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La peste, série France 2

Albert Camus l’avait écrit sur le modèle de la peste brune en 1947 ; le Covid l’avait fait vivre sur le modèle d’un virus grippal inconnu en 2020 ; Antoine Garceau l’a réalisé en 2023 dans une série en quatre épisodes diffusée sur France 2 et disponible en repasse.

L’histoire est connue : une maladie étrangère contamine brutalement en quelques jours une population insouciante d’une petite ville du sud de la France. Les autorités minimisent, les partis en profitent pour pousser leurs pions, les affairistes s’engouffrent dans la brèche, les fonctionnaires fonctionnent de plus en plus dans l’obéissance aveugle pour se faire bien voir. En bref : la sale humanité avec tous ses travers, orgueil, petitesse, lâcheté.

Mais aussi les « héros » à la Camus, ceux qui font bien leur travail, stoïques et toujours le pont : les médecins et infirmières, les pompiers, le journaliste, les chercheurs, les simples prof de musique, les anciens humanitaires. Ceux-là aident les autres pour s’oublier eux – le contraire absolu des profiteurs qui font passer leur ego avant tout le reste.

Tout commence par une scène de plage, des enfants à la fragilité nue sortent de la mer, des jeunes plein de vie jouent au ballon, une femme satisfaite se fait masser le dos seins nus – l’hédonisme des vacances et de a vie relâchée propre à nos sociétés démocratiques en paix et prospères. Tout change brutalement avec un rat qui court. Hystérie de la massée, qui se lève à poil pour fuir l’horreur de la petite bête à poil qui court ; elle ne l’a pas même mordue. C’est une brave petite chienne qui va étrangler le rat, par savoir-faire atavique. Heureusement que l’homme a apprivoisé le chien !

Jour après jour, des gens se mettent à tousser, la fièvre monte, des pneumopathies se révèlent. Comme de bien entendu, l’hôpital public est vite encombré, vite à court de moyens, vite sans assez de personnel. La rationalisation ministérielle fait des ravages, pas question de plus, il faut faire avec et tant pis pour les pénuries. Mais Covid oblige dix ans avant, on ne manque plus de masque ni de gants. Les gens meurent, résignés. Le directeur d’hôpital (Francis Leplay) en profite pour supprimer le labo de recherche sur les pathogènes. L’idée en haut lieu est de favoriser les cliniques privées.

Le maire depuis 17 ans (Bruno Raffaelli) est un gros assoupi narcissique qui n’aime rien tant que de parader sur le circuit de télé locale, tandis que sa police municipale surveille nuit et jour par drones et caméras à reconnaissance faciale tous les trublions éventuels. Un clic et le portrait est scanné, la fiche d’identité sortie. Le maire tient à sa saison estivale, pour laquelle il a engagé une cantatrice d’opéra célèbre ; rien pour le populo, tout pour l’élite. En sous-main, une milice privée, dirigée par le capitaine de la police (Éric Denize), joue les gros bras pour les nantis, les traditionalistes, les réactionnaires. Pas de politique en ce film, il n’en est plus besoin, la politique a disparu sous la démocratie molle, le consensus dirigé, la surveillance omniprésente.

Je ne vous l’ai pas dit ? Nous sommes en 2030, autrement dit dans six ans. Le réalisateur rejoue 1984 de George Orwell pour montrer la société telle qu’il la voit venir. Dans six ans, nous aurons peut-être déjà subi trois ans de Rassemblement national après l’élection présidentielles de Marine Le Pen en 2027, avec tout ce qui va avec, déjà mis en œuvre dans les villes du sud de la France, celles qui votent massivement depuis des années pour la droite radicale.

La grève des poubelles comme dans le Paris d’Hidalgo il y a peu, due aux bas salaires et au refus de toute négociation, fait proliférer les rats et elle est le bouc émissaire commode pour l’épidémie. Quand le maire se fâche pour sa saison touristique, la milice règle le problème rapidement : une balle dans le bide du gros meneur qui n’y croyait pas (Gérard Dubouche), un tabassage en règle des manifestants démunis, en majorité arabes. Le lendemain, les poubelles sont enlevées. Mais les rats se sont reproduits et propagent la peste, un variant virulent et résistant aux antibiotiques qui, d’ailleurs, commencent à manquer.

Après avoir nié, les autorités prennent peur de la contagion grâce au docteur des pauvres Bernard Rieux (Frédéric Pierrot), au journaliste d’opposition Sylvain Rambert (Hugo Becker, épaissi) et à la chercheuse en biologie lanceuse d’alerte Laurence Molinier (Sofia Essaïdi) – et la ville est rapidement et brutalement confinée. Internet est coupé, la télévision aussi sauf la locale, tout comme les réseaux « pour éviter les fausses informations et les théories du Complot », et les portables n’ont plus de portée que sur l’agglomération. Quiconque résiste est maté d’un coup de crosse dans la tronche ou abattu d’une rafale. Le préfet (Patrick Mille) démet le maire incapable et prend lui-même la gestion de la commune sur ordre ministériel. Nul ne peut plus en sortir et ce qui entre est soigneusement contrôlé par l’armée.

