Articles tagués : obéissance

François Bizot, Le portail

Avec une préface de John Le Carré.

A 25 ans en 1965, François Bizot est à l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) détaché à la Conservation d’Angkor au Cambodge, chargé du relevé topographique des monuments extérieurs et de l’atelier des restaurations. Il prépare une thèse sur le bouddhisme des Khmers sous la direction de Jean Filliozat. Il vit dans un village près d’Angkor, se marie avec une Cambodgienne, a une petite fille prénommée Hélène. Il se sent intégré et « neutre » dans le conflit entre la guérilla communiste et les soldats de Lon Nol, le général fantoche institué et payé par les Américains après la destitution de Sihanouk fin 1970. Las ! C’est faire preuve de candeur : lorsqu’une guerre éclate, c’est tout ou rien : chacun est sommé de choisir son camp.

Or être Blanc dans un pays asiatique, c’est être « forcément » soupçonné d’être « un espion de la CIA », aux ordres de l’oppresseur en guerre au Vietnam et qui bombarde le Cambodge. Lors d’un déplacement pour aller consulter un vieux moine le 10 octobre 1971 dans la région d’Oudong, il est arrêté avec deux de ses assistants cambodgiens par des miliciens khmers rouges. Tous sont conduits dans la forêt en camp d’extermination (M13) gardés par des soldats paysans « de 12 à 17 ans » et dirigé par Kang Kek Ieu, alias Douch. Il deviendra, entre 1975 et 1979, le directeur du centre d’interrogatoire et de tortures de Tuol Sleng (S21) où plus de 20 000 Cambodgiens trouveront la mort dans d’atroces souffrances.

Le bourreau Douch est alors un jeune communiste sino-khmer de 29 ans, deux ans de moins que sa victime. Il gardera Bizot durant trois mois enchaîné et malnutris, cherchant par ses interrogatoires à percer à jour ce Français égaré dans l’ancienne religion alors que le présent impérialiste sévit. Il finira par le croire et par convaincre ses chefs qu’ils ne doivent pas le condamner à mort – à coups de gourdin, comme les autres. Les assistants Lay et Son, à qui le livre est dédié, seront exécutés.

Douch montre les paradoxes de l’être humain, la quête d’idéal d’un fils de paysan devenu prof de math à Phnom Penh et arrêté pour communisme. François Bizot le perce à jour : « Une recherche passionnée de droiture morale qui ressemblait à une quête de l’absolu. Douch faisait partie de ces purs, de ses fervents idéalistes, désireux avant tout de vérité » p.128 (édition originale La Table ronde). Pour lui, la société doit être régie selon les mathématiques et la logique de l’Histoire. D’où son inhumanité : il est un rouage de l’Organisation et obéit sans discuter, comme à la Science elle-même. « La détermination des instructeurs qui parlent au nom de l’Angkar est inconditionnelle ! parfois même dépourvu de haine, purement objective, comme si l’aspect humain de la question n’entrait pas en ligne de compte, comme s’il s’agissait d’une vue de l’esprit… Ils accomplissent mécaniquement, jusqu’à l’extrême, les directives impersonnelles et absolues de l’Angkar » 162.

Les Khmers rouges n’avaient quasiment rien de khmer ; ils idéalisaient le peuple paysan sans connaître son existence ni ses pensées, ni lui demander son avis sur le futur Cambodge. Certes, François Bizot reconnaît l’erreur des Américains, leur impérialisme sûr de soi et dominateur : « C’était la méthode grossière des Américains, leur ignorance crasse du milieu dans lequel ils intervenaient, leur démagogie maladroite, leur bonne conscience déplacée, et cette sincérité bon enfant qui confinait à la bêtise. Ils étaient totalement étrangers au terrain, animés de clichés sur l’Asie digne des guides touristiques les plus sommaires, et se comportaient en conséquence » 61.

Mais l’idéologie proposée avait tout du hors-sol : « Ayant substitué aux structures traditionnelles du village celles de la solidarité fraternelle du maquis, mus par des idéaux sincères, ulcérés par la pauvreté des uns et la richesse des autres, fils pour la plupart de petits commerçants ou d’employés frustrés, de Sino-Khmers mal intégrés, tous avaient en commun une existence qui s’était déroulée en dehors du monde rural, dont ils ne connaissaient rien. Aucun d’eux n’avait jamais fait la rizière. La manière dont ils allaient à travers la campagne montrait qu’ils ne respectaient ni les plantations, ni les jardins, ni les arbres, ni les chemins » 97. Au contraire, « ils se représentaient idéalement le paysan khmer comme un stéréotype de la révolution permanente, un modèle de simplicité, d’endurance et de patriotisme qui devait servir d’étalon à l’homme nouveau, affranchi des tabous religieux. Dans ce scénario contradictoire, le bouddhisme était remplacé par les directives chéries de l’Angkar [l’Organisation], pour le triomphe de l’égalité et de la justice » 98. La morale communiste de l’Angkar est calque sur la morale bouddhique du Dhamma (vérité non faussée).

Curieusement – mais ce n’est curieux qu’aux yeux de qui ne réfléchit pas au fond – la vérité de Poutine est très proche de celle des Khmers rouges. Il s’agit toujours d’une quête de pureté, du « revenir à » un âge d’or immémorial de « la » civilisation pour le bien du peuple (malgré lui). « La révolution ne souhaite rien d’autre pour lui qu’un bonheur simple : celui du paysan qui se nourrit du fruit de son travail, sans avoir besoin des produits occidentaux qui en ont fait un consommateur dépendant. Nous pouvons nous débrouiller seuls et nous organiser nous-mêmes pour apporter à notre pays bien-aimé un bonheur radieux » 164. Ainsi parlait Douch, ainsi parle Poutine.

Et les « idiots utiles » (mot de Lénine concernant les intellos occidentaux) y contribuent par leur bêtise. François Bizot n’hésite pas à tacler le « grand journaliste » alors au Monde et au Nouvel observateur Jean Lacouture, plus de 50 ans en 1975, sûr de lui-même, de son anticolonialisme et de son opposition aux généraux, dont de Gaulle, et aux Américains. Par naïveté meurtrière, il a adulé le Vietcong et les Khmers rouges qui, selon lui dans Le Monde, feront « un meilleur Cambodge ». Il n’a pas écouté Bizot lorsque celui-ci lui a rapporté en 1970 ce qu’il avait vu et appris dans les campagnes khmères – où le « grand journaliste » n’était jamais allé (pp.43-45). Il devra s’en justifier lorsque l’ampleur de la terreur et des massacres commenceront à apparaître ; après deux ans d’aveuglement et d’œillères idéologiques de gauche morale, il devra reconnaître s’être trompé fin 1978 dans Survivre le peuple cambodgien.

Les idiots utiles n’ont pas disparu, malgré les progrès de l’information et de l’éducation ; ils ont toujours l’esprit imbibé d’idéologie et intoxiqués de propagande, qu’ils prennent pour « la vérité » sans chercher par eux-mêmes. Ils servent aujourd’hui la soupe à Poutine ou à Trump, comme hier aux Khmers rouges. Jean Lacouture a été un collabo du communisme – et s’en est repenti (un peu tard, à la Mitterrand sous l’Occupation, quand le vent avait déjà tourné).

Une fois libéré, François Bizot est revenu à Phnom Penh, à l’EFEO puis à l’Ambassade de France où son portail lui est resté en mémoire. Traducteur du consul de France, il a eu avec lui et l’équipe autour de lui, à gérer l’afflux des réfugiés, à négocier avec le chef khmer rouge Nhem, à voir céder les principes diplomatiques (occidentaux) sur l’asile et extraterritorialité à la force des kalachnikovs. Il raconte l’humanité et ses misères, ses beautés ; l’adoption d’un bébé khmer par une famille française pour qu’il soit sauvé en obtenant un passeport ; la lâcheté de ce journaliste de l’ORTF qui récuse sa (seconde) femme cambodgienne in extremis sur le pont menant à la Thaïlande, et la fait rejeter aux Khmers rouges par peur du qu’en-dira-t-on en France, puisqu’il est déjà marié – il lui aurait suffit d’un seul mot : « oui » pour la sauver ainsi que leur petite fille…

Un témoignage de première main pour l’histoire sur les Khmers rouges et leur idéologie mortifère, qui a poussé « le communisme » à ses extrémités implacables, bureaucratiques et comme mathématiques ; une réflexion sur la pâte humaine. Une leçon pour aujourd’hui et pour toujours.

Un film a été tiré du Portail en 2014, Le temps des aveux.

Prix littéraire de l’Armée de terre – Erwan Bergot 2000

Prix des Deux Magots en 2001

François Bizot, Le portail, 2000, Folio 2002, 439 pages, €8,60, e-book Kindle €14,99

DVD Le temps des aveux, Régis Wargnier, 2014, avec Raphaël Personnaz, Kompheak Phoeung, Olivier Gourmet, Thanet Thorn, Boren Chhith, Gaumont 2015, 1h30, €10,72

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche parle de la guerre

Dans un discours de Zarathoustra, Nietzsche évoque la guerre et les guerriers. Il s’agit de la guerre symbolique que l’on se fait à soi-même pour grandir, se grandir, pas vraiment de la guerre conventionnelle. C’est un peu comme le djihad : la guerre spirituelle de soi-même l’emporte sur la guerre contre les infidèles qui ne pensent pas comme soi. Il ne s’agit pas de tuer les autres mais de vaincre les démons, comme saint Michel terrassant le dragon.

« Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du cœur, je suis et j’ai toujours été votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. » Car la guerre est celle du lion qui n’est pas encore parvenu au stade enfant de l’innocence du vouloir. C’est une guerre de révolte comme le font les esclaves, ceux qui ne se sentent pas libres. Les guerriers sont donc incomplets, pas tout à fait hommes et surtout pas surhommes ; ils sont une étape sur le chemin de la liberté. « Je connais la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! » Seuls ceux qui se sont surmontés, qui se sont libérés, sont exempts de haine et d’envie, ces deux mamelles de la révolte. « La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! ». Obéir à soi est une liberté et la liberté de l’esclave est la révolte. Se révolter est donc obéir à son statut de soumis. C’est le reconnaître, donc agir contre. « Un bon guerrier entend plus volontiers ‘tu dois’ que ‘je veux’. » Tu dois te former et t’informer, tu dois lutter pour tes droits, tu dois te faire entendre en politique.

Les esclaves ne sont pas seulement les serfs médiévaux, ni les citoyens mobilisés des dictatures, ni même les fonctionnaires des États démocratiques ou les employés des patrons. Ce sont aussi les croyants, les intellectuels, tous ceux qui sont soumis à une loi qu’ils n’ont pas faite, à une morale qui leur est imposée et pas librement consentie. Ainsi, le droit n’est-il pas esclavage lorsqu’il est librement débattu par des propos libres dans une assemblée élue sans contraintes. Ce n’est pas le cas dans les républiques « autoproclamées » (depuis le Kremlin) en Ukraine.

Sans l’être entièrement, c’est le cas chez nous : le débat existe, sur les réseaux, dans les médias, dans les urnes, dans les associations et syndicats, dans la rue. Ce que décide la majorité n’est pas du goût de tout le monde, et ceux-là peuvent se sentir contraints, mais telle est la règle du jeu, librement acceptée, de la constitution démocratique. Si elle n’existait pas, l’homme serait un loup pour l’homme et toute société s’effondrerait dans le chaos et la guerre civile. Surtout que le débat se poursuit et que le droit évolue, les contraints peuvent se libérer en faisant valoir de bons arguments qui convainquent. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme mentionne, à la suite de Jean-Jacques Rousseau : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque Homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Ce n’est pas être esclave des autres que d’assurer un minimum d’harmonie commune. En cela les antivax, qui imitent servilement les libertariens américains, ont tort. Une société moderne n’est pas régie par la loi de l’Ouest où régnait la Bible et le Colt, la première servant à justifier la seconde au nom du droit du plus fort. Nietzsche n’est pas partisan des libertariens, malgré la « volonté de puissance ».

« Et si vous ne pouvez pas être les saints de la Connaissance, soyez-en du moins les guerriers. » Ceux qui savent – les « savants » – sont la plupart du temps de simples « sachants » : ils ne savent pas qu’ils ne savent pas grand-chose. La Connaissance (avec un grand C) est une guerre à l’ignorance – et il y a du boulot ! Or, dit Zarathoustra, « je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » Les guerriers ordonnent et combattent, les soldats obéissent et suivent. Les chercheurs de Connaissance ne sont pas tous des guerriers. « Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi – votre ennemi. » Ils sont trop souvent portés à « être d’accord » plutôt qu’à se trouver des ennemis avec lesquels ferrailler pour faire avancer la science. « Vous devez faire votre guerre, pour vos pensées ! »

« On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se querelle ». Sur le sexe des anges, sur les théories impossibles à prouver, sur des convictions non fondées sur des faits. L’arc est la méthode et les flèches les arguments : ainsi avance-t-on dans le débat et dans la Connaissance. Tout est fait pour être remis en cause, c’est ainsi que l’on va ; mais les avancées sont cumulatives, ce pourquoi on progresse. « Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » La bonne façon de procéder qui assure le résultat vérifiable et efficace. « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié mais votre bravoure qui a sauvé jusqu’à présent les victimes. » A quoi cela sert-il de déplorer, de « s’indigner », de se répandre en lamentations ? Agir est mieux – pour soi, pour tous, pour l’espèce, pour la planète.

La guerre, c’est la vie même, le vouloir qui incite à résister aux forces d’inertie, l’élan qui pousse le bébé à grandir et l’adolescent à devenir un homme, tout comme le bulbe du lotus émerge de la boue à travers l’eau de la mare, vers le soleil où il s’épanouit. « Que votre amour de la vie soit l’amour de votre plus haute espérance ; et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie » – la vitalité en sa plénitude. « Et voici votre plus haute pensée, laissez-moi vous l’ordonner – la voici : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Ainsi vivez votre vie d’obéissance et de guerre. » Obéissance à ce que vous êtes profondément, l’élan de la vie en vous, et guerre pour affirmer votre existence et votre vouloir.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens

Les chiens sont des barzoïs, les lévriers poilus russes ; l’homme est Ramon Mercader, l’assassin de Trotski au Mexique le 20 août 1940 sur ordre de Staline. Ce roman historique qui vise un « équilibre entre réalité historique et fiction » (p.804) reconstitue les causes et les conséquences de l’acte, tentant de pénétrer la psychologie des personnages dans leur contexte d’époque et de lieu. Si Trotski fut sûr de lui-même et dominateur, impitoyable d’orgueil et d’intelligence, Staline apparaît comme la véritable ordure coupable du pire péché humain : l’envie. Paranoïaque et assoiffé de pouvoir, il régnait moins par son intelligence – très moyenne – que par la peur qu’il savait inspirer. Jaloux de Trotski dès l’origine, considéré comme trop rigide par Lénine, il n’a eu de cesse de comploter pour éliminer tous les opposants, manipulant les uns contre les autres, la foi pure des révolutionnaires enthousiastes pour servir ses desseins vils d’accaparer le Kremlin pour lui tout seul.

Ce pavé monstrueux n’est pas sans bavardage. Qui est allé à Cuba sait combien les gens s’y gargarisent de mots ronflants, imbibés de slogans déclamatoires autant que creux, vu l’état du pays après trois générations de castrisme. L’auteur succombe trop volontiers à cette logorrhée, surtout au début, lorsqu’il tâtonne encore à commencer son histoire. Un bon quart du roman aurait ainsi pu être évité. Mais la suite vaut le détour, tant pour réviser son histoire que pour pénétrer les dessous psychologiques qui la meut.

Leonardo Padura publie ce qu’écrit Daniel Fonseca Ledesma d’un manuscrit laissé pour lui par Ivan Cardenas Maturell sur un récit que lui fit oralement Jaime Lopez, en réalité Jaime Ramon Mercader del Rio Hernandez, arrêté sous le nom de Jacques Mornard au faux passeport répondant au nom de Franck Jacson. C’est dire combien l’écrivain cubain prend de pincettes pour parler d’une période sensible de la croyance communiste, Staline ayant imposé par la force son mensonge que Trotski était un traître vendu aux nazis – exactement ce que reprend Poutine pour parler des Ukrainiens. Staline était antisémite, arguant sur sa fin d’un « complot juif » à propos de ses médecins. Il a toujours jalousé l’intelligence, la culture et la vivacité des juifs communistes qui ont fait la révolution avec lui et a repris les vieux préjugés des tsars sur le juif apatride vendu à qui le paie. La capacité à prendre toutes les formes, qui est l’apanage du diable chez tous les chrétiens, est ici attribué aux agents du service secret stalinien… beau renversement du celui-qui-le-dit-y-est cher aux méthodes soviétiques !

Ramon est un jeune homme à l’enfance malheureuse, ballotté entre plusieurs pays par une mère fanatique communiste, fille de gros exploiteurs cubains et victime du machisme de son mari. De ses trois fils, Maria Caridad fera trois révolutionnaires durant la guerre espagnole – « les enfants de la haine » (p.609). Ramon est le second et elle a pour lui des sentiments incestueux car c’est un beau jeune homme. Ce qui ne l’empêche pas de l’éprouver en lui mettant le marché en main : est-il prêt pour une mission de la plus haute importance ? Ou préfère-t-il végéter dans des combats républicains voués à l’échec dans l’anarchie catalane ? Ramon, sous le regard impérieux de sa mère qui n’aurait pas pardonné autre chose, choisit la mission. Il aime les chiens, comme Trotski, mais elle tue sous ses yeux le bâtard qu’il avait adopté : le communisme exige le sacrifice de tous les instants.

Tous deux sont manipulés par un juif du NKVD, Nahum Eitingon, amant de Caridad, qui se fait appeler Kotov en Espagne et a pris d’autres noms par la suite. Entré par foi communiste mais aussi parce que la Tcheka donnait des bottes, il est vite devenu cynique, observant que le mot « tromper » était le seul levier de l’utopie pervertie. « Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c’est cela qui compte : ce que les gens croient » p.242. Quand la nature des choses résiste, il faut décréter qu’elle est nulle et non avenue et que la volonté d’un seul, mandaté par l’Histoire, est la vérité. Tout le reste est mensonge et tous les moyens sont bons pour imposer cette vérité falsifiée. « Cette trouble utilisation des idéaux, la manipulation et la dissimulation des vérités, le crime comme politique d’État, l’élaboration cynique d’un gigantesque mensonge » est-il résumé p.434. De Staline à Poutine en passant par Trump et Erdogan, Mélenchon ou Zemmour, c’est toujours la même chose : ce qu’ils disent n’est que mensonge, ce qu’ils veulent est le pouvoir, « le pouvoir de dégrader les gens, de les dominer, de faire qu’ils se traînent par terre et qu’ils aient peur, de les enculer parce que c’est ce qui fait bander ceux qui ont le pouvoir » p.609. Le type même de l’homme nouveau stalinien est André Marty, politicien communiste français brutal, inspecteur des Brigades internationales en Espagne, membre élevé du Komintern et lié au NKVD. Il est assaisonné ainsi par Padura : « un personnage vociférant, poilu et corpulent, avec une grosse tête, des yeux globuleux et des lèvres épaisses qui faisaient du bruit en se décollant quand il parlait » p.227.

Mais l’analyse va plus loin. « La première erreur du bolchevisme avait peut-être été l’élimination radicale des tendances politiques qui s’opposaient à lui : lorsque cette politique passa de l’extérieur de la société à l’intérieur du Parti, ce fut le commencement de la fin de l’utopie. Si on avait permis la liberté d’expression dans la société et au sein du Parti, la terreur n’aurait pas pu s’implanter. C’est pourquoi Staline avait entrepris l’épuration politique et intellectuelle, de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le Parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général » p.538. Tout est dit de la pente dangereuse. Notre époque devrait en prendre de la graine et c’est le mérite de ce roman de resituer l’ambiance générale de la croyance en l’utopie (comme aujourd’hui en islam, judaïsme ou christianisme fondamentaliste, en national socialisme zemmourien ou néosoviétique). « Le marxisme n’était-il qu’une simple ‘idéologie’ de plus, une sorte de fausse conscience qui menait les classes opprimées et leurs partis à croire qu’ils se battaient pour leurs propre objectifs, quand en réalité ils servaient les intérêts d’une nouvelle classe dirigeante ? » p.546. La réponse est « oui » – la « science » de l’Histoire n’est pas exacte mais une simple interprétation.

