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Frédéric Lenoir et Violette Cabesos, La promesse de l’ange

Un polar contemporain aux relents médiévaux mystiques, tel est le tour de force original d’un spécialiste des religions et d’une romancière. Johanna, jeune archéologue spécialiste de l’époque romane fouillant à Autun, se voit emmener par son amant marié François, sous-directeur de l’archéologie au Ministère de la culture dans un lieu surprise. C’est le Mont Saint-Michel. Elle y fait une crise.

A 7 ans en effet, emmenée visiter le Mont par ses parents, elle avait eu un songe où un moine noir sans tête l’interpellait dans une chapelle souterraine en lui assénant : « Il faut fouiller la terre pour accéder au ciel ! ». Elle en a fait des cauchemars durant des années et cette visite, pourtant à l’âge adulte, ravive ses souvenirs comme un viol. Elle n’a jamais surmonté son rêve.

Une fois de plus, le même moine noir vient la hanter, de la même façon, en lui répétant dans les mêmes termes son injonction. En archéologue, elle fouille bel et bien la terre ; elle y découvre parfois la tombe d’un haut dignitaire religieux, ou des bâtiments inconnus de Cluny. Mais le Mont Saint-Michel ? Une visite au mont Saint-Michel italien, le Gargano, décide la jeune femme reprise par l’hystérie. La maladie grave de l’épouse du chef de chantier libère son poste au Mont pour six mois. Johanna intrigue auprès de son amant François pour y être nommée. Un décret du Ministère l’y nomme en effet, au grand dam de Patrick, adjoint de chantier, qui aurait bien pris le poste.

Mais Johanna est une jeune femme moderne. Autrement dit, elle fonce, donc couche avec qui peut lui être utile ; son désir sexuel n’est que le prétexte à son désir professionnel. Après Paul, chef de chantier à Cluny, François, sous-directeur de l’archéologie, ce sera Simon, antiquaire passionné du Mont, voire Guillaume, celte mystique qui aide aux fouilles. Qui encore ? Dans l’équipe, Florence est une femme, Sébastien immature et Dimitri pédé. Ne reste que Christian Brard, conservateur en chef du Mont, mais il est opposé aux fouilles, donc un adversaire. Ces coucheries, qui font moderne, apparaissent comme des actes utilitaires menés par l’envie d’arriver à ses fins. L’amour, le fameux amour tant vanté, y a vraiment peu de place malgré les affirmations réitérées.

Car le « vrai » amour, celui sans conditions, est celui d’un moine bénédictin du XIe siècle, Roman, pour la belle druidesse égarée aux temps chrétiens, Moïra (qui veut dire Marie en celte). Les chapitres s’entremêlent car le moine noir apparu en rêve est Roman, qui cherche sa tête pour accéder au paradis (hum! Il faut y croire…). Et Roman, second architecte de la cathédrale après son maître Pierre de Nevers, rappelé à Cluny, est tombé amoureux de Moïra. Il a défendu une famille molestée par des coupe-jarrets et a été blessé au ventre ; Moïra l’a soigné à l’aide de décoctions et de cataplasmes de plantes, dont elle connaît les secrets par tradition ancestrale, aidé de son frère muet et vigoureux de 13 ans, Brewen. Roman a guéri et ses frères le ramènent au monastère.

Mais frère Almodius, expert au scriptorium pour recopier les manuscrits anciens, est férocement jaloux. Il est pris par la chair et désire Moïra, la jeune blonde au corps souple à la longue chevelure. Roman se défend de la chair et n’y succombe pas mais Almodius, qui espionne la fille, les voit s’étreindre dans l’obscurité, puis Moïra invoquer devant les marais Ogme, un dieu païen. Il croit le péché mortel accompli par lé démone et va les dénoncer à l’abbé. Lequel les convoque et les fait avouer, mais demande surtout à Moïra d’abjurer son culte au dieu celte, qu’elle assure conjointement à ses prières à la Vierge Marie. Elle se veut chrétienne et celte, dans la tradition syncrétique. Mais le christianisme, comme toute religion, est férocement intolérante et exige entière soumission. Moïra a sept jours pour réfléchir et abjurer.

Almodius, outré de cette clémence et tenaillé par ses démons, dénonce alors l’hérésie à l’évêque, qui accourt aussitôt, bien content de faire pièce à l’abbé du Mont Saint-Michel qui en prend selon lui un peu trop à son aise. Il fait juger Moïra et la condamne aux quatre supplices de la croix celte : par l’air, par l’eau, par la terre, par le feu. A chaque fois, elle sera sommée d’abjurer mais, comme elle fait silence, son corps est brûlé en place publique après les trois autres jours où elle a été suspendue aux vents en cage de fer, puis ligotée à un pieu à marée montante, enfin jetée dans un trou boueux. Roman est atterré mais ne peut rien y faire. Il est épargné pour bâtir la cathédrale sur l’ancienne église des chanoines, elle-même bâtie sur la grotte d’Aubert, le saint évêque à qui l’archange saint Michel, chef des milices célestes contre l’ange déchu Lucifer, a enjoint par trois fois de bâtir un sanctuaire. Lequel sanctuaire est édifié au-dessus d’un lieu de culte des druides… La dernière fois, comme la tête dure du chrétien n’entendait toujours pas, il lui a enfoncé son doigt dans le crâne et le sanctuaire a enfin été bâti. Le crâne d’Aubert, célèbre relique du Mont, attire les pèlerins.

Mais Moïra a livré un secret à Roman : il ne faut en aucun cas détruire l’église des chanoines. Roman modifie donc les plans, arguant d’une révélation de Pierre de Nevers avant son départ. Puis il est pris de fièvres, déporté sur le continent, et disparaît. Johanna va découvrir, dans un parchemin opportunément découvert à Cluny dans un sarcophage de moine par son confrère Paul, que Roman n’est même pas mort mais a changé de nom. Qu’il est revenu des dizaines d’années plus tard au Mont avant de disparaître cette fois pour de bon. Il a été décapité par Almodius, toujours présent, ce pourquoi il erre dans les limbes en attendant qu’il retrouve toute sa tête. Il apparaît à divers personnages dans l’histoire pour qu’ils fouillent et l’enterrent entier, mais en vain. Jusqu’à la jeune Johanna – une femme. Et son injonction à fouiller la terre pour accéder au ciel a aussi une vertu purement pratique que le lecteur découvrira à la fin…

C’est bien écrit, haletant, bien construit, prenant. La mystique du XIe siècle se heurte au patrimoine du XXIe siècle, deux mentalités. Johanna (parce qu’elle est une femme ?), évolue entre deux, non-croyante aux dieux mais croyante aux humains. Elle couche, elle séduit, elle intrigue – névrosée obsessionnelle pour ce qui est sa seule passion : découvrir le secret du Mont, résoudre l’énigme du moine, réconcilier les âmes. Regardez d’emblée les deux coupes du Mont Saint-Michel éditée (malheureusement) à la fin du livre et non pas au début : vous comprendre mieux les explications parfois un peu alambiquées des auteurs sur l’architecture de ce lieu qui reste – quoi que l’on croie – magique.

Prix des Maisons de la presse 2004

Frédéric Lenoir et Violette Cabesos, La promesse de l’ange, 2004, Livre de poche 2011, 636 pages, €8,90 e-book Kindle €7,99

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Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant

Erich Segal écrivait à 40 ans, à la fin des années 70 où n’existaient pas encore les séries télé, des bluettes familiales qui en disent long sur son pays, les États-Unis, et son époque, pré-Reagan. Love Story est la plus célèbre, issue du cinéma et publiée en roman. Aujourd’hui, on ne lit plus chez les Yankees, on regarce la télé. Segal est décédé à 72 ans en 2010, d’une crise du coeur.

Bob, un brillant professeur en statistiques du MIT à Boston est marié à Sheila, une brillante jeune femme éditrice à la Harvard University Press ; ils ont deux filles, Jessica en préadolescence déjà rebelle à 12 ans (classique) et Paula, 9 ans, qui adore sa famille et son père. Un couple idéal, égalitaire, où chacun travaille, et qui s’entend bien depuis vingt ans qu’ils sont mariés. Ce serait évidemment trop beau si cela durait – et ne ferait pas un roman pour Soccer Moms.

Survient donc « la catastrophe » sous les traits d’un garçon français de 10 ans, Jean-Claude, dont Bob apprend par téléphone qu’il est le père ! Il avait en effet « fauté », une seule nuit après s’être fait tabasser par les flics en 68 et dîné arrosé, avec une jeune doctoresse de Montpellier qui habitait Sète. Elle ne voulait que le plaisir, surtout pas le mariage, mais peut-être un enfant avec qui lui plairait ; lui était déjà marié, sa femme enceinte de Paula, il était venu à un colloque où il devait faire une présentation. Tout l’écart entre les nouvelles mœurs induites par mai 68 en France et la rigidité moralisatrice des Yankees restés puritains malgré le mouvement hippie.

Mais la doctoresse est morte, accident de voiture, et le petit garçon issu de leur union se retrouve orphelin et sans famille. Bob ignorait l’enfant, sa mère ne le lui avait pas dit. Lorsque l’ancien maire de Sète l’appelle aux États-Unis, il tombe des nues. C’est tout l’équilibre de son couple qui vacille.

« Le couple » est en effet un idéal yankee, voulu par Dieu et gravé dans la Bible, même si la croyance n’est pas le fort de Bob ni de Sheila. Celle-ci, en épouse « trahie », est très en colère et déteste d’emblée l’enfant qui n’est pas d’elle, surtout « un fils » – que chaque père est censé désirer plus que tout. Nous sommes dans les clichés, les pires, véhiculés à l’envie par le soft power hollywoodien. Le petit garçon est innocent ; son père biologique ignorait jusqu’à son existence. Pourquoi l’épouse fait-elle tout un foin à ce sujet ? Au point de désirer rompre leur famille jusqu’ici unie, dans une radicalité suicidaire. Elle est même tentée par un universitaire qui écrit dans sa maison d’édition et qu’elle aide à corriger les livres pour une réédition actualisée. Elle connaît donc le coup d’un soir, passade du désir sans lendemain pour la relation durable.

Mais c’est que « la vérité » et « le mensonge », la « fidélité éternelle » et « le mariage jusqu’au bout » sont des mythes yankees très vivaces, comme en témoignent encore ces cadenas stupides accrochés au-dessus de la Seine et dont on jette la clé à l’eau pour symboliser le lien éternel… qui ne durera que six mois ou six ans. La vérité fait mal parce qu’elle brise l’illusion. Au point de la dénier pour garder en soi le rêve. C’est ainsi que Sheila n’accepte que du bout des lèvres que Jean-Claude vienne passer son deuil « pour un mois seulement » aux États-Unis ; et que Bob la dénie aussi en n’avouant pas à Jean-Claude qu’il est son père.

Évidemment, le « secret » fait long feu. Bob ne résiste pas à la « libération » d’en parler à son meilleur ami, lequel s’empresse de le balancer à sa femme pour se faire mousser, ce que le fils de 13 ans Davey entend en écoutant aux portes, et s’empresse de raconter à Jessica pour se faire mousser… Ce qui met les filles en rage et leur mère en ébullition, Bob en porte-à-faux. Jean-Claude, à peine arrivé, doit partir, il n’a « pas sa place » dans le couple uni, sa vérité est niée au profit de l’illusion idéaliste.

Il y aura bien-sûr rebondissement, sinon nous ne serions pas en bluette familiale. Jean-Claude à 9 ans mettra en échec Davey, le Tarzan (dixit son père) de 13 ans au foot, habitué depuis l’enfance à taper le ballon dans le sud de la France ; les filles s’attacheront à lui, surtout Paula parce qu’il est de son âge ; Sheila mettra de l’eau dans son vin et considérera qu’il « est mignon » et qu’on ne peut l’abandonner comme un chiot au bord de la route. Jean-Claude apprend qui est son père, l’admire et n’ose l’aimer ; il sent bien qu’il est un intrus dans cette famille et dans ce pays. Après une péritonite grave, il se remet en famille, mais décide de ne pas rester. Pour être fidèle à sa mère qui voulait lui voir intégrer la pension des Roches à la rentrée prochaine. Pour bien marquer qu’il ne demande rien à ce père qui ne le connaît pas, ni à cette famille xénophobe qui l’a d’emblée rejeté. Il a révélé la famille à elle-même et chacun à soi – et ce n’est pas ni très joli, ni vraiment chrétien, mais tellement américain…

Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant (Man, Woman and Child), 1980, J’ai lu 1982, 221 pages, €

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Inferno de Dario Argento

Le film est le second d’une trilogie, après Suspiria et avant La Troisième Mère. Il conte avec force couleurs et musique adaptée (du rock progressif de Keith Emerson) l’horreur du surnaturel en milieu urbain. Les trois mères sont trois anciennes sorcières connues sous le nom de Mater suspiriarum (Mère des soupirs), Mater lachrimarum (Mère des larmes) et Mater tenebrarum (Mère des ténèbres – la plus cruelle de toutes). Elles sont les trois Parques, les trois Furies, les Three little witches de Shakespeare – autrement dit la Mort.

Rose, étudiante en poésie (Irene Miracle), loue un appartement dans un grand immeuble original et presque vide de New York. En bas se trouve une boutique d’antiquités tenue par un Arménien, Kazanian (Sacha Pitoeff), qui se déplace sur des béquilles. Dans sa boutique, elle trouve un livre étrange intitulé Les trois Mères et qui a été écrit par un architecte alchimiste, Emilio Varelli. Il se présente sous la forme d’un journal retrouvé et publié par lui. Il décrit les trois maisons construites à Fribourg en Allemagne, à Rome en Italie et à New York aux Etats-Unis pour chacune des trois Mères. Ce sont trois grandes bâtisses aux multiples recoins et aux détails prévus pour espionner partout : faux planchers, conduits d’audition, système de fermeture de toutes les serrures, passages dérobés…

Rose est intriguée et prend peur. L’immeuble lui semble étrange tout à coup avec ses chats qui font sshhh ! et son eau stagnante dans la cave. Elle ne peut manquer d’aller y voir, curieuse comme une vieille chatte. Evidemment sa clé tombe à l’eau, évidemment elle ne peut la reprendre correctement, évidemment elle est obligée de plonger, évidemment elle découvre un cadavre… La stupidité féminine est très convenue à l’époque et dans le style américain bien que le film soit italien (mais sorti avant tout aux Etats-Unis). Le chemisier transparent une fois mouillé qui laisse entrevoir les seins aux tétons érigés est aussi dans le style américain d’époque – érotique.

Revenue en chambre, Rose écrit à son frère Mark qui étudie la musique à Rome, au stylo-plume et sur papier crème, un luxe lui aussi très yankee d’époque (Internet n’existe pas). Ledit étudiant (Leigh McCloskey) tripote la lettre en amphi, alors que le professeur leur fait écouter un chœur de Verdi. Mais il ne peut la lire, troublé par une fille au visage sévère, aux cheveux roux et aux yeux gris qui le fixe, un chat crème sur les genoux. Le spectateur découvrira très vite qu’elle est la Mater lacrimarum (Ania Pieroni) et qu’elle se venge de ceux ou celles qui l’approchent de trop près.

Mark, désorienté par le magnétisme de la fille au chat quitte l’amphi en oubliant sa lettre. C’est une amie à lui qui la récupère et la lit. Poussée elle aussi par la curiosité (selon la convention du temps sur les femmes), elle détourne son taxi pour aller à la bibliothèque et trouve le fameux livre de Varelli, Les trois Mères. Mais lorsqu’elle cherche la sortie, elle tombe sur un quidam menaçant qui la force à laisser le livre et à s’enfuir. De retour à son appartement dans son grand immeuble original et presque vide de Rome qui lui semble étrange tout à coup, elle prend peur et enjoint un locataire qui attend l’ascenseur de lui tenir compagnie. Carlo (Gabriele Lavia) accepte pour son malheur car brusquement les plombs battent de l’aile et sautent et le jeune homme qui va fourrager dans le cabinet où ils se trouvent se retrouve égorgé. La fille, au lieu de fuir, va évidemment voir et se fait évidemment poignarder. Son immeuble est l’une des trois maisons des Mères. Elle n’a eu que le temps de téléphoner à Mark pour qu’il vienne récupérer sa lettre de façon urgente. Mais quand il arrive c’est trop tard, il bute sur deux cadavres et seulement un fragment de sa lettre déchiquetée par des griffes subsiste par terre avec cette énigme : « la troisième clé se trouve sous tes chaussures ». Il voit la fille au chat passer en taxi qui le regarde fixement.

Mark téléphone à sa sœur mais la liaison est mauvaise (le mobile n’existe pas) ; il comprend seulement qu’elle lui demande instamment de l’y rejoindre et il saute dans un avion. A New York, il ne trouve pas Rose mais le téléphone décroché et la poignée en verre de la porte d’entrée cassée. Une voisine comtesse dont le mari est en voyage vient le voir pieds nus mais elle a peur, l’immeuble lui semble étrange dans sa solitude, avec ses tuyaux qui conduisent le son et par lesquels elle communiquait parfois avec Rose. Elle marche sur des gouttes de sang et, lorsqu’elle s’en rend compte, rejoint Mark à nouveau pour l’en informer. Ils suivent les traces qui conduisent dans les escaliers de service et le garçon descend tandis que la fille reste en arrière. Mais, poussée par la curiosité (décidément, on ne refait pas les femmes selon l’époque), elle descend à son tour puisque Mark ne répond pas. Celui-ci a ouvert un conduit de ventilation et a eu un coup au cœur, la voisine le voit par une vitre, trainé par un personnage un étage plus bas mais elle se fait repérer, incapable de prendre des précautions, et se fait rattraper puis zigouiller comme Rose. Car évidemment Rose y est passée, en somnambule, comme les autres.

Mark laissé pour compte se remet assez pour tituber jusqu’à l’entrée où la concierge (Alida Valli), pas très claire avec sa viande rouge qu’elle donne aux chats, lui fait boire « un remède » qui le remet d’aplomb. Il a tapé dans l’œil de la Mère des larmes avec ses cheveux blonds en casque, sa petite moustache macho d’époque et sa vêture qui se relâche pour révéler sa nature animale. De cravaté en costume à son arrivée, il a tombé la veste, ouvert son col, et se retrouve au tiers déboutonné à la fin. Tout un symbole. La concierge est de mèche avec le majordome de la comtesse (Leopoldo Mastelloni) pour lui subtiliser ses bijoux, en profitant de son désir de savoir et donc de sa fin inévitable. Les Mères n’aiment pas qu’on mette le nez dans leurs affaires. Elles vont donc, à Rome comme à New York, récupérer les livres du Varelli, lâcher les chats griffus sur les importuns et faire passer de vie à trépas à l’arme blanche les trop curieux. Surtout les femmes ; les Mères ont une dent particulière contre les femmes malgré Carlo et le majordome qui n’ont eu comme défaut que d’obéir aux femmes.

Evidemment tout cela se finira par le grand guignol à l’américaine, la clé sous sa chaussure ou la découverte par Mark sous un faux plancher d’un réseau de couloirs qui conduisent au professeur Arnold aphone, en chaise roulante conduit par sa nurse, la découverte qu’Arnold est en fait le docteur Varelli, ci-devant architecte et détenu captif pour garder le secret (joué par le vieux et inquiétant Feodor Chaliapin), et que la nurse est la Mère des ténèbres. Avant un gigantesque incendie de rigueur (déclenché par une femme…) pour purifier la terre des créatures de l’enfer.

Nous sommes en pleine mythologie surnaturelle des années 1970-80, les Américains adorant se faire peur avec les superstitions ancestrales dans leur décor technique du siècle XX. Un opéra psychédélique a-t-on dit. Un cauchemar éveillé dans les dédales de l’inconscient bâti pourrait-on dire, avec quelques moments d’ironie comme l’antiquaire qui a perdu l’équilibre en voulant noyer un sac entier de chats feulant et qui appelle au secours, le tenancier du camion de burger qui accourt muni de son grand couteau… et qui l’achève pour les rats de l’égout. Ne cherchez pas une histoire, c’est une hallucinante association d’idées qui conduit de scène en scène, comme hypnotisé, non sans quelques longueurs dans les débuts. En tout cas un film original et méconnu – pour plus de 16 ans.