Un fameux Plan D se révèle à demi-mot, bien que nié comme toujours jusqu’à sa preuve incontestable. C’est la parade habituelle aux politiques de tout nier jusqu’à ce qu’ils aient le nez dans la merde, une tactique habituelle aussi aux tueurs en série comme Fourniret, qui n’avoue que lorsque des preuves incontestables luis sont montrées. Le plan D signifie Plan Darwin, le père de la sélection naturelle. Seuls les plus forts survivent et il y a trop d’ayant-droits pour le Budget. Il est décidé au plus haut niveau d’encourager la nature à sélectionner les plus forts, les plus résistants. Le libéralisme poussé à son extrême libertarien. Pour cela, après le confinement qui permet aux élites de se préparer, un déconfinement sans condition de la population permettra au bacille de manifester toute sa virulence et de tuer les faibles, les comorbidités, les vieux, les chétifs. Ceux qui survivront auront le pouvoir et vivront d’autant mieux…

Je vous passe toutes les péripéties humaines et mafieuses, la romance du journaliste avec la chercheuse, l’adoption d’enfants perdus par la prof de piano qui n’e a jamais voulu, la rédemption au service des autres de l’ex-terroriste gauchiste Tarrou (Johan Heldenbergh), les scènes d’émotion et celles d’action, avec la mort d’un enfant (Hippolyte Daumas) comme chez Camus. Le fils d’un juge catho tradi intégriste et rigide (Guillaume Marquet) est atteint et décède, son père est ébranlé par la mort successive de sa femme et de son fils aîné, comme puni par Dieu des sept plaies d’Egypte, malgré sa soumission inconditionnelle à la Foi et à l’Église. Le père Panneloux ne comprend plus rien, Dieu seul sait ce qu’Il fait – façon de botter en touche pour ne plus penser. D’ailleurs, les tarés de l’Apocalypse se réveillent, une hystérique aborde le docteur Rieux au sortir de son travail pour lui parler du diable.

C’est une bonne série, d’aujourd’hui qui réactualise Albert Camus après le vécu du confinement Covid, avec pour perspectives la poursuite des tendances libertariennes et radicales de droite à la Trump ou Zemmour. Pour alerter sur le totalitarisme à la Poutine ou Xi qui vient à bas bruit, le racisme, la télésurveillance par caméras dans la ville et drones, le contrôle facial et informatisé. Au fond, les assassins sont parmi nous ; la peste est déjà en nous. Par notre lâcheté individuelle et collective.

Le message de Camus, repris en sourdine par la série, est que lorsqu’on est gouverné par le mensonge et la violence, il faut résister. La résistance individuelle est vaine (la lanceuse d’alerte est internée, le petit jeune policier qui voulait révéler les magouilles est zigouillé), seule la résistance collective vaut (les brigades de santé de Tarrou, l’équipe de recherche sur le vaccin). Et toute résistance est un rocher de Sisyphe, sans cesse à remonter sur la montagne pour contrer sans cesse l’avidité de pouvoir et les egos des puissants.

Car le bacille de la peste menace toujours, tapis quelque part entre les draps de l’armoire ou dans les pages d’un livre… ou dans la cité avec la bureaucratie, le je-m’en-foutisme, les habitudes…

France 2 La série La peste « saison 1 » en repasse (4 épisodes)

La série La peste sur Wikipedia

Albert Camus, La peste, chroniqué sur ce blog

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Caleb Carr, L’aliéniste

Un grand roman policier décalé, par un auteur new-yorkais né en 1955 et fils de beat. Il situe son histoire en 1896, dans un New York en plein essor dû à l’afflux d’immigrants et fait intervenir des protagonistes de choix, les trois amis d’Harvard que sont Theodore Roosevelt (pas encore président mais préfet de police de la ville), le journaliste criminel de la bonne société Schuyler Moore et l’aliéniste d’origine hongroise Laszlo Kreizler. La psychiatrie n’existe pas encore vraiment et l’on nomme aliéniste ceux qui s’occupent des « fous ».

Le livre offre un triple intérêt : d’abord une bonne histoire policière de tueur en série et de sa traque minutieuse ; ensuite une peinture imagée de la ville de New York à la fin du XIXe, alors que les États-Unis ne sont pas encore une économie-monde et que les grandes fortunes (dont J.P. Morgan) règnent sur son gouvernement ; enfin des méthodes d’enquêtes tout à fait révolutionnaires, modernes pour l’époque, en faisant appel à toutes les techniques para-policières, y compris la philosophie de William James – les flics étant embauchés au bas de l’échelle et notoirement corrompus.