En « essayant de se glisser dans la peau d’un autre » (p.563), l’auteur raconte le destin croisé de Trotski en exil et de Mercader en mission, jusqu’au coup de piolet final dans le cerveau – le piolet étant « la fusion mortifère de la faucille et du marteau » (p.590). Avant le prison, le retour en URSS, l’exil à Cuba – où Mercader meurt à 65 ans d’un cancer bizarre, probablement dû à un empoisonnement au thallium… par les sbires du KGB. « C’était un soldat, il a obéi à des ordres. Il a fait ce qu’on lui avait ordonné de faire par obéissance, par conviction » p.792. Telle est l’éternelle excuse des criminels de guerre, qu’ils soient nazis avant-hier, serbes hier ou russes en Ukraine aujourd’hui : la soumission personnelle, la conscience robot, la paresse de penser par soi-même pour se réfugier dans l’obéissance servile qui évite la liberté, donc la responsabilité de ses propres actes.

Lisez ce livre, vous qui êtes curieux des engouements militants et du fanatisme des croyances. Vous y trouverez, dans un climat d’aventure vécue, l’analyse implacable des mécanismes psychologiques et sociaux qui transforment l’être humain en bête dressée et le jeune homme pur en criminel notoire condamné par l’histoire.

Merci à Youri de me l’avoir fait connaître.

Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens (El hombre que amaba a los perros), 2009, Points Seuil 2021, 808 pages, €9,90

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Danton d’Andrzej Wajda

L’histoire ne se répète jamais, mais les hommes si : ainsi le révèle une fois de plus ce grand film, commandé par le gouvernement socialiste dès 1981 à un auteur polonais, mais qui a fait fuir Mitterrand et ses caciques à la projection, dont l’inénarrable Jack Lang toujours plus que les copains (plus américain avec son prénom, plus à gauche, plus dans la ligne, plus sexuellement « libéré » quand c’était la mode, plus rigoriste depuis, plus artiste…). Ils y voyaient trop ce qui leur pendait au nez : le révisionnisme historique pour faire coller leur idéologie à la réalité, les « Grands Principes » qui n’entrent pas dans le moule du réel et suscitent irrémédiablement l’autoritarisme jusqu’à la dictature… Car « le socialisme » peut être un projet idéal, une utopie de bonheur futur, il n’en est pas moins une illusion sur la nature humaine comme sur les contraintes économiques et politiques.

Wajda saisit la Révolution à son acmé : la Terreur au printemps 1794. Cinq ans après la révolte de la Bastille, « le peuple » a de nouveaux maîtres qui parlent (trop bien) en son nom pour régner à sa place. Mais des queues dans les rues attendent le pain, les « sections » de Sans-Culottes surveillent les propos politiques. Un Comité de Salut public s’est créé qui n’a pour objet que le salut de ceux qui le composent – comme pour tout ce qui porte le nom de « public » (service public, santé publique, fille publique). L’interprétation marxiste en vogue à gauche dans la France des années 1980 a fait de Robespierre le héros défenseur des prolos et de Danton un corrompu affairiste défenseur des bourgeois. C’est un peu simple.

Si le film se fonde sur L’Affaire Danton de la dramaturge polonaise Stanisława Przybyszewska, inspirée par l’historien marxiste français Albert Mathiez, il remémore les années Staline. La pièce a en effet été écrite entre 1925 et 1929. Toute révolution, qu’elle soit française, russe, chinoise, cubaine – ou polonaise avec Solidarnosc en 1982 – court sur les mêmes rails et vers le même abîme. Faute de contrepouvoir, c’est le droit du plus fort qui l’emporte, la dictature d’un Comité, vite enrôlé autour d’un chef plus charismatique et plus impitoyable que les autres, qui devient dictateur à vie.

Danton le Montagnard (Gérard Depardieu), bon vivant, aime la vie, le vin, la bouffe, les gens et « le peuple » l’acclame. Il veut la paix à l’extérieur, du pain pour tous à l’intérieur et la fin du régime d’exception qu’est la Terreur. Il ne croit pas aux « Grands Principes » mais aux principes simples, énoncés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen. Pas plus, pas moins. Le pouvoir d’un seul ou d’une coterie étroite n’est pas la république (la chose publique) ; les procès d’intention et les jugements écrits d’avance ne sont pas le droit ; les arrêtés et décrets ne sont pas la loi ; saccager un journal d’opposition n’est pas la liberté d’expression.

Robespierre le Jacobin (Wojciech Pszoniak) est frigide, austère, il se méfie des gens, notamment du peuple enfantin qui doit selon lui être guidé. En 1983, nous avons avec Danton « la droite » qui préfère la liberté et « la gauche » qui se prosterne devant l’égalité (sous la houlette du grand Sachant à l’Elysée). Mais nous avons au même moment Lech Walesa, syndicaliste en Pologne qui défend la cause du peuple, et le général Jaruzelski qui prend ses ordres à Moscou. Inversion des gauches… L’autoritarisme, le caporalisme, la dictature sont – mais oui – à… gauche ! Le libéralisme, les libertés concrètes, les débats démocratiques dans le respect du droit se retrouvent à droite. Que choisir ?

Parmi ces tendances ainsi définies par le film (et par les années 1980), les idéologues choisiront la gauche ; ceux qui pensent par eux-mêmes choisiront la droite. Comme Danton/Depardieu le clame devant le peuple, le jacobinisme réclame des médiocres, des béni oui-oui ; la république, elle, réclame des gens qui pensent. Nous en sommes toujours là. Platon l’élitiste tyran qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous – ou Aristote qui se méfie de la « démocratie », lit de tribuns populistes et de tyrannie implacable, et qui préfère une république balancée.

Au début du film, un frêle enfant blond est bien obéissant en apprenant sa leçon de citoyen. Il récite le catéchisme d’une voix monocorde, sans comprendre manifestement ce qu’il dit car il retient mal. Tout nu (donc page blanche, innocence et oubli) dans le tub où il est lavé par sa sœur adulte Marie-Eléonore Duplay (Anne Alvaro) qui loge Robespierre chez elle rue Saint-Honoré, il est frappé sur les mains pour ses « fautes ». Nous sommes dans l’obéissance à un nouveau Dieu par une dévote, pas en république citoyenne. A la fin du film, le gamin habillé révolution parvient à peu près à retenir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par cœur et sa sœur toute fière le présente à Robespierre comme une victoire de la révolution. Les yeux fiévreux du malade jacobin s’illuminent. Piètre victoire que cet asservissement idéologique… L’homme nouveau de la révolution serait-il donc ce robot mécanique aseptisé qui obéit sans discuter et récite le politiquement correct sans penser ? Embrigader la jeunesse est le premier souci de toutes les dictatures, les socialistes comme les autres. Car il faut montrer que la réalité ne compte pas mais seulement « les principes » ; que la politique est un volontarisme qui fait plier la « nature » et le « destin » (deux concepts jugés à droite) ; qu’il faut mieux se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron – autrement dit laisser périr des millions de personnes de famine en Ukraine stalinienne ou en Chine maoïste, ou dévaluer trois fois le franc en un an et demi de socialisme mitterrandien, que de reconnaître qu’on a tort.

Parce que Danton ne sait pas décider quand il s’agit de tuer (or, en politique, l’hésitation est fatale), son « ami » Robespierre le fait arrêter, juger expéditivement et guillotiner avec son journaliste Camille Desmoulins (Patrice Chéreau) et quelques autres « comploteurs ». Il le suivra à quelques mois avec son idéologue Saint-Just (Bogusław Linda), ayant fait tellement peur aux autres par cet emballement saturnien (où la Révolution dévore ses enfants), qu’il a été arrêté, jugé expéditivement et guillotiné lui aussi. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit ».

Gérard Depardieu est grand dans ce rôle de Danton ; il est humain de chair et de ventre face à un Robespierre glacé qui se rend malade à force de vouloir tout contrôler. La liberté était pour les nobles, et les bourgeois l’ont conquise en faveur de l’égalité ; mais l’égalité devenue folle a engendré la Terreur au nom du peuple, et la tyrannie, car elle a oublié le dernier mot du triptyque : la fraternité. Ou plutôt elle a perçu la fraternité comme une égalité forcée de tous, sans qu’une seule tête ne dépasse (sauf celle du Grand Dirigeant) – et cela est sa conception de la « liberté ». Tous pareils, pas de jaloux. Or la Révolution française, inspirée des Lumières après le christianisme, était libérale, en faveur de toutes libertés par rapport au droit divin, à la hiérarchie de la naissance et aux corporatismes de métiers.

Les trois mots de la devise républicaine comptent autant l’un que l’autre – et la liberté est placée en premier. Il s’agit de l’épanouissement de chaque être humain avant tout, dans l’égalité la plus grande possible mais sans empiéter sur la liberté d’être qui génère des différences inévitables, compensées par la fraternité qui unit les mêmes membres d’une nation aux frontières définies qui se donne elle-même ses propres lois par ses représentants ou par le référendum. Qu’est-ce qu’une révolution, robespierriste, stalinienne, maoïste, castriste, mitterrandienne ou polonaise si elle clame les Droits de l’Homme en alignant aussitôt les décrets ou les fusils pour se faire obéir ?

La plus grande bêtise jamais dite par un socialiste français dans ces années 1980 reste celle d’André Laignel à Jean Foyer, à l’Assemblée nationale le 13 octobre 1981 : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire ». Dans cette conception idéologique, le droit est celui du plus fort… Le socialisme, comme tous les -isme persuadés de détenir la seule Vérité dans l’histoire, montrait son vrai visage.

DVD Danton, Andrzej Wajda, 1983, avec Gérard Depardieu, Wojciech Pszoniak, Anne Alvaro, Patrice Chéreau, Lucien Melki, Angela Winkler, Serge Merlin, Alain Macé, Bogusław Linda, Roger Planchon, Jacques Villeret, Gaumont 2010, 2h11, standard €10.00 blu-ray €13.34

Catégories : Cinéma, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Arlette Jouanna, Montaigne

Longtemps je me suis accoutumé à Montaigne. Dès la classe de quatrième déjà, où nous étudions ses textes en cours de français, j’aimais son tempérament convivial gascon adepte du quant à soi critique. Certes, comme il le prévoyait en son temps, sa langue est un obstacle, elle n’a pas passé les siècles et le français tend plus du parler du nord que de celui du sud. Mais notre époque permet de lire Montaigne en français d’aujourd’hui – que nul ne s’en prive !

Arlette Jouanna est spécialiste du XVIe siècle français, le siècle des guerres de religion et de Michel Eyquem de Montaigne. Elle brasse d’une vaste érudition les multiples documents, manuscrits, lettres, comptes-rendus « secrets » du Parlement de Bordeaux, témoignages du temps, archives publiques, qui permettent d’établir à peu près la vie du philosophe. Elle récuse certaines idées reçues sur son « scepticisme », son incroyance, ses origines vaguement juives. Montaigne n’est rien de ces étiquettes hâtivement plaquées pour passer à autre chose. L’auteur rappelle p.232 que, si l’Eglise catholique n’a que peu objecté à la parution des Essais, elle a agi de façon toute politique mais d’une effarante niaiserie spirituelle et intellectuelle en mettant à l’Index tout Montaigne de 1676 à 1966 ! Soit un siècle après la parution des Essais – mais pour trois siècles.

Montaigne est un homme, et il prend conscience de soi ; il invite tous ses lecteurs à faire de même. Il n’est pas donneur de leçon ni auteur de maximes à afficher sur les murs de sa chambre mais un accoucheur des âmes comme Socrate qu’il prisait fort. Il veut faire réfléchir, engager le dialogue, inciter à penser par soi-même : « les Essais sont une incitation à converser avec leur auteur » p.353. Lui s’observe et s’observe en son milieu ; il tire des leçons des autres et de lui-même, de ses amis, des puissants dont il dépend, de ses amours, des auteurs des livres qu’il lit. Il a accumulé près de mille volumes dans sa bibliothèque, qu’il appelle encore « librairie » comme les anglais en ont conservé l’usage depuis Guillaume. Principalement des antiques, grecs et romains, mais aussi des contemporains qui font réflexions de théologie ou de politique. Chacun peut garder sa liberté tout en consentant aux conditionnements de sa famille et de son milieu comme à la « longue accoutumance » aux lois, dès lors considérées comme « naturelles » : il suffit d’instaurer une distance critique et de les apprécier en raison. Il est nécessaire, en son logis ou profession, de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » p.129.

C’est que l’époque est radicale, la France connait huit guerres civiles successives car déchirée entre catholiques intransigeants allant jusqu’au coup d’Etat par l’assassinat du ministre Coligny puis du roi Henri III, et protestants qui se nomment chrétiens « réformés » et qui veulent la libre expression et la liberté de culte. Mission impossible dans un royaume encore féodal où un peuple requiert un roi, une foi. Montaigne, justement, s’y emploie, partant de la réflexion de son ami La Boétie, trop tôt disparu, que l’obéissance fait le pouvoir, pas l’inverse. Or, qui a des certitudes, religieuses ou politiques, a en même temps le désir irrépressible de les imposer, y compris par la violence. Montaigne prône de passer de l’allégeance à un homme à l’allégeance à un principe supérieur, « la cause générale et juste ». Ce qui reste actuel en politique où une fidélité au « grand homme » (de Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Macron) dérive trop souvent vers le pire au détriment de l’intérêt général.

Pour Montaigne, « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et les formes reçues » p.13. Car juger en critique ne signifie pas s’opposer à toute force. Contrairement aux néo-platoniciens de son temps (qui subsistent chez nos hégéliens ambiants), Montaigne ne croit pas que l’on change une société par décret ; à l’inverse, les coutumes doivent être limées avec le temps. Le libéralisme français des Lumières sortira tout droit de ce penser-là.

Il est toujours actuel, Montaigne malgré sa langue archaïque : « L’explication vient sans doute de ce que, comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays » p.16. Il « s’essaie » à y penser et nous convie à faire de même pour notre temps.

Réserve envers les séducteurs politiques et religieux, ouverture à l’étonnement, modération de conduite sont ses principes de vie, bien utiles en temps d’incertitudes. Avec le mouvement, pour ne pas s’enkyster : « j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît » p.214. Rappelons aux vierges effarouchées de garde que branler signifie bouger en français archaïque. D’où les voyages que fit Montaigne en Allemagne, en Italie, à Paris, à Rouen… Comme moi, il en jubile, heureux des découvertes et surprises, toutes matières à réflexion.

« Car l’essentiel est bien là », écrit la biographe : « se mettre au service de la vie et en apprécier toutes les jouissances, tant intellectuelles que corporelles. Sans cette exigence fondamentale, la liberté perdrait tout son sens » p.314. Ce pourquoi Montaigne détaille ce qu’il mange et boit, ce qu’il aime, comment il va à la selle et combien il désire baiser même en âge avancé. C’est que la bonne harmonie du corps, du cœur et de l’esprit est nécessaire à la sagesse car qui ne se conduit pas soi, comment pourrait-il s’offrir en exemple aux autres ?

L’essentiel est de faire fonctionner son esprit comme fonctionne son cœur ou son corps. Il y a une jubilation à baiser ou à goûter des mets, une joie à admirer et à aimer, une exaltation à penser. L’élan est autant dans la réflexion que dans le désir ou la volonté. C’est là réellement vivre et s’éprouver vivant, dans cette « puissance » en acte comme aurait dit Nietzsche. Nul besoin d’accomplir de grands exploits ou des actes mémorables, la vie la plus banale peut devenir un chef-d’œuvre, si elle est en pleine conscience de soi.

Michel de Montaigne s’est éteint le 13 septembre 1592 et cette biographie soignée lui rend un hommage mérité.

Arlette Jouanna, Montaigne, 2017, Biographies NRF Gallimard, 459 pages, €24.50 e-book Kindle €17.99

Montaigne, Les Essais, collection Bouquins Laffont 2019, 1184 pages, préface de Michel Onfray, €32.00

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Seven Sisters de Tommy Wirkola

Dans ce salmigondis américano-belgo-britannico-français cru, violent et édifiant et au titre faussement anglophone (le vrai n’est pas celui-là), est présentée une tendance carrément fasciste de l’idéologie écolo. Il s’agit de la domination d’une élite croyante en « la planète » qui sait mieux que vous ce que la Déesse veut car elle lui a susurré à l’oreille.

Nous sommes en 2043, dans une génération d’ici. La terre supporte trop d’habitants pour ses ressources et son climat, il faut donc les réduire. Evidemment par la force puisque « les gens » ne sont pas raisonnables mais adorent baiser et que « le peuple » ne sait jamais ce qu’il fait (tous les dictateurs le croient). Stérilisation, pilule, exhortations des religieux ayant viré leur cuti nataliste, avortement – rien de ce qui pourrait neutraliser la bombe P (pour Population) n’est pris en compte dans ce thriller de science-fiction primaire mais efficace.

Est donc instaurée d’une main de fer d’Etat la politique de l’enfant unique assurée par le Bureau d’Allocation des Naissances, politique plus radicale encore qu’en Chine au XXe siècle. Même les plus maolâtres n’avaient pas osé : tout enfant supplémentaire est impitoyablement enlevé à ses parents quel que soit son âge et « cryogénisé » pour le futur, lorsque la planète aura retrouvé un équilibre. Un mensonge, évidemment : les petits sont purement et simplement incinérés, éradiqués, éliminés en four crématoire ! Une politicienne qui se pare du titre de « docteur » assure la promotion de cette façon de faire hygiénique et efficace. Nicolette Cayman dont le nom signifie à la fois mâle et caillou, non sans un certain relent de lobby élitiste (Glen Close), ne sourit jamais des yeux, elle grimace de la bouche, en politicienne aguerrie au mensonge (houps ! à la « vérité alternative », celle qu’on a besoin de croire selon Tromp). Les enfants surnuméraires vivront mieux plus tard ? Feignons de l’accepter, après tout c’est pour leur bien.

Il se trouve qu’en cette année 2043, avec les saloperies chimiques qu’on avale dans la bouffe et les saloperies non moins chimiques qu’on respire dans l’atmosphère, la génétique est passablement déréglée et les fausses couches, les malformations ou les naissances multiples ne sont pas rares. Terrence Settman (Willem Dafoe) voit sa fille accoucher de… sept petites filles ! Comme le nombre de jours que Dieu usa pour créer le monde, mais aussi les sept péchés capitaux. La bible n’est jamais loin pour séduire les spectateurs anglo-saxons. Mais cela tue la génitrice et le grand-père se trouve face à son destin. Il commence méthodiquement à nommer chacune, selon l’ordre de sa sortie de l’utérus, du nom d’un jour de la semaine. Il les élève en secret, n’en faisant paraître qu’une à la fois chaque jour de la semaine, au seul nom officiel de l’enfant unique déclaré de la famille, celui de leur mère Karen (Clara Read en multipliée). Et chaque soir, une réunion est organisée avec toutes les petites filles pour que celle qui est sortie puisse dire aux autres tout ce qui lui est arrivé, permettant à la suivante de poursuivre son rôle sans à-coup.

Lorsque l’une d’elle transgresse les règles, sortant en catimini pour faire du skate alors que l’une de ses sœurs est elle-même de sortie, elle tombe et se blesse à la main. Il faut l’amputer d’une phalange – donc amputer chacune des autres ! C’est ça où la mort (houps ! la « cryogénisation » pour le futur, restons politiquement correct !). La leçon – très américaine – est apprise : contre l’Etat et ses aberrations, vivons cachés, en clan familial comme au temps des pionniers, avec nos propres règles.

Cela dure trente ans, jusqu’en 2073. « Karen Settman » (Noomi Rapace en surmultipliée) est devenue cadre dans une banque intitulée EuroBank, signe que le film est multiculturel (sous domination américaine). Son collègue et rival Jerry (Pål Sverre Hagen) la drague mais « elle » ne veut pas ; si chacune des filles a sa personnalité, certaines ne sont pas attirées par le sexe mais surtout la vie en commun avec un homme leur est impossible, ce serait reléguer les autres sœurs dans l’appartement à jamais. Dans la semaine, la fille dont le prénom est celui du jour endosse la robe de banquière, la perruque noir corbeau, se maquille en rouge vif et se perche sur ses hauts talons pour aller au bureau. Jusqu’au jour où l’une d’elle, la plus hardie, décide de rompre le pacte commun…

C’est le début de la fin, que le grand-père ne verra pas parce qu’il est décédé avec le temps. Un soir, Lundi ne rentre pas et les filles s’interrogent : que faire ? Mardi décide d’aller au travail comme si de rien n’était. Au travail, tout se passe bien mais, lorsqu’elle sort, le véhicule noir aux vitres obscures (mélange de 4×4 du FBI, de berline nazie et de corbillard) la cueille. Elle est arrêtée et emmenée au Bureau d’Allocation des Naissances. Cayman l’attend, elle sait tout et lui apprend que sa sœur est en cellule. Elle ordonne à ses sbires d’aller tuer toutes les autres. Le spectateur comprendra pourquoi elle en garde deux et pas sept.