DVD Dario Argento, Le Maestro de l’angoisse-Coffret 6 Films, Wild Side Video 2011 (édition limitée Fnac, seule édition disponible qui comporte une piste audio français) – dont Inferno, 1980, avec Irene Miracle, Leigh J. McCloskey, Sacha Pitoëff, 1h42,

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Tchernobyl minisérie

Le 24 avril 1986 à 1h 23mn et 44s du matin, le réacteur RBMK numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, aux confins des frontières ukrainienne et biélorusse, explosait dans une URSS minée de l’intérieur. Cet événement, de retentissement mondial, a probablement précipité la chute du régime communiste et la ruine de sa bureaucratie sclérosée. Le nationalisme actuel des Russes est une réaction à cette humiliante perte de sens, alors que les Soviétiques avaient été les premiers dans l’espace. Mais on ne refait pas l’histoire et ce qui s’est produit là-bas peut s’y reproduire demain car le je-m’en-foutisme, le fatalisme, l’irresponsabilité, la structure verticale de la société ne peuvent compenser le courage, l’abnégation ou le professionnalisme individuel. Chaque société a les catastrophes qu’elle mérite – et les Japonais en savent quelque chose avec Fukushima.

C’est par une suite d’erreurs et d’approximations dues au système soviétique que la catastrophe a eu lieu. Système que les dirigeants de la CGT admirent encore, soit dit en passant, ce qui est l’une des causes de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge. Il s’agit pour Tchernobyl d’une technologie instable, d’une construction bâclée pour faire vite et pas cher et « remplir le Plan », aucune enceinte de confinement comme à l’Ouest, des tests de sécurités inaboutis, des opérateurs mal formés, une équipe de nuit pas au courant du test prévu, des ordres politiques retardant la baisse de puissance et laissant s’accumuler le gaz xénon hautement explosif, l’arrogance du supérieur direct des ingénieurs qui ambitionnait la direction de la centrale, les « instructions » caviardées puis laissées de côté dans l’urgence, le bouton de mise à l’arrêt d’urgence (« AZ 5 » dans la série) qui était un leurre, un mensonge scientifique !

La suite n’est guère à l’honneur du système : devant l’incendie à ciel ouvert du cœur nucléaire, la direction… appelle les pompiers ! Ils n’ont évidemment aucun équipement adapté et l’eau ne fait que fournir de la vapeur pour exploser encore plus ; il n’est prévu aucune pilule d’iode pour contrer les effets de l’irradiation. Les dirigeants locaux du parti retardent volontairement l’évacuation de la population pour ne pas créer la panique. Ils ne préviennent personne des dangers qu’il y a à s’approcher du réacteur en feu ou même de le regarder à un kilomètre sur un pont (joli spectacle avec son onde bleue de l’effet Vavilov-Tcherenkov). La centrale ne possède que des dosimètres bas de gamme tout de suite saturés ; l’unique dosimètre professionnel est entreposé dans un coffre dont la clé se trouve dans un autre bâtiment – c’est dire la confiance du parti dans ses ouvriers socialistes ! La direction ment au Comité central sur l’importance de la catastrophe (Gorbatchev, chef de l’URSS, n’est au courant que trois jours plus tard !), puis aux Allemands sur le niveau de radioactivité lorsqu’ils proposent un robot pour évacuer les déchets, puis durant des mois à l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne, sur ordre de Moscou. Heureusement que le monde est bien fait et que les satellites américains et les détecteurs suédois ont très vite compris l’ampleur de la catastrophe qui allait contaminer une grande part de l’Europe et ruiner le peu de crédibilité qui restait à l’URSS et au « socialisme réalisé ».

300 000 déplacés, 600 000 ouvriers et soldats exposés pour déblayer et coffrer le réacteur selon Wikipedia, 93 000 morts par irradiation selon la série américaine, 18 milliards de dollars de coût induits selon Gorbatchev – tel est le bilan du socialisme réalisé dans son pays phare, « avant-garde » de l’Histoire. C’est bien ce qu’il faut retenir de la religion communiste, aveugle à tout ce qui n’est pas l’idéologie, indifférente aux hommes au profit du Plan, fonctionnant pour le seul pouvoir d’une étroite élite que le recrutement par obéissance et conformisme rend médiocre, enfin régie par les Services de sécurité obsédés de secret (dont le KGB). Une banderole dérisoire sur le réacteur éventré proclame encore que « le peuple soviétique est plus fort que l’atome » – les irradiés apprécieront.

Les héros de la série ne sont pas des politiciens mais des ingénieurs tel Valeri Legassov, directeur adjoint de l’Institut d’énergie atomique de Kourchatov (Jared Harris) ou « Ulana Khomyuk » (Emily Watson) personnage composite de scientifique nucléaire aidant l’ingénieur. Ils veulent « lavérité » car seule la vérité fait avancer la science. Seul Boris Chtcherbina (Stellan Skarsgård), vice-président du Conseil des ministres et chef du Bureau des combustibles et de l’énergie, chargé de diriger la commission gouvernementale sur Tchernobyl après la catastrophe, passe du statut d’arrogant cynique imbu de son pouvoir à celui de personne humaine catastrophée par les erreurs du Système. Sans lui, pas de moyens aussi massifs ni aussi rapides, pas de motivation des « camarades » aussi politiquement patriotes – mais le mal était fait.

Si les 5 épisodes de la série sont romancés et mettent en scène des personnes parfois caricaturées, se tordant à l’hôpital sous les effets de l’irradiation (d’où l’interdiction en France aux moins de 12 ans), le message global est clair : le mensonge tue, l’élite hors-sol est inacceptable, la population a le droit de savoir et d’être associée aux risques. Les explications didactiques de la catastrophe au procès final sont d’une grande clarté pour le profane en centrale ; elles permettent de mesurer comment l’humain peut chevaucher l’atome – à condition de prendre toutes les précautions nécessaires et de respecter les procédures une à une, tout en discutant des apports d’expérience.

Les assertions de la série (américaine…) sont à nuancer et compléter avec les incertitudes recensées dans l’article de Wikipédia sur Tchernobyl et dans le dossier de l’Institut de radioprotection nucléaire. Mais dénoncer un système mortifère qui s’enrobe sous le nom de « socialisme » est œuvre de santé publique et morale.

DVD Tchernobyl (Chernobyl), 2019, écrite par Craig Mazin et réalisée par Johan Renck, HBO minisérie, avec Jared Harris, Stellan Skarsgard, Emily Watson, 5 épisodes en 5h20 + bonus, standard €19.50 blu-ray €24.50

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Philip K Dick, Simulacres

Encore une idée originale d’un auteur enfiévré qui ressasse ses obsessions sous un autre angle. Le lecteur habitué retrouvera paranoïa, complot, schizophrénie, amphétamines ; il découvrira en revanche un monde différent vu d’un autre œil.

Les personnages, camés ou psychotiques, sont comme souvent inconsistants. L’histoire n’en est pas une, ballottée entre des « possibles » qui adviennent ou pas au gré de l’humeur d’auteur. Mais l’univers créé est riche et intéressant. Il est l’Amérique des années 1960, technique, optimiste, manipulatrice ; des politiciens vendeurs, des vendeurs persuasifs, l’obsession de tout contrôler, la méfiance envers les industriels de la technique et de la chimie, la division des citoyens entre ceux qui savent et ceux qui ignorent : les Ges (Geheimnisträger, porteurs du secret) et les Bes (Befehlsträger, exécutants).

Le grain de sable dans les rouages bien huilés du système sera un artiste psychokinésiste, Richard Kongrosian, qui joue du piano sans les mains. Paranoïaque délirant mais artiste incomparable, il approchera Nicole, la Première dame à la Maison Blanche – et ce sera la fin. Car « Nicole » est la quatrième du nom, une actrice qui joue le rôle de la Première dame, morte de vieillesse depuis longtemps. Son mari le président, nommé der Alte (le Vieux), est lui-même un simulacre, androïde fabriqué en série par un conglomérat allemand tenu par deux frères aussi durs en affaires que des nazis.

L’Allemagne est devenue le 52ème état américain en 1994 – drôle de retournement de l’auteur qui déteste les Allemands depuis son premier livre. A moins que le rôle des Américains d’origine germanique ou juive-allemande proches du pouvoir aux Etats-Unis de son temps (par exemple Schlesinger, Salinger, Kissinger), ne lui ait soufflé l’idée d’une pénétration insidieuse des vaincus d’hier dans les hautes sphères ? Dans son Amérique futuriste nommée désormais United States of Europe and America (USEA) ne règne qu’un seul parti Démocrate-Républicain et la société est pacifiée, surtout depuis les « années de retombées radioactives, et en particulier des explosions malfaisantes de la Chine populaire ».

D’ailleurs, un groupe qui se nomme les Fils de Job commence à manifester bruyamment dans tous les Etats-Unis. C’est un groupe de néo-nazis « qui semblaient surgir de partout ces derniers temps ». ils sont dirigés par Bertold Goltz – un Juif – dont on apprendra incidemment qu’il dirige le comité secret des cartels (allemands) qui manipule le simulacre de président (américain). Pourquoi ? Pour les mêmes causes qui ont porté Donald Trump au pouvoir de nos jours : « Cette région décadente empestait le défaitisme ; ici vivaient les vaincus, les Bes sans rôle véritable dans le système. Les Fils de Job, comme les nazis du passé, se nourrissaient des déceptions des déshérités ». Etonnante prescience !

Mais nul besoin de recourir comme dans le roman au « principe de von Lessinger » pour remonter dans le temps ou aller dans l’avenir : la crise économique produit toujours du ressentiment social, qui se manifeste en politique par un extrémisme réactionnaire. Ce fut le cas après la crise de 1929, c’est le cas après la crise de 2008. La montée des nationalismes, du populisme, du rejet des élites, du système et de la coopération internationale au prétexte de complot des cartels, des Juifs ou des Deux-cents familles, est un itinéraire balisé. Un terreau fertile pour les démagogues : Ge embrassant la cause des Bes ou chevalier romain devenant tribun de la plèbe. Rien de nouveau sous le soleil.

L’auteur en a une explication psychanalytique : l’image de la Mauvaise Mère, toute-puissante et universelle. Ce pourquoi, dans le monde der Alte, les psychanalystes sont désormais interdits. « C’est à cause des pauvres types comme moi que Nicole peut gouverner, dit Chic (abréviation de Charles). Je suis la raison pour laquelle notre société est matriarcale… Je suis comme un gosse de six ans. – Vous n’êtes pas unique. Vous vous en rendez compte. En fait, c’est une névrose à l’échelle nationale. Le défaut psychologique de notre époque ». La réaction machiste, petite-bourgeoise, blanche, va contre le féminisme, la féminisation des mœurs, l’apitoiement sur les minorités. Le pouvoir fort contre le pouvoir maternant, l’agir individualiste contre la passivité des aides sociales.

Sauf que, choc des egos mâles et guerre civile aidant, les Néandertaliens issus de mutations régressives pourraient chasser les Homo Sapiens affaiblis et à nouveau s’étendre sur la Terre. Je n’y crois guère, mais c’est un roman.

Philip Kindred Dick, Simulacres (The Simulacra), 1964, J’ai lu SF 2014, 251 pages, €6.70 e-book Kindle €5.99

Philip K Dick, Substance rêve : Le maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Docteur Bloodmoney, Les joueurs de Titan, Simulacres, En attendant l’année dernière, Presses de la Cité 1993, 1246 pages, €26.77

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Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque

C’est un petit bijou de synthèse et de clarté commandé par Georges Dumézil que nous a laissé l’historien anthropologue de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant, premier à l’agrégation de philo 1937, accessoirement colonel Berthier dans la Résistance avant d’être nommé professeur au Collège de France. En trois parties, il part de l’histoire pour aborder l’univers de la cité et l’organisation du cosmos humain. La pensée grecque était l’émanation d’une culture originale, une façon de voir le monde.

Lors de l’invasion achéenne entre 2000 et 1900 avant notre ère, des indo-européens importent un nouveau style de mobilier et de sépulture, donc un autre mode de vie ; ils s’étendent dans tout le Proche-Orient du XIVe au XIIe siècle avant. La vie sociale est centrée autour du palais dont le rôle est religieux, politique, militaire et administratif, économique. Tous les pouvoirs sont concentrés en la personne du roi (anax) qui contrôle un territoire étendu, soumis à la comptabilité et aux archives des scribes, une caste fermée qui fixe la langue écrite. Le roi s’appuie sur une aristocratie guerrière liée par une fidélité personnelle d’allégeance. Ce n’est ni une royauté bureaucratique comme à Sumer, ni une monarchie féodale comme au Moyen Âge, mais un service du roi. Les dignitaires du palais manifestent, partout où la confiance du roi les a placés, le pouvoir absolu de commandement qui s’incarne dans le fief non héréditaire.

L’invasion dorienne du XIIe siècle avant détruit le système palatial achéen et l’écriture dite Linéaire B. L’anax disparaît, la distance entre les hommes et les dieux devient incommensurable et deux forces sociales sont laissées en présence : les communautés villageoises et l’aristocratie guerrière. Cet état de fait n’est pas sans nous rappeler certains états sociaux contemporains.

La recherche d’un équilibre entre ces deux forces antagonistes fait naître, au début du VIIe siècle avant, une « sagesse » fondée en ce monde-ci.

Pour la guerre, le char a disparu avec la centralisation politique et administrative qu’il exigeait pour le payer et l’utiliser. En religion, chaque clan familial (genos) s’affirme possesseur de rites et de récits secrets qui leur confère du pouvoir. En politique, la joute oratoire devient une méthode publique d’échange d’arguments. La ville se bâtit autour de l’agora et non plus autour de la forteresse du roi ; la citadelle est remplacée par le temple de la cité. L’Exécutif se scinde en fonctions spécialisées : le basileus (roi) voué aux fonctions religieuses, le polémarque chef des armées, l’archontat qui exerce la magistrature élu pour dix ans, puis chaque année.

Dans l’univers de la polis règne la parole (divinisée en Peitho, force de persuasion). Ce n’est plus énoncer des mots rituels mais débattre, ne plus formuler un verbe définitif mais soumettre des arguments rationnels dans un double mouvement de démocratisation et de divulgation. Le savoir n’est plus secret, réservé à une caste, mais répandu par l’écriture et les controverses : les plus anciennes inscriptions en alphabet grec remontent au VIIIe siècle avant. La rédaction des lois (diké) est soustraite à l’autorité du roi pour être publique, objective et annoncée ; il s’agit d’établir une règle commune à tous, pleinement humaine et non plus divine, mais supérieure à tous par sa force rationnelle. La loi reste soumise à discussion et est modifiable par décrets.

Les anciens sacerdoces sont confisqués par la polis qui en fait des cultes officiels dans des temples ouverts et publics, sans plus de salles secrètes réservées à des initiés. Les vieilles idoles perdent leurs mystères et n’ont plus d’autre réalité que leur apparence. La lumière grecque – que mon prof de philo disait être à l’initiative de la clarté philosophique – chassait l’obscurité, l’obscurantisme et les obscurs complots. Les associations purement religieuses fondées sur le secret et dont le but est de faire son salut personnel prennent le relai, mais en marge, indépendamment de l’ordre social. Les philosophes ont alors un rôle ambigu, entre l’élitisme de n’enseigner qu’à quelques disciples choisis et aimés, et les débats publics qui sont la seule façon de se qualifier pour diriger la cité. Apollon ou Dionysos ?

Les citoyens se conçoivent abstraitement comme interchangeables dans un système où la loi est l’équilibre et la norme l’égalité (isonomia). A noter que les esclaves et les métèques sont exclus du statut de citoyen, sauf à le devenir par leurs mérites pour la cité. Le hoplite ne connaît plus le combat singulier et la gloire personnelle (eris) mais la bataille en rang et la discipline dans le groupe (philia). Les grands guerriers nus gaulois n’ont pas connu cet enrôlement collectif, ni la société celtique l’objectivation des règles par l’écriture – ce pourquoi ils n’ont pas survécu à la puissance romaine organisée. L’idéal de comportement grec devient la réserve et la retenue qui effacent les différences de mœurs et de conditions entre les citoyens dans le but de les unir comme une seule famille.

Le cosmos humain s’organise autrement qu’avant. La cité entre en crise en raison de la poussée démographique qui fait rechercher par mer de nouvelles terres, du métal, et qui ouvre vers l’Orient dont le luxe séduit l’aristocratie. Naît alors une opposition entre les propriétaires fonciers qui concentrent la richesse et les paysans périphériques qui s’appauvrissent. L’argent remplace l’honneur, mais il ne comporte aucune limite et pousse à la démesure (hubris). C’est alors que, par contraste, nait l’idéal de juste milieu (sophrosyne), un équilibre social de classe moyenne incarné par le législateur Solon. La justice lui apparaît comme un ordre naturel se réglant de lui-même, dont le désordre n’est dû qu’à l’hubris personnel. L’idéal libéral en est la continuation historique, les vices humains devant être disciplinés et les écarts corrigés par la loi, l’Etat arbitre définissant les règles communes. Les affects (humos) se doivent, en Grèce ancienne, d’être disciplinés par la raison.

L’égalité géométrique de proportions (isotes) conduit à une cité harmonieuse si chacun est à sa place et a le pouvoir que lui confère sa vertu : le mérite est ici moral et pas uniquement intellectuel. L’homme grec est total, incluant volonté, courage et caractère en plus des capacités cérébrales – l’intelligence est la logique mais aussi la ruse (metis). Vers 680 avant notre ère apparaît la monnaie d’Etat, substituant à l’ancienne image affective l’abstraction de la nomisma, un étalon social de valeur pour égaliser les échanges.

Au VIe siècle avant naît un mode de réflexion neuf avec Thalès, Anaximandre, Anaximène : le divin et le monde font partie d’une même nature (physis) ; l’origine et l’ordre du monde ne sont plus la souveraineté d’une puissance magique mais une question explicitement posée, susceptible de quête scientifique et de débat public. Les religions du Livre reviendront sur cette avancée de la pensée. Pour les Grecs, il existe une profonde analogie de structure entre l’espace institutionnel humain et l’espace physique naturel. Platon avait fait graver au fronton de son académie cette maxime : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’univers est connaissable car il est mathématique et l’intelligence peut appréhender sa logique, même si elle reste limitée face à l’incommensurable de l’univers. Et si homo sapiens est homo politicus (zoon politicon en grec), c’est que la raison est d’essence politique : elle n’est pas purement individuelle et ne progresse que par le débat ouvert ; elle ne se soumet en tout cas pas au diktat d’un prétendu divin que ses interprètes autolégitimés captent pour assurer leur pouvoir !

Ces origines grecques nous font mesurer aujourd’hui combien le balancement est éternel entre le fusionnel et le rationnel, l’autorité d’un seul par la bouche duquel parlent les dieux et l’autorité collective construite par l’approbation de la majorité aux règles communes après débat public et transparent. Nous n’en sommes pas sortis : les forces tirent aujourd’hui sur le repli, l’abandon au plus fort, la protection royale ; elles rejettent la curiosité et l’exploration, la discipline et la construction de soi, la participation démocratique. Communauté ou société ? L’éternel combat des Doriens modernes contre l’ancien régime achéen.

Relire ce petit livre d’anthropologie historique est un bonheur pour penser l’essentiel.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, PUF 2013, 156 pages, €10.00

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Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve

Nous sommes presque demain en 2049. Le film s’inspire du roman de science-fiction écrit par Philip K. Dick pour 2019, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Il prend aussi la suite du premier Blade Runner de Ridley Scott sorti en 1982 et se situe trente ans plus tard, dans la veine du « fils » qui poursuite l’épopée ancestrale.