Tout commence par un meurtre, celui d’un prostitué mâle adolescent de 13 ans, immigré italien pauvre qui avait quitté sa famille parce que son père le fouettait pour avoir cédé dès 7 ans aux plus grands qui lui demandaient des fellations puis ses fesses. Non seulement le garçon déguisé en fille a été tué, mais mis en scène sur une tourelle en construction du pont sur l’East River, atrocement mutilé, éviscéré, énucléé et châtré, une main coupée. Post mortem heureusement. Mais pas violé. Pourquoi ce rituel ?

L’horreur se double d’une information et d’un constat amer : ce n’est pas le premier crime a avoir été commis de cette façon sur des adolescents invertis des bas-fonds de New York  – et tout le monde s’en fout. La « bonne » société ignore tout simplement ces disparitions par le déni des miséreux étrangers ; les religieux chrétiens y voient – de façon peu chrétienne – le châtiment normal de pécheurs irrécupérables ; les flics en profitent pour violenter, violer et se faire offrir des pots de vin – ils ne vont pas se mettre en quatre pour des rebuts de la société que personne ne considère ; les malfrats qui tiennent la ville, enfin, tout comme les grandes fortunes, ont intérêt à « tenir » le bas-peuple immigré par ce genre de violence : c’est ce qui leur pend au nez s’ils ne se tiennent pas tranquille, dotés d’un travail décent et avec une morale irréprochable.

Ce roman va donc bien plus loin que la simple enquête policière. Il traque les origines de la violence, non seulement personnelle, mais aussi institutionnelle et sociale. Un psychopathe peut assouvir ses instincts en toute liberté si la société est permissive à ce type de comportement, car sur des personnes ne présentant aucun intérêt social. La méthode d’enquête va donc bien vite quitter la police pour créer une cellule à part, sous les ordres du préfet Roosevelt, 38 ans et six enfants, président du pays dans cinq ans et futur prix Nobel de la Paix en 1906. Deux détectives, une assistante, le journaliste et l’aliéniste vont se mettre au travail, aidés par les domestiques de ce dernier, le nègre Cyrus et le jeune Stevie, 12 ans, petit délinquant récupéré après qu’il ait tué un gardien qui tentait de le violer.

Dès lors, ils vont traquer ce Jack L’Éventreur américain mais, contrairement à l’anglais, vont le trouver. Ils usent pour cela de la méthode inverse : partir des caractéristiques des crimes pour remonter au profil du tueur, puis identifier l’individu réel. Le lecteur mis en appétit ne sera pas déçu. Aucun chapitre ne se termine sans un quelconque progrès et les tâtonnements, observations, déductions et raisonnements sont aussi passionnants que ceux de Sherlock Holmes. Leur travail est collectif et chacun apporte sa vision.

Le meurtrier continue à frapper, mais un schéma commence à se dessiner : c’est toujours lors de fêtes chrétiennes du calendrier, toujours sur de jeunes garçons qui offrent leur corps, toujours après les avoir enlevés sans que personne ne le voie ; toujours sans viol mais avec des mutilations post mortem. Il doit y avoir dans le passé du tueur des traumatismes violents qui le poussent à détruire la jeunesse en fleur. Peut-être un rejet de sa mère, maltraitante même si cette façon de voir fait socialement l’objet d’un déni ; peut-être des scènes d’horreur qui l’ont marqué enfant ; peut-être même un viol à l’âge de ses victimes…

Malgré le sujet de la vie sexuelle des jeunes garçons devenu « tabou » pour la pruderie conservatrice d’aujourd’hui ; malgré la tendance très bourgeoise et chrétienne du déni envers tout ce qui dérange la morale commune bienséante ; malgré les abominations parfois décrites de façon clinique, ce qu’on n’ose désormais plus dans les livres, à la télé ni à la radio (mais qui se défoule sur le net) – ce roman policier est très prenant et se dévore littéralement jusqu’au bout.

Grand Prix de littérature policière et le prix Mystère de la critique 1995, le roman a fait l’objet en 2018 d’une série en 18 épisodes sur (évidemment) Netflic et Anal+. Le roman est probablement bien plus intéressant que sa déclinaison télé – forcément résumée, altérée et formatée grand public.

Caleb Carr, L’aliéniste (The Alienist), 1994, Pocket 2004, 574 pages, occasion €1,88, e-book Kindle €13,99

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Jean-Christophe Grangé, La dernière chasse

Dommage que le roman soit sorti APRES la série télé Les rivières pourpres, le plaisir en est gâché. Mais le Pierre Niémans du livre est meilleur que l’Olivier Marchal du film et c’est un avantage. Plus sec, plus incisif, plus profond, le personnage mérite à être lu et imaginé plutôt que regardé. Sa peur panique des chiens vient de son enfance plutôt chaotique ; sa violence ressort de son passé de flic à l’ancienne durant trente ans, son intuition aussi.