A l’aide d’un œil arraché à la prisonnière (beurk !), les flics zombies « obéissant aux ordres » comme des fonctionnaires zélés du IIIe Reich, avec à leur tête un technocrate en costume cravate à l’américaine, impitoyable autant que sadique, neutralisent les sécurités de l’immeuble, tuent d’une balle dans la tête le gardien (comme par hasard noir) et montent à l’appartement où ils se préparent à faire un massacre avec leurs armes à reconnaissance digitale (seul celui dont les empreintes sont reconnues peut actionner l’arme). Cela ne se passe pas comme ils l’avaient prévu et les filles, qui se sont entraînées durant des décennies contre une attaque, parviennent à les tuer tous, non sans en laisser une sur le parquet : Dimanche, crevée au ventre par un couteau de cuisine (un genre d’avortement primaire pour les agents entraînés).

Les sœurs supputent que la trahison vient de Jerry, frustré de ne pas parvenir à baiser et qui vient de se voir souffler une promotion sous le nez au profit de Karen Settman. Mercredi, car c’est son jour, va chez lui pour en apprendre un peu plus. Jerry ne soupçonne rien des jumelles mais a soutiré du système informatique un contrat préparé par ladite « Karen Settman », sa collègue. Il initie un versement illégal d’une grosse somme au profit de la campagne politique de Nicolette Cayman. Comme Jerry est surveillé par les agents du Bureau sur ordre de la politicienne, il est tué par un sniper depuis l’appartement en face et Mercredi doit fuir. Elle se fait aider de ses sœurs à l’appartement, qui la guident pour trouver des portes de sortie. Mais, comme elle hésite trop à sauter d’un toit à l’autre, le chef des agents la tue d’une balle et la précipite dans le vide. Sur les sept, il n’en reste que trois à la maison – un vieil immeuble roumain au tournage.

C’est alors que l’on sonne à la porte… C’est un agent du Bureau, mais tout seul. En fait, Adrian, grand mec musclé (Marwan Kenzari), est tombé amoureux de Lundi, seul jour de son service au contrôle. Samedi se fait passer pour elle sous le prénom générique de Karen mais elle n’a pas la perruque et Adrian découvre une blonde aux cheveux mi-long à la place d’une brune en catogan. Qu’à cela ne tienne, il l’emmène chez lui et ils font l’amour longuement. Samedi, avant de se faire déflorer, profite du broutage de chatte préliminaire pour connecter son bracelet d’identification au sien et ouvrir l’accès au central du Bureau pour les deux sœurs actives. Elles apprennent ainsi où est détenue Lundi.

Mais le Bureau a des espions partout, notamment des caméras de surveillance et des détecteurs numériques. Il investit l’appartement d’Adrian, parti au travail, et abattent en live Samedi d’une balle dans la tête. Les deux sœurs ont tout vu grâce à la caméra bracelet de leur jumelle. Le film n’est pas avare de violence crue et brutale, les tueries ont lieu en direct et sans prévenir, les états d’âme sont réduits à néant et l’obéissance aveugle aux ordres un principe. L’Administration ne réfléchit pas, elle exécute ; tuer une femme ou un gosse est un travail comme un autre à condition qu’il y ait des « ordres ». Toute conscience a disparu, les nazis n’avaient pas inventé mieux.

Comme le Bureau attaque à nouveau l’appartement, Jeudi fuit et Vendredi reste ; elle a toujours été la plus intello, la plus timide, la plus renfermée sur le cocon. Elle fait exploser l’appartement en usant du micro-ondes et du robinet à gaz, neutralisant l’équipe d’agents, sauf l’inoxydable chef sans pitié évidemment resté en retrait et muni d’un gilet pare-balles. Jeudi avoue tout à Adrian et ils décident d’infiltrer le Bureau pour délivrer Mardi.

La politicienne se voit déconsidérée en direct, la caméra de bracelet de Jeudi ayant enregistré le processus de « cryogénisation » des enfants au Bureau d’Allocation des Naissances : on y voit nettement une fillette cramer. Cayman encourt la peine de mort mais elle persiste et signe, en vraie croyante du Savoir : There is No Alternative, le seul salut possible de l’Humanité est de zigouiller les gamins en trop.

Surtout les filles dirait-on (comme en Chine) : on ne voit aucun petit garçon dans le film. Et les sbires exécutants sont très souvent nègres ou basanés, aux ordres de porteurs de noms à consonance juive… qui usent du four crématoire envers les superflus. Tout cela est un peu douteux mais subliminal ; le spectateur lambda n’ira pas aussi loin et s’arrêtera à l’action, très efficace même si elle est parfois assez invraisemblable (la chute de trois étages sur le dos dans une benne d’acier vide, par exemple). Et Noomi « Rapace » mérite bien son surnom, très sexy pour allumer les mâles, même à coup de rangers quand ce sont des « méchants ». Avec une très bonne musique du générique de fin sur la chanson Fire !

Lundi et Jeudi se sont battues et la première révèle avant de mourir qu’elle est enceinte : elle attend des jumeaux. Pour les protéger, elle a trahi ses sœurs. Après des manifestations monstres, la loi sur le contrôle des naissances est abrogée et les embryons de Lundi sont placés en incubateur artificiel. La dernière image montre d’innombrables bébés en couveuses, laissant filtrer l’idée qu’au fond, le contrôle des naissances est peut-être la bonne solution.

Mais probablement pas comme ça. Le fascisme écolo est une dictature autoritaire comme une autre ; il consiste, comme toutes les dictatures, à vouloir faire le bien du « peuple » malgré lui parce qu’il le trouve niais et inapte à comprendre.

DVD Seven Sisters (What happened to Monday ?), Tommy Wirkola, 2017, avec Noomi Rapace, Willem Dafoe, Glenn Close, Marwan Kenzari, Pål Sverre Hagen, Warner Home Video 2017 avec bonus sur les effets spéciaux et entrevue avec Noomi Rapace, 1h58, standard €9.99 blu-ray €14.04

Catégories : Cinéma, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le cercle des poètes disparus de Peter Weir

Ce film culte des années 1980 a passé le temps. Il est certes un peu naïf et grandiloquent mais pose les questions de toute éducation : comment la société prépare-t-elle les futurs citoyens ? comment les parents voient-ils l’avenir de leurs garçons ? comment les jeunes envisagent-ils eux-mêmes leur vie ?

L’école Welton, en 1959, est un collège américain calqué sur le modèle aristocratique anglais, les traditions de la noblesse en moins : on y vient bourgeois privilégié et l’on en ressort futur bourgeois privilégié. Les bâtiments sont ceux de Saint Andrew à Middletown dans l’État du Delaware. Les quatre piliers de l’école sont : Discipline, Excellence, Honneur et Tradition. Il s’agit de préparer les concours d’entrée dans les universités prestigieuses et d’obtenir ensuite une carrière rémunératrice de notable : pas grand-chose à voir avec le gentleman.

Le récit cueille un jeune Todd, presque 17 ans (Ethan Hawke, 18 ans au tournage), admis à l’école à la suite de son frère aîné prestigieux. Il est placé dans la chambre de Neil, espoir de l’école et bon élève (Robert Sean Leonard, 20 ans au tournage, qui deviendra le James Wilson de la série Dr House). Son groupe de travail et d’amis joue au potache en moquant la devise de l’école : Travestis, Décadence, Horreur, Excréments. Mais prendre systématiquement le contrepied est-il une preuve de liberté ? Est-ce une « révolution » ? Pas du tout ! Quand l’esprit devient lion qui se révolte contre le devoir, dit Nietzsche, il ne fait que se révolter, il ne crée aucune valeur nouvelle mais reste esclave de sa révolte, tout comme les gilets jaunes. Pour opérer une véritable révolution, il ne faut pas se contenter de nier la tradition mais en recréer une, la renouveler. Seule « innocence et oubli » – apanage de l’enfant – en sont capables.

Le nouveau professeur de lettres, Mr Keating (Robin Williams), un ancien de l’école, veut épanouir leur esprit et les révéler à eux-mêmes, dans la grande tradition de l’Antiquité revue par le pionnier américain Henry David Thoreau. C’est toujours la même appropriation yankee de la culture des autres : l’affirmation que l’Amérique recrée l’humanité sur une terre nouvelle. Keating veut faire penser les jeunes gens par eux-mêmes, ce qui est dangereux dans une société corsetée de convenances et de rites mais surtout – en 1959 – obsédée d’obéissance. Pour cela, le professeur les fait juger de la préface du manuel littéraire officiel dans laquelle un éminent agrégé traite de la poésie comme de tonnes d’acier, en quantité et qualité – les élèves sont incités à déchirer les pages : la poésie ne se mesure pas, elle se ressent. Il en fait marcher trois dans la cour, pour faire constater qu’ils se mettent d’eux-mêmes au pas – et que les autres applaudissent en rythme. Il les incite à monter sur le bureau professoral chacun leur tour – pour voir le monde d’un œil différent. Il cite le poète Robert Frost : « Deux routes s’offraient à moi, et là j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai compris toute la différence » (The Road not Taken).

Les photos de classes du passé, affichées dans le hall de l’école, incitent à la réflexion : ces jeunes gens naïfs et gonflés d’hormones – tout comme les nouveaux – ont-ils vécu pleinement leur vie ? En 1959, la guerre mondiale n’est pas éloignée et la guerre froide bat son plein : les anciens ont-ils eu le temps de vivre ? D’où le Carpe diem antique, cueille le jour présent en français, saisis le jour en anglais, suce toute la moelle secrète de la vie en américain pionnier (Thoreau, Walden ou la vie dans les bois). Cette dernière expression est assez ambigüe pour des adolescents entre eux, volontiers nus aux vestiaires après le sport, mais le film n’effleure jamais l’homoérotisme pourtant inéluctable.

La matière littéraire les ennuie ? Le professeur fait du théâtre, s’accroupit pour leur chuchoter un secret, susurre Carpe diem derrière leurs oreilles, imite la voix d’acteurs de cinéma. Il fait le clown pour capter l’attention de l’auditoire. Il est original par rapport aux autres professeurs, passionné, il captive. Dans l’annuaire de l’école, il est écrit qu’il avait créé un cercle avec quelques condisciples, le Cercle des poètes disparus, pour s’évader de la pesante tradition cuistre. Ils se réunissaient le soir dans une grotte indienne près de l’école et déclamaient des poèmes d’auteurs perdus ou leurs propres œuvres. Ils se libéraient sur l’exemple de Thoreau et de sa promotion de la vie dans les bois. « Pas sûr que l’administration voie cela d’un bon œil aujourd’hui », leur dit-il cependant.

Les ados sont séduits, peu à peu ils se libèrent. L’un d’eux (Josh Charles), tombé amoureux de la fille de son correspondant (Alexandra Powers), ose lui téléphoner, braver sa brute de copain le capitaine de l’équipe de football américain du collège public, et l’emmener au théâtre. Pour se motiver, il a dessiné en rouge un éclair de superman sur sa poitrine nue.

Todd, astre mort après son frère supernova, est ignoré de ses parents qui lui offrent pour la seconde fois le même « nécessaire de bureau » pour son anniversaire. Il se rencogne dans sa solitude mais Neil, dans l’enthousiasme de sa jeunesse et l’affectivité qui lui donne du charisme, ne l’accepte pas et l’inclut dans la bande. Le professeur le fait sortir de lui-même devant tout le monde en le pressant de questions, lui fermant les yeux et lui tournant la tête : une poésie sourd naturellement de ses mots, à l’ébahissement empathique de ses condisciples.

Las ! Ni les parents, ni la société ne sont prêts à la liberté. Face au communisme, l’Amérique maccarthyste se renferme dans ses valeurs sûres, figées, contrôlées – tout comme en 1989 à la fin de l’ère Reagan. Les adolescents sont considérés comme des mineurs qui doivent être dressés, disciplinés à obéir. Plus tard, une fois adultes, ils « feront tout ce qu’ils voudront » – mais ce sera trop tard, ils seront formatés, à jamais abîmés. Le père de Todd veut qu’il suive les traces de son frère, sans considération de sa personnalité ; le père de Neil est socialement minable, alignant de façon maniaque ses deux mules au pied de son lit, et projette sur son fils unique sa revanche en soumettant son épouse à sa volonté. Malgré ses bonnes notes dans toutes la matières et l’estime de l’école, Neil est trop faible pour opposer sa passion à son père et n’ose pas lui dire qu’il a postulé et a été pris pour jouer Puck, le jeune sauvage espiègle dans Le songe d’une nuit d’été, pièce de Shakespeare qui va être montée en amateur. Cette passion d’enfance pour le théâtre n’a pas été suscitée par Mr Keating, mais renforcée par la maxime de cueillir le jour présent. Le jeune homme pourrait en même temps réussir son année et jouer la pièce, mais son père considère qu’il se disperse, que le théâtre n’est qu’une futilité pour efféminé et n’a aucune utilité sociale pratique : il veut que son fils intègre Harvard puis qu’il fasse médecine – autrement dit qu’il dirige sa vie sans discuter durant les dix prochaines années !

Par son intransigeance, il n’obtiendra ni l’un ni l’autre mais perdra tout. Neil brave les ordres stricts de son père et joue la pièce – c’est un triomphe mais le père, venu impromptu, l’emmène aussitôt à la maison, le retirant de Welton pour l’inscrire dans « un collège militaire ». Pas question qu’il cède à ses penchants pour le travestissement et devienne pédé ! Neil, désespéré, ne voit aucune issue à sa vie : il est piégé. Incapable de tenir tête, il ne trouve qu’une unique solution, radicale. Symboliquement, il ouvre sa fenêtre à l’air glacial de la nuit de plein hiver, caresse la couronne de branchages du lutin Puck, se laisse glacer torse nu par la nature aussi hostile que sa famille et la société, et va vers son destin. Il n’a pu revêtir le pyjama bien plié et conforme aux normes bourgeoises que sa mère sa placé sur son lit. Il refuse définitivement de revêtir les uniformes.

Une éducation à la liberté, sans tomber dans la licence, est-elle possible dans la société américaine vingt ans après 1968 ? Le film dessine à gros traits les parents qui en ont peur, la société impitoyable aux faibles et les jeunes qui ont volontiers la paresse d’être conformes malgré quelques frasques hormonales vite passées. Sont-ils en train de s’éveiller ou aspirent-ils au bonheur d’adapter sans cesse leur opinion, leur idéal, leur devoir à ce qu’on leur demande – dans le troupeau ? Les élèves « sont choqués », comme on dit aujourd’hui, du retrait de Neil mais la tactique du bouc émissaire est toujours efficace. La traître du cercle (Dylan Kussman) – qui a symboliquement les cheveux roux, comme Judas – avoue et signe tout ce que l’administration veut et il incite tous les autres à faire de même – ce qu’ils font, sauf un, celui qui a séduit la fille et a éprouvé le bonheur d’être libre parce qu’il savait ce qu’il voulait : lui est renvoyé – inadaptable, non conforme. Tout comme le professeur trop original, que le père de Neil accuse d’avoir perverti intellectuellement son fils par son enseignement. Tel Socrate, l’éducateur est condamné et boit la cigüe de quitter l’école sans recommandation.

Lorsqu’il vient chercher ses affaires personnelles dans sa classe où le directeur de l’école lui-même (Norman Lloyd) reprend en main les élèves et leur fait relire la préface de l’agrégé cuistre sur la poésie (guère différent de ceux qui sévissent dans nos manuels littéraires), le jeune Todd se lève et lui crie qu’il a dû signer mais ne croit pas à sa culpabilité. Comme le directeur se fâche et ordonne, il monte sur sa table… et (presque) tous les élèves le font à sa suite. Au revoir Ô Capitaine, mon capitaine ! Keating est ému et les remercie : les germes de son enseignement sont en train d’ouvrir les personnalités. Il n’a pas œuvré en vain.

DVD Le cercle des poètes disparus (Dead Poets Society), Peter Weir, 1989, avec Robin Williams, Robert Sean Leonard, Ethan Hawke, Josh Charles, Gale Hansen, Dylan Kussman, Allelon Ruggiero, James Waterston, Norman Lloyd, Kurtwood Smith, Alexandra Powers, Touchstone Home Video 2013, 2h03, standard €7.98 blu-ray €17.83

Catégories : Cinéma, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Verne, Michel Strogoff

Le fil du récit aventureux est un itinéraire, motivé par un ordre du tsar à l’un de ses officiers courriers. Il doit transmettre la volonté du souverain à son frère le grand-duc parce que les fils du télégraphe sont coupés par une invasion tartare. Michel Strogoff, malgré les dangers de la mission qui s’étalera sur plus de 5000 kilomètres, n’hésite pas.

Plus célèbre, aussi rapide que le Tour du monde en 80 jours car motivé non par un pari gratuit mais par la trahison de l’ex-colonel dégradé Ogareff aidé de la Bohémienne Sangarre et sa troupe de jeunes danseuses espionnes, le roman met en face le patriotisme russe orthodoxe et les minorités musulmanes qui pillent pour leur indépendance. Même si Tourgueniev a jugé que l’invasion de la Sibérie par le khan de Boukhara était invraisemblable à cette date.

C’est une histoire simple, comme aurait dit Flaubert, les deux héros naissant du choc entre le bien et le mal. Michel Strogoff est un mâle monolithique, homme de fer élevé en Sibérie et ayant tué son premier ours à 12 ans. Il a un sens du devoir absolu. Son pendant féminin est Nadia, paraissant 16 ans, rencontrée par hasard alors que les frontières se ferment. Elle est d’une énergie sans limite pour ceux qu’elle aime : son père et son « frère » Michel. Mais elle reste peu sensuelle, la bienséance du temps commandant de ne pas exciter les adolescents et la morale bourgeoise que tout se termine par un mariage. Les parents respectifs, Marfa Strogoff et Wassili Fédor, font l’objet de piété car ils donnent l’exemple d’une droiture et d’un stoïcisme peu commun.

Le prétexte du roman est la Russie, ce pays immense et mystérieux, au régime autoritaire, patriarcal, du czar Alexandre II appelé le Père. Jules Verne écrit czar et non tsar, à l’anglaise mais aussi pour rappeler que le mot vient de césar. L’itinéraire de Moscou à Irkoutsk qu’il choisit est ponctué d’embûches et d’obstacles naturels et humains, décrit d’après le livre de Madame de Bourboulon et la relation de voyage de Russell-Killough parus tous deux douze ans avant, en 1864. Le courrier du tsar empruntera au gré des opportunités le bateau à vapeur, la tarentass, le cheval, le radeau, la marche à pied ; il sera fait prisonnier, s’échappera, manquera d’être tué, noyé ou grillé… Le romancier n’hésite pas à agiter les mythes qui courent sur la Russie, tels le knout (ce fouet à lanières de cuir terminées par des crochets de fer), la tarantass (voiture bâchée rapide tirée par un cheval), le koumys (lait de jument fermenté d’Asie centrale), les oukases et la déportation politique en Sibérie des intellectuels ayant mis en doute l’absolutisme.

L’obéissance aveugle au tsar se verra punie par l’aveuglement au sabre chauffé à blanc, supplice tartare déclenché par une page du Coran ouverte au hasard : vassalité vertueuse chrétienne contre soumission barbare de l’islam. Michel Strogoff prouvera par là même qu’il n’est pas que de fer et qu’un cœur humain bat en sa vaste poitrine. Car ce n’est rien dévoiler du mystère de dire que l’homme Michel (l’un des sept archanges, appelé « Qui est comme Dieu », messager et chef des milices du Bien) n’est pas un robot (mot russe qui signifie travail) mais un être intelligent et sentant. Cette part humaine va non seulement le sauver mais lui faire réussir sa mission fort compromise ! Michel terrassera le diable en la personne du traître Ogareff, adjoint des milices musulmanes du mal, il sera promu par son Père le tsar, reconnu comme un pilier de la défense de son régime. Jules Verne avait appelé son fils Michel et son bateau le Saint-Michel, c’est dire si ce prénom lui tenait symboliquement à cœur.

C’est donc ce héros sans peur et sans reproche, flanqué de l’implacable et douce Antigone qu’il a cueillie en voyage, dans un décor de vastes plaines et de montagnes terrifiantes où règnent les ours et les orages, les marais infestés de diptères et les fleuves aux flots tumultueux chargés de glaçons, qui séduit les jeunes garçons (et peut-être aujourd’hui les très jeunes filles). Avec la fantaisie du duo Dupont que sont les journalistes Alcide Jolivet et Harry Blount, le courageux bon vivant et le flegmatique et obstiné.

