higgings Clark, Ce que vivent les roses (Let Me Call You Sweetheart), 1995, Livre de poche 1998, 316 pages, €7,90, e-book Kindle €7,49

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Maxime Chattam, La constance du prédateur

Maxime Chattam renoue avec ses obsessions de jeunesse : les tueurs en série. Il met cette fois en scène un tueur multiple, intelligent, insaisissable, issu inévitablement d’une enfance malheureuse et même perverse. Le meurtrier est fort, méticuleux, précis, il ne laisse pas de traces. L’ADN, « reine des preuves » depuis trente ans, devrait aider mais… il n’est pas fiable à cent pour cent. Ici, il est même déconcertant…

Tout commence par une phrase sibylline : « Claire n’aimait pas sucer ». Mais ce n’est pas ce que vous croyez, il s’agit de sucre et d’une adote dans un bus clapant de la langue sa sucette avec des bruits mouillés. Un substitut freudien, peut-être, qui agace clairement Claire. L’infirmière rentre chez elle et, à sa porte, se fait enlever. Le tueur a encore sévi. Il va s’en servir quelques jours, jusqu’à épuiser sa jouissance, puis l’étrangler dans l’orgasme, comme il l’a appris dès son plus jeune âge.

Le décor est posé, les personnages entrent en scène. C’est d’abord Ludivine, la lieutenante criminelle qui passe au DSC, le Département des sciences du comportement, une section de profilage nouvelle chez les gendarmes français. Ludivine Vancker n’en est pas à sa première enquête, Maxime Chattam l’a déjà mise en scène dans des situations limites, glauques comme il les aime, dans trois autres volumes précédents (La conjuration primitive, La patience du diable, L’appel du néant).

La gendarmette, experte en combat rapproché, vient de rentrer de vacances après une enquête qui l’a fort éprouvée. Elle a trouvé entre les bras de Marc, capitaine DGSI (le Renseignement intérieur) la protection et le réconfort que toutes les femmes normales de l’auteur recherchent selon lui (il a demandé conseil à sa compagne). Sitôt de retour à la brigade, direction le chef : elle est mutée illico au DSC à Pontoise, ils ont besoin d’elle immédiatement.

C’est du lourd. Avec sa cheftaine capitaine Lucie, direction l’hélicoptère qui file vers l’est. Ludivine a à peine le temps d’être briefée, un paquetage de fortune lui est attribué pour quelques jours et qu’elle puisse se changer. C’est qu’une vingtaine de cadavres ont été découverts dans une mine d’aluminium désaffectée. Certes aux puits obturés, mais pas noyée comme les autres, pour ne pas polluer les nappes phréatiques. Le béton a été fissuré, on s’est introduit dans les galeries, à plusieurs reprises, et des cadavres ont été déposés là. C’est un photographe local qui aime prendre des lieux isolés et des ruines macabres de l’abandon industriel qui a prévenu les gendarmes.

Ce sont toutes des femmes, jeunes, entre 20 et 40 ans, pas moins de dix-sept, habillées mais sans aucun sous-vêtements. Des croix ont été tracées avec du sang sur les murs, puis effacées. Mais le fameux bluestar les révèle. La gendarmerie est à la pointe de la technique désormais (Chattam en rajoute un peu) et son labo mobile est capable d’analyser l’ADN en 48 h pour un coût modeste. Un ADN est justement révélé dans chaque vagin – mais aussi un objet curieux et symbolique, un crâne de piaf. Aucune référence dans la base de donnée du Fnaeg, le fichier des empreintes génétiques qui ne date guère que de vingt ans. Car les corps remontent aux années 1970.

Mais le même ADN est retrouvé dans le sexe de femmes récemment tuées, jetées cette fois sans mise en scène dans la nature. Y aurait-il deux tueurs ? Deux rituels distincts ? Ou le prédateur a-t-il été isolé durant deux décennies, par exemple en prison ou à l’étranger ? Chloé, autre jeune femme bien vivante, en fait l’expérience. A un stop sur son trajet de travail, un 4×4 Dacia Duster noir emboutit son feu arrière. C’est le piège classique pour la faire sortir de sa voiture et s’emparer d’elle. Elle ne peut rien faire, le prédateur est physiquement trop puissant. Il va dès lors la violer régulièrement dans une cave, la jetant nue dans une cuve d’égout en plastique le reste du temps.

Ludivine est sur les dents – ce qui contraste avec son prénom qui signifie en germanique ‘longue patience’. Le tueur est désormais surnommé Charon, le passeur aux yeux noir d’abîme du fleuve des morts de l’Antiquité. Puisqu’on n’a pas retrouvé le cadavre de Chloé, c’est que le tueur en jouit encore, il y a peut-être une chance de la sauver si l’on fait vite. Et c’est « l’urgence », habituelle à notre époque de linottes ; tout se fait à la va-vite, stressé, sans recul. La raison recule devant l’« émotion », autre scie à la mode, qui fait faire n’importe quoi sans réfléchir, trop vite. Jusqu’à prendre des risques insensés : envers l’enquête, les collègues, les personnes, envers soi-même.

Le thriller est bien distillé, avec son lot d’horreurs inouïes – que l’auteur s’excuse d’imaginer, comme si elles étaient en lui seul. Ce pourquoi la fin s’étire, Chattam répugnant à couper court une fois l’enquête bouclée, désirant « réparer » les atteintes psychologiques faites au lecteur – autre scie à la mode.

Malgré cette démagogie constante, son roman policier se lit bien, ponctué d’action comme il le faut, sans trop se perdre dans les affres des personnages. Du sadisme, de la technique scientifique, de l’intuition policière, de l’audace militaire (les gendarmes en sont), un arrière-plan familial édifiant : tout dans ce roman d’imagination oppose la noirceur orientée vers la mort, le sexe égoïste, l’obsession familiale névrotique – à la lumière qui va vers la vie, l’amour, le compagnon, les enfants.

De quoi scruter les ténèbres bien armé.

Maxime Chattam, La constance du prédateur, 2022, Pocket 2023, 526 pages, €9,50, e-book Kindle €9,45

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Robert Daley, L’année du dragon

L’année du dragon, nous y sommes, c’est cette année ; la cinquième année d’un cycle qui revient tous les douze ans. L’auteur situe son roman policier en 1980, dans une New York confrontée à l’effervescence des communautés chinoises qui se développent. Un courant continu de très jeunes arrive clandestinement depuis Hong Kong, important les habitudes frustres de brutalité et de solidarité de clan. Les vieilles Triades (qui sont des mafias) avaient investi le jeu et sont poussées, par cette immigration avide, à se mettre à la drogue.

Chinatown connaît ses fusillades pour faire perdre la face et imposer le nouveau pouvoir. La police reste inerte, bien contente de laisser aux Triades le soin de réguler la communauté. Ne croyez pas que c’est de l’histoire ancienne ! Ce qui se passe dans nos cités françaises est exactement du même type : les mafias maghrébines trafiquantes font leur police et le pouvoir politique local est bien content de voir l’ordre assuré, en fermant les yeux volontairement sur les trafics. La route nationale du RN qui paraît si dégagée sur ces questions changera-t-il les choses ? Trop d’intérêts en jeu, je n’y crois pas une seconde.

A New York, un capitaine de police ne l’entend pas de cette oreille. Il est entré dans les forces de l’ordre pour le faire régner, et a pour croyance (sans doute naïve) que tous les Américains, quelle que soit leur origine, doivent bénéficier du même traitement par la loi. Pas question donc de tolérer l’embrigadement de gamins de 15 ans dans les clans de tueurs, recrutés dès la sortie de l’école où ils sont bizutés pour n’être pas de « vrais » Américains parlant l’anglais comme les autres. Pas question non plus de tolérer les règlements de compte entre bandes ou contre les commerçants.

C’est une fusillade perpétrée dans un grand restaurant chinois, par deux jeunes de 17 et 18 ans venus de Hong Kong, celui du « maire » de Chinatown Mr Ting, dans lequel dîne le capitaine Powers avec la journaliste de télévision Cone, qui va ancrer sa détermination. Il se fait nommer commissaire provisoire du district et met sous surveillance le nouveau parrain et « maire » Koy, qui prend un maximum de précautions. En effet, Koy a été policier à Hong Kong, ville alors très corrompue, et est parti avec plusieurs millions de dollars s’installer aux États-Unis où il a eu la patience d’attendre la durée nécessaire pour devenir citoyen sans faire parler de lui. Il s’y est marié une nouvelle fois, a eu deux enfants en plus du fils laissé à Hong Kong avec sa mère Orchid, de laquelle il n’est pas divorcé. Désormais, il veut lancer ses affaires en grand et, pour cela, importer de l’héroïne directement depuis le Triangle d’or thaïlandais où les « seigneurs de la guerre », anciens du Kuomintang refoulés par Mao, s’adonnent à la production d’opium base sur leur territoire.

Koy est sans scrupule moral, il ne voit que ses intérêts et use du « deal », comme le bouffon dangereux Trump, pour régler toutes ses affaires. Sauf que la « face », si importante pour un Chinois, risque de lui être retirée par le petit capitaine armé de sa seule détermination. Powers enquête, obstiné, se rend à Hong Kong où il manque de perdre la vie, pour acquérir des informations supplémentaires, met en jeu sa carrière face à des supérieurs sceptiques et jaloux. Contrairement aux grévistes vantards, lui « ne lâche rien ».

L’auteur, qui écrit très bien, a été commissaire délégué de la ville de New York en 1971 et 1972, et sait de quoi il parle. Il est aussi très sensible à la psychologie des gamins de 15 ans, tout comme à celle des bureaucrates de la police. Il entrelace ses actions d’une romance entre la journaliste Cone de 42 ans, qui passe chaque jour plus d’une heure à se refaire la façade et s’empresse de séduire tous ceux qui peuvent lui apporter un quelconque scoop, et le capitaine Powers de 46 ans, toujours amoureux de sa femme après 25 ans de mariage et de ses deux fils à l’université, mais qui se laisse enflammer pour la belle femelle médiatique.

L’intrigue est plutôt bien menée, dans une langue littéraire fort agréable et rare dans le roman policier américain. Le roman est puissant et rempli de passion : l’attirance sexuelle, mais aussi la ferveur de la quête, le culte de la vérité, la vénération de la morale.

En 1985, Michael Cimino en tirera un film plus caricatural sous le même titre, L’année du dragon, chroniqué sur ce blog.

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Robert Daley, L’année du dragon (Year of the Dragon), 1981, Livre de poche 1984, 543 pages, occasion €4,48

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Camilla Grebe, Le journal de ma disparition

Suspense, mystère, et deux personnages : Malin qui fut adolescente et est désormais flicesse, et Jack qui aborde l’adolescence avec ses 14 ans déconcertés.

Lorsque Malin flirtait avec son petit copain dans la forêt, elle est allée pisser par hasard sur une curieuse pierre blanche qui s’est révélée être le crâne d’une fillette à demi enterrée là, dans la forêt de Ormberg. Dans cette petite bourgade isolée de Suède, tout le monde se connaît mais tout le monde vieillit, s’aigrit ou émigre à la ville. Ce pourquoi le gouvernement a décidé d’installer un centre pour demandeurs d’asile dans l’ancienne usine désaffectée. Ce qui suscite inévitablement de la « réaction » dans tous les sens du terme.

La gamine morte n’a jamais pu être identifiée et Malin y est affectée aux côtés de la profileuse Hanne qui perd la mémoire et note tout dans un petit carnet, ainsi que de l’inspecteur Peter Lindgren, qui disparaît vite sans laisser de traces. Hanne est trouvée blessée et ahurie par Jack qui s’est déguisé en femme, dans la forêt autour de chez lui. L’a-t-elle tué ? Le jeune garçon a perdu sa mère et se trouve désorienté ; son père boit, sa sœur ne pense qu’à ses flirts. Lui se cherche, sans boussole. Il aime la douceur du tissu lamé de la robe de sa mère sur sa peau nue, la torsion des hauts talons sur ses mollets, le maquillage sur son visage qui le rend autre. Est-il pervers ?

Il en a honte et pense que tout le monde va se moquer de lui. Ce pourquoi, lorsqu’il trouve Hanne, il appelle le voisinage mais ne reste pas pour témoigner. Il s’éclipse discrètement pour retourner chez lui se changer et emporte même le carnet où Hanne note tout et qu’elle a laissé tomber. Lorsqu’il entreprend de le lire, chapitre par chapitre, ce texte direct et sincère d’une adulte va l’initier. Il va peu à peu devenir un homme et même faire preuve d’un courage certain dans les derniers chapitres.

Quant à Malin, une nouvelle victime est découverte et pose une nouvelle énigme. Cet écheveau de faits juxtaposés aux lecteur en préambule, et qui lui donnent un brin le tournis, sont-ils liés ? S’agit-il de trafic, de haine raciste ou de psychopathie de voisinage ? Qui est le coupable ? Sont-ils plusieurs ? Y a-t-il plusieurs raisons sans liens ? C’est assez bien mené. A découvrir.

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Camilla Grebe, Le journal de ma disparition (Husdjuret), 2017, Livre de poche 2021, 477 pages, €9,40, e-book Kindle €8,49

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Tony Hillerman, Le peuple de l’ombre

Tony Hillerman, décédé à 83 ans en 2008, était fils de descendants allemand et anglais, mais il est né en Oklahoma et s’est intéressé en anthropologue journaliste aux Indiens Navajos et Hopi. Il invente en 1980 le personnage de Jimmy Chee, Navajo élevé à l’université des Blancs mais qui n’oublie pas ses racines car son univers indien crée harmonie et beauté. Bien loin de celui des Blancs, prédateurs et violents.

Chee est membre de la police des réserves et envisage d’intégrer le FBI, dont il a passé les épreuves avec succès. « Ce premier pas consistait, pour Jimmy Chee, à étudier l’homme blanc et ses coutumes. Lorsqu’il serait parvenu à comprendre le monde de l’homme blanc, ce monde où se mouvait son Peuple, il pourrait prendre une décision. S’incorporerait-il au monde de l’homme blanc ou resterait-il un Navajo ? » Pour cette affaire policière, il est contacté par Madame Vines, épouse d’un riche ex-prospecteur de la région, pour retrouver un coffret volé, alors que son mari est à l’hôpital. Elle sait qui a fait le coup, un Indien du Peuple de l’ombre, membre de l’église américaine dit du peyotl car elle use des pouvoirs hallucinogènes de ce petit cactus contenant de la mescaline pour avoir des visions.

Justement, il y a trente ans, une vision du grand prêtre a écarté du puits de mine en cours de forage pour y trouver du pétrole six Navajos. Le puits a explosé, tuant tous les employés à proximité, y compris le géologue. On n’a retrouvé que de rares restes humains tant le souffle a été puissant. B.J. Vines et arrivé deux ans plus tard et a racheté le terrain délaissé, prospectant pour son propre compte. Il y a trouvé de la pechblende, autrement dit du minerais d’uranium hautement radioactif, qui a fait sa fortune. Il a revendu sa mine et jouit d’une immense richesse, mais ne parle jamais de son enfance ni de sa jeunesse. Il garde dans une cassette déposée dans un coffre de son bureau, derrière la tête empaillée d’un tigre qu’il a tué, diverses babioles souvenirs. Il a été un grand chasseur et des trophées sont exposés un peu partout dans sa maison.

Jimmy Chee découvre vite qui a volé le coffret, malgré les bâtons dans les roues mises par le shériff de l’État Sena, dont le grand frère a été tué lors de l’explosion, et qui garde jalousement toutes les informations sur cette enquête qui n’a jamais abouti. Le « sorcier » navajo du peyotl est mort d’un cancer, son fils aussi, et son petit-fils se meurt également. Très vite, son cadavre est volé à l’hôpital, ainsi que ses effets. Pourquoi ? A quelles fins ? Chee enquête, usant de la langue navajo autant que de l’anglais pour interroger vieilles femmes et jeunes garçons et remonter la piste de qui sait quoi. Il rencontre Mary, une Blanche et blonde anglo à une vente de charité et l’adjoint à son enquête. Ils prospectent la presse, se font tirer dessus.

