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Dead Man de Jim Jarmusch

Un jeune homme qui n’a plus de famille, William Blake (Johnny Depp), part de Cleveland au sud du lac Érié pour aller au bout du chemin de fer de l’Ouest, symbole du rêve américain. Il se rend à la station terminus de Machine, ou une aciérie lui a envoyé une lettre d’embauche comme comptable. Les paysages se font de plus en plus arides, rocheux, morts, et des carcasses d’animaux et des crânes humains parsèment les environs de la voie. Des trappeurs fous tirent même du train sur des bisons qui passent, signe que le convoi quitte toute civilisation. Le train de l’Ouest remonte le temps, de la civilisation industrielle et cultivée à la sauvagerie des coureurs des bois où l’homme est un loup pour l’homme.

Le temps de régler ses affaires et de faire le voyage en train, deux mois ont passé. Ce pourquoi, lorsqu’il se présente, tout le monde s’esclaffe. Il insiste pour voir le patron, Mister Dickinson (Robert Mitchum), mais celui-ci le renvoie, impérieux et hautain. Dès lors, Blake est perdu dans cet Ouest sans règles, où un cow-boy se fait sucer dans la rue, pistolet à la main contre qui y verrait offense. Rejeté par la société normale, le jeune homme fait la connaissance d’une fille facile poussée dans la boue hors du saloon par un nomme éméché. Il la reconduit chez elle et elle couche avec lui. C’est à ce moment que surgit son ancien amant, qui regrette de s’être disputé avec elle et de l’avoir quittée. Elle lui dit qu’au fond elle ne l’a jamais aimé, ce pourquoi il sort un pistolet et tire, blessant William Blake mais surtout tuant la donzelle. Effrayé, réagissant par réflexe devant la mort en face, le jeune homme saisit le pistolet sous l’oreiller et riposte, ratant deux fois sa cible faute d’avoir ses lunettes sur le nez, avant de percer par chance son adversaire en plein cœur. Lui qui n’avait jamais touché une arme, il a tué pour la première fois.

Il s’enfuit très vite par la fenêtre à demi-habillé, vole le cheval pinto du fiancé, et s’enfonce dans le veld. Évanoui, il est réveillé par un Indien solitaire qui tente d’extraire la balle fichée dans son épaule gauche. Il lui apprend qu’il est métis de deux tribus différentes, donc d’aucune, ce pourquoi il s’appelle Personne (Nobody) ou ‘parle fort pour ne rien dire’ (Gary Farmer). Il a été enlevé enfant par des hommes blancs qui lui ont fait traverser l’Atlantique pour l’exhiber en Angleterre et en Europe, où il a eu l’astuce d’imiter les Blancs et de s’instruire. Adulte, il a retraversé la mer pour revenir chez lui. Les deux solitaires lient une certaine amitié, l’Indien initiant le Blanc à la vie sauvage et aux relations brutales de l’Ouest. Il le prend pour le peintre poète anglais pré-romantique qu’il a lu en Europe (1757-1827), citant même un poème : « Certains naissent pour le délice exquis, certains pour la nuit infinie » (Auguries of Innocence).

Pendant ce temps, le vieux Dickinson a mandaté trois tueurs chasseurs de primes pour se venger de celui qui a tué son fils et sa fiancée. Cole Wilson (Lance Henriksen), Conway Twill (Michael Wincott) et Johnny « The Kid » Pickett (Eugene Byrd) ont chacun une réputation redoutable, Cole ayant « baisé et tué ses parents – oui, les deux – avant de les faire cuire et de les manger » (dixit Conway), Conway ayant prouvé son professionnalisme de tueur à gage, tandis que l’adolescent noir Pickett « compte plus de tués à son actif qu’il n’a encore d’années » (dixit Dickinson). Mais les trois paraissent assez peu sûrs au vieux pour qu’il offre en plus une prime publique par affichage ; il veut (wanted) William Blake « dead or alive », mort ou vif. L’humour montre la prime qui augmente à mesure des morts, passant de 500 à 2000 $.

Tous les tués par balles vont dès lors être attribués à William Blake. Le jeune blanc-bec qui n’avait jamais touché un revolver jusqu’à sa rencontre avec Dickinson, a désormais la réputation d’un tueur sans pitié. Le film montre tout son humour noir, caricaturant l’Ouest mythique avec ses chasseurs de primes, ses affiches de recherche, les balles qui partent le plus souvent par accident, ou les gens qui s’entre-tuent en avant même d’avoir Blake au bout de leur fusil. Ce sont deux Marshall qui observent les traces plutôt que d’observer l’homme qui vient vers eux, les trois tueurs professionnels qui se mettent une balle dans la peau professionnellement par derrière, le dernier mangeant l’avant-dernier, selon sa réputation dans l’Ouest, ou trois homos qui veulent se farcir un « Philistin » comme il est soi-disant autorisé dans l’Ancien Testament, dont Iggy Pop déguisé en gouvernante. Il est vrai que la jeunesse imberbe et les longs cheveux de William Blake lui donnent un air féminin qui excite la sexualité des bravaches de l’Ouest réduits aux putes des saloons, lorsqu’ils sont en fonds, ce qui n’arrive pas souvent. Cole, le plus méchant des tueurs pro engagé par le patron de l’aciérie de Machine, va même jusqu’à singer le coït en détachant les syllabes de son nom : dick-in-son, autrement dit en anglais ‘bite en fils’, ou acte pédocriminel. C’est assez cocasse. L’Ouest révèle son lot de tarés, d’hallucinés, de psychopathes, bien loin de l’image d’Épinal qu’Hollywood en a faite.

L’errance se poursuit, comme un voyage sans retour, un chemin vers la mort. Car William Blake, pris pour le poète anglais par l’Indien faux savant qui l’accompagne, est un mort en sursis, a Dead Man. En prenant une autre balle dans l’épaule gauche, par derrière suivant le fameux courage de l’Ouest, il descend son adversaire à 30 m d’un seul coup de Winchester. Il a pris l’habitude. Son ami indien le hissera dans un canot qui descendre la rivière jusqu’au village de la tribu ou une cérémonie lui sera assurée, un enterrement à la viking. Le corps encore vivant mais pour peu de temps sera placé dans un canoë sur des branches de cèdre, poussé vers le large et la fin de toutes choses. Mais pas sans avoir encore tué deux fois sans toucher un fusil, Cole ayant enfin rattrapé les fuyards et tirant dans sa direction, tandis que l’Indien le descend et que lui riposte dans le même temps, ce qui fait deux morts de plus ajoutés à la réputation dans l’ouest du hors-la-loi William Blake.

Les riffs de guitare électrique de Neil Young font beaucoup pour l’atmosphère du film durant l’errance, cette lente élévation des esprits vers l’infini et l’éternité, l’accomplissement du destin de chacun. Un acteur envoûtant, une histoire étrange et l’ironie du sort, font de ce long film (plus de deux heures) un périple dans l’Ouest mythique en noir et blanc.

DVD Dead Man, Jim Jarmusch, 1995, avec Johnny Depp, Gary Farmer, Lance Henriksen, Michael Wincott, Robert Mitchum, BAC films 2008, 2h14, €11,90

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Colette, L’étoile Vesper

Mémoires ? Pas vraiment, Colette clouée dans son appartement du Palais-Royal par une arthrite de la hanche, compense son inactivité physique par l’écriture et ses observations du vif par les souvenirs. Tout fait ventre, le moindre incident est propice à l’évocation de ce qui fut. La nostalgie reste toujours ce qu’elle était et la moindre photographie fait remonter des paysages, des maisons, des gens, des atmosphères.

Notamment la Bretagne, la demeure Rozven du Blé en herbe avec Bertrand en adolescent magnifique de 16 ans, « Une folle chevelure blonde et salée, l’œil aux nues, charmant, irresponsable et affecté » p.856 Pléiade. L’aîné d’une triade de Jouvenel issus de mères différentes, dont la dernière est la fille de Colette, 7 ans. Tous « demi-nus, écorchés par le roc poreux et le sel », des enfants devenus adultes.

Hélène Picard, la poétesse ariégeoise devenue secrétaire et amie de Colette, en était de cette bande de colons bretons aux vacances. Elle rêvait de l’amour avec le mauvais garçon poète Francis Carco, qui habitait à deux pas de Colette, sans jamais le consommer. Inversion des rôles, ce n’est plus l’homme qui chante sa muse mais la femme qui chante son homme, plus jeune et désirable, comme féminisé en muse. « Comme tu sens la fille et la nuit et la haie, / Et peut-être, parfois, le bel enfant de chœur », écrit-elle sans hésiter pour déviriliser le jeune homme (cité par Colette p.826). Elle serait sans notre grantécrivain du Palais-Royal bien oubliée aujourd’hui, comme l’est la poésie écrite, d’ailleurs.

Onze chapitres sautant du coq à l’âne, par association d’idées ou par caprice d’une retrouvaille, font le miel de ce livre de fin de vie. Une médium « voit » la chatte Dernière, une chartreuse morte depuis longtemps passer encore entre les jambes. Un jeune journaliste de 22 ou 23 ans voudrait connaître « la méthode » de l’écrivain, mais écrire exige-t-il une méthode ? On se met devant la page blanche et la plume court d’elle-même. Ensuite on relit, on déchire ou on corrige, on réécrit puis on valide. Chéri a-t-il vraiment existé ? demande le béjaune un peu jaloux peut-être. Oui et non, peut-être, cela ressort de l’intime, de l’émoi, du sentiment musical. L’œuvre répond et comprenne qui pourra. Mais Colette songe alors que ce roman est peut-être le meilleur de son œuvre. « Quoi de plus normal que de trembler devant ce qui est jeune ? » s’interroge Colette à ce moment (p.838).

Vesper est le nom de Vénus, l’étoile du soir qui est aussi celle du matin, commence et termine les jours. C’est la planète de l’amour sexué, la déesse de la séduction à laquelle Colette a beaucoup sacrifié, mère d’Hermaphrodite et de Cupidon, que Colette a beaucoup mis en scène dans ses romans-récits. Toujours sensuelle Colette. « Cette nuit, je rêvais que je montais à cheval avec des étrivières un peu trop longues. L’amoureux va-et-vient, la félicité du galop sur une selle bien usagée … » (p.849), Colette décrit le plaisir physique de chevaucher, de se frotter en rythme le sexe à la selle. Depardieu en Corée n’a rien inventé, mais Colette y fait allusion sans grossièreté.

Vesper désigne aussi les vêpres, la prière chrétienne du soir, et Colette déroule la sienne. Elle est née, elle a vécu et aimé, elle est handicapée par l’âge et s’éteint. Le livre est une sorte d’inventaire. Le Palais-Royal est un jardin fermé de monuments, « une petite province » où le vent entre librement et où les gens résistent encore et toujours aux envahisseurs – pour Colette un fond la campagne à Paris, le cœur de la France anti-boche.

Certains textes ont paru avant la publication en volume dans des revues ou des journaux, de 1923 à 1945, mais l’œuvre est retravaillée, reconstruite, entrechoquée pour donner cette mosaïque qui est l’esprit même de Colette, le chemin de l’œil et des sens à la plume et au livre. Une belle lecture à savourer encore.

Colette, L’étoile Vesper, 1946, Livre de poche 2004, 180 pages, 7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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Vladimir Nabokov, Feu pâle

Poupées russes, ce roman est un poème en quatre chants de 999 vers agrémenté d’un appareil de préface, commentaires et index, comme une étude universitaire. Ce campus novel n’en est pas moins roman d’aventures qui met en scène un triangle de personnages liés par l’amour et la haine derrière le miroir, mais aussi par une quête personnelle de chacun : le linguiste poète John Shade (ombre), le roi de Zembla en exil Charles-Xavier Vseslav renommé Charles Kinbote (King boot ! – dehors – comme dans les BD ?), enfin le tueur soviétoïde, robot sans âme et sexuellement impuissant nommé Gradus (degré) ou Grey (gris).

Kinbote est séduit par le poète Shade et veut instiller en lui l’idée d’une épopée de son royaume envahi et de son règne tragique ; Shade est un vieil homme cardiaque et maniaque, jalousement surveillé par sa femme Sybil, qui a pour ambition d’écrire son œuvre phare en méditant sur la mort, celle de sa fille disgracieuse et la sienne qu’il anticipe ; Gradus a pour mission de tuer le roi en exil comme Staline le fit de Trotski. Mais aucun ne parvient à ses fins : Kinbote est floué par le poème qui parle surtout de Shade ; Shade est tué en victime collatérale des balles de Gradus ; Gradus vise mal et rate sa cible royale mais n’en tue pas moins un poète.

Ce qui aurait pu être une forme aride se révèle prenante. L’auteur s’y révèle un dieu créateur d’univers et de personnages qu’il manipule comme des jouets. Aucun n’est sympathique, tous sont attachants, même le tueur à ressorts, plus malheureux que sadique : la société totalitaire l’a rendu ainsi. Le poème donne le ton, un romantisme fluide et brumeux très Europe centrale avant la sécheresse brute soviétique ; les commentaires ajoutent des aventures sentimentales et érotiques digne de l’épopée scoute du Prince Eric et de son royaume nordique imaginaire. Le royaume de Zembla inventé par Nabokov sur le modèle d’une Russie mythique (Zemlia) est lui-même évocateur d’exotisme physique et charnel, comme cette bande dessinée du même nom qui a paru entre 1963 et 1979 et que les jeunes garçons pouvaient lire chez le coiffeur, le dentiste, ou trouver dans les kiosques des gares de RER.

Le roi de Zembla est Nabokov lui-même transposé en tarzanide, personnage fabuleux doté d’une robuste constitution et d’amitiés érotiques adolescentes fantasmées. « A 12 ans, Oleg était le meilleur avant-centre de l’École ducale. Quand il était dévêtu et luisant dans la vapeur des bains, les attributs hardis de son sexe contrastaient fortement avec sa grâce de jeune fille. C’était un vrai petit faune » p.246. Les deux garçons vont dormir dans le même lit, s’enfermer aux toilettes pour « se laver les mains » (comme les filles disent se repoudrer le nez) et s’y livrer à des ébats torrides. « Certaines créatures du passé, et c’en était une, peuvent demeurer latentes pendant trente ans, comme celle-ci, alors que leur habitat naturel subit de désastreuses altérations » p.249, précise aussitôt Nabokov. Le souvenir d’un « compagnon bien aimé » (index) subsiste intact dans la mémoire de l’écrivain ; ce qu’ils ont accompli ensembles peut être désiré a posteriori sans que cela ait eu lieu.

Comme le roi, Nabokov s’est exilé de façon rocambolesque en échappant aux sbires communistes et s’est échoué aux États-Unis comme enseignant d’une université privée. Mais ce roi existe-t-il en réalité ? N’est-il pas une projection lyrique de Shade ? Un avatar affabulé par Kinbote, obscur professeur d’université, « ombre du jaseur tué par l’azur trompeur de la vitre » ? Une paranoïa soviétique qui voit des ennemis partout ? Nous sommes clairement dans un univers parallèle où l’auteur est roi. Une liberté du désir au-delà de notre enveloppe mortelle, une création ex-nihilo sortie de notre esprit – et qui lui survivra. Le poème commence par les reflets sur une vitre qui transpose et superpose les objets comme le poète diffracte et filtre sa vision sur le monde.

Kinbote et Shade sont antinomiques mais, comme la matière et l’antimatière, s’attirent et s’annihilent. Il n’en restera qu’un. Kinbote est athlète et droit, homo, gaucher, libertin et stérile, végétarien et chrétien ; Shade est maladroit et courbé, hétéro, droitier, fidèle et père d’une fille, mangeur de viande et agnostique. Tout est faux-semblant et tout est Nabokov, comme les deux tendances de sa nature riche et variée. « Enfant, j’étais un petit illusionniste », disait l’auteur (p.1315 Pléiade). Lui aussi, comme les peintres renaissants, crée des Madones à partir de jeunes fleuristes à Florence. Son prince Charles-Xavier, amant à 13 ans du fils de duc Oleg, est la version sylphe de qui il était lui-même à Saint-Pétersbourg. Une projection, un fantasme, une sublimation – un possible parmi les personnages en lui. L’apparence physique de Shade lui-même était un masque « car si les modes de l’ère romantique rendaient plus subtile la virilité d’un poète en découvrant son cou séduisant, en dégageant son profil et en réfléchissant un lac de montagne dans sa prunelle ovale, les bardes d’aujourd’hui, sans doute à cause des meilleures conditions dans lesquelles ils vieillissent, ont l’air de gorilles ou de vautours » p.168. Ce roman est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », comme le disait Churchill de la Russie soviétique… Chacun ira de son interprétation : à mon avis, elles sont toutes justes, échos et reflets dans l’âme du lecteur particulier.

Cela n’empêche pas Vladimir Nabokov, noble déchu de la Russie tsariste, d’instiller ses messages de haine à la pacotille d’une certaine modernité qui l’a frustré de son destin.

« Je hais les choses comme le jazz,

Le crétin en bas blancs torturant un taureau

Noir, strié de rouge ; le bric-à-brac des abstraits,

Les masques rituels primitifs, les écoles progressistes ;

La musique dans les supermarchés, les piscines ;

Les brutes, les fâcheux, les philistins bourrés de préjugés de classe, Freud, Marx,

Faux penseurs, poètes surfaits, imposteurs et requins » p.199.

Il commente ainsi l’air sombre des Russes soumis au joug socialiste : « Cet air sombre n’a généralement rien de vraiment métaphysique ou racial. C’est tout simplement le signe extérieur d’un nationalisme congestionné et le sentiment d’infériorité d’un provincial – ce redoutable mélange tellement typique des Zembliens sous la domination des extrémistes, et des Russes sous le régime soviétique. Dans la Russie moderne, les idées sont des blocs taillés à la machine et mises en circulation dans des couleurs franches ; la nuance est interdite, l’intervalle muré, la courbe grossièrement échelonnée » p.343. Rien n’a changé malgré la chute du bloc, on dirait Poutine !