Mais là il se fourvoie, ce qui fait de ce thriller un labyrinthe mystérieux jusqu’au bout, qui tient en haleine après des débuts un peu poussifs. Evidemment, les mythes français sur l’Allemagne sont pris sans distance et la reductio at hitlerum des banales ornières contemporaines de la pensée confortable joue à plein – mais on ne peut pas demander à « un journaliste » d’avoir de la culture. Il explore plutôt le net et accumule ses effets de mode – il reprend même textuellement un titre qu’il a trouvé. L’Allemagne, c’est la Forêt-Noire, nom qui claque encore plus sombre en langue « boche ». Ce sont aussi ces industriels industrieux qui ont fait leur fortune avant, durant et après « la » guerre (la seule que connaissent les contemporains superficiels, grâce aux films télé et aux youtuberies fascinantes parce qu’horrifiées). C’est enfin la loi du plus apte et le plaisir pervers de la chasse sans pitié. Empilez, remuez et vous aurez le cocktail détonnant du thriller magique.

Le lac Titi (le Titisee) étend sa flaque de mercure polie entre les sapins noirs. Sur son bord, un cadavre nu est retrouvé, celui de Jürgen von Geyersberg, industriel milliardaire pour des composants d’auto et d’avions. Il gérait avec sa sœur Laura l’empire technologique hérité et occupait un vaste territoire de bois à cheval sur les frontières. Son cadavre éviscéré, châtré et décapité a été découvert côté alsacien, ce pourquoi le commandant Pierre Niémans est mandaté avec son adjointe le lieutenant Ivana Bogdanovic, pour assister la police allemande du land. Rivalités ressassées de territoire et de fonctions, lutte pour la prééminence symbolique, rien n’est épargné au lecteur de ces scies de collaboration. Mais la forêt c’est avant tout la chasse et l’enquête devient intéressante.

L’homme dans la trentaine et en pleine possession de ses moyens physiques n’a pas été tué n’importe comment et, même si un écolo fanatique s’accuse du meurtre, cela ne tient pas debout. Niémans pencherait plutôt pour le savoir-faire ancestral de « la pirsch », cette chasse d’homme à homme qui fait du pistage le principal du plaisir. Il imagine une suite aux Chasseurs noirs, ces commandos de criminels nazis chargés de « purifier » les territoires de l’est dès 1941 à mesure de l’avance des armées. Ils chevauchent aujourd’hui de grosses motos anglaises Norton noires dépouillées de tout accessoire, portent foulard et casque à protège-nuque, et sont souvent torse nu sous leurs lourdes vestes de cuir. Ils gardent jalousement la propriété des Geyersberg contre les Roms et autres intrus et sont payés par une « fondation » qui appartient à l’oncle Franz, handicapé d’une branche collatérale après un « accident de chasse » dans sa jeunesse (son frère a tiré sur lui, le prenant pour un sanglier).

Particularité : les garde-chasses utilisent des « chiens röetken », une race toute en mâchoires et muscles qui s’avance silencieusement avant de sauter à la gorge, interdite depuis la guerre. L’un d’eux attaque de nuit alors que la comtesse Laura va prier à la chapelle en bois où gît son frère et Niémans le tue. Remonter la piste de l’éleveur, en savoir plus sur l’éducation de Jürgen et Laura, savoir qui sont les garde-chasses du domaine, sont autant de pistes à explorer avant de découvrir enfin, non sans péripéties, le fin mot de l’histoire. Pas beau à voir mais bien dans la mythologie « germanique » vue par un Français journaliste un brin futile qui se contente des images de l’histoire telles qu’enregistrées sur la toile.

Si vous n’avez pas vu la série télé, vous ne serez pas déçu ; si vous l’avez déjà vue, vous serez pris quand même, passées les cent premières pages. Mais c’est du superficiel, de l’action pure ; l’Allemagne n’est qu’un décor à la Wagner pour conforter les préjugés ambiants sur la force, la puissance, la bestialité supposée des Allemands, qu’elles soient militaires hier ou industrielles aujourd’hui. Pas du grand art mais de la sous-littérature à la Yankee. C’est dommage.

Jean-Christophe Grangé, La dernière chasse, 2019, Livre de poche 2020, 426 pages, €8.20 e-book Kindle €7.99

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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Giacometti et Ravenne, Le règne des Illuminati

giacometti ravenne le regne des illuminati
Lire un thriller complotiste est une récréation. Ne croyez pas que j’y croie, ni tout ce que vous lisez, ni même les auteurs lorsqu’ils relativisent à la fin. La vérité n’est jamais qu’une modalité de la croyance, comme l’a montré Paul Veyne après Nietzsche : elle est relative au niveau du savoir, à la capacité à penser par soi-même et à analyser l’information, comme à l’époque où vous vivez. Le complot est à la mode depuis que les gouvernements peinent à répondre, empêtrés dans des considérations diplomatiques, le politiquement correct, et la toute simple bêtise, souvent, de leurs propres enquêteurs.