Car un mystérieux tueur qui ne laisse aucune trace élimine des gêneurs sur commande anonyme depuis plusieurs années dans divers États sans que le FBI puisse lui mettre la main dessus. Il va croiser involontairement la route de Jimmy Chee…

Un bon roman policier ethnologique qui change des rodomontades et du machisme habituel des Yankees avec leur lot de défouraillement à tout va et d’explosions spectaculaires. Ici, c’est plus la relation humaine et l’usage des petites cellules grises qui importe.

Tony Hillerman, Le peuple de l’ombre, 1980, Folio 2015, 272 pages, €9,40

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Sarah Dars, La morte du Bombay-Express

Ce livre est au croisement d’une fan de romans policiers et d’une spécialiste des langues orientales qui a beaucoup voyagé en Mongolie et en Inde entre autres. Sarah Dars, française, écrit sur la mentalité et les mœurs indienne comme si elle y était née. C’est ce qui fait son charme et ravira ceux qui sont allés en Inde du sud et connaissent ses paysages et ses habitants.

Bien sûr, son brahmane médecin détective amateur, expert en art complet du Kerala, art martial et art médical en même temps – le Kalarippayatt qui apprend à tuer et à soigner – est un peu « trop », comme disent encore les ados, trop parfait, séduisant, souple, invincible, intuitif. Mais c’est un plaisir de lire ses déductions et de suivre ses aventures. Une sorte de Sherlock Holmes en plus convivial, bien que végétarien et abstinent de tout alcool. A l’anglaise, il ne se promène jamais sans parapluie, moins contre la pluie ou le soleil que comme bâton de combat.

Doc – il ne porte que ce surnom – est flanqué d’un compère médecin à la Watson, le fidèle Arjun. Habitant Madras, ils prennent le train pour Bombay, Mumbai comme on dit aujourd’hui par nationalisme hindou anti-anglais – bien que le nom de Mumbai vienne du portugais… Le Bombay-Express se traîne sur les plaines assommées de chaleur et se tortille sur les pentes des ghats qui traversent la péninsule indienne entre deux océans. C’est lors d’une nuit à bord que, dans le compartiment des premières, une femme en sari synthétique meurt d’un incendie, la porte verrouillée.

Qui l’a fait ? S’est-elle suicidée par le feu comme les veuves traditionnelles qui suivent leur mari dans la mort ? Mais le sien de mari, le jeune producteur de Bollywood Bijal, fils de la célèbre star Tâmrâ, tous deux dans le même train, est bien vivant. Il est fusionnel avec maman et dédaigne sa jeune Priyânka, fille d’un magnat de l’industrie probablement épousée pour sa dot – que son père a finement cantonnée pour éviter que le mari ne mette la main dessus. Alors, est-ce un meurtre ? Mais quid de la porte verrouillée ? Et que vient faire le trop beau secrétaire de Bijal dans cette affaire, lui qui a tiré le signal d’alarme mais est retourné dans son compartiment immédiatement après ?

A Bombay, aux 18 millions d’habitants sous la mousson, l’enquête policière piétine et Doc joue les intermédiaires entre la famille du mari, dont il soigne la star éprouvée par ces événements, la famille de la morte, qui soupçonne fortement l’époux bollywoodien Bijal, et la police, dont l’inspectrice névrosée irascible ne sait comment avancer. Il en profite pour établir un régime pour Kaustubh son beau-frère, dont l’épouse Kamalâ cuisine trop bien pour son tour de taille. En se promenant, il est pris à partie par un malfrat à qui il fait son affaire – sans le tuer. Raghunâth le jeune secrétaire bengali disparaît, il se sent menacé, Doc le recherche. Est-il coupable de quelque chose ?

Doc le brahmane expert en arts du Kerala, se veut un homme complet, un sage qui déverse sa bienveillance sur ses semblables trop accrochés par leurs émotions. « Il devait être en plus ferré sur la philosophie, la morale, la stratégie, et capable, par conséquent, de participer à des joutes verbales comme à toutes sortes d’affrontements purement doctrinaux » p.200. Mais si cette mort n’était au fond qu’une sinistre plaisanterie ? Un rire du destin ? Un karma qui se gondole ?

Sarah Dars, La morte du Bombay-Express – Une enquête du brahmane Doc, 2002, Picquier poche 2013, 245 pages, €7,10 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Jego & Lépée, La conspiration Bosch

Un bon roman historique qui se passe dans l’Europe du XVIe siècle, durant la Renaissance. La profusion et l’étroitesse de chacun des 64 chapitres donne un peu le tournis, d’autant que l’on passe d’un personnage à l’autre et d’un lieu à un lieu différent, mais la mayonnaise réussit à prendre.

Tout commence à Bois-le-duc, au nord du Saint-Empire romain germanique, sous le règne de Maximilien de Habsbourg. Des églises sont profanées par des cadavres découpés en morceaux et arrangés en singeant le calvaire du Christ. Ce sont des croix à l’envers, des torses affublés de têtes de cochon ou des troncs flanqués de pattes de bouc. Comme si le diable était revenu sur la terre et plantait sa griffe en cette année 1510, pour préfigurer l’Apocalypse prévue par les textes. D’autant que le chiffre de la Bête, 666, apparaît mystérieusement sur les restes de chair – ce qui est tu par l’Église…

La terreur monte dans les chaumières et le peuple des villes commence à gronder. Des émeutes éclatent, des incendies s’étendent. Le pape Jules II ne fait rien, hésitant à excommunier tout le Saint-Empire, d’autant qu’il n’a pas couronné encore l’empereur récemment élu. Les grandes puissances autour s’agitent, car il s’agit bel et bien de politique. La religion n’a que faire dans ces événements, elle ne sert (comme toujours) que de prétexte pour agiter les âmes simples.

Le jeune et bouillant Henri VIII d’Angleterre veut envahir la France avec l’aide de Maximilien du Saint-Empire ; la France veut faire excommunier ledit Saint-Empire pour éviter l’alliance des États allemands avec l’Espagne. Le Saint-Empire bouillonne de révolte contre l’Église de Rome, sa corruption et ses prévarications. Le pape vieillissant est au carrefour de ces intrigues et doit mesurer sa parole et ses actes.

Mais ne voilà-t-il pas que les artistes s’en mêlent, réunis en confrérie puissante pour défendre leurs propres intérêts, ou simplement la libre expression de leur art ? Léonard de Vinci reprend la peinture devant la fille de Ginevra, peinte sans les mains 25 ans plus tôt. Hiéronymus (Jérôme) Bosch poursuit ses figures hantées d’humains tentés par le vice et en parsème ses tableaux. Il semble curieusement inspirer certaines des compositions de chair humaine qui profanent les lieux sacrés. Le beau Raphaël, auprès du pape, intrigue avec un sourire cruel. Le vieux peintre Giorgione cherche à s’opposer aux malversations mais finit mal. L’Europe gronde, les peuples y voient la fin du monde, tandis que les hérétiques allemands relèvent la tête.

La belle Gabriela, noble florentine d’un père banquier très riche et fille de Ginevra, tombe amoureuse de Philippe le Beau, fils de Maximilien. Mais celui-ci est enlevé brutalement un soir à Milan alors que la jeune fille venait de le quitter. Elle n’aura de cesse de le retrouver, mettant au jour par son obstination un sombre complot dont les ramifications s’étendent à toute l’Europe, avant de disparaître. Philippe non plus ne reparaîtra jamais devant son père, soi-disant mort de la peste qui sévit à Venise, laissant l’éducation à la royauté de son fils Charles à son père. Le gamin de 10 ans deviendra quand même Charles Quint.

Léonard, vieillissant, diminué, cherche l’essence qui anime le corps humain en disséquant des cadavres, tout en s’appuyant sur l’épaule lisse du bel éphèbe blond Lorenzo qui le sert. Il lui caresse la tête, constamment ébouriffée comme s’il sortait du lit (ce qui est souvent le cas, suggère l’auteur), ou passe sa main le long de ses côtes pour une caresse tendre. Il est mandaté par le pape pour enquêter de façon scientifique et esthétique sur les compositions de morceaux humains que la crédulité populaire attribue au diable – mais que le pape, prudent, veut croire à la méchanceté humaine. Tandis que le chevalier Bayard, sous les ordres de Louis XII de France, cherche à modérer les forces qu’il a lancées en premier pour déstabiliser le Saint-Empire.

C’est une course échevelée pour mettre au jour la vérité, un faisceau d’intrigues croisées qui mêlent comme d’habitude la politique à la foi, la communication à la vérité, les manigances humaines au diable sous prétexte de stratégie chrétienne. Le roman est assez bien composé, un peu rapide malgré passion et aventure, mais le lecteur ne s’ennuie pas.

Yves Jego & Denis Lépée, La conspiration Bosch, 2006, Pocket thriller 2007, 410 pages, occasion €2,73 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Hélène Rumer, Mortelle petite annonce

Un bon roman à suspense écrit de façon originale. Tout part d’une petite annonce pour trouver une baby-sitter pour enfant de 5 ans, nourrie à condition qu’elle prépare les repas et logée dans un studio de 25 m² indépendant à côte de la grande maison dans un parc. Résumé par « un commandant » de police, il s’agit « d’un truc bien glauque dans une ville bien bourge » (p.166). On dirait plutôt les propos d’un adjudant, qui jadis menait les enquêtes, aujourd’hui, il faut qu’il ait au moins le grade de commandant – à quand le général ? L’histoire commence donc par un massacre en pleine nuit d’une famille aisée de Versailles avec trois enfants, par le père lui-même, au bout du rouleau. Un drame à la Dupont de Ligonès avec famille catho tradi, modèle maths-sup pour les garçons et machisme ambiant dans le couple.

Seule la baby-sitter en réchappe, puisqu’elle devait partir pour une semaine de vacances et que son train vers l’ouest a été supprimé par la SNCF pour « travaux » jusqu’au lendemain matin. Les éternels « travaux » de la SNCF qui, comme Sisyphe, pousse chaque année son rocher pour recommencer l’année suivante parce qu’il a dévalé. Laurie est décalée, issue d’un milieu populaire et élevée par sa mère seule, une égoïste inculte. Mais elle s’est attachée au petit dernier, Paul dit Polo, 5 ans, qui manque d’amour à la maison.

En effet, le père travaille beaucoup dans la sécurité informatique pour une société d’armement et n’est pas reconnu par son N+1, pervers narcissique typique. La mère est prof de maths mais en dépression depuis huit ans pour avoir perdu une petite Pauline de quelques mois à cause de la mort subite du nourrisson. Les deux autres enfants sont des mâles de 17 et 15 ans qui gardent leurs distances avec la jeune baby-sitter, poussés par leur père vers les maths et la physique, et engueulés pour leurs résultats pas toujours en progression.

S’ajoute à ce tableau de stress et d’amertume le fantôme d’un mystérieux « Nicolas » dont personne ne veut parler, et dont la chambre occupée un temps à l’étage a été condamnée, laissée en l’état et fermée à clé. Sauf qu’une fuite d’eau, due à une branche tombée du cèdre sur le toit lors d’une tempête versaillaise, exige son ouverture, ravivant des souvenirs qu’on aimerait mettre sous le tapis.

L’histoire est racontée par les témoins du drame, les principaux personnages de la famille, la baby-sitter la tante, les voisins, le commandant de police, des amis, des témoins au travail. Elle progresse ainsi par des visions croisées, partielles et complémentaires, dévoilant à mesure le drame de couple complexe qui s’est joué.

Le père a toujours été fêtard et flambeur, il est rattrapé par sa propension aux addictions en sombrant dans l’alcoolisme, d’autant que ça va mal dans son couple, mal à son travail, mal avec son banquier – et mal dans sa tête. Curieuse façon d’écrire, il « ouvre une bouteille de scotch ou de whisky » (p.94), comme si le scotch n’était pas un whisky d’Écosse – dirait-on « un scotch-terrier ou un chien »… ? Le père se sent coupable du naufrage qui vient, de plus en plus coupable.

La mère subit la violence de l’alcoolique qui sert d’exutoire aux frustrations, d’autant qu’elle reste passive, dans son rôle tradi de catho effacée, bien que n’étant pas mère au foyer. Ses enfants sont des garçons, ce pourquoi elle n’intervient pas pour eux. Laissé sans échanges sur l’oreiller ni à table, fautif d’avoir eu un moment de colère qui a fait rompre les ponts à « Nicolas », le père monte en pression. Son épouse et mère ne sert à rien, ni de raison ni de soupape, elle ne songe au contraire qu’à le fuir, dénier les problèmes, divorcer peut-être malgré la réprobation sociale catholique bourgeoise de la ville. Chacun se révèle victime et coupable, tournant en rond dans le huis-clos familial, accentué par les confinements Covid.

C’est l’impasse, donc le drame. Quand tout repose sur les épaules du père, accusé un peu vite de machisme par le féminisme d’ambiance, quand l’épouse reste sans rien tenter ni dire, préférant le confort mental de sa dépression et ses médocs adjuvants, quand les garçons n’osent pas dire ce qu’ils veulent et s’opposer – il finit par craquer. A l’effarement de Laurie, qui en parle au moins avec son psy. Les non-dits des souffrances sont ravageurs pour la personnalité, qu’on se le dise.

Oui, c’est un bon roman à suspense, original.

Hélène Rumer, Mortelle petite annonce, 2023, Pearlbooksedition Zurich, 201 pages, €18,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Mary et Carol Higgings Clark, Ce soir je veillerai sur toi

Mary Higgings Clark, décédée en 2020 à 92 ans, adorait écrire à la fin de sa vie avec sa fille Carol, morte à 66 ans en juin 2023 d’un cancer colorectal. Catholique fervente en bonne descendante d’Irlandais, Mary a été membre de l’ordre de Saint Grégoire le Grand, de l’ordre de Malte et de l’ordre du Saint Sépulcre de Jérusalem. C’est dire si la religion imbibe son œuvre. Il faut y voir sa patte dans ce court roman de Noël, où tout commence aux portes du Paradis chrétien.

Sterling Brooks attend depuis 46 ans au Purgatoire et voit passer devant lui des hordes de gens moyens, ni bons ni mauvais, mais pires que lui, juge-t-il. Il ne fait même pas partie de cette « amnistie de Noël » que (probablement Carol, qui a de l’humour) imagine aux juges du Paradis. Mais il est convoqué illico devant un jury d’ex-humains devenus saints chargés de juger les affaires courantes. Sterling en est une. Il a en effet fait preuve d’un égoïsme flemmard toute son existence, terminée d’une balle dans la tête à 56 ans : une balle de golf. Le jury le taxe même d’« agressif passif », un comportement à la mode et mal défini qui voit dans la méfiance envers les autres une sourde hostilité plus ou moins consciente et un déni de responsabilité qui fait se défiler au maximum. Sterling a, par exemple, fait languir durant des années sa « fiancée » sans jamais conclure, ce qui l’a conduite à rater sa vie, ce qui signifie rester célibataire et sans enfants.

Le jury céleste condamne donc Sterling à une épreuve : il devra retourner sur la terre comme un fantôme et aider quelqu’un, tel « une vieille dame à traverser » (autre trait d’humour du roman, les « vieilles » dames de nos jours étant fort capables de traverser toutes seules les rues au feu rouge !). Il doit ainsi montrer qu’il est capable d’empathie, donc d’entrer au Paradis. Expulsé sur la terre, il se retrouve au Rockefeller Center, au pied de l’arbre de Noël géant de tradition.