Le miroir inversé avec lequel se regardent Kinbote et Shade, chacun confit en narcissisme, ne sera brisé que par Gradus le tueur. L’imaginaire romantique sera troué par le réalisme socialiste. Les érotiques par un impuissant. Mais quel est le plaisir du lecteur ? Lire la réalité comme une page de code civil ou la rêver en monde imaginaire ? L’impuissance du socialisme à « élever » l’humain à la spiritualité créatrice est démontrée. Vivre, c’est jouer, « innocence et oubli » songeait Nietzsche.

Vladimir Nabokov, Feu pâle (Pale Fire), 1962, Folio 1991, 352 pages, €9,40

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Alexis Piron le métromane

Qui se souvient de Piron, goguettier du Grand siècle ? Mort en 1773, il fut élu à l’Académie française par ses pairs en 1753 mais ne put y siéger sur ordre de Louis XV qui ne ratifia jamais sa nomination. Le fait du prince, poussé par le « lynchage médiatique » d’une punaise de sacristie en la personne de l’évêque de Mirepoix Boyer qui ne se contentait pas des délices de l’au-delà mais voulait surtout goûter à ceux d’ici-bas tout en faisant la morale au monde. Les Quarante avaient pourtant « de l’esprit comme quatre », comme le disait Piron.

Mais son Ode à Priape de 1709 (Louis XV n’était pas encore né) eu l’heur de déplaire aux cagots et autres Tartuffe ecclésiastiques et le fils d’arrière-Grand roi, malgré ses 43 ans, ne pouvait que se ranger derrière la toute-puissante Église. Le délit était clair  (depuis une minorité de curés y a sacrifié en leur église même) :

« Qu’à Priape, on élève un temple

Où jour et nuit l’on vous contemple,

Au gré des vigoureux fouteurs :

Le foutre y servira d’offrandes,

Les poils de couilles, de guirlandes,

Les vits, de sacrificateurs. »

Piron était gai ainsi qu’on disait de lui en son temps. Gai de gaieté, pas de gayardise comme on le gobe aujourd’hui – certes aussi bon qu’un autre, mais dans le bon sens. Né à Dijon d’un apothicaire, Piron fit ses lettres au collège des Jésuites et devint poète. Il rimait depuis l’âge de 10 ans des vers enjoués et folâtres, vite fertiles en bons mots. Il était l’esprit français du siècle, un métromane comme certaines sont nymphomanes. Il refusa de devenir prêtre.

La médecine étant charlatanisme (voir Molière), il fit son droit et devint avocat pour peu de temps. Mais il rimait toujours, gai et véritable « machine à saillies » comme Grimm dira de lui sans jeu de mot grivois. Monté à Paris en 1718, il trouve un emploi de copiste chez le chevalier de Belle-Isle (île bretonne bien connue) à qui il dédia une épigramme. Il fréquenta le café Procope, qui existe toujours rue de l’Ancienne Comédie à Paris (mais avec wifi). Il se fit connaître et écrivit plusieurs pièces qui furent jouées sur le théâtre de la Foire à Saint-Germain, Saint-Laurent et Saint-Ovide). Un théâtre populaire et forain installé en plein air ou à couvert. La Comédie française représenta sa comédie La métromanie, écrite en 1736, probablement le meilleur de son théâtre.

Damis est un jeune homme qui rimaille sur tout depuis qu’il sait écrire. Il parle en vers comme on se tortille et déclare sa flamme sous allusions mythologiques à toute personne du beau sexe assez jeune pour lui plaire. Il est tombé fol amoureux d’une Bretonne qui versifie aussi dans le Mercure de France, revue fondée en 1672 et qui ne disparaîtra qu’en… 1965. Ils correspondent via la publication régulière et Damis imagine. En précurseur des romantiques, il se fait du cinéma sur sa belle – qui n’existe pas. Le spectateur s’apercevra qu’il s’agit du père de Lucile qui mystifie ainsi le monde pour publier ses poèmes que son monde tourne en ridicule. Tiré d’une histoire vraie, celle du poète Paul Desforges-Maillard qui publia ses poèmes au Mercure de France en se faisant passer pour une poétesse de province, Piron en tire une satire joyeuse et pleine d’entrain, compliquée d’amours ancillaires et du procès des deux pères. Elle fut jouée vingt-trois fois à la ville et une fois à la Cour mais, comme elle attaquait Voltaire, qui s’était laissé prendre à la fausse poétesse du Mercure, elle ne fut reprise que dix ans plus tard et oubliée depuis. On ne touche pas aux idoles.

Piron était en verve et vécut d’une pension accordée par la Cour. Il se dispersa en épîtres, odes, chansons, épigrammes, poésies et contes dont Rosine, une fable féministe avant l’heure. Rosine a 15 ans et des langueurs ; ses seins lui poussent :

« Le sein naissant de la fillette

Couva bientôt certains désirs,

Sources de maints profonds soupirs,

Qui le soulevaient en cachette. »

Mais ses parents prudes et rassis, « couple aussi rigoureux que sot » gardent « l’œil ouvert sur le tendron ». Or, « un jour que sur une nacelle, la belle s’égayait sur l’eau », un vent de terre fait prendre le large à son bateau. Un corsaire passe qui la ravit et va la vendre à l’encan à un beau Turc qui la prend pour son harem. Mais il a déjà vingt-neuf femmes qu’il honore à tour de rôle.

« En avoir trente était son plan ;

Et cela grâce à l’Alcoran,

Sans nulle dispense de Rome.

Ôtez-moi la peur de Satan,

Gens indévôts, et qu’on m’assomme

Si demain je n’ai le turban ! »

Rosine n’est pas choisie et se morfond ; elle décide de s’évader, « trouve un brigantin, s’en empare  / Manœuvre de son mieux, démarre. » Elle échoue près d’une île où vivent des hommes sans femmes, toutes mortes. Chouette ! Rosine n’est pas violée car « l’État était républicain / Partant tout commun, perte ou gain ». Chacun sa part et Rosine est reine. « Sa Majesté prendra la peine / De se choisir qui lui plaira ». Elle changera une fois l’an si elle est mère, quatre fois si elle ne l’est pas. Le sérail est inversé et Rosine choisit un garçon « Beau, bien fait, jeune, et caetera ». Tout va bien dans l’idylle durant trois mois. Au quatrième, le jeune homme qui va être évincé par la règle décide Rosine à s’enfuir avec lui.  Les vents les poussent au lieu de sa naissance et elle hérite de ses parents morts. Tout va bien sinon que le jeune est jaloux « Des libres façons du pays » (la France!). Heureusement, l’amant meurt et Rosine est libre.

« Sans père ni mère, elle est fille ;

Sans mari, mère de famille :

Sur ces petits-maîtres altiers,

Qui sont, par un bonheur extrême,

Coqueluches de leurs quartiers. (…)

Elle peut choisir entre mille,

Et jouir jusqu’à son trépas… »

Il composa ainsi son épitaphe avant de mourir à 83 ans :

« Ci-gît Piron qui ne fut rien,

Pas même académicien. »

Le dernier (bon) mot lui revient.

Alexis Piron, Oeuvres, édition 1857, Hachette livres BNF 2012, 450 pages, €23.00

J’ai lu Piron dans les Œuvres choisies des éditions des Classiques Garnier de 1947, aujourd’hui introuvables. La culture se perd.

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Maison de Jacques Prévert

Nous rejoignons le parking sur la baie d’Escalgrain pour des étirements en plein vent devant les spectateurs qui ne cessent de passer sur la route, et un verre de cidre offert par la guide. Le Renault nous ramène à Omonville-la-Petite avant 18 heures, heure de fermeture, pour voir la maison de Jacques Prévert. Nous rentrerons à l’hôtel à pied, il n’est guère qu’à 500 m de là.

Le poète, qui a connu le cap de La Hague dans les années 1930, a passé ici les dernières années de sa vie. Il achète la maison en 1970 et termine son existence par un cancer du fumeur en 1977, à 77 ans. Il effectue les travaux conjointement avec son ami décorateur de cinéma Alexandre Trauner qui n’habite pas très loin. Tout commence par un beau jardin ombragé aux hortensias blancs et roses, aux agapanthes dressées et à la rhubarbe géante gomera du Brésil. Un grand arbre ombrage la pelouse pour les heures chaudes. Trois petits mulâtres excités courent sur la pelouse, régentés par une matrone blanche. La maison est petite, nichée au fond et précédée d’une allée de graviers blancs. La façade est de grès gris de Normandie, courante dans le village.

L’intérieur est en revanche décevant. Il n’y a plus aucun meuble, seulement de rares photos d’enfance avec son frère Pierre, des panneaux d’exposition sur le cinéma, quelques dessins. A l’étage sont des poèmes tapés à la machine que l’on peut voir accumulés dans les tiroirs. Dans les années 1930 et 1940, Jacques Prévert créait les scénarios et Pierre Prévert la mise en scène de films bien oubliés sauf ceux réalisés par Marcel Carné (Drôle de drame, Quai des brumes, Le jour se lève, Les visiteurs du soir, Les enfants du paradis).

Une grande salle au rez-de-chaussée est ouverte sur le jardin fleuri, deux chambres à l’étage dont la chambre d’ami toute petite et celle de Jacques Prévert dont un mur entier est formé de placards. L’une des portes ouvre sur la salle de bain ce que l’on ne peut même pas voir. Un bureau lumineux comprend une longue table sur tréteaux où figurent des dessins tandis qu’autour pendent des décors accrochés au plafond devant une cheminée dessinée par un artiste. Un ange en bois clairement sexué virevolte au-dessus des têtes, niant les débats sur le sexe des anges : il est ici nettement masculin. L’une d’entre nous collectionne les anges et les images de sainte Thérèse de Lisieux.

La cuisine a été rajoutée à l’arrière de la maison dans un ancien chemin. Elle n’est qu’en rez-de-chaussée avec une verrière pour l’éclairage et visible depuis les fenêtres de l’étage. L’entrée est à 5€ et c’est assez trompeur car ne figure ici rien de personnel. Tout ça pour ça… L’intérêt principal du Patrimoine semble être la boutique de vente des œuvres de Prévert et de souvenirs, et les expositions temporaires. Une vidéo d’une dizaine de minutes rappelle la vie et l’œuvre de Jacques Prévert.

Nous sommes trois à aller directement au cimetière, devant l’église Saint-Martin. Cet évêque sanctifié de la ville de Tours, qui a partagé son manteau avec un pauvre, est le patron du lieu et même l’anse face à l’hôtel s’appelle Saint-Martin. La façade de l’hôtel comporte d’ailleurs en référence un panneau de pierre gravée représentant Saint-Martin à cheval, coupant de son épée son manteau en deux devant un pauvre hère entièrement nu.

Jacques Prévert, mort d’un cancer du poumon pour avoir fumé comme un pompier en rut, repose juste à l’entrée du cimetière avec sa femme Janine morte en 1993 et leur fille Michèle, décédée en 1986. Des stèles de pierres dressées sont gravées de leurs noms peints en vert. Au bas est un jardin planté de fleurs. De petits cairns de la superstition à la mode anglo-culcul sont agencés sur les dalles dressées par les touristes qui disent ainsi « je suis passé ». L’église, restaurée en 2012, est lumineuse mais austère. Les vitraux sont modernes. Et le masque obligatoire même quand il n’y a personne.

Nous apprendrons le soir que la mère de la patronne de l’hôtel a connu Nénette, la lavandière devenue bonne à tout faire des Prévert. Des gens célèbres ont fréquenté notre hôtel de La roche du Marais et des affiches dédicacées le rappellent.

La soirée est au restaurant pour manger des « moules–frites », réclamées paraît-il par un groupe une année précédente. Drôle d’idée. Il y a autre chose pour ceux qui n’aiment pas les moules ou ceux qui n’aiment pas les frites, ou ont peur de grossir. Le Renault nous conduit donc sur le parking d’Omonville-la-Rogue au Mar-Bella, restaurant tenu par Gabin Garcia face au port du Hable. Il y a des moules et des frites mais aussi des poissons (du jour ou non) à la plancha. La cuisine est plutôt méditerranéenne bien que l’on propose deux sortes de moules, à la normande avec de la crème, ou marinière classique au vin blanc (on lui a montré la bouteille plutôt que d’en verser dedans). La bassine de moules est bien servie et le saladier de frites de même. Je prends une bière pression Grimbergen avec tout cela, mais pas de dessert. La nourriture et l’alcool mettent en joie les filles. C’est la grosse rigolade avec Miss M. en vedette, toujours à chercher à quelle actrice ressemble Unetelle ; les hommes sont épargnés, faute de références peut-être. Nous sommes assez fatigués et, en ressortant, le froid nous saisit bien qu’il fasse doux pour la saison.

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Linda Newbery, Graveney Hall

Linda Newbery connait bien les adolescents anglais pour avoir été prof de langue et littérature durant des années. Elle peint ici un portrait très réussi d’une petite peste, la sœur Katy de 14 ans d’un bien plus sympathique Greg de 17 ans en dernière année de lycée. Greg se pose des questions : sur la sexualité, sur les sentiments, sur Dieu.

Comme il passe en vélo devant Graveney Hall, une ancienne propriété victorienne qui a brûlé à Pâques 1917 et dont il ne reste que la façade et des ruines, il est intrigué, saisi d’une subite nostalgie. Il entre pour faire des photos, son second hobby après le vélo. En galérant dans les ronces pour arriver au bord du lac dans le parc, il trouve une grotte aux mosaïques (qui donne son titre anglais au roman) et… une jeune fille assise solitaire. Faith est en troisième et a 15 ans ; elle est vêtue d’un mini débardeur et d’une minijupe qui laisse voir sa culotte. Mais Faith (Foi) a la foi ; elle est inscrite par ses parents fervents chrétiens dans une école privée chrétienne et, même si elle s’habille mini, elle ne saurait avoir des relations sexuelles « avant le mariage » ; elle voudrait cependant avoir « un petit copain » pour faire comme tout le monde.

Greg ne sait pas s’il est déçu. Il n’a encore jamais baisé et considère Faith comme une petite sœur idéale, plus que la sienne d’un an plus jeune encore à l’âge ingrat. Il discute, il argumente, il objecte : Dieu ne saurait exister puisque que le mal existe ; ou alors il ne serait pas tout-puissant mais indifférent. A quoi bon « croire » en Lui puisqu’Il ne sert à rien ? Croire, est-ce « espérer » et se consoler auprès d’un « Père » mythique, hors du monde ? J’avoue que ces dialogues sur Dieu m’agacent un peu, ils sont primaires et ne résolvent rien. Mais nous avons affaire à des ados, et ils pensent selon leur âge et leur naïveté.

Greg a deux amis : Grizzard le fêtard séducteur de filles et descendeur de bières, ami d’enfance mais qui a quitté le lycée pour une école professionnelle, et Jordan, l’un des seuls garçons de sa classe en majorité composée de filles, avec lequel il se trouve donc naturellement en binôme pour les travaux scolaires. Grizzard ne songe qu’à déniaiser Greg avec une fille ; il lui envoie Tanya, belle blonde qui aime le sexe et qui va réussir la seconde fois. Elle le met tout nu la nuit sur la pelouse et ils roulent dans l’herbe mouillées tandis qu’elle le caresse, le palpe et l’excite. Il la défoncera sept fois dans une première torride qui le laisse lessivé mais content : il « l’a » fait. Mais Tanya n’a aucun intérêt sentimental ni moral, le sexe divorce de l’affection et Greg se demande si c’est cela, l’amour : faire des petits mais aimer ailleurs.

Il aura un élément de réponse dans l’histoire de Graveney Hall, qui le captive. Il a rencontré Faith, fait des photos, aidé aux travaux de restauration d’une équipe bénévole menée par le père de Faith, s’est intéressé aux derniers propriétaires avant l’incendie. Sa route a alors croisé celle d’Edmund Pearson, 18 ans en 1914, un an de plus que lui presqu’un siècle plus tard. La guerre a emporté Edmund et a révolutionné sa façon de voir comme ses sentiments : plus jamais rien ne pouvait être comme avant. L’adolescent Edmund était corseté par ses parents, par la société, par l’histoire : son devoir était tout tracé. Il devait se marier, donner un héritier au domaine, accomplir son devoir de soldat en menant ses hommes au front en donnant l’exemple. Sauf qu’il était attiré par les garçons.

Eton, Oxford et Cambridge sortaient à la chaîne ces jeunes hommes éduqués à la dure exclusivement entre eux et saisis par les émotions de leur âge. Les poètes pédés anglais ont été innombrables durant la Première guerre mondiale et justement Greg les étudie en classe. Greg va chercher des informations avec Faith et en apprendre de plus en plus sur le jeune homme d’il y a un siècle. Edmund était amoureux d’Alex, un roux sportif porté aux mathématiques et boursier, venu d’un milieu modeste et plutôt marxiste. Greg se croit amoureux de Jordan, un brun sportif champion de natation avec la plastique qui va avec, porté à la littérature, venu d’un milieu juif intellectuel plus élevé que le sien. Edmund a consommé, en cachette, honteux et heureux ; Greg a refusé de se laisser entraîner par son penchant et a rejeté son ami avec une joie mauvaise dont il a honte. Hier l’homosexualité était « mal » pour Dieu, pour la société et pour les parents, aujourd’hui ce n’est pas « bien » pour la société, même si certains parents l’acceptent, comme ceux de Jordan. Edmund n’a pas eu le choix : ou il se soumettait aux normes de son temps, ou il quittait tout, sa famille, son domaine, son identité, son pays, pour vivre enfin selon ses penchants, même si Alex s’était fait tuer. Greg a plus de choix car les mentalités ont changé, néanmoins c’est aussi plus difficile pour lui car ce n’est plus la révolution du tout ou rien mais la responsabilité d’un entre-deux choisi pour ne faire de mal à personne.

Le jeune Dean, prolo de 14 ans agressif de puberté dans la classe de Kathy, est jaloux des deux amis, de leur prestance et de leur sérénité ; il les insulte dès qu’il peut avec ses copains de son âge moins sexy. Traiter les grands de « gays » et « pédés » lui permet de se valoriser à bon compte aux yeux de ses pairs, lui que les filles de son âge ne regardent pas, n’ayant d’yeux que pour les aînés. Dean va frimer, escalader la bâtisse en ruines et tomber. Il risque de rester paralysé des jambes, ce qui est un châtiment trop brutal pour un jeune ado même peu avenant. Un signe de plus que Dieu s’en fout.