Jules Verne, Michel Strogoff, 1876, Livre de poche 1974, 499 pages, €6.10

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

Jules Verne sur ce blog

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tolstoï et ses enfants

Léon Tolstoï a eu 13 enfants, dont 5 sont mort en bas âge ; des 8 restants, 5 garçons et 3 filles.

Comme tous les pater-familias de l’ancien style autoritaire, Tolstoï a préféré ses filles, notamment Macha, décédée à 35 ans sans enfants. « Les fillettes m’aiment bien [Tatiana et Marie dite Macha]. – Macha est tenace », écrit-il le 17 juin 1884 à 56 ans. « Elle seule me fait joie » écrira-t-il encore le 21 septembre 1889, p.1034. Tatiana deviendra peintre et directrice du Musée Tolstoï après la mort de son père. Alexandra a fait deux ans de prison pour « activité contre-révolutionnaire », puis s’est exilée aux États-Unis en 1922, déclarée « ennemie du peuple » par les dirigeants de l’URSS, aussi sectaires et bornés en communisme que Tolstoï le fut en christianisme. Eux aussi étaient persuadés de détenir « la » vérité. L’Eglise avait préparé le socialisme d’Etat depuis des siècles par la culpabilisation et l’obéissance aveugle aux Commandements de la Morale immanente, par la prétention de détenir l’unique Vérité (Pravda en russe…).

Les journaux et carnets du volume 1 ne portent que jusqu’à l’âge de 61 ans. Marié tard avec Sonia (Sophie Behrs), Léon ne s’est senti adulte et responsable qu’à la naissance de son premier fils, Sérioja (Serge) en 1863 ; il a alors 35 ans. Il ne s’entendra pas avec lui une fois adulte, « l’esprit châtré de sa mère », dira-t-il. Serge sera musicien.

Il n’a aimé ses garçons que petits, encore animaux, mignons. « Seuls les petits enfants sont vivants », écrira-t-il le 17 mai 1884, à 56 ans. Et encore, le 29 juillet 1889, en plein été continental russe à la campagne de Yasnaïa Poliana : « Première impression – les petits tout nus [Andreï 12 ans et Mikhaïl 10 ans] faisaient je ne sais quelle polissonnerie. Ensuite leurs apprêts pour un pique-nique – bouffer dans un nouvel endroit » p.999. Lui va se baigner – pourquoi pas les enfants ? André est décédé jeune et Michel s’exilera en France pour être musicien. Le 22 mai 1878 : « Les enfants : Ilya [2ème fils, 12 ans] et Tania [1ère fille, 14 ans] se racontaient leurs secrets, leurs amours. Comme ils sont terribles, abominables et mignons » p.650.

Dès qu’ils ont grandis, la manie lui a pris de les dresser à la morale chrétienne, leur faisant la leçon de lancinante façon, sans jamais les écouter, puisque lui détenait « la » vérité révélée. 16 avril 1884 : « Je ne peux pas sympathiser avec eux. Toutes leurs joies, l’examen, les succès mondains, la musique, l’ameublement, les achats, tout cela je le regarde comme un malheur et un mal pour eux et je ne peux pas le leur dire. Je peux, et je leur dis, mais mes paroles n’accrochent personne. Ils ont l’air de savoir – non pas le sens de mes paroles, mais que j’ai la mauvaise habitude de dire cela. (…) Si j’accepte de participer à leur vie – je renonce à la vérité, et ils seront les premiers à me jeter à la figure cette renonciation. Si je regarde avec tristesse, comme maintenant, leur déraison – je suis un vieillard grognon, comme tous les vieillards » p.808.

16 mai 1884 : « Les aînés des enfants sont grossiers [18 et 20 ans], et cela me fait mal. Ilya passe encore. Il est gâté par le gymnase et par la vie, mais en lui l’étincelle de vie est intacte. En Serge il n’y a rien. Toute sa futilité et sa lourdeur d’esprit sont à jamais consolidées par une imperturbable satisfaction » p.822. Ilya est parti en Serbie après la révolution. Le 8 juin 1884 : « Les enfants, Ilya [18 ans] et Lelia [Léon, 15 ans], sont arrivés – pleins de vie et de tentations, contre lesquelles je ne peux presque rien » p.832. Se souvient-il des siennes, de tentations, durant sa jeunesse sans freins ni discipline ? Il juge, condamne et pardonne – et tout cela le fait souffrir (inutilement). Lev (Léon, dit Lélia) a fui en Suède pendant la révolution.

Pour le chrétien, et Lev Nicolaïevitch Tolstoï en était un de l’espèce mystique, il faut souffrir pour être éduqué et sauvé. Sans contraintes ni épreuves, pas de rédemption. Le « péché originel » a puni les humains pour avoir voulu connaître au lieu d’obéir ; dès lors les hommes devront travailler « à la sueur de leur front » et les femmes « enfanter dans la douleur ». Tel est le christianisme, et des enfants heureux ne font pas partie du programme. Surtout les garçons : c’est au père de les éduquer à son image (comme l’Autre) ; les filles seront formatées par leurs maris et leurs grossesses. « Si au moins ils comprenaient que leur vie oisive, entretenue par le labeur d’autrui, ne peut avoir qu’une justification : profiter de leurs loisirs pour réfléchir, pour penser. Non, eux emplissent soigneusement ce loisir de vaine agitation, si bien qu’ils ont encore moins le temps de réfléchir que ceux qui sont accablés de travail », déplore-t-il le 5 avril 1885 p.863. Mais les éduque-t-il ?

Non… « Hier encore avec ma femme j’ai failli engager une dispute sur le point de savoir pourquoi je n’enseigne pas mes enfants », avoue-t-il le 12 décembre 1888 (son aîné a déjà 25 ans !). Mais il ne répond pas à la question, il élude aussitôt avec des généralités chrétiennes, par déni, par offrande de sa souffrance ; il poursuit la phrase ci-dessus directement par : « Je ne me suis pas souvenu à ce moment-là qu’il est bon d’être humilié. Oui : il y a la conscience. Les hommes vivent soit plus haut que leur conscience soit plus bas. Le premier est une torture pour soi, le second est détestable » p.882. Quel est le rapport avec l’enseignement à ses enfants ? Le lecteur ne peut que donner raison à sa femme et à ce qu’elle lui déclare, le 20 janvier 1889 : « Elle a dit que j’ai des principes et pas de cœur. Le Christ non plus n’en a pas ? » p.898. Toujours la paranoïa d’être dans son bon droit et persécuté, la mégalomanie de se vouloir comme le Christ et donc de ne jamais écouter le bon sens des autres. Conduire « toute sa vie pour l’exécution de la volonté de Dieu » (14 avril 1889, p.945) dispense-t-il d’agir ici-bas pour les siens ?

Léon Tolstoï ne pouvait s’empêcher de baiser, il aura même un bâtard avec une paysanne en plus de ses enfants, mais la progéniture est sa croix. Pourquoi ne pas se contenir si s’occuper des enfants qu’il procrée lui pèse ? Il se donne en exemple, mais ses contradictions infinies ne dictent pas une conduite. Au lieu d’aimer pour comprendre et corriger, il appelle « amour » une surveillance de loin, avec jugement et douleur. Lui n’a pas été élevé, orphelin de mère à 18 mois, de père à 9 ans et de grand-mère à 10 ans. Il a été incapable aux études et s’est engagé comme militaire pour se discipliner – sans grand succès comme en témoignent ces pages de « règles » contraignantes qu’ils se donne entre 19 et 22 ans… sans guère les suivre.

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tahiti, le paradis retrouvé et reperdu

bougainville voyage autour du monde

Lorsque Louis-Antoine de Bougainville aborde les côtes de Tahiti, il découvre une humanité édénique : point de vêtements, point de propriété, point de morale névrotique ; tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, semble vivre à poil au jour le jour et de l’air du temps, dans la joie et les plaisirs. Cet hédonisme rappelle furieusement aux Occidentaux intoxiqués de Bible depuis un millénaire et demi le fameux Paradis terrestre, d’où Adam – le premier homme – fut chassé pour avoir cédé à sa côte seconde dont Dieu avait fait son épouse. Eve voulait « savoir » en mangeant les fruits de l’arbre de la Connaissance. C’est pourquoi son Voyage autour du monde, paru en 1771, a eu un tel retentissement sur les philosophes des Lumières.

L’île de Tahiti présente « de riches paysages couverts des plus riches productions de la nature. (…) Tout le plat pays, des bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons de Tahitiens, dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de village ; on croirait être dans les Champs Élysées. » Le climat est tempéré et « si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade ».

Polynésie 2016

« La santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves… ? » Le pays produit de beaux spécimens humains. « Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. »

Les gens y vivent à peu près nus, sans aucune honte mais avec un naturel réjouissant. « On voit souvent les Tahitiens nus, sans aucun vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux [les chefs] s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes. » Mais, pour accueillir les vaisseaux, « la plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. (…) Les hommes (…) nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoquent démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. »

vahine seins nus

Pas de propriété, pas de mariage exclusif, pas de honte sur le sexe. Au contraire, cet acte naturel en faveur du plaisir et de la vie est un bienfait s’il ajoute un enfant à la population. « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystère et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait ; non mœurs ont proscrit cette publicité. »

La hiérarchie sociale existe, mais reste cantonnée, les seuls soumis sont les esclaves capturés à la guerre. Car la guerre existe, mais pas la guerre civile ni la jalousie entre particuliers. L’engagement n’a lieu qu’avec les tribus des autres îles. « Ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats [donc pubères] ; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas de mettre dans leur lit ». Mais pour le reste, « il est probable que les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous ».

Même les femmes, quoique des inclinations particulières puissent durer un certain temps entre deux individus. Mais « la polygamie parait générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches. Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. »

Tout cet étonnement s’inscrit en miroir des Dix commandements du Décalogue, confirmés par le Sermon sur la montagne. Il semble que Bougainville, étant bien de son temps de Lumières et de Raison, ait trouvé à Tahiti le lieu des antipodes à la Morale chrétienne. Tout ce qui est interdit en Europe par l’Église et puni par ses clercs, est de l’autre côté de la terre permis et encouragé. Les relations charnelles sont l’inverse de l’amour éthéré du prochain voulu par le Dieu jaloux ; la loi naturelle entre personnes ici-bas est l’inverse de la loi divine qui exige d’obéir sans réfléchir pour gagner un monde au-delà. Tout ce qui fait du bien est licite, tout ce qui va pour la vie ici-bas est valorisé, tout ce qui est charnel est encensé. Diderot, en son Supplément au voyage de Bougainville fait de Tahiti la patrie du Bon sauvage, « innocent et doux partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité ».

diderot supplement au voyage de bougainville

Bougainville y découvre le peuple de la Morale naturelle qui se déduit des usages spontanés, vantée par le baron d’Holbach. Pas de Dieu jaloux qui commande n’avoir d’autre idole que lui, de ne pas invoquer son Nom, qui exige de se reposer le septième jour de par sa Loi. Il n’y a ni meurtre, ni adultère, ni vol, ni convoitise de la maison ou de la femme du prochain – puisqu’il n’y a pas de propriété et que les femmes sont encouragées dès la puberté à se donner aux hommes et aux garçons, qui se donnent en échange. « Nous suivons le pur instinct de la nature », fait dire Diderot au vieillard tahitien, « nous sommes innocents, nous sommes heureux ». Pas de honte chrétienne, antinaturelle ! Pas de névrose, ni de refoulement. « Cet homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent, mais nos filles rougissent ». Le christianisme, c’est la fin de l’âge d’or, la honte sur l’innocence, la chute du paradis… « Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature et contraires à la raison », ajoute Diderot.

La religion, c’est la tyrannie, la meilleure façon de culpabiliser les âmes innocentes pour manipuler les corps et exiger la dîme et l’obéissance. Prenez un peuple, clame Diderot, « si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la Nature ; faites-lui des entraves de toutes espèces ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ». L’homme tahitien est libéral et libertaire ; il est le sauvage des origines non perverti par la civilisation chrétienne. Lui seul connait la liberté, alors que nous ne connaissons chez nous que contrainte et tyrannie (l’une disciplinant à l’autre).

vahiné obese 2016

Denis Diderot n’est pas tendre en 1772 (date de rédaction de son Supplément) avec la société de son temps – dont il subsiste le principal de nos jours malgré la Révolution, les guerres de masse et mai 68 ! « C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances. (…) Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. Combien nous sommes loin de la Nature… »

Bougainville avait découvert l’Ailleurs absolu, l’innocence édénique, l’humanité vraie délivrée des entraves. Il avait donné ses formes au mythe du bon sauvage, que Rousseau s’empressera de développer et que les voyageurs et les ethnologues tenteront d’aborder, avant le mouvement hippie de l’amour libre et de l’interdit d’interdire.

grosse vahine 2016

Las ! Quiconque aborde à Tahiti découvre très vite combien les vahinés ne ressemblent en rien au mythe mais qu’elles ont le profil américain de la malbouffe ; que les tanés sont trop souvent bourrés à la bière, camés au paka, violeurs incestueux ou meurtriers ; que la nudité édénique n’est plus, devenue une phobie apportée par les missionnaires ; que la religion de nature est infectée de sectes protestantes en tous genres qui régentent votre vie quotidienne jusqu’à vous dire quoi manger et à quelle heure du jour, quand travailler et quand obligatoirement ne rien faire ; que l’absence de propriété est gênée sans cesse par les clôtures, les routes barrées, la privatisation des plages…

Le vieillard de Diderot avait raison, l’Occidental a infecté Tahiti, la religion a fait perdre l’innocence. Au nom du Bien ? Les gens sont plus malheureux aujourd’hui qu’il y a deux siècles. L’enfer, Chrétiens coupables, est pavé de bonnes intentions ; je hais comme Diderot les bonnes intentions.

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, Folio classique 1982, 477 pages, €10.40

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, écrit en 1772 et paru en 1796, Folio classique 2002, 190 pages, €2.00 

Catégories : Livres, Philosophie, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Laïcité

Tout le monde en parle et personne ne sait vraiment ce que c’est… notamment les textes officiels français !

Tous ignorent le terme « laïcité » et, quand ils emploient le mot « laïc », c’est dans des sens différents. « La République est laïque », affirme la Constitution de 1958, mais la définition de ce que cela signifie n’est écrite nulle part. Si l’on remonte aux débats parlementaires de la Constitution de 1946, on observe deux conceptions alors affrontées :

  1. La séparation militante des églises et de l’État, sur le modèle de la loi de 1905 ;
  2. La neutralité de l’État à l’égard de toute religion, issue de la liberté de conscience définie par la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 (art.10) et de la liberté de culte admise par la Constitution de 1791.

Le mot « laïcité » n’apparaît dans le dictionnaire du français qu’en 1871 – lorsque le Pape est enfermé au Vatican par les armées. Il n’est pas un concept universel, l’anglais ne retient par exemple que « secularism » qui signifie avant tout attachement au monde, au temporel, libre-pensée, doctrine des partisans de la laïcité, voire matérialisme. « Laical » et « laicize » ont été empruntés au français pour figurer ce terme abstrait du Grand Principe, qui n’a guère de signification pour les anglophones. L’école « laïque » est ainsi pragmatiquement appelée « non-clerical » ou « undenominational » (sans appartenance revendiquée).

laicite a l ecole

La Convention Européenne des Droits de l’homme ne reconnaît que la liberté de conscience (art.9) et la non-discrimination (art.14) – pas « la laïcité ». Nombre d’Églises sont officielles ou établies en Europe : au Royaume-Uni, au Danemark, en Finlande, en Suède jusqu’en 2000, en Grèce. La croyance y a-t-elle pour cela plus de poids en politique ? Il est permis d’en douter. Au contraire, même : les gens de gauche n’ont pas à masquer leurs convictions tranquilles, élaborées en deux millénaires, sous des rodomontades en –isme et des appels aux barricades. La liberté, l’égalité, la fraternité, sont des valeurs issues des Évangiles ; elles ne sont pas nées toutes armées dans les cerveaux pages blanches des Révolutionnaires, même français…

Le dictionnaire Robert (éd. 1973) définit la laïcité comme « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique. » Force est donc de constater que la laïcité reste un concept négatif : on ne reconnaît pas, on ne finance pas (loi de 1905), on exclut de la sphère publique d’État (Constitution de 1958).

laicité ecole

Cet aspect négatif a été transformé en argument de combat par les militants anticléricaux.

L’histoire française a en effet été marquée – bien plus que d’autres ! – par la lutte entre les pouvoirs spirituels et temporels. Il faut dire que l’Église, aveuglée d’orgueil, a exagéré : les pouvoirs de l’Inquisition se voulaient absolus, le Pape en ses États se voulait souverain et ayant le pas sur les rois, l’orthodoxie catholique condamnait tout écart aux textes (Galilée, Voltaire, Diderot, La Mettrie…). Nombre de monarques ont pris du champ et secoué la tutelle : l’Angleterre où le roi s’est fait proclamer chef de l’Église par ses évêques, Philippe le Bel et le gallicanisme début 13ème siècle. Sous Louis XIV, monarque absolu adepte de « l’État c’est moi », l’évêque Bossuet défendra l’idée que le Pape et l’Église n’ont de pouvoir « que » spirituel.

Les Lumières affirment avec raison le mouvement des idées et du libre-arbitre contre l’obscurantisme des croyances. L’éducation doit mettre en garde les petits d’hommes contre l’obéissance sans examen et contre le fanatisme. Mirabeau et Condorcet veulent arracher l’éducation aux prêtres pour former des citoyens. Rien d’étonnant à ce que le Pape ait condamné la Révolution et sa volonté de remplacer l’homme pécheur que seule la Grâce divine peut racheter (par l’intermédiaire de l’Église) en individu émancipé, fort de ses droits et de sa raison. La Restauration de 1814 va d’ailleurs faire de l’Église le soutien naturel aux forces conservatrices et ‘réactionnaires’ (ce qui veut dire ‘désirant un retour de fait à l’Ancien Régime’). Le Pape Grégoire XVI condamnera même le catholicisme « libéral ».

Le conflit se focalisera sur l’enjeu scolaire : qui maîtrise l’enseignement maîtrise l’idéologie de l’avenir. L’État en France se veut interventionniste, porteur d’une idée du bien commun. Tout le militantisme ‘de gauche’ depuis deux siècles s’est investi pour garder la forteresse, ce pourquoi les « affaires » de voile restent si sensibles. La loi Falloux libère l’enseignement scolaire en 1850, Jules Ferry expulse les Jésuites en 1880, l’enseignement primaire devient gratuit en 1881, les programmes non-confessionnels en 1882, le personnel doit être laïc en 1886. Le respect des différences et l’autonomie communautaire ne doivent pas être poussés jusqu’à nier l’instance supérieure : la citoyenneté. Garantir à tous l’égalité devant la loi signifie contenir la guerre des tribus politiques, religieuses ou ethniques par la « volonté générale » – supérieure. Clermont-Tonnerre en 1791 : « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus. » Deux siècles plus tard, la République tente de dire la même chose aux Musulmans (dont les plus sectaires n’écoutent pas).

laicite degage

Mais la neutralité républicaine n’est pas la séparation radicale.

Trois départements de l’Est, retournés à la France après la victoire de 1918, conservent leur régime de cultes reconnus à financement public… C’est donc que ce régime n’est pas contraire à la Constitution, puisque les deux Constitutions de 1946 et 1958 ne l’ont nullement remis en cause ! En conséquence, la loi Debré de 1959 subventionne certains établissements confessionnels, sous condition contractuelle. Il s’agit donc d’impartialité plus que de séparation. La Décision du Conseil Constitutionnel du 19 novembre 2004 précise cette position moderne et de bon sens :

  • Elle interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir des règles communes.
  • Cette interdiction s’adresse aux individus dans leurs relations avec les collectivités publiques.
  • Elle ne limite la liberté religieuse que lorsqu’elle vise à nier l’État. Elle porte non sur la croyance (qui reste libre) mais sur son utilisation.
  • Elle rappelle que tout citoyen comme tout individu autorisé à demeurer sur le sol national doit respecter les règles communes définies par la loi.

Point d’ethnocentrisme jacobin visant à transformer l’homme – mais point non plus de laxisme laïc, ce qui favoriserait les radicaux intolérants. Le contrat social français sépare la justice du Bien. La première est du ressort de la loi, votée par les citoyens en société, et révisable. La seconde est du ressort des convictions de chacun, qui peuvent être religieuses et croire en une Vérité révélée, ou ressortir de l’usage humain de la raison.

laicite ecole publique

Une société sûre d’elle-même sait « jouer », elle sait prendre ses distances face aux valeurs, en évitant le pire : cet « esprit de sérieux » (Sartre) des militants de tous bords.