Sur la patinoire du Centre, une fillette de 7 ans, Marissa – elle aura 8 ans le jour de Noël. Elle est virtuose et aime patiner, mais elle est triste parce qu’elle le faisait avec son papa, qu’elle n’a pas vu depuis un an. Il lui téléphone souvent, tout comme sa grand-même, mais il ne peut pas la voir et elle croit qu’il ne veut pas, qu’elle a fait quelque chose de mal et qu’il la met en quarantaine. Ce qui est faux et poignant. Sterling est saisi de compassion, lui qui en s’est jamais intéressé aux enfants faute de les connaître, et veut tout faire pour aider cette bambine. Il va pour cela demander l’aide du Ciel, qui lui accorde volontiers.

Il va ainsi remonter dans le temps pour connaître les causes, découvrir la grand-mère Nor et son fils Billy, la première ex-chanteuse de cabaret tenant un restaurant-spectacle à succès, le second chantant et devenant de plus en plus apprécié. Jusqu’à ce qu’on les engage tous deux pour l’anniversaire de la vieille mère de deux truands, les frères Badgett. Mama Heddy-Anna vit au Kojaska, une contrée (imaginaire) à l’est où les mafias règnent, d’ailleurs le père est en prison. Les fils ont dû fuir, risquant la geôle à vie, et ils ne peuvent retourner voir leur mère qui s’ingénie, à chaque appel, à détailler ses maux imaginaires (écrits sur une ardoise à côte du téléphone) pour les appeler à elle. Bourrée à la vidéo lors de la retransmission pour son anniversaire à la réception de ses fils, à New York, Mama envoie foutre tous les invités chics. Les frères sont en colère et, comme l’un de leurs débiteurs réclame un délai, ils mandatent un truand pour incendier son entrepôt en signe d’avertissement ; l’informaticien qui tirait le diable par la queue en a une crise cardiaque. Billy et Nor, qui les avaient suivis dans la maison pour savoir s’ils devaient continuer à chanter ou partir après l’esclandre, entendent par inadvertance l’intimidation au téléphone et, s’ils s’éclipsent sans se faire voir des frères, l’avocat des mafieux les observe.

Ce Charlie est entré dans un engrenage dont il ne peut se dépêtrer sans craindre pour sa vie. Il a eu le tort d’accepter une mission légale pour les Badgett sans se renseigner sur eux puis, de fil en aiguille, a été forcé de recourir aux menaces pour les débiteurs en retard et, lorsqu’il s’agit d’aller jusqu’au meurtre, il se trouve acculé. Il va trouver une ruse pour s’en sortir, suggérée par Sterling qui va ainsi le sauver en même temps que la petite Marissa, son père et sa grand-mère. Et tout ira bien qui finira bien, juste pour Noël, cette fête du renouveau chrétien. Sterling a incarné le rôle du sauveur (sans majuscule) et il est donc digne du Paradis. Mais, dernier trait d’humour, il a pris goût à ce rôle d’aider les gens et il demande à accomplir d’autres missions…

Le scénario gentillet ne s’élève pas au-dessus de celui du Club des Cinq, et la naïveté de la foi du charbonnier fait sourire les non-Yankees. Mais c’est une belle histoire, sentimentale et sans trop de violence qui plaît aux lectrices de MHC. Il semble qu’elle tombe dans le rose bonbon dès qu’elle écrit avec sa fille Carol, élevée sans les épreuves qu’elle-même Mary a connues dans son existence.

Il en a été tiré un film par David Winning en 2002.

Mary et Carol Higgings Clark, Ce soir je veillerai sur toi (He Sees You When You’re Sleeping), 2001, Livre de poche 2003, 255 pages, €7,40

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Mary Higgins Clark, Douce nuit

C’est un conte de Noël. Un conte policier avec un enlèvement d’enfant, et un conte catholique où la prière et saint Christophe sauvent le gamin, comme le saint a porté le Christ. Tout pour faire une belle histoire, avec du sentiment et un peu de suspense, même si la lectrice (majoritaire chez MHC) « sait » que ce sera une happy end. Malgré cela, la mayonnaise prend et le savoir-faire de la narration envoûte ; la nuit est douce à consommer le livre.

« C’était la veille de Noël à New York » est la première phrase. Catherine, une mère gourde, toujours à « oublier », à craindre et en général à penser à autre chose qu’à l’instant présent, emmène ses deux fils, Michael et Brian, 10 et 7 ans, voir les vitrines de la Cinquième avenue et le sapin illuminé. Un violoniste de rue chante Douce nuit et la gourde saisit son portefeuille trop garni – car elle a « oublié » de laisser la liasse de dollars à la maison – pour donner un billet à chacun des enfants afin de donner au musicien. Michael y va, Brian tarde. Il s’aperçoit que sa gourde de mère a laissé tomber le portefeuille à côté de son sac, toujours ailleurs, jamais à ce qu’elle fait.

Et une femme le ramasse, hésite et part avec. C’est une pauvre, elle en a besoin, mais a un peu honte quand même pour la morale. Brian la suit car il veut surtout récupérer la médaille de saint Christophe, grosse comme une pièce de 1 $ et suspendue au bout d’une chaîne, qui a sauvé son grand-père d’une balle allemande durant la Seconde guerre mondiale. Granny l’a donnée à maman pour quelle la porte à son mari qui est son fils, hospitalisé pour une grave opération. Elle « croit » qu’elle peut le sauver, elle a la foi et Brian veut partager la même.

Le petit garçon de 7 ans disparaît donc en suivant Cally qui revient chez elle. Un minuscule appartement miteux où elle vit avec sa fille de 4 ans, venant tout juste de sortir de prison pour avoir aidé son vaurien de frère Jimmy à fuir la police. Or le vaurien s’est évadé le jour même, blessant à mort un gardien. Il compte une fois de plus sur sa sœur pour lui donner des vêtements civils et quelque argent. Brian est là au mauvais moment.

Alors qu’il écoute à la porte, Jimmy l’entend, l’attrape et le menace. Il apprend par le gamin que Cally a un portefeuille bien garni qui ne lui appartient pas et s’en empare. En tombant, la bourse laisse échapper la médaille que Brian accapare pour se la passer au cou sous son pull, directement sur sa poitrine. Jimmy l’emmène avec lui comme otage pour museler sa sœur, l’avertissant que, si elle prévient la police qu’il est passé, il tuera le gamin d’une balle dans la tête.

Et la cavale commence pour Jimmy et Brian, et le calvaire commence pour la maman et Michael. Après avoir claironné qu’il voulait joindre le Mexique, Jimmy part naturellement vers le Canada, plus proche. Il vole une voiture à des bobos insouciants. Brian a peur mais se dit que s’il parvient à se jeter par la portière… Sauf qu’il y a de la neige et que les voitures mal conduites font des tête à queue. Jimmy conduit bien, il a bricolé des voitures dès l’âge de 12 ans, et sa manœuvre empêche Brian de mettre son dessein à exécution.

Il faudra des heures avant que Cally ne se décide enfin à appeler l’inspecteur de police qu’elle connaît pour lui révéler où va Jimmy et qu’il a pris avec lui le gamin disparu, recherché partout à la télé. Elle cède à l’émotion de la gourde, pardon, de la mère, qui n’a rien surveillé, rien vu, rien pensé. Elle ne fait que culpabiliser et pleurer. C’en est écœurant. A croire que seul le père hospitalisé est l’élément stable de la famille et que sa femme est une incapable de naissance. Michael, 11 ans, est comme son père, il guide sa mère devant les médias de façon raisonnable pour un garçon de son âge.

Après moult péripéties de savoir qui a vu qui et quand, du shérif local astucieux et des supérieurs pas idiots, tout se terminera par un doux carambolage et Brian sera sauvé. Non sans avoir provoqué lui-même l’accident en balançant la fameuse médaille de saint Christophe dans l’œil du ravisseur, s’aidant afin que le Ciel l’aide. C’est mignon, édifiant, catholique. On applaudit le gamin de 7 ans qu’on serait fier d’avoir comme fils.

Un roman qui se lit bien, malgré la niaiserie de la mère. Dans le froid glacial de l’hiver new-yorkais, l’espoir demeure dans l’église illuminée et pleine de monde en prières. Un polar de la foi, un policier de Noël.

Mary Higgins Clark, Douce nuit (Silent Night), 1995, Livre de poche 2004, 187 pages, €7,70, e-book Kindle6,49

Les romans policiers américains de Mary Higgins Clark chroniqués sur ce blog

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Henning Mankell, Les chiens de Riga

Second roman policier de la série Kurt Wallander par un auteur suédois décédé du cancer en 2015 à 67 ans, cet opus a toutes les caractéristiques de l’auteur et de son personnage : le pessimisme, la dépression, l’impression d’un monde qui se délite. C’est que la Suède, au début des années 1990, est encore cet État provincial, conservateur, content de son modèle social et de sa neutralité géopolitique. Elle n’est pas encore gangrenée d’immigrés musulmans qui importent leur djihad, ni menacée par son voisin impérialiste Poutine. Au fond, la Suède et les Suédois s’isolent du monde et sont contents d’eux.

Alors, lorsqu’un canot pneumatique s’échoue sur la côte avec deux cadavres à bord, c’est un événement. Surtout que les cadavres sont ceux d’hommes jeunes, vêtus richement et tués par balle après tortures. Le canot s’avère provenir d’une fabrication yougoslave, largement utilisée sur les cargos du bloc de l’Est. Ces hommes seraient donc venus des rivages prosoviétiques, peut-être des pays baltes où la contrebande fleurit avec la Suède.

L’URSS s’effondre en cette année 1991 et les pays satellites n’ont qu’une hâte, s’émanciper du « grand frère » soviétique. Bien avant la propagande mensongère de Poutine, qui accuse les autres de pratiquer les horreurs qu’il pratique avant eux, les pays baltes sont « comme des provinces coloniales » p.136. C’est dit en toutes lettres en 1991 dans le roman, et c’était dans les paroles de l’époque. Il n’y a que les aveuglés de l’idéologie extrémiste de droite, les intellos qui se prennent pour des historiens, comme Zemmour, pour « croire » le dictateur mongol, au mépris des faits historiques.

Wallender, chargé de l’enquête, se voit adjoindre rapidement un major venu de Riga en Lettonie, d’où les deux morts sont originaires. Enquête bouclée ? Pas si sûr. Il est appelé en Lettonie quelques jours après le rapatriement des corps et le départ du major Liepa pour compléments, sur la requête de Riga. Là, deux commandants de police lui apprennent que le major Liepa a été assassiné, ce qui pourrait avoir un lien avec ce qu’il avait découvert en Suède. Car c’est la pratique habituelle des services de force (KGB, police, armée) d’éliminer les gens qui dérangent.

Kurt Wallender ne sait pas trop ce qu’il fait là et comment il peut aider. Le major ne lui a dit que des généralités, mais il a compris que le régime soviétique, dans les pays baltes comme dans tout l’empire, était une alliance étroite des services de force avec les mafias criminelles. Il y a longtemps que « l’Etat » n’est plus régi par le droit mais par le bon vouloir des parrains qui se tiennent et se surveillent mutuellement – et c’est plus que jamais le cas aujourd’hui, où l’idéologie communiste est passée dans les poubelles de l’Histoire. La Lettonie veut s’en émanciper, mais les Bérets noirs russes ont tiré sur la tour de télévision et le Parlement en janvier 1991, juste avant la chute de l’URSS, réprimant toute velléité d’indépendance. Une guerre sourde fait rage entre les pro et les anti soviétiques et le major Liepa a été pris entre les deux.

C’est ce que comprend laborieusement Wallender, trop provincial pour la géopolitique et trop dépressif pour l’histoire qui se fait. Le lecteur touche ainsi les limites du personnage, qui deviendra plus allant dans les enquêtes suivantes. Mais là, tout est gris : le ciel, l’atmosphère, les gens, le régime, la Scanie même. Son père ne sait pas pourquoi Kurt a voulu devenir flic et le lui reproche sans cesse, tout comme il peint obsessionnellement le même paysage suédois avec coucher de soleil, avec parfois un coq de bruyère dans un coin. Son chef Björk chercher toujours à se couvrir, son adjoint Martinsson toujours à agir. Wallender boit trop de café, supporte de plus en plus mal les cuites, s’entend encore moins avec sa fille partie à Stockholm, et se demande s’il ne devrait pas démissionner pour prendre le poste de chef de la sécurité dans une boite provinciale.

Mais la résistance de groupes lettons l’entraîne malgré lui. Il veut savoir ce qui est arrivé au major Liepa ; la femme du major lui donne des rendez-vous secrets dans une Riga grise, où il doit semer ses surveillants. Un document dans lequel le major résumait ses enquêtes sur la mafia et les services doit bien être caché quelque part, il faut le trouver. D’autant que Wallender cherche moins à savoir qu’il ne tombe amoureux de l’épouse, Baiba Liepa.

Malgré l’atmosphère crépusculaire du héros, des personnages, et l’ambiance de fin du monde soviétique, il y a quelques séquences d’action assez prenantes, entrecoupées de séances de réflexions intéressantes. L’enquête progresse, tout se dévoile, non sans un ultime retournement.

Henning Mankell, Les chiens de Riga (Undarna i Riga), 1992, Points policier Seuil 2004, 336 pages, €8,50, e-book Kindle €7,99, livre audio gratuit avec l’offre d’essai Audible

Les autres romans policiers d’Henning Mankell déjà chroniqués sur ce blog

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Caleb Carr, L’aliéniste

Un grand roman policier décalé, par un auteur new-yorkais né en 1955 et fils de beat. Il situe son histoire en 1896, dans un New York en plein essor dû à l’afflux d’immigrants et fait intervenir des protagonistes de choix, les trois amis d’Harvard que sont Theodore Roosevelt (pas encore président mais préfet de police de la ville), le journaliste criminel de la bonne société Schuyler Moore et l’aliéniste d’origine hongroise Laszlo Kreizler. La psychiatrie n’existe pas encore vraiment et l’on nomme aliéniste ceux qui s’occupent des « fous ».

Le livre offre un triple intérêt : d’abord une bonne histoire policière de tueur en série et de sa traque minutieuse ; ensuite une peinture imagée de la ville de New York à la fin du XIXe, alors que les États-Unis ne sont pas encore une économie-monde et que les grandes fortunes (dont J.P. Morgan) règnent sur son gouvernement ; enfin des méthodes d’enquêtes tout à fait révolutionnaires, modernes pour l’époque, en faisant appel à toutes les techniques para-policières, y compris la philosophie de William James – les flics étant embauchés au bas de l’échelle et notoirement corrompus.

Tout commence par un meurtre, celui d’un prostitué mâle adolescent de 13 ans, immigré italien pauvre qui avait quitté sa famille parce que son père le fouettait pour avoir cédé dès 7 ans aux plus grands qui lui demandaient des fellations puis ses fesses. Non seulement le garçon déguisé en fille a été tué, mais mis en scène sur une tourelle en construction du pont sur l’East River, atrocement mutilé, éviscéré, énucléé et châtré, une main coupée. Post mortem heureusement. Mais pas violé. Pourquoi ce rituel ?

L’horreur se double d’une information et d’un constat amer : ce n’est pas le premier crime a avoir été commis de cette façon sur des adolescents invertis des bas-fonds de New York  – et tout le monde s’en fout. La « bonne » société ignore tout simplement ces disparitions par le déni des miséreux étrangers ; les religieux chrétiens y voient – de façon peu chrétienne – le châtiment normal de pécheurs irrécupérables ; les flics en profitent pour violenter, violer et se faire offrir des pots de vin – ils ne vont pas se mettre en quatre pour des rebuts de la société que personne ne considère ; les malfrats qui tiennent la ville, enfin, tout comme les grandes fortunes, ont intérêt à « tenir » le bas-peuple immigré par ce genre de violence : c’est ce qui leur pend au nez s’ils ne se tiennent pas tranquille, dotés d’un travail décent et avec une morale irréprochable.