Greg reste donc attaché à Faith (qui se prononce Fesse en français), ainsi que l’auteur le suggère en effectuant à plusieurs reprises le parallèle de la petite copine de Grizzard, Sherry (qui se prononce Chérie). Mais Faith perd la foi, ce qui intrigue et attache Greg plus encore car il s’en croit responsable. Jordan s’éloigne de ses pensées, même s’il fait des rêves torrides où il est au lit nu avec lui et jouit, tandis que le corps partenaire se transforme finalement en une Tanya hilare. Il aime Jordan mais baise avec Tanya tout en donnant son affection à Faith.

Il n’est pas fini, le beau Greg, musclé par le vélo et la nage ; ce pourquoi il est attachant.

Linda Newbery, Graveney Hall (The Shell House), 2002, Livre de poche 2014, 379 pages, €7.10, e-book €16.99

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La poésie masquée

Le marché de la poésie, prévu du 21 au 25 octobre place Saint-Sulpice dans le 6ème arrondissement de Paris n’aura probablement pas lieu – même si le site n’en dit absolument rien « au 3 octobre ». En tout cas pas en présence réelle : peut-on candidement croire que « l’alerte maximale » en région « rouge écarlate » va être levée dans les quinze jours ? Déjà déporté à l’automne alors qu’il devait avoir lieu à l’orée de l’été, il se retrouve une fois de plus contaminé par le coronavirus. « Il nous a paru absolument vital de maintenir une édition du Marché en 2020 pour offrir aux participants la possibilité de défendre leur travail dans une année particulièrement difficile pour eux », dit le site. Certes ! Mais fait-on ce qu’on veut ? Il faut être un Trump pour croire que sa seule parole fait advenir la vérité. C’est tromper de feindre croire que c’est aussi simple.

Il y a d’ailleurs quelque incongruité à associer « marché » et « poésie ». Le cri de l’âme doit-il se vendre ? Le marché concerne plus les éditeurs et les revues que les créateurs, il devrait plutôt s’intituler « marché des publications de poésie ». Les fabricants de livres ou d’audio doivent vendre parce qu’ils ont des coûts ; ceux qui écrivent sont inspirés, l’argent ne leur vient (s’il vient) que par surcroît. Quant à la « chaîne culturelle » qui va des enseignants artistiques aux ateliers d’écriture et des libraires aux médiathèques, elle subit l’impact de la pandémie comme les agences de voyage et les hôtels-restaurants. La poésie n’est que leur terrain de culture.

Les poètes, eux, continuent, même s’ils déclament masqués. Ils portent un regard différent sur les choses, empreint d’émotion plus que de raison, d’intuition plus que de logique. Ecrire en poète, c’est se laisser être au monde, tel qu’il est, avec un esprit d’enfant. Le choc des mots qui en dit plus fait chanter l’imaginaire en jouant sur la sensibilité, actionnant le piano de tous les sens. La poésie est avant tout un émerveillement.

Elle n’a pas besoin de « marché » pour exister, seulement pour se vendre. Mais très peu de personnes parviennent à vivre de leurs écrits, que ce soit par le roman, l’essai, le théâtre ou la poésie. Il faut distinguer les poètes des versificateurs, les écrivains des écrivants. Aligner des mots, même en phrases déstructurées, ne fait pas un poème ; il faut encore avoir l’inspiration, faite de sentiments et de musique, de culture et de regard.

C’est une poétesse américaine, Louise Glück, qui a reçu le 8 octobre dernier le prix Nobel de littérature 2020. Quasi inconnue en France, faute de « marché », sa traduction sera difficile, comme toutes les poésies car la musique de la langue et le jeu des mots passe mal à la transposition en une autre langue. On peut lire d’elle (en anglais) Wild Iris et Averno.

J’aime particulièrement ce poème, intitulé Happiness – tout simplement bonheur :

A man and a woman lie on a white bed.
It is morning. I think
Soon they will waken.
On the bedside table is a vase
of lilies; sunlight
pools in their throats.
I watch him turn to her
as though to speak her name
but silently, deep in her mouth–
At the window ledge,
once, twice,
a bird calls.
And then she stirs; her body
fills with his breath.

I open my eyes; you are watching me.
Almost over this room
the sun is gliding.
Look at your face, you say,
holding your own close to me
to make a mirror.
How calm you are. And the burning wheel
passes gently over us.

Le 38ème marché sera virtuel ou ne sera pas – je vous invite à consulter le site les jours qui précèdent le 21 octobre, prévu pour son inauguration. « L’état d’alerte maximale » va très probablement le masquer.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Site du 38ème Marché de la poésie

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Antoine Blondin, Certificats d’études

Certificats au pluriel car il s’agit de préfaces sollicitées aux œuvres classiques ; études au pluriel car ces œuvres sont éclectiques mais souvent liées à l’éthylisme, grande spécialité de l’auteur, et au non-conformisme, expertise qui va de soi.

Antoine Blondin, lettré diplômé et fils de poétesse, possède ses auteurs sur le bout de la plume. Il évoque délicieusement leurs talents, malicieusement leur vie et souverainement leur œuvre. Ce mince volume est un bijou de lecture qui se parcourt agréablement. Vous y apprendrez beaucoup de choses, hors des sentiers battus par Mesdames et Messieurs les profs qui ne veulent retenir que ce qui leur apparaît convenable à enseigner.

Sur Baudelaire, « je découvris que cet anarchiste s’imposait des disciplines implacables, que ce mauvais fils adorait sa mère, que ce loup solitaire pouvait saigner d’amour et d’amitié, que ce dandy sarcastique en appelait au lecteur son ‘frère’ » p.13. Et qu’il écrivait des femmes : « La bêtise est souvent un ornement de la beauté » (Salon de 1846), cité p.39.

Suit Dickens, cet « oncle d’Angleterre » qui « fait visite à Noël » (on offrait ses livres aux jeunes adolescents) : « Ouvrir Dickens, c’est, par miracle, pénétrer dans une maison fortifiée contre la misère, la sottise, l’injustice, terre promise après un long cheminement sur des routes picaresques, parfois cruelles » p.59.

Edith Gassion, môme Piaf, c’est « la misère apprivoisée ». Elle s’est éteinte la même matinée que Jean Cocteau, « autre porteur de clefs, prince et portier majuscule de territoires qu’il nous avait ouverts, entrouverts, plutôt » p.77. Ce qui est troublant, ajoute l’auteur, « c’est qu’il faille le prendre au sérieux » p.81. Son chef-d’œuvre, c’est sa vie, c’est la vie. Cocteau – qui le sait ? – a été proposé pour la croix de guerre 1914.

Homère a créé avec le périple d’Ulysse un nom commun : l’odyssée. Chacun peut raconter la sienne alors que nul ne racontera son iliade. « En quelque façon, L’Odyssée pourrait s’intituler « Ma femme m’attend », dit drôlement l’auteur p.95. Et, dans un milieu mâle, « qu’elle envoûte les hommes, comme Circé, ou les retienne, comme Calypso, la femme dans L’Odyssée jouit des plus grands pouvoirs » p.96. Gardienne du patrimoine, elle est l’opulence qui fait la douceur de vivre autour de la Méditerranée.

Jacques Perret est moins connu, « Français au long cours », conteur sentimental. « Mais plus encore que la saveur française où baigne son propos, le burlesque de la satire, l’infaillibilité de l’argumentation, l’ingéniosité vertigineuse des développements, ce qui attire et retient, c’est la curiosité affectueuse de cet œil sereinement ouvert sur les hommes à travers les âges et les espaces » p.107. Il aime les gens.

D’Alexandre Dumas, les éditeurs n’ont demandé à l’auteur que de préfacer les romans Henri III, La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante-cinq. Les Atrides revivent chez les Valois en 1572. « Dans le sombre palais, où un roi débile prélude à son dernier soupir en s’époumonant dans un cor de chasse, les cousins se tendent des embuscades au détour des couloirs, de jeunes gens jaloux rejoignent leurs propres sœurs dans leurs chambres, une reine-mère terrifiante colle son oreille aux tuyaux des cheminées et son œil aux serrures pour conserver le gouvernement des intrigues où ses rejetons se déchirent » p.113. Voilà du romanesque, du Dumas in situ, de la cavalcade et de l’honneur.

Goethe, le Mao allemand de son temps, a écrit son « petit livre rose » avec son Werther. Amour impossible, suicide de jeunesse, mal du siècle. Une « inertie violente », commente l’auteur, vie intérieure intense et vie extérieure d’une vacuité totale – tout comme nos petits intellos d’aujourd’hui.

Le « mal du siècle », s’est incarné officiellement en Alfred de Musset, vicomte et poète, qui l’a théorisé en sa personne. Malheureusement amoureux de cette ogresse dominatrice bisexuelle que fut « George » Sand, il s’est flétri dans le masochisme et la consomption. Antoine Blondin le compare à James Dean et cela crée des étincelles de compréhension : « L’ivresse chez l’un, c’est la vitesse chez l’autre : même griserie » p.144. Musset comme Dean, « ce sont des après-guerres qui ont lâché dans l’existence des êtres échappés aux routines d’une éducation traditionnelle », dit encore finement l’auteur, p.146. L’enfant du siècle était bien resté un enfant, « malgré la débauche » p.151.

Francis Scott Fitzgerald est « un beau carnassier (…) vulnérable » p.159, écartelé entre « la jouissance et la grâce (au sens théologique) » p.161. La sexualité est un instrument du salut. O. Henry est au contraire un conteur du Far West qui met en scène un « peuple exquis d’escrocs au grand cœur empêtrés dans des tourments sereins » p.170. Voilà pour les Amériques.

De Balzac, Le cousin Pons clôt la Comédie humaine. Balzac se détraque, Madame Hanska se dérobe, leur enfant nait mort. Pons appartient à ces « esprits fins et sensibles promis aux agressions jalouses des esprits inférieurs et brutaux. Ce qui distingue Pons, c’est la sensualité très particulière où il baigne et les modes de refuge qu’ont adopté ses appétits » p.185. Roman de l’union et de l’amitié, il est l’inverse des romans de l’ambition qui précèdent.

Dernier auteur : Rimbaud. Blondin voit en lui un manipulateur de ses aînés du Parnasse, dont Verlaine, ours aux appétits homos qui adorait « les étreintes d’Hercule » dans les chambres d’hôtel avec l’éphèbe des Ardennes. Jean-Arthur, lui, n’aime pas, en égoïste profond. Fugueur et rebelle, il prenait « des prétextes divers où entraient la gloutonnerie des horizons nouveaux, la frustration d’un exilé de naissance précocement réduit au chômage spirituel par la guerre [de 1870], les engouements complexes d’un communard adolescent » p.193. Le poète n’est un Voyant que par « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » : « A l’entendre, la débauche et l’insanité constituaient de parfaits modes d’investigation » p.198. Mais, à 20 ans, il est fini comme poète ; commence une autre vie qui restera stérile.

Le lecteur ressort de ce recueil ébloui de fulgurances jamais émises, familier de ces auteurs devenus « grands » dans le dictionnaire, heureux du style qui les dit. Un grand livre joyeux sur la littérature !

La pagination indiquée est celle de l’édition épuisée en Livre de poche 1979.

Antoine Blondin, Certificats d’études, 1977, La table ronde, Petite vermillon 2016, 256 pages, €4.92

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George Sand, Lélia

Roman poème philosophique, Lélia est non seulement difficilement classable mais aussi difficilement lisible en notre siècle. Deux personnages-types seulement : la femme et l’amant ; déclinés en deux binômes antagonistes comme l’auteur aime à créer, découvrant la dialectique avant Marx.

Lélia est une femme de 30 ans, frigide et revenue de tout ; son pendant est sa sœur chérie Pulchérie (qui sonne également comme sépulcre), jouisseuse du présent et multipliant les amants d’un soir, tentée même d’être gouine avec sa sœur par enivrement des sens (p.372 – tentation personnelle de l’auteur). L’amant de Lélia est Sténio, « l’enfant » (d’environ 17 ans au début, 20 ans à la fin), poète énamouré vibrant de désirs ; son pendant est Trenmor, vieux routard du sexe et de la vie, galérien cinq ans pour dettes de jeu, revenu de tout lui aussi mais avec énergie et volonté – le héros romantique sans sexualité. Un autre pendant noir est Magnus, prêtre par dépit de l’amour, hanté de macération et de sexe, le parfait négatif de toute foi chrétienne parce qu’il en accentue avec une discipline exacerbée toutes les injonctions d’église pour châtier la chair. Ni amour, ni poésie, ni religion : le siècle a tout détruit.

Et tous ceux-là monologuent à longueur de pages, déclament leurs hautes pensées dans une grandiloquence aussi vaste que creuse car le lecteur pense très vite que ce qu’il leur faudrait à tous, c’est baiser ardemment une bonne fois pour toutes afin de réconcilier « la chair », le cœur et « l’esprit » que le siècle fait divorcer. C’est ce que voudrait l’adolescent Stenio, empli de la santé du corps, des désirs du cœur et du bon sens de la jeunesse. Il est décrit frissonnant de sensualité, garçon « dont la beauté faisait concevoir la beauté des anges » p.478. Mais Lélia joue avec lui comme avec un bichon, se déclarant « sa mère » (dominatrice et castratrice), caressant sa peau nue par la chemise ouverte avant de flirter jusqu’au baiser, puis de repousser ses ardeurs avec horreur. « Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! » p.322. Stenio ne sera heureux que dans l’illusion d’une seule nuit, lorsque Pulchérie, qui a la même voix que Lélia, le baisera jusqu’à plus soif sous couvert de l’obscurité. Sténio aura alors un sentiment d’accomplissement de tout son être qui le rendra heureux… jusqu’au matin où il s’apercevra de la supercherie. Il comprendra alors « la leçon de la vie » : le froid réalisme des êtres et des situations. « La poésie a perdu l’esprit de l’homme », conclut philosophiquement Lélia (l’auteur) p.378.

Faute de pouvoir aimer de tout son être, en harmonie des sens avec sa passion et toute son âme, le garçon ne sera plus qu’animal. Il se lancera dans la débauche, de fille en femme, de vin en élixirs, de fêtes en orgies. Trenmor, sur les instances de la frigide et orgueilleuse Lélia pleine de remords (l’idéal de George Sand), le retrouvera flétri dans la villa italienne de Pulchérie, la chemise défaite sur sa maigreur maladive. Il tentera de le sauver en l’emmenant au monastère des Camaldules mais ce sera trop tard. L’esprit s’est séparé de la chair et le cœur est devenu sec. Le « mal du siècle » XIX de cette « génération avide et impuissante » (p.296), a encore frappé. Nous sommes, selon ce romantisme corrosif de toute santé, « condamnés à souffrir, (…) faibles), incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous » p.260.

Le lecteur d’aujourd’hui comprend pourquoi George Sand a connu des échecs au théâtre car ces beuglements interminables sur l’aspiration vaine à l’inaccessible lasse vite tout public, même en belle langue. Le sublime n’a rien de naturel et ne peut être tenu constamment. L’amour platonicien est réservé aux sages, pas au tout venant ; et notamment à ceux qui ont beaucoup vécu et sont las des sens. Le spiritualisme poussant le christianisme à l’éthéré est une imposture qui masque la cruauté des femmes (d’Aurore Dupin elle-même avec Aurélien de Sèze) et souvent leur frigidité en cette époque de machisme tranquille où (contrairement au XVIIe siècle) l’homme prend son plaisir sans égard pour sa compagne, violée trop tôt selon les usages du temps. Ainsi « la princesse Claudia » sera amenée à Stenio débauché dans la fleur tendre de ses 14 ans à cause de « sa puberté précoce » p.455 ; le jeune homme ne la souillera pas, moins par scrupule d’user des femmes comme des objets après ce que Lélia lui a fait, que par impuissance due à l’épuisement de sa débauche. Lélia, c’est la Femme « telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge. (…) Si tous les hommes n’étaient pas fous, (…) ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi » p.314. Lélia, c’est Aurore Dupin dite George Sand, une masculine avide de dominer les hommes plus jeunes qu’elle et de les efféminer par revanche : Jules Sandeau, Alfred de Musset, Sténio.

La leçon philosophique de George Sand sur la religion est loin du catholicisme d’Eglise de son temps et plus proche de la philosophie naturelle à la Rousseau : « Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! » p.481. Il n’y a pas d’esprit du mal, « l’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés » p.260. Darwin évoquera l’hérédité, Spencer la société, Nietzsche l’illusion des croyances, Marx l’économie matérielle et la société, Freud l’éducation – mais George Sand qui ne sait pas grand-chose mélange tout ça dans la réponse chrétienne d’évidence : « Dieu ». Quand on ne sait pas, c’est Dieu ; quand on ne comprend rien, c’est Dieu ; quand on vit bien ou mal, c’est Dieu – même « le calme » qui est la fin de tout changement du monde et des situations, c’est Dieu ! p.282. D’où l’impuissance de ses personnages à prendre leur destin en main comme à nous intéresser à leur sort. Car d’intrigue : point. Et tout le monde meurt à la fin.

George Sand, Lélia, 1833, Folio 2003, 308 pages, €8.50 e-book Kindle €2.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour

L’Amour est ce fleuve sibérien de 4500 km de long qui sépare l’Occident de l’Asie et la Russie de la Chine. C’est aussi cette révolution de l’âme, programmée par les hormones, qui sépare l’enfance de l’âge adulte. C’est enfin ce goût de vivre, enraciné comme le chiendent, qui fait rêver de liberté au cœur même des pesantes dictatures populaires. Ces trois thèmes sont présents dans le livre de Makine.

Le dégel, la débâcle, le fleuve qui se disloque brutalement au redoux, met brusquement le paysage en mouvement après l’éclat glacé de l’hiver. À l’adolescence, les hormones sont comme la sève au printemps, elles montent et enivrent. Le paysage devient riant, les bourgeons poussent, les sexes se tendent, pour rien, sous les culottes des gamins. La vie donne envie de chanter. Les jeunes garçons regardent les filles et rêvent, ou l’inverse.