Antoine Marcas (en référence au Z. Marcas de Balzac ?) est flic parisien et franc-maçon entre deux affectations, déjà héros de plusieurs enquêtes des auteurs. Lorsque le célèbre abbé Emmanuel (mixte d’abbé Pierre et de sœur Emmanuelle) est assassiné d’une balle dans la tête à l’UNESCO lors d’un discours, la juge antiterroriste conclut très vite au loup solitaire, qui s’est d’ailleurs « suicidé » juste après son acte en avouant son forfait dans une lettre. Mais la perquisition de son pavillon de banlieue révèle une cave secrète, dans laquelle des photos découpées aux yeux et des slogans le rapprochent de la franc-maçonnerie. A Marcas d’enquêter – sous le manteau – pour ne pas attiser le syndrome du bouc émissaire envers les francs-maçons français, ni déjuger l’enquête qui satisfait le gouvernement et l’Église. Sauf que la juge est renversée par une voiture (par hasard ?) et décède.

Le lecteur entre alors dans une suite d’actions et de rebondissements pimentés de sexe et de bagarres qui font les bons thrillers. Les coups de théâtre ne manquent pas et le roman est monté à la façon d’une série télé américaine, en chapitres courts qui s’achèvent sur une interrogation. Deux époques sont mêlées pour donner de la profondeur : 1794 et de nos jours, la révolution française en son épisode de terreur robespierriste et les groupes de maîtres du monde américains de l’ère Internet. Vous pourrez même assister, dans la galerie des glaces à Versailles, à l’énucléation tout vivant du jeune roi Louis XVII, 9 ans, par les francs-maçons sous la direction de Saint-Just, puis à l’arrachage de son cœur d’un coup de couteau par l’archange de la Terreur qui fouille sa poitrine. Beurk !

L’humanitaire médiatique se mêle à la Silicon Valley et à l’engouement pour une pop star à la mode. Pendant le spectacle, les recherches continuent. Pour mieux traquer ce que vous faites, ce que vous êtes, et ce qu’on pourrait vous vendre. La manipulation commerciale peut servir aussi à d’autres fins – pour votre bien comme pour celui de la planète. Il n’y a guère que les hackers, mutants de hippies bi et d’otakus, qui parviennent à surfer sur la vague qui emporte la technique selon la loi de Moore.

Internet porte à haut degré la paranoïa de la surveillance, dont la punition n’est jamais qu’à un pas. Les auteurs jouent à merveille de ce fait réel, notamment l’eye tracking de vos Smartphones et ordinateurs portables, qu’ils assaisonnent du merveilleux maçonnique. L’un des auteurs est franc-maçon, l’autre ex-journaliste du Parisien. Le pseudonyme affiché du « frère » est contredit par sa photo en quatrième de couverture – ou comment jouer théâtralement du faux anonymat… Tout est donc vrai dans la fiction, sauf que c’est au lecteur de mesurer ce qui est vrai de ce qui n’est que vraisemblable, ou seulement possible, ou encore pas croyable.

eye tracking illuminati

Les Illuminati ont existé en Bavière à la fin du XVIIIe siècle ; la secte s’est rattachée aux sociétés franc-maçonnes qui existent depuis la fin du XVIe siècle ; le Jésuite Barruel – fermement anti-Lumières – a voulu à toute force trouver dans un complot franc-maçon les origines de la révolution française ; un correspondant italien lui expose même en 1806 les origines juives de ce complot… Tout cela est attesté, mais tout est fantasmé. Comme le disent les auteurs, les Illuminati « constitue une formidable source d’inspiration pour les auteurs de thrillers ».

Les Lumières étaient une libération des déterminismes biologiques et sociaux par le savoir. Mais l’arbre de la Connaissance cache toujours un serpent car, ici-bas, rien n’est jamais tout bien ni tout mal mais, comme toute pièce, a son revers. Les Illuminés des Lumières se croyaient au-dessus du bas peuple ignorant comme des demi-lettrés des cours alentours. Ils ont donc fondé un Ordre pour guider les masses vers la lumière. Tout comme les Jésuites pour répandre les Évangiles, Robespierre et son Comité de Salut public, les Fils de la Liberté dans l’indépendance américaine, puis Lénine et son parti bolchevique. Ceux qui croient ardemment détenir « la » Vérité veulent l’imposer à tous les autres, par la force s’il le faut – pour leur bien… Ce pourquoi les philosophes d’après 68 n’ont pas tort en repérant dans le libéralisme des Lumières ce démon du bien : un totalitarisme potentiel.