Ce roman va donc bien plus loin que la simple enquête policière. Il traque les origines de la violence, non seulement personnelle, mais aussi institutionnelle et sociale. Un psychopathe peut assouvir ses instincts en toute liberté si la société est permissive à ce type de comportement, car sur des personnes ne présentant aucun intérêt social. La méthode d’enquête va donc bien vite quitter la police pour créer une cellule à part, sous les ordres du préfet Roosevelt, 38 ans et six enfants, président du pays dans cinq ans et futur prix Nobel de la Paix en 1906. Deux détectives, une assistante, le journaliste et l’aliéniste vont se mettre au travail, aidés par les domestiques de ce dernier, le nègre Cyrus et le jeune Stevie, 12 ans, petit délinquant récupéré après qu’il ait tué un gardien qui tentait de le violer.

Dès lors, ils vont traquer ce Jack L’Éventreur américain mais, contrairement à l’anglais, vont le trouver. Ils usent pour cela de la méthode inverse : partir des caractéristiques des crimes pour remonter au profil du tueur, puis identifier l’individu réel. Le lecteur mis en appétit ne sera pas déçu. Aucun chapitre ne se termine sans un quelconque progrès et les tâtonnements, observations, déductions et raisonnements sont aussi passionnants que ceux de Sherlock Holmes. Leur travail est collectif et chacun apporte sa vision.

Le meurtrier continue à frapper, mais un schéma commence à se dessiner : c’est toujours lors de fêtes chrétiennes du calendrier, toujours sur de jeunes garçons qui offrent leur corps, toujours après les avoir enlevés sans que personne ne le voie ; toujours sans viol mais avec des mutilations post mortem. Il doit y avoir dans le passé du tueur des traumatismes violents qui le poussent à détruire la jeunesse en fleur. Peut-être un rejet de sa mère, maltraitante même si cette façon de voir fait socialement l’objet d’un déni ; peut-être des scènes d’horreur qui l’ont marqué enfant ; peut-être même un viol à l’âge de ses victimes…

Malgré le sujet de la vie sexuelle des jeunes garçons devenu « tabou » pour la pruderie conservatrice d’aujourd’hui ; malgré la tendance très bourgeoise et chrétienne du déni envers tout ce qui dérange la morale commune bienséante ; malgré les abominations parfois décrites de façon clinique, ce qu’on n’ose désormais plus dans les livres, à la télé ni à la radio (mais qui se défoule sur le net) – ce roman policier est très prenant et se dévore littéralement jusqu’au bout.

Grand Prix de littérature policière et le prix Mystère de la critique 1995, le roman a fait l’objet en 2018 d’une série en 18 épisodes sur (évidemment) Netflic et Anal+. Le roman est probablement bien plus intéressant que sa déclinaison télé – forcément résumée, altérée et formatée grand public.

Caleb Carr, L’aliéniste (The Alienist), 1994, Pocket 2004, 574 pages, occasion €1,88, e-book Kindle €13,99

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Lisa Unger, L’île des ombres

Un roman policier américain un tantinet bavard, avec des personnages contrastés par paires, et qui fait la part belle aux femmes. C’est d’elles que tout vient – qu’on se le dise. Les mâles ne sont que des comparses, plus ou moins de hasard, jamais fiables ou jamais là quand « on » aurait besoin d’eux, voire carrément des non-existences, comme ce bel éphèbe qui fait flasher Chelsea, 16 ans, parce qu’il aime la musique et la littérature plus que la baise ou le sport, mais qui est totalement inventé par sa copine et son petit ami pour la forcer à sortir.

Kate est une mère sans cesse en mouvement, divorcée évidemment d’un premier mari écrivain alcoolique et violent (choisi on ne sait pourquoi, par faiblesse de vagin ?), et qui lui a donné Chelsea. Laquelle est une jeune fille sage qui ne s’intéresse pas aux garçons parce que ceux-ci ne s’intéressent pas à elle, n’ont aucune passion en commun avec elle, ne la regardent même pas. Car, selon Lisa Unger, autrice yankee dans le vent, les garçons de 16 ans ne voient dans une fille que le cul, la femelle en chaleur, la possibilité de se vider… Telle est Lulu, la grand copine de Chelsea, qui est populaire sur Fesses-book parce qu’elle couche, mais qui est nulle en maths et en littérature et exploite sa grand copine pour qu’elle fasse ses devoirs à sa place. Triste Amérique.

Kate a aussi un fils, Brendan, mais il n’a que 10 ans et reste donc encore mignon car dépendant, bien que fan de foot américain, donc casse-cou. Il sera probablement comme le grand-frère de Kate, Gene, un athlète qui s’émancipera de maman et de toutes les femmes pour agir en prédateur – comme ils ne font tous, selon l’autrice yankee dans le vent.

Quant à Sean, le second mari et père de Brendan, il est sûr et protecteur, mais jamais là quand il le faut. Pas plus que Joe, le père de Kate et mari de Birdie, laquelle ne l’a épousé que par raison car son grand amour était pour un écrivain alcoolique et violent, dépressif, qui s’est noyé. Le lecteur saura pourquoi et comment tout à la fin.

Surgit aussi Emily, une pauvre conne de 20 ans qui ne sait jamais où elle en est, commençant des études d’institutrice pour les arrêter très vite parce qu’elle est amoureuse de Dean, un loser qui n’a jamais rien fait de bien, jamais sûr de lui, mal élevé par un père qui l’humiliait, et qui s’est lié avec un malfrat psychopathe, Brad, qui lui fait faire à peu près tout ce qu’il veut. Emily sait, par raison, ce qu’elle devrait faire, mais choisit systématiquement l’inverse, par lâcheté du bas-ventre. Elle « aime » son nullard Dean qui la manipule et l’exploite, mais voudrait « le sauver »… Triste niaiserie américaine.

Nous avons donc une suite de paires : Birdie et Kate, mère et fille – qui ne s’entendent pas mais ne peuvent s’ignorer (on ne sait pourquoi) ; le frère de Kate, Théo, est absent, il ne veut plus voir sa mère trop rigide. Chelsea et Lulu, deux copines – le jour et la nuit mais qui s’admirent l’une l’autre pour ce qu’elles ne sont pas et qu’elles trouvent en complément. Joe et Sean, le grand-père et le père, qui évitent la famille, pris par « leur travail » mais soucieux surtout d’un peu d’air. Emily et Dean – deux amants que tout oppose, reliés seulement par la lâcheté vaginale de la femelle. Dean et Brad, deux compères dont l’un suit l’autre comme un toutou soumis.

Tout va se nouer autour d’une île privée, isolée au milieu d’un lac à quelques heures de New York. Birdie y vit presque à l’année, c’est « son » île, sa mère y a vécu et aimé, elle y a grandi, l’a gardée par héritage. Elle invite rituellement tous ses enfants et petit-enfants à venir passer quelques jours chaque année pour les vacances. Cette obligation ennuie tout le monde, malgré quelques souvenirs d’enfance ravie à nager, canoter et jouer au Robinson sur une île loin de tout et sans électricité – dont l’eau est à 15° – et qui capte très mal le réseau. Joe s’enfuit pour la ville ; Sean prétexte une maison à vendre comme agent immobilier, Brendan est pris par une entorse au foot brutal en vogue aux USA. Restent les filles : Birdie, Kate, Chelsea et la comparse Lulu, « une traînée » selon la grand-mère qui voit bien qu’elle ne fout rien d’autre que d’aguicher.

Pendant ces longs préliminaires d’exposition bavarde, Emily fait des siennes. Elle travaille comme serveuse à mi-temps dans un restaurant de la banlieue de New York et sa patronne Carol l’aime bien ; elle assure le viatique du ménage car Dean est incapable de trouver du boulot ou, quand il en décroche un, est foutu dehors très vite pour avoir pété les plombs. Mais Dean a un plan : il rameute Brad, un copain de tôle rencontré quand il était mineur, pour voler la recette hebdomadaire en liquide du restaurant de Carol. Emily doit leur ouvrir la porte arrière en prétextant vouloir s’épancher auprès de sa patronne. Elle sait qu’elle devrait lui dire d’appeler la police mais n’en fait rien, par lâcheté. Elle trahit sciemment son substitut de mère qui est bonne pour choisir le mal, par faiblesse. C’est une conne, une larguée, une femelle tenue par la touffe comme dirait Trump – qui en sait quelque chose. En 2012, le trumpisme est passé dans l’écriture des romans américains, on s’en rend compte ici.

Évidemment tout se passe mal, il y a des morts, des blessés. Emily persiste et signe, elle emballe ses malfrats meurtriers avec elle pour rejoindre l’île de « son père » (qu’elle croit), sorte de refuge protecteur comme un paradis, où tout pourrait recommencer (qu’elle croit). Tant de stupidité laisse pantois. Et puis c’est le huis-clos sur l’île entre la bande de femelles et les deux potes. Évidemment, rien ne va comme prévu et les secrets de famille s’en mêlent. Vous ne pourrez que noter, à la fin, que tous les morts de ce roman sont mâles. Un « féminisme » qui dérive vers l’extermination de la moitié humaine, un signe des temps. Un extrémisme américain à fuir.

Au total, un roman intéressant, plus sur ce qu’il montre des États-Unis en train de se métamorphoser en un pays de plus en plus étranger aux nôtres, malgré la colonisation des esprits qui adorent parler globish et écrire bancal comme là-bas. Un style bavard et des personnages un peu caricaturaux, mais dans une ambiance à la Mary Higgings Clark. Peut se lire, mais ne se relit pas, signe d’une qualité littéraire médiocre. Il est fait pour faire du fric, très vite, selon la mode du temps.

Lisa Unger, L’île des ombres (Heartbroken), 2012, Livre de poche 2014, 549 pages, €7,90 e-book Kindle €11,99

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H-H Kirst, Il n’y a plus de patrie

Kirst est un journaliste allemand né en 1914 et décédé en 1989 à 74 ans, avant la chute du Mur. Fils d’un agent de police et élevé en Prusse-Orientale, il s’engage dans la Reichswehr où il deviendra adjudant-chef. La Seconde guerre mondiale le promeut lieutenant et « officier instructeur national-socialiste. » Il est dénoncé aux Américains par Franz Josef Strauss, motocycliste nazi, chef du parti conservateur de Bavière et futur ministre de la Défense de la RFA. Interné, il passe neuf mois de camp avant d’être relâché sans charges. Il deviendra célèbre avec sa trilogie 08/15 qui raconte la vie de caserne, la guerre et le retour à la vie civile de l’adjudant Ash (ou H comme Hans ou Hellmut, autrement dit lui-même).

Kirst se dit « individualiste par conviction, réaliste par expérience, socialiste sans romantisme » – donc sans plus le « national » du nazisme. Il s’opposera vigoureusement dès 1950 au réarmement de l’Allemagne voulu par les Américains car, pense-t-il, le nazisme n’est pas éradiqué dans le pays, ni par le nombre des anciens toujours en poste, ni dans les façons de penser.

Ce roman, à la fois policier et politique, nous plonge dans l’Allemagne de l’Ouest vingt ans après la guerre. Il est à la fois obsolète et inactuel. Obsolète parce que l’Allemagne n’a plus grand-chose à voir quarante ans après, avec ce qu’elle était à peine relevée de ses ruines ; inactuel parce que les manipulations politiques restent le quotidien de tous les États, y compris de Schröder l’ancien Chancelier pro-russe et de Merkel qui lui a succédé, qui a elle-même laissé son pays devenir dépendant à l’énergie de Poutine.

Industriels et politiciens s’entendent comme larrons en foire dès qu’il s’agit d’utiliser les crédits publics pour assurer leur pouvoir et leurs bénéfices. Le héros, Karl Wander (le wanderer est le nomade sans attaches) a trouvé un emploi à Bonn, alors capitale de la RFA, auprès d’un conseiller politique qui sert un probable futur ministre. Il lui est demander d’enquêter et de servir d’intermédiaire pour servir les ambitions politiques – naturellement camouflées sous le vernis du renouveau démocratique allemand et de l’efficacité de la Bundeswehr.

Wander est un idéaliste, il sera broyé. Les politiciens réalistes et cyniques sauront le manipuler à loisir, usant pour cela de tous les « dossiers » constitués contre lui depuis des années. Heureusement, il était trop jeune sous le nazisme, mais il a connu charnellement Sabine W-W, maîtresse en titre d’un important industriel de l’armement, et accessoirement maîtresse occasionnelle de Krug, le patron de Wander.

Une jeune fille, Eva, est retrouvée tabassée à la porte de l’appartement alloué à Wander ; il la sauve, la met sur son lit, appelle un docteur des Urgences – mais le médecin traitant des stars de la politique et de l’industrie survient pour l’emmener, déclarant qu’elle est sa patiente. Eva est en effet la fille adoptive de l’industriel de l’armement Morgenrot (Matin rouge) qui fournit les renseignements à Wander sur ses concurrents et leurs échecs industriels – pour mieux bénéficier de la future manne gouvernementale.

Son demi-frère Martin, qui avait voulu la sauter enfant et reste jaloux de ses amants, tabasse Wander et voudra même le tuer à l’aide d’une de ces grosses « Mercedes coffre-fort » en projetant sa voiture d’un pont. Wander, à chaque fois, se laisse faire, comme si tout lui était égal depuis que son idéal ancien a disparu et que le nouveau n’est pas près de naître.

Karl Wander se fait aider par un médecin honnête, le Dr Bergner des Urgences, par un policier honnête à figure paternelle, Kohl, par un journaliste juif américain, Sandman. Lequel mandatera un agent des services secrets, Jérôme, pour démêler la pelote. Il agit comme un chœur antique lors de chapitres intercalaires d’analyses, un peu verbeuses mais qui donnent de l’air.

Ce thriller politique est un roman sans guère de saveur, non-engagé sauf en mots, pessimiste sur la démocratie, la politique et les Allemands. « Les Allemands n’ont pas la vie facile. Mais ils aiment bien se la rendre plus difficile encore. Ils n’auraient eu qu’à ouvrir les yeux et à réfléchir un peu : tirer un trait final, vraiment déterminant, eût été, sans aucun doute, possible. Mais c’est apparemment à cela que ce peuple ne pouvait se résoudre. C’est ainsi que les Allemands continuèrent à traîner avec eux, non seulement les officiers de Hitler, mais aussi leur soi-disant ‘esprit’, avec leurs ‘expériences’ et leurs ‘principes’ (ce qu’ils ont reconnu), donc toute l’étroitesse d’esprit de ces gens, leur obéissance de cadavres, leur incurable entêtement » p.268.

Juste un jalon de l’histoire écrit assez lourdement avec le formalisme des relations et les explications décortiquées. Un roman publié en collection de poche populaire, aujourd’hui oublié et qui gagne à le rester, sauf pour les spécialistes de la mentalité allemande.

Hans-Hellmut Kirst, Il n’y a plus de patrie, 1968, J’ai lu 1971, 373 pages, €7,40

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Ruth Rendell, Rottweiler

Ruth Rendell a le chic pour créer des personnages et analyser la société britannique de son époque. Non sans une cruelle ironie. Inez, veuve de son second mari Martin dont elle est inconsolable regarde chaque soir les cassettes vidéo de la série où il jouait pour le voir bouger et l’entendre encore parler. Elle possède un immeuble dans Star Street à Londres dont elle habite le premier étage. Le rez-de-chaussée est sa boutique de Star Antiques, bric-à-brac victorien où des clients viennent chercher un cadeau pour un proche ou de quoi décorer leur intérieur et où travaille comme vendeuse la jeune Zeinab. Les autres étages sont loués à Jeremy, Will et Ludmila, laquelle vit après quatre ou cinq mariages avec Freddy.