Le dégel, c’est aussi celui de la Russie. Dans ce pays sénilifié par un Politburo de grands-pères, tout fonctionne en automatique. Les pourcentages de production sont scolairement en hausse, les médailles sont distribuées comme des bons points. Étonnamment un film occidental loufoque, invraisemblable, mythique, un réchappé de censure, fait entrevoir aux habitants un autre monde. Celui où la vie n’est pas une convention mais un jeu, où les actes ne sont pas tous destinés à la production mais peuvent être gratuits, où l’existence n’est pas condamnée à rester terne mais peut être magnifiée par l’imagination. Un monde où l’on peut aimer pour aimer, simplement, ce qu’on avait oublié dans l’URSS de la guerre, des barbelés et du climat arctique.

Les trois amis sont le Poète, le Guerrier et l’Amant – les trois fonctions classiques indo-européennes : l’esprit, la force, la génération. Il y a Oukhine le Canardeau, celui que le fleuve a blessé petit, lors d’une débâcle, en le rendant bancal et boiteux. Il y a Samouraï qui a failli se faire violer enfant par les bûcherons en manque, alors qu’il sortait nu du fleuve encore glacé un printemps. Il y a enfin Don Juan le narrateur, qui n’a plus de père ni de mère, « un ange avec de petites cornes », amoureux et positif. Un soir, le bouillonnement de la sève sera trop fort : il ira à la ville lever une pute à la gare, pour faire la foire dans son isba. Il venait d’avoir 14 ans.

La Sibérie est un pays contrasté où l’hiver ensevelit tout sous la neige et le froid terrible, où le printemps est une explosion et une débâcle, l’été torride et bref. Les hommes qui y vivent en ont pris les contrastes brutaux. Joie de la neige glacée ou l’on creuse des galeries pour voir le ciel au sortir des maisons, où l’on se jette tout nu après le sauna par -48°. Joie du froid coupant qui fige le paysage et fait frémir les étoiles. Brutalité des sensations qui montent au soleil caressant du printemps, et des envies de bain froid, de feu de bois et de faire l’amour. Contrastes de la chaleur d’été et de la fraîcheur du fleuve, sensualité d’être sans vêtement, grelottant au sortir de l’eau, vite réchauffé par le soleil et par le feu. Makine décrit bien ces contrastes, ces variations d’hormones, cette exubérance des sens sollicitée par les extrêmes.

Il avait 14 ans, il sortait sans rien sur le corps de l’eau froide avec ses copains Samouraï le musclé et Oukhine le bancal. Deux filles sont arrivées très vite en véhicule tout-terrain et les ont surpris tous les trois dans le plus simple appareil en train de se sécher au feu de camp, la peau hérissée du froid de l’eau, soulignant la musculature encore en devenir, les gouttes brillantes sur la peau tendre. Elles les ont regardés, surtout lui, et l’une a dit à l’autre qu’elle le trouvait mignon. Il est devenu pour ses copains « le Don Juan à poil ».

En hiver, bonheur intense du bain de vapeur dans l’isba, où l’eau jetée sur les pierres chaudes noie la peau dans un brouillard brûlant, où l’ami fouette le dos et les fesses à grands coups de tiges de bouleau avant que tous deux n’aillent se rouler et s’empoigner nus dans la neige immaculée et crissante du dehors, laissant sur le sol vierge la trace nette de deux corps. Un jour, c’est une Occidentale dans le Transsibérien, les traits fins, le genou fragile, la cuisse élancée, qui fascine le jeune sauvage lors d’une escapade. Ce reflet sur le genou le torture, lui donne envie de posséder, d’étreindre, mais surtout de pénétrer le secret de sa chaleur, de donner son souffle à la nuit.

Toutes ces images résonnent au fond de moi comme de tout garçon, je suppose. La Sibérie n’est qu’un extrême où les sensations sont vécues plus brutalement. Mais j’ai connu en France la sensualité de la prime adolescence, exubérante, panthéiste, hypersensible. Il faut qu’un barbare vienne de Russie pour revivifier notre littérature. Nous vivons dans un pays trop bourgeoisement constipé, trop empêtré de culpabilité morale et d’interdits religieux. En témoigne l’édition Folio, épuisée, à la couverture probablement trop érotique pour notre époque de réaction.

Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour, 1994, Seuil, €19.50 e-book Kindle €13.99

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Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface

Jünger poursuit sa réflexion sur les événements qui surviennent dans son existence. Il a passé 70 ans et ces pages sont un carnet de vieillesse. Il ne sait pas encore qu’il dépassera les 100 ans et que la vieillesse est donc toute relative. Il évoque les insectes, les plantes, les rêves qu’il fait, les amis qu’il rencontre, les voyages qu’il accomplit. Et toujours, trente ans plus tard, la blessure qui jamais ne se refermera, le fils aîné disparu, Ernstel, comme une branche coupée.

Il faut lire Jünger avec une flore à proximité pour saisir le sel de ses remarques sur les plantes. De même pour les insectes. Ces bestioles m’intéressent peu, comme les rêves de l’auteur qui restent hors de mon domaine et dont la description, toujours très personnelle, toujours absurde, m’agace un brin. Cela vient moins des images elles-mêmes, d’un surréalisme systématique, que du sens caché que s’obstine à chercher Jünger sans jamais mener sa réflexion jusqu’au bout, comme s’il en avait peur. Le flou lui convient, il se complaît dans cette atmosphère de mystère auto-entretenu. De là mon agacement. C’est la vieille tentation romantique allemande de considérer chaque chose comme un reflet d’un autre monde, comme dépositaire d’un sens caché. L’Initié est alors celui qui a reçu le don du regard. Il n’est pas le savant qui promène sa pauvre lumière dans les recoins obscurs, mais le détenteur de la grâce, une sorte de poète qui « voit » sans avoir besoin d’aiguiser son regard. Quel orgueil ! Cela est furieusement protestant, naïvement adolescent aussi. Jünger, malgré son âge, n’avance pas en sagesse. Il ne voit pas la faiblesse de cette approche, cette conviction d’être en quelque sorte élu. Il est trop envahi de culture germanique, trop naïvement sérieux pour s’en rendre compte. Que le lucane soit un arcane heurte notre vieux bon sens latin.

Ce « positivisme » est sans doute un trait de caractère propre à la culture française, comme le note justement l’auteur à propos de la traduction de ses œuvres : « le Français tend au ‘de deux choses l’une’, et l’Allemand au ‘les deux choses à la fois’. C’est ainsi que le texte gagne en clarté et qu’il perd peut-être en profondeur » II p.527. Je m’interroge sur cette « profondeur », bien proche me semble-t-il de l’obscurité. Ne s’agit-il pas d’une angoisse « profonde » ? Ne préfère-t-on pas laisser dans le flou ce que l’on a peur de découvrir, signe d’une identité peu sûre d’elle-même ? D’où la fascination, peut-être, pour les insectes blindés qui croissent et multiplient sans état d’âme. Programmés, ils n’ont pas le fardeau de leur culture à vivre, ni celui de leur histoire à accomplir. Quel exemple fascinant pour un Allemand qui se recrée sans cesse depuis un siècle ! Une Europe enfin unie pourra-t-elle un jour rassurer ce peuple pris entre le nord et le sud, l’est immense et l’ouest impérieux ?

Au fil des jours, beaucoup d’observations donnent à penser – ce pourquoi on lit Jünger et pourquoi je préfère son journal à ses essais. Il est plus particulièrement apprécié en France où, malgré Montaigne, le superficiel semble avoir gagné presque tous les contemporains.

Je note cependant dans Soixante-dix s’efface le style de plus en plus allusif, le dédain de préciser la pensée, les grands rapprochements d’idées sans en tirer leçon. Il semble qu’avec l’âge qui s’avance, la paresse envahisse le style au rythme où se perd la vitalité. Le style, justement, semble se pétrifier. L’âme se cherche sous les fleurs, la terre et le rocher. Grande est la nostalgie de l’Ordre, de ce qui perdure et ne change pas. Fascinant est cet amour du classement, de la mise en nom des insectes ou des plantes, et des humains aussi, en parallèle, avec leurs modèles historiques.

Jünger se révèle profondément conservateur. Il est un paysan de l’ordre ancien, antérieur aux Lumières. Il observe l’histoire comme le cycle des saisons, les individus comme les archétypes véhiculés par les ballades et les légendes. Il cherche à percevoir le destin dans les cartes, les nombres, l’ésotérisme. Le présent le déçoit, il le préfère hermétique. Ce pourquoi il aime « le vieux Boutefeu (Nietzsche), plutôt voyant que philosophe » II 571. Est-ce pour l’excitation intellectuelle ? Car Nietzsche n’a pas ce conservatisme viscéral de la pensée, il hait la « lourdeur » allemande, sa satisfaction de vache à l’étable, son classement sans fin du monde établi. Il rêve d’un homme qui se surmonte, acteur de son histoire, qui bâtisse sa morale sans ressasser le vieux livre millénaire lui enjoignant d’obéir sans penser. Il préfère qui construit une éthique avec ce qu’il vit et comprend, pareil à ces Vikings qu’aimait aussi Jünger : « Notre prédilection de jeunesse et leur monde moral – au sens du « moral » bien entendu. Ma passion avait gagné Ernstel ; la saga de Gisli–le–Proscrit et de son dernier combat sur la falaise, était le récit qu’il préférait » 28 juillet 1968.

Mais Jünger est las de se battre. En témoigne cette réflexion du 25 mai 1971 : « L’aspect féminin de la nature est conçu comme immortel, le masculin, en revanche, comme éternellement changeant et ne subsistant qu’en vertu d’un rajeunissement perpétuel, qui suppose une mort perpétuelle ». Ce pourquoi beaucoup d’hommes sont plus sensibles aux petits garçons qu’aux petites filles – sauf exception, comme l’auteur le 24 avril 1978 : « Des petites filles chevauchaient les canons – tableau fantastique ». Sensuel aussi, le vieil austère ne le dit pas.

Car « un journal intime a de l’importance presque comme la prière, qu’il remplace d’ailleurs en partie », 20 mars 1980.

Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, Gallimard 1984, 553 pages, tome I €28.40, tome II €50.52, tome III €29.40, tome IV €35.50, tome V €19.80

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Hugo Pratt, Saint-Exupéry – Le dernier vol

Antoine est l’aîné des garçons d’une famille nombreuse élevée par la mère à Saint-Maurice-de-Rémens dans l’Ain. Son père est mort à 41 ans d’une hémorragie cérébrale quand Antoine a 4 ans. Son seul frère meurt lui aussi d’une péricardite quand Antoine a 17 ans. Voilà de quoi troubler une vie.

Poète, rêveur, indiscipliné et casse-cou, Antoine de Saint-Exupéry n’a jamais pu se faire aimer d’une vraie femme, sauf sa mère. Il ne se fiancera ou n’épousera que des envolées, Louise de Vilmorin, Consuelo – qui dilapidera en fanfreluches sa modeste fortune. Peut-être parce que l’homme ne touchait plus terre. Il a volé pour la première fois à 12 ans, sur un vieux coucou Berthaud Wroblewski de 1912, puis a fait son service militaire comme mécanicien d’avions à 21 ans. Le vol est devenu sa vie parce qu’ils permettait de ne plus toucher terre et de s’isoler des malappris comme des ennuis. Il obtient son brevet de pilote à Casablanca, où il découvre le désert. Cette étendue fait le pendant au ciel étoilé et ouvre au monde intérieur. Pique-la-lune – son surnom militaire, aime à planer.

L’Aéropostale lui offre à 26 ans le métier de ses rêves : pilote du courrier. A Dakar, au Maroc, en Amérique du sud, autant d’étapes de ses livres. L’Aventure des airs était la dernière colonie à conquérir pour donner ses ailes à la France.

Hugo Pratt met en image les derniers rêves de vol qu’il imagine au pilote lors de sa dernière mission au service des Alliés. C’est un résumé des traces qu’il a laissées, sœur, femmes, amis – et les liens que tisse le courrier entre les continents.

Son P 38 fut descendu le 31 juillet 1944 au-dessus de la Méditerranée par la chasse allemande. Pour de multiples raisons, Antoine de Saint-Exupéry n’aurait pas dû voler. L’épave de son avion a été découverte au large de Marseille en 2003 et, en 2008, le pilote de Messerschmitt Horst Rippert, frère du chanteur Ivan Rebroff (faux russe parce qu’il était politiquement incorrect d’avoir été incorporé dans l’armée allemande entre 1940 et 45), a déclaré avoir descendu un P 38 ce même jour près de Marseille. Hugo Pratt ne reprend pas ces informations, gardant le flou du mythe.

L’écrivain ne laisse pour fils qu’un Petit Prince et pour viatique des temps futurs que Citadelle, la somme qu’il préparait, restée inachevée. Une forteresse intérieure qui lui permettait de s’ouvrir à tous les autres – ceux qu’il avait choisis.

Hugo Pratt, Saint-Exupéry – Le dernier vol, Casterman 2010, 80 pages, €19.00

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Vladimir Nabokov, Invitation au supplice

Un condamné à mort pour « turpitude gnoséologique » (p.1291 Pléiade) attend son exécution dans une forteresse où il est le seul détenu. Plus qu’une allégorie, ce roman est logique et réel. Nous ne sommes pas en 1984 mais bien plus tard, dans un futur fantasmé où le soviétisme a gagné la société, ou plutôt cette exigence de « transparence démocratique » où toute réserve chez l’individu est bannie, tout quant à soi puni. La Russie stalinienne comme l’Allemagne hitlérienne préfiguraient déjà, à la date d’écriture du roman, ce que serait cette exigence de la transparence sociale, de l’unisson civique, du tous en chœur politique. Nabokov n’est pas idéologue mais sensitif ; il critique avec une cruelle ironie cette tendance populiste de l’humanité, qu’il n’aime pas.

Ignorance, stupidité, autosatisfaction, sont la rançon de l’égalitarisme forcené. L’homme nouveau est une sorte de bête qui n’a de civilisé que les formes requises par « la loi » ou « les règlements ». D’où la bouffonnerie constante du directeur de la prison qui invite le condamné Cincinnatus à dialoguer avec Pierre, un codétenu qui se révélera son bourreau, à rencontrer sa femme (qui se fait sauter par le premier venu, le dernier étant un adolescent revêtu d’un uniforme de télégraphiste), son beau-père irascible et autoritaire, ses deux beaux-frères bouffons et interchangeables, ses enfants laids et difformes qui ne sont pas de lui, sa mère, une ex-pute devenue sage-femme qui ne l’a jamais rencontré jusqu’à ce jour où il devient « célèbre » dans les journaux pour déviance, à participer à un dîner où la bonne société de la ville le rencontre et l’observe comme… une bête justement. Curieuse certes, car différente, bien humaine, mais pas dans « les normes » ni dans « la ligne ».

Nabokov est émigré de la Russie, Cincinnatus est son double émigré de l’intérieur d’une société devenue totalitaire. Tout pouvoir est une duperie, le gnostique récuse toute aliénation d’Etat ou de société et il peut y avoir une interprétation gnostique de ce roman. La forteresse est à l’image de la société, un labyrinthe froid et étouffant qui vous guide par des couloirs balisés vers des pièces autorisées. « C’est logique, car l’irresponsabilité elle-même finit par se forger une logique. Voilà trente ans que je vis parmi des ombres perceptibles au toucher, leur cachant que j’étais doué de vie et de réalité », déclare Cincinnatus au directeur de la prison (VI p.1289). Cincinnatus est emprisonné dans la société, dans la forteresse, mais aussi dans son propre corps, dont les côtes forment des barreaux à son esprit. Tout est parodie dans le décor, de l’araignée de la cellule qui n’est qu’un pantin mécanique aux personnages qui sont rembourrés, maquillés, emperruqués, et dont les gardiens portent des masques de chien. Dans cet univers tragique où la fin est programmée, comme l’existence, seul l’imaginaire est libre.

Ou l’extrême-jeunesse… Outre le petit télégraphiste qui saute sa femme hors convenances (on entrait dans la corporation dès 14 ans), Cincinnatus se voit vamper par Emma, Bovary miniature fille du directeur de la prison. Elle a 12 ans, porte jupette courte et robe à bretelles qui tombent souvent de l’épaule nue, et se faufile dans les pas du gardien pour se cacher dans la cellule, sous la table. « Je vous délivrerai », déclare la gamine, pensant carrément le faire évader par le sexe – et « vous m’épouserez ». Elle a tout d’une danseuse, la petite Emma à longue chevelure. « Et hop ! alors tout droit vers Cincinnatus, assis sur le lit, et le renversant, elle lui grimpa dessus. Les bras nus et en feu, elle lui enfonçait dans la chair ses doigts frais et riait à pleine bouche. (…) Dans sa pétulance, la petite Emma avait enfoui son front dans le sein du prisonnier ; chues de côté, ses boucles éparses dévoilaient dans la fente postérieure de sa robe le haut de son échine, avec un creux changeant de place, selon les mouvements des omoplates, et tout garni régulièrement d’un duvet blondasse qui paraissait symétriquement peigné. (…) Je vous délivrerai, proféra d’un air pensif la petite Emma (elle le chevauchait maintenant à califourchon) » XIV p.1344. Mais la nymphette en pré-Lolita conduira le prisonnier émergé d’un tunnel sur la pente de la forteresse… vers la salle à manger où son père dîne avec le bourreau et les gardiens-chefs. N’ayant pas obtenu la baise libératrice (qui sera réclamée par les jeunes soixantuitards une génération après), elle retombe dans les conventions sociales du comme il faut.

Chaque adulte joue un rôle, sauf Cincinnatus qui, déjà tout petit, ne désirait pas participer aux jeux brutaux des autres dans la cour de récréation. Il réécrit le monde sur le papier et cela lui suffit, ce qui est antisocial et ce pourquoi il aura sa mauvaise tête tranchée. De Robespierre à Hitler en passant par LéninéStaline, c’est toujours la même histoire de formatage du peuple « pour le bien » du peuple, par de rares élites autoproclamées qui usent de la force pour régner sur un troupeau d’esclaves soumis. Seul l’art est incompatible avec la politique ; seule l’imagination peut combattre la doxa ; seule la conscience personnelle peut rester libre.