Les Français aiment les guerres de religion pour un peu tout. Cela se traduit aujourd’hui par « des polémiques », et les média en raffolent car elles font vendre. Mais le chiffre des ventes est-il le seul critère de la vérité ? À chacun de savoir raison garder et de privilégier toujours les procédures aux anathèmes : les règles et le droit sont des contraintes nécessaires de la vie en commun. Elles permettent de modérer et de socialiser.

La liberté de conscience est intérieure, la liberté d’exprimer et de manifester doit demeurer soumise à la loi. Encore plus la liberté d’agir selon ses seules convictions intimes !

Catégories : Politique, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean-François Gayraud, Le monde des mafias

jean francois gayraud le monde des mafias
Ce livre est le fruit d’un travail universitaire très structuré qui a le mérite de proposer une définition rigoureuse du concept de « mafia » et d’étudier comment le monde globalisé encourage le phénomène. La réédition en poche est publiée en très petits caractères ce qui est dommage, mais permet de conserver les nombreuses annexes sur la lutte anti-mafia, l’initiation, la topographie italienne et turque, l’index.

Depuis le film Le parrain, les médias appellent « mafia » à peu près n’importe quelle bande organisée. Or « la » mafia mérite d’être définie avec précision pour lutter efficacement contre elle. Amalgamer n’a jamais servi à l’action, c’est mettre tout dans le même sac donc ne pas comprendre comment fonctionne la chose. « Une mafia est une société secrète et fraternelle à caractère criminel, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie » p.269.

Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire de la police nationale, n’a pas les précautions de langage de la gauche idéologique : il ne croit pas l’homme naturellement bon et s’appuie sur éthologues et philosophes (cités en encadrés au fil des pages) pour parler de biologie, de territoire et d’espèces. Pour lui, la mafia est la réaction animale d’un groupe ethnique humain menacé par l’anonymat bureaucratique, l’impôt étatique et la concurrence des bandes criminelles. Ce pourquoi les gangs juvéniles ou les cartels de drogue ne sont pas des mafias. Les seules vraies mafias sont claniques, ethniques et territoriales – peu importent leurs activités criminelles.

L’auteur fait d’ailleurs le parallèle avec le capitalisme sauvage des origines, processus quasi féodal de prédation avant d’accéder à la respectabilité de l’argent. Mais il s’empresse de préciser que les capitalistes s’intègrent à la société démocratique (n’étant en rien ethniques mais individualistes), alors que les mafieux profitent de la société en parasites, ne payant d’impôts que ce qu’il faut pour rester invisibles, n’offrant de dons qu’aux personnes de leur clan. « C’est un retour à la dure loi naturelle qui respecte le bon chasseur et le guerrier valeureux. L’homme mafieux est ramené à sa vérité originelle : celle d’un animal prédateur » p.306.

Il n’existe dans le monde actuel que neuf mafias : Cosa Nostra de Sicile, la Ndrangheta de Calabre, la Camorra de Campanie, la Sacra Corona Unita des Pouilles, la mafia albanaise du Kosovo, la maffya turque, les Triades chinoises, les Yakuza japonais et la Cosa Nostra américaine. Les fraternités russes, les cartels mexicains et colombiens ne sont que des proto-mafias, n’en ayant pas toutes les caractéristiques. Les gangs corses sont à peine évoqués, étant selon l’auteur plus du grand banditisme accoquiné au nationalisme îlien que l’expression d’une mafia véritable. Quant aux gangs salafistes, l’auteur n’en parle pas, ils étaient absents de l’univers criminel lors de la rédaction du livre et appartiennent peut-être à la galaxie terroriste – quoique l’aspect communautaire, voire ethnique, n’y soit pas absent…

Une mafia est caractérisée par huit critères :

  1. contrôle d’un territoire,
  2. capacité d’ordre et de domination,
  3. hiérarchie et obéissance,
  4. service de l’ethnie et de la famille,
  5. poly-criminalité,
  6. les mythes et légendes comme idéologie,
  7. ancienneté et la pérennité,
  8. secret et initiation.

Les véritables mafias sont très proches dans leur fonctionnement des sociétés secrètes comme la Franc-maçonnerie ou les services spéciaux. On ne s’étonnera donc pas que les États y fassent parfois appel lors d’événements majeurs, notamment lorsque la patrie est en danger : le mafieux Lucky Luciano a aidé au bon débarquement américain en Sicile, les Triades ont aidé Sun Yat-sen à prendre le pouvoir, les Yakuza font régner l’ordre à la place du gouvernement débordé lors du tremblement de terre de Kobé.

Les sociétés modernes favorisent le phénomène mafieux : dans l’anonymat de l’administration et de la ville, les liens claniques remplacent les liens personnels d’ancien régime. « Les mafias trouvent naturellement leur terreau culturel dans ces mentalités holistes profondément étrangères à l’individualisme contemporain » p.247. Il n’y a pas chez elles d’individus libérés par les Lumières mais des êtres enserrés dans une toile d’obligations communautaires claniques. L’urbanisation, la consommation et le divertissement offrent des sources de richesses inépuisables à la prédation clanique, le BTP, le traitement des ordures et le spectacle (y compris drogue et trafic d’êtres humains) étant les principaux investissements des mafias contemporaines. La Cosa Nostra américaine (Benjamin Siegel et Meyer Lansky) a même créé de toutes pièces une ville vouée au divertissement : Las Vegas !

Les mafias forment le stade suprême du crime organisé, le principe de cruauté permettant une véritable expansion biologique du mal. « Va-t-on vers un âge criminel », s’interroge l’auteur p.314 ? « Leur présence engendre déjà une criminalité avancée de certaines sphères politiques et économiques. Jusqu’au jour où, achevé, ce processus aboutira à une confusion quasi parfaite entre les acteurs politiques et économiques légaux et les mafias ».

Intéressant, facile à lire (sauf l’introduction un peu indigeste, mais seulement 21 pages), instructif sur la genèse, l’expansion et les œuvres des mafias. Bien loin du folklore et des livres de journalistes à sensation comme Gomorra.

Jean-François Gayraud, Le monde des mafias – géopolitique du crime organisé, 2005, Odile Jacob poches 2008, 447 pages, €10.90
e-book format Kindle €13.99
film DVD Le parrain – la trilogie, de Marlon Brando avec Al Pacino, 2008, €22.99
Voir aussi Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel sur ce blog

Catégories : Cinéma, Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Arabie saoudite et djihad intégriste jusque dans nos villes

La vision sectaire de l’islam ne vient pas de nulle part. Elle est la rencontre historique du féodalisme bédouin et de l’argent du pétrole, encouragé longtemps par les États-Unis, pays respectueux jusqu’à l’imbécilité envers toutes les croyances religieuses. Mais la situation semble remise en cause.

  • 1744, le sabre de Mohammed ben Saoud se croise avec le goupillon de Mohammed ben Abdelwahhab : en témoigne le drapeau du royaume, un verset coranique au-dessus d’un cimeterre. Abd el-Aziz III ibn Séoud (1880-1953) prend, avec l’aide des britanniques à partir de 1915, le contrôle de la péninsule arabique en investissant La Mecque en 1924, Djeddah et Médine en 1925 ; il se fait proclamer roi en 1932 : l’Arabie saoudite est née.
  • 1945, ibn Séoud conclut avec le président américain Roosevelt sur le croiseur USS Quincy un pacte de défense, pétrole contre protection, renouvelé en 2005 pour 60 autres années par George W. Bush : le royaume wahhabite n’a qu’une vingtaine de millions d’habitants dans une région qui compte des mastodontes démographiques musulmans menaçants sa mainmise sur les lieux saints.
  • 2013, l’Arabie saoudite est vexée par l’absence d’intervention militaire américaine en Syrie, ennemie du royaume, et par le rapprochement avec l’Iran après l’élection d’Hassan Rohani à la présidence. Dans le même temps, l’exploitation qui monte en puissance du pétrole de schiste défait la dépendance des États-Unis vis-à-vis du pétrole saoudien. C’est l’une des raisons de la politique de non-intervention sur le prix du baril en 2014, la chute des cours devant forcer les producteurs américains à revenir acheter du pétrole moins cher dans le Golfe.

arabie saoudite drapeau

État théocratique qui ne subsiste que par le pétrole et la religion, que l’un ou l’autre fléchisse et s’en est fait du pays. Mais la religion a peu à peu asservi l’État. La formation idéologique permanente des mosquées et des écoles coraniques a une emprise plus forte sur les âmes faibles que le prestige militaire ou tribal de la famille régnante. Aujourd’hui, l’État a besoin de la religion et finance son expansion dans le monde entier. Djihad pacifique par les imams envoyés prêcher et enseigner mais aussi – et de plus en plus – djihad violent pour aider les mouvements islamistes sur tous les points chauds de la planète. Au risque d’un retour de flammes de la part des activistes musulmans comme des alliés occidentaux. Pour l’Arabie saoudite, nous sommes probablement à un tournant.

arabie saoudite en sursis

La concurrente directe et active des chiites iraniens depuis la révolution cléricale de Khomeiny en 1979 a incité Arabie saoudite et émirats satellites à donner toujours plus d’argent pour défendre – non la vraie foi – mais la vision étriquée wahhabite, appelée aussi salafiste, de salaf as-salih ou compagnons du Prophète aux origines. Il s’agit d’en revenir à la lettre du texte sacré, avant tout commentaire.

Mais, une fois sur le terrain, les moudjahidines saoudiens n’ont plus de contraintes, ils peuvent enfin donner libre cours au wahhabisme pur qu’on leur a seriné depuis tout petit (14 h de cours par semaine sur 35 dans les écoles saoudiennes) mais que leur propre pays les empêche d’appliquer intégralement : prendre femme avec une pubère de 9 ans comme le Prophète, se « marier » ici ou là en prononçant juste une formule pour forniquer légalement, torturer les impies, amputer les voleurs, flageller les fornicateurs, pendre les homosexuels, crucifier et massacrer tous les non-musulmans et tous les musulmans non wahhabites, glorifier la kalachnikov et le couteau comme instruments de Dieu, commettre les pires exactions possibles – du moment que c’est au nom d’Allah.

C’est ainsi que les femmes sont considérées par nature inférieures aux hommes, manquant d’intelligence et de religion car elles abandonnent prière et jeûne durant menstrues et accouchements. Le Coran indique clairement qu’il faut le témoignage de deux femmes pour contrer celui d’un seul homme. « Chaque fois qu’un homme s’entretient avec une femme, Satan est présent », traduit aussi le Prophète – donc c’est vrai. Ce pourquoi les femmes ne sauraient enseigner aux garçons car « dès 10 ans » l’adolescence qui commence est attirée par la femme… Le troisième calife Othman (gendre de Mahomet, qui a régné de 644 à 656) fit procéder à la rédaction officielle du texte coranique, ordonnant en même temps la destruction de tous les documents fragmentaires contraires.

Le wahhabisme fait de l’islam une religion haïssant toutes les autres. Le recours à la force contre les hérétiques et les égarés est encouragé (versets 5 et surtout 29 de la sourate 9), l’esclavage permis sans limites. Il faut détruire tous les livres autres que « le Livre » (« Boko haram » – books interdits) et démolir les tombes des saints musulmans car elles créent un échelon entre Allah et ses serfs. Le Coran est la seule source de légitimité et détache de toute obéissance au pouvoir temporel. Tout y a été dit une fois pour toute, ce pourquoi la terre ne saurait être ronde et l’homme n’a jamais pu marcher sur la lune. Qu’on ne s’étonne pas des « théories du complot » qui fleurissent sur le net à ce sujet : c’est moins le sionisme ou la CIA qui sont mis en cause que l’impossibilité pour un musulman sectaire wahhabite de concevoir que tout ce qui arrive ne soit pas contenu dans le texte littéral du Coran.

2015 je suis mohamed

Ce tout-est-permis a rencontré le nihilisme des jeunes de banlieue européens du no future. Les armes fascinent parce qu’elles sont un substitut de sexe plus facile à utiliser que le vrai : pas besoin de séduire pour jouir. La mort fascine depuis les jeux violents, les conduites à risque, la drogue et la baston, les règlements de compte « barbecue » (exécution rôti dans le coffre d’une voiture, très courante à Marseille). Nos marginaux se sentent tout-puissants par la violence et se mettent en scène en vidéos narcissiques postées sur YouTube et Facebook. Ils se moquent bien du savoir : contrairement à Jésus, qui débattait à 12 ans avec les docteurs du Temple, Mahomet ne savait ni lire ni écrire et cela ne l’a pas empêché d’être pur aux yeux de Dieu. Mal appris et mal intégrés, ils sont indifférents aux valeurs de la république française mais ils n’ont pas pour ambition de bâtir l’État islamique ou de combattre pour la foi collective –  seule compte leur image virile dans le regard des autres et leur détermination personnelle aux yeux d’Allah : ils veulent être reconnus. La mort au bout, mais pas sans avoir joui comme jamais – avant les plaisirs promis au ciel (ou en enfer…). En rupture, les jeunes de troisième génération ou convertis de nos ghettos sont des suicidaires, manipulés par un acteur régional, le daechiste Baghdadi, qui ne représente que lui-même.

La présence de 30 millions de musulmans dans une Europe ouverte et tolérante pose un problème sans précédent s’ils sont gagnés par la propagande haineuse. Les intégristes nihilistes sont pour l’instant minoritaires, mais le trou noir syro-irakien crée un violent appel d’air. Une fois la barrière psychologique de tuer franchie, pas de retour en arrière : quiconque revient en Europe revient pour son djihad et pour se valoriser à ses propres yeux en massacrant sous prétexte d’Allah. La prise de conscience des intellos de gauche iréniques sur les dangers du cléricalisme armé semble avoir enfin eu lieu avec le choc Charlie.

Fanatisme saoudien

Il nous reste donc maintenant à faire plusieurs choses :

Assurer le droit français et européen, sans surenchère mais surtout sans faiblesse : les lois existent, elles doivent être appliquées sans « polémiques ». Et contrairement aux affirmations gratuites, il existe bel et bien en France des lois « contre le blasphème » : par la loi Gayssot, on ne peut tout affirmer sur la Shoah ni rire des victimes en prônant le négationnisme.

Après le « Charlie du souvenir » éviter de multiplier les insultes bêtes et méchantes qui mettent en danger toute une société pour amuser la galerie ; on peut rire de tout, mais pas de tout le monde, et pas de la même façon brute. Dénoncer par l’ironie le cléricalisme oui, injurier gratuitement et de façon répétée Allah, le Prophète et les croyants n’a aucune utilité durable – au contraire. Je ne dis pas « se taire », je dis « mesurer ses propos » à ce qu’on veut dire comme notre civilisation a su longtemps le faire : voir la note Quand l’Europe parlait français.

Inciter les musulmans non intégristes à assumer leur propre critique des dérives de l’islam et promouvoir mieux encore les œuvres de Mahmoud Hussein, Abdelwahab Meddeb, Hamadi Redissi et d’autres. Non seulement leur donner la parole (comme cela commence à se pratiquer ici ou là) mais aussi monter des colloques sur les différents courants de pensée historiques en islam, soutenir les musulmans non salafistes au lieu de se taire, lorsqu’ils sont attaqués par les réactionnaires d’Arabie saoudite ou d’ailleurs sur des points de conduite. Comme par exemple ces « mille coups de fouet » pour un blog ! Ou l’emprisonnement des militants anti-esclavage en Mauritanie (car La Mauritanie pratique encore l’esclavage, bien qu’officiellement illégal).

Prendre de vraies initiatives diplomatiques pour faire pression sur les États qui financent, directement ou par l’impôt islamique privé, le djihad armé et les prêches intégristes. L’Arabie saoudite et les Émirats, mais aussi le Yémen, l’Égypte, le Pakistan, l’Algérie, la Turquie doivent faire l’objet de vigilance. Les desperados convertis ne sont pas vraiment religieux, mais le prétexte religieux, le financement, les armes et les encouragements viennent de sectes financées plus ou moins en sous-main par ces États. Ce pourquoi « demander des imams en Algérie ou en Turquie » (comme je l’ai entendu d’un fonctionnaire de l’Intérieur) me paraît une idée d’enfer… pavé de bonnes intentions culcul. De même, laisser financer le club de foot Paris Saint-Germain par le Qatar ou participer aux coupes du monde dans les pays cléricaux du Golfe, est une ineptie. C’est laisser croire que l’argent peut tout acheter, y compris l’âme républicaine. Faire preuve de lâcheté, est-ce vraiment ce qu’on veut ?

Et ne plus suivre des États-Unis aussi naïfs que courte-vue dans les interventions contre tous les pays arabes. Nos intérêts ne coïncident pas avec les leurs.

Géopolitique de l’Arabie saoudite

Catégories : Géopolitique, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Éducation, était-ce mieux avant ?

Curieux comme la France garde un retard constant de presque une génération sur les autres pays. Les révolutionnaires de 1789 étaient en avance mais, après le rasoir républicain et la Terreur de Robespierre, après les massacres du va-t-en guerre promu empereur par un coup de force, la France se replie, s’anémie, régresse. Elle accumule et fait moins de gosses pour ne pas partager l’héritage. La défaite honteuse de 1870 face à une Prusse qu’on ne voulait pas voir puissante, par un autre va-t-en guerre empli de faux-héroïsme, a fait prendre des leçons de germanisme. Les instituteurs de la IIIe République ont eu cette mission, acceptée avec enthousiasme, de « hussards noirs de la République », sur le modèle du dressage prussien.

Curieusement, c’est dans le même temps que l’autrichien Stefan Zweig, né en 1881, vit sa jeunesse et use ses culottes sur les bancs de l’école germanique du vieil empire. Lui ne trouve pas la « mission » de l’école si enthousiasmante que cela – au contraire. Il trouve qu’elle étouffe la jeunesse, la rabaisse, qu’elle la dresse à l’obéissance plutôt qu’à l’initiative. Le « sérieux » bourgeois n’est que la mainmise d’une caste de vieillards sur une jeunesse qui monte.

« Tout ce qui nous paraît aujourd’hui un trait enviable de la jeunesse : fraîcheur, fierté, audace, curiosité et joie de vivre, était jugé suspect par cette époque qui ne jurait que par le ‘sérieux’.

« Seul cet état d’esprit étrange permet d’expliquer le fait que l’État sauvegardait l’école comme moyen de sauvegarder son autorité. L’éducation que nous recevions était tout d’abord destinée à nous faire respecter l’ordre existant, puisqu’il était réputé parfait, l’avis du professeur, puisqu’il était réputé infaillible, la parole du père, puisqu’elle ne pouvait être contredite, les institutions de l’État, puisque leur validité était réputée absolue et donc éternelle. Un second principe cardinal de cette pédagogie, qu’on appliquait aussi au sein de la famille, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop facile. Avant de se voir accorder le moindre droit, ils devaient apprendre qu’ils avaient des devoirs et en premier lieu celui de se montrer absolument dociles. A nous qui n’avions encore rien fait dans la vie et ne possédions aucune expérience, il fallait donc inculquer depuis le début que nous devions simplement nous montrer reconnaissants pour tout ce qu’on nous accordait, sans pouvoir prétendre demander ou revendiquer quoi que ce fût. A mon époque, la méthode appliquée dès la plus tendre enfance était une absurde intimidation. Des bonnes et des mères stupides menaçaient déjà les enfants de trois et quatre ans d’aller chercher le ‘gendarme’, s’ils n’arrêtaient pas immédiatement d’être méchants. Et même au lycée, quand nous rapportions à la maison une mauvaise note dans une quelconque matière secondaire, on nous menaçait de nous retirer de l’école et de nous faire apprendre un métier manuel – la pire des menaces qui fût dans la société bourgeoise, celle de retomber dans le prolétariat – et quand des jeunes gens sincèrement désireux de se former et de se cultiver cherchaient des éclaircissements sur d’importants problèmes d’actualité, les adultes les rabrouaient avec arrogance : « Tu ne peux pas encore comprendre ». Cette technique se pratiquait partout, à la maison, à l’école et dans l’État. (…) C’est en vertu du même principe qu’à l’école aussi ce pauvre diable de professeur, siégeant là-haut sur sa chaise, devait rester une potiche sacrée inaccessible et concentrer notre sensibilités et nos aspirations exclusivement sur le ‘programme’. Que nous nous sentions bien ou non à l’école était accessoire. Dans l’esprit du temps, sa vraie mission n’était pas tant de nous faire progresser que de nous retenir, pas tant de nous former de l’intérieur que de nous conforter à l’ordre établi en provoquant le moins de résistance possible, pas tant d’accroître notre énergie que de la discipliner et de la niveler » p.891.

collegien devoirs torse nu

Zweig parlait de ses 15 à 18 ans, entre 1896 et 1899, période de puberté à l’époque (elle commençait chez les garçons plus vers 16 ans, à l’en croire, qu’à 12 ans aujourd’hui, question d’alimentation, de sport et de mœurs semble-t-il). Mais ces traits de la génération de nos arrière grands-parents n’ont-ils pas duré en France jusque vers la fin des années 1960 ? Quiconque a plus de 50 ans aujourd’hui ne s’est-il jamais entendu dire la même chose qu’à Stefan Zweig : la menace du ‘gendarme’ ou du père Fouettard tout petit, celle du métier manuel en cas de mauvaise note, la révérence envers le père « qui a toujours raison », les professeurs « infaillibles », l’État qui sait tout mieux que nous, l’ordre existant le meilleur possible et le « tu ne peux pas comprendre » répété encore et encore ?