L’ironie est que tout ce petit monde est un microcosme des minorités de l’ex-empire, enkystées dans Londres et désormais représentatives du britannique moyen. Dans tout l’immeuble, seules trois personnes sont d’origine : la tenancière, un débile léger prénommé Will, c’est-à-dire Guillaume (ô dérision) et qui ressemble à un David Beckham en plus massif mais avec plusieurs cases en moins, et un tueur en série. Zeinab est pakistanaise, Freddy Noir de la Barbade, Ludmila d’Europe centrale ou plus à l’est. Tout ce petit monde grenouille et s’entend comme larrons en foire. Sauf qu’il y a crimes.

Des jeunes filles sont étranglées régulièrement sans raison le soir dans les rues de Londres. A chaque fois le tueur emporte un petit objet en souvenir : un briquet gravé, un collier, des boucles d’oreille, un porte-clé en onyx. Comme la première victime avait une morsure au cou, la presse de caniveau à appelé le tueur Rottweiler, au grand dam des propriétaires de cette race de chien qui vantent à l’inverse leur sociabilité (trait d’humour tout britannique…). Et comme l’un de ces objets fétiches est retrouvé un peu plus tard dans la boutique d’Inez, les soupçons se portent sur les locataires et les clients réguliers.

Un certain Morton, la soixantaine, vient en effet faire la cour à Zeinab, qui l’éblouit par sa jeunesse et sa beauté ; il est riche, il offre des parures en diamant et en émeraude. Mais Zeinab argue toujours d’un père sévère et rigide sur ses principes pour éviter tout contact trop compromettant ; elle promet le mariage, les fiançailles, mais plus tard. D’autant qu’elle a promis la même chose à un certain Rowley, la trentaine costaud. Quant à Will le blond bien fait, il est atteint du syndrome de l’X fragile, une anomalie génétique du chromosome X qui induit un handicap intellectuel et des troubles du comportement. Il est routinier, asocial et anxieux. Seul sa tante Becky a ses faveurs et il vivrait bien avec elle. Mais elle est vieille fille et voudrait trouver un homme pour partager sa vie. La dépendance de Will, son neveu orphelin qui lui fait pitié, est un handicap : il fait fuir tous les amants.

Les policiers vont donc soupçonner tout le monde, à commencer par Will, trouvé un soir en train de creuser dans un chantier d’une maison avec une pelle. Est-ce pour enterrer une victime ? C’était seulement parce qu’il cherchait un trésor dans la Sixième rue, comme il l’avait vu au cinéma. L’absurdité de ces soupçons montre l’inanité de l’inspecteur et son incapacité à exercer sa profession correctement. Son adjoint Zuluela, issu d’une minorité orientale, est bien plus vif et plus ambitieux. Là encore, les vieux Anglais rassis sont remplacés par des immigrés jeunes et talentueux tandis que les vieux Blancs s’éteignent doucement dans leurs contradictions. Zuluela prendra la place de l’inspecteur Crippen et Becky sombrera dans la routine étriquée de garde-malade. Seule Inez trouvera client à son pied et bazardera sa boutique et son immeuble pour vivre en maison. Quant au tueur en série, le lecteur apprendra des choses étonnantes sur l’origine de ses pulsions et sur la fin qu’il veut se donner.

Mais le crime n’est que le sel de l’aventure  Elle consiste en ce roman à pénétrer les dessous de la petite-bourgeoisie londonienne, ses ambiguïtés, ses ambitions et son progressif remplacement. On soupçonne assez vite qui pourrait être le psychopathe mais ce n’est pas l’essentiel. A lire plus comme un roman de mœurs que comme un roman policier.

Ruth Rendell, Rottweiler (The Rottweiler), 2003, Livre de poche 2007, 479 pages, occasion €1,08 , e-book Kindle €7,99

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Le limier de Joseph Mankiewicz

Un long et curieux film britannique adapté d’une pièce de théâtre d’Anthony Shaffer, créée en 1970 au Music Box Theatre de Broadway sous le nom de Sleuth (le sleuth-hound est un chien limier). Il s’agit d’une double histoire policière avec retournement, suivies d’un final doublement retourné. Difficile d’en dire plus sans violer la fleur vulnérable de l’histoire.

Au départ Andrew (Laurence Olivier), un aristocrate anglais dans son manoir, auteur de roman policiers traditionnels, convoque Milo (Michael Caine), un coiffeur pour dame londonien qui est l’amant de sa femme. Il veut le convaincre de la prendre pour qu’il puisse s’en débarrasser et divorcer mais, pour la garder, il devra assumer. La femme est frivole et dépensière, il lui faut de la fortune. Milo est à l’aise, mais sans plus. Andrew lui propose alors de voler chez lui les bijoux qu’il garde en coffre et d’aller les revendre chez un receleur de ses relations, lui assurant ainsi une somme suffisante, en espèces et net d’impôts. L’impôt est en effet la plaie du Royaume-Uni sous les Travaillistes avant Margaret Thatcher. Lui sera indemnisé par l’assurance et tout le monde sera content.

Sauf que, dans sa tête, il s’agit d’un jeu, figuré par la première scène du labyrinthe. Andrew est en effet l’un de ces nobliaux suffisants, sans activité productive autre que de dicter au magnétophone des énigmes policières snobs, lues par son milieu d’initiés. Il est resté en enfance, n’ayant jamais travaillé, entouré d’automates comme le Jolly Jack, marin qui rigole d’une voix grinçante, et de divers jeux comme le billard, les échecs, le puzzle. Il aurait été enchanté des jeux vidéos si cela avait existé à son époque révolue, une manière radicale pour lui de se couper du monde et d’ignorer les béotiens et les immigrés.

Car Milo, s’il est né au Royaume-Uni, est fils d’immigré italien parvenu dans les années 1930 à quitter le fascisme mussolinien. Milo n’a pas été dans les collèges huppés ni n’a fréquenté la haute société fermée, ni ne manie l’humour subtil aux références culturelles de l’entre-soi, mais a fondé sa propre entreprise, ouvrant un second salon de coiffure à Bristol après Londres. Mieux, c’est un latin lover, un charmeur empathique, loin de la froideur méprisante acquise entre garçons de 9 à 19 ans dans les collèges anglais. Il est plus jeune, plus moderne, plus séduisant que le vieil aristo conservateur confit.

Le « jeu » est donc pipé puisque c’est l’aristo qui fixe les règles. Il n’a pour but que d’humilier et de se venger de la perte de sa femme, laquelle préfère un amant vigoureux et affectif à un mari quasi impuissant et dédaigneux. Ce pourquoi Andrew entraîne Milo à la cave pour le faire se déguiser. Il choisira un costume de clown, après avoir hésité entre une robe de femme et une veste de bouffon. Il le fera grimper à une échelle pour découper un carreau afin de pénétrer dans le bureau où se situe le coffre-fort, lequel est malhabilement camouflé en cible pour fléchettes, le seul jeu de la pièce que Milo trouve immédiatement. L’auteur de detective novels se trouve pris en défaut, son intelligence logique pour tout maîtriser n’embrassera jamais tous les possibles réels.

Il faut simuler une bagarre, casser des vases et renverser des meubles pour faire « vrai » devant la police et l’assurance, mais l’auteur du jeu manipule sa marionnette pour un but bien précis : tuer l’amant de sa femme – mobile classique des romans policiers. Effectivement il tire, Milo à genoux le suppliant de ne pas le faire, suprêmement humilié.

Alors débute la seconde histoire. Un inspecteur se présente à la porte du manoir pour enquêter sur une disparition, celle de Milo. Andrew nie le connaître puis, devant les indices accumulés, avoue qu’il l’a rencontré pour un jeu, puis qu’il a voulu lui faire peur et le soumettre, mais qu’il ne l’a pas tué. Un monticule de terre fraîche au jardin, plus des impacts de vraies balles dans les murs et des traces de sang dans l’escalier sont autant d’indice graves et concordants pour accuser Andrew. Lequel est déstabilisé et veut s’échapper. L’inspecteur le maîtrise, et…

Mais c’est là qu’il faut s’arrêter, contrairement aux gros pieds dans le plat des auteurs et censeurs Wikipédia que je vous conseille de surtout NE PAS lire avant d’avoir vu le film, sous peine de violer le suspense. Or le viol est de plus en plus mal vu dans la société – sauf chez les,intellos pour les matières d’intellos semble-t-il. Contradictions habituelles des gens de bureau sur les gens sur le terrain. Prix Edgar-Allan-Poe du meilleur scénario, le film n’est joué qu’avec deux comédiens, les autres cités au générique sont fictifs, destinés à dérouter le spectateur avant le film – ce pourquoi il importe de ne pas déflorer l’intrigue.

Sorti en 1972, le film n’avait jamais paru en DVD (seulement en VHS), ce qui est désormais fait en septembre 2023. Une première ! C’était le dernier film de Mankiewicz. Deux heures sans jamais s’ennuyer, les chats sur les genoux adorent.

DVD Le limier (Sleuth), Joseph Mankiewicz, 1972, avec Laurence Olivier, Michael Caine, Alec Cawthorne, John Matthews, Eve Channing, Colored Films 2023, 2h12, €14,99 Blu-ray €19,99

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P. D. James, A visage couvert

Il s’agit du premier roman policier de celle qui va devenir une « reine du crime » en Angleterre. Elle met en scène l’inspecteur Adam Dalgliesh, calme, méthodique et tenace. Qualités que l’on peut prêter à cette mécanique de précision du whodunit (qui l’a fait?) – en bref, à qui profite le crime.

Cet opus est remonté comme une montre et fonctionne par engrenages binaires, à chaque fois deux personnages opposés : Eleanor et Simon, maîtres du domaine, la première soignant par devoir le second qui se meurt ; son décès définitif marquera d’ailleurs la fin de l’intrigue. Stephen et Deborah, frère et sœur, enfants des premiers, Stephen médecin à l’hôpital sans affect ni amour pour quiconque, et Deborah en recherche de l’âme sœur sans jamais la trouver. Stephen a baisé Catherine mais ne l’aime pas ; celle-ci, infirmière, aide aux soins de Simon mais ne sait pas trop ce qu’elle fait encore au manoir. Deborah est courtisée par Hearn, demi-français et commando de la Résistance, mais elle ne l’aime pas. Enfin Martha la fidèle cuisinière servante et son aide qu’elle trouve prétentieuse et lève-tard, imposée par sa maîtresse, la jeune Sally, fille-mère d’un bambin de 3 ans, Jimmy, dont nul ne sait qui est le père. Les autres sont des comparses, nombreux, Proctor l’oncle de Sally, Derek un jeune homme timide et boutonneux qui aide Sally, John un gamin de 12 ans qui surprend Sally en conversation avec un Monsieur, le révérend Hinks, etc.

Le lecteur comprend vite que tout tourne autour de Sally, orpheline de guerre ayant perdu ses parents sous un bombardement de V1, élevée par son oncle mais vite émancipée. Et surtout engrossée et laissée avec un marmot sans père identifié, donc recueillie par le Refuge, institution privée du coin dirigée par une vieille fille, Miss Liddell. Au fond, dans cette Angleterre proche de Londres mais restée campagnarde, personne n’aime personne et la société ne tient que par les conventions. Qu’un fait inouï se produise et la fragilité de l’échafaudage des faux-semblants se révèle.

Or ce fait survient : le meurtre de Sally dans sa propre chambre, verrou tiré. Elle a été étranglée après avoir été droguée aux somnifères. Personne n’a rien entendu, bien entendu. Du moins au début. C’est tout le talent de Dalgliesh de faire accoucher les témoins.

Il va s’y employer, de façon méthodique et en prenant le temps qu’il faut. D’où ce vide un peu fastidieux d’une enquête qui n’a pas l’air de progresser, sinon dans l’esprit de l’inspecteur. Les petits détails s’ajoutent les uns aux autres et finissent quand même par dessiner un canevas. Peu à peu, le lecteur en vient à éliminer les coupables potentiels jusqu’à se restreindre à une courte liste.

Un coup de théâtre survient, qui la remet en cause. On apprend que Sally, autour de laquelle le monde devait tourner, aimait provoquer les gens et les tourner en bourriques. Puisque personne n’aime personne, elle les défiait de se révéler. Lorsqu’elle a annoncé tout à trac à l’heure du dîner qu’elle allait épouser Stephen, le fils de la maison, c’en fut trop. Elle a été tuée dans la nuit. Et pourtant… C’était un leurre, un de plus.

Une enquête à l’ancienne, agencée comme une montre, qui grignote le temps et engrène ses rouages pour aboutir à la conclusion. La perfection du huis-clos et du whodunit.

Phyllis Dorothy James, A visage couvert (Cover her face), 1962, Livre de poche 1992, 250 pages, €7,20

Les romans policiers de P. D. James déjà chroniqués sur ce blog

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Bernard Lenteric, Vol avec effraction douce

Bernard Bester, dit Lenteric, a écrit de superbes thrillers dans les années 1980 et 90 qui se lisent ou se relisent (c’est mon cas) encore aujourd’hui. Ils sont d’ailleurs toujours édités, en Livre de poche ou en format Kindle. L’étonnant avec cet auteur est qu’il a anticipé l’avenir, cette époque où nous vivons désormais. Il y a 35 ans, peu s’inquiétaient de l’IA, « l’intelligence » artificielle, car les ordinateurs n’étaient pas encore assez puissants et un joueur d’échecs parvenait à les battre. Lenteric, s’en est inquiété. Le socle de ce roman intermédiaire entre le policier et la science-fiction est l’IA.

Cette puissance technologique fait évidemment envie aux maîtres du monde, ces richissimes milliardaires texans du pétrole – qui ont dégorgé du Trump il y a quelques années pour faire coïncider la politique avec leurs intérêts. Et ils sont prêts à recommencer. D’où l’intérêt de ce thriller français d’anticipation aujourd’hui.

Juliette Langston-Bell est jeune, sexy et sans scrupules. Selon l’auteur, elle est « une véritable chienne, qui traverse le monde prête à déchiqueter de ses crocs le moindre obstacle » p.325. Elle a fondé Brain, une entreprise de captation des connaissances des cerveaux les plus aiguisés de la planète. Il s’agit de mettre leur savoir en machine pour créer des systèmes-experts (ancien nom – plus juste – de l’IA). Cela pour la meilleure efficacité économique évidemment, mais qui n’est que le prétexte à amasser encore plus d’argent pour avoir encore plus de puissance. Aller droit au but est louable et économise des ressources en main d’œuvre, en capital et en matières, mais ce capitalisme réel est le masque de la bonne vieille soif de pouvoir, d’argent et de sexe – dans cet ordre.

Tout est permis aux richissimes, puisqu’ils sont capables de tout acheter, y compris les consciences et jusqu’à la loi même. Les compagnies pétrolières ont leur propre police, leurs propres intérêts, leurs propres centres de recherches.

Mais il y a pire : les plus riches et les plus avides de puissance parmi les dirigeants (et les dirigeantes) aspirent à se libérer encore plus de toutes les contraintes. Ils veulent faire ce qu’ils veulent, au mépris des lois, règlements et déontologies des États. Au mépris de l’humain même.

Ce qui commence comme une compétition économique pour obtenir d’un géologue géophysicien expert la mise en machine de son savoir, devient un totalitarisme personnel. Le français Stewart est un séduisant trentenaire grand, fin et musclé, à l’intelligence déconcertante. Juliette est instrumentalisée pour prendre dans ses filets Stewart, mais il résiste. Il préfère lui aussi la liberté. Son entreprise de prospection indépendante est alors attaquée sans merci par un groupe de mercenaires sur ordre des cartels pétroliers ; le matériel est détruit et son adjoint et ami tué. Stewart se résigne donc à accepter la proposition de Juliette, en attendant de se venger.