La pollution rend irrespirable et orageuse la Californie, tandis que l’agglomération de Los Angeles est entourée de déchets électroniques déversés par de grandes machines volantes automatiques dans des décharges où un esclavagiste noir fait travailler des enfants blancs « orphelins ». L’humanité est encouragée à émigrer vers les étoiles pour les exploiter en colonies, tandis que la Tyrell Corp – sorte de Google omnipotent – crée depuis des décennies à partir du génie génétique ces fameux « réplicants » de plus en plus perfectionnés, mi-robots mi-humains, issus d’ADN. Une révolte de réplicants a eu lieu sur Mars et, par peur du grand remplacement, les vrais humains ont créé une section spéciale de la police de Los Angeles (LAPD) pour traquer les réplicants en situation irrégulière. Ils se font appeler les Blade Runners – les « gaillards pisteurs ».

K est l’un de ces gaillards (Ryan Gosling) ; il a 30 ans et est entraîné pour faire face à toutes les situations. Justement, il découvre un ancien modèle (Dave Bautista) qui vit en autarcie dans une ferme isolée où il mange les vers protéinés de sa production qu’il cuisine à l’ail, met oublié, pour les agrémenter. Discussion, refus pionnier de de faire contrôler comme un esclave en fuite, bagarre : le K tue le réplicant. Au moment de partir, dans sa carcasse volante, il aperçoit une fleur déposée au pied d’un arbre mort. Il demande à son drone de scanner la profondeur du sol – et il découvre un coffre qui contient un squelette de femme ayant enfanté par césarienne, morte en couches. Pourquoi cet ensevelissement loin de tout ? Pourquoi ce numéro de série tatoué sur l’os pelvien ? Une réplicante serait-elle capable de se reproduire comme une vraie humaine ?

Ce serait la révolution – et l’élimination des humains par leurs quasi sosies mieux adaptés, tout comme Neandertal le fut jadis. Sa chef du LAPD (Robin Wright) enjoint K de traquer l’enfant né jadis et de détruire toutes les preuves de ce secret qui menace l’humanité. Le seul souvenir personnel de K est d’avoir caché un cheval de bois pour que les autres enfants de l’orphelinat ne puissent lui prendre. Mais est-ce un « vrai » souvenir ou un souvenir implanté ? Le Blade Runner est troublé par le fait que la date gravée sur le cheval jouet est la même que celle trouvée gravée au pied de l’arbre mort, au-dessus du coffre au squelette, une valise militaire. Son enquête commence par la ferme aux souvenirs où une jeune fille au système immunitaire déficient vit en bulle et crée par l’imagination des souvenirs qu’elle peut implanter chez un réplicant (Carla Jury). Pour distinguer les vrais des faux, dit-elle, il faut mesurer l’émotion qu’ils provoquent.

La suite sera de retrouver Rick Deckard, l’ancien Blade Runner disparu et qui se terre, le héros du film de 1982 (Harrison Ford) pour faire le lien.

Mais la Tyrell Corp ne veut pas être tenue à l’écart du secret : elle sait tout, elle voit tout, surveille tout – un vrai Google ! Et « le secret politique » est vite éventé. Son chef Wallace (Jared Leto), malvoyant aveuglé en outre par l’hubris du pouvoir, mandate sa réplicante phare, Luv (Sylvia Hoeks), qu’il a dotée de facultés de combat incomparables, pour suivre K et retrouver l’enfant naturel de la réplicante d’il y a trente ans. C’est un secret de fabrication qu’il veut disséquer pour le perfectionner et créer encore mieux et plus spécialisé. Toujours les affaires…

Le film est trop long, souvent lent, et le spectateur devine outrageusement vite qui est cet enfant né il trente ans auparavant. Mais l’histoire agite tous les thèmes qui angoissent l’humanité des années 2000 : la peur des robots et de l’IA, l’omniprésence de la surveillance électronique des grosses entreprises privées, le pouvoir sans limites qu’elle procure à ses dirigeants, l’orgueil humain de vouloir s’égaler à Dieu en créant une réplique telle un Golem, la quête de son identité personnelle, l’amour impossible selon son métier (K est réduit à s’inventer une femme virtuelle), la pollution de masse et le nouvel esclavage industriel pour survivre, le divorce croissant entre une élite surprotégée et la masse qui subit…

Mais cette immersion lente dans une atmosphère toxique présentée comme la conséquence de nos actes d’aujourd’hui assoupit plutôt qu’elle ne révèle. Le film est intéressant, ses images somptueuses (en bleu pluie, orange pollué, gris neige), ses inventions techniques imaginatives (encore que la plaque d’immatriculation des véhicules volants est un peu bête à l’ère du tout électronique), mais il est mal monté : on ne sait ni où l’on va, ni pour quoi faire.

DVD Blade Runner 2049, Denis Villeneuve, 2017, avec Ryan Gosling, Harrison Ford, Ana de Armas, Jared Leto, Dave Bautista, Sony Pictures 2018, 2h37, €9.49

DVD Blade Runner (Ridley Scott) + Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve), Sony Pictures 2018, standard €29.99 blu-ray €39.99

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Arnaldur Indridason, Le livre du roi

arnaldur indridason le livre du roi

Il s’agit d’une quête et pas d’une enquête ; l’auteur a délaissé un moment son commissaire Erlendur pour le tendre étudiant Valdemar. Il passe, pour ce faire, du « il » au « je ». Valdemar raconte, au soir de sa vie, l’aventure qu’il a vécue avec son ancien professeur de langues nordiques à Copenhague. Islandais tous les deux, ils révèrent les vieux manuscrits de la culture scandinave, dont les très célèbres sagas. Mais plus vitale encore pour l’âme islandaise est l’Edda, poésie mythologique du nord ancien, rédigée au XIIIe siècle.

Or cette Edda existe sous forme de plusieurs manuscrits, dont le plus précieux est celui qu’acheta l’évêque Sveinsson et qu’il légua au roi du Danemark en 1662. Il s’agit du Livre du Roi dont parle le roman. Arnaldur Indridason, qui a étudié l’histoire en son jeune temps, se coule dans la peau du personnage affectif et impressionnable de Valdemar, en butte à l’obsession caractérielle de son professeur. Ce dernier, qui s’enivre souvent parce qu’un secret le ronge, est poursuivi par un couple de « wagnéristes » qui recherchent les vieux manuscrits de l’Edda pour leur culte nazi. On n’en saura pas plus sur cette quête, bien qu’on puisse l’imaginer si l’on a quelque culture. Mais l’auteur ne justifie en rien cette obsession aryenne face à l’obsession nationaliste islandaise : en est-il une plus légitime que l’autre ? L’Edda, comme la Joconde, n’appartiennent-elles pas à toute l’humanité ?

Ce qui intéresse Indridason, non sans quelque sadisme pour son damoiseau aventureux, est de plonger dans l’action effrénée un jeune rat de bibliothèque qui n’a même pas joué au foot dehors avec les autres gamins (p.27), préférant déchiffrer à 10 ans les langues anciennes… C’est vous dire le contraste ! On le soupçonne un temps, l’auteur tend des perches… et puis renonce : Valdemar n’est probablement pas le fils bâtard que le professeur aurait eu avec sa mère volage. Mais le doute subsiste jusqu’à la dernière page.

Casanier, introverti, monomaniaque, peu intéressé par les filles (quand le lecteur fait la connaissance de la mère du garçon, il comprend pourquoi), Valdemar a peut-être 22 ans ; comme Annie dans le Club des Cinq, il ne veut surtout pas d’aventure ni de danger. Son irascible prof cultivé ne cessera de le convaincre de le suivre pour violer une tombe, affronter des requins d’affaires, se colleter à d’anciens nazis ou à des renégats soviétiques… Il ouvrira un cercueil, fracturera une demeure, prendra clandestinement passage sur un bateau, se fera tabasser, dormira en prison, aura sa tête mise à prix, manquera d’être abattu au revolver et de passer à la mer… Tout ça pour un vieux bouquin.

Tout ça pour que des nazis sans scrupules ne le possèdent pas.

Tout ça pour que le Livre soit un jour rendu à l’Islande comme patrimoine national.

edda de snorri

Qu’y a-t-il de si précieux dans l’Edda ? L’auteur ne nous le dit pas – chaque Islandais est sans doute censé le savoir. Pourquoi les nazis et les fils de nazis veulent mettre la main dessus ? L’auteur ne le précise pas – chaque étudiant en histoire est sans doute censé le savoir. Vers la toute fin du roman, p.315, le professeur apprend au béjaune Valdemar que l’Edda est « un modèle de vie » mais cette affirmation, comme en passant, est un peu courte.

La mode est aux nationalismes et à l’exaltation patriotique des particularités culturelles – ce pourquoi, peut-être l’éditeur français a-t-il cru bon traduire (7 ans après sa parution !) ce roman pas vraiment policier. Mais l’héroïsme mythique vécu de nos jours a quelque chose d’un peu ridicule, la tragédie se muant volontiers avec le temps en comédie. Lorsque le héros Högni rit quand on lui arrache le cœur dans le Chant d’Atli, pour ne pas trahir son secret, le professeur cède au nazi quand il menace de tuer la fille de la résistance danoise, durant la guerre. Il donne le Livre mais la fille est quand même tuée : l’héroïsme, finalement, serait-il plus efficace que le sentimentalisme chrétien ? Le professeur ne cède donc pas une deuxième fois, lorsque le fils du nazi menace d’abattre Valdemar, en 1955. Il encourage à le tuer afin que le secret reste à jamais gardé – et le garçon n’est pas abattu car ce serait inefficace pour les bourreaux… On ne tue pas la poule aux œufs d’or.

C’est un peu tordu pour les esprits modernes, pas très compréhensible pour les non-initiés à l’Edda, ce pourquoi ce roman d’aventure a pour nous quelque chose de bâclé. Ce qui se passe est au fond assez obscur. Restent les personnages, bien campés dans leurs contrastes. Reste l’action, malgré une centaine de pages au début un peu lentes.

Si le lecteur finit par s’attacher quelque peu au pied tendre Valdemar et à son vieux ronchon de prof qui veut se racheter, leur quête nous passe un peu par-dessus la tête. Écrit en islandais pour les Islandais, ce roman se transpose mal dans une autre culture. Mais on le lira pour les péripéties – qui ne manquent pas. Et l’on aura envie de (re)lire les sagas…

Arnaldur Indridason, Le livre du roi, 2006, Points 2014, 426 pages, €7.95

e-Book format Kindle, €4.99

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Tchernobyl ou l’échec du socialisme

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Trente ans déjà : le 26 avril 1986, à 1 h 23 mn 4 s du matin, le réacteur n°4 s’emballe subitement. Une quarantaine de secondes plus tard, deux formidables explosions secouent le site. Selon Grigori Medvedev, l’ingénieur en chef qui construisit la centrale de Tchernobyl, « une boule d’énergie électrique, légèrement aplatie et mesurant près de 7 m de diamètre et 3 m de hauteur, s’est formée dans le tiers supérieur de la zone active du réacteur. Près de 50 tonnes de combustible nucléaire se sont alors évaporés sous l’impact de cette boule et ont été projetées dans l’atmosphère, à une hauteur variant entre 1 et 11 km » p.42.

Dix ans déjà : Galia Ackerman, journaliste à Radio France Internationale, historienne de formation et chercheur associé à l’Université de Caen et parlant couramment le russe, a enquêté sur le sujet pour une exposition à Barcelone. Cet « accident » survenu au pays du « socialisme réalisé » montre combien l’idéologie, le scientisme et la bureaucratie peuvent mener un peuple à la catastrophe. L’idéologie a privilégié l’activisme, le pharaonique, et le secret.

  • Activisme autoritaire : « Fort d’une idéologie nouvelle qui prônait le dévouement total du citoyen à sa patrie socialiste, l’État sacrifiait ses sujets, par milliers ou par millions, selon les circonstances, pour assurer sa marche glorieuse vers un avenir radieux et briser toute velléité de résistance chez ceux qui ne voulaient pas marcher au pas. C’est aussi ce qui s’est produit à Tchernobyl » p.15.
  • Le pharaonique ne coûtait « rien » puisque les hommes-fourmis étaient innombrables et corvéables à merci. Le pharaonique servait l’ego surdimensionné des bureaucrates qui s’étaient hissés à la tête du Parti avant-garde. « De l’utilisation de détenus du Goulag, sous Staline, à l’exploitation de jeunes komsomols dans les ‘chantiers du communisme’ sous Khrouchtchev et Brejnev, tous les moyens étaient bons pour fournir une main-d’œuvre très peu coûteuse à des projets colossaux comme, par exemple, ceux des centrales hydroélectriques du Dniepr ou de Bratsk » p.18.
  • Le secret était le ressort du pouvoir de l’élite dirigeante : « Les données précises ont été occultées par les autorités soviétiques désireuses de sauver la face devant le monde extérieur et devant leur propre peuple » p.11.

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Avant 1986, nombre d’accidents s’étaient déjà produits mais, « à l’exception d’une vague allusion en 1982 dans la ‘Pravda’ (qui signifie la Vérité !…), aucun de ces 11 accidents, sans compter les centaines d’incendies, ne fut rendu public » p.27.

Le scientisme, issu de la pensée de Marx, est une perversion de la Raison les Lumières. « Les bolcheviks rêvaient de devenir non seulement les maîtres des hommes, mais aussi de la nature, les maîtres de l’univers. ‘Le communisme, c’est le pouvoir soviétique plus l’électrification de tout le pays’, proclama Lénine en 1920 » p.17. L’URSS, dotée de gaz, de pétrole et de nombreuses rivières, n’avait nul besoin de centrales nucléaires. Mais l’idéologie de conquête de la nature et le fantasme de toute-puissance mondiale ont forcé dès 1954 la construction de tels symboles technologiques, dérivés du militaire. Surtout, « le personnel des centrales avait été élevé dans l’idée qu’un réacteur nucléaire ne pouvait pas exploser » p.47. Il s’agit de croyance par défaut d’information, parce que l’idée même d’une incertitude technologique était impensable à l’idéologie, sensée détenir la « seule » méthode « scientifique » pour parvenir à la Vérité.

La bureaucratie du Parti s’est bien sûr emparée de cet instrument de pouvoir symbolique qu’est dompter l’énergie de l’atome. « Bien que supervisées par l’Institut de l’énergie nucléaire Kourtchatov de Moscou, leur construction et leur exploitation (des centrales) se trouvaient en fait entre les mains des apparatchiks du Parti. Or, pour ces apparatchiks, seule la réalisation des plans quinquennaux importait. (…) On construisait à la va-vite, sans investir suffisamment dans la formation de cadres compétents » p.26.

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Aucune bureaucratie n’a d’âme et tout humanisme se perd dans les règlements « neutres » des bureaux cloisonnés : « La Commission gouvernementale eut automatiquement recours à la logique stalinienne où seule la victoire compte, alors que les pertes militaires ou civiles n’ont aucune importance » p.78. Aucune décision d’ensemble, rejet de toute responsabilité, je-m’en-foutisme généralisé, tels sont les maux des bureaucraties. « L’académicien soviétique Legassov : « impréparation, gabegie, effroi… C’était exactement comme en 1941, mais en pire » p.81.

igor kostine tchernobyl confessions d un reporter

« Naturellement, il fallait étouffer au plus vite cette affaire. Le Politburo prit alors une décision ingénieuse. Dans ses protocoles du 8 mai, on lit : ‘Le Ministère de la Santé de l’URSS a décrété les nouvelles normes de niveaux admissibles en matière d’irradiation de la population par des rayonnements ionisants, supérieures de 10 fois par rapport aux normes précédemment en vigueur. Dans certains cas, il est possible d’augmenter ces normes jusqu’à 50 fois » p.84. La viande provenant des régions contaminées sera utilisée « pour la confection de charcuterie, de conserves et de produits cuisinés, en la mélangeant avec de la viande normale, en proportion de 1 pour 10 », a décidé d’un trait de plume la bureaucratie à Moscou (très loin de Tchernobyl), « texte signé par le président du Comité d’État à l’agro-industrie, Vsevolod Mourakhovki » p.110.

Bilan : près d’1 million de liquidateurs du site contaminés, 116 000 personnes déplacées, souvent trop tard, près de 20 000 morts, 200 000 invalides selon Gueorgui Lépine (rapport au colloque de Berne, 12 novembre 2005). 9 millions de personnes vivent toujours sur des terres plus ou moins contaminées. La bureaucratie s’en fout, la technocratie règne. Là-bas comme chez nous. Sauf que…

Les pays « libéraux » peuvent avoir des accidents similaires ou commettre des bévues bureaucratiques du même genre telles le sang contaminé, la vache folle ou le Mediator – mais l’opinion ne tarde pas à le savoir et les têtes tombent, les procès jugent et indemnisent, les procédures sont changées. Pas dans une société où l’État est tout-puissant !

Ne jamais laisser un État devenir tout-puissant, si une ‘élite’ se croire au-dessus des lois communes. Même socialiste – et surtout socialiste, si l’on en croit leur croyance définitive à détenir la Vérité !

Galia Ackerman, Tchernobyl, retour sur un désastre, 2006, Folio Documents 2007, 163 pages, broché €14.20

Igor Kostine (photographe), Tchernobyl : confessions d’un reporter, éditions des Arènes, 2006, 240 pages, €35.50

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Michael Connelly, La lune était noire

michael connelly la lune etait noire

La lune noire est une superstition astrologique chinoise. Elle porte malheur. La question est que le malheur des uns faisant le bonheur des autres, comment savoir si l’on est du bon côté du manche ? Toute l’énigme est fondée sur ce quiproquo que le feng shui ne résout pas…

Cassie Black est sortie de prison. Elle est en conditionnelle et travaille à vendre des voitures de luxe Porsche aux scénaristes nouveaux riches d’Hollywood. Nous sommes à Los Angeles, ville fétiche de l’écrivain Connelly – qu’il a délaissée pour la Floride une fois son existence de journaliste terminée par un Prix Pulitzer sur les fameuses émeutes de Los Angeles (en 1992). Mais Cassie Black a un secret. Le lecteur le découvrant à mesure, je ne dévoilerais rien.

Mais elle ne peut pas rester ainsi à ne « rien » faire, surveillée par son énorme Noire de flic, femme à laquelle elle doit des comptes durant sa liberté conditionnelle. Condamnée 5 ans auparavant pour complicité d’escroquerie au casino ayant entraînée mort d’homme – son propre compagnon ! – elle est libérée sous condition afin de se réinsérer. Ray, ancien taulard, lui a offert sa chance dans le commerce des Porsche. Mais elle est travaillée d’un rêve et le temps lui est long.

Elle replonge donc dans ce monde interlope des jeux de Las Vegas, qui lui ont pourtant apporté tout le malheur. Un superbe « coup » est monté par son ancien associé ; elle veut en être, un petit dernier pour la route, avant de disparaître. Elles disent tous ça.

Les cinq parties du roman sont comme les cinq actes d’une tragédie. Haletante, bien menée, sans un mot de trop. Assez de technique pour ravir les Américains ; assez d’action pour ne jamais faire oublier le cinéma ; assez de psychologie pour contenter nos petits cœurs qui palpitent – surtout vers la fin !

Comment le coup est monté, puis exécuté, est un chef d’œuvre de sobriété et de suspense. On ne quitte pas les pages des yeux. Comment ce qui devient, devient, fait changer de bain, du chaud au froid, et c’est là du grand art. Et comment survient le dénouement est encore meilleur.

Comme après un sauna, vous ressortez de ‘La lune noire’ essorillé, décapé, incrédule : la vie peut donc être comme ça ? Elle peut. Nous sommes aux États-Unis, à Los Angeles, et Michael Connelly décrit ceux qu’il connaît bien, tout en ayant assimilé les ressorts d’Hollywood. Il a pour une fois laissé vivre l’inspecteur Bosch. ‘La lune était noire’ n’est pas un roman de gare – qu’on laisse sur un banc une fois le train arrivé – mais un roman de train, que vous ne pouvez pas lâcher et dont vous avez besoin de la longue solitude du voyage pour apprécier !