Comment analyser autrement que la France ait d’excellents mathématiciens (matière où la discipline et l’obéissance aux lois établies comptent avant tout) mais si peu de commerciaux et d’entrepreneurs (qui exigent initiative et travail d’équipe), sinon par cette mission de l’école qui, comme dans l’Autriche-Hongrie de Stefan Zweig, « n’était pas tant de nous faire progresser que de nous retenir » ? Les Français sont formatés, éduqués nationalement, à préférer les généralités théoriques aux faits concrets, les idées aux réalisations, les épures aux gens. « Combien de ‘complexes d’infériorité’ cette pédagogie absurde a pu développer », s’écrie Zweig ! Le complexe est aujourd’hui national : la France se sent politiquement rapetissée, économiquement concurrencée, culturellement rabaissée. Quoi d’étonnant à ce que sa mentalité suscite autant de « réactionnaires », à gauche comme à droite, qui voudraient « conserver les zacquis », revenir aux Trente glorieuses, au « bon temps » des pensions non mixtes et du « respect » pour le curé, l’instituteur et le gendarme ?

« Personnellement, ajoute Zweig, c’est à cette pression que je dois la manifestation précoce du désir passionné d’être libre, à un degré de véhémence que la jeunesse d’aujourd’hui [1941] ne connaît plus, à quoi s’ajoute la haine de tout ce qui est autoritaire, de tout discours venu ‘d’en haut’, qui m’a accompagné toute ma vie. Pendant des années et des années, cette aversion contre les affirmations catégoriques et le dogmatisme fut chez moi instinctive » p.892. Cette pression imbécile et archaïque d’un État français resté militaire depuis la guerre de 14 et la défaite de 1940, a été remise en cause par l’explosion hormonale de 1968. Mais ce ne fut que l’irruption pubertaire d’une classe d’âge brusquement nombreuse du baby boom d’après guerre. Le fond culturel français reste pétainiste (même à gauche, avec gardarem lou Larzac et le retour à la terre), chrétiennement coupable d’avoir péché dans les années folles et d’expier l’hédonisme face à une Allemagne travailleuse (le complexe demeure…), ou d’avoir été du mauvais côté politique avec les rafles de Juifs, le colonialisme et plus anciennement l’esclavage (d’où la sempiternelle repentance – surtout à gauche).

Alors, « c’était mieux avant » l’éducation ? Pas pour moi !

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Anatole France, La vie en fleur

Le titre est bien joli pour les souvenirs d’adolescence de Pierre Nozière, le double romancé d’Anatole France. Le livre commence en classe de cinquième, où le préado laisse place lentement à l’ado. Oh, très lentement ! France reste dans une France qui a peut-être fait trois révolutions (1789, 1830 et 1848) mais élu tout aussitôt un Napoléon bis autoritaire, hiérarchique et paternaliste de droit divin, le Peuple comme abstraction s’étant substitué à Dieu, tout aussi abstrait. C’est dire combien l’adolescence ne saurait exister, ni comme biologie ni comme classe d’âge, dans une société qui impose les pouvoirs d’en haut, infantilise les mineurs et réprime toute velléité de désobéissance avant la majorité (21 ans depuis 1792). La société bourgeoise a repris les mœurs d’Ancien régime, qui ne voulait rien savoir de la liberté personnelle avant 25 ans, un métier, une épouse, etc.

marylyn monroe nue

Autant dire que l’adolescence du petit Pierre s’est développée sous serre chaude, dans un Paris à peine éventré par le baron Haussmann dont on sort très peu, dans un quartier central en face du Louvre, et dans un appartement familial décent et posé. Les hormones poussent les sens, mais ceux-ci ne trouvent d’expressions que dans les passions pour les camarades proches, et d’exutoires que dans l’imagination, volontiers enflammée par les femmes au théâtre. C’était le tropisme bourgeois que d’enfermer les garçons entre eux pour leur faire nouer des relations sociales à vie par les amitiés particulières de collège : une sorte de réseau social sans les photos. De la sexualité, on ne saura rien, l’auteur, à 78 ans, réduisant encore les évocations sensuelles qu’il avait pu lâcher dans Le livre de mon ami, paru quand l’auteur désirait encore, à 41 ans

La biographie révèle cependant l’amour pour Élisa, devenue nonne, déguisée ici en rieuse fille du père Gonse à Granville. Elle révèle aussi combien l’adolescent Anatole a aimé platoniquement la comédienne Élise, à 17 ans, masquée ici en Isabelle, fille de coiffeur. Tout l’intime est exclu au profit de la légèreté du conte. Rien de moins romantique que France. Le connais-toi est source de tourment et, l’exemple de Montaigne est pour lui ambigu : écrivit-il pour se connaître ou pour s’amuser ? Sa propre histoire est matière à fantasme, support pour l’envol de l’imagination, pourquoi ne pas se nourrir de son miel ?

Il préfère donc décrire le rusé Fontanet, copain d’études ; Mouron surnommé « pour les petits oiseaux » qui le touche par sa solitude ; le rustique Chazal dont les muscles tiennent à bras tendus une chaise pendant une minute – et Desrais doté du joli prénom de Tristan et de « cheveux châtains légèrement ondés et dorés par endroit, ses longs cils (…) Sa sveltesse et sa taille déliée dissimulaient des muscles robustes. » Anatole France, plutôt chétif et pas bien beau, ne peut qu’avoir une admiration mimétique allant jusqu’à un vague désir pour de tels êtres qu’il voudrait avoir pour amis proches, à défaut d’être comme eux. Ce qu’il dit de Tristan le montre sans ambigüité : « Tous ses mouvements étaient empreints d’une élégance que ma précoce habitude de la statuaire antique me faisait sentir » p.1077. « Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie grecque l’épigramme funéraire d’Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et me sentis transporté du désir de mourir pour Desrais » p.1080. Vexé de n’être pas choisi en retour par ce camarade trop admiré, il ne se réconcilie avec lui qu’après le bac, à 16 ans, lorsqu’il le voit lutter avec le bon robuste Chazal : « Ils se mirent tous deux nus jusqu’à la ceinture et se prirent à bras le corps. Chazal, osseux et noir, taillé à la serpe, présentait un contraste parfait avec Desrais, fait comme un athlète de Myrrhon, ou comme un fellow de Cambridge ou d’Eton » p.1091. Joli understatement pour dire l’appétit à être comme lui, d’être lui, de fusionner en amitié particulière avec lui.

lutte torse nu ado

Toute son ire va à l’enseignement français. Professeurs médiocres, bâtiments lépreux, mépris de l’institution pour les gamins à dompter et dresser pour l’obéissance bourgeoise – Anatole France n’est pas tendre pour l’éducation nationale et ses profiteurs pontifiants. « L’éducation en commun, telle qu’elle est donnée encore aujourd’hui [1922], non seulement ne prépare pas l’élève à la vie pour laquelle il est fait, mais l’y rend inapte si peu qu’il ait l’esprit obéissant et docile. La même discipline qu’on impose aux petits grimauds d’école devient pénible et humiliante quand des jeunes gens de dix-sept à dix-huit ans y sont soumis. L’uniformité des exercices les rend insipides. L’esprit en est abêti. (…) Aussi, en quittant le collège, éprouve-t-on un embarras d’agir et une peur de la liberté » p.1094. Est-ce croyable de constater que presque rien n’a changé, sinon la démission professorale face à l’orthographe, aux règles de plan et à l’expression orale ?

Pourquoi une telle persistance de la stupidité nationale dans l’éducation ? Est-ce pour abêtir la masse alors que l’élite bourgeoise s’en sortira toujours via ses établissements réservés et ses séjours à l’étranger ? Comment se fait-il que des syndicats (qui se proclament « de gauche ») persistent à tolérer ce mépris de la culture et de la langue au profit d’un spontanéisme dont on voit depuis trente ans les ravages ? L’étranger social-démocrate, dont les élèves ont de meilleurs scores aux tests identiques et une vie scolaire plus apaisée, est-il un exemple à surtout ne pas suivre, tant la profitude syndicale nationale se croit plus belle de toutes en son miroir ? Il y a là pour moi un mystère, que la lecture de tous les grands classiques ne cesse de réitérer : l’enseignement en France a toujours été néfaste aux grands hommes ; les élèves qui ont le mieux réussi dans le système scolaire ont toujours formé ces vaniteux abstraits, forts de leurs certitudes matheuses et débiles en relations humaines qui hantent nos ministère comme nos industries, les précipitant dans le déclin.

Anatole France, La vie en fleur, 1922, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, La vie en fleur, 1922, format Kindle gratuit, broché €21.04

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche et les mouvements de masse

Parce que certains nazis ont voulu récupérer le philosophe allemand à la suite de leur admiration pour Wagner, parce que la sœur de Nietzsche a déformé volontairement sa pensée en publiant un choix de textes inédits sous le titre de ‘La volonté de puissance’, on a longtemps ostracisé Nietzsche sous prétexte d’inacceptable.

Nietzsche photo

Or Frédéric Nietzsche n’a rien à voir avec l’antisémitisme, ni avec le nazisme, ni même avec « l’esprit allemand ». Il a suffisamment vilipendé la lourdeur allemande dans son œuvre – la boursouflure wagnérienne, l’étatisme totalitaire hégélien, l’idéalisme moral kantien – pour prouver qu’il n’a pas inspiré le nazisme. Pas plus que Victor Hugo n’a inspiré Lénine. Encore faut-il considérer toute l’œuvre dans l’ordre de son évolution, et seulement l’œuvre approuvée, organisée et publiée par l’auteur – donc sans La volonté de puissance. Que dit-il ?

« J’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes partout où je vais. (…) Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas devenir le berger et le chien d’un troupeau ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 9).

Nietzsche est un philosophe pour ‘happy few’, pour une élite d’égaux qui pensent par eux-mêmes, pas pour les foules qui suivent moutonnièrement le berger. Fascisme, nazisme, communisme et populisme s’adressent aux foules, aux masses, au peuple tout entier. Le philosophe, lui, ne cherche à s’adresser qu’aux individus concrets, pas aux multitudes anonymes. Comme Socrate il a des disciples, pas des adeptes. Il n’est pas un gourou qui impose sa Vérité mais un maître qui accouche de chacun. « Je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » (De la guerre et des guerriers). Les soldats sont comme les fourmis : programmés pour tuer et obéir ; les guerriers sont les condottieres, les samouraïs et les chevaliers : les arts martiaux sont pour eux une voie vers la sagesse.

Les soldats sont nés avec la Révolution française (la levée en masse) et avec l’État-nation (la conscription obligatoire). Les aristocrates étaient des guerriers, restant eux-mêmes dans la bataille, pas des conscrits militants embrigadés sur le tas, dressés à l’obéissance sans réflexion et enivrés de propagande nationaliste. D’où cette citation célèbre de Nietzsche : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : ‘Moi, l’État, je suis le Peuple’ » (De la nouvelle idole). Un peuple est organique, né de la tradition et de l’histoire ; l’État est une construction artificielle – une superstructure bureaucratique manipulée par quelques-uns à leur profit (parti, caste ou classe). Quand le candidat ou le président déclare parler au nom du Peuple, il ment.

Nietzsche le dit implicitement, lui qui se méfiait de la démagogie des peu éduqués : la démocratie est le moins mauvais régime des États. Cela parce qu’elle fait participer au plus large, favorise le débat et remet en jeu les mandats régulièrement.

Mais le peuple a le sentiment d’être Un lorsqu’il défend ses frontières ; l’État a besoin de la propagande (ce mensonge) pour exalter les individus et les fondre en une masse manipulable. « L’État est un chien hypocrite comme toi-même ; comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements, pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit » (Des grands événements). Fumée et hurlements, on imagine sans peine les barricades ou la Bastille, la prise du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, les grandes foules de Nuremberg, ou les masses adulant Mao sur Tien An Men. On constate aussi sa forme plus subtile : les images dramatisées de CNN, les accusations gratuites fondées sur de vagues photos satellites pour attaquer l’Irak – et forcer l’opinion. Ou l’évocation mélenchonnienne de Robespierre; celle lepéniste de Jeanne d’Arc.

Pour Nietzsche, l’État ne peut donc être qu’un État-spectacle : comment entraîner l’adhésion des foules démocratiques autrement ? « Le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité – il faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner – ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout même où le pouvoir souverain tombe aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille le grand enthousiasme » (Le cas Wagner, 11). Berlusconi, Chavez, Mélenchon, Montebourg, Beppe Grillo, Frigide Barjot…

Ce paragraphe pourrait paraître prophétique, un demi-siècle avant les mouvements de masse du communisme et du fascisme – mais il ne fait que reprendre la critique de Platon sur les rhéteurs. La rhétorique n’aboutit jamais à la vérité, dit Platon, parce qu’elle doit convaincre la foule moutonnière et pas l’individu concret qui réfléchit devant soi. La rhétorique est théâtre, spectacle, manipulation des idées. Elle n’est en rien authentique, elle recherche l’effet, pas la vérité. La rhétorique est une construction qui vise à entraîner derrière le chef – elle n’est pas la dialectique personnelle qui découvre le vrai derrière l’apparence des choses. Les sophistes sont populistes ; ils ne sont ni sages ni philosophes.

L’être authentique est lui-même, énergie qui va comme la course du chat ou le jeu de l’enfant, surplus qui déborde par générosité vitale. Sa force interne le fait créer, défier, gagner ; elle façonne son style, impose sa marque.

Le comédien, à l’inverse, ne déborde en rien d’énergie : il singe, il calcule au plus juste. Il n’use de la forme que pour produire l’effet ; c’est un illusionniste qui manipule les mythes et joue des sentiments pour influencer la foule passive, au spectacle.

‘L’homme supérieur’ (catégorie philosophique) est puissant par son énergie interne, sa ‘volonté’ ; le politicien dictateur n’a de puissance que par l’appareil du parti et de l’État, tout extérieur à lui-même. Si le premier est généreux (Napoléon 1er, de Gaulle, Kennedy, Obama…), le second est volontiers haineux et paranoïaque (Hitler, Staline, Mao, Nixon, Pol Pot, G.W. Bush, Poutine, Bachar El Hassad…).

L’État est un parti qui a réussi : il n’y a rien de plus urgent que de limiter son pouvoir par d’autres pouvoirs, faire que les institutions s’équilibrent à l’intérieur. Internet y aide, comme les médias incontrôlés, mais aussi la justice indépendante, les lobbies identifiés, les intellos quand ils font leur travail d’exposer le complexe loin des modes.

Friedrich Nietzsche, Œuvres tome 1, collection Bouquins, 1993, 1368 pages, €30.88 

Œuvres tome 2, collection Bouquins, 1993 1750 pages, €31.83 

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet

Le feu follet est cette flamme éphémère qui naît sur les marais. Une âme surgie de la boue, un élan du méphitique. Tel était Jacques Rigaut, ami de Drieu et d’Aragon, qui s’est suicidé en 1929. Encore cette hantise de l’auteur, le suicide, avec « la faiblesse », mot répété à satiété. Rigaut était son ami et il en a fait un personnage, Alain, prénom à la mode en ce temps là. Il l’a rendu absolu. « Il y avait, somme toute, du chrétien chez Alain. Mais par-dessus ce chrétien, il y avait un homme qui, s’il acceptait sa faiblesse comme allant de soi, pourtant ne voulait pas s’arranger avec cette faiblesse, ni essayer d’en faire une sorte de force ; il aimait mieux se raidir jusqu’à se casser » p.324.

Pierre Drieu La Rochelle Le feu follet

Le jeune homme commence sa trentaine et voit se faner la fleur séduisante de sa jeunesse. Tout lui était dû à 18 ans, les femmes venaient à lui, les hommes même le draguaient. Comme beaucoup d’adolescents attardés, narcissiques et mal dans leur peau, il croyait qu’il suffisait de paraître pour que le sexe, l’argent et pourquoi pas l’amour leur soient donnés. Mais il y a loin de l’idéal à la réalité. La société bourgeoise d’entre-deux guerres est près de ses sous, sa jeunesse déboussolée par le massacre industriel 14-18, l’esprit écrasé par la technique. Il faut faire sa vie comme tout le monde : travailler, concourir, conquérir. Une œuvre ne naît pas toute armée, elle demande du temps, de l’observation et de la maturation ; elle doit être élevée comme un enfant.

C’est demander l’impossible à la génération Dada et futuriste qui désire vivre à cent à l’heure et tout posséder. Point de demi-mesures, il faut tout tenter jusqu’au bout. Cette morale sans limites est totalitaire, sans vertu ni garde-fous. Elle fait le lit moral des totalitarismes qui surgissent à ce moment en Russie, en Italie et en Allemagne – devant lesquels Aragon comme Drieu vont se prosterner. Jacques Rigaut n’aura pas vu ça. « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés » p.338. Autoportrait d’État civil : l’enfant mal aimé, mal armé pour la vie, sans confiance en soi. Au fond, Le feu follet est le roman de la dépendance : aux autres, au sexe, à la notoriété, à l’argent, au luxe, à l’alcool, à la drogue. L’individu exacerbé veut se perdre pour se trouver, mais il ne rencontre que la solitude, née de sa peur d’agir et de séduire. Lorsqu’on offrira à ce nihiliste le confort du Collectif, où la pensée s’abolit en obéissance, il s’y vautrera avec délices et soulagement. Ce que feront Drieu dans le Parti populaire français de Doriot et Aragon dans le Parti communiste.

Car Drieu joue le matamore, tous ses personnages sont de carton-pâte, outres de vent, gonflés de leur importance, croyant que tout leur est dû. Mais Drieu voit en même temps l’autre face, la faiblesse intime, l’absence d’énergie vitale, qu’il décrit très bien. Ce pourquoi il réussit à se hisser à un niveau d’écrivain. Le lecteur n’aime pas ses antihéros mais il les comprend car ils sont tirés de sa chair même. Il ne crée un personnage que pour mieux parler de lui, de l’une des facettes de sa personnalité. Et la satire n’est jamais meilleure chez Drieu que lorsqu’il crache sa haine avec férocité : les gens du monde, les psys contents d’eux, les baroudeurs cassants (Brancion qui est Malraux) les littérateurs écartelés entre réalité et mystique (Urcel qui est Cocteau), les dévoreuses mal éduquées yankees, les décadents, les petit-bourgeois popote… « Les gens du monde qui sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine, toute la racaille parisienne se disait enchantée de ce nouvel excès, de cette nouvelle faiblesse » p.308. Mais Drieu ne se hausse ni à la truculence Zola ni à la froideur analytique Balzac, il est trop impliqué personnellement dans ce qu’il appelle ces « saletés » pour prendre du recul. Chaque personnage principal est un peu lui, il n’arrive pas à s’en détacher.

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère, et plus peut-être : « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929… Après La valise vide et L’adieu à Gonzague, Le feu follet est l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » à ses mânes. Roman de la nausée sociale d’époque, il est aussi un bon roman d’empathie qui cherche à se glisser dans la crise intime d’un disparu. Même si je ne peux décidément pas aimer les personnages – question de tempérament.

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet, 1930, Folio 1972, 185 pages, €5.03

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Dino Buzzati, Le désert des Tartares

C’est à 34 ans que l’auteur publie cette métaphore de l’existence fonctionnaire. Italien, il met en scène un jeune lieutenant affecté au fort Bastiani, sis dans les montagnes à la frontière du nord. Au-delà, une plaine sèche d’où, dit-on, les Tartares sont venus il y a des siècles. L’existence de garnison isolée est quasi monastique : routine de la discipline, des horaires de garde et pas de femmes. La vie s’écoule, pareille à elle-même, sans perspective autre que l’éternel présent du règlement. Ni carrière, ni enfants, ni réussite sociale, on sert l’État comme on sert Dieu, par devoir.