Chacun peut évoquer dans ce roman l’anti-Dostoïevski, la satire des auteurs soviétiques du temps, une parabole sur le régime soviéto-nazi mis dans le même sac (avant la shoah des Juifs), mais cette Invitation au supplice est un hymne à la création du poète, elle qui n’est possible qu’en liberté contre tous les oppresseurs.

J’ai beaucoup aimé ce huitième roman de Vladimir Nabokov, écrit en quinze jours d’une traite et dans un enthousiasme qui passe à la lecture.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice, 1936 revu 1960 en français, Folio 1980, 250 pages, €6.60

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires

Les enfants ont ému Jean-Marie Gustave Le Clézio et il fait de cette émotion de la littérature. L’image de ces petits princes, filles et garçons, livrés en ces huit contes, est celle de la liberté, de la découverte de la vie malgré les contraintes, des sensations : la mer jusqu’au ventre, le soleil sur sa peau, le vent dans les cheveux ébouriffés.

Pareillement purs, émerveillés, poètes, ces petits princes transcrits en littérature sont la quintessence de l’enfance, cet état d’inachevé et de disponible qui est perdu à l’âge adulte. Ils sont solitaires et accordés aux éléments. On ne peut être enfant dans la ville car les contraintes tuent le rêve. Pour vivre son enfance avec plénitude, il faut vivre au naturel, c’est-à-dire selon les météores. Ainsi les enfants de Le Clézio sont-ils souverains.

Par-delà leur âge, ils sont éternels en ce qu’ils ont de plus humain : ils sont ceux qui écoutent et deviennent, ouverts aux autres, aux bêtes, aux végétaux, aux matières. Celui qui est dans le monde est, à ce stade de son développement, encore malléable, impressionnable au sens photographique, prêt à tous les rêves, à toutes les amitiés, à toutes les découvertes. Il est un premier mouvement pour tous les possibles.

Une ville au bord de la mer, un début d’été. Dans ces avenues ouvertes sur le large, erre Mondo, 10 ans, les yeux noirs obliques, les cheveux bruns cendrés selon la lumière, la peau cuivrée sous le jean et le T-shirt vert trop grand. Il est léger, silencieux, assuré. Il vient de nulle part, éternel présent. A ceux qui lui plaisent, il demande : « est-ce que vous voulez m’adopter ? » Dans le monde ordinaire, personne ne répond ; mais qui ne dirait oui, sans hésiter ? Mondo parle avec les humbles, les solitaires, les marginaux, ceux qui savent observer et qui ont la sagesse la plus profonde. Le matin, il regarde le soleil se lever, le laisse chauffer son corps, puis il se met nu et nage longtemps, ami de l’eau. C’est un enfant du Sud.

En Islande, l’enfant du Nord, Jon a 12 ou 13 ans. Il aime le son du vent, l’eau glacée des torrents et la lumière qui entre « en lui par toute la peau de son corps et de son visage (…) comme un liquide chaud » p.126. Ivre de cette lumière, il se roule tout nu « sur le sol humide, en frottant ses jambes et ses bras dans la mousse » qui le couvre de gouttes froides. Puis le soleil lui brûle « le visage, la poitrine et le ventre ». Il ne sait pas ce qu’est le désir sexuel, il en découvre un avant-goût en se vautrant par terre sensuellement comme un ver. Première initiation, qui est charnelle.

La seconde sera spirituelle : il grimpe la montagne de basalte, malgré le vent qui le frappe avec violence. La nature entière le pénètre et le possède. Il faut prendre ces mots au sens fort, quasi érotique. « La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche (…) Son cœur battait très fort dans sa poitrine, poussait son sang dans ses tempes et dans son cou » p.130. Comme si la nature lui gonflait toute la chair de son énergie vitale en commençant par le ventre et lui montant irrésistiblement à la tête.

En haut de la montagne, surgit un dieu sous la forme d’un enfant lumineux. Il a le regard changeant, bleu intense ou gris, la voix douce et fragile, il est habillé « comme les bergers » – c’est-à-dire presque pas. Solitaire et gracieux, il aime la musique qui parle au plus profond de l’être, au cœur et à l’esprit, aux fibres peut-être. Jon se met à l’aimer, aussi brusquement et aussi fort que l’on aime à la prime adolescence. Lorsqu’il s’éveille au matin, l’enfant-lumière endormi près de lui a disparu. « Jon ressentit une telle solitude qu’il en eu mal au centre de son corps, à la manière d’un point de côté. » Il redescend mûri, son enfance l’a quitté, il n’est plus ce berger tendre et fragile d’hier. Il a vécu une expérience initiatique.

Dans ce livre, il y a d’autres enfants encore : Llulaby, Juba, Petite-Croix, Alia, Daniel qui n’avait jamais vu la mer, et Gaspar qui partage quelques semaines la vie de quatre enfants bergers d’Afrique du Nord rencontrés par hasard. Mais Mondo et Jon restent mes préférés.

J’ai déjà chroniqué ce livre d’une autre façon sur ce blog

JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires, 1978, Folio, 310 pages, €11.72

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La vie des autres de von Donnersmarck

Le « real-socialisme » (comme le traduit drôlement un sous-titre) est en marche… vers rien. Car plus rien ne « progresse » dans ce système figé qui a rêvé de communisme avant d’exploser une nuit de 1989, lorsque le Mur de Berlin est tombé. Les démocrates populaires de l’Allemagne de l’est ont massivement voté avec leurs pieds pour aller voir « l’enfer fasciste » de l’Allemagne de l’ouest. Le film raconte les dernières années de leur vie quotidienne au ras des humains, en 1984.

Il y a le poète Georg Dreyman (Sebastian Koch) qui écrit des pièces de théâtre en s’inspirant de Bertold Brecht, l’actrice principale Christa-Maria Sieland (Martina Gedeck) qui est sa compagne et doute de son talent au point de se doper, le ministre de la culture Bruno Hempf (Thomas Thieme) qui la lorgne et la viole dans sa Volvo limousine en abusant de son pouvoir, le lieutenant-colonel de la Stasi (la police politique) Grubitz (Ulrich Tukur) qui est chargé par ledit ministre de « trouver quelque-chose » sur le poète afin de lui ravir l’actrice, enfin le technicien froid sans état d’âme du capitaine de la Stasi (Ulrich Mühe) chargé de mettre le couple sur écoute.

L’officier Stasi est le parfait exemple de l’apparatchik qui pourrait être remplacé sans dommage par un quelconque robot. Pas même besoin d’intelligence artificielle, l’idéal du socialisme réalisé (real-socialisme) est en effet une mécanique de type robot (de rabot, le travail en russe). Ce qu’il apprend aux jeunes postulants de la Stasi est qu’un innocent se révolte et hurle tandis qu’un suspect se met à pleurer et à répéter les mêmes éléments de langage appris par cœur pour tromper l’enquêteur. Aucun d’état d’âme personnel, soumission totale au pouvoir, obéissance aveugle aux ordres, technicien professionnel maniaque du travail bien fait, Gerd Wiesler est célibataire, habite un appartement dépouillé, se nourrit de presque rien hors de la cantine officielle, loue une pute aux gros seins de temps à autre (Gabi Fleming). Il ne vit pas – sauf par procuration en interrogeant et écoutant les autres, car tout le monde surveille tout le monde dans le socialisme réel.

Il découvre, avec le couple d’artistes, que « la vie » peut être humaine, bien au-delà du rouage d’Etat. Que l’on peut aimer une personne et pas seulement une fonction, que l’on peut servir les lettres et pas seulement le parti, que l’Etat est un moyen de vivre et pas un but en soi. Les idéalistes sont devenus idéologues et le meilleur des mondes est devenu le pire. Plus rien n’avance car chacun a peur de dévier d’une ligne imposée par personne, sinon par l’imitation du même afin de ne pas dévier… On tourne en rond. Tout vient de l’Ouest et chaque socialiste craint la tentation. Seule la police politique maintient un semblant d’ordre en traquant impitoyablement les déviances, même légères. L’officier qui blague sur le secrétaire général du parti à la cantine est envoyé à la cave pour servir la censure, le petit garçon au ballon (Paul Maximilian Schüller) qui dit que, selon son père, les gens de la Stasi sont des méchants se voit (presque) demander son nom par réflexe – mais le capitaine Wiesler renonce au dernier moment.

Le traitement réaliste des personnages et le scénario subtil ne font pas de ce film une dénonciation idéologique mais un simple constat. Un régime policier n’est pas humainement viable ; à l’inverse l’amour, l’empathie, la morale droite – les vertus des « hommes bons » – permettent d’en sortir. C’est ce qu’accomplit le rouage Stasi Wiesler par une « révolution ». Non seulement il ne dénonce pas le couple qui commence à s’insurger, mais il fausse ses rapports d’écoute et cache la machine à écrire apportée clandestinement de l’ouest pour que nul flic ne puisse reconnaître qui a tapé un texte évoquant le suicide. Car la RDA a cessé depuis 1977 de compter les suicides : ils sont trop nombreux ; le pays était le second après la Hongrie en suicidés de tous les pays du bloc de l’est. Cet article, publié par Der Spiegel à l’ouest, a été écrit par Georg Dreyman après la mort volontaire de son ancien metteur en scène Jerska (Volkmar Kleinert) « interdit de travail » depuis sept ans pour propos « subversifs ». Or qu’est-il de plus subversif que de pousser les citoyens moyens et intégrés comme lui, Dreyman, à la révolte ? Jerska avait offert à son ami Dreyman la partition de La Sonate de l’homme bon. Lorsqu’il l’a joué au piano, juste après qu’un coup de fil (sur écoute) lui ait appris son suicide, Wiesler est bouleversé par la musique (ce qui est très allemand). L’art parle-t-il à l’universel en chacun de nous, par-delà les idéologies et les individualités ? L’art peut-il sauver les humains de leurs dérives ? L’art peut-il survivre s’il est impitoyablement soumis à la censure ? Peut-on faire encore de l’art si l’on collabore à l’art officiel ? La beauté peut-elle surgir sans noblesse d’être ?

Les ambiguïtés de chacun sont mises en valeur, ce qui ne fait pas du film un noir et blanc idéologique. Le poète est reconnu dans son pays, au nom de quelle conception de l’homme prend-t-il des risques ? L’actrice, arrêtée pour détention de drogue et menacée d’être interdite de scène, doit devenir informatrice de la Stasi et trahir son compagnon, mais elle se repent et… se suicide en se jetant contre un camion. Le capitaine Wiesler de la Stasi, bien que policier implacable, se prend à douter de sa mission en constatant que le ministre veut trouver le poète coupable pour lui piquer sa compagne et en faire sa pute. Quant à son chef à la Stasi, il regrette que ce « coup » politique ne puisse accélérer sa carrière mais laisse le bénéfice du doute à son capitaine en le rétrogradant à ouvrir les lettres privées pour la censure.

Après la chute du régime, lorsque les archives de la Stasi sont ouvertes à tous ceux qui ont été sur écoutes, Dreyman se voit apporter un chariot entier de dossiers sur son cas. Il a été écouté en train de déjeuner, en soirée avec des amis, en conversation intime avec sa femme, sous la douche, en train de baiser… Et pour quelle fin tout ce travail dérisoire ? Pour le seul bon plaisir d’un ponte. Surtout pas pour le peuple, ni le progrès, ni la cause du « socialisme »… Lui qui ne pouvait plus écrire sous l’étouffoir de la RDA retrouve de la vigueur pour écrire un roman dans l’Allemagne réunifiée. Il le dédie au matricule HGW XX/7 de la Stasi, cet anonyme qui lui a permis d’échapper à la prison. Ce dernier, devenu distributeur de journaux gratuits au porte à porte, voit le livre en devanture de la libraire Karl Marx (tout un symbole d’idéal corrompu !) ; il le feuillette, reconnait la dédicace, l’achète et lorsque le vendeur impassible lui demande s’il doit faire un emballage cadeau, l’ex-capitaine de la Stasi dit : «  Pas la peine, c’est pour moi ». Le message entre hommes bons est passé.

DVD La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, 2006, avec Martina Gedeck, Ulrich Mühe, Sebastian Koch, Ulrich Tukur, Thomas Thieme, Paradis distribution 2007, 2h32, standard €9.32, blu-ray €12.18

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Ivan Morris, La noblesse de l’échec

Au Japon, le héros qui échoue est vénéré. Pour les fils de l’empire du soleil levant, l’homme à qui sa pureté de cœur interdit les ruses et les compromis, si souvent nécessaires à toute réussite en société, est par essence voué aux causes désespérées et il connaîtra, inéluctablement, l’échec. L’auteur raconte la vie tragique de neuf personnages réels. Ils se sont dressés sans espoir contre des forces supérieures et ont par succomber malgré tout leur esprit, toute leur volonté et tout leur courage.

Cela peut paraître excessif à nos yeux d’Occidentaux pour qui la ruse et « l’esprit » sont nécessaires aux héros, depuis Ulysse jusqu’aux modernes SAS et autres chevaliers du ciel. Mais il faut considérer la société japonaise : elle est si conformiste qu’elle exige de chacun de s’incliner sans discussion devant l’autorité et la tradition. Dès lors les hommes téméraires, provocants, faisant fi des conventions et du bon sens, fascinent – à la condition qu’ils soient foncièrement honnêtes. La majorité pusillanime trouve compensation à célébrer ces individus qui osent, menant un combat solitaire et sans espoir. Cet échec inscrit au bout du chemin leur donne un caractère pathétique ; ils symbolisent la vanité de l’activité humaine, spécialement celle du Japonais asocial.

Fort heureusement, les héros dans ce pays sont aussi des poètes. Le héros tragique japonais a une vie d’un niveau émotionnel supérieur à la plupart des hommes. Il révèle ses sentiments les plus profonds en vers, avant que la mort elle-même ne vienne condenser le sens de son existence aux yeux de tous. La qualité essentielle du héros est le MAKOTO : la pureté d’intentions, le refus d’objectifs égoïstes et matériels, une délicatesse morale des plus exigeantes. Il a la force spirituelle de n’accorder aucune valeur à ce monde qu’il juge corrompu. Pourquoi transiger, s’adapter à ce monde, négocier avec les brigands ? Le héros réagit spontanément, instinctivement, contre tout ce qui froisse sa morale naïve mais d’une pureté absolue. Il connaîtra donc l’échec, comme tous ceux qui ne peuvent franchir les nombreux obstacles semés par une société sans indulgence. Quoi qu’il en soit, comme tout humain, il sera aussi vaincu par la vieillesse, la maladie et la mort.

Le tempérament japonais est pessimiste. Est-ce dû à la fréquence des tremblements de terre, des tsunamis, des cyclones dans ce pays ? Le bouddhisme qui proclame la vanité des choses a trouvé là une terre d’élection. Pour le Japonais, la vie humaine est aussi fugace que les saisons. L’impuissance et les échecs sont donc inscrits dans tout ce qu’entreprennent les hommes. La beauté est alors ce qui est éphémère : les fleurs, la jeunesse, les reflets à la surface d’un lac, les actes des héros vaincus. Bien que la mort doive saisir un jour chaque être vivant, le malheur humain paraît plus déchirant lorsque la victime est jeune, pure et de bonne foi.

La quintessence du symbole japonais est ainsi la chute des fleurs fragiles du cerisier au printemps. Et le livre se termine par ce haïku :

Aujourd’hui épanouie,

Ses pétales demain dispersés par le vent,

Telle est la fleur de notre vie :

Comment son parfum serait-il éternel ?

Ivan Morris, La noblesse de l’échec – héros tragiques de l’histoire du Japon, Gallimard 1975, 408 pages, €15.00

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Michel Déon, Cavalier passe ton chemin !

Après la Grèce, où il se sont paillardés des années à cause du soleil, des souvenirs classiques et du faible prix de la vie, l’auteur et sa femme ont décidé de vivre en Irlande. Tout d’abord quelques mois par an, puis dès 1969 durant toute l’année scolaire. Les enfants, en grandissant, avaient besoin d’un système éducatif correct. Avec les années, la Grèce s’est peu à peu éloignée, au point de disparaître. L’auteur a terminé ses jours en Irlande, intercalant quelques séjours à Paris.

Ce sont donc les pages irlandaises de souvenirs et de portraits dédiés à sa fille Alice, que nous offre Michel Déon sur ses vieux jours. Derek et sa femme, Tim le facteur, Pat-Jo le bâtisseur, Ulick le ventriloque avocat boxeur, la grande Sarah marcheuse qui buvait sec, Ciaron l’évadé, Liam le vagabond poète, sont autant de visages d’une Irlande réelle autant que légendaire.

Le titre du recueil est tiré du dernier poème de Yeats en 1939, le grand auteur irlandais : « Horseman, pass by ! » p.149. Ce vers est gravé sur sa tombe. C’est aussi l’épitaphe de l’Irlande, pays délaissé des dieux, occupé par l’Anglais, déchiré par des querelles de clocher. Certes, l’Irlande a bien changé – depuis qu’elle a intégré la Communauté, puis l’Union économique européenne. Les détracteurs d’Europe, le cul sur leur fauteuil en remâchant leur petit ressentiment de délaissés, oublient volontiers, dans leur ignorance repue, qu’il n’y a pas que les Français en Europe mais aussi par exemple les Irlandais. Et que ceux-ci ont pu émerger grâce à l’entraide européenne.

Mais « la vie de la verte Erin est toujours en péril. Si les hommes de pensée n’y veillaient plus, son histoire, ses cauchemars, ses songes féériques, son extraordinaire faculté de s’évader de l’épuisante réalité, pour vivre de fantasmes, seraient à jamais oubliés » p.144. L’aristo anglais décavé Derek, fin de race, fait semblant jusqu’au bout, plus Irlandais que les Irlandais de souche. Le facteur Tim ne prend de vacances qu’un mois par an chez sa fille en Californie ; le reste du temps, il parcourt son secteur postal en vélo, qu’il pleuve ou qu’il vente. Pat-Jo n’a jamais fait d’études mais savait tout sur tout, ou presque. Quant à Father Campbell, prêtre de paroisse très dévoué, lorsqu’il meurt son double dit la messe… C’est qu’il avait un frère jumeau, lui aussi prêtre. La maison Benbulben de Yeats a effrayé le poète en son enfance ; elle est désormais réduite à presque rien, spéculation immobilière oblige.