Lorsque vous ressortirez du livre, lessivés, vous ne regarderez plus votre doudou Smartphone de la même façon. Vous empresserez-vous de scotcher une bande noire sur la caméra ? De réviser les permissions que vous donnez aux applications ? Vous venez d’apprendre cette vérité que, même l’appareil éteint, Internet peut traquer à distance tout ce que vous faites !

De ce métissage de vrai, de vraisemblable, de possible, ou de pas croyable, c’est bien à vous de juger.

Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Le règne des Illuminati, 2014, Pocket 2015, 720 pages, €8.40

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Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons

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Un gros livre, plus de mille pages, mais l’on ne s’y ennuie jamais. C’est que Tom Wolfe, ancien journaliste, sait distiller les informations soigneusement collectées avec le fil d’une histoire à visée morale. Nous sommes dans la sociologie et dans la série télé, intimement mêlées comme un professionnel sait le faire. Si vous plongez dans ce roman énorme, vous en saurez bien plus sur les États-Unis et sur la modernité à la mode que bien des articles, films ou traités. Vous serez édifié !

Charlotte Simmons est une provinciale de Sparta, bourgade perdue des montagnes, où l’existence reste à ras de terre, traditionnelle et gouvernée par le qu’en-dira-t-on et les principes religieux. Très bonne élève de son lycée, malgré les tentations de s’amuser et les garçons qui la cherchent, elle obtient une bourse pour la prestigieuse université Dupont (nom inventé), qui façonne à l’égal de Harvard, l’élite de l’Amérique.

A 18 ans, voici donc la godiche jamais sortie des jupes maternelles plongée dans le bouillon de culture et de sexe d’un campus américain. Dépaysement garanti ! Charlotte Simmons découvre bien vite que ce qui compte dans ce temple du savoir, est moins l’étude que la baise, moins l’esprit que le muscle, moins la prestance intellectuelle que d’être « cool ». La coolitude est l’expression gentillette du politiquement correct, du suivisme de horde, du faire-comme-tout-le-monde. Quiconque n’est pas cool est ostracisé, méprisé.

Le politiquement correct est une boue insidieuse qui encrasse l’esprit et les comportements. A force de vouloir être bon garçon ou bonne fille, tolérant avec toutes les idées, on en vient à accepter l’inacceptable – simplement parce que cela se fait. « Putain de… moutons ! Ils se contentent d’avaler la merde de mouton qu’il leur sert et de la régurgiter chaque fois qu’il leur pose une question. Comme ça, on finit par ne plus dire ce que l’on pense, et bientôt c’est cette merde qui devient ‘convenable’, et alors on continue à la répéter, à la ressasser, parce qu’on ne veut pas être ‘déplacé’, pas le genre de gus qui ne se fait plus inviter nulle part sous prétexte qu’il risque de produire un couac dans la conversation… » p.963.

Heureusement que Charlotte est une fille, pas mal de sa personne et d’un individualisme exacerbé – ce que l’Amérique tient pour de la volonté. A peine décrottée de sa province, la voilà confrontée au snobisme des filles et fils de riches (pensions privées, fripes de marque et gadgets électroniques à gogo). Toute emplie de principes chrétiens, la voilà confrontée aux écarts de race, de classe et d’apparence.

baiser

Car l’égalité formelle, sans cesse réaffirmée par l’Amérique, laisse apparaître à nu toutes ces inégalités de nature que l’habillage de civilisation savait plus ou moins masquer. Les Noirs admis à Dupont ne le sont pas pour leurs performances intellectuelles mais pour leurs muscles saillants et leur agressivité de ressentiment au basket. Les gais et lesbiennes qui revendiquent une égale dignité peuvent manifester autant qu’ils le veulent, mais n’en sont pas moins laissés à leurs masturbation intellectuelle et à leur faible carrure. Les demi-dieux de l’université sont les « géants » du stade ; toutes les filles séduisantes veulent « être leur pute », toutes rêvent de « baiser une star ».

C’est que le sexe est frénétique à Dupont, « du sexe comme de l’azote ou de l’oxygène ! Le campus entier en était baigné, gonflé, lubrifié, gorgé, stimulé ! Excitation permanente, baise, baise, baise, baise, baise… » p.198. Ces quatre années entre l’infantilisme de la minorité au lycée et la future vie professionnelle et familiale sont consacrées aux « expériences » en tous genres « quatre ans pendant lesquels tu peux tout faire, tout essayer, sans qu’il y ait de… conséquences. Pas de traces, pas de dossier, pas de blâme » p.241. De reconnaissance en caresses, de mots gentils en dépression, la première année coincée Charlotte se fera une réputation de pute en six mois, « allant » bien malgré elle avec trois stars de l’université successivement…

Nageurs de l’université Standford, USA

nageurs universite standford usa

Pour les garçons, la trilogie bite-bière-et-baston l’emporte haut la main ; seule la baston est remplacée pour les filles par fringues-et-maquillage. Le garçon est obsédé par la virilité, qui se manifeste par la musculature, la grossièreté et la violence – surtout pas par l’agilité d’esprit. Qui oserait « enfreindre le grotesque code d’honneur des sportifs de campus, lequel interdisait de se comporter en étudiant ‘normal’ ? » p.193. Celui qui travaille bien est un bouffon, tout comme dans nos banlieues ; ceux qui s’en sortent le font en cachette. Quant aux « incroyables abdos » p.709, ils font se pâmer les filles, les étourdissent à point pour le « ramonage » inévitable où il s’agit moins de sentiment que de se « vider ».