Michael Connelly, La lune était noire (Void moon), 2000, Livre de poche 2012, 480 pages, €7.90
e-book format Kindle, €7.99

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Jean-François Gayraud, Le monde des mafias

jean francois gayraud le monde des mafias
Ce livre est le fruit d’un travail universitaire très structuré qui a le mérite de proposer une définition rigoureuse du concept de « mafia » et d’étudier comment le monde globalisé encourage le phénomène. La réédition en poche est publiée en très petits caractères ce qui est dommage, mais permet de conserver les nombreuses annexes sur la lutte anti-mafia, l’initiation, la topographie italienne et turque, l’index.

Depuis le film Le parrain, les médias appellent « mafia » à peu près n’importe quelle bande organisée. Or « la » mafia mérite d’être définie avec précision pour lutter efficacement contre elle. Amalgamer n’a jamais servi à l’action, c’est mettre tout dans le même sac donc ne pas comprendre comment fonctionne la chose. « Une mafia est une société secrète et fraternelle à caractère criminel, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie » p.269.

Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire de la police nationale, n’a pas les précautions de langage de la gauche idéologique : il ne croit pas l’homme naturellement bon et s’appuie sur éthologues et philosophes (cités en encadrés au fil des pages) pour parler de biologie, de territoire et d’espèces. Pour lui, la mafia est la réaction animale d’un groupe ethnique humain menacé par l’anonymat bureaucratique, l’impôt étatique et la concurrence des bandes criminelles. Ce pourquoi les gangs juvéniles ou les cartels de drogue ne sont pas des mafias. Les seules vraies mafias sont claniques, ethniques et territoriales – peu importent leurs activités criminelles.

L’auteur fait d’ailleurs le parallèle avec le capitalisme sauvage des origines, processus quasi féodal de prédation avant d’accéder à la respectabilité de l’argent. Mais il s’empresse de préciser que les capitalistes s’intègrent à la société démocratique (n’étant en rien ethniques mais individualistes), alors que les mafieux profitent de la société en parasites, ne payant d’impôts que ce qu’il faut pour rester invisibles, n’offrant de dons qu’aux personnes de leur clan. « C’est un retour à la dure loi naturelle qui respecte le bon chasseur et le guerrier valeureux. L’homme mafieux est ramené à sa vérité originelle : celle d’un animal prédateur » p.306.

Il n’existe dans le monde actuel que neuf mafias : Cosa Nostra de Sicile, la Ndrangheta de Calabre, la Camorra de Campanie, la Sacra Corona Unita des Pouilles, la mafia albanaise du Kosovo, la maffya turque, les Triades chinoises, les Yakuza japonais et la Cosa Nostra américaine. Les fraternités russes, les cartels mexicains et colombiens ne sont que des proto-mafias, n’en ayant pas toutes les caractéristiques. Les gangs corses sont à peine évoqués, étant selon l’auteur plus du grand banditisme accoquiné au nationalisme îlien que l’expression d’une mafia véritable. Quant aux gangs salafistes, l’auteur n’en parle pas, ils étaient absents de l’univers criminel lors de la rédaction du livre et appartiennent peut-être à la galaxie terroriste – quoique l’aspect communautaire, voire ethnique, n’y soit pas absent…

Une mafia est caractérisée par huit critères :

  1. contrôle d’un territoire,
  2. capacité d’ordre et de domination,
  3. hiérarchie et obéissance,
  4. service de l’ethnie et de la famille,
  5. poly-criminalité,
  6. les mythes et légendes comme idéologie,
  7. ancienneté et la pérennité,
  8. secret et initiation.

Les véritables mafias sont très proches dans leur fonctionnement des sociétés secrètes comme la Franc-maçonnerie ou les services spéciaux. On ne s’étonnera donc pas que les États y fassent parfois appel lors d’événements majeurs, notamment lorsque la patrie est en danger : le mafieux Lucky Luciano a aidé au bon débarquement américain en Sicile, les Triades ont aidé Sun Yat-sen à prendre le pouvoir, les Yakuza font régner l’ordre à la place du gouvernement débordé lors du tremblement de terre de Kobé.

Les sociétés modernes favorisent le phénomène mafieux : dans l’anonymat de l’administration et de la ville, les liens claniques remplacent les liens personnels d’ancien régime. « Les mafias trouvent naturellement leur terreau culturel dans ces mentalités holistes profondément étrangères à l’individualisme contemporain » p.247. Il n’y a pas chez elles d’individus libérés par les Lumières mais des êtres enserrés dans une toile d’obligations communautaires claniques. L’urbanisation, la consommation et le divertissement offrent des sources de richesses inépuisables à la prédation clanique, le BTP, le traitement des ordures et le spectacle (y compris drogue et trafic d’êtres humains) étant les principaux investissements des mafias contemporaines. La Cosa Nostra américaine (Benjamin Siegel et Meyer Lansky) a même créé de toutes pièces une ville vouée au divertissement : Las Vegas !

Les mafias forment le stade suprême du crime organisé, le principe de cruauté permettant une véritable expansion biologique du mal. « Va-t-on vers un âge criminel », s’interroge l’auteur p.314 ? « Leur présence engendre déjà une criminalité avancée de certaines sphères politiques et économiques. Jusqu’au jour où, achevé, ce processus aboutira à une confusion quasi parfaite entre les acteurs politiques et économiques légaux et les mafias ».

Intéressant, facile à lire (sauf l’introduction un peu indigeste, mais seulement 21 pages), instructif sur la genèse, l’expansion et les œuvres des mafias. Bien loin du folklore et des livres de journalistes à sensation comme Gomorra.

Jean-François Gayraud, Le monde des mafias – géopolitique du crime organisé, 2005, Odile Jacob poches 2008, 447 pages, €10.90
e-book format Kindle €13.99
film DVD Le parrain – la trilogie, de Marlon Brando avec Al Pacino, 2008, €22.99
Voir aussi Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel sur ce blog

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Paul Doherty, L’homme masqué

Paul Doherty L homme masque
L’énigme du Masque de fer a fait couler beaucoup d’encre. L’homme emprisonné ici ou là pour finir à la Bastille était-il le frère jumeau de Louis XIV ? Impossible, répond Paul Doherty, professeur anglais d’histoire médiévale. La cour ne connaissait aucune vie privée et la reine accouchait en public. Mais pourquoi son visage devait-il rester caché sous un masque de velours ou de fer, sauf à quelques personnes – dont le superintendant Fouquet ?

Dans ce roman policier historique, le spécialiste anglais des intrigues moyenâgeuses ouvre une hypothèse audacieuse. Il se fonde sur la correspondance amoureuse secrète et chiffrée de la reine Anne d’Autriche, mère du roi Louis XIV. Il crée le personnage de Ralph Croft, faussaire anglais recherché par les polices du monde connu et emprisonné à la Bastille. Le Régent, avide de belles femmes qui veulent savoir, le gracie officiellement s’il réussit à percer l’énigme. Il devra enquêter dans les archives, lui qui les connait sur le bout des doigts, percer les codes, et dire le fin mot. Inutile de dire que chacun cherche à utiliser l’autre pour ses propres intérêts et que le Régent n’a guère l’intention de laisser filer le détenteur d’un terrible secret si celui-ci parvient à le connaître…

L’homme au masque a été arrêté près de Dieppe sur lettre de cachet royale en 1669. Il devait être surveillé de près durant trente ans dans diverses prisons, Sainte-Marguerite puis Exilles, jusqu’à sa mort à la Bastille le 19 novembre 1703. A chaque fois, sa cellule devait être invisible de l’extérieur, les murs, sol et plafond devaient être grattés pour éviter tout message, sa vaisselle réservée et surveillée après chaque repas pour qu’il ne fasse passer aucun écrit, son linge lavé et repassé sous surveillance constante, puis mis en coffre et brûlé une fois usé.

Louis XIII, fils d’un roi baiseur mort trop tôt, avait du mal avec les femmes. Très pieux, la chair lui répugnait et son épouse, reine venue d’Espagne, était trop jouisseuse et expansive pour lui. Marié à 14 ans, il attendit 18 ans et des promesses à la Vierge avant d’engendrer Louis XIV. S’il est certain que le Roi-Soleil était bien le fils de sa mère, certains doutent qu’il fut fils de son père. On dit que les testicules du roi étaient celles d’un enfant et qu’il n’atteignit sa maturité qu’à 30 ans passés… Mais ce ne sont que des on-dit.

En ce cas, si le Masque de fer ne devait pas montrer son visage, était-ce parce qu’il ressemblait fort à Louis XIV ? S’il ne pouvait être son jumeau, pouvait-il être son demi-frère ? Ou bien Louis XIV et le Masque étaient-ils tous deux fils d’un autre, un amant de la reine qui ressemblait au duc de Buckingham, son amour éternel ?

Ralph progresse pas à pas, captivé par cette énigme qui pourrait changer la politique du temps. Voilà que surgissent les malandrins, les gitans et même les Templiers ! Nous sommes entre ‘Da Vinci code’ et Hugh Corbett. Avec les mêmes approximations topographiques sur Paris que Dan Brown : de la cour du Louvre on ne peut, même à l’époque, apercevoir les tours de Notre-Dame (p.20) ; ni tourner de la rue aujourd’hui de Rivoli « vers l’Opéra », qui n’existait pas encore (p.54) : il a été fondé par Napoléon III ; ni dire que le grand Maître templier Jacques de Molay a été « exécuté sur le parvis de Notre-Dame (p.92) car il a été brûlé dans l’île face au Louvre, de nos jours square Henri IV où une plaque le rappelle.

Malgré ces détails, l’enquête est enlevée, agréable à lire et offre une passionnante solution à cette énigme historique.

Paul Doherty, L’homme masqué, 1991, 10-18 2010, 213 pages, €7.10

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Alexander Kent, Un seul vainqueur

alexander kent un seul vainqueur

L’histoire continue d’avancer jour après jour, la grande et la petite. Richard Bolitho, marin depuis l’âge de douze ans, poursuit son existence tout en la mettant au service de Sa Majesté.

Il aime sur terre, entre deux missions vitales sur mer, cette Catherine qu’il a sauvée des griffes d’un mari pédéraste qui non seulement ne l’aime pas, mais a dilapidé la fortune de son épouse au jeu. L’épouse officielle du vice-amiral sir Bolitho, lady Belinda, reste à Londres dans la « bonne » société, éprise de conventions et de paraître. Malgré leur petite fille en commun, elle ne l’aime plus, et c’est réciproque.

L’Angleterre défend toujours son empire et la liberté de son commerce contre l’Ogre corse, ce Napoléon qui veut dominer l’Europe et force au blocus continental. Les autres nations maritimes, l’Espagne, la Hollande et le Danemark, sont trop faibles pour résister ; la première est alliée, la seconde voudrait rester neutre malgré les pressions, la troisième craint pour sa flotte enserrée dans les détroits scandinaves.

Ce pourquoi cette année 1806 qui suit la victoire de Trafalgar est importante. Napoléon poursuit ses victoires sur le continent mais sa flotte a été réduite par les destructions et les prises. Dommage que les terroristes de 1793 aient coupé tant de têtes expérimentées d’officiers mariniers : si les bateaux français sont solides et bien construits, ils sont trop souvent mal commandés et trop peu exercés au tir à boulets.

Bolitho est envoyé rejoindre une escadre anglaise au Cap de Bonne espérance, point névralgique de la route vers l’Asie : le canal de Suez ne sera construit qu’à la fin du siècle et la route du Cap Horn est trop dangereuse aux navires à voiles, la proximité des glaces antarctiques y lève de constantes et violentes tempêtes. La ville du Cap est tenue par les Hollandais Boers, alliés plus ou moins à Napoléon qui les a délivrés du royaume espagnol. Bolitho va devoir détruire des bateaux qui risqueraient de contrer l’occupation anglaise du lieu.

Il est ensuite envoyé dans le nord, au Danemark, pour éloigner le scandale de sa liaison avec Catherine, afin d’accompagner une mission diplomatique destinée à convaincre le royaume de ne pas livrer sa flotte à Napoléon. Péripéties qui montrent combien les conseilleurs d’ambassade ne sont pas les payeurs, trop souvent ignorants des réalités du terrain malgré leur intelligence globale. Car le « secret » diplomatique n’en est jamais un, le temps passé à « négocier » étant mis à profit par une escadre française pour tenter de couler le bateau où se trouve cet autre Nelson qu’est l’amiral Bolitho à son retour – et affaiblir ainsi la flotte anglaise.

navire trois ponts france 18e

Ces aventures sont entrelardées de moments d’amour et même de sexe brûlant entre les amants, de relations d’amitié avec les anciens collaborateurs, de retrouvailles affectueuses avec le neveu Adam, 26 ans et capitaine de frégate. À bord, Bolitho reste attentif aux hommes, ce qui est sa gloire et sa force au combat. Il s’efforce de connaître chacun, de retenir les noms des plus marquants, de parler sans superbe au plus humble aspirant, pilote ou matelot. Ce pourquoi ils l’aiment, ce pourquoi ses ordres sont obéis lorsque vient le temps de l’action. Le lecteur en apprend beaucoup sur la psychologie du commandement dans les unités de combat en lisant Alexander Kent, lui-même engagé dès 16 ans dans la Navy en 1940 sous son vrai nom de Douglas Freeman.

Il montre la force des liens humains, entre hommes qui se battent, entre adultes et jeunes pour apprendre le métier, entre hommes et femmes lors des périodes à terre. Cette spécialité rend ses romans maritimes vivants et parfois poignants. Il raconte peu ou prou la même histoire, mais jamais au même endroit, ni avec les mêmes protagonistes, ni au même moment. Cette familiarité décalée est l’un des secrets des « sagas », ces romans qui se succèdent où l’on voit vivre, grandir et évoluer les personnages. Où l’on s’y attache comme s’ils étaient de sa propre famille.

Quelques nouveaux apparaissent, comme cet aspirant Seagrave, 16 ans en début du roman, qui vient d’un bâtiment amiral où il a été battu au sang, « bizuté » comme on dit aujourd’hui. Au point de se croire lâche, sans cesse sous le regard des autres qui jugent, alors qu’il est courageux, comme son réflexe l’a montré un instant. Bolitho le reconnaît, après son capitaine et après l’homme qu’il a sauvé. Bienveillant, l’amiral permet la résilience…

Dès les premières pages, vous êtes pris dans l’histoire, le monde alentour ne compte plus ; vous voilà au XIXe siècle. Et tant pis si les bateaux français n’ont pas souvent le dessus et si Napoléon (ce héros français) est vu de l’autre côté de la Manche comme un dictateur impérialiste. C’est l’autre face, aussi vraie que la nôtre, du même personnage – et il est bon de s’en rendre compte. Le « bonapartisme » politique continue d’être la plaie de la politique française, bien peu démocratique malgré les grands mots des politiciens.

Le charme d’Alexander Kent est qu’il ne prend pas au sérieux ces combats idéologiques. Ce qui compte est de bien faire son métier et d’aimer ceux qui vous entourent. Un bien beau programme, plus honnête que celui des professeurs de vertu !

Alexander Kent, Un seul vainqueur (The Only Victor), 1990, Phébus Libretto 2013, 494 pages, €12.80
Les romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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Yasushi Inoué, Le fusil de chasse

yasushi inoue le fusil de chasse
Concis, sobre, percutant – tel est Inoué, peut-être parce qu’il a pratiqué assidument le judo – et c’est par ce livre que l’on peut aborder son œuvre. Le fusil de chasse l’a fait connaître et apprécier jusqu’à lui valoir le prix Akutagawa en 1950, à 43 ans.

Prenant prétexte d’un poème demandé par un ex-copain d’école qui dirige une revue de chasse, l’auteur reçoit un étrange dossier fait de quatre lettres : celle du chasseur (qui n’a jamais lu un poème avant celui-ci), et celles de trois femmes qui furent sa femme, sa maitresse et la fille de celle-ci. Nous sommes dans les poupées russes des sentiments et des passions, construction apte à révéler toute la complexité humaine.

Le chasseur solitaire a touché le poète, car le marcheur au fusil à deux canons luisants porté sur les épaules est une métaphore du dragueur qui, en son existence, chasse les femmes avec son engin. Ce qui compte est moins le coup que le chemin, ce pourquoi le chasseur tue rarement. Dans l’amour, chacun est seul, isolé comme un chasseur dans la montagne japonaise. Voire jaloux et perfide envers ses proies, car chaque être recèle en lui un serpent.

Mais, tandis que la majorité désire fébrilement être aimé(e), rares sont les meilleurs : ceux ou celles qui désirent aimer – prenant plus de joie à donner plutôt que recevoir. Car l’amour animal est simple, question de peau, tandis que l’amour humain est compliqué, chatoyant mais sous le regard social. L’épouse Midori fantasme ainsi sur un jeune homme nu et parfait, trouvé dans le désert de Syrie où il partageait la vie des antilopes. Mais elle sait – d’expérience – qu’« une nuque charmeuse et soignée, un corps jeune et robuste comme celui d’une antilope… peu d’hommes satisfont à ces deux simples conditions ». L’amour n’est donc pas seulement attirance.

Ceux qui donnent sont rares mais précieux. Tel est le cas de Josuke Misugi, l’auteur du dossier envoyé à l’auteur. Tel est le cas de sa maitresse Saiko, comme de sa femme Midori. Reste la fille de la maitresse, Shoko, trop jeune encore pour avoir connu l’amour, et qui souffre des treize années de secret entre les amants. Mais elle entrevoit un paradis dont elle est un peu jalouse ; à elle de faire sa vie et sa lettre en ouverture des deux autres (après celle du chasseur en présentation) donne un redéploiement à cette histoire qui se ferme.

Car la maitresse déjà divorcée meurt, l’épouse divorce à son tour et le chasseur se retrouve solitaire ; même la fille de sa maitresse ne veut plus le revoir. Tragédie ? Probablement, mais à la japonaise : rien n’est jamais définitif puisque tout renaît sans cesse. Il s’agit d’observer et d’en tirer leçon pour les vies futures.

Ce court roman laisse une forte impression. Le réalisme du japonais et l’aptitude des littérateurs nippons à pénétrer le labyrinthe des âmes est dense et nutritif.

Yasushi Inoue, Le fusil de chasse (Ryoju), 1949, Livre de poche 1992, 87 pages, €4.10

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Michel Onfray, Les sagesses antiques

michel onfray les sagesses antiques contre histoire 1
Égal à lui-même Michel Onfray, qui avait 9 ans en 1968, est de cette génération (la mienne) dont le nombre et l’énergie a bouleversé le vieux monde bien plus que les guerres stupides et revanchardes des vieux. Car, à l’origine de ces guerres et de leurs défaites successives était la pensée unique impérieuse, hiérarchique, machiste, venue de la Bible et de Platon, reprise avec avidité par les scolastiques chrétiens et les jacobins marxistes contre le paganisme et son hédonisme du bien vivre.

Michel Onfray est de sa génération, pour le meilleur et pour le pire.

  • Le meilleur est sa clarté de langage, à peine teintée du jargon obligatoire de la profession ; il est supérieur encore à l’oral, on peut le réécouter en CD durant des heures.
  • Le meilleur est sa curiosité pour les oubliés, les mineurs, les cachés sous le tapis par la doxa régnante.
  • Le meilleur est sa quête des fragments et des généalogies. Ce pourquoi il plaît tant à sa génération qui se presse à l’Université populaire de Caen et achète par milliers son abondante production livresque.

Mais comme nul n’est parfait en ce monde-ci, et que le monde idéal des idées pures n’est qu’une invention du ressentiment, Michel Onfray a aussi ses défauts – ceux de sa génération : il est parfois léger, souvent caricatural, adorateur des polémiques. Rien de tel pour faire passer une idée que de ridiculiser ses adversaires. Ce que fit Platon, puis les Chrétiens puritains pour les auteurs qui ne répondaient pas à leurs croyances, Onfray le fait avec les officiels : tous ceux qui ont pignon sur rue sont à déboulonner (Platon, Hegel, Freud, Sartre…). Mais l’assaut des Bastilles ne suffit pas en soi pour rétablir le vrai, le naturel, le bon.