La réalisation du système-expert avec ses connaissances et son expérience, le savoir-faire du Japonais Ishiguro en informatique prêt à inventer l’ordinateur interactif de 5ème génération, et la cogniticienne Juliette qui servira à l’interface homme-machine, est un travail d’équipe. Mais des intérêts plus puissants sont à l’œuvre. Tous trois sont enlevés par ceux qui tirent les ficelles et veulent les faire travailler pour eux comme des esclaves, dans un centre fermé, isolé de tout au fin fond du Chili. L’impitoyable Juliette, qui a eu la bêtise d’utiliser un radio-téléphone (ni le net ni le smartphone n’existaient en 1991), a été repérée et la famille innocente qui l’hébergeait est massacrée sans merci, enfants compris.

L’utopie de la science conduit à vendre son âme. Le camp de travail pour scientifiques qui veulent s’affranchir des Droits de l’Homme comme de toute déontologie est financé par les cartels… pétroliers – véritable mafia hors des lois et des États. Le professeur Dessambert qui le dirige a d’ailleurs d’autres projets que le minable système-expert pour trouver du pétrole : il veut carrément extraire les cerveaux pour les faire travailler hors corps (comme on dit hors sol) avec l’ordinateur. Il aura ainsi, croit-il, le meilleur du calcul machine avec le meilleur de l’intuition humaine.

On le voit, le transhumanisme des libertariens américains peut aboutir à de tels délires si aucun contre-pouvoir ne le contrecarre. C’est aussi le mérite de Lenteric, en cette fin des années 1980, de montrer tout cru ce mirage des méthodes et des mœurs américaines sur les cerveaux européens colonisés. Les petit-bourgeois arrivés au pouvoir en 1981 avec Mitterrand, qui ont submergé d’un coup l’ancienne génération politique en France, ont épousé cet égoïsme arriviste à un point jusqu’ici jamais connu (d’où les « affaires » multipliées). Le prétexte du « socialisme » a servi de paravent idéologique à cette soif de pouvoir, d’argent et de sexe qui ont déferlé sur la France à ce moment. « Un monde sans autre loi que celle du plus fort. Le plus fort, le plus malin, le plus riche… Le plus riche parce que le plus fort ou le plus malin. Tant pis pour les autres, les faibles, les pusillanimes, les pauvres, les mal nés » p.264. On inventera pour eux le clientélisme d’État, l’assistance sociale payée par la dette…

Le héros qu’est au fond Stewart, le non-américain, le géologue en phase avec la terre, l’homme à qui on ne la fait pas, notamment les femelles trop aguicheuses, se tirera seul de ce bourbier. Avec un gamin désormais orphelin, un cobaye de laboratoire chilien de 10 ans prénommé Jacinto, le nom espagnol de Hyacinthe, l’enfant préféré d’Apollon dont le cri de lamentation « AI » est l’anagramme de l’IA. Le centre de concentration sera détruit par l’un des siens, en répandant une épidémie tirée du génie génétique en laboratoire afin de faire du fric sur le vaccin antidote. Comme quoi Lenteric, une fois de plus, reste en plein dans l’actualité.

Bernard Lenteric, Vol avec effraction douce, 1991, Livre de poche 2002, 382 pages, €6,29 e-book Kindle €6,49

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J.B. Livingstone (Christian Jacq), Meurtre au British Muséum

Étonnant Christian Jacq. Cet égyptologue passé à l’écriture a commis des romans policiers anonymement lorsqu’il n’était pas encore connu, sous le pseudonyme de J.B. Livingstone. Il a avoué cette œuvre mineure des années 1980 dans les années 2015 en la rééditant sous son nom. Meurtre au British Muséum, réintitulé Le crime de la momie et réactualisé à notre époque, est le premier opus de la série inspecteur Higgins.

Je préfère pour ma part la version d’origine, sans la technologie qui envahit tout. Higgins, détective inspecteur chef à la retraite, ne supporte même pas le téléphone ; dans son cottage, il l’a placé dans la cuisine et c’est sa gouvernante qui répond. Lui privilégie la bonne vieille psychologie à la Maigret et l’enquête humaine à tous les gadgets et prélèvements. Ce pourquoi il a obtenu des succès certains, au point que son ancien patron fait appel à lui comme consultant sur les affaires délicates où il en perd son latin.

Comme celle du British Muséum. Sir John Arthur Mortimer, l’égyptologue reconnu et autoritaire qui va bientôt être élu directeur du musée, grippé et ne pouvant sortir sur ordre de son médecin, a envoyé sa femme chercher un dossier rouge laissé dans son bureau. Frances convie le fils de son mari, un Philip de 17 ans émotif et entier, amoureux d’elle, à l’accompagner. Elle pénètre seule dans le bureau et y est assassinée par deux coups de feu. La porte est fermée et, lorsque le gardien trouve enfin le double de la clé, ceux qui font irruption la trouvent morte, une momie dans les bras comme si elle avait voulu l’assassiner.

Higgings, alerté par son supérieur, enquête. Pour lui, tous les protagonistes sont suspects et il va les interroger maintes fois pour recouper les informations, trouver des failles et détecter les mensonges ou omissions de chacun. La déduction s’impose comme moyen d’enquête. Évidemment, tous ont des choses à cacher, l’épouse, le mari, le fils, la gouvernante du couple, le chauffeur, le gardien – et même l’assistant du professeur qui est en conflit ouvert avec lui sur les fouilles à venir… En démêler les fils est un art.

Un bon roman de gare dans le sens noble du terme : il fait passer un bon moment de délassement. Je n’ai pas lu la version remaniée et modernisée, sans doute moins dans son jus que l’original qui a le charme du policier ancien.

J.B. Livingstone (Christian Jacq), Meurtre au British Muséum, 1984,Éditions Gérard de Villiers, collection Les Dossiers de Scotland Yard, 1996, €0,97 occasion

Réédité sous le Titre Christian Jacq, Le crime de la momie, les enquêtes de l’inspecteur Higgins tome 1, XO éditions 2016, 264 pages, €13,90 e-book Kindle 9,99

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Jean d’Aillon, Une étude en écarlate

Jean-Louis Roos, le vrai nom de Jean « d’Aillon », se fait baron anglais pour écrire sur cette période médiévale qu’il aime tant. Son demi-frère d’époque est Edward Holmes, lui aussi ancêtre, mais du célèbre Sherlock. Il y rencontre son Watson, alors archer anglais réputé pour sa précision de tir.

Nous sommes à Paris en 1420 et la guerre de Cent ans va s’achever une génération plus tard, grâce notamment à Jeanne d’Arc. Le roi Henri V d’Angleterre, fils d’Henri IV arrivé par illégalité au trône (et dont Shakespeare a fait une tragédie), revendique le royaume de France car son père s’est marié avec Catherine de France et s’est allié aux Bourguignons du duc Philippe. L’histoire est compliquée.

Les Bouchers de Paris, vrais tueurs en corporation, ont aidé à prendre la ville et ont massacré tous les Armagnacs alliés au Dauphin, fils probable (mais pas certain) de Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI de France devenu fou. Dans ce carnage d’avril 1418, les bouchers ont enfoncé les portes de l’hôtel de Lusignan, défoncé les femelles et les petites filles, démembré le fils encore enfant et éventré les serviteurs et les gardes. Deux ans plus tard, Robert de Lusignan (personnage imaginaire), qui était absent de Paris lors du massacre pour aider le dauphin Charles (futur Charles VII) à fuir à Bourges, revient incognito pour se venger des bouchers.

La ville est misérable, soumise à la famine parce que le travail manque. Nombre de maisons sont vides, pillées et en ruines, dont l’hôtel de Lusignan à l’enseigne de Mélusine. Il attire la convoitise de Lady Mortimer, sœur d’Edmond Mortimer, troisième comte de March, qui a comploté contre l’usurpateur Henri IV d’Angleterre. Elle veut se venger de la dynastie régnante et assassiner Henri V et le duc de Bedford lorsqu’ils entreront prochainement dans Paris. Pour cela, la fenêtre de l’hôtel de Lusignan (actuel Conseil d’État) est propice, face à une entrée du Louvre.

Edward Holmes, chargé des affaires à Paris de son demi-frère le baron de Roos, est chassé par le fils de l’intendant d’Angleterre Langley, sur ordre des cadets de 13 et 15 ans qui ne le connaissent pas. Le baron de Roos et son frère William ont en effet été tués à la bataille de Baugé. Langley complote avec Lady Mortimer pour obtenir une meilleure place que celle d’intendant de baron. Edward part donc loger ailleurs et chercher du travail. Il n’est pas anodin que sa logeuse s’appelle Constance Bonacieux, c’est le nom que porte la logeuse de d’Artagnan dans Les trois mousquetaires. L’auteur aime bien plagier les grands auteurs. Autant dire qu’Edward Holmes est imaginaire, tout comme Gower Watson, malgré le livre ancien que l’auteur dit avoir trouvé chez un libraire à Londres.

Toujours est-il qu’Holmes enquête, flanqué de son Watson, et qu’il va démêler de fil en aiguille et comme par hasard le complot contre le roi. Lui, anglais, ne prend pas position pour ou contre le roi de France. Sera roi celui qui ramènera la paix. Cette première enquête d’une série est intitulée en plagiant Étude en rouge de Conan Doyle, mais sa méthode est la même : la déduction par réflexion. Watson ajoute le piment de l’action.

Une bonne façon de se plonger dans l’histoire navrante d’un royaume de France (déjà) déchiré en guerre civile par de fanatiques partisans qui en profitent (déjà) pour violer, massacrer et piller, chacun défendant (déjà) son petit intérêt égoïste dont le fric est (déjà) l’objectif suprême. La complexité de l’histoire de Paris à cette époque-là ralentit l’intrigue au début car il faut bien expliquer qui et quoi, mais le roman policier prend son rythme de croisière assez vite et captive.

Jean d’Aillon, Une étude en écarlate – Les chroniques d’Edward Holmes et Gower Watson, 2015, 10-18 2019, 500 pages, €9,20 e-book Kindle €7,33

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Mary Higgings Clark, La nuit est mon royaume

Vingt ans après… L’école privée de Stonecroft Academy veut réunir les anciens élèves les plus méritants, ceux qui ont réussi. Non sans arrière-pensée : celle de valoriser le collège et d’attirer des investisseurs pour faire bâtir une aile nouvelle. Jack Emerson est un ancien et il les a convoqués.

Ils, c’est-à-dire Jane Sheridan, devenue historienne en renom après une jeunesse douloureuse entre des parents qui ne cessaient de se chamailler et la mort de son petit ami de West Point, renversé par un chauffard qui a pris la fuite, mais la laissant enceinte sans ressources.

Laura était la plus belle fille de l’école et ne cessait de séduire ; encore aujourd’hui où, la quarantaine venue, elle chasse encore les rôles à la télé.

Gordie est justement producteur, parti de rien il a su arriver.

Carter l’ex-maigrelet débraillé, fils d’une mère maigrelette et débraillée, est devenu bel homme athlétique qui écrit des pièces de théâtre sombre qui plaisent aux intellos.

Il y a Mark, le gamin harcelé devenu psy pour ados.

Et Jenny la boulotte, Trish la maigre de l’équipe d’athlétisme, et Robby l’humoriste cruel.

Mais parmi les anciennes élèves, seules demeurent Laura et Jane. Catherine, Debra, Cindy, Gloria et Alison ne sont plus, la dernière noyée dans sa piscine quelques semaines avant. Mortes par accident ou peut-être tuées, qui sait ?

Celui qui le sait est le Hibou, un ancien élève brimé à l’époque, de qui les filles se moquaient depuis qu’à 9 ans, lors d’une représentation de théâtre, il n’avait su que bafouiller sa seule réplique : « Je suis le hibou et je vis dans un arbre ». Il avait déjà été éjecté de l’équipe de baseball.

Dans le huis clos de la réunion sur quelques jours, le jeune Jack Perkins, 16 ans, joue au journaliste pour la gazette du lycée. Il se demande pourquoi, sur la brochette de filles de la photo de classe d’il y a 20 ans, seules deux sont encore vivantes…

Sam est le flic du coin qui enquête sur les meurtres commis et à commettre. Jane va s’adresser à lui lorsqu’elle recevra une suite de fax menaçant sa fille, celle qu’elle a accouché à 18 ans et aussitôt abandonnée faute de pouvoir l’élever. Elle veut mettre en garde les parents adoptifs et, pourquoi pas, faire la connaissance du bébé devenue grande.

Mais le Hibou veut se venger de tous ceux et de toutes celles qui se sont moqués de lui petit. Il est implacable comme un rapace, cruel et oiseau de nuit comme lui. Personne ne le soupçonne, il ne laisse aucune trace. Par plaisir parfois, et pour brouiller les pistes, il tue une fille au hasard, qui passait par là. Avec à chaque fois sa signature, un minuscule hibou en fer blanc caché sur son corps.

Un bon roman psychologique où les indices s’accumulent alors que le lecteur sait que l’un des personnage est le tueur, mais égaré à chaque fois dans des fausses pistes.

Mary Higgings Clark, La nuit est mon royaume (Nighttime is my Time), 2004, Livre de poche 2006, 447 pages, €8,40 e-book Kindle €7,99

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Ruth Rendell, On ne peut pas tout avoir

Ruth Rendell, née en 1930 et décédée en 2015 après avoir été faite baronne à vie en 1997, est l’une des « reines du crime » de la vieille Angleterre. Elle se délecte à traquer les particularités et les travers de la société anglaise en plongeant les lecteurs, à la manière de Simenon, dans la société même. Ses personnages sont plus vrais que nature, du député à la Chambre et futur ministre à la petite-bourgeoise volontiers pute, ou au chauffeur de maître et garagiste qui se fait des extras.

Une claire définition du type mâle anglais est donnée p.206 : « Le gentleman anglais est courageux jusqu’à la témérité, courtois avec les femmes de sa classe, bon soldat, arrogant, fier, généreux et intrépide. Il a un sens de l’humour démodé. Si extraordinaire que cela paraisse aux yeux de quantité de gens, il conserve cet état d’esprit qui constituait la matière des récits d’aventures de la première moitié du XXe siècle. » Les actions du personnage principal, le député fortuné Ivor, issu du meilleur collège (Eton) et de la meilleure université de droit (Oxford) sont comparées au modèle du gentleman anglais. L’autrice s’empresse de montrer la dégradation nette due à l’époque : la morale a disparu, l’éthique même est entamée. Au profit du « moi je » de rigueur, du narcissisme égoïste de l’individualisme croissant de ce début du XXIe siècle que Ruth Rendell situe dans les années 1980, à l’époque Thatcher (en même temps que Reagan et Mitterrand).

Le roman policier éclaire les facettes de la société avec plus d’acuité que les romans d’amour. Nous sommes dans ce roman dans l’après Thatcher, au moment où les Koweïtiens se font saddamiser à coup de canon par le macho à moustache qui adore caresser le petit otage anglais John de 7 ans avec un sourire inquiétant devant les caméras de télé du monde entier. Mais le propos n’est ni la guerre, ni la politique : il est la société. Ivor Tesham est en pleine ascension au parti Conservateur tout en courant les mini-jupes (les jupons ne se portent plus guère). La belle Hebe, blonde, fine, sèche, le séduit et il veut lui offrir un cadeau d’anniversaire érotique raffiné, une « sex aventure ». Pour cela, rien de plus simple : payer son garagiste pour qu’il loue une grosse voiture aux vitres teintées, qu’il enlève avec un complice encagoulé la belle en pleine rue et lui livre à domicile comme une vulgaire pizza la fille nue sous son manteau et ses bottes de cuir à lacet, menottée, ligotée, bâillonnée et pantelante. Là, ils vivront encore quelques instants torrides avant le verre de champagne – et de rigueur.