Mais l’horizon reste vide, rien ne justifie le fort ni le dessèchement sur pied d’une génération d’hommes jeunes voués à ne rien faire. Même lorsque sonnent des alarmes, personne n’y croit, pas plus les officiers supérieurs du fort que l’état-major en ville. C’est la survenue d’un cheval, par-delà la frontière, puis des soldats en armes… qui se contentent de borner la frontière, puis la construction d’une route au loin. La tragédie est qu’à force d’entendre crier au loup, les bergers se lassent, et que le loup peut survenir impunément. Le lieutenant Giovanni Drogo de 20 ans, devenu commandant passé 50 ans, tombe malade au moment où ce pourquoi il était là survient. L’ennemi arrive et il est trop faible pour l’accueillir. Ce sont les jeunots venus en renfort qui vont trouver la gloire, eux qui n’ont jamais mis les pieds au fort. Lui partira, pour le grand voyage, avec le sourire : il faut imaginer Sisyphe heureux.

Nombreux sont les êtres qui se complaisent dans les habitudes. Ils ont peur de l’aventure et préfèrent le connu. Toute entreprise les effraie car il y a risque de changement. Le temps passe et ils ne deviennent rien, ne créent rien, n’entreprennent rien. Et ils sont heureux comme ça ! Ils ont l’impression d’ignorer la mort en se faisant tout petits, insignifiants, neutres. Alors qu’ils ne vivent qu’au ralenti, sans volonté, sans liberté – dans le renoncement. Si Drogo reste au fort trente années, alors qu’il s’était juré de le quitter au bout de quatre mois, c’est qu’« il y avait déjà en lui la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l’amour domestique pour les murs quotidiens. Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffit pour l’engluer. (…) Peu à peu, il avait appris à bien connaître les règlements, les façons de s’exprimer, les manies des supérieurs » p.81. Les paysans restent attachés à leur terre, même pauvre ; les fonctionnaires ne rêvent que d’un petit travail tranquille, sans aucun changement ; les moines ne supportent ce monde ici-bas que parce qu’ils rêvent du monde au-delà, qui justifiera leur sacrifice et leur obéissance.

Sauf que cette existence mécanique mécanise l’humain. Tout fonctionnaire se met à fonctionner comme s’il n’était que rouage sans cœur ni âme. « La sentinelle n’était plus le Moricaud avec qui tous ses camarades plaisantaient librement, elle était seulement une sentinelle, l’une des sentinelles du fort, en uniforme de drap bleu avec le baudrier de cuir verni, une sentinelle absolument identique, dans la nuit, à toutes les autres, une sentinelle quelconque qui l’avait mis en joue et qui, maintenant, pressait sur la détente » p.113. Le devoir avant tout, respect du règlement, tirer après sommation. Le camarade s’écroule, atteint d’une balle en plein front. Car le soldat a été bien formé et bien discipliné ; il est devenu tireur d’élite. Un bon fonctionnaire qui fonctionne sans état d’âme, même contre un semblable, même contre un camarade qui l’appelle par son nom. Il ne veut pas le savoir – parce qu’il ne connaît pas le mot de passe.

L’État déshumanise, comme toutes ces machines sociales inventées pour bureaucratiser les fonctions, segmenter les responsabilités, réglementer les actes. En ce début du XXème siècle où naît la grande ville avec l’essor de l’industrialisation, où naissent les partis de masse et les régimes totalisants, Dino Buzzati livre son testament philosophique, étrangement proche de celui de Kafka. Souvenons-nous, peuple tenté par le socialisme gris des technocrates, que derrière les règlements il y a des humains !

Dino Buzzati, Le désert des Tartares, 1940, traduit de l’italien par Michel Arnaud en 1949, Pocket 2010, 267 pages, €4.94 

Catégories : Italie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

A et G Vaïner, L’Évangile du bourreau

Il a fallu dix bonnes années pour qu’un éditeur français traduise ce roman policier historique de deux ex-soviétiques. C’est que le communisme était une passion française, selon l’essai de Marc Lazar, et que ses crimes, sa dictature et son cynisme étaient tabous à gauche. Après la chute du Mur de la honte, qui empêchait tous les citoyens du paradis socialiste d’aller voir si l’enfer capitaliste n’était pas bien plus désirable, les anciens membres dirigeants des « organes » de sécurité se sont reconvertis. Pavel Khvatine est l’un d’eux, inoffensif professeur de droit vieillissant, ex-colonel du KGB, section spéciale, sous Staline.

Mais le passé vous rattrape toujours, dans cette vie ou une autre. La vie de kaguébiste était certes disciplinée, et de plus en plus mafieuse selon les échelons de la hiérarchie, mais elle était exaltante. Le pouvoir absolu ! Il suffisait d’être la voix de son maître et d’exécuter les basses besognes. Sans jamais écrire ni signer quoi que ce soit par prudence, en humant le vent pour ne pas louper le moment où il commence à tourner, en bon politique. Portrait incisif de l’apparatchik socialiste : « Minka était un homme sans histoire. On pouvait lire sur son visage transparent et grassouillet qu’il était capable de n’importe quelle saloperie pour le plus modeste des salaires. Même avec les putes, il se montrait peu engageant. Le plaisir qu’elles pouvaient lui procurer ne faisait pas partie de ceux qu’il considérait comme essentiels : une putain ne pouvait pas devenir chef et il était impossible de la bouffer » p.128. L’humour est loin d’être absent de la littérature russe !

L’ex-colonel, spécialiste du meurtre à mains nues, a épousé une Juive dont le père était l’un des médecins arrêtés sous motif de complot contre Staline, juste avant le décès du Guide suprême. Lui est tombé amoureux, pas elle. Est née une fille ; lui voulait la garder, pas elle. Sa femme le hait, sa fille le hait. Ne voila-t-il pas qu’elle veut épouser un étranger, Allemand et Juif de surcroit ? En Russie même postsoviétique, « l’internationalisme prolétarien » n’est qu’un slogan de propagande : chacun sait que les Tchétchènes sont des bandits et les Juifs des apatrides, traîtres à la Rodina car prosionistes. Le père, qui doit signer son accord pour un mariage à l’étranger, refuse. Qu’ils se marient en Russie et vivent heureux en socialisme. Mais le futur gendre est plus coriace qu’il ne croit… Il connait des secrets.

Le roman est donc construit en allers et retours entre présent et passé, teinture démocratique officielle d’aujourd’hui et système totalitaire d’hier. Il est épais mais jamais ennuyeux. Sous forme littéraire, il conte l’histoire mieux qu’un historien, de façon très vivante. Ce n’est pas son mince mérite !

Portrait du Système inventé par Lénine « sur le modèle de la poste » : « Le grand édifice de l’harmonie sociale, l’apogée des relations entre les hommes – la pyramide du pouvoir totalitaire – écrase tout le monde de sa magnificence, qu’on soit de gauche ou de droite, ami ou ennemi. Il détruit l’initiative. La religion de ce système majestueux est l’obéissance. Tout le monde est informé quand il le faut et par ceux-là même qui en ont le droit… » p.194. Qui obéit est un « homme nouveau », un parfait socialiste qui a compris que « le peuple » signifie le Parti et que les « lois de l’Histoire » signifient la voix du Grand dirigeant. Quoi, vous dites que c’était pareil sous Hitler ? Oui, c’était pareil, sauf que le nazisme ne visait pas à réaliser le paradis socialiste, mais seulement le paradis national. Donc c’est « mal » à gauche, même si Staline compte plus de cadavres à son actif qu’Hitler. Mais que peuvent les historiens et leurs recherches scientifiques, contre le préjugé de gauche ? Ce pourquoi il est bon que des auteurs russes, nés sous les soviets, réaffirment la vérité.

« Il y eut le Saint Patron. Nous, par la grâce de Dieu, Iossif l’Unique, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, Kiev, Vladimir et Novgorod. Tasar de Kazan, d’Astrakhan, de Pologne, de Sibérie, de Kherson-en-Tauride, de Géorgie. Grand-prince de Smolensk, Lituanie, Volhynie, Podolie et Finlande. Prince de Carélie, Tver, Iougor et Perm. Souverain et grand-prince de Tchernigov, Iaroslav, Obdor ; et de toutes les terres du Nord le seigneur. Et souverain des terres d’Iverie, Kartaly, Kabardie et Arménie. Des princes de Tcherkassy, des montagnes et des autres – le souverain héritier, souverain du Turkestan, Kirghizie et Kazakhstan. Nous, le très auguste et communiste secrétaire général, président du gouvernement de l’Union. Généralissime de tous les temps et de tous les peuples. Coryphée émérite de l’Académie des sciences. Guide suprême des philosophes, des économistes et des philologues. Ami des enfants et des sportifs. Oui, il y eut le Saint Patron. Un criminel, petit, roux, le visage bouffé par la petite vérole » p.395. Le premier chapitre décrit avec une minutie iconoclaste la dissection du cadavre Staline par un fonctionnaire légiste. Le cerveau du Mal n’est qu’une noix desséchée, pareille à celle de tous les hommes.

C’est qu’on ne change pas l’humanité par décret. « N’est-ce pas merveilleux qu’il y ait autant de types de mouchards dans notre société, déchirée par la lutte des classes à mesure qu’elle se rapproche du socialisme ? » p.588. Au lieu de comprendre les hommes, vouloir les changer. Ils résistent, donc les discipliner, impitoyablement. Il leur faut obéir à la Vérité, et cette Vérité unique et « scientifique » ne peut sortir que de la voix du Grand dirigeant qui effectue une Grande réforme sociale. Quiconque désobéit est le mal incarné, le fils rebelle, Satan en personne qui œuvre contre Dieu. Que fait Dieu ? Il ne va pas s’humilier sur une croix, quand même ! Donc il éradique, il rééduque, il met en scène sa propre vérité par les Grands procès. Avez-vous noté qu’en socialisme tout est toujours « Grand », même une réforme fiscale ? C’est qu’on ne badine pas avec l’Histoire : elle est en marche ou pas ? Qui ne se met pas à son pas, compagnon de route, est un vil réactionnaire – qui refuse le sacro-saint Progrès.

Méthode du socialisme « réel » : « Voici trois groupes de rats. On a mis les premiers dans une boite noire avec un sol métallique et on a envoyé des décharges électriques : dans leur esprit, l’obscurité dans la boite est restée pour toujours liée à la peur et à la douleur. Lorsqu’on a mis les enfants de ces rats dans la boite noire sans passer d’électricité, ça les a rendus fous, comme leurs parents. Dans leur cerveau, une modification fonctionnelle de la mémoire s’est opérée sous l’action d’une substance, appelée peptide, élaborée par l’organisme effrayé des parents. Voilà un autre groupe de rats, qui n’ont rien à voir avec les premiers, auxquels on a injecté les peptides de deuxième génération, et ils réagissent à la boite noire exactement comme ceux qui avaient soufferts dedans. Tu comprends ? Vous avez élaboré le gène héréditaire de la peur, qui paralyse les gens sans souffrance ni violence » p.612. Pour les auteurs, Russes nés sous Staline et nourris de Pavlov, juristes et romanciers célèbres dans leur pays, telle est l’essence du socialisme réalisé.

Écrit avec allant et érudition, sans aucun jargon ni jamais ennuyer, ce roman policier à visée historique est une bonne leçon sur les délires intellos de la gauche « progressiste » (déjà dénoncée par Camus). Il dit tout ce qu’il est bon de savoir sur le système induit inexorablement par le socialisme « réel ». Bien sûr, le socialisme du parti de Martine Aubry aujourd’hui n’a rien de « réel », c’est fort heureusement un libéralisme régulé, pas un communisme, n’allez pas vous y tromper.

Arkadi & Gueorgui Vaïner, L’Évangile du bourreau, 1990, Folio policier 2005, 771 pages, €9.40

Catégories : Livres, Politique, Romans policiers, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Faire société par contrat

Au moment où les printemps arabes vont accoucher de régimes politiques, juste avant que nous Français votions pour un nouveau président de République, il n’est pas inutile de réviser les théories classiques concernant le « faire société ». Le contrat social est né de la conception grecque d’être citoyen de la cité, reprise à la Renaissance par les bourgeois des villes franches, puis par les Lumières pour faire la révolution. L’alternative au contrat social est relativement simple : ou le droit divin ou le droit du plus fort.

On voit l’islam tenté de faire charia pour imposer Dieu à tout le monde, sans discussion. S’il est vrai que Dieu existe et qu’il n’est de Dieu que Dieu, alors tout contrat social ne peut que se mettre sous l’égide de Ses Commandements. Circulez, y a rien à voir, le droit divin s’impose comme le droit du plus fort pour empêcher tout contrat entre égaux. Le seul contrat social est celui du Coran. On a vu l’église catholique tenter de faire de même aux temps du césaro-papisme. Heureusement que les Réforme vint, qui coupa l’Europe en deux et expulsa le Pape des débats temporels. Au prix de combien de siècles en guerres de religion ?

Trois théories du contrat social existent : Hobbes, Locke, Rousseau. Il s’agit de partir d’un état de nature conceptuel pour arriver à un état de société contractuel. L’homme naturel n’a jamais existé, il n’est qu’une hypothèse abstraite. Ni Cro-Magnon, ni bon sauvage des îles, l’être humain a toujours vécu en société et « la nature » est aussi bien présente avant l’établissement de la propriété néolithique qu’après. L’homme est capable d’intérêts (instincts), de morale (passions) et d’intelligence (calcul). Ces trois étages de l’humain évoluent dans l’histoire pour faire progresser l’épanouissement de chacun. Mais l’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme, sauf chez les âmes basses et les manipulateurs d’idées. La promotion de l’individu vise à désaliéner l’humain de tout ce qui l’ancre dans la matière, le génétique, le conformisme de clan, la peur religieuse, l’imitation sociale. Il s’agit de tenter de prendre un peu mieux en main son destin.

Il y a donc société, car nul individu ne naît seul et ne reste nu. Le contrat de mise en association pour vivre en commun est le socle théorique de tous nos régimes occidentaux et de quelques autres par ailleurs : ainsi de la Chine communiste. Bien que le communisme soit une sorte de religion laïque avec Vérité révélée, lois de l’Histoire contre lesquelles on ne peut rien, avant-garde cléricale qui décrypte pour le bon peuple ignorant les réalités cachées sous la réalité visible, régime autoritaire qui applique l’égalité par la force au nom du Vrai – il n’en reste pas moins qu’il existe un contrat de départ qui est de soumission absolue au régime en contre partie de la sécurité sociale. Certains chez nous rêvent de cette aliénation cocon, où l’infantilisme est récompensé. Pas moi. Le meilleur moyen de démissionner du monde est soit le suicide, soit le monastère, soit le parti totalitaire… Je suis personnellement pour agir dans le monde, pas pour en sortir.

Hobbes dans ‘Le Léviathan’ (1650), montre comment les hommes craignent tellement l’état de nature qui est la guerre de tous contre tous – la loi de la jungle – qu’ils font soumission volontaire au monstre biblique qui avale ce qui se présente. L’État Léviathan s’occupe de tout, protège de tout ; en contrepartie il exige une obéissance absolue sous peine d’être jeté hors société, dans ces prisons où l’on vous fait avouer votre traîtrise ou dans ces camps où l’on vous rééduque ou éradique suivant  les périodes. Le pouvoir est indiscuté, indiscutable, qui n’obéit pas est exécuté. Hobbes théorise le régime totalitaire classique. L’Iran d’Ahmadinejad, la Birmanie des généraux, la Corée du Génial Grand Dirigeant héréditaire, la Chine pop du Grand Timonier, L’URSS du sérénissime Premier secrétaire chef de tout, le Cuba des frères Castro, ont bien ce contrat social là : l’État s’occupe de tout, en contrepartie fermez-là.

Locke dans ses ‘Traités sur le gouvernement civil’ (1690) fait de l’état de nature une liberté où chacun assure sa propre sécurité et pourvoit à ses propres besoins. Commence à peine l’Ouest des pionniers où le colt et la charrue font l’unique loi, la charité étant au gré de chacun selon sa morale. Manque cependant la garantie de la sécurité collective qui vient du nombre des hommes et de leur caractère envieux pour le travail d’autrui : d’où l’intervention du shérif, puis des lois des États et des constitutions. Pour créer les conditions du bonheur, l’ordre doit être assuré par une mise en commun de la force et de l’organisation : c’est le rôle d’un État. Il garantit le respect des règles communes sans se faire l’instituteur du social ; il garantit aussi la solidarité sociale, toute propriété étant légitime par le travail de celui qui l’a acquise, mais bornée par le droit de tous aux biens de la planète. Pour cela, son pouvoir est limité par des élections régulières et par des contrepouvoirs permanents. La soumission du citoyen est conditionnelle, jamais absolue : il doit adhérer au contrat ou s’exiler. Un gouvernement légitime ne peut qu’être librement consenti. Locke théorise le régime libéral. Il en est aujourd’hui de plusieurs sortes, des libertariens américains qui souhaitent le moins d’État possible (comme les anarchistes français), aux démocrates et sociaux-démocrates des États-Unis ou d’Europe, ou des États présidentiels comme la France, la Russie ou l’Algérie.

Rousseau évoque le contrat social dans deux ouvrages, ‘Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’ (1755) et ‘Du contrat social’ (1762). L’être naturel n’est bon que parce qu’il est tout seul. Faute de combattants, il ne connait pas le mal, ni la morale qui empêche de réaliser ses désirs immédiats sans conséquences. Seule une socialisation « bonne » peut rendre l’homme « bon », ce qui veut dire épanouir toutes ses potentialités parmi les autres, quitter l’animal pour s’humaniser. Ce pourquoi « tout est politique » selon Rousseau : la liberté, la désaliénation individuelle, ne peut qu’être sociale et politique. Le ‘Discours’ voit dans la propriété l’origine de l’aliénation humaine, « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle ». Le ‘Contrat’ montre que la souveraineté est la garantie de la liberté. La volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières mais l’intérêt commun, que le débat démocratique, le vote et le mandat impératif des représentants doit construire et affirmer. Si l’état social reste un rapport de forces déguisé, cette volonté générale imposera l’intérêt commun par un État, au détriment des intérêts particuliers ou partisans. Cet accord des volontés qui prennent de la hauteur permet de retrouver le naturel en chacun, le « bon » fond qui permet l’épanouissement humaniste. L’État se fait alors instituteur du social, créant son propre citoyen « mobilisé ». La liberté n’est que dans la contrainte qu’on s’est choisie : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

Dans cette partouze politique, convenons cependant que chacun s’aliène totalement au commun. Il n’a pas le choix puisque que c’est la seule garantie d’égalité de toutes les conditions. Certes, chacun participe, mais comme une part de la volonté « générale ». Cet intérêt commun est identique par imitation : si tout le monde veut une voiture, il la voudra aussi – c’est ainsi qu’a été créé Volkswagen, « voiture du peuple » ; si tout le monde dit les étrangers dehors, il n’ira pas contre puisque c’est l’intérêt commun (racial ou syndical) déterminé par la volonté générale. Comme quoi Rousseau est bien le théoricien du totalitarisme moderne, largement repris par les régimes inspirés de Marx comme par les « souverainistes » dont certains vont jusqu’au socialisme national. Nivellement par le bas dont rêvent Jean-Luc Mélenchon comme Marine Le Pen, curieuse proximité au fond, qui s’explique par Rousseau…

En savoir plus :

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Albert Camus, Les Justes

Au sortir des actions de Résistance, durant le clivage pro et anti-stalinien de guerre froide, alors que commencent les événements d’Algérie et deux ans après ‘Les mains sales’ de Sartre, Camus écrit une tragédie en cinq actes sur le terrorisme. Les Justes sont ceux qui se mettent au-dessus des lois et de la simple humanité pour revendiquer les Idées pures. Ils se prennent pour Dieu, récusant le présent forcément imparfait pour l’avenir toujours radieux. Ils sont du côté de Platon et du Bien, flottant au-dessus des hommes, les incitant à sortir de la caverne terrestre pour accéder à la lumière absolue, éternelle.

Camus s’inspire de faits réels et de personnages ayant existé. « En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des ‘Justes’ », écrit-il dans sa prière d’insérer. Lui admirait ces hommes et ces femmes épris d’absolu. Il opposait leur idéalisme en actes à ce qui est devenu la bureaucratie socialiste, ce « système confortable » de la terreur où les commanditaires ne se salissent plus les mains, bien à l’abri derrière des décrets anonymes.