Tout n’est pas à jeter chez Platon, ni dans le christianisme ou le marxisme, malgré tout. De même, tout n’est pas bon à prendre chez Démocrite, Aristippe, Diogène, Épicure ou Lucrèce, auteurs présentés entre autres dans cet opus 1 de la Contre-histoire. Il y a de l’excès soixantuitard chez ce philosophe sorti du peuple, élevé chez les curés, et qui a réussi une thèse dans le système universitaire sans jamais s’y sentir chez lui.

Il n’est pas encore Enfant, Michel Onfray, cet enfant de Nietzsche qui est « innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ‘oui’ sacré (…) pour le jeu de la création ». Il a quitté la condition de chameau qui ploie sous l’obéissance, Onfray, pour acquérir celle du lion qui se révolte et rugit, se rend « libre pour des créations nouvelles », mais « créer des valeurs nouvelles – le lion ne le peut pas encore » (Ainsi parlait Zarathoustra – Des trois métamorphoses). Il reste dans l’assaut et la rébellion, Michel, adolescent soixantuitattardé, et cette Contre-histoire le manifeste pleinement. Ainsi sur Platon : « En interdisant aux hédonistes de défendre leur thèse, en leur prêtant une inconsistance théorique a priori, en les caricaturant, en les enfermant dans des pièges rhétoriques fabriqués sur mesure, en ne reconnaissant pas la grandeur, l’excellence et la qualité philosophique de ses interlocuteurs, en les réduisant à des personnages ridicules, en usant de sophistiqueries mises au point pour des combats falsifiés et gagnés d’avance, Platon montre un visage bien différent de ce que la tradition rapporte » p.161.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec la conscience de ses limites, découvrons ces auteurs oubliés, dissimulés par la philosophie dominante imposée par la religion dominante sur les siècles, dont le relai a été pris après Hegel par l’archipel marxisant ou heideggerien.

Le propos de Michel Onfray est d’opposer (facilité pédagogique un peu lourde) les tenants de l’au-delà à ceux d’ici-bas, ceux qui préfèrent le monde pur de l’âme et des idées abstraites et mathématiques à ceux qui préfèrent la pensée incarnée, incorporée, matérielle. Les premiers sont puritains par dégoût de leur existence et des gens qui les entourent, volontiers impérieux et aristocratiques, méprisant les jouisseurs et les humbles, dominateur tout entier tournés vers la pureté de l’ailleurs. Les seconds sont tout entier au présent, dans leur corps matériel, hédonistes sans êtres jouisseurs, amoureux sans être pourceaux, bien dans leur être et bien avec les autres, en harmonie avec le monde et philosophant sur le bien-vivre.

Ainsi Démocrite : « Il s’agit donc de ne pas désirer n’importe quoi ni n’importe comment et de ne pas viser n’importe quel type de plaisir. Ceux qui aliènent, momentanément ou durablement, sont à éviter. Pas d’intempérance, pas d’excès, pas de démesure, pas d’abandon aux pulsions animales, le plaisir ne se réduit pas à la trivialité d’une animalité débridée, mais à la sculpture de soi et à la construction de son autonomie. Seule et authentique jubilation : prendre plaisir à soi-même » p.72. Nous sommes loin du « tout, tout de suite » et de la baise frénétique en réponse à tout désir des aînés 1968. Tout n’est pas permis et il n’est pas interdit d’interdire. Les délires de l’orgie ou des drogues, comme ceux de la finance, sont autant exclus de cette sagesse tempérée – car son objectif est le bonheur.

Avec un message utilitaire pour aujourd’hui : « Se changer plutôt que changer l’ordre du monde, l’idée deviendra formule sous la plume de Descartes : elle triomphe dans le projet épicurien. Quand le monde s’effondre, lorsque la culture ancienne disparaît, aux heures du crépuscule, les aurores s’annoncent : l’épicurisme s’épanouit dans une époque en ruine. La construction de soi comme seule et unique réponse à la désintégration d’un monde… » p.186. Michel Onfray se verrait bien aujourd’hui comme Épicure au déclin de l’empire romain : en guide hédoniste du chacun pour soi parmi les autres.

A moins que Lucrèce ne l’emporte, lui qui a mis au jour « une idée redoutable, simple et vraie : la religion, le religieux, naissent de l’inculture et du manque de savoir. Le croyant se satisfait de la foi car il ignore. Le sacrifice aux divinités, aux mythes, aux illusions, procède d’un défaut d’informations sur la véritable cause de ce qui advient (…) Quand le clergé domine, l’intelligence régresse » p.283. La génération 68 a méprisé le savoir, honni le travail, refusé d’apprendre – la conséquence aujourd’hui est le retour des religions et des croyances, l’âge venu, quand ceux qui avaient 20 ans en 68 en ont aujourd’hui 66 – le chiffre de la Bête – ayant peur de tout, des autres et du monde, et de la mort au bout. Ils quêtent névrotiquement protection, assistance, érigent en principe la précaution appliquée à toute chose. Quitte à renier la liberté et son individualisme pour se jeter dans les bras armés des imams et des curés, des fonctionnaires – et des politiciens qui prônent un État fort.

Intéressant Michel Onfray : facile à aborder, à écouter et à lire ; plus profond qu’il ne s’affiche, un rien secret. Et qui fait réfléchir sur notre époque du Tout et du N’importe quoi.

Michel Onfray, Les sagesses antiques – Contre-histoire de la philosophie t.1, 2006, Livre de poche 2007, 351 pages, €7.10
Michel Onfray, La contre-histoire de la philosophie, coffret 12 CD, Fremeaux et associés, €79.99, volume 1 L’archipel préchrétien

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Stefan Zweig, La confusion des sentiments

stefan zweig la confusion des sentiments

Un jeune homme en première année d’université et au prénom de preux, Roland, se souvient au soir de sa carrière bien remplie avoir été fasciné à 19 ans par son professeur de littérature anglaise. Celui-ci, marmoréen du front et mou des joues, est ambivalent : sec et froid en cours magistral, emporté d’enthousiasme en travaux dirigés – et ses étudiants sont captivés. Le jeune Roland, gaillard musclé et passionné d’Allemand du nord, ayant nagé nu et s’étant battu « comme un sauvage » avec ses camarades durant son enfance, est subjugué par l’aura intellectuelle et sensible que dégage le maître. Il a gaspillé un trimestre à Berlin à courir les filles et à provoquer en duel plus qu’à ouvrir ses livres. Désirant se reprendre dans cette ville secondaire, il se lance à corps perdu dans l’étude, buvant toutes les paroles du professeur, charmé de son savoir et de son éloquence.

Celui-ci lui trouve un logement au-dessus du sien et l’invite à venir discuter dans son bureau tous les soirs. Ce n’est qu’au bout de quelque temps que le jeune homme lie connaissance au lac avec une jeune femme à la silhouette d’éphèbe qui le bat à la nage. Il la drague effrontément avant de s’apercevoir, en la raccompagnant, qu’elle est l’épouse de son professeur ! Le couple a 25 ans d’écart. Ce détail s’ajoute aux étrangetés que sa candeur juvénile n’a pas su remarquer : l’ostracisme glacé des autres profs, la mise à l’écart du favori par les élèves, les regards entendus de la ville. Mais aussi la charmante statue de Ganymède ravi par les serres de l’aigle dans le bureau, voisinant avec une reproduction lascive de saint Sébastien.

Son attachement pour son maître est pur, mais lui recèle un « brûlant secret » que le jeune homme est trop naïf et passionné pour deviner. Il est cependant désorienté par son attitude tour à tour familière et glaciale, un jour à le complimenter, un autre à le rabrouer, lui tendant les mains ou repoussant ses élans. C’est pourtant l’étudiant qui force le professeur à se lancer dans la rédaction, enfin, de son grand œuvre, promis depuis vint ans. S’il ne peut plus écrire, il n’a qu’à dicter. C’est ainsi que s’accouche la première partie. Dans l’enthousiasme, le maître tutoie l’élève avant, le même soir, de lui défendre de continuer, ordonnant la distance. Les sentiments du jeune homme sont en pleine confusion. L’amitié est une passion noble, mais le désir une pulsion ; lui n’a que la partie honorable, est-ce bien le cas de son maître ?

Le garçon ressent plutôt une attirance physique pour l’épouse, plus proche de ses jeux et défis adolescents. Après une lutte gamine demi nus en bord de lac, son sein est sorti d’un coup, turgescent, du maillot. Ils vont coucher ensemble le soir même. Mais Roland est partagé et honteux : comment faire cela à son maître ? Stefan Zweig possède à merveille l’art de faire monter la pression psychologique jusqu’à l’insupportable. Lors de l’explosion, l’étudiant qui ne comprend plus rien aux êtres qui l’entourent, décide de quitter l’université et d’anticiper les vacances proches. C’est alors que tout se dénoue. Le professeur, parti en escapade cathartique à la capitale (on apprend bien vite pourquoi), le force à un entretien d’adieu où il lui dévoile tout dans l’obscurité du bureau. Suit une étreinte passionnée et un baiser, où l’admiration pure consent au désir impossible – mais un définitif adieu.

Jamais Roland n’a autant aimé que durant cette relation chaste avec un maître incompris. Il découvre la complexité de l’être humain et le conflit engendré par les interdits sociaux. L’Europe centrale 1920, malgré les « années folles », restait bien loin de la liberté de Shakespeare dans la Londres du XVIe siècle, objet du cours donné par le professeur. Les êtres ne peuvent plus être en accord avec eux-mêmes, matière que Freud étudie à ce moment. Contradictions psychiques, fermentation de l’enseignement à l’âge influençable, confusion des sentiments juvéniles : nous avons en ce roman incisif tous les ingrédients du conflit éternel entre passion et devoir, choc des émotions et puissance des ardeurs.

Pour une fois chez Zweig, tout cela ne se termine pas dans le néant. Un petit livre d’un auteur en pleine maîtrise de son art.

Stefan Zweig, La confusion des sentiments, 1927, Livre de poche 1992, 126 pages, €4.37

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Stefan Zweig, Brûlant secret et autres nouvelles

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Stefan Zweig est cet écrivain juif viennois facile à lire qui eu son heure de gloire immédiatement. Persécuté par les nazis, ses livres brûlés, exilé à Londres puis au Brésil, il se donna la mort avec sa compagne en 1945. Il a été redécouvert dans les années 1970 en France et c’est heureux. J’ai beaucoup aimé ces Histoires du pays d’enfance, rassemblées en un livre publié en 1913, dont Brûlant secret est la plus longue et la plus attachante.

Il faut être jeune et aimer les humains pour apprécier ce court roman ; ce n’est pas le cas de tout le monde, si l’on en croit les commentaires déposés ici ou là sur les librairies en ligne. Certains sont « choqués » que l’auteur évoque la sexualité d’un gamin de 12 ans, d’autres n’aiment pas le machisme d’époque qui faisait de la drague un sport analogue à la chasse, d’autres encore ont le mot « juif » en tabou. Je ne peux conseiller, à ces gens là, que d’éviter à tout prix de se dépayser en lisant d’autre chose que le miroir conforme de ce qu’ils sont et du milieu dans lequel ils vivent. Qu’ils restent dans leur bande, bien au chaud dans le confort du panier où les chiots se réconfortent en tétant le même lait de la même chienne. A l’inverse de ceux-là, lorsque j’ai lu cette nouvelle, dans ma jeunesse, j’en ai été captivé et ému.

Dans un hôtel bourgeois du Senmering, station de montagne réputée au sud de Vienne en Autriche, un baron fonctionnaire d’empire s’ennuie. Comme le solitaire de Mort à Venise, nouvelle publiée en 1913 (Zweig connaissait Thomas Mann), il observe la société de l’hôtel et passe son temps à choisir sa proie pour s’amuser un peu. Ce n’est pas le jeune garçon qui le retient, mais sa mère, « une belle juive encore très attirante », qui accompagne la convalescence de son fils. Le baron va utiliser le gamin pour aborder la femme, à l’inverse d’Aschenbach qui n’abordera jamais son amour platonique. Les deux auteurs parlent d’eux-mêmes en ces romances, Zweig est le baron dragueur et Mann l’artiste connu attiré par la jeunesse ; leurs personnages ont à peu près le même âge, Edgar 12 ans et Tadzio 11 ans (dans le livre). Mais Zweig est plus conventionnel, évoquant le sport favori des jeunes bourgeois de son époque : la conquête féminine. Si ce mouvement est le ressort de l’action, le thème en est différent. Ce sont les troubles du passage de l’enfance à l’adolescence que peint Stefan Zweig avec une sûre intuition.

gamin 12 ans

Il s’est inspiré de l’œuvre de Sigmund Freud, autre viennois qui appréciait ses œuvres. En littérateur, il s’est mis dans la peau d’un fils unique plein d’énergie et passionné, que les adultes tentent de maintenir en couveuse sans voir qu’il grandit. Solitaire, il s’enfièvre aux histoires de chasse indiennes du baron, il se croit son ami – enfin quelqu’un qui s’intéresse à lui. Il se rend vite compte qu’il se fait manipuler, la conversation « entre hommes » n’étant que manœuvre pour approcher sa mère. Les deux adultes se plaisent et mettent à l’écart l’enfant. Il en est jaloux. Moins des histoires de sexe, qu’il ne comprend pas, que de cette relégation hors du « secret ». Il va donc tout faire pour épier le couple, se mettre en travers de leurs tête à tête, jusqu’à attaquer le baron en plein hall d’hôtel et l’injuriant. Une explosion de passion frustrée qui « ne se fait pas » entre bourgeois aspirants au « beau monde ». Sa mère va le rabrouer, il va fuguer, le retour au bercail fera naître un autre secret entre sa mère et lui : le silence sur l’aventure devant son père et sa grand-mère.

Chacun aura reconnu Œdipe dans tout son complexe, mais aussi la virulente satire de l’éducation du temps, confite en conservatisme catholique et déni de la nature. L’empire austro-hongrois juste avant sa chute était une pièce montée, baroque et fragile, dont la meringue ne résistera pas à une bonne guerre tant bouillonnait en son sein, outre les nationalismes balkaniques, les intuitions sexuelles de Freud, la frustration de Hitler (peintre viennois raté), le mouvement Sécession avec Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Koloman Moser, Gustav Klimt pour les peintres, Josef Olbricht et Otto Wagner pour les architectes, Josef Hoffmann pour les arts appliqués, la musique avec Gustav Mahler, Schönberg, Berg et Webern, l’explosion de la littérature avec Robert Musil, Artur Schnitzler, Rainer Maria Rilke, Hugo Von Hofmannsthal, Franz Werfel, Josef Roth – et Stefan Zweig lui-même.

Les nouvelles suivantes restent sur le thème de l’initiation au monde adulte, étendue à la sortie du romantisme en littérature. Les sentiments sont toujours là, en affinité avec la nature, mais décrits de façon réaliste, psychologique, scientifique, sans l’illusion lyrique ni l’idéalisme de cour romantique dégénéré en conventionnel bourgeois. Conte crépusculaire (Une histoire au crépuscule) est l’histoire d’un garçon de 15 ans, aristocrate écossais, qui se fait dépuceler à trois reprises par une mystérieuse jeune femme dans le parc du château de sa sœur. Il croit reconnaître une cousine et il en tombe amoureux, selon le schéma de la première empreinte psychologique, mais c’est une autre qui l’aime et l’a forcé. L’auteur décrit avec force détails les atermoiements et émotions contradictoires qui agitent un jeune cœur à la saison des amours.

La nuit fantastique met en scène un baron au Prater, ce théâtre de verdure viennois où toute la bonne société se retrouve le dimanche. Son existence est vide, la société est vide, son avenir n’a pas de futur. Il drague une femme mais le mari survient et, dans sa colère, laisse tomber des billets de loterie dont l’un est gagnant. Le sort a métamorphosé le baron, désormais en quête de neuf au lieu de ressasser les mêmes conduites conventionnelles. C’est la guerre, celle de 14, qui va mettre un terme à cette existence.

Les deux jumelles (Les deux sœurs) est un « conte drolatique » à la Balzac. Deux grandes tours en Aquitaine rappellent la naissance de jumelles sous Théodose. Trop belles et trop semblables, elles se sont détestées, jusqu’à ce que la pauvreté et le renoncement les fassent se retrouver. Identité et différence dans la rivalité mimétique.

Le tout se lit bien, en beau langage sans apprêt et enlevé, analysant longuement les affres et les étapes psychologique de chacun des personnages.

Stefan Zweig, Brûlant secret – Conte crépusculaire – La nuit fantastique – Les deux jumelles, 1913, Livre de poche 2002, 220 pages, €5.32

Existe aussi en Petite bibliothèque Payot, 176 pages, €7.27 et en format Kindle €6.99

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Pierre Martinet, Un agent sort de l’ombre

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Martinet est un fana mili, fils et petit-fils de militaire pied noir, grand lecteur des Lartéguy, Bonnecarrère et Jules Roy. Il raconte, avec l’aide du journaliste de guerre Philippe Lobjois, son itinéraire au service de la France. Il a tiré dès 10 ans au fusil de guerre Mas 36, effectué par jeu le parcours du combattant au même âge et enfilé cinq préparations militaires parachutistes à 17 ans avant de s’engager dans le 3ème RPIMa l’année suivante… Au bout d’une dizaine d’années et de nombreuses « tournantes » (non, pas ce que vous pensez, mais les mois en opérations extérieures), il avait fait le tour de l’armée traditionnelle et du parachutisme.

« J’étais instructeur commando, directeur de mise en œuvre d’explosifs, moniteur d’escalade, moniteur de combat corps à corps, j’avais un brevet élémentaire de plongée, mon permis bateau, j’étais moniteur de piste de risque et d’audace. S’ajoutait à cela le parachutisme où j’étais moniteur avec mes trois mille sauts. J’avais aussi une instruction en temps qu’instructeur PAC, c’est-à-dire dans la progression accompagnée en chute à partir de quatre mille mètres. Parallèlement, j’étais compétiteur dans des équipes de vol relatif, nationales et internationales. J’avais, pour m’amuser, suivi un stage de pilotage en conduite rapide sur circuits à Lohéac, en Bretagne. Pour ce qui était des armes, je n’étais pas mauvais puisque je pratiquais le tir sportif en club depuis des années » p.62. Malgré sa manche de scout brodée de brevets, sauf le bac, Pierre Martinet s’ennuie. Après un premier divorce d’avec une fille rencontrée en boite à 19 ans, il est tombé amoureux de Frédérique, fille de colonel qui travaille dans l’administration au Service Action. La DGSE le tente, les services extérieurs d’espionnage français. Il pose sa candidature.

L’entraînement au métier d’espion a peu à voir avec les qualités requises par l’armée traditionnelle : il s’agit d’être un civil avisé, pas un fonctionnaire jugulaire-jugulaire. De l’initiative, de l’inventivité, de la débrouille ! La mission est un ordre, mais les moyens sont au gré des circonstances. Voilà qui est nettement plus intéressant que l’embrigadement de l’ordre serré ! Les chapitres sur l’entraînement forment le cœur du livre, sa partie la plus intéressante.

Pour le reste, les missions accomplies, le lecteur restera sur sa fin. Souci de ne rien divulguer, façonnage d’image pour le conseil en sécurité privée, ce livre apparaît plus comme un CV vendable qu’un récit du service au pays. Peut-être l’édition originale a-t-elle été « épurée » par la manie du secret d’État, de moins en moins tendre avec ceux qui encouragent la transparence démocratique… L’auteur dit s’être occupé de surveiller les islamistes à Londres et Stockholm, de rechercher Karadzic en Serbie. Les citoyens sont quand même heureux de le savoir, au vue de l’inertie apparente des politiciens envers tout ce qui pourrait ressembler à une « discrimination » envers ces gentils islamo-croyants dont l’école devrait reconnaître l’apport à la civilisation française…

L’agent ne travaille jamais tout seul, jamais jusqu’au bout : les missions sont compartimentées et nul ne sait le sort réservé in fine à l’homo surveillé (non, pas ce que vous pensez, mais l’être humain cible en langage espion). La vie de couple entre agents en mission n’est pas rose, l’obligation du secret éloigne tous les amis et met à distance la famille, les exigences de missions en couple autre que les époux mettent à l’épreuve la fidélité. Et notre grand gamin s’ennuie. Il aborde la quarantaine, son corps s’use et lui rappelle de freiner, son goût de l’action est frustré par ces missions compartimentées où il ne voit jamais la réalisation finale, un nouveau chef du Service Action se montre plus fonctionnaire qu’efficace.