Les forêts et ses renards qu’aiment chasser les chiens, les lacs et leurs oiseaux innombrables à observer, les indigènes pris dans la modernité qui se pintent au pub tout en continuant à vivre comme au moyen-âge dans leur cottage, les églises et leurs desservants, plus ou moins méritants ou pédophiles (la plus grave tache de l’église catholique d’Irlande !), les poètes qui désirent être édités sans jamais avoir encore écrit, sont autant de haltes que nous offre l’auteur, amoureux des êtres et de la nature. Même saint Brendan, qui aurait peut-être découvert l’Amérique à la même époque que les Vikings, rebrousse chemin en apercevant « Dieu » sous la forme des peaux-Rouges !

Joyeux, nostalgique, très humain, ce recueil de textes à propos de l’Irlande permet de pénétrer un peu mieux le pays. Il est vu par un étranger amical, impatrié volontaire, attentif à la culture et aux gens.

Michel Déon, Cavalier passe ton chemin ! 2005, Folio 2007, 191 pages, €7.99 e-book édition Kindle €7.99

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Albert Cohen, Solal

albert cohen solal

Solal, petit Juif, a 13 ans lorsqu’il tombe amoureux d’une femme de France blonde. Solal, longs cils, cheveux noirs bouclés comme des serpents, col pur, a 16 ans lorsqu’il fait l’amour à la femme blonde, puis s’enfuit avec elle. Solal marié – avec une autre – a 25 ans lorsqu’il devient ministre à Paris. « Il était beau, naïf, pénétrant, chaud, hardi, insolent, si courtois, bon immense, diabolique et vivant. Bon surtout » – ainsi le peint sa femme à la page 144 de l’édition « Velpeau » Gallimard.

Ainsi le décrit l’auteur, dans les années d’avant-guerre où le fascisme avait triomphé en Italie, où Hitler progressait en Allemagne, où les ligues tenaient la Une en France. Cohen enfante un héros juif comme un héros aryen, un Apollon – mais sans ses cheveux d’or – avec ses qualités et ses défauts, son énergie et sa beauté mâle. Il l’aime comme un fils et veut le faire aimer. Jeune, éclatant, généreux, intelligent, Solal est fils du soleil. Il s’oppose ainsi en tous points à l’image du Juif viennois laid, avare et tortueux, fils du sombre ghetto – cliché qui court l’opinion.

Le plus sympathique est que Solal reste juif. Il ne peut (ni ne veut) s’assimiler jusqu’à se fondre. L’auteur tente ici de cerner ces caractères singuliers qui déterminent le peuple juif, son irréductible différence. Et il les revendique face aux autres peuples.

Solal a la folie du sud méditerranéen, son goût du contact humain et de la séduction. Solal a la joie chevillée au cœur, une énergie sexuelle irradiante, mais aussi la mélancolie de la mort comme un soleil noir. Soal est immense et humain.

Les Européens qui l’accueillent sont des terriens, lourds, sensés, sûrs d’eux-mêmes. « La cloche d’un village tintant, des hommes issus d’une terre rentraient chez eux et n’avaient rien à cacher et demain était sûr et leur mission à eux était de faire des trous dans les champs ou dans les ventres des autres hommes » p.192.

Le contraste est là, entre les hommes attachés à une terre et les apatrides de la Diaspora. Les premiers se comportent en propriétaires sûrs de leurs droits, certain de l’avenir et assurés du quotidien. Les autres n’ont rien que leur Dieu et leurs coutumes, ils se comportent en nomades, en artistes ou en fous vaguant, avares ou prodigues à l’excès parce que pour eux demain n’est pas écrit. Les Juifs forment « le vieux peuple fou qui marche seul dans la tempête portant sa harpe sonnante à travers le noir ouragan des siècles et immortellement son délire de grandeur et de persécution » p.270.

Les positifs – ceux qui ont « les yeux fixés sur l’autobus et non sur leur tombe prochaine » p.142, ceux pour qui « le monde [est] tracé à la règle » p.138 – et les poètes – « passionnés d’absolus » p.283, ceux pour qui l’incertitude du lendemain engendre le doute, la critique et l’invention – ne sont pas de même culte.

L’histoire de Solal est belle et un peu longue. Elle veut trop démontrer plutôt que de seulement montrer ; elle reste du côté des idées plutôt que de la vie. Elle n’a pas encore le souffle de Belle du seigneur mais elle est plus intime, plus naïve et plus tendre. Comme l’enfance d’une œuvre.

Donc attachante. Solal est un prénom qui se donne volontiers aux garçons goy dans le milieu bobo parisien, façon d’appeler la grâce du héros cohenien sur le gamin. L’un d’eux joue dans ma rue, il a 13 ans.

Albert Cohen, Solal, 1930, Folio 1981, 471 pages, €8.70

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Prévert vert pré

Hommage au poète populaire dont la gouaille s’est éteinte il y a plusieurs décennies déjà.

Né à Neuilly-sur-Seine en 1900, le poète du siècle révolu l’a quitté le 12 avril 1977, bien avant Mitterrand. Il fut l’un de nos grands « Jacques », Prévert. Mi-breton, mi-auvergnat, élevé à Paris, retraité normand, son identité était celle des vivants. Ses parents lui avaient « appris à vivre comme on rêve et jusqu’à ce que mort s’ensuive. » Accessoirement employé au « Bon Marché », car il n’y a pas de sot métier, voyageur grâce à l’armée qui l’envoya à 18 ans au Proche-Orient, il fréquenta les surréalistes tout en restant à part. Il n’aimait pas les intellos, ceux qui se la jouent et prennent des poses, ceux qu’il appelle les « gens de plume » :

« Dans cette ville, les gens de plume ou oiseaux rares faisaient leur numéro dans une identique volière.
A très peu de chose près, c’était le même numéro.
Les uns écrivaient sur les autres, les autres écrivaient sur les uns. Mais ‘en réalité’ la plupart d’entre eux n’écrivaient que sous eux. » (Gens de plume, Spectacle, 1951)

prevert assis

Poète, il l’était sans qualité et cela suffisait.

« L’enfant de mon vivant
sa voix de pluie et de beau temps
chante toujours son chant lunaire ensoleillé
son chant vulgaire envié et méprisé
son chant terre à terre
étoilé
Non
Je ne serai jamais leur homme… » (L’enfant de mon vivant, La pluie et le beau temps, 1955)

Les critiques, les chers collègues, les embrigadements partisans ? Foutre ! Allergique à toutes sectes, il aimait à dire de lui qu’« il joua un certain temps du luth de classe sous les fenêtres du parti communiste ».

S’il alla voir l’URSS, il fut aussi aux États-Unis. Sans rien en dire. Sauf :

« Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes (…)
Répétons-le Messsssieurs
Quand on le laisse seul
Le monde mental
Ment
Monumentalement. » (Il ne faut pas, Paroles, 1949)

Car il aimait les mots pour eux-mêmes, pour leur sens et leur musique, pour leur liberté. Il préférait l’éthique de la peau à la poétique (et à la peau étique). Il préférait les êtres aux concepts.

« Dans ses deux mains
sous ma jupe relevée
j’étais nue comme jamais
Tout mon jeune corps
était en fête
des cheveux de ma tête
aux ongles de mes pieds
J’étais une source qui guidait
la baguette du sourcier
Nous faisions le mal
Et le mal était bien fait. » (C’était l’été, Fatras 1966)

prevert et fillette

Il initia Devos au jeu des mots ; il se moqua des militants en associant les vocables ; il fit fi des snobs en réduisant les mots. Parce qu’il ne causait point Valéry fut-il pour autant moins poète ? Car être simple ne va jamais sans travail. Il raturait, corrigeait, précisait. Ah, Prévert n’avait rien du Victor Hugo pontifiant qui n’a jamais eu le temps de faire court ! Le poète enflure justement :

« Victor Hugo qui ne se gênait pas pour en faire, disait des jeux de mots que c’était « la fiente de l’esprit ».

Mais quand Jésus-Christ en faisait lui aussi :
« Pierre, tu es pierre et sur cette pierre… »
Victor Hugo ne disait pas que c’était la fiente du Saint-Esprit. » (Jeux de vilains, Choses et autres, 1972)

Lui, le Jacques, avait fait du mot « grand » sa bête noire : qu’aurait-il dit de ces socialistes de Cour qui baptisaient « grand » tout ce qui sortait de leurs œuvres ? Très grande vitesse, Grande Arche, Grande Bibliothèque, Grande ambition… Le populaire croit volontiers, avec les philosophes, que tout ce qui est excessif est insignifiant. Et celui qui gueule le plus fort a les arguments les moins affûtés. « Hommes à tête d’éponge », ils n’étaient pas ses cousins :

« Louis XIV qu’on appelait aussi le Roi Soleil
Était souvent assis sur une chaise percée » (L’éclipse, Paroles, 1949).

Quand à ceux qui se croient parce qu’ils occupent « une position », il avait sur eux l’avis de Brassens :

« Qu’il voyage en Caravelle, en Jaguar, en métro, en bus, en DS ou en LSD, le con est toujours aussi con et quel que soit le trajet. » (Des paradis artificiels, Choses et autres, 1972)

prevert paroles

Sa force est restée son authenticité : peut-être est-ce cela la véritable « identité » ?

« Vous
je ne vous regarde pas
ma vie non plus ne vous regarde pas
J’aime ce que j’aime
Et cela seul me regarde
Et me voit
J’aime ceux que j’aime
Je les regarde
Ils m’en donnent droit. » (Droit de regard, La pluie et le beau temps, 1955)
« Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le cœur
il dit oui à ce qu’il aime
il dit non au professeur… » (Le cancre, Paroles, 1949)

Jacques Prévert, Paroles, Folio 1976, 253 pages, €7.50
Jacques Prévert, Œuvres complètes tome 1, Gallimard Pléiade 1992, 1411 pages, €70.50
Les Frères Jacques chantent Jacques Prévert, Mercury Records 2010, €14.99

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Ernesto Che Guevara et Fidel Castro

Tout le monde connaît ce médecin argentin devenu révolutionnaire aux côtés de Fidel, puis ministre de l’économie jusqu’en 1964, avant de préférer continuer ailleurs la guérilla révolutionnaire plutôt que d’obéir à la bureaucratie envahissante. Philippe nous apprend que « Che » veut dire quelque chose comme « mon pote ». C’était l’expression favorite d’Ernesto Guevara à ses camarades de maquis, qui lui ont donné ce surnom.

ernesto che guevara adolescent

Le « Che », d’ailleurs, m’est sympathique. Ernesto Guevara de la Serna est né le 14 juin 1928 en Argentine. Il est fils de petit-bourgeois, petit-fils de chercheur d’or et descendant du vice-roi du Mexique. Asthmatique durant son enfance, il se passionne d’abord pour la lecture comme un malade isolé avide d’autres esprits, puis les sports comme quelqu’un qui connaît le bonheur de respirer. Nietzsche parlait de « nature nue ». L’amitié, l’amour, les relations humaines, la création artistique, les goûts et les couleurs, dépendent de la disposition du corps. Les états d’âme et les rapports humains dépendent en dernier ressort de la physiologie, du rapport à son corps, de son énergie vitale comme de l’expérience acquise, encouragée ou inhibée par l’éducation et le « ce qui ne se fait pas » social. Le corps est sagesse et c’est lui qui apprend à vivre. Je suis convaincu moi aussi de cela. Le souci du climat, du lieu, du moment, du repas, du jeu et des plaisirs, n’est pas indigne du philosophe. L’homme est inséré dans son environnement et il doit en tirer harmoniquement sa santé.

Castro et Che 1956

Très sensible et poète, Ernesto écrit à 17 ans un traité philosophique inspiré de Voltaire. Il aime les gens, la justice et les voyages. Il devient médecin. J’ai beaucoup d’affinités pour ce type d’homme heureux d’être, de rencontrer, de parler. En bon médecin, il met l’homme au centre du monde – mais n’est-ce pas aussi l’affinité de tout bon politique ? De la Serna se marie avec la Révolution en la personne d’Hilda, militante marxiste péruvienne qui parfait son éducation théorique et pratique. Il rencontre Castro en juillet 1955 à Mexico et est de l’expédition Granma du 25 novembre 1956. 82 hommes sont entassés sur le yacht à moteur de 13.25 m de long qui fait naufrage sur la côte, dans la tempête. Il faudra des mois, dans la sierra, pour convaincre les paysans puis les partis des villes, de rallier la révolution. Guevara sait les convaincre. J’ai retrouvé, dans ma bibliothèque de mes années de science politique, les « Textes militaires » de Che Guevara, paru chez Maspero en 1961, dont j’ai fait une studieuse lecture durant mes jeunes années.

che guevara pochoir

Pour le Che, le bon guérillero est un réformateur social. Il prend les armes pour faire écho à la protestation latente du peuple. Le guérillero est un ascète ; il aide et enseigne le paysan ; est un exemple par sa conduite, ouvre son esprit sur le monde, les rapports sociaux et l’idéologie ; encourage la lecture. Et le guérillero, alors « atteint des moments durant lesquels la fraternité humaine atteint sa plus haute valeur ». A 30 ans, comme Alexandre, Ernesto Guevara entre victorieux à La Havane le 3 juin 1959, bien avant Castro. Il est le polifacetito, l’homme aux multiples talents, chaleureux, séducteur, entraînant, généreux. Il écrit beaucoup, théorise sa pratique, enseigne et soigne. Pour nombre d’étudiants des années 60 il était le grand frère ; dans les années 70 il était encore un exemple, mais la rhétorique marxiste, trop scolaire, fastidieuse, sectaire, n’était déjà plus suffisante pour expliquer la complexité du monde.

cuba cartes postales che guevara

Ce que j’aimais de lui aussi était cette parole de 1966 que Castro, trop féru de pouvoir au sens catholique, devrait méditer : « ayons toujours une grande dose d’humilité, une grande dose de goût de la justice et de la vérité pour ne pas tomber (…) dans des dogmes extrémistes, dans l’aliénation des masses. » Malgré le jargon final, il est clair que le Che donnait priorité à la pratique, au pragmatisme. Il était artiste, pas politicien : « les honneurs, ça m’emmerde ! » avait-il dit. Il est mort pour ce qu’il croyait, repéré par satellite parce qu’il ne pouvait s’empêcher de fumer – en plein désert forestier – piégé par la CIA en Bolivie, le 9 octobre 1967.

che guevara icone

Entendons-nous bien : pour moi, Fidel Castro a eu raison de faire la révolution pour libérer son île de l’emprise mafieuse américaine et de sa corruption morale de pays sous-développé et asservi. J’ai un faible pour Ernesto « Che » Guevara, aventurier idéaliste, généreux, parfaite incarnation de la jeunesse dans ce qu’elle a de romantique. Mais je récuse l’idéologie marxiste, ringarde aujourd’hui, fondée sur une sociologie dépassée (le « prolétariat » n’est qu’une construction intellectuelle qui justifie le pouvoir de caste de ceux qui s’en proclament « l’avant-garde »), et sur une vision économique qui date du 19ème siècle (où l’homme se doit d’être maître et possesseur de la nature, productiviste et prédateur sans souci de son environnement). Je récuse la volonté de faire le bonheur des gens malgré eux : l’autorité est nécessaire en début de révolution mais, au bout de plus de 50 ans de pouvoir (deux générations en ces pays où l’on copule très tôt !), elle n’est qu’une contrainte inadmissible. Si la politique est l’art du possible, si son arrière-plan est d’épanouir les êtres humains en aménageant la vie sociale et économique, alors la liberté est incontournable. Je reconnais les réalisations du régime castriste, la faible mortalité, l’éducation des enfants, mais je ne prends pas le bébé avec le bain. La dernière libération du pays est encore à venir !

cuba carte économique

Fidel Castro, ex-élève des Jésuites, ancien membre du mouvement nationaliste de droite, le Parti Orthodoxe, lorsqu’il commence en 1953 sa lutte contre Batista, avocat manqué, pourfendeur de la perestroïka de Gorbatchev, agitateur permanent « d’offensives idéologiques » pour masquer ses ratages – vu son grand âge et son état de santé – devrait passer la main. Il est lider maximo, « Taille Extra Large », comme le souligne Zoé Valdès avec humour dans « La douleur du dollar » (1996, traduit chez Actes Sud), Sa Majesté l’Enflure, l’Outre gonflée de vent. « XXL » est l’héritier de la culture espagnole catholique qui exclut les étrangers. L’Inquisition a toujours fait la chasse aux « hérétiques », reproduisant dans ses colonies l’environnement clos de la mère patrie, sa docilité spirituelle, sa quête des vanités, son expiation du « péché » par les macérations et le jeûne. À l’inverse, les colons protestants ont fait leur révolution eux-mêmes et en pleines Lumières.

Les colons hispaniques n’ont eu qu’une indépendance subreptice, acquise par lassitude de la mère-patrie ou avec l’aide yankee, dans un négativisme anarchiste qui a préludé à des régimes autoritaires machistes. La société civile est restée inexistante, l’État restant organisé sur le modèle théocratique de l’Église, archaïque, paternaliste, sans développement, ne vivant que des matières premières. Aucun esprit d’industrie, mais la préférence pour la « pureté » idéologique, catholique d’abord, marxiste ensuite. Pour Castro, plutôt que d’encourager l’ingéniosité des hommes, il faut en extirper l’avidité, la putasserie, l’égoïsme. Punir avant d’élever, afin de faire advenir un homme nouveau apte au « paradis sur la terre ». Mais quand le cours mondial du sucre baisse et que celui du pétrole monte, l’économie cubaine se trouve mal. Et rien n’est changé depuis 55 ans…

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Jeux de plage

C’est alors qu’il fait bien froid, sombre, humide, que les kids rêvent de plage. Il n’y a pas de mots adéquats en français pour désigner le prime adolescent des deux sexes. L’été ils vont au soleil, presque nus, libres de tout et surtout de l’école.

fille et garcon bikini

Les ados surtout, garçons et filles. Ils sont tout hormones, prêtant à leur apparence une importance qu’elle n’aura jamais plus.

torses nus ado

Ils jouent, flirtent, se frôlent, osant à peine les caresses, les déguisant en bourrades viriles pour les gars et en moqueries sur les autres pour les filles.

filles ados

Mais ils ne se quittent pas, ils ne sont bien qu’en bande, attentifs jusqu’à l’obsession aux jugements des pairs.