Dans cette anarchie hormonale et sociale, Charlotte Simmons n’est plus elle-même. Ses résultats scolaires chutent, ses relations vont de la fausse amitié aux faux amours, sans qu’elle réussisse à trouver le bon équilibre sensuel (trop coincée), affectif (trop émotive) et intellectuel (trop dispersée). Elle erre entre les matières littéraires et la neurologie, entre sa co-chambre snobinarde et les délaissées devenues copines mais langues de vipère, entre le trop beau Hoyt, le géant niais touchant Jojo et l’intello-juif centré sur lui-même Adam. Elle se fera violer – avec son tacite consentement – tombera en dépression avant qu’Adam ne la sauve, avant de sauver elle-même Jojo en devenant malgré elle son guide spirituel.

Basketball, Greg Finlay à l’entraînement

basketball greg-finley shirtless

L’on s’étonne, comme Français, que la relation sexuelle soit connotée aussi « sale » par le puritanisme hypocrite yankee : Charlotte ne peut-elle baiser (avec préservatif) simplement, sans en faire une métaphysique ? Elle parle au contraire de « dégradation et d’humiliation, de descente au plus profond de la fange » p.734. Comme si le sexe n’était pas naturel, comme si elle-même était un ange… Il s’agit bien du mépris chrétien-américain de la vie ici-bas, de la hantise puritaine de la matière, de l’idéal Disney du pur esprit affectant de mépriser le corps pour une vie parfaite… Entre pute universitaire qui se fait un « honneur de laisser ces géants se servir des fentes de leur bas-ventre ou de leur visage comme il leur plairait » p.870, et l’amour éthéré de l’épouse-chrétienne-modèle qui ne consent à faire des enfants qu’une fois tous les cinq ans, dans le noir et sans plaisir, n’y aurait-il pas un juste et plus naturel milieu ?

Passant du rien au tout, on comprend que dans ce « bordel » universitaire (terme cru mais exact de ce qu’y s’y passe), la fille de 18 ans soit désorientée et perdue : ces « valeurs de l’Amérique » inculquée par la famille et la religion, sont bien malmenées par la vanité, le sexe et l’arrivisme. L’éducation d’aujourd’hui préparant les adultes de demain, le lecteur français ne peut que mesurer combien le laxisme disciplinaire, la lâcheté du politiquement correct et l’indulgence pour les « fautes de jeunesse » ont pu aboutir aux malversations Madoff, à l’escroquerie des subprimes, à la niaiserie de l’invasion de l’Irak pour commander la démocratie – et à toutes ces tentatives d’imposer au reste du monde l’imperium américain.

Hyper-individualistes, contents d’eux, se croyant missionnés carrément par Dieu, les adultes des États-Unis aujourd’hui sont les mêmes qui, ados, ont paradé, violé, triché allègrement dans les campus universitaires au début des années 2000. Il faut lire Tom Wolfe pour saisir tout ce que la modernité venue d’Amérique peut avoir de toxique dans son laisser-aller de comportement, son hypocrisie sociale, sa lâcheté morale. Et pour comprendre combien l’idéologie socialiste, scolairement traduite par Belkacem, est un clone de cette Amérique-là.

Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons (I am Charlotte Simmons), 2004, traduction Bernard Cohen, Pocket 2007, 1010 pages, €11.20

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Gaston Leroux, Aventures incroyables

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Né en 1868 et mort en 1927, Gaston Leroux a été successivement avocat, journaliste, feuilletoniste, romancier, auteur de théâtre. C’est ce dernier métier qu’il valorisait le plus (très estimé à l’époque) – c’est celui pour lequel il est le moins reconnu aujourd’hui. Son activité de romancier, en revanche, reste dans les mémoires grâce à la télévision et au cinéma. Ses héros, Rouletabille et Chéri-Bibi, sont à l’égal de Fantomas, d’Arsène Lupin ou de Vautrin.

C’est un recueil d’œuvres moins connues qui est publié par Francis Lacassin dans Bouquins, œuvres pour la plupart parues en feuilleton dans les journaux, version imprimée de la « série » télé aujourd’hui. Les amateurs se précipitaient sur la presse pour savoir la suite et le feuilletoniste devait accrocher par un style direct, de l’action sanglante, l’humilité d’un héros qui aurait pu être vous et moi, et des rebondissements inattendus répétés. Seule la fin de ces romans à épisodes laisse sur sa faim, comme bâclés, l’auteur ayant du mal à conclure. Ces procédés, repris depuis à l’envie par l’image télévisée et les thrillers américains, permettent de lire avec plaisir, de nos jours encore, la prose d’un bon bourgeois de Paris il y a un siècle. Tous les « littératreux » ne peuvent en dire autant : qui lit encore Paul Bourget ? ou Anatole France ?