Pierre Martinet « prend sa retraite » à 37 ans pour passer au privé, après 20 ans militaire. Lisant dans un journal la création d’une cellule antipiratage à Canal+, il envoie son CV. Le chef, ancien flic, le recrute. Mais le piratage de décodeur n’est pas la seule mission qu’il doit remplir. Peu à peu dérive ce panier de crabes rempli d’ego à la mousse médiatique. Les querelles de personnes masquent les querelles d’actionnaires, il s’agit de surveiller le voisin pour monter un dossier sur lui – aux limites de la loi. Notre Martinet ne veut pas en être. « Chaque jour, je voyais un peu plus la SSSI comme un instrument redoutable qui permettait à son chef, ex-inspecteur des RG monté en grade dans le privé, d’assouvir son désir de pouvoir » p.345. Ce chef le charge de surveiller Bruno Gaccio, le Guignol de Canal, qui conteste selon l’esprit libertaire des débuts le flicage généralisé de la direction. Il ne trouve rien, sauf qu’il est écœuré de cet acharnement. Il négocie son départ, moins naïf en sortant qu’en entrant dans le privé. Il a travaillé depuis dans la sécurité privée (Secopex). Aux dernières nouvelles, il est aujourd’hui responsable d’une collection de romans et de docs « action » auprès du « Groupe DDB/ Les éditions du Rocher ».

Il écrit (avec aide) ce premier témoignage car, dit-il, « en France, il serait temps d’affirmer un patriotisme décomplexé et un soutien à l’ensemble des soldats qui servent notre pays et qui mettent leur peau en jeu pour nous, l’ensemble des français puissions tirer pleinement profit de mots tels que liberté et démocratie ». Il n’est pas le seul à le dire, mais il a eu l’audace de l’écrire en public – crime de lèse ministre ! J’ai rencontré, au gré de mes périples, deux authentiques agents de la DGSE, l’un au Service Action en sous-marin pour surveiller la mouvance terroriste parisienne des années 1995, l’autre instructeur en retraite de Cercottes. Je peux confirmer l’authenticité de ce témoignage sur l’entraînement et l’unanime désir de faire savoir ce que font les hommes de l’ombre au service du pays. Même incomplet, ce livre se lit très bien, fluide, passionné.

Pierre Martinet & Philippe Lobjois, Un agent sort de l’ombre – DGSE Service Action, 2005, J’ai Lu 2012, 382 pages, €7.32

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Jean-Michel Riou, Le secret de Champollion

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Un Da Vinci Code français ? Du moins une tentative – fleurie, un rien bavarde, sans trop d’action. Mais les petites cellules grises sont enfiévrées par cette quête de l’écriture « sacrée ». Déchiffrer Pharaon va-t-il donner des pouvoirs d’éternité ? Une civilisation qui a duré plus de 3000 ans ne possédait-elle pas un secret ? Bonaparte le croit lorsqu’il part pour l’Égypte ; les savants des Lumières le croient lorsqu’ils le suivent avec enthousiasme ; le Vatican le craint, ce qui est bon signe. Et les Anglais espionnent, interviennent, confisquent ce qui pourrait bien devenir une arme imparable entre les mains de la France. C’est donc qu’il y a quelque chose plutôt que rien.

Nous sommes après Mozart et son opéra maçonnique de La flûte enchantée ; nous sommes après la Révolution de 1789 qui libère les esprits de tout obscurantisme ; nous sommes avec le Corse qui incarnera pour les siècles l’autoritarisme égalitaire qui plaît tant aux Français, du mythe gaulois au bonapartisme politique. L’époque est à percer les mystères, et le déchiffrement des hiéroglyphes en est un – de taille. L’écriture n’a-t-elle pas été interdite en 391 par un empereur chrétien, le Romain Théodose 1er et sa lecture « perdue » depuis lors ? Pourquoi ce tabou s’il n’y avait quelque redoutable secret de pouvoir à cacher ?

Trois amis d’âge inégal, Morgan, Orphée et Pharos, séduits déjà par l’égyptomanie Directoire, vont être entraînés à la suite de Bonaparte pour percer le secret des sources. La découverte de la pierre de Rosette, qui expose en trois écritures la même proclamation en -196, va permettre de résoudre l’énigme. Mais les Anglais veillent jalousement, les Français se chamaillent comme toujours, chaque détenteur d’un petit pouvoir toujours plus bureaucrate que le voisin même dans la lointaine Égypte sous le feu de l’ennemi. Les Anglais vont s’emparer en 1801 de la pierre de Rosette, du nom de la localité du delta où le creusement de fortifications par l’armée l’a mise au jour.

Dès lors, la course s’engage pour enfin savoir. C’est un gamin de 12 ans, Jean-François Champollion, né à Figeac et élevé jalousement par son grand frère qui va, une fois adulte, avoir la révélation. Il n’a jamais vu l’Égypte et ne connait rien aux intrigues politiques ni aux querelles d’érudits. Volontiers indiscipliné et d’une curiosité sans borne, il apporte un esprit neuf et parvient à lire l’écriture pharaonique qui n’est pas alphabétique mais véhicule « des idées et des sons ». La pierre de Rosette porte en effet trois écritures : égyptien en hiéroglyphes, égyptien en écriture démotique et alphabet grec ; en passant par la langue copte, le jeune homme trouve la clé en 1822, à 32 ans. Napoléon ne l’aura pas connue, mort en 1821.

Les trois amis se transmettent le flambeau de la quête sous forme d’un manuscrit qui doit être conservé en coffre-fort durant 150 ans. Le premier évoque la fièvre de la conquête d’Égypte et la quête du mystère ; le second la découverte et la formation de Séghir, « le petit » en arabe, surnom affectueux du surdoué Champollion ; le troisième aborde enfin « la » question qui taraude toute la quête : y a-t-il une révélation au-delà des mots ? Comprendre Pharaon est-ce accéder à l’au-delà où Dieu parle directement ? Ma foi… François Mitterrand avait lui aussi ce sentiment.

Les trois parties emboitées, le discours indirect, les fréquents retours de paragraphes qui bouclent sur eux-mêmes sont au premier abord un peu longs. Puis le lecteur de trouve comme envoûté par cet espoir mystique au-delà des faits, par ce « peut-être » en filigrane derrière le déchiffrement. Il découvre que les trois amis n’écrivent pas sous leurs vrais noms, que l’amour peut cacher une espionne, que la fièvre peut être due à un empoisonnement. Pourquoi ?

D’une idée originale, traitée à la façon des vieux grimoires, plongée dans l’histoire peu connue de Bonaparte en Égypte, Jean-Michel Riou a fait un roman classique qui tire vers le fantastique avec un zeste de Sherlock Holmes. Un abord neuf de l’égyptomanie, d’un pays très ancien qui ne cesse de fasciner, le pouvoir de l’imagination.

Jean-Michel Riou, Le secret de Champollion, 2005, Flammarion, 433 pages, €19.19

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Pierre Vanhemelen, L’intrigante affaire de Moscou

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Un étrange roman pour une étrange affaire. Un journaliste parisien est incité à aller à Moscou par une lettre de chercheuse en biologie, une découverte qui pourrait l’intéresser. Il s’y rend, nous sommes l’année de l’élection de Poutine à la présidence de Russie et l’ex-KGB (pourtant appelé FSB depuis des années) est sur les dents. Tout le monde est surveillé, comme si nous étions encore à l’époque de l’Union soviétique. Le secret ? Le lecteur ne l’apprend qu’à la moitié du livre, page 56, et je ne me sens pas tenu de le révéler.

Ce sera rocambolesque, imprévu et plein d’action. Un vrai Bob Morane pour adultes.

Mais le lecteur est surpris par l’usage de la langue. Certes, l’auteur est belge, mais pourquoi créer un héros parisien s’il utilise des mots impossibles à Paris ? Que veut dire en français de France « se faire un gros cou » ? ou « il a plongé son corps dans le marais » ? ou encore « mis dans la farde » ? qui utiliserait (surtout une Russe qui a appris le français) « septante pour cent » pour soixante-dix pour cent ? ou « taximan » pour « taxi » ? que veut dire « un essuie » pour un journaliste parisien ? qu’est-ce donc en français qu’une « taque d’égout » ? ou encore « controverser ce sujet » ? et « une plaine d’aviation » ? Dit-on vraiment cela en Belgique ? En ce cas, pourquoi l’auteur n’a-t-il pas créé son héros journaliste Bruxellois ?

On a parfois l’impression de lire les facéties produites par un programme automatique de traduction, avec des phrases ampoulées et des expressions littérales qui n’ont aucun sens. « Ils se sont mélangés dans nos services sous les traits de chefs de salle » p.30 – pour dire ils se sont fondus dans le personnel du service comme chefs de salle. « J’aurais besoin de votre aptitude à mener à bon port vos enquêtes » – pour j’aurais besoin de vos capacités à mener à bien vos enquêtes. « C’est vers le milieu du XVIIIe siècle que l’exigence quantitative devient importante dans les laboratoires des chimistes » – pour l’analyse quantitative dans les laboratoires de chimie. Et ainsi de suite : « s’espionnant les uns et les autres par des jeux théâtraux » ou « après de grands breuvages d’alcool »… C’est incongru, curieux, et gâche un peu l’action.

D’autant que les invraisemblances se cumulent. Utiliser les mots « secret d’État » au téléphone avec Moscou par exemple dès la page 8, tout en sachant que « la ligne n’est pas tout à fait sûre » ! Ou elle l’est – et c’est à 100% – ou elle ne l’est pas : on ne peut l’être à demi. Ou envoyer un courriel depuis un avion en vol p.16. Ou rencontrer tout simplement « la secrétaire de Poutine » qui se présenterait ingénument comme « un agent de la CIA »? Un agent secret livre-t-il son identité et son activité au premier venu ?

Il y a pire : l’ignorance. Un auteur est comme un journaliste, il doit vérifier ce qu’il raconte. « Je me suis beaucoup documenté pour décrire cette Russie aux mille visages », déclare Pierre Vanhemelen à un journaliste du site communal. Nous nous permettons d’être étonnés…

  1. « La monarchie, système politique en vigueur depuis François 1er jusqu’à la Révolution » p.29 – où donc l’auteur a-t-il pu pêcher ça ? La monarchie française existe depuis Clovis (Louis 1er), n’importe quel moteur de recherche gogol sait le dire, à moins que l’auteur ne se soit laissé abuser par la première photo du site de l’ambassade de France à Londres qui montre le roi en F1 ?
  2. Ou encore : « J’avais à mes côtés un représentant en vins de la Dordogne » p.62 – quel Français ne sait qu’il n’y a aucune appellation « vin de Dorgogne », mais éventuellement le Bergerac ; l’auteur n’aurait-il pas « confondu » Dordogne avec Bourgogne, par hasard ?
  3. Un agent américain à Moscou : « voici ma carte du FBI » – n’importe quoi ! Le FBI n’est habilité à fonctionner QUE sur le territoire américain, il s’agit du service de sécurité intérieur ; seule la CIA est habilitée à l’espionnage extérieur. Encore une fois, n’importe quel gogol cherchant actionnant la wikipédale apprendra ce qu’il faut savoir sans effort.
  4. De même p.82, la chercheuse aurait été « recrutée par le Parti » alors que ses parents sont « morts au goulag » – ce qui était tout simplement impossible en URSS où les enfants des ennemis de l’État ne pouvaient appartenir au parti communiste !

Ces bévues et ce langage bizarre font de ce roman d’espionnage un brouillon d’aventure à la Bob Morane, ce que nous regrettons. Il y avait de l’idée et un sens du rythme. L’auteur, qui ne dit rien de lui-même en quatrième de couverture, peut sans conteste s’améliorer.

Pierre Vanhemelen, L’intrigante affaire de Moscou, 2013, éditions Baudelaire, 104 pages, €12.35

  • Le skyblog de l’auteur, créé en 2007, recense 51 « amis » http://pierrevanhemelen.skyrock.com/
  • Ce que dit de lui le blog de la bibliothèque Wellin : « Pierre Vanhemelen est né à Bruxelles le 14 janvier 1943 et habite Halma. Poète et auteur de contes fantastiques, il a été membre de l’Association des écrivains wallons, des écrivains belges et du Pen Club. Peintre, il a exposé ses toiles à la Sabena, dans la ville de Namur ainsi que dans sa galerie personnelle à Chastres. »
  • Auteur prolifique, selon le site Service du livre luxembourgeois.
  • Ce que dit de l’auteur le blog de la commune de Wellin : « Avec ce nouveau livre, l’auteur aborde un genre qu’il n’avait jamais touché : le roman policier. Car, on est loin ici du «Tunnel de l’espérance» (2011), un livre historique qui plongeait le lecteur dans la construction du canal de Bernissart (Houffalize) ou encore très loin du «Vieil homme et la forêt enchantée» (2009), un conte pour enfants. »
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Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre

Eliot Pattison Le tueur du lac de pierre

Shan, ex-inspecteur pékinois relégué en camp de travail pour enquête politiquement incorrecte sur la corruption d’un ponte du régime communiste, a été élargi lors des péripéties de sa première enquête au Tibet (voir ‘Dans la gorge du dragon’). Il approfondit la sagesse bouddhiste auprès de lamas, dans le secret des montagnes, lorsque des signes ordonnent à deux vénérés d’aller dans le nord, dans les monts Kunlun au bord du grand désert du Takla-Makan, pour motifs religieux.

Une enseignante a disparu, qui s’occupait des orphelins Kazakhs, Ouigours et Tibétains de la frontière. Le socialisme vise constamment à éradiquer les vieilleries en imposant aux nomades éleveurs de chevaux et de moutons de se couler en coopératives, organisées en blocs de béton. Les enfants ne sont plus élevés dans la nature, avec les bêtes, le vent et les étoiles, mais en classes fermées où l’enseignement politique prendra toute sa force. Les slogans à la gloire du Peuple et du Parti supplanteront les mantras ancestraux.

C’est dans ce contexte que de jeunes garçons disparaissent. Ils sont tués sauvagement, éventrés par un démon à forme de léopard qui leur arrache la chemise, lacère leur poitrine, les torture, les frappe à la tête et les poignarde plusieurs fois au ventre avant – lorsqu’il a le temps – de les achever d’une balle dans le front. Il emporte à chaque fois comme trophée une chaussure.

tibet gamins de lhassa

Shan est pris dans le tourbillon des affrontements d’époques, d’idéologies et d’avidités passionnelles. Flanqué de deux vieux lamas qui suivent leur but sans jamais se détourner, il fait la connaissance d’une fille des steppes, de Sophie de Bactriane, d’un ex-Russe blanc et d’un couple d’Américains qui étudient clandestinement les momies trouvées dans le désert des confins chinois parce que leurs découvertes ne sont pas politiquement correctes. Les morts momifiés ne sont en rien des Hans mais plutôt des Perses ou des Turcs – ce qui est interdit par l’orgueil communiste pékinois.

Comme toujours au Tibet, dont Eliot Pattison a su capter les vibrations intimes, les choses ne sont jamais droites. Les gens sont mêlés, les passions se composent, et l’esprit souffle où il veut. Les gosses massacrés protègent un secret antique. L’évasion d’un jeune couple hors du Tibet natal n’est au fond qu’un idéal de liberté impossible. L’amertume d’une procureur, ex-garde rouge ayant commis tous les excès politiques de la révolution « culturelle », se retournera de façon inattendue. Shan, père qui n’a pas vu son fils depuis qu’il a dix ans, est pris par ces meurtres implacables de jeunes garçons. Il compatit aux douleurs des pères qui perdent les leurs.

Il enquêtera, bien sûr, mais tout le dépasse tant le Tibet est vaste et mystérieux à la logique. La vertu de Shan est l’obstination. Comme l’eau, il use et lave sans jamais se décourager, creusant peu à peu son chemin vers la vérité. D’où le titre en anglais : Water Touching Stone. La croûte qui recouvre les pierres doit être dissoute pour révéler l’essence de leur beauté. Lui tente de faire de même parmi les hommes.

Dans ce volume second de la série, très réussi, la poésie des grands esprits se mêle à l’émotion poignante des relations humaines. Il y a des chevauchées, des découvertes de monastères secrets, une enquête classique qui consiste à rassembler des documents et à faire parler les suspects. Mais il y a avant tout ce cri d’amour pour le Tibet meurtri, pour ses enfants tués ou déculturés, que le lecteur n’est pas près d’oublier.

Un très beau livre.

Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre (Water Touching Stone), 2001, 10-18 200, 675 pages, 9.69€

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Tarjei Vesaas, Palais de glace

Il n’est pas indifférent, puisque la constellation du Chien se lève avec le soleil jusqu’à fin août, de rêver d’autre climat. « Palais de glace », du Norvégien Tarjei Vesaas, paraît tout indiqué. La maison où cousinent les garçons fait partie de ces vastes demeures, dans les familles depuis longtemps, où s’accumulent les traces de ceux qui nous ont précédés. Ainsi de ces livres délectables, oubliés trop vite par un siècle expert en ‘zapping’ où seuls les forts et les solides peuvent garder la tête sur les épaules. Les autres subissent, esclaves de la mode et de la consommation outrancière, éperdus de l’image qu’ils croient donner. Tarjei Vesaas (1897-1970), né fermier et autodidacte, sait nous vacciner contre ces apparences.

Son monde est celui de l’immémorial où l’homme, confronté à la sauvagerie de la nature, s’y adapte en quêtant les signes. Si le romantisme est une exaltation des nerfs née d’une réaction à la société de Cour où chacun s’observe et ne vit qu’en critiquant des autres, si le romantisme est une envie de citadin coupé des éléments naturels – le style de Vesaas n’est en aucun cas romantique. Il n’est ni misérabiliste à la Hugo, ni fasciné par le refoulé à la Zola. Le naturalisme est cette version positive de l’élan romantique qui n’est pas une ‘réaction’ des nerfs ou de la condition. Il est la conscience que la nature est capable des pires cataclysmes et qu’en même temps l’homme ne subit pas mais engage sa responsabilité personnelle dans la réalisation de son propre destin. Pour cela, son amour inné de la vie doit s’accorder aux grandes pulsions élémentaires.

Nous avons deux petites filles de 11 ans dans un hameau fermier de Norvège. L’une, Siss, est aimée en famille et au village, meneuse de jeu ; l’autre, Unn, vient d’ailleurs, née de père inconnu et tout récemment orpheline de mère, une vieille tante l’a recueillie. Il y a des mystères à cet âge intermédiaire où l’on est encore enfant à se rouler toute nue sur les couettes pour « chahuter » (1ère partie, chapitre 3), et déjà presque adolescente à tomber en amour absolu pour une Double et à promettre d’en conserver le souvenir à jamais (1, 2). Beaucoup de non-dits agissent dans cette histoire de petites filles. Dont le « grand secret », confié par allusion très rapide et presque inaperçue, qui ne servira pas à sauver la fillette : « je ne sais pas si j’irai au ciel » (1, 3).

La nature s’en mêle avec son froid craquant, ses nuits menaçantes et ses eaux qui se figent en glace pour l’hiver. Les fermiers scandinaves parlent peu ; ils ont cette réserve de qui communique plus par les sens que par la seule parole. Les sociétés de Cour comme la nôtre, qui se grisent de mots en les prenant pour le réel, ne peuvent comprendre cette attitude-là. C’est pourtant toute l’histoire.

Son extraordinaire poésie aussi. L’indicible est sublimé en signes, l’image parle d’elle-même, le réel est à tout instant limite. Alice y passe sans transition de l’autre côté du miroir, tout comme Unn en son palais de glace. Hantée par ce père qu’elle n’a jamais connu, elle cherche refuge entre les colonnes gelées de cette cascade figée par l’hiver. Éperdue d’avoir été abandonnée par sa mère, morte en quelques jours, elle se prend au piège d’un amour absolu, parfait, qu’elle craint de voir se briser. Le piège de ce palais de glace, aux coins et recoins innombrables, à la lumière changeante et parfois éclatante, est de figer les rêves et d’accomplir la perfection. Rien, dans la nature vivante, n’est parfait ni éternel, seule la mort est immobilité – mais pour toujours.