Trio gamins

Heureux de se dépenser, d’offrir leur corps à l’eau, au soleil, au vent.

poirier plage

Amoureux du sport, de l’exercice, les muscles jouant sous la chair souple.

kayak de mer torse nu

Pas toujours beaux, parfois un peu gras, bourrelées pour les filles, mais vivants.

freres torse nu plage

L’âge entre 12 et 16 ans est émouvant à suivre pour ceux qu’on aime, captivant à observer pour les autres. Cet âge est sans pitié mais aussi poète, une seule fois dans leur vie.

torse nu blond sur les rochers

On ne peut que les aimer malgré tout puisqu’ils sont l’avenir, la vie même dans ce qu’elle a d’énergie. C’était il y a quelques jours, Noël, la fête de la Naissance. Celle du soleil pour les païens, de l’Enfant-Dieu pour les Chrétiens, de l’enfance même pour les laïcs. Souvenons-nous des jeux de plage.

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Yasushi Inoué, Le fusil de chasse

yasushi inoue le fusil de chasse
Concis, sobre, percutant – tel est Inoué, peut-être parce qu’il a pratiqué assidument le judo – et c’est par ce livre que l’on peut aborder son œuvre. Le fusil de chasse l’a fait connaître et apprécier jusqu’à lui valoir le prix Akutagawa en 1950, à 43 ans.

Prenant prétexte d’un poème demandé par un ex-copain d’école qui dirige une revue de chasse, l’auteur reçoit un étrange dossier fait de quatre lettres : celle du chasseur (qui n’a jamais lu un poème avant celui-ci), et celles de trois femmes qui furent sa femme, sa maitresse et la fille de celle-ci. Nous sommes dans les poupées russes des sentiments et des passions, construction apte à révéler toute la complexité humaine.

Le chasseur solitaire a touché le poète, car le marcheur au fusil à deux canons luisants porté sur les épaules est une métaphore du dragueur qui, en son existence, chasse les femmes avec son engin. Ce qui compte est moins le coup que le chemin, ce pourquoi le chasseur tue rarement. Dans l’amour, chacun est seul, isolé comme un chasseur dans la montagne japonaise. Voire jaloux et perfide envers ses proies, car chaque être recèle en lui un serpent.

Mais, tandis que la majorité désire fébrilement être aimé(e), rares sont les meilleurs : ceux ou celles qui désirent aimer – prenant plus de joie à donner plutôt que recevoir. Car l’amour animal est simple, question de peau, tandis que l’amour humain est compliqué, chatoyant mais sous le regard social. L’épouse Midori fantasme ainsi sur un jeune homme nu et parfait, trouvé dans le désert de Syrie où il partageait la vie des antilopes. Mais elle sait – d’expérience – qu’« une nuque charmeuse et soignée, un corps jeune et robuste comme celui d’une antilope… peu d’hommes satisfont à ces deux simples conditions ». L’amour n’est donc pas seulement attirance.

Ceux qui donnent sont rares mais précieux. Tel est le cas de Josuke Misugi, l’auteur du dossier envoyé à l’auteur. Tel est le cas de sa maitresse Saiko, comme de sa femme Midori. Reste la fille de la maitresse, Shoko, trop jeune encore pour avoir connu l’amour, et qui souffre des treize années de secret entre les amants. Mais elle entrevoit un paradis dont elle est un peu jalouse ; à elle de faire sa vie et sa lettre en ouverture des deux autres (après celle du chasseur en présentation) donne un redéploiement à cette histoire qui se ferme.

Car la maitresse déjà divorcée meurt, l’épouse divorce à son tour et le chasseur se retrouve solitaire ; même la fille de sa maitresse ne veut plus le revoir. Tragédie ? Probablement, mais à la japonaise : rien n’est jamais définitif puisque tout renaît sans cesse. Il s’agit d’observer et d’en tirer leçon pour les vies futures.

Ce court roman laisse une forte impression. Le réalisme du japonais et l’aptitude des littérateurs nippons à pénétrer le labyrinthe des âmes est dense et nutritif.

Yasushi Inoue, Le fusil de chasse (Ryoju), 1949, Livre de poche 1992, 87 pages, €4.10

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Le Clézio, Le rêve mexicain

le clezio le reve mexicain

L’écrivain rassemble ici sept essais en un tout cohérent, pour dire son amour du Mexique comme rêve et son dégoût de « la » civilisation (occidentale, industrielle, blanche) trop rationnelle et prédatrice. Enfant des années 1940, Le Clézio a connu la guerre barbare en Europe même, qu’il n’a eu comme préoccupation que fuir ; adolescent des années 1960, il veut réenchanter le monde avec le peyolt, le new age et l’écologie de la Terre-mère ; poète des années 1980, il rêve d’un « autre monde » possible.

Il y a de l’anglo-saxon chez Le Clézio, une influence culturelle prégnante du puritanisme biblique, un messianisme de pragmatique déstabilisé par la guerre du Vietnam. Dans les années 1980, rien d’étonnant à ce que l’écrivain épouse les idées-forces des cultural studies et autres valeurs liberals des campus américains. Il juge la colonisation espagnole catholique avec le regard dégoûté du puritain du Mayflower venu au Nouveau-Monde pour fuir la vieille Europe corrompue et bâtir dans les Amériques la Cité de Dieu.

D’où ses naïvetés sur la magie perdue, les rêves ancrés par la matérialité d’existence et l’hypocrite culpabilité coloniale à l’américaine : les pionniers du Far-West ont massacré Indiens et bisons au XIXe comme les conquistadores espagnols ont massacré los Indios au XVIe – mais les États-Unis sont un pays démocratique où tout Indien est citoyen comme un autre. Tandis qu’il a fallu attendre trois siècles pour que les Indiens sud-américains le deviennent.

Le Clézio, tout à l’horreur du matériel trop rationnel et desséchant de « la science », se place sur une pente dangereuse. A valoriser autant le monde magique, il rouvre la porte à cet irrationnel qui a fait tant de mal à l’Europe de son siècle. Imaginez : soyez en accord avec les dieux et sujet d’un État puissant comme l’aztèque – et vous aurez une assez fidèle image du nazisme ! Pour les Espagnols, missionnaires de la chrétienté, il s’agissait d’un « rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau » p.11. Pour les Indiens, « c’est la totalité qui caractérise les religions préhispaniques. (…) [Elles] montrent toutes, au moment de la Conquête, cette cohésion de l’humain et du divin » p.239. Cette « transfiguration » des participants aux fêtes rituelles dans « une communion surnaturelle » s’apparente à la Cène primitive où venaient s’abreuver les Germains à Bayreuth sous Wagner (« l’envoûtement de ce théâtre sacré » écrit Le Clézio p.241 à propos des rites aztèques). Cela fait songer aussi aux fastes scéniques des réunions de masse à Nuremberg, sur la Place rouge, sur Tien an men ou devant l‘ambassade américaine de Téhéran. Tout « jeune homme (…) devient le représentant du dieu sur la terre. » Voué au sacrifice de sa vie pour la Cause, pour la Communauté du sang et de la terre…

Aztèques, Toltèques, Mayas, Chichimèques… le naming à l’anglo-saxonne est pour Le Clézio un procédé littéraire. Il se repaît de ces noms évocateurs, dont la simple prononciation est magique. Il décrit, avec forces citations des textes espagnols ou indiens conservés, ce qu’a pu être ce monde perdu. Il en montre la forte cohérence culturelle, il en rêve comme d’une nouvelle harmonie possible, il regrette la « pensée interrompue » par la conquête, le massacre et la mise en esclavage.

Il oublie probablement qu’il vante une conception du monde qui date d’avant le néolithique – cette catastrophe des écologistes américains les plus radicaux. « Cette harmonie entre l’homme et le monde, cet équilibre entre le corps et l’esprit, cette union de l’individuel et du collectif qui étaient la base de la plupart des sociétés amérindiennes » p.270. Malgré les États indiens agricoles, il le dit, leur conception du monde était encore celle des chasseurs-cueilleurs. Ce n’est que lorsque l’homme a cultivé le sol et soumis les bestiaux, croient les radicaux des campus américains, qu’il est devenu propriétaire et avare et qu’il a fait la guerre pour défendre son bien en exploitant sans vergogne ses semblables, bêtes, plantes et ressources naturelles. Le Clézio oppose opportunément sauvages et civilisés, « une société primitive qui valorise la force physique, le courage et la ferveur religieuse, et une société matérialiste pour laquelle seuls compte l’argent et la réussite » p.211.

Nus dès l’enfance, fiers, endurants et en accord avec leur société par les rites et reliés au cosmos par la religion chamanique, les Indiens sont-ils de « bons sauvages » ? C’est la conception de la Réforme en plein humanisme, pour critiquer la vieille Europe féodale tenue par le pape de Rome ; ce fut la distinction Sparte austère et virile à l’opposé d’Athènes discutailleuse et efféminée durant la Révolution ;  c’est devenu le mythe romantique à la Chateaubriand, Lamartine ou Wagner. Mais, pour Le Clézio, il faut aller voir côté surréaliste. Il cite longuement Antonin Arthaud, envoûté par le Mexique en 1936, « la fascination instinctive qu’exercent les peuples magiciens et leurs rituels cruels, mêlée de l’admiration que suscite leur développement artistique et culturel » p.215.

Tout cela est bel et bon, écho d’un poète. Il apprendra beaucoup sur l’âme indienne à qui veut pénétrer le Mexique d’aujourd’hui d’un peu plus fort que le touriste moyen. Mais à ne pas prendre au pied de la lettre : rien de pire que l’union de la technique avancée et de l’irrationnel magique pour les sociétés ! « Un paradis perdu où la science des astres et la magie des dieux étaient confondues » p.218, dit Le Clézio. L’Iran de Khomeiny ne rêve pas autre chose que l’Allemagne de Hitler ou l’URSS de Staline. « Les Mexicains étaient à la veille de développer un système philosophique qui aurait pu résoudre les contradictions de l’ancien monde », n’hésite pas à affirmer Le Clézio ! On se demande vraiment si l’empire aztèque, qui ne vivait que par l’extension constante de ses conquêtes pour abreuver toujours plus le dieu soleil du sang des prisonniers – était le modèle qu’il faudrait suivre… « Par la transe, par la révélation, c’était l’harmonie entre le réel et le surnaturel qui était apportée » p.273. Curieux que Hitler, Staline, Mao et Khomeiny aient cru et fait croire la même chose : le sang de la Race, le mouvement scientifique de l’Histoire, la révolution permanente pour faire accoucher de l’Homme nouveau, la parole même d’Allah dans le Coran littéral – sont bien des « révélations », une promesse d’harmonie entre le réel et le surnaturel !

Même matérialiste et sans âme, je crois bien préférer le vieil individualisme né avec le monothéisme et émancipé à la Renaissance puis lors des révolutions – à ces embrigadements cosmiques.

Certains veulent faire renaître ces mythes politiques pour sortir du malaise dans la civilisation – mais c’est ouvrir une boite de Pandore aux conséquences qui pourraient être épouvantables. Si « l’origine de la civilisation est dans la barbarie » p.152, inutile de créer une nouvelle barbarie pour régénérer notre soi-disant appauvrissement spirituel et pousser à naître une nouvelle civilisation.

Il y a du dangereux chez ce pacifiste de la gauche libérale américaine… Prix Nobel multiculturel pour bobos humanitaires un brin naïfs.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, 1988, Folio 1992, 278 pages, €7.98

Les livres de JMG Le Clézio chroniqués sur ce blog

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La vie d’Odessa

Nous descendons l’escalier Potemkine où nombre de touristes russes ou ukrainiens se font photographier, occasion de faire de même pour nous avec des sujets qui ne bougent pas. Au bas, via un souterrain qui traverse sans danger le flot de voitures du boulevard, s’élève la gare maritime, avancée sur la mer. Un pont de fer traverse les voies de chemin de fer dont les innombrables wagons attendent les produits importés.

odessa sculpture port embarquement

La gare maritime est toute neuve et permet, par de vastes esplanades, d’en faire le tour jusqu’au port de plaisance où les yachts, revenus depuis la fin de l’URSS, se balancent aux pontons. Les grues de décharge surplombent les bateaux comme des têtes d’insectes. Il est d’usage de grimper dans la sculpture de gros bébé nu, éclos d’une coque végétale, monument en bronze d’un artiste contemporain.

odessa statue au revoir

Une autre statue de bronze fait recette, celle d’un couple du temps des tsars disant adieu aux voyageurs. La femme en crinoline et chapeau est tournée vers le large, elle tient debout sur le parapet l’enfant qui tend le bras droit vers la mer et le ciel, tout comme le jeune Tadzio dans la dernière séquence du film de Visconti, Mort à Venise. Adieu au père parti au loin, geste d’orphelin ou d’espoir, c’est selon. Nombre de touristes locaux viennent se faire photographier devant ce symbole mitigé, dont un couple avec un enfant, justement ! Tandis que la femme prend son mari et le petit, je prends la même photo, demandant par gestes au gamin de lever le bras comme la statue. Il s’exécute avec grâce, comprenant vite et heureux de cette suggestion.

odessa pouchkine primorski

Nous remontons les escaliers longs de 142 m pour suivre le boulevard Primorski (qui signifie maritime en russe), arboré de platanes. Et ce jusqu’à la statue de Pouchkine qui élève son esprit poétique, en bronze, au-dessus des manants, bien qu’orné d’une étoile rouge de fâcheux souvenirs. Les Ukrainiens aiment beaucoup cette statue, nous apprend Natacha. De 1823 à 1824, le grand poète russe y fut envoyé en exil. Dans ses lettres, il écrivit qu’Odessa était une ville où « on peut sentir l’Europe. On y parle français et il y a des journaux et des magazines européens à lire ». Dans les années récentes, l’écrivain Isaac Babel et la poétesse Anna Akhmatova ont habité Odessa. Jeans moulants, tops collants, maquillages alambiqués, la mode se porte serrée à Odessa, joliment érotique aux regards mâles.

odessa docteur esperanto

Le fondateur de l’esperanto a son buste en bronze qui trône dans un jardinet d’arrière-cour, à Odessa. Moustachu, barbichu et à lunettes, le Polonais juif Zamenhof (1859-1917) a publié à 28 ans son premier essai, Langue internationale, sous le pseudonyme de « docteur Esperanto », celui qui espère. Sa judéité n’est pas étrangère à son aspiration à sortir de son enfance dans le ghetto où, situé à un carrefour d’ethnies, on parlait plus d’une dizaine de langues sans arriver à comprendre ses copains.

odessa vieilles

Son buste veille sur les vieilles qui commèrent et sur une punk locale, percée de partout, qui fume une clope tout en buvant une bière comme une No future berlinoise.

odessa filles

Un roux matou, perché sur un auvent, somnole au soleil. Un peu plus loin, à un carrefour, un panneau indicateur incongru sollicite le regard. Il rappelle, en cyrillique et en latin, le cosmopolitisme d’Odessa par les distances des principales villes du globe : Saint-Pétersbourg 1493 km, Liverpool 2496 km et Marseille 2014 km.

odessa panneaux indicateurs

Les plages sont accessibles au-delà d’un parc et il est amusant d’emprunter un téléphérique de taille jouet, aux cabines ouvertes en plein air à partir de la taille. Chacune est d’une couleur différente et l’on y tient à deux. Le mien est vert pré, d’autres sont jaune d’œuf, rouge vermillon ou bleu azur. Il est conseillé de ne pas avoir trop le vertige, bien que l’on puisse s’asseoir, ce qui limite la danse de l’horizon. Mais les passages sur les pylônes font balancer quelque peu la cabine, même si elle va lentement. Un arrêt sur les câbles, pour quelque maladroit qui n’a pas su sortir à temps à l’arrivée, fait frémir les estomacs sensibles tandis que les jeunes garçons qui remontent de la plage en slip nous envoient signes et saluts moqueurs, trente mètres plus bas.

odessa telepherique vers la plage

Les plages sont noires de monde juste avant midi mais la mer est bleue comme la Méditerranée. Elle est ici qualifiée de « Noire » en raison des faibles différences de température entre les courants du fond et ceux de surface. Ces brassages ne suffisent pas à alimenter un plancton suffisant pour que les poissons puissent vivre. Des gamins brunis viennent se baigner directement depuis leur appartement du centre ville, empruntant les rues en vélo presque nus. Cafés et bars de la plage sont chers et leur rentabilité est augmentée par la location très « bourgeoise » de transats ou de matelas, ou par les services proposés de massage en plein air. C’est toute une industrie, développée à l’ère soviétique, que nous ne connaissons pas sur nos plages.

odessa plage sur la mer noire

Deux gamins en short de bain de 8 et 10 ans viennent mendier sans vergogne auprès des touristes, entre les tables des bars. Ils sont directs mais pas collants. Certains leur donnent 10 hrv, de quoi s’acheter un beignet chacun et un Coca pour deux ailleurs. On estime à 30% les Ukrainiens vivant sous le niveau de pauvreté. Le PIB par tête est de 7400 $ (estimation 2012), mais la richesse est très mal répartie, les 10% les plus riches comptant pour 22.5% de la consommation du pays en 2011 (un tiers de plus qu’aux États-Unis) alors que les 10% les plus pauvres comptent pour 3.8% seulement. Le taux de chômage officiel est à peine au-dessus de 8% (2013) mais si le travail au noir est très répandu, le comptage des vrais chômeurs est un leurre statistique. Au début des années 2000, des enquêtes estiment à près de la moitié du PIB officiel l’économie « informelle », l’État archaïque et clanique peinant à mesurer par son appareillage statistique le dynamisme réel d’une population qui aspire aux richesses et au bonheur pour ses enfants, et qui se « débrouille ».

odessa gamin mendiant torse nu

Le pays reste agricole, y employant 10% de sa population active pour produire du blé, de la betterave à sucre, de l’huile de tournesol, des légumes, de la viande de bœuf et du lait. L’industrie (29% de la population active) est principalement concentrée sur l’extraction du charbon, la production électrique, les métaux, les machines-outils et les véhicules de gros transport, la chimie et l’agroalimentaire. Il s’agit d’une économie productiviste du style d’après guerre, très marquée par la répartition des tâches entre « pays socialistes », ni autonome, ni moderne. S’il y a 59 millions de téléphones mobiles, c’est surtout en raison de l’état déplorable du réseau fixe, hérité de feue l’URSS. Il n’y a encore que 2.1 millions de postes Internet. La Russie représente 26% des exportations ukrainiennes, la Turquie 5% et l’Égypte 4%. L’Ukraine dépend encore étroitement de son grand voisin russe pour le pétrole et le gaz.

odessa russe blonde

Traditionnel lieu de villégiature de l’élite russe au 19ème siècle, puis de la nomenklatura soviétique (Staline y avait sa datcha), ainsi que des « bons de repos » pour un choix de la masse méritante jusqu’en 1991, les rives de la mer Noire sont aujourd’hui moins prisée par les touristes de la CEI. Après la chute de l’URSS en 1991, les dirigeants russes ont “déménagé” sur les rives du Caucase russe, à Sotchi. Les directions touristiques populaires sont devenues la Turquie et l’Égypte, moins chères et plus exotiques pour des habitants de l’Est, privés depuis des générations de voyages à l’étranger.