Las ! Tout ne se passe jamais comme prévu et, si l’enlèvement a bien lieu en temps et en heure, un camion innocent qui passait au feu vert emplafonne la grosse Mercedes (les Anglais ne produisent plus de voitures sous leurs marques nationales depuis longtemps). Le passager et la belle passent de vie à trépas, le chauffeur est grièvement blessé, dans le coma. Il a grillé le feu rouge. La presse à scandale se déchaîne sur ce cadavre ligoté et Ivor le Secrétaire d’État à la Défense tout juste nommé, ne peut s’empêcher de trembler. Si quelqu’un relie son nom à l’affaire…

Mais il n’arrive rien. Par coïncidence, l’épouse d’un milliardaire très connu qui vient d’acheter un club de foot, passait par là et elle ressemble fort à Hebe. L’époux a reçu des menaces car son rachat du club ne fait pas que des heureux ; c’est sans doute sa femme que l’on a voulu enlever. Surtout qu’un pistolet (non chargé) a été retrouvé dans la voiture or, comme les attentats de l’IRA contre les membres du gouvernement Thatcher continuent, tout cela peut être lié. Ivor est dans les affres lorsqu’il apprend ce détail : si jamais son nom est de quelconque manière relié à l’IRA, il peut dire adieu à sa carrière politique.

Cela ne l’empêche pas de jouer avec le feu, d’aller rôder autour du domicile du chauffeur qui le connaît et qui peut parler, de suivre son ex-maîtresse blonde et élancée elle aussi, et même de coucher avec. C’est que l’assouvissement du désir égoïste est plus fort que tout dans ces hautes sphères de la bonne société et du pouvoir : tout est permis et la morale a depuis longtemps été jetée aux orties avec le slip et le corset – rançon d’une société victorienne trop stricte qui a suscité par réaction son inverse absolu. Sauf qu’entre le corps et l’esprit, rien ne se passe jamais comme prévu. Ivor imagine, échafaude des scénarios, reste hanté par les souvenirs. Il va faire des erreurs, entraîner une cascade de conséquences – jusqu’à la fin, inattendue comme il se doit.

Malgré un premier chapitre brouillon où le lecteur ne sait pas qui parle et pourquoi (en fait un comptable, beauf du député), le diesel poussif réussit à démarrer et, dès le chapitre 3 (heureusement dès la page 41 sur 446), l’intrigue se met en place et se clarifie. Le ton décalé, au-dessus de la mêlée, des différents narrateurs/trices n’aide pas à s’identifier mais le charme de l’intrigue réussit à surgir avec les pages. Le lecteur se captive pour les mœurs des MP (Members of Parliament) surveillés par la presse de caniveau, lue avec délectation par toutes les classes de la société.

Ruth Rendell, On ne peut pas tout avoir (The Birthday Present), 2008, Livre de poche 2011, 446 pages, €7,60 e-book Kindle €7,99

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Mary Higgings Clark, Avant de te dire adieu

Nell est une jeune femme belle et intelligente, comme il se doit pour les lectrices de MHC. Elle est orpheline depuis que ses parents sont morts dans un accident de voiture mais a été élevée par son grand-père, député de New York durant cinquante ans sans interruption. Bien que n’ayant pas besoin de travailler Nell écrit des chroniques dans un grand journal de la côte est. Elle s’est mariée très vite à Adam, un architecte bien fait de sa personne et avec un sourire irrésistible, comme il se doit pour les lectrices de MHC.

Mais voilà… Si tout commence dans le rose, le noir surgit brutalement. Sur les incitations pressantes de son grand-père, Nell va se décider à briguer le poste de député que celui-ci a lâché ; elle sera soutenue par le parti. Mais pas par son mari, Adam a en effet une étrange réticence à laisser aller sa femme aux élections. Les médias vont naturellement enquêter et scruter les moindres détails de la vie de Nell et d’Adam : y aurait-il une quelconque tache à dissimuler ? Ou n’est-ce que le souci bien légitime d’un mari qui ne veut pas que son épouse soit accaparée par la politique au point d’en oublier le foyer, et les éventuels enfants qu’ils voulaient ?

Une fois le décor planté, les personnages campés, la question principale posée, l’histoire peut commencer. Mary Higgings Clark a du métier et compose méthodiquement ses intrigues. Ses chapitres sont découpés comme dans les séries télé, prenant chaque personnage à un moment et faisant avancer l’histoire par ses facettes individuelles. Il y a Nell, Adam, le grand-père Mac, la grand-tante Gert férue de parapsychologie, la médium Bonnie, Jimmy le chef de chantier et son épouse Lisa, Jed Kaplan et sa mère qui a vendu un vieil immeuble sans l’en avertir, Lang le banquier qui finance la promotion du terrain, un petit garçon et son père. On peut se perdre au début dans les personnages, mais c’est la rançon de celles ou ceux qui ne lisent que trois pages à la fois. Les autres suivront le fil sans problème, vite captivés par les différents caractères.

Jed est aigri de voir le vieil immeuble inhabité en plein New York que sa mère possédait vendu par elle pour une bouchée de pain – son héritage – sans son avis ; mais Jed était parti en Australie pour échapper à une accusation de trafic de drogue et il en est revenu parce qu’il a replongé là-bas. Adam possède désormais l’immeuble, attenant à la parcelle de terrain que Lang a acquis pour en faire un centre commercial, résidentiel et de bureaux, avec une grande tour d’architecte. Adam veut donc négocier la vente de son terrain contre l’architecture du projet, ce qui lui permettra de se lancer en grand. Mais il semble que Lang ait d’autres vues…

La réunion convoquée par Adam sur son yacht ancré dans le port de New York, son seul luxe, doit réunir Lang, le constructeur Sam, le chef de chantier Jimmy, Winifred la secrète secrétaire d’Adam bien au fait des pratiques de l’immobilier, et lui-même. Mais Lang prévient au dernier moment qu’il ne pourra pas venir, il a embouti un camion avec sa voiture et doit aller à l’hôpital. Lorsque le bateau quitte le quai, il explose. Aucun survivant, deux corps déchiquetés repêchés, deux disparus : Adam et Winifred. Mais le sac à main de la secrétaire récupéré, à peine roussi. Dedans, une petite clé de coffre bancaire, sans indication.

Nell est effondrée, elle s’était disputée avec son mari juste avant qu’il ne parte, ayant oublié sa mallette et son blazer, que sa secrétaire est venue chercher sur sa demande peu après. Sauf que ce n’est pas le bon blazer, il y en avait deux identiques. L’enquête commence. Les suspects : Jed qui en voulait à Adam, Lang qui voulait ce terrain mais pas l’architecte, Jimmy peut-être, longtemps au chômage et pas très clair depuis. Ou d’autres. D’autant qu’un petit garçon de 8 ans, de retour d’une visite à la statue de la Liberté, a vu le bateau exploser et, comme il est hypermétrope, a distingué nettement « un serpent » qui plongeait en même temps dans les flots. Il fait des cauchemars depuis et sa mère l’emmène voir une psychologue qui le fait dessiner. Et « le serpent » s’affine au fil de la mémoire. Les flics sont très intéressés de savoir ce qu’il est vraiment.

Sa grand-tante Gert persuade Nell d’aller voir la médium, qui a reçu un message confus d’Adam depuis l’au-delà. Mac est sceptique mais Nell réceptive, ayant connu une expérience de ce genre avec sa grand-mère lorsqu’elle est morte (une caresse dans la nuit) et avec ses parents lorsqu’elle était prise dans un contre-courant marin et a manqué de se noyer. En fait, Nell est une fausse sceptique, sa raison doute mais elle veut y croire. Elle se sent coupable de s’être disputée avec Adam avant sa disparition et veut connaître la vérité – pour elle-même et pour sa carrière. En bonne Yankee s’adressant à des Yankees, MHC n’oublie jamais l’égoïsme fonceur de ses personnages fétiches. Et Bonnie la bluffe ; « Adam » depuis l’au-delà conseille à Nell de se méfier de Lang.

Mais que veut Lang ? Qui est Bonnie ? Et qui était vraiment Adam ? D’où vient l’argent de la fidèle Winifred, qui lui permet de financer une maison de retraite chère à sa vieille mère acariâtre ? Et pourquoi est-elle allée la voir religieusement tous les jeudis soir ? Nell va enquêter, aidée de Mac, Bonnie va la troubler, la mère de Winifred lui inoculer des doutes. Et puis… le drame évidemment. Mais Nell trouvera l’amour à nouveau en la personne d’un médecin pédiatre, orphelin comme elle, qui recherche sa mère devenue SDF.

Une intrigue convenue, dans les normes exigées des lectrices de MHC, mais qui est bien composée et au suspense soigneusement découpé. Bien qu’évoluant dans les milieux huppés de New York – sa ville, son milieu – ce qui peut agacer par moment, on ne s’ennuie pas. Un bon cru de vacances que j’ai relu avec plaisir.

Mary Higgings Clark, Avant de te dire adieu (Before I say Goodby), 2000, Livre de poche 2001, 439 pages, €9,20, e-book Kindle €7,99

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Sandrine Warêgne, Un crime couleur rubis en Birmanie

Un roman policier voyageur. Trois Suisses partent en Birmanie et échappent de peu à une tentative d’escroquerie internationale sur les rubis. Tout se dénoue dans les affres, et la naïveté – disons même la niaiserie – de la fille, Vanessa, éclate au grand jour. Comment être aussi bête et croire que le monde entier est un paradis à la suisse ? Que tout le monde il est beau et poli et gentil comme un Suisse ?

Mais commençons par les personnages. Vanessa Egger est une grande rousse à lunettes, garçon manqué ; elle doit rendre un mémoire littéraire, l’étude comparée des romans Une histoire birmane d’Orwell et La vallée des rubis de Kessel (chroniqués sur ce blog). Elle veut voyager en Birmanie pour sentir le pays qu’elle doit étudier dans les romans. Avisant une annonce sur les murs de la fac, elle rejoint deux garçons pour voyager ensemble. Matthias Chiu l’asiatique et Alex Baer le grand blond en espadrilles sont tous deux suisses. Ils ont fini de hautes études commerciales et veulent passer l’été sac au dos en Asie. Ils choisissent la Birmanie pour un prétexte candide : parce que c’est une dictature – non qu’ils soient portés aux régimes autoritaires mais parce que cela a préservé le pays du tourisme de masse. Un choix consommateur pour Occidentaux libres, aisés et égoïstes. Avec pour vague excuse de ne pas aller dans les hôtels de la junte au pouvoir et d’ouvrir les Birmans au monde.

Au restaurant de l’hôtel à Rangoon, capitale économique du pays, Vanessa reconnaît Ben Edwards, comptable anglais pour des sociétés offshores, accompagné de sa femme aux cheveux noirs prénommée Fiona. Ben est l’ex de Vanessa, consommé lui aussi lorsqu’elle était étudiante à Londres en Erasmus. Il faut dire que Vanessa, en adolescente écervelée typique du contemporain, a publié aussitôt sur Instagram tout ce qu’elle allait faire, où elle devait aller et ce qu’elle avait déjà accompli. La présence de Ben n’est peut-être pas due au seul hasard.

Samuel et Diane, autre couple français d’Annecy dont lui se dit dentiste, se joignent à eux le lendemain pour visiter le Rocher d’or. Au retour, la chambre de Ben et Fiona a été cambriolée ; ils se disputent et Fiona disparaît. Samuel et Diane sont les coupables : ils ont récupéré les rubis volés à une altesse d’émirat qui les avait acheté à Genève pour sa troisième future épouse. Le lecteur sait tout de suite qui a fait le coup, ce qui est dommage pour le suspense, d’autant que l’ensemble du scénario n’a pas encore été présenté.

Nous faisons en effet la connaissance de l’inspecteur Patrick Camino, de Genève, la quarantaine au petit bedon, divorcé, fan de Francis Cabrel et flanqué d’un père, José, en maison de retraite. Il est chargé de l’enquête sur le vol des rubis « sang de pigeon » – une variété rare et très chère – par le joaillier Van Arp & Co. Le joaillier a payé l’intermédiaire birman mais les rubis ne lui ont pas été livrés et l’altesse menace directement sa vie. Disons-le de suite, la vie personnelle de l’inspecteur n’a rien à voir avec l’intrigue, sauf si le roman n’est que le début d’une série où on le retrouvera.

Le trio des étudiants décide, sur l’initiative appuyée de Vanessa qui garde un faible pour Ben, de l’aider à retrouver Fiona, occasion de visiter les principaux monuments bouddhistes, la maison d’Aung Sang Suu Kyi (dont Luc Besson a fait The Lady) et surtout les restaurants. « Fraîcheur et délices » disait Kessel. Ils décident à quatre (parce que c’est moins cher) de faire le périple prévu par Fiona en montrant sa photo partout où ils passent. C’est Mandalay, « Orwell avait même parlé de ville aux cinq P : parias, pagodes, prêtres, porcs et prostituées » p.97. Puis c’est le fleuve Irrawaddy et la pagode Bagan réputée contenir un os frontal de Bouddha. Tout une série touristique abondamment commentée comme dans un récit de voyage. Curieusement, Diane et Samuel les ont précédés. Samuel, bourré, blague ou pas sur le trafic de rubis, à la grande perplexité des étudiants – et du lecteur.

Alex et Matt vont seuls faire le fameux tour en montgolfière de Bagan car Vanessa a le vertige. En montrant sa photo par réflexe, ils apprennent que Fiona a fait le même deux jours avant. En interrogeant le registre de la compagnie, ils retrouvent son hôtel mais elle n’est pas là. C’est alors que Ben apprend par un tabloïd anglais sur Internet que l’on a retrouvé son cadavre près d’un temple. La police birmane qui s’en fout classe l’affaire en accident. Effondrement : Ben retourne à Londres avec son cadavre incinéré, le trio décide de continuer et terminent au lac Inle, occasion d’un dernier coucher de soleil en technicolor, avant le retour à Genève.

A l’aéroport, ils croisent Samuel et Diane qui font semblant de ne pas les connaître et déclarent d’ailleurs s’appeler Rubinstein, avant de prendre leur vol pour Dubaï. Sauf que Rubinstein veut dire pierre de rubis en allemand. Alertée, la police de Genève qui agit plus vite qu’elle ne pense, s’aperçoit qu’ils ont un faux passeport et sont frère et sœur, recherchés par Interpol… Le collier de pierres rouges que chacun croyait de rubis, s’avère être de spinelles, une variété inférieure. Quant au joaillier genevois, son cadavre a été retrouvé dans le Rhône.

Quel rôle ont joué Samuel et Diane ? Qui sont vraiment Ben et Fiona ? Comment se fait-il que Vanessa se soit retrouvée un soir dans le lit de Ben au lieu de la jeune suisse-allemande Jennifer qui a bu le même cocktail au bar avec lui ? Qu’a donc ordonné l’altesse émiratie pour que les cadavres s’accumulent ? – Et où sont les fameux rubis ?

Dans cette énigme subtile à la forme un peu maladroite mais touchante, aux personnages parfois égarés dans l’histoire, le lecteur voyage dans un pays où il n’ira peut-être jamais au vu de la situation politico-militaire. Comme Ben (et comme moi) il emportera peut-être deux appareils photos, un gros pour les belles vues et un petit pour croquer sur le vif, tout en se récitant les sages maximes de Warren Buffet (l’un de mes maîtres en bourse) sur la façon de vivre bien tout en faisant fortune. Un bon délassement exotique.