Qui n’est plus en accord avec la nature est bon pour la mort dont le palais de glace est « le château fort ». Unn dérape, trop solitaire, Siss reste ancrée, attachée aux autres gosses. Les comportements des hommes s’accordent aux saisons. La solitude, la hantise de perfection, la peur du noir ou de ne pas aller au ciel, c’est l’hiver. Presque tout se fige, comme mort. Et puis vient la promesse du printemps. La tante d’Unn décide de faire son deuil de sa nièce, déliant par là Siss de sa promesse non dite, de son enfermement dans son double.

Un jeune garçon à peine plus âgé la caresse dans la neige « du bout de ses chaussures » et devient gentil avec elle (2, 8). Si elle a laissé sa place de meneuse de jeu, “le garçon”, jadis insignifiant (dont on n’apprend jamais le prénom), est devenu un chef qui la protège. Si l’hiver faisait rêver de se déshabiller en toute innocence pour jouer avec Unn, le printemps rend électrique le simple toucher des doigts. « Toi, avec tes jolies fossettes », remarque-t-il simplement. Trouble de la fillette, l’étau vient de desserrer.

Siss revient à la vie aidée par le soleil, plus chaud, et l’eau qui recommence à courir comme le sang dans les veines. Le palais de glace va s’écrouler, entraînant Unn à jamais. C’est la débâcle. Celle de la nature comme celle des attitudes. Les promesses ne tiennent que le temps de la vie, les souvenirs se décantent et se subliment, la rigidité fond, la roue tourne, Un autre amour naît, balbutiant, inconnu. Siss au garçon : « Qu’est-ce que tu veux ? – Je ne sais pas, balbutia-t-il. » (3, 6)

Un roman magique.

Tarjei Vesaas, Palais de glace, 1963, Garnier-Flammarion 1993, 190 pages, €5.61 

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Matilde Asensi, Le salon d’ambre

L’auteur, femme et espagnole, livre ici son premier roman. Moins abouti et plus court que les suivants publiés en français (Iacobus et Le dernier Caton), il n’en définit pas moins l’univers original d’intrigue policière d’une créatrice formée au journalisme et née à Alicante. Le héros est une femme ; le monde est l’histoire de l’art ; le protagoniste est une secte secrète. Dans ce premier opus, Ana est la fille d’un antiquaire de façade aux activités occultes bien plus lucratives : le trafic d’œuvres d’art. Il s’agit de voler aux riches pour vendre à d’autres riches.

Les opérations s’effectuent comme en service commandé, dans le secret digne d’un univers d’espionnage. Le « club d’échecs » est organisé hiérarchiquement, avec Roi, Tour, Cavaliers et Pions (valets). Ana, commando experte, est pion, ce qui signifie qu’elle est chargée de l’opération physique de voler les œuvres. Ce n’est ni sans danger ni sans adrénaline et, à la trentaine, elle aime ça. Comme un homme. Nul ne se rencontre, nul ne se connait, sinon par des conversations virtuelles sur l’Internet mondial, en crypté, en passant par des serveurs anonymes… Nous sommes en pleine modernité.

Une affaire vient de se terminer et d’habitude plusieurs mois de silence et de vie normale s’écoulent avant qu’une autre ne survienne, manière de ne pas attirer l’attention. Pourtant, voici que Roi exige une nouvelle opération fort excitante : voler un tableau en haut d’une tour, dans une salle sous alarmes, sise dans un château bavarois au milieu d’un lac. Son propriétaire, riche industriel allemand ex-nazi, ne veut pas la vendre au riche russe ex-KGB qui la veut.

Tout se passe à merveille, comme dans les opérations spéciales, avec forces gadgets, matériel et astuces, sauf que… le tableau n’est pas un mais deux. Un autre est encollé au dos. L’acheteur le sait-il ? Le club d’échecs décide de chercher pour lui-même, surtout que l’énigme – un vieux Juif peint dans la boue, orné d’une inscription yiddish codée – excite les experts.

La piste conduit à une authentique énigme, le Bernsteinzimmer, « salon d’ambre » en français. Il s’agit de panneaux d’ambre fossile de la Baltique couleur de miel, taillés pour orner un salon de luxe offert par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume 1er au tsar de Russie Pierre-le-Grand en 1716. Les six tonnes d’ambre furent volées par l’armée nazie en 1941 au palais Catherine à Tsarskoïe Selo. L’affaire est historiquement authentique et jusqu’ici cette œuvre d’art n’a jamais été retrouvée. Matilde Asensi en profite pour faire tout un roman de son hypothèse personnelle.

Elle crée une action bien enlevée, un thème stimulant pour l’esprit, avec ce qu’il faut de caractères humains tranchés et posés, pour que le lecteur accroche. Il palpite aux opérations de nuit ; il s’amuse des relations avec la vieille tante, supérieure d’un monastère et receleuse d’œuvres d’art, aux jérémiades sur les enfants de la vieille gouvernante au prénom inouï – Ézéquiela ; il se laisse aller aux sentiments d’amour naissant entre Ana et l’un des membres (viril) du club ; il s’agace de la fille de 13 ans experte en hacking et qu’il faut tolérer. Chacun se débrouille et l’on passe un bon moment.

En ces temps de féminisme militant, où trop d’hégéries croient exister en suscitant des « polémiques » médiatico-politiques futiles, voir évoluer de vraies femmes dans un univers d’espionnage souvent réservé aux hommes est un délice. L’égalité des sexes n’est pas le renversement des rôles, mais l’équilibre des actes avec le tempérament différent de chacun.

Matilde Asensi, Le salon d’ambre (El salón de ámbar), 1999, Folio policier 2007, 243 pages, €6.17 

Le vrai salon d’ambre historique

Le trafic d’œuvres d’art en Italie 

Tous les romans policiers de Matilde Asensi chroniqués sur ce blog

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Gilbert Sinoué, L’enfant de Bruges

Un thriller Renaissance dédié à son fils qui a changé sa vie, « pour tout ce que je n’aurais pas su te dire ». Né en Égypte sur un bateau de touristes, élève des Jésuites puis de l’École de musique, parolier de chanteurs des années 80 (Claude François, Dalida, Jean Marais, Marie Laforêt), Gilbert Sinoué s’est mis à écrire. A composer des romans captivants comme des feuilletons.

En fin de siècle, Gilbert Sinoué invente un fils adoptif à Van Eyck, prénommé Jan comme lui, un gamin trouvé tout bébé dans un couffin à sa porte, 13 ans auparavant. L’auteur, très heureux d’avoir été un père tardif, est très attaché à son enfant. Ce pourquoi il parle avec tendresse et pudeur des sentiments de paternité et du besoin de père d’un adolescent.

Le garçon orphelin s’est attaché à ce peintre bourru, taiseux, qui a de nombreux secrets. Le premier étant l’art de la peinture à l’huile, le second ses missions pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon. On note en 1456 une carte du monde connu exécutée par Jan van Eyck pour lui, mentionnant une échelle pour calculer les distances. De cette existence mouvementée, et se sa mort mystérieuse en 1441 dans sa maison, l’auteur crée une intrigue.

Tout commence par un meurtre, celui d’un adolescent de 15 ans qui parlait au sculpteur Ghiberti dans Florence. Une dague vient se ficher entre ses omoplates. Autour de Van Eyck, ce sont ses disciples qui sont tour à tour assassinés. Lui sera-t-il le prochain ? Que va devenir sa famille, son épouse et ses deux petits enfants ? Et Jan, le garçon sans père, adopté et éperdu d’amour pour ce père par choix ? Lorsque le peintre disparaît, retrouvé mort un soir dans son atelier, Jan n’a qu’une pensée : fuir. Quitter sa marâtre qui ne l’aime pas, gagner Venise, cette ville d’art baignée de soleil dont il rêve sans cesse en regardant le mouvement des bateaux. Derrière sa miniature préférée d’un certain A.M, il découvre une bourse remplie d’or… Son « père » lui a léguée au cas où.

Mais de sombres mercenaires cherchent à le capturer : l’enfant est assommé, noyé, battu, ligoté. Pourquoi ? Quel secret détient-il sans en avoir conscience ? Avec l’aide d’un nouveau « père » qui s’attache à sa jeunesse hardie, il va surmonter les obstacles, découvrir sa mère pour la perdre, quitter la peinture non sans transmettre le secret de l’huile, devenir marin comme il rêve.

C’est une belle histoire écrite échevelée, à la Alexandre Dumas. Je regrette cependant que tout commence à cavaler après la mort de Van Eyck, alors que la première partie s’attardait sur la psychologie et les détails techniques de la peinture. Comme si l’auteur avait changé de style en cours de route. Tout va trop vite, de rebondissement en coups de théâtre, sans que jamais le garçon de 13 ans n’aie froid, ni ne s’habille, ni ne prenne encore le temps d’observer, comme avant. Il rentre à Bruges à cheval, trempé comme une soupe d’un bain forcé, sans que jamais il ne s’enrhume ou ne se sèche… Nous passons du réalisme au mythique, d’un garçon de chair échevelé et débraillé à un super-héros inoxydable. Cette rupture est dommage. L’auteur avait-il hâte de finir l’histoire ? De quitter ses personnages qu’il avait su rendre attachants ?

Cela se dévore facilement, mais il manque à mon avis une bonne centaine de pages à ce livre qui aurait pu garder son riche tempo des origines.

Gilbert Sinoué, L’enfant de Bruges, 1999, Gallimard Folio 2011, 438 pages, €8.17 

Tous ses livres sur son site

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Matilde Asensi, Le dernier Caton

Article repris par Medium4You.

Le lecteur surpris et ravi découvrira ici un ‘Da Vinci Code’ à l’espagnole. Une belle intrigue aux rebondissements inattendus, une héroïne qui n’a pas froid aux yeux ni aux jupes, un capitaine suisse de la garde pontificale et un Alexandrin d’Égypte beau et érudit.

Tout commence par l’héroïne, une bonne sœur de 38 ans qui travaille sur les manuscrits anciens de la bibliothèque secrète dans les caves du Vatican. Son chef cardinal lui ordonne d’entrer en réunion : elle doit, sous le sceau du secret le plus absolu, exécuter une mission pour l’Église. Le Pape lui-même bénit l’opération et veut qu’on aille très vite. Un homme a été trouvé mort dans un accident d’avion, des reliques catholiques répandues près de son cadavre. Sa peau est scarifiée d’étrange façon : des croix surmontées de couronne et des lettres grecques… Lui est Éthiopien, serait-il copte ? Mais pourquoi enquêter ?

Sœur Ottavia vit entre sa pension de sœurs, son laboratoire aux manuscrits et sa famille sicilienne… Si l’auteur du thriller est née à Alicante, elle connaît bien l’univers catho et les ressorts mentaux de l’entrée en religion. Il se trouve que le capitaine de la garde suisse est l’Exécuteur des basses œuvres du Vatican et que l’Alexandrin érudit est chassé d’Égypte par le fanatisme musulman qui monte. Est-ce pour cela que les morceaux de la Vraie Croix, découverte par la byzantine Hélène, disparaissent soudainement des reliquaires ? D’ailleurs, ce n’est pas mieux à Byzance, Constantinople, Istanbul : « Il reste très peu de fidèles orthodoxes à Istanbul. Le processus d’islamisation a pris une telle ampleur, et le nationalisme est devenu si violent, que la majorité de la population actuelle est turque et de religion musulmane » p.392. Toutes les civilisations ne sont pas « égales » aux yeux musulmans.

Nous sommes en plein secret, même s’il n’y a pas complot. Sachez que le Paradis terrestre existe quelque part, qu’une secte cachée depuis un millénaire garde ses portes et sélectionne ses élus, et que tout fait sens. A commencer parLa divine comédie’ de Dante, sur laquelle tous les collégiens italiens suent sang et eau. Pourtant, ce livre est initiatique…

Nous voici embringués dans une histoire qui se tient, aux péripéties innombrables. Peut-être l’auteur aurait-elle pu diviser son livre en plus de chapitres ? Il est en effet difficile de quitter les pages qui coulent comme un torrent.

Outre l’intrigue, haletante, vous apprendrez une foule de choses utiles, telles que multiplier par neuf à l’aide des deux mains, courir un marathon sans l’avoir jamais fait, et même marcher sur le feu sans vous brûler ! Avec un petit rappel de civilisation, pas inutile par les temps qui courent : « Si les Perses avaient gagné la bataille de Marathon, s’ils avaient imposé leur culture, leur religion et leur politique aux Grecs, le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existerait probablement pas » p.370. Malgré le relativisme bobos des repus à bons salaires d’État, habitant en quartiers sécurisés, et bien qu’aucune culture ne soit en soi « supérieure » à une autre – juste différente – il est plus sain de dire que nous ne serions pas ce que nous sommes si nous nous laissons faire. Hier comme aujourd’hui…

« Si vous n’êtes pas capable de percevoir ce qui vous entoure, ni de sentir ce que vous éprouvez, si vous ne savez même pas profiter de la beauté parce que vous ne pouvez même pas la voir où elle se trouve, (…) ne prétendez pas être en possession de la vérité… » p.540. C’est un élu du Paradis qui vous le dit.

Un grand livre, gros et passionnant !

Matilde Asensi, Le dernier Caton – une enquête de soeur Ottavia Salina (El ultimo Caton), 2001, Gallimard Folio 2009, 576 pages, €7.41

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Écologie polynésienne

En Polynésie française, la température moyenne a augmenté de 1°C, le niveau de la mer est monté de 7cm à Tahiti en 30 ans ; un habitant polynésien émet 3 tonnes de CO² par an. L’objectif du gouvernement serait de présenter un échéancier au sommet de Rio en juin 2012… afin d’obtenir des financements. Pour le moment, on discute pour savoir qui tiendrait le crayon et qui la calculette, à savoir qu’aucun des deux instruments n’est acheté pour le moment par manque de sous.

Pakaihi i te moana, ‘respect des océans’ en marquisien est le nom d’une campagne d’exploration des richesses des eaux autour des îles Marquises. Elle s’effectue par des scientifiques à bord du Braveheart, navire océanographique néo-zélandais. On savait déjà que les eaux marquisiennes détenaient les taux d’espèces endémiques les plus impressionnants de la région Indopacifique.

Chaque expédition a un but bien défini :

  • premier thème, les scientifiques tenteront de comprendre pourquoi les espèces endémiques des Marquises ne colonisent pas d’autres archipels
  • deuxième thème, la faune et la flore fixées
  • troisième thème, explorer les grottes et profondeurs
  • dernier thème, les espèces pélagiques du large.

Un premier bilan dressé par les scientifiques indique que de nouvelles espèces endémiques ont été découvertes ainsi que des espèces à ce jour jamais référencées dans cette zone. Une densité est très importante à certains endroits de perroquets, de becs de canne et de carangues. Parmi ces nouvelles espèces, un poisson perroquet et un mérou tacheté dont la taille n’excède pas les 50 cm. Il semble que le taux d’endémisme se situe entre 12 et 15%, taux rarissime, qui situe l’archipel au niveau d’Hawaï et de la mer Rouge. Les scientifiques pensent à un endémisme récent avec des espèces arrivées ici. Elles auraient évolué différemment ou alors auraient muté en raison de l’éloignement de l’archipel. Ce dernier aurait pu créer une sorte de barrière océanique.

Il ne faut pas oublier que l’environnement des Marquises est particulier : il n’y a pas de lagon.

Il faut se hâter de transmettre les savoirs traditionnels. Les vieux sont réticents à donner, ou à écrire leur savoir… Attention, le temps presse et il faudrait à tout prix éviter la disparition de ces connaissances. Tout tourne autour du « secret ». Car transmettre, c’est aussi se dessaisir de ses connaissances au profit d’autres ! Il est grand temps de trouver une solution.

Le savoir traditionnel sur la biodiversité doit être recueilli. Le cri de l’arevareva (coucou migrateur) qui vit habituellement dans les bambous des vallées du fenua annonce une période de sécheresse. Les vini (petits oiseaux de différentes espèces importées) qui se posent indiquent la survenue d’un danger imminent venant de la mer, tel un tsunami. Toute cette tradition d’observation animale devrait être mise en valeur !

Hiata de Tahiti

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Sophie Chauveau, La passion Lippi

« L’enfant aux pieds cornus » : cette étrange expression désigne le peintre florentin Filippo Lippi (vers 1406-1469). Elle donne la manière de l’auteur. Romancière, auteur de théâtre, essayiste sur l’art, Sophie Chauveau s’insère dans la peau de son personnage comme Marguerite Yourcenar le fit avec Hadrien. Elle tente ici le pari d’une vie romancée du peintre peu connu, un tantinet mystérieux, Filippo Lippi.

Ramassé dans la rue à 8 ans par Cosme de Médicis, richissime marchand de Florence, parce qu’il créait par le charbon et le sable un Jardin des Oliviers digne d’un artiste, l’enfant fut confié aux Carmes pour la matérielle et à Fra Angelico pour le don. Il avait tant de corne aux pieds qu’il montrait combien il aimait sa liberté. Son obstination séduisit le marchand. Lippi n’est pas un diable car ce n’est pas la tête qu’il a cornue ; plutôt un messager des dieux, tel Hermès aux chevilles ailées. Cosme de Médicis couvrira ses frasques et scandales avec ce mot fameux, que nos profs bureaucrates devraient méditer : « on ne traite pas les esprits divins comme des mulets de trait. »

Autoportrait au centre :

Filippo Lippi n’en est pas pour cela un ange, hormis ses boucles blondes et la grâce qu’il a pour le dessin. Il est un homme, épris de vagabondage et de fantaisie, petit prince libertin entre les bras des putes avant même la puberté, clerc délaissant messes et s’évadant des couvents, artiste se jouant des conventions des pairs comme des prétentions des grands. Il est « la liberté donnée, diffusée, diffractée » (p.438).

Il n’en a pas moins des amis : aînés tels Cosme, Fra Angelico ou Masaccio, cadets comme Pierre de Médicis, fils de Cosme qui le chérit ou Botticelli. Il plaît par sa vitalité, son impertinence d’adolescent, son génie rimbaldien au pinceau. Il est riche de tempérament, généreux à vivre, il goûte la provocation. On l’admire ou on le hait, mais il reste sûr de son génie, sans affectation, parce que la force est en lui. Il baise, il peint, il boit – depuis tout jeune. Fougue et charme, il lui faut jouir intensément de la vie terrestre pour croquer tout l’amour de Dieu.

Il cherche ses Madones éthérées dans les bordels de Florence, fort nombreux, où il a porte ouverte et où les femmes sont sans apprêts ; il trouve ses anges dans la rue où grouillent les petits ; il découvre ses méchants chez les grands et les envieux, qu’il suffit d’observer. Il ne peint jamais si bien les femmes qu’après avoir fait, avec elles, l’amour. Fait rare chez les artistes florentins à cette époque renaissante (ce qui en rendit plus d’un jaloux), Filippo Lippi aime les femmes plutôt que les garçons. Il les respecte, les fait rire, les fait jouir. Il a besoin de leurs caresses, de leur tendresse et de leur grave futilité – car un lourd secret d’enfance (qui nous sera révélé) le fait hurler d’angoisse dans la nuit.

Protégé par Cosme, adopté par Fra Angelico, à l’école de Masaccio, Filippo Lippi aura pour élève le séduisant Botticelli, amateur, lui, de beaux garçons comme Donatello et comme son fils Filippino Lippi. Il quittera l’enfant à 12 ans pour rejoindre les limbes. Il l’a eu par hasard à plus de 50 ans avec une nonne que lui, le clerc, a choisi de peindre en Vierge Marie !