Tout le tragique de ce monde réside entre l’exigence de justice et l’inhumanité des moyens pour y parvenir. Est-ce que tuer des enfants fait avancer la justice humaine ? Faut-il accepter d’en tuer deux pour que des milliers connaissent une vie meilleure ? Lancer la bombe contre un Principe inacceptable n’a-t-il pas pour conséquence de massacrer un être vivant réel qui n’incarne pas forcément le mal absolu ? S’habituer à tuer, sans état d’âme, n’ôte-t-il pas l’humanité en nous ? Ce sont toutes ces questions que Camus remue. Elles restent actuelles, le fanatisme islamiste n’a fait que remplacer le socialisme révolutionnaire.

L’auteur s’efforce de dépasser l’émotion devant l’horreur. Certes, le terroriste Kalialyev s’abstient de lancer sa bombe parce que la calèche du grand-duc emporte aussi deux enfants, ses neveux. Cet épisode s’est d’ailleurs passé tel quel dans la réalité historique : les socialistes de 1905 avaient encore une conscience, celle que Lénine et ses affidés staliniens vont piétiner une génération plus tard. Mais Kalialyev lance sa bombe quelque jours après et tue le grand-duc seul. L’objet de la pièce est de montrer que tout n’est pas permis et que l’action elle-même a des limites.

Camus oppose ainsi les nihilistes et les révolutionnaires :

  • Les nihilistes sont réactifs, haineux, solitaires emplis de ressentiment, intransigeants parce qu’ils ne sont pas purs dans leur volonté de changer le monde : ils n’aiment ni leurs semblables, ni l’amour… Ils se mettent en retrait de l’humanité qu’ils méprisent. Stepan est leur porte-parole. Pour lui, « la bombe seule est révolutionnaire » (I).
  • Les révolutionnaires sont amoureux, veulent être aimés de tous, ils désirent le monde meilleur et acceptent de se salir les mains ou de faire sacrifice de leur amour terrestre, de leur vie même, si cela peut faire avancer la conscience de l’injustice. Kalialyev est leur symbole. Il aime Dora mais refuse cet égarement au nom de la Cause. Pour lui, il s’agit de « la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie » (I). Donc « tuer des enfants est contraire à l’honneur » parce qu’une révolution authentique ne peut oublier l’honneur d’être un homme, « la dernière richesse du pauvre » (II).

Stepan : « Je n’aime pas la vie, mais la justice qui est au-dessus de la vie ». Camus dira plus tard, à propos du terrorisme en Algérie, qu’il préfère sa mère à la justice. Le monde des Idées n’est pas le sien, trop abstrait, trop fumeux, permettant de justifier n’importe quoi. Il lui préfère le monde des hommes, ici-bas et imparfait, qu’il faut patiemment réformer plutôt que de se croire Dieu, le pouvoir de mort de la bombe à la main. Il décrit parfaitement l’engrenage qui va de l’idéalisme pour la justice à la réalité d’une Organisation inhumaine qui pense à la place de ses citoyens, leur imposant son pouvoir absolu.

Le dialogue entre Dora (porte-parole de Camus) et Stepan (qui ressemble à Sartre) est édifiant :

  • « Dora – Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.
  • Stepan – Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.
  • Dora – Ce jour-là, la révolution sera haïe de l’humanité entière.
  • Stepan – Qu’importe si nous l’aimons assez fort pour l’imposer à l’humanité entière et la sauver d’elle-même et de son esclavage.
  • Dora – Et si l’humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?
  • Stepan – Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. » (II)

Toutes les dérives des régimes révolutionnaires sont contenues dans ce simple dialogue. Pour les socialistes (hier les robespierristes, aujourd’hui les islamistes et les mélenchonnistes), le peuple est aveuglé. Seuls les révolutionnaires professionnels qui se mettent en retrait des réactions humaines peuvent leur faire prendre conscience par des actes choquants. Puis les guider, malgré eux, vers ce qui est bon pour eux. Croient-ils. Car il s’agit de croyance : obéir dispense de penser par soi-même, obéir aux ordres ne rend pas responsable de ses actes – c’est pas moi c’est l’Organisation. Dora : « C’est facile, c’est tellement plus facile de mourir de ces contradictions que de les vivre » (V) !

Évidemment, chez les socialistes révolutionnaires nous sommes loin de toute démocratie, loin de l’humanisme, loin de toute humanité même – malgré les grands mots :

  • Les enfants sont quantité négligeable, seule compte la Cause.
  • Ce que veulent les citoyens est quantité négligeable, seule compte l’Organisation du parti.
  • La conscience humaine est quantité négligeable, seule compte l’obéissance.

Cela fait de bons petits soldats du socialisme, sans état d’âme, parfait rouages inhumains de la Machine – celle qui remplace Dieu sur cette terre. Au nom du Bien… « On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police » (IV).

Si la violence est parfois inévitable, montre Camus, elle est toujours injustifiable. Elle doit donc rester à chaque fois l’exception. Ses limites sont et seront toujours – pour nous Occidentaux – l’honneur de mériter le nom d’humain.

Albert Camus, Les Justes, 1950, Gallimard Folio théâtre, €4.37

Catégories : Albert Camus, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche et la religion selon Camus

Dans L’Homme révolté, Camus analyse Nietzsche sous l’angle du nihilisme. Bien avant d’être prophète, le philosophe au marteau est clinicien. Comme pour Marx et pour Freud, la méthode critique reste la grandeur de l’œuvre. Toute prophétie se fige vite en dogme et dégénère en religion, alors que la méthode garde tout son pouvoir de lucidité sur le présent. A propos de Nietzsche, dit Camus, « le caractère provisoire, méthodique, stratégique en un mot, de sa pensée ne peut être mis en doute ».

Nietzsche a détruit toutes les idoles, il en a fait sa méthode. La lucidité d’Apollon brûle d’un trait de feu tout ce qui camoufle la mort de « Dieu », ce terme pris comme Absolu signifiant. Ce monde-ci n’a ni sens ni fin. Il poursuit sa marche aveugle, poussé par cet élan de se perpétuer et de se reproduire qui, des étoiles aux êtres vivants, est une « volonté » de puissance. Le terme français de volonté est probablement trop directif pour traduire le Wille zur  allemand : il n’y a pas d’intention dans ce vouloir, mais un élan impersonnel, la marque même du vital. D’où vient la vie ? Pourquoi cet élan ? Là est peut-être le divin, mais celui d’Héraclite, le « jeu » du monde, indifférent à la destinée de chaque être. Dieu est inutile, puisqu’il ne « veut » rien, puisqu’il n’a pas de fin dernière.

Sans unité ni finalité, le monde tel qu’il est ne peut être jugé. Sa valeur réside en lui-même, en la vie qui pousse. Tout jugement sur ce monde est donc jugement contre la vie. On compare ce qui est ici et maintenant à ce qui devrait être ou pourrait être, ailleurs ou dans l’avenir. Cela peut être le Paradis, la cité de Dieu, les idées éternelles, l’impératif moral ou la marche inexorable de l’Histoire, l’Etat réalisant l’Être… Tout ce fatras métaphysique, irréel, qui situe le vrai ailleurs que dans ce monde-ci, Nietzsche l’appelle « Dieu ». Il se révolte radicalement contre. La morale même, comme commandement socratique ou chrétien, institue un homme-reflet qui asservit l’homme réel. C’est vrai de toute religion, superstition ou utopie politique.

Voir ce qui se fait, vivre ce qui s’offre, est au contraire la sagesse. C’est le mouvement même de la science, la curiosité de l’exploration et l’élan de la démocratie. S’évader dans l’idéalisme, s’asservir à une Morale, une Doctrine, aux Puissants, est le contraire de la liberté : un esclavage aveugle ou – pire – consenti. Il est ainsi des hommes qui ont peur de la liberté et préfèrent se débarrasser de toute responsabilité par l’obéissance sans conscience. « C’est pas moi, c’est la volonté de Dieu, les conventions morales, la ligne du parti, les ordres des chefs ! »

Nietzsche n’a pas « tué » Dieu, ni même son idée, il l’a trouvé mort dans son époque. Dès lors, comment édifier une philosophie du « bien » vivre sans référence au-delà de la vie ? En éradiquant d’abord tous les oripeaux de l’idée, car comment bâtir sur des fondations branlantes ? « S’il attaque le christianisme, en particulier, c’est en tant que morale, écrit Camus. Il laisse toujours intacts la personne de Jésus d’une part et, d’autre part, les aspects cyniques de l’Eglise. On sait qu’il admirait en connaisseur les Jésuites. ‘Au fond, écrit-il, seul le Dieu moral est réfuté.’ »

Jésus n’est pas un révolté mais un acceptant. Il prend le monde tel qu’il est, refusant d’ajouter à son malheur. Pour cela, il consent à souffrir du mal qu’il contient. « Le royaume des cieux est immédiatement à notre portée. Il n’est qu’une disposition intérieure qui nous permet de mettre nos actes en rapport avec ces principes et qui peut nous donner la béatitude immédiate. Non pas la foi, mais les œuvres, voilà selon Nietzsche le message du Christ. A partir de là, l’histoire du christianisme n’est qu’une longue trahison de ce message. Le Nouveau Testament est déjà corrompu et, de Paul aux Conciles, le service de la foi fait oublier les œuvres. » L’idée du jugement est étrangère au Christ, qui est donc contre la morale fouettarde des châtiments et récompenses qu’a créé son Église. « De la bonne Nouvelle au Jugement dernier, l’humanité n’a pas d’autre tâche que de se conformer aux fins expressément morales d’un récit écrit à l’avance. » Imposant un sens imaginaire à la vie, le christianisme d’Eglise empêche de découvrir son vrai sens (qui est de ne pas en avoir). D’où les résistances successives envers Copernic, Galilée, Darwin, la république, le divorce, la pilule, le célibat des prêtres…

« Le même raisonnement dresse Nietzsche devant le socialisme et toutes les formes de l’humanitarisme. (Ils maintiennent) une croyance à la finalité de l’histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles, et contribue à énerver les volontés et les imaginations. » Camus appelle ‘socialisme’ celui de Marx et des autoritaires, pas celui de la Commune qui crée en marchant, ni celui des syndicalistes proudhoniens qui n’a rien de messianique. L’esprit libre détruira ces fausses valeurs en dénonçant les illusions sur lesquelles elles reposent. Le bouddhisme parle du voile de Maya qui masque le réel.

Mais l’intelligence lucide, une fois décapé le socle du réel, ne peut justifier à elle seule la vie et son élan. L’absence de loi n’est pas la liberté car le chaos est une servitude : « si rien n’est vrai, rien n’est permis », traduit Camus. A l’homme donc, adulte, lucide et responsable, d’instaurer ses propres limites, de créer ses propres valeurs. Le monde est tragique, son mouvement est innocent, il faut aimer le devenir. « La liberté coïncide avec l’héroïsme », l’élan de la vie qui déborde crée une œuvre et les enfants. Il n’y a ni bien ni mal, mais l’innocence du devenir que chacun doit chevaucher à son rythme.

« Le monde est divin parce que le monde est gratuit. C’est pourquoi l’art seul, par son égale gratuité, est capable de l’appréhender. » La religion de Nietzsche est en l’homme même : en l’élan qui le pousse à vivre, en ses passions qui le canalisent, en son intelligence lucide et organisatrice. La noblesse que l’on conquiert vaut bien mieux que celle qui nous est concédée par héritage ou grâce divine. Le créateur est artiste. Ici et maintenant.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Folio, 240 pages, 7.41€

Catégories : Albert Camus, Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Albert Camus le Méditerranéen

A plusieurs reprises Albert Camus s’est affirmé porteur d’une culture « méditerranéenne » opposée à la culture « du nord ». Il s’est voulu héritier des Grecs, lucide, clair et populaire, contre les brumes jargonnantes et élitiste de « l’idéologie allemande ». Dans ‘L’exil d’Hélène’, texte qu’il date de 1948 et paru dans le recueil d’essais ‘L’été’, il précise cette appartenance.

La pensée méditerranéenne est celle du soleil. Son tragique est celui du soir où « monte alors une plénitude angoissée ». Le soir qui masque la beauté dans l’obscurité. Qu’est-ce que la beauté ? C’est le sens clair des proportions et des limites, une harmonie. « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. » Il oppose cette paix avec le monde à l’inquiétude névrosée de la pensée d’Europe du nord, cette maniaquerie obsessionnelle en quête de « la totalité », d’empire absolu de la raison sur les choses.

Camus limite le nord européen aux penseurs allemands du XIXe. On peut trouver pourtant dans les sagas scandinaves un bon reflet de ce qu’il appelle la pensée grecque : l’amour tragique de la vie, le souci de l’équité et des libertés, le débat au parlement, l’exil plutôt que la condamnation à mort. A l’inverse, nombre de cultures méditerranéennes aliènent leur existence à un Dieu jaloux ou à un Livre prophétique, ne vivant que pour le Salut dans l’obéissance absolue au Texte. Prenons donc l’antinomie camusienne entre Méditerranée et Nord pour ce qu’elle est : une abstraction, un ideal-type.

La justice, pour les Grecs, est une balance qui équilibre ; la limite d’un plateau est toujours le poids de l’autre plateau : pour les hommes, la liberté commence où s’arrête celle des autres. Dans l’idéologie allemande (hégélienne issue de la platonicienne), au contraire, la Justice doit être absolue, « totale » – ou elle n’est pas. Tout compromis est inéquitable, même s’il est provisoire. On ne vit que dans l’éternel immédiat et l’absolu pour toujours. Le nord préfère la puissance (Hegel, Marx) à l’aveu méditerranéen qu’on ne sait pas tout (Socrate). La maîtrise du ciel et de la terre par la raison a déplacé les bornes, tout est vide hors le raisonnement – même l’énergie de vivre. On ne fait plus d’enfant par désir mais seulement si cela ne dérange pas la carrière et en sachant combien ça coûte.  « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté ». Telle est la conscience des villes.

« C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde la tragédie de l’âme. » Le monde est beau, ici et maintenant. Les eschatologies religieuses ou laïques méprisent ce monde-ci et le maintenant : ils le voient comme ces ombres sur les murs de la caverne. Ils veulent le changer, ils désirent une autre vie dans l’au-delà de la caverne ou dans l’avenir radieux, forcément radieux. « Tandis que les Grecs donnaient à la volonté les bornes de la raison, nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière. » Ce ne sont ni l’industrie des chambres à gaz, ni l’organisation bureaucratique contraignante du socialisme « réel », ni la science appliquée à Hiroshima, ni l’explosion des subprimes qui le démentiront… Seul le rationnel est réel, disait l’autre, mais quand le réel se borne au rationalisme, il délire dans l’ivresse logique du docteur Folamour ! « Les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire. »

Les adeptes de la Raison pure, ceux qui veulent transformer le monde faute de le comprendre sont des tyrans dangereux. « L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. » Camus rejoint Nietzsche du côté des artistes, des créateurs de monde – à l’opposé de Marx héritier de Hegel et de sa pesante prophétie de l’Histoire, trop contente d’elle-même. « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. »

Camus conclut – prophétique dès 1948 ! : « D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. »

Nous avons nous-même trop de respect des êtres pour suivre les inquisiteurs.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

Albert Camus, Oeuvres complètes tome 3 Pléiade, 2009 

Catégories : Albert Camus, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ruth Benedict, Le chrysanthème et le sabre

Ruth Benedict, écrit « Le chrysanthème et le sabre » en 1947 sur une commande des forces d’occupation américaines au Japon. Elle ne connaît pas le japonais, n’est jamais allée au Japon et se contente d’écumer les bibliothèques pour lire les auteurs occidentaux sur le pays du soleil levant, d’interroger des immigrés japonais aux États-Unis et des prisonniers de guerre. Tout cela en une année seulement.

Le tour de force est que, si son étude date aujourd’hui un peu en raison du développement et de l’ouverture au monde du Japon, son ideal-type de la mentalité japonaise est assez éclairant. Il ne s’agit pas de dégager une « essence » ethnique du Japon mais de repérer les inerties culturelles dues à l’histoire de ce peuple îlien. Il est étonnant que les Français aient attendu 40 ans pour traduire ce livre fondamental. Cela qui marque l’étroitesse d’esprit et la croyance confortable en sa supériorité de la génération française d’après-guerre, inadaptée aux changements rapides du monde contemporain.

J’ai noté quelques formules qui manifestent la qualité de l’analyse. Pour Ruth Benedict, « les Japonais trouvent du réconfort dans un mode de vie planifié et codifié à l’avance, où la pire menace est l’imprévu ». (p.36) « La confiance des Japonais dans la hiérarchie est la base de leur conception des rapports d’homme à homme, ainsi que de l’individu à l’Etat » (p.49) « Au Japon, les prérogatives attachées à la génération, au sexe et à l’âge sont considérables. Mais ceux qui en jouissent les exercent en responsables plutôt qu’en autocrates. » (p.59)

« La vertu, au Japon, dépend de la reconnaissance de sa propre place dans le grand réseau de dettes mutuelles, réseau qui englobe à la fois ancêtres et contemporains. » (p.93) « Bien qu’au départ toute âme soit resplendissante de vertu comme resplendit une épée neuve, elle se ternit néanmoins si son brillant n’est pas maintenu en permanence. Cette « rouille de la personne », pour reprendre leur expression, est aussi néfaste qu’elle l’est sur une lame. Un homme doit apporter à sa personne le même soin qu’il apporterait à son épée. Mais le brillant et l’éclat de son âme sont encore là, même recouverts de rouille, et il suffit de polir cette âme à nouveau » (p.179) C’est une jolie formule, venue tout droit du bouddhisme. Nul n’est “mauvais” en lui-même car il recèle une étincelle du divin. Mais c’est à lui de mettre au jour ce trésor intérieur, de faire briller son éclat par son apprentissage et sa discipline. «

Pour les Japonais, l’idée que la recherche du bonheur est un but digne de ce nom dans l’existence est une doctrine surprenante et immorale. « A leurs yeux, le bonheur est une détente à laquelle on s’abandonne quand on le peut ; mais lui conférer la dignité d’une chose à partir de quoi l’État et la famille doivent être jugés, c’est tout à fait inconcevable. » (p.173) « Les Occidentaux sont gens à considérer comme un signe de force la révolte contre les conventions et la saisie du bonheur en dépit des obstacles. Mais les forts, selon le verdict japonais, sont ceux qui ne tiennent pas compte du bonheur personnel et remplissent leurs obligations. La force de caractère, pour eux, se montre dans l’obéissance aux règles, non dans la révolte. » (p.187)

« Le Japon, avec un amour vital du fini qui fait penser aux anciens Grecs, comprend les techniques du yoga comme un exercice de perfectionnement personnel, un moyen par lequel un homme peut acquérir cette « excellence » qui ne laisse pas subsister l’épaisseur d’un cheveu entre l’individu et son acte. C’est un exercice d’efficacité. Un exercice de stricte dépendance de soi. La récompense se trouve ici et maintenant car elle met à même d’affronter n’importe quelle situation avec l’exacte dépense d’effort nécessaire, ni trop ni trop peu, et assure le contrôle de l’esprit naturellement capricieux en sorte que ni menace extérieure, ni remous intérieurs, ne puissent débusquer l’individu de lui-même. » (p.216) « Quand une voie débouche sur une impasse, on y renonce comme à une cause perdue parce qu’au Japon on n’apprend pas à persévérer dans les causes perdues » (p.269).

Son chapitre sur l’éducation des enfants et celui où elle énumère complaisamment les différentes sortes de « devoirs » sont ceux qui ont le plus vieillis. La société japonaise a évolué en un demi-siècle comme toutes les sociétés en développement accéléré du monde dit “post-moderne” : les traditions rigides s’assouplissent et certaines se trouvent remises en cause. Reste qu’on peut encore parler d’obligations passives reçues de l’Empereur, des parents, des maîtres et des patrons, le “on”, et d’obligations de contreparties envers les autres ou envers soi-même (ce qui est l’honneur), le “giri”. Mais ce « patriotisme » au pays et à la lignée, cette reconnaissance envers les maîtres, cette dette sociale envers ceux qui vous donnent quelque chose, ces devoirs de respecter les convenances et de maîtriser ses émotions, tout cela s’est modernisé, se rapprochant un peu plus des mœurs occidentales. Simplement peut-on dire que le carcan social est plus rigide au Japon.

Ruth Benedict, Le chrysanthème et le sabre, Picquier Poche, 1998, 350 pages

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,