Sandrine Warêgne, Un crime couleur rubis en Birmanie, 2023, éditions Spinelle, 205 pages, €18,00

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Kathy Reichs, Passage mortel

Kathy Reichs exerce la fonction d’anthropologue judiciaire et enseigne à l’université au Canada et aux États-Unis. Ses romans policiers sont directement tirés de ses expériences et la série Bones en a été tiré. Elle décrit avec un réalisme vécu Montréal glacial en hiver et son université Mac Gill aux murs gris, comme la Caroline du nord avec son soleil de printemps, ses îles luxuriantes de la côte où un ami, Sam, élève des singes pour les étudier.

Les cadavres et les squelettes s’accumulent sur les tables d’étude. Une religieuse doit être canonisée et il faut s’assurer de retrouver sa tombe et que les restes soient bien les siens. Temperance fouille mais son étude montre qu’elle ne serait pas tout à fait comme son hagiographie le voudrait. Trop obsessionnelle, Temperance va-t-elle remettre en cause le processus au Vatican ? Brutalement, cinq autres morts dans un incendie suspect d’une ferme isolée : comme le feu a détruit la plupart des chairs, l’anthropologue doit déterminer qui est qui avec les squelettes. Il s’agit d’une vieille – tuée par balle -, d’un jeune couple assassiné au couteau et par morsures de gros chiens après avoir été drogués au Rohypnol, et de deux bébés jumeaux dont le cœur a été arraché vivant.

Qui a pu commettre une telle horreur ? Au nom de quoi ?

Comme d’habitude, Temperance s’investit dans sa mission. Perpétuellement agitée, angoissée, paniquée, elle va en somnambule, ne retrouvant un semblant de raison que devant son microscope et son ordinateur. Sa sœur Harry la fantasque a trouvé une nouvelle lubie en développement personnel : elle veut s’ouvrir à une autre vie. La sœur du couvent où la canonisable a été déterrée a une amie dont la fille, étudiante à Mac Gill, a disparu. Temperance enquête, fait la connaissance d’une inquiétante prof de mythologies et de deux assistantes sous emprise, pas mal perturbées.

Lorsqu’elle va se ressourcer en Caroline pour une semaine de vacances au soleil, une fois le boulot de détermination des restes accompli, elle ne peut que découvrir… deux nouveaux cadavres. Elle ne veut pas s’en occuper, c’est le boulot de l’anthropologue du comté, mais justement celui-ci a été requis pour une mission de l’ONU afin de déterrer les charniers de l’ex-Yougoslavie. Elle est donc requise pour se replonger dans le cadavre. Il s’agit de deux jeunes femmes, blanches, droguées au Rohypnol comme ceux de Montréal. Non loin de là, l’enquête révèle qu’une secte gentillette d’écolos se préservant du monde est ouverte.

Il s’avère que toutes les propriétés, celle qui a brûlé près de Montréal, celle de Caroline et même une autre au Texas où l’on a trouvé un lien, appartiennent un un riche Belge qui paye régulièrement les factures mais est introuvable. Temperance et son ami québécois l’enquêteur Ryan vont courir la montre afin d’éviter une prochaine catastrophe. Tous les morts pointent en effet vers une secte apocalyptique qui veut entreprendre un exorcisme satanique en sacrifiant des vies afin d’en sauver d’autres. Du délire paranoïaque sans aucun doute, mais des êtres de chair vulnérables comme les jeunes filles et les bébés. D’autant que Harry la sœur a disparu et pourrait être embringuée là-dedans !

Temperance est elle-même menacée, à demi étranglée dans une ruelle près de son domicile à Montréal parce qu’elle n’avait pas voulu, bravache, se faire raccompagner ; à demi incendiée dans sa cuisine de Charlotte avec un chat grillé balancé avec un parpaing au travers de sa fenêtre. Le sien ? Elle a confié Birdie à la voisine lorsqu’elle a dû aller en Caroline du nord et celui-ci s’est enfui.

Outre le suspense, un peu moins prenant que d’habitude, le lecteur (-trice et autres sexes) aura des cours détaillés sur insectes nécrophages et l’étude des squelettes, la procédure de fouille judiciaire et d’enquête sur les antécédents, l’inventaire des multiples sectes et autres façons d’alpaguer les gogos pour assurer son pouvoir absolu.

L’agaçant est surtout cette addiction forcenée à la Coke de ladite Temperance, cette boisson fétiche yankee de la firme d’Atlanta au 100 g de sucre par litre et à la pléthore d’additifs excitants tels que E150d, E210, E211, E220, E290, E330, E338, E414, E442 – en bref de la saloperie en bouteille ! Ryan préfère la bière, ce qui est plus sain.

Kathy Reichs, Passage mortel (Death du Jour), 1999, Pocket 2002, 475 pages, occasion €1,57

Un autre roman policier de Kathy Reichs déjà chroniqué sur ce blog

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R.J. Ellory, Les anonymes

Un roman policier écrit par un Anglais et qui se passe aux Etats-Unis. Il dénonce l’impérialisme américain alimenté par la CIA, elle-même manipulée par quelques rares Maîtres du monde ou qui se croient tels. D’où le financement du contre-terrorisme « communiste » par l’argent de la drogue… facilité par l’Agence pour éviter de passer par le Congrès ! Ce fut vrai sous Reagan, peut-être moins aujourd’hui, encore que : l’argent tout-puissant corrompt puissamment.

Cela est le message de l’ouvrage, roman policier lent qui découvre peu à peu les rouages du Système. Nous sommes à Washington, le siège de la puissance, près du triangle des agences fédérales de force, CIA, FBI, Cour suprême. Une femme est assassinée par étranglement avant (ou après) avoir été sauvagement battue. Son nom de Catherine Sheridan est un faux, elle n’existe pas, son numéro de Sécurité sociale (avec lequel on peut – ou pouvait – obtenir n’importe quel papier d’identité) fait référence à une femme décédée il y a longtemps. Dans le pays « le plus avancé du monde » pour la technique, l’Administration est un brin retardée : on paperasse à gogo mais les fichiers ne sont pas reliés et mal remplis.

Les flics chargés de l’enquête piétinent ; ils aboutissent à chaque piste à des impasses. Car ce n’est pas la première femme à avoir été éliminée de la sorte. Aucun indice, aucune arme, aucune trace. Sauf que l’inspecteur Miller, toujours obsédé, stressé et fatigué, va se voir mettre le nez sur une piste qu’il aura beaucoup de mal à suivre. Il est pourtant réputé « le meilleur » de la brigade selon son capitaine et « des moyens » lui sont attribués car les politiciens s’inquiètent de l’opinion que la presse agite à propos d’un tueur en série. Il signe ses crimes avec un ruban attaché au cou de ses victimes, portant une étiquette de la morgue.

Miller n’est pas intelligent, materné par une Juive dont on ne voit pas trop ce qu’elle vient faire ici. Il est trop perpétuellement fatigué pour avoir des intuitions. C’est ce qui fait la faiblesse du livre. A l’inverse, son criminel qui n’en est peut-être pas un, quoique, apparaît un maître suprême dans l’art de l’analyse comme de la dissimulation. Il a été entraîné pour cela et mène dorénavant la carrière d’un brillant universitaire. Est-il le tueur ? Miller le croit mais le prof sème des cailloux comme le petit Poucet afin de forcer l’inspecteur à aller dans la bonne direction. Celui-ci ne veut pas voir, c’est trop évident ; il ne veut pas comprendre, c’est trop gros ; il ne veut pas admettre, ce serait scandaleux. Et pourtant « cela » est.

Ces meurtres ne sont pas au hasard. Il ne s’agit pas d’un psychopathe qui massacre en série mais d’une action planifiée par un organisme d’État, ou par des dissidents de cet organisme qui ont fondé un Etat dans l’État, ou par des manipulateurs de dissidents qui agissent au nom de leur propre morale d’État. Jusqu’au bout.

En bref c’est embrouillé, lent à démarrer, paranoïaque. Mais l’on s’y attache si l’on s’accroche. Fondé sur des faits vrais des années 1980, l’intrigue poursuit la tendance au prétexte que le nerf de la guerre a supplanté la guerre même. La fin mélo ne dépare pas.

Roger Jon Ellory, Les anonymes (A Simple Act of Violence), 2008, Livre de poche 2012, 731 pages, €8,90

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Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent

L’Islande est à la mode, peut-être parce qu’il y fait plus frais en été en notre période de réchauffement climatique et de canicules durables à répétition. Peut-être aussi à cause de la mode viking due à la série du même nom (excellente !) et au tropisme identitaire qui saisit les Européens face à la déferlante migratoire trop bronzée. Arnaldur Indridason reste l’auteur de polars inégalé (chroniqué sur ce blog), mais Eva Björg Aegisdottir (fille d’Aegis – le nom du bouclier d’Athéna) se lance. Elle est femme, ce qui devrait encore plus plaire à la mode d’époque… D’ailleurs ce polar a pour objet les filles – et leur principal défaut semble-t-il : le mensonge permanent. Tout le monde ment, tout le monde se veut autrement qu’il n’est, tout le monde réécrit ce qu’il a fait.

Son inspectrice est Elma, 33 ans, ex-enquêtrice de la brigade criminelle de Reykjavik qui revient dans la petite ville d’Akranes où elle a d’ailleurs passé son enfance (comme l’autrice). Tout est donc véridique dans les lieux et les gens. L’Islande est un pays étroit avec peu d’habitants et tout le monde se connaît dans les villages et les petites villes ; il n’y a guère qu’à la capitale que l’on peut retrouver un certain anonymat. Ce qui n’est pas anodin pour notre histoire.

Tout commence évidemment par un cadavre : celui d’une jeune femme découverte dans une faille de lave sur les pentes du volcan (éteint) Grabok, par deux gamins qui jouaient aux sauvages. Ils ont cru voir un gobelin mais ce n’était qu’un corps décomposé depuis quasi un an. On découvrira très vite qu’il s’agit de Marianna, mère célibataire un peu bizarre qui n’a guère aimé son enfant, une fille nommée Hekla qui a désormais 15 ans et qui préfère sa famille d’accueil à Akranes et ses copines de collège Dina et Tinna.

Qui en voulait donc à Marianna ? Les chapitres d’enquête, avec les inévitables problèmes de famille et de collègues pour faire humain, sont entrelacés avec de mystérieux chapitres qui relatent les relations d’une mère avec sa fille, depuis bébé jusqu’à ses 10 ans. Relations guère affectueuses et même carrément toxiques. Allez vous étonner après ça que… Mais aucun prénom n’est donné jusque fort tard dans le livre et le lecteur se sait pas de qui l’on parle. Il croit deviner, et puis pschitt !

Dans un pays aussi petit où la jeunesse n’a guère de loisirs autres que « faire la fête » en éclusant de l’alcool et en baisant à tout va dès la plus jeune adolescence, la rumeur peut enfler d’un coup et briser une vie. Unetelle est une pute trop facile ou Untel est un violeur. Ou briser plusieurs vies – jusque fort tard dans l’existence car il n’est nul lieu où vraiment se refaire une nouvelle vie.

Elma et son collègue Saevar ont pour patron un dénommé Hördur… Cocasse en français – mais ça se prononce oeurdur car le ö est un oeu. Ce n’est pas le seul exotisme, ce qui donne du sel à ces polars nordiques, plongés dans la nuit six mois par an, le frais et la brume tout le temps, avec les stations-services en guise de « dépanneurs » comme disent les Canadiens, les supermarchés locaux où l’on vend de tout, y compris du carburant, mais aussi de l’agneau séché à mettre dans un pain plat pour en faire un met à la Lord Sandwich. Entre autres.

Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent, 2019, Points policier 2023, 427 pages, €8,90 e-book Kindle €8,99

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Jean-Christophe Grangé, Les Promises

Il est curieux d’être psychiatre à l’époque nazie. Simon, petit homme dandy, se délecte dans son cabinet meublé avec goût des confidences des grandes dames qui viennent le voir. Elles sont toutes mariées à des pontes du Reich et déversnte devant lui leurs confidences. Il les enregistre sur des galettes de cire, évidemment. Ce qui lui permet de les faire doucement chanter, augmentant ainsi ses revenus. Mais cette façon de faire mercantile et bourgeoise ne peut pas durer. Simon le sait, mais il veut l’ignorer.

C’est alors que le régime le rattrape. L’une de ses patientes est retrouvée massacrée dans un parc, le ventre ouvert et les organes enlevés. S’agit-il d’un meurtrier sadique comme il en est malheureusement tant ? Lorsqu’une deuxième victime, de la même société, est tuée et éviscérée de la même façon, le doute n’est plus possible : il s’agit d’un tueur en série. C’est un SS de base, Franz, qui est chargé de l’enquête puisqu’elle devient politique. La police, en effet, n’a rien trouvé, et la position sociale des femmes proches du pouvoir fait que la Gestapo a repris le dossier. Mais Franz patine. Il n’a aucune notion d’une enquête de police et ne sait seulement qu’user de brutalité.

Une troisième personne va s’ajouter à l’enquête, une aristocrate, psychiatre comme Simon, Minna von Hassel. Elle dirige un asile de fous que les spécialistes du Reich vont s’empresser d’éradiquer. Il s’agit en effet de créer une race saine et d’éliminer tous les déviants et les mauvais gènes. C’est le rôle d’un médecin psychopathe laissé à lui-même, comme les régimes totalitaires savent en créer – et pas seulement le nazisme.

Comme une troisième puis une quatrième victime s’ajoute, tuée et éventrée de même, Simon, Franz et Minna vont se rencontrer. Ce trio improbable venu de trois pôles opposés de la société, finira par s’entendre et à découvrir le pot aux roses. Mais, à chaque fois qu’ils pensent tenir un coupable, ce n’est jamais le bon.

Jean-Christophe Grangé n’aime pas le nazisme. Il s’en moque : « comment reconnaître l’Aryen idéal ? Facile. Il est blond comme Hitler, grand comme Goebbels, svelte comme Göring » p.506. Mais le monde qu’il a créé le fascine, dans la mesure où il permet aux instincts les plus sauvages de se manifester sans entrave. Il est donc la période de l’histoire la plus propice à situer l’action et ficeler un roman policier labyrinthique, tout en révélant des types humains intéressants et contrastés.

Simon le psy gigolo est touchant, Franz le nazi de base est compréhensible, Minna l’aristo élevée dans la richesse est émouvante. Créer une psychologie convaincante des personnages est la deuxième clé qui fait un bon roman, après une histoire bien menée.

Mais il y a plus : une analyse contemporaine du délire nazi. Le conservatisme réactionnaire s’est mué en nationalisme exacerbé, allant jusqu’au racisme le plus dur. Comment l’amertume de la défaite de 1918 et la tentation complotiste du « coup de poignard dans le dos » des minorités intérieures (juifs, communistes, intellectuels de gauche, homosexuels progressistes, etc.) vont engendrer la croyance d’être au final supérieur, donc la haine pour tout ceux qui sont différents, « pas d’ma bande » dit la racaille. Il suffit alors de gueuler, d’entraîner la masse amorphe qui ne demande qu’à croire, et à faire d’un peintre raté névrosé du sexe un dictateur, d’un éleveur de poulet un dresseur de la race. S’ensuit la répression intérieure et la guerre extérieure – puis le chaos final, inévitable.

Les trois personnages du roman, qui ont laissé faire et s’en accommodaient jusque là, vont ouvrir les yeux. Le gigolo maître chanteur va choisir la justice, la brute haineuse va apprendre la vérité sur les mensonges du régime et la compassion pour les êtres, l’aristocrate va éprouver que l’argent et la position ne peuvent pas tout et que la solidarité est finalement la meilleure des choses humaines.

Jean-Christophe Grangé, Les Promises, 2021, Livre de poche 2023, 795 pages, €10.90, e-book Kindle €9.99

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