Il ne faudra pas moins de deux Médicis pour apaiser ce double scandale. Cosme et son petit-fils Laurent, iront plaider sa cause auprès du Pape Pie II qui relèvera avec intelligence le clerc et la nonne de leurs vœux. On ne peut qu’admirer une telle époque pragmatique qui préfère pardonner au génie que tenir une comptabilité d’épicier pour les fautes sociales.

Le fils qui naîtra de cette union se laissera conduire avant 12 ans au bordel par son père qui veut lui apprendre le goût des femmes après celui de la couleur. Sophie Chauveau a des mots pudiques pour décrire l’expérience. Peine perdue, l’enfant aime déjà les garçons, son tendre aîné Botticelli en premier, disciple dans l’atelier de son père. Mais Florence n’est pas si prude en ces années 1460. Un vent de liberté, de libre conscience et de libertinage croît avec l’essor du commerce, un vent qui s’enfle de l’arrivée des auteurs grecs antiques que Cosme fait traduire en Florentin, importés d’une Byzance qui se meurt des Turcs avides. La richesse, l’individualisme naissant, encouragent l’art, et pas seulement dans les églises.

Portrait sculpté par son fils Filippino :

La « passion » Lippi, ce n’est pas seulement d’avoir engendré un petit Jésus avec une Madone, c’est de s’être dévoué, jeté tout entier, embrasé à l’art. Filippo Lippi a tout donné, jusqu’à sa vie, pour peindre la beauté.

C’est aussi la passion de l’écrivain qui se met dans ses traces pour romancer son existence, laissant de côté les épisodes légendaires de sa vie (son enlèvement par les Maures, un vague séjour à Naples).

Sophie Chauveau laisse transparaître son enthousiasme à accompagner l’artiste possédé de peinture. Elle écrit charnellement, d’une langue fluide et captivante. Vous ne voyez pas passer les chapitres ; vous tombez amoureux des personnages ; vous entrez tout entier dans la Florence du 15ème siècle.

Filippino Lippi autoportrait :

Et vous n’avez alors plus qu’une seule idée : retourner voir Florence, vous gorger de tableaux, de lumière, des Madones et des anges qui peuplent les rues autant que les cimaises.

Sophie Chauveau, La passion Lippi, 2004, Folio, 483 pages

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Bréviaire des politiciens par le cardinal Mazarin

Un bréviaire est ce que les prêtres doivent lire chaque jour, un bref, un résumé des rituels.  Celui-ci est destiné aux politiciens, ils doivent le lire et le relire, méditer ses maximes pour en faire utile usage. Le livre n’est pas DU cardinal Mazarin mais il est LE cardinal Mazarin, habile homme s’il en est. L’époque se préoccupait peu de « propriété », conception bourgeoise de l’avoir à laquelle l’aristocratie d’Ancien Régime était étrangère. Mais l’époque aimait les grands hommes, leur origine, leurs succès, leurs recettes en société. C’est pourquoi ont été pieusement recueillies et éditées (en latin à Cologne) ces maximes. Elles n’ont pas écrites forcément par Mazarin mais ont été dites par lui ou résumées par son entourage. Après tout, les Évangiles ou le Coran ont-ils été composés autrement ?

Nous tombons ici dans un véritable art de la Cour où la question n’est jamais ‘qui suis-je’ mais ‘quelle image présenté-je aux autres’. Pire, car il s’agit d’y croire ! – ‘comment me manifesté-je à moi-même.’ Nous sommes déjà en pleine société du spectacle, née dans l’Italie des petits royaumes et acclimatée sans mal dans la France royale centralisée à la cour.

Comme le rappelle Umberto Eco dans la préface de ce petit livre, « Mazarin nous donne une splendide image de l’obtention du pouvoir grâce à la pure et simple manipulation du consensus. Comment plaire non seulement à son maître (axiome fondamental), non seulement à ses amis – mais aussi à ses ennemis, qu’il faut louer, amadouer, convaincre de notre bienveillance et de notre bonne foi afin qu’ils meurent, mais en nous bénissant. » Les personnages du vaudeville qu’offrent récemment le parti Socialiste en sa primaire ou l’UMP en son université d’été (que ceux qui se prennent au sérieux appellent « psychodrame » pour faire bien) s’inspirent du grand Mazarin, tout en art d’exécution. Ses maximes, courtes, directes et percutantes, sont à méditer pour tout politicien.

L’Introduction débute d’ailleurs ainsi : « Les anciens disaient : contiens-toi et abstiens-toi. Nous disons : simule et dissimule ; ou encore : connais-toi toi-même et connais les autres – ce qui, sauf erreur de ma part, revient strictement au même. » Parmi les leçons, deux à retenir toujours :

  1. Première leçon : « Tu dois apprendre à surveiller tes actions et à ne jamais relâcher cette surveillance. » Car même si tu agis spontanément, sans penser à mal, soit sûr que les autres penseront mal systématiquement. Le dernier mauvais exemple a été donné par DSK.
  2. Seconde leçon : « Tu dois avoir des informations sur tout le monde, ne confier tes propres secrets à personne, mais mettre toute ta persévérance à découvrir ceux des autres. Pour cela, espionne tout le monde, et de toutes les manières possibles. » Nicolas Sarkozy fait ses fruits de cette maxime fondamentale.

Si tu soupçonnes quelqu’un d’avoir une opinion sur un sujet sans l’exprimer, soutiens le point de vue opposé dans la conversation, il aura du mal à ne pas se trahir. Annoncez la suppression d’une niche fiscale et vous verrez les intérêts catégoriels surgir du bois où ils se tenaient coi !

Pour découvrir ses vices, amène la conversation sur ceux dont tu soupçonnes ton adversaire atteint : « Sache qu’il n’aura pas de mots assez durs pour réprouver et dénoncer le vice dont il est lui-même la proie. » Est-ce que Martine aime à dépenser l’argent public ? François le laisse entendre sans le dire…

A l’inverse, « Tu reconnaîtras la vertu et la piété d’un homme à l’harmonie de sa vie, à son absence d’ambition et à son désintérêt pour les honneurs. » Là… il n’y a guère d’exemple en politique depuis Delors.

‘Les hommes en société’ sont la partie la plus fournie du recueil de maximes. Il s’agit d’obtenir la faveur d’autrui tout en ne se laissant pas surprendre, de ne jamais offenser et d’agir avec prudence, de tenir conversation et d’éviter les pièges, de simuler des sentiments et dissimuler ses erreurs, contenir sa colère et mépriser les attaques verbales, détourner les soupçons et savoir la vérité… Échec sur presque toute la ligne pour l’actuel Président. Le précédent était nettement plus habile à faire comme si rien ne s’était jamais passé. N’a-t-il pas réussi la dernière performance de publier ses Mémoires à quelques semaines d’un rapport médical prouvant qu’il la perd ?

Pour obtenir la faveur de quelqu’un, rien de compliqué : « Parle-lui souvent de ses vertus ; de ses travers, jamais. » Maintiens le contact en lui parlant ou lui écrivant régulièrement. « Ne défends jamais une opinion contraire à la sienne. » Ou alors feint de te laisser aisément convaincre par ses arguments. « Néanmoins, n’essaie en aucun cas de t’attirer l’amitié de quelqu’un en imitant ses défauts. »

Et ceci, bien utile pour répondre à nombre de ‘commentaires’ sur les blogs : « Si tu ne peux éviter de critiquer certaines personnes, ne t’en prends jamais à leur manque de jugement ou de compétence. Dis, par exemple, que leurs projets, leurs initiatives sont en tout point dignes d’éloge. Fais-leur cependant remarquer les graves ennuis auxquels ils s’exposent, ou le coût élevé de leur entreprise. »

Il est utile de ne jamais être pris au dépourvu. Pour ce faire, « mémorise de manière à l’avoir toujours à ta disposition, un répertoire de formules pour saluer, répliquer, prendre la parole et, d’une manière générale, faire face à tous les imprévus de la vie sociale. » Nous appelons cela la langue de bois, mais la cour nommait cette faculté la civilité.

Un conseil étonnant, vu l’époque non démocratique de Mazarin, mais qui s’applique parfaitement à notre univers médiatisé porté à la démagogie : « Ne va jamais à l’encontre de ce qui plaît aux gens du peuple, qu’il s’agisse de simples traditions ou même d’habitudes qui te répugnent. » A fortiori s’il s’agit du ‘peuple socialiste’, largement composé de profs et de militants qui se veulent intellos. Ou de parlementaires UMP, qui ont peur de ne pas être réélus si les avantages catégoriels sont supprimés.

Pour être aimé, il ne faut point blesser : « Donne-toi pour règle absolue et fondamentale de ne jamais parler inconsidérément de qui que ce soit – pas plus en bien qu’en mal – et de ne jamais révéler les actions de quiconque, bonnes ou mauvaises. » Sarkozy comme Bayrou devraient en prendre de la graine ! Peut-être moi aussi, mais j’ai l’excuse de ne pas être entré en politique.

Pour faire passer de nouvelles lois et éviter les fortes oppositions (comme en ce moment auprès des lobbies des niches fiscales, hier sur les retraites et avant-hier sur la suppression des départements…), « commence par en démontrer l’impérieuse nécessité à un conseil de sages, et mets au point cette réforme avec eux. Ou bien fais que se propage simplement la nouvelle que tu les as consultés, et qu’ils t’ont abondamment conseillé. Puis légifère sans te soucier de leurs conseils, comme bon te semble. » Plus vrai que nature, n’est-ce pas ? J’en connais qui devraient lire et relire ce Bréviaire.

Conseil à ceux qui écrivent des livres, des articles ou des billets de blog : « Dans des écrits que tu feras circuler, fais le plus grand éloge des exploits des autres – quitte à les élever sur des piédestaux bien trop haut en réalité – tu seras ainsi associé à leur gloire et tu t’attireras leur bienveillance sans t’exposer à leur jalousie. »

Conseil aux étudiants : c’est particulièrement vrai dans le milieu universitaire, resté très Ancien Régime dans ses mœurs. Citez les profs et leurs titres universitaires en entier, citez leur bibliographie même les articles dans les revues inconnues. « Pour éviter de déplaire à quiconque lorsqu’on écrit des traités ou des lettres censées contenir des conseils, le mieux est d’employer la forme du débat et de développer successivement les arguments qui vont dans un sens, puis ceux qui vont dans un autre, en prenant soin de ne jamais prendre parti, de ne pas livrer son opinion ni celle qu’on souhaite faire prévaloir. »

Et ceci qui s’applique de façon quasi universelle, ce pourquoi nul ne prévoit jamais les crises ni les difficultés : « Ne vas pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge. (…) Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. Agis donc comme si ton seul désir était de ne devoir tes charges et tes prérogatives qu’à la bienveillance de ton maître. » Dans les grandes sociétés, cela s’appelle lécher les bottes ; dans les concours administratifs, régurgiter bêtement les références et l’état d’esprit exigés de la caste, via les prépas ; en société mafieuse, cela s’appelle devoir à quelqu’un.

Les sociétés de Cour – et la France en reste une ! – réclament allégeance : les médiocres ne font jamais d’ombre et dépendent, les hypocrites sauvegardent toujours les apparences, ce pourquoi ces deux catégories sont précieuses aux dirigeants. Voilà qui explique la pâleur des personnalités qui gravitent autour des astres médiatiques.

Ce petit bijou de recueil se termine ainsi :

« Aies toujours à l’esprit ces cinq préceptes :

  1. Simule
  2. Dissimule
  3. Ne te fie à personne
  4. Dis du bien de tout le monde
  5. Prévois avant d’agir. »

Révolutionnaire, non ?

Cardinal Jules Mazarin, Bréviaire des politiciens, 1684, Arléa 1997, 137 pages, €6.65

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Stieg Larsson, Millenium 2

Ce second volume de la saga-thriller à la mode suédoise n’est pas à la hauteur du premier. Le lecteur s’est attaché aux personnages et reste intéressé par leurs tribulations. Mais l’histoire est moins resserrée, mal maîtrisée, des personnages secondaires sans intérêt pour le récit apparaissent et disparaissent, l’auteur se perd un peu dans son sujet… Reste que qui a lu le premier tome voudra savoir et lira le second.

Cette fois, le héros du livre n’est plus la presse et son magazine d’investigation ‘Millénium’, mais « le Système ». Ce merveilleux système social-démocrate à la suédoise où la société s’occupe de tous, de l’enfance à a mort, décide qui est sain et qui ne l’est pas, ce qui est licite ou non, politiquement correct ou non, et l’image que l’on doit avoir de vous. Évidemment, toute administration dégénère en bureaucratie, anonyme et rigide ; tout fonctionnaire non contrôlé en ego avide de pouvoir ; toute question un tant soit peu « sensible » en secret d’État qui justifie n’importe quelle restriction aux libertés individuelles. Il y a du Big Brother technologique comme de la jalousie de village dans le système social-démocrate à la suédoise. Qui n’est pas jugé conforme est haï et dénoncé de façon unanime, à la façon des boucs émissaires.

C’est bien évidemment ce qui arrive à Lisbeth, experte en informatique et génie mathématique, mais jugée asociale et psychopathe depuis l’âge de 12 ans pour raisons d’État. Sa lutte de David solitaire (1m50 au garrot) contre le Goliath étatique et médiatique va faire l’intérêt de ce tome. Tome qui comme la tomme homonyme aurait eu besoin d’une cure de mûrissement et d’un peu de fermentation, tant l’histoire se traîne – au début notamment. Comme si l’auteur avait tâtonné avant de savoir où il voulait aller. Le message initial, qui est que le sexe soi-disant « libéré » des Suédois dégénère le plus souvent en fantasmes de violence masculins, puis se perd dans les sables au profit du complot d’un sous-service du service secret. Avec une « rédemption » patriotique à la fin, qui veut que le Mal vienne d’ailleurs, d’un pays ‘barbare’, et que le Suédois moyen en soit la malheureuse victime !

De nombreuses invraisemblances rendent ce thriller bien loin du réalisme habituel du genre littéraire. Ainsi, comment une psychopathe sous tutelle, qui ne peut rien dépenser sans l’accord de son tuteur et est gardée sous surveillance par crainte d’automutilation, peut-elle avoir passé le permis de conduire comme si de rien n’était ? Les traducteurs de ce second volume ont fait moins attention que pour le premier, sans doute pressés par le temps – et le succès initial. C’est ainsi que surgit un mystérieux service soviétique appelé GRO, dont nul n’a jamais entendu parler. Alors que tout lecteur de thriller connaît parfaitement le GRU, service d’espionnage militaire, au sigle universel dans toutes les langues ! Pourquoi faire snob ? Serait-ce que les auteurs n’ont jamais traduit de thriller auparavant ? De même, l’emploi à plusieurs reprises du terme « définitivement », très rare en français, surtout dans le sens courant du globish ‘definitely’ que le suédois utilise peut-être comme l’anglais. En français, cela devrait donner « précisément », ou « nettement » – pas « définitivement » dont le sens du mot n’a rien à voir !

Disons en gros, pour les fans du premier tome, que Mikael perd un peu de son aura, Erika en perd pas mal, que ‘Millenium’ se banalise et que Lisbeth devient adulte dans la douleur. On la quitte  avec un peu plus de plomb dans la tête (les lecteurs parvenus au bout de l’ouvrage comprendront).

Sont abordés, par ordre d’apparition à l’image, des thèmes aussi médiatiques que les ravages de la rumeur, la vie d’esclave des putes, la bonne conscience de la loi que personne ne suit en pratique, le destin aveugle des ‘services’ publics d’État, le quart d’heure médiatique des frimeurs et autres ratés avides de gloire éphémère, l’existence souterraine d’une jeunesse déphasée…

Qui a lu le premier tome s’intéressera au second rien que pour ses personnages dont l’existence semble échapper souvent à leur auteur. C’est le signe de caractères réussis. L’intrigue finit par retomber sur ses pattes et les pièces éparses du puzzle se rassemblent en un tout assez cohérent.

Stieg Larsson, Millenium 2, La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette (Flickan somlekte med elden), 2006, éd. Française Actes Sud 2006, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, 653 pages, (pas encore en poche) €21.85.

Les trois Millenium en 3×2 CD audio, 60 h d’écoute, Audiolib 2008, €68.40

Eva Gabrielsson, Millenium Stieg et moi, Actes sud 2011, 160 pages, €19.00

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Paul Doherty, L’homme masqué

L’énigme du Masque de fer a fait couler beaucoup d’encre. L’homme emprisonné ici ou là pour finir à la Bastille était-il le frère jumeau de Louis XIV ? Impossible, répond Paul Doherty, professeur anglais d’histoire médiévale. La cour ne connaissait aucune vie privée et la reine accouchait en public. Mais pourquoi son visage devait-il rester caché sous un masque de velours ou de fer, sauf à quelques personnes – dont le superintendant Fouquet ?

Dans ce roman policier historique, le spécialiste anglais des intrigues moyenâgeuses ouvre une hypothèse audacieuse. Il se fonde sur la correspondance amoureuse secrète et chiffrée de la reine Anne d’Autriche, mère du roi Louis XIV. Il crée le personnage de Ralph Croft, faussaire anglais recherché par les polices du monde connu et emprisonné à la Bastille. Le Régent, avide de belles femmes qui veulent savoir, le gracie officiellement s’il réussit à percer l’énigme. Il devra enquêter dans les archives, lui qui les connait sur le bout des doigts, percer les codes, et dire le fin mot. Inutile de dire que chacun cherche à utiliser l’autre pour ses propres intérêts et que le Régent n’a guère l’intention de laisser filer le détenteur d’un terrible secret si celui-ci parvient à le connaître…

L’homme au masque a été arrêté près de Dieppe sur lettre de cachet royale en 1669. Il devait être surveillé de près durant trente ans dans diverses prisons, Sainte-Marguerite puis Exilles, jusqu’à sa mort à la Bastille le 19 novembre 1703. A chaque fois, sa cellule ne devait pas être visible de l’extérieur, les murs, sol et plafond devaient être grattés pour éviter tout message, sa vaisselle réservée et surveillée après chaque repas pour qu’il ne fasse passer aucun écrit, son linge lavé et repassé sous surveillance constante, puis mis en coffre et brûlé une fois usé.

Louis XIII, fils d’un roi baiseur mort trop tôt, avait du mal avec les femmes. Très pieux, la chair lui répugnait et son épouse, reine venue d’Espagne, était trop jouisseuse et expansive pour lui. Mariés à 14 ans, ils attendirent dix-huit années et des promesses à la Vierge avant d’engendrer Louis XIV. S’il est certain que le Roi-Soleil était bien le fils de sa mère, certains doutent qu’il fut fils de son père. On dit que les testicules du roi Louis XIII étaient celles d’un enfant et qu’il n’atteignit sa maturité qu’à 30 ans passés… Mais ce ne sont que des on-dit. En ce cas, si le Masque de fer ne devait pas montrer son visage, était-ce parce qu’il ressemblait fort à Louis XIV ? S’il ne pouvait être son jumeau, pouvait-il être son demi-frère ? Ou bien Louis XIV et le Masque étaient-ils tous deux fils d’un autre, un amant de la reine qui ressemblait au duc de Buckingham, son éternel amour?

Ralph progresse pas à pas, captivé par cette énigme qui pourrait changer la politique du temps. Voilà que surgissent les malandrins, les gitans et même les Templiers ! Nous sommes entre ‘Da Vinci code’ et Hugh Corbett. Avec les mêmes approximations topographiques sur Paris que Dan Brown : de la cour du Louvre on ne peut, même à l’époque, apercevoir les tours de Notre-Dame (p.20) ; ni tourner de la rue aujourd’hui de Rivoli « vers l’Opéra », qui n’existait pas encore (p.54) : il a été fondé par Napoléon III ; ni dire que le grand Maître templier Jacques de Molay a été « exécuté sur le parvis de Notre-Dame (p.92) : il a été brûlé dans l’île face au Louvre, de nos jours square Henri IV où une plaque le rappelle. Malgré ces détails, l’enquête est enlevée, agréable à lire et offre une passionnante solution à cette énigme historique.

Paul Doherty, L’homme masqué, 1991, 10-18 2010, 213 pages, €6.65

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