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Hugo Pratt, Fanfulla

Un beau cadeau de Noël pour les gamins qui aiment la bande dessinée ; pour les adultes aussi, qui ont aimé Hugo Pratt à la suite de François Mitterrand, fasciné par la franc-maçonnerie. Mort en 1995 à 68 ans, Pratt le franc-maçon est surtout le père de Corto Maltese, aventurier poète au cœur du XXe siècle. L’auteur est aussi complexe que ses personnages, irréductiblement mêlé. Issu de Juifs marranes de Tolède convertis au catholicisme, exilés du temps de la papauté en Avignon comme banquiers de l’Église côté maternel ; mélange de Byzantins, de Turcs, de Vénitiens souffleurs de verre et jacobites anglais partisans des Stuart qui ont fui en Méditerranée côté paternel. De quoi inspirer l’imagination sans jamais se laisser agripper par un quelconque nationalisme !

hugo pratt fanfulla

Fanfulla est moins connu que la Ballade de la mer salée – un chef d’œuvre paru fin 1973 dans France Soir – mais l’on y reconnait le graphisme nerveux de l’auteur, ces silhouettes et visages dessinés à grands traits noirs. Il donne de l’austérité à ses personnages de condottiere et d’aventuriers, une rugosité virile qui plaît.

Les petits Italiens des années 1967 et 68 ont pu lire les aventures de Fanfulla dans le Corriere dei Piccoli, le courrier des petits. Hugo Pratt faisait revivre le sac de Rome et la révolte républicaine de Florence par le mercenaire Fanfulla da Lodi. Nous sommes en 1529 et la trahison menace. Fanfulla n’est pas particulièrement républicain, allant où le vent et la fortune le poussent (en fait le vin et l’amour) – mais il ne supporte pas la traîtrise.

Peu importe le système politique, dit le message, ce qui importe est la vertu. L’homme véritable est guerrier, qu’il agisse dans l’intimité des femmes, sous la bure du moine ou dans la politique de la cité.

Un bel album, de format à l’italienne (lisible dans sa longueur et pas dans sa hauteur). Ses planches ont été colorisées pour lui donner plus de vie. Dans un monde adulte contemporain où la politique est réduite aux petites magouilles entre intérêts bien compris, Hugo Pratt souffle sa vigueur de plume et sa rigueur morale. Un beau cadeau de Noël !

Hugo Pratt (dessin) et Mino Milani (scénario), Fanfulla, 1968, éditions Rue de Sèvres, 2013, 119 pages, €19.00

La wikivie d’Hugo Pratt racontée aux fans

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Anatole France, Le petit Pierre

C’est la troisième fois qu’Anatole France revient sur son enfance, après Le livre de mon ami et Pierre Nozière. Mais quitte-t-on jamais l’enfance ? Pourtant, déclare l’auteur, « Je suis une autre personne que l’enfant dont je parle » p.992. Il est vrai qu’à 75 ans, les souvenirs entre 4 et 10 ans sont bien estompés, enjolivés d’histoire, emplis par l’imagination. C’est donc un livre apaisé que tricote son auteur, une atmosphère paisible où l’enfant chétif et enfiévré est regardé avec l’indulgence du grand âge. France est plus proche de sa bonne Mélanie, vieillie dans la cuisine, que de ses trop rares petits camarades : Alphonse trop vulgaire avec qui il n’avait pas le droit de jouer, le petit ramoneur savoyard sorti brusquement de la cheminée et si sage malgré sa noirceur et ses haillons qu’il l’appela son frère, et Clément, blond frêle aux oreilles comme des ailes de papillon qui ne tarda pas à rejoindre le ciel.

gamin gamine sepia

Nous sommes plongé en cette œuvre dans le véritable Anatole France, le raisonnable, le manieur admirable de la langue, l’ironiste parfois poète. Au cœur de Paris, dans ce quartier bien délimité autour de l’actuelle école des Beaux-Arts, l’enfant découvre les vitrines des boutiques, les gens de la rue et s’épanouit dans la nature des jardins publics. Il conte par anecdotes successives tout ce dont il se souvient. Mais le petit Pierre n’est pas le petit Anatole, il l’a dit. L’enfant Anatole s’est perdu avec les années ; il est devenu un autre. Il faut donc moins se ressouvenir que le recomposer à partir d’images gardées en tête ou dans les récits de famille. Ainsi Proust fit, vers la même époque, en composant sa « madeleine » à partir du vulgaire pain grillé d’enfance. Ce que conte l’écrivain est le mentir vrai, et c’est bien plus beau que le récit exact.

Mais Anatole a plus les pieds sur terre que Marcel, même si tous deux ont été couvés dans les serres de la bourgeoisie parisienne. « J’appelle raisonnable celui qui accorde sa raison particulière avec la raison universelle, de manière à n’être jamais trop surpris de ce qui arrive et à s’y accommoder tant bien que mal ; j’appelle raisonnable celui qui, observant le désordre de la nature et la folie humaine, ne s’obstine point à y voir de l’ordre et de la sagesse ; j’appelle raisonnable enfin celui qui ne s’efforce pas de l’être » p.992. Tous les retours sur soi sont aussi des bilans : malgré son enfance fantasque, Anatole France découvre qu’il a toujours été animé par la raison.

L’enfance s’achève avec la préadolescence. La lecture des pièces de Racine fait découvrir un peu mieux l’univers des femmes, tandis que la traduction du De Viris fait rencontrer les Romains illustres. « Dès que j’eus une chambre à moi, j’eus une vie intérieure. Je fus capable de réflexion, de recueillement » p.1001. Événement qui survient lorsqu’il a dix ans, à l’entrée au collège. Qui dit réflexion dit recul de l’imagination : lorsque son professeur de sixième a cité Esther et Athalie comme livre à se procurer pour l’année, l’enfant a aussitôt imaginé une aimable fermière qui recueille une petite bergère évanouie dans les fleurs au bord du chemin. Et de broder une histoire… Mais son père d’abord, puis sa mère, enfin le livre lui-même à couverture bleue qui imprime les pièces, font s’effondrer l’enchantement. L’enfance est belle et bien terminée. Avec elle le livre. Un bien joli bijou à lire à la veillée.

Une suite lui sera donnée en 1922 avec La vie en fleur, contant l’adolescence.

Anatole France, Le petit Pierre, 1919 revu 1924, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Le petit Pierre, 1919, gratuit format Kindle, €15.35 broché

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Nietzsche et les poètes

Dans la seconde partie de Zarathoustra, le chapitre « Des poètes » intervient après « Des savants » et avant « Des grands événements ». Nietzsche aimait les poètes, leur nom vient du grec ‘poien’, faire. Ils sont, comme les prophètes, des créateurs de monde. Or, que sont les poètes devenus ? Nous sommes au 19ème siècle et les poètes sont « toujours attirés vers le pays des nuages ». Ils se veulent médiateurs, mais « les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. » Superficiels, sciemment hermétiques, vaniteux et fumeux, les poètes sont des « menteurs ». « Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y a encore de meilleur dans leurs méditations. »

« Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons de tout notre cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmes ! » Nietzsche mêle ici astucieusement la référence à la religion (« mixture empoisonnée ») et la galanterie (prédilection poétique pour l’Hâmour comme aurait dit Flaubert). « Heureux les pauvres d’esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux », s’écrie l’Évangile, privilégiant ainsi la foi aveugle et obéissante au questionnement de la raison. Nietzsche s’élève contre cette aliénation qui mêle peur de l’au-delà et ressentiment envers l’ici-bas. L’« Esprit » détaché de la matière est une fumeuse illusion – ce n’est pas parce qu’on peut faire un nom d’un mot dans la langue allemande qu’il en devient chose réelle par cela même ! « Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » n’est que symbole. » L’homme n’est pas dieu et ce qu’il pense ne saurait être l’alpha et l’oméga ; la « vérité » n’est toujours que partielle et d’époque… « Dans une certaine mesure ».

Ce que confirme Zarathoustra par cette phrase-clé : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. » Les trois mots de la subordonnée sont fondamentaux dans la philosophie nietzschéenne – surtout dans leur subordination. L’homme commence non par « être » (tel un dieu qui n’a ni commencement ni fin), mais par « vivre » (avec un début, une fin et une histoire entre les deux). Tout ce qu’il pense vient donc de sa « vie » : ce qui signifie son existence ici-bas et maintenant, entouré de sa famille et dans son milieu, intégré dans une société particulière et une histoire contingente. Ses « raisons » ne sauraient donc être ni « absolues » ni « éternelles » ; ses raisons sont plutôt « vécues ». Les causes de sa pensée résident dans l’existence que l’homme a menée. Ses « opinions » (l’état actuel de sa pensée) ne sont donc qu’une conséquence d’exister ici-bas dans le maintenant et d’une personnalité particulière. Les opinions sont dans le temps historique – pas dans l’éternité. Elles changent, ce qui est normal pour un être humain puisque sa condition change. Zarathoustra : « J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; et beaucoup d’oiseaux s’envolent. »

Ce pourquoi « Zarathoustra lui aussi est un poète » : comme tous les poètes (et prophète), il ment. « Nous savons trop peu de choses et nous apprenons trop mal : il faut donc que nous mentions. » Le mensonge n’est pas la volonté de nuire, mais l’illusion que chacun se donne à lui-même. Le poète est le contraire du savant qui – « dressé pour la connaissance » – remet en cause à tout moment « sa » vérité par la méthode expérimentale. Oh, certes, cette « méthode » n’est qu’humaine, donc faillible et partielle ; elle ne donne pas « la » vérité puisque nous savons bien que la science avance toujours et que les théories les mieux établies ne résistent guère à la succession des tests. Mais la méthode est la seule lanterne qui éclaire la nuit humaine. Par approximations et corrections, l’homme parvient à s’en sortir et à rendre utiles ses connaissances.

Les poètes, eux, se contentent de « baudruches multicolores » et ils les appellent « Dieux et Surhommes ». Où l’on voit que Nietzsche se moque de lui-même en plaçant le surhomme à l’égal des dieux de fiction. Le surhomme n’est qu’un symbole du désir d’aller plus loin, de poursuivre l’évolution humaine dans l’avenir. « Je suis d’aujourd’hui et de jadis ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »

Or quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. « L’esprit du poète veut des spectateurs » ; il ne vise pas à susciter le désir de se dépasser ou à entraîner, mais se complait dans l’histrionisme (notre ‘société du spectacle’). « En vérité, leur esprit lui-même est le plus paon d’entre tous les paons et une mer de vanité ! »

  1. Donc ne pas être croyant : « la foi ne sauve pas. »
  2. Pas d’intellectualisme scientiste : « l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ».
  3. Être à l’écoute de ce qu’il y a de seul ‘éternel’ en chaque homme, son désir vital qui le pousse à vivre, à grandir et à se reproduire pour aller toujours plus loin : « il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »
  4. Ne pas se croire supérieur, la vie terrestre, animale, est la même pour tous : « Le buffle (…) son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage. Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes. »
  5. Vivre, puisque tel est notre destinée, mais pleinement – ici-bas, tendu vers l’avenir, plein de curiosité pour explorer le présent : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Folio 1985, traduction Maurice de Gandillac, 504 pages, €9.12

Les citations de Nietzsche sont ici reprises de la traduction d’Henri Albert en collection Bouquins.

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Êtes-vous fleur bleue ?

C’est joli « fleur bleue », tout le monde comprend par analogie comment est votre cœur lorsque vous êtes en condition adolescente : vous aimez, délicatement offert(e), corolle ouverte, fragile et accueillant(e).

Mais d’où vient cette mignonne expression ? Mignonne comme « allons voir si la rose », mais deux siècles plus tard. La rose a des épines, pas la fleur bleue, qui n’est que pétales déboutonnés offrant son sein délicatement doré aux caresses et baisers. Quelle fleur, d’ailleurs ? Die blaue Blume, c’est tout ce qu’on sait. Peut-être le myosotis des Alpes ? Ou le coquelicot de l’Himalaya ? Ce que l’on connait en revanche, est le nom de l’auteur qui a le premier créé cette expression. Il s’agit du romantique allemand Novalis.

Dans son roman inachevé Heinrich von Ofterdingen (écrit en 1800), le fils de baron Friedrich von Hardenberg, alias Novalis par la plume, décrit un rêve de jeune homme. Tout commence ainsi : dans son sommeil, il découvre un bassin dont les ondes chatoyaient. « Aussitôt, un souffle intérieur le parcourut tout entier, le réconfortant et le désaltérant. Pris d’un irrésistible désir de se baigner, il se dévêtit et descendit dans le bassin. (…) Une sensation céleste inonda son cœur (…) Et chaque vague de l’adorable élément se pressait contre lui comme une gorge amoureuse. Le flot paraissait fait de charmantes filles dissoutes dans l’onde, qui reprenaient leur forme dès que les effleurait le corps du jeune homme. » Freud n’était pas encore inventé, mais le désir est explicite dans cette montée sensuelle.

C’est alors que le rêve atteint ses sommets : « Ivre d’extase, mais conscient de la moindre impression, il se laissa emporter par le torrent lumineux (…) mais une nouvelle vision le réveilla. Il se trouvait à présent étendu sur une molle pelouse au bord d’une source qui jaillissait dans les airs et semblait s’y consumer. Non loin de là, s’élevaient des roches bleuâtres aux veines diaprées. Le jour qui l’entourait lui parut plus clair, plus doux que de coutume ; le ciel, bleu noir, était d’une pureté absolue. Mais ce qui l’attira d’une manière irrésistible, ce fut, dressée au bord même de la source, une grande Fleur d’un bleu éthéré qui l’effleurait de ses hauts pétales éclatants ; autour d’elle se pressaient des milliers de fleurs de toutes les couleurs et dont les suaves parfums embaumaient l’air. Lui, ne voyait que la Fleur bleue, et longtemps il la contempla avec une indicible tendresse. Mais quand il voulut enfin s’approcher d’elle, elle se mit à frémir et à changer d’aspect. Les feuilles, de plus en plus brillantes, se serraient contre la tige qui croissait à vue d’œil ; la Fleur se pencha vers lui : parmi les pétales qui formaient une sorte de collerette bleue, flottait un tendre visage… Son émerveillement grandissait avec cette étrange métamorphose quand soudain la voix de sa mère le réveilla et il se retrouva dans la chambre familiale que dorait déjà le soleil du matin. »

Jung et Freud se conjuguent pour offrir du commentaire bien sexuel de tout cela, évidemment. Le pénis jaillissant, la Fleur mère qui l’attire et le domine, l’aspiration au bleu d’éther pour se fondre dans la nature divine, le tendre visage idéal de son amour futur… Disons que la fleur trouvera son nom et (je vous le dit en secret), ce sera dans le roman Mathilde. Dans la réalité… mais n’allons pas trop vite.

Friedrich dit Novalis, dont Nietzsche aura le prénom, est un être délicieux. Né en 1772 dans la Saxe prussienne, il est fils de baron et protestant Morave. Second garçon d’une fratrie de 11, il s’amusait à raconter des contes mythologiques (märchen) à ses frères et sœurs, qu’il inventait à mesure. Il avait même créé un jeu participatif, où chacun devait incarner un personnage. Tous des génies ou des héros. Il se fiance à 23 ans avec Sophie qui n’en a que 13, peut-être la vraie Fleur bleue… Mais la trop charmante enfant pleine de grâce juvénile meurt à 15 ans de maladie, c’était courant en ce temps là. Novalis est désespéré, mais il finit par retomber amoureux d’une Julie parce qu’il est très jeune. Las ! il mourra de phtisie en 1801, juste avant de l’épouser…

Tragique destin de météore que cet Achille des lettres ! Disparu à 29 ans, il est resté éternellement adolescent, ayant adoré la jeunesse depuis sa tendre enfance. Il est probablement le meilleur poète romantique de toute l’Allemagne. Il vise à représenter tout simplement l’âme, ce monde en soi que les convenances aiment à cacher. Les mots sont un passage entre ce royaume intérieur et le monde extérieur. Tout se passe en soi et la création poétique est l’âme fusionnée avec l’univers. D’où son éternité, et son infini. La puberté comme source jaillissante d’inspiration : Nietzsche n’aura pas dit mieux, trois générations plus tard.

Le site francophone du poète Novalis http://novalis.moncelon.com/

Novalis, Henri d’Ofterdingen, 