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Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas

Le commissaire Brunetti est vénitien ; son patron sicilien. Bien plus qu’en France, la xénophobie régionale joue à plein, chacun parlant encore son dialecte couramment, en plus de l’italien. Ce qui intéresse le vice-questeur Patta est sa carrière, et le maire lui a demandé de protéger sa réputation en faisant enquêter sur un magasin de masques tenu par la fiancée de son fils sur le campo San Barnaba ; son « associé » pourrait bien n’avoir pas les autorisations nécessaires pour empiéter sur la voie publique et les vigili (police municipale) pourraient peut-être fermer les yeux contre rétribution. Ce qui pourrait être source d’ennui pour le maire qui se présente à sa réélection.

On voit combien les commissaires de police italiens peuvent être débordés de travail au service du public… Ce pourquoi Brunetti a largement le temps de s’intéresser à autre chose, l’une de ses enquêtes personnelles pour la morale dont le système bureaucratique de « la justice » se fout. Un jeune homme sourd et passablement handicapé vient de mourir : il avait avalé des somnifères avec la tasse de chocolat que lui avait portée sa mère mais s’était surtout étouffé dans son sommeil par le vomi. Brunetti qui connaissait, tout comme sa femme Paola, l’homme qui aidait au pressing, trouve qu’il y a quelque chose de bizarre dans ce décès – surtout lorsqu’il découvre qu’on ne peut le déclarer mort parce qu’il « n’existe pas » dans les références de l’administration. Ni carte d’identité, ni acte de naissance, ni acte de baptême, ni inscription à l’école, ni pension de handicap, ni… Le garçon qui ne parlait pas ne laisse pas plus parler les bases de données.

Voilà qui intrigue le commissaire qui estime qu’un être humain, même diminué, doit au moins avoir son nom enregistré. Dans une enquête, vénitienne en diable, Brunetti va aborder les liens complexes qui lient les individus entre eux dans ce pays – et cette province – où les liens de famille et de clientèle sont bien plus forts que dans les pays anglo-saxons. Donna Leon, d’origine italienne mais américaine depuis deux générations, bien que vivant à Venise depuis un quart de siècle, découvre avec surprise l’ampleur des à-côtés de l’administration officielle et l’omerta qui peut régner sur ordre des puissants.

La première partie du roman est un festival d’ironie où l’on retrouve les caractères de chacun des personnages habituels : Patta, Elettra, Vianello, Paola, Raffi et Chiara, plus la nouvelle commissaire Griffoni et le jeune policier Pucetti. Tous jouent un rôle, dérapant parfois dans l’ellipse ou le bizarre comme à la fin du chapitre 22, et abusant de l’ordinateur et du hacking des bases de données officielles. Comme si tout devait se passer sous le manteau en Italie. Seule « le clic » du téléphone portable qu’on raccroche p.197 me paraît curieux : l’auteur a-t-elle jamais usé dans sa vie d’un telefonino ?

La fin est édifiante – et terrible – l’avidité tenant lieu d’amour. Une bonne enquête qui prend le temps et fait pénétrer l’âme des vénitiens.

Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas (The Golden Egg), 2013, Points policier 2016, 329 pages, €7.70 e-book Kindle €7.99

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Matilde Asensi, Le salon d’ambre

L’auteur, femme et espagnole, livre ici son premier roman. Moins abouti et plus court que les suivants publiés en français (Iacobus et Le dernier Caton), il n’en définit pas moins l’univers original d’intrigue policière d’une créatrice formée au journalisme et née à Alicante. Le héros est une femme ; le monde est l’histoire de l’art ; le protagoniste est une secte secrète. Dans ce premier opus, Ana est la fille d’un antiquaire de façade aux activités occultes bien plus lucratives : le trafic d’œuvres d’art. Il s’agit de voler aux riches pour vendre à d’autres riches.

Les opérations s’effectuent comme en service commandé, dans le secret digne d’un univers d’espionnage. Le « club d’échecs » est organisé hiérarchiquement, avec Roi, Tour, Cavaliers et Pions (valets). Ana, commando experte, est pion, ce qui signifie qu’elle est chargée de l’opération physique de voler les œuvres. Ce n’est ni sans danger ni sans adrénaline et, à la trentaine, elle aime ça. Comme un homme. Nul ne se rencontre, nul ne se connait, sinon par des conversations virtuelles sur l’Internet mondial, en crypté, en passant par des serveurs anonymes… Nous sommes en pleine modernité.

Une affaire vient de se terminer et d’habitude plusieurs mois de silence et de vie normale s’écoulent avant qu’une autre ne survienne, manière de ne pas attirer l’attention. Pourtant, voici que Roi exige une nouvelle opération fort excitante : voler un tableau en haut d’une tour, dans une salle sous alarmes, sise dans un château bavarois au milieu d’un lac. Son propriétaire, riche industriel allemand ex-nazi, ne veut pas la vendre au riche russe ex-KGB qui la veut.

Tout se passe à merveille, comme dans les opérations spéciales, avec forces gadgets, matériel et astuces, sauf que… le tableau n’est pas un mais deux. Un autre est encollé au dos. L’acheteur le sait-il ? Le club d’échecs décide de chercher pour lui-même, surtout que l’énigme – un vieux Juif peint dans la boue, orné d’une inscription yiddish codée – excite les experts.

La piste conduit à une authentique énigme, le Bernsteinzimmer, « salon d’ambre » en français. Il s’agit de panneaux d’ambre fossile de la Baltique couleur de miel, taillés pour orner un salon de luxe offert par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume 1er au tsar de Russie Pierre-le-Grand en 1716. Les six tonnes d’ambre furent volées par l’armée nazie en 1941 au palais Catherine à Tsarskoïe Selo. L’affaire est historiquement authentique et jusqu’ici cette œuvre d’art n’a jamais été retrouvée. Matilde Asensi en profite pour faire tout un roman de son hypothèse personnelle.

Elle crée une action bien enlevée, un thème stimulant pour l’esprit, avec ce qu’il faut de caractères humains tranchés et posés, pour que le lecteur accroche. Il palpite aux opérations de nuit ; il s’amuse des relations avec la vieille tante, supérieure d’un monastère et receleuse d’œuvres d’art, aux jérémiades sur les enfants de la vieille gouvernante au prénom inouï – Ézéquiela ; il se laisse aller aux sentiments d’amour naissant entre Ana et l’un des membres (viril) du club ; il s’agace de la fille de 13 ans experte en hacking et qu’il faut tolérer. Chacun se débrouille et l’on passe un bon moment.

En ces temps de féminisme militant, où trop d’hégéries croient exister en suscitant des « polémiques » médiatico-politiques futiles, voir évoluer de vraies femmes dans un univers d’espionnage souvent réservé aux hommes est un délice. L’égalité des sexes n’est pas le renversement des rôles, mais l’équilibre des actes avec le tempérament différent de chacun.

Matilde Asensi, Le salon d’ambre (El salón de ámbar), 1999, Folio policier 2007, 243 pages, €6.17 

Le vrai salon d’ambre historique

Le trafic d’œuvres d’art en Italie 

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