Huit romans feuilletons et une poignée d’Histoires épouvantables vous permettront de passer quelques heures sans vous ennuyer dans les trains ou les avions.

Le Capitaine Hyx et La bataille invisible se passent durant la guerre de 14-18 (reprenant le thème du capitaine Nemo) ; La poupée sanglante et La machine à assassiner dans le Paris des années 20 (doublant l’allégorie de Frankenstein) ; L’homme qui a vu le diable dans une vallée reculée du Jura (mythe romantique néomédiéval du diable) ; Le cœur cambriolé dans la banlieue chic de Paris (scientisme sombre julevernien) ; et Mister Flow entre Paris, Deauville et l’Écosse (imitation d’Arsène Lupin, en plus dramatique).

Ces histoires disent l’ambivalence de la science, progrès et menace ; l’éternité de l’amour, qui rend les femmes belles et les hommes idiots ; l’essence du mal, manipulateur, voleur, jaloux ; la pression des préjugés et de la morale des vieilles filles. Aucune politique en ces pages, mais des passions personnelles exacerbées. Sauf pour la guerre 14-18, sujet du capitaine Hyx, qui se venge des exactions commises par les soudards allemands en Belgique et dans le nord de la France dès 1914, violant les femmes et coupant les mains des enfants selon des rapports officiels cités. Hyx est un pseudo comme Nemo et, comme lui, riche désirant se venger d’une offense personnelle : sa femme a été prise et molestée par la barbarie boche. Il fait construire un gros sous-marin pour enlever des officiers allemands ici ou là et appliquer le biblique « œil pour œil » : les officiers sont amputés à proportion des malheurs survenus aux civils. Ils doivent écrire des lettres et envoyer des photos de leur malheur pour que le haut commandement impérial prenne les dispositions qu’il faut pour respecter la Convention de Genève.

Publié en 1917, en pleine bataille, cette vengeance de ressentiment permet de mieux comprendre les Israéliens ou les Palestiniens aujourd’hui, tout comme les pro DAESH et les anti-DAESH. Les protagonistes discutent et contestent cette façon de faire, mais reconnaissent sa relative efficacité, tout en posant des limites (ni les femmes, ni les enfants – distinction que les ordures islamiques de DAESH ne font pas). Où le feuilleton écrit des journaux faisait bien mieux pour le débat démocratique que les borborygmes sans profondeur aujourd’hui dans les séries de la TV commerciale…

Mais il n’y aurait pas de suspense si tout était simple. Le lecteur du XXIe siècle peut mesurer combien les croyances allemandes en la supériorité de leur race, le travail de leur peuple, l’organisation de leur machine économique et militaire, préparait déjà le nazisme. Un vieux professeur d’université allemand animé par Gaston Leroux (1917) : « Madame, Messieurs, je bois et buvons à la patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourne les yeux vers on maître impérial dont il n’est point une parole jusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire la force, le courage, la piété et la justice ! dont il n’est point un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sous le sceptre de la pensée et de la force allemande ! Hoch ! hoch ! hurrah !… » p.50.

Pourquoi affecter de nos jours d’avoir été autant surpris par les propos d’un Hitler, alors que la presse nationaliste allemande disait officiellement la même chose en 1914 ? Volonté d’excuser la légèreté française des intellos qui n’ont rien vu, rien compris (Sartre, par exemple) ? Aveuglement popu du « plus jamais ça », croyant qu’il suffit de dire « non » pour la guerre n’éclate plus jamais ?

Ce déni – tellement français, jusque dans les affaires économiques de ces derniers mois – se voit implacablement dénoncé par le feuilleton de Gaston Leroux : oui, les Français savaient, dès 1914, de quoi l’Allemagne était capable ! Oui, la guerre 14-18 préfigurait la guerre 40-45 ! Oui, Hitler était déjà, sinon encore dans les têtes, du moins dans les tripes allemandes de la première moitié du XXe siècle ! Il fallait vraiment être immature ou apatride pour ne pas s’en être rendu compte.

Mais les intellos – tout comme la majorité des journalistes, toujours suiveurs de la mode intello – nous ont montré avec Staline, puis Castro, Mao, Pol Pot, qu’ils préféraient « croire » plutôt qu’observer, s’enfler de bons sentiments valorisants plutôt que d’humbles analyses utiles.

Gaston Leroux, Aventures incroyables, 1908-1927, Bouquins Laffont 1992, 1220 pages, €29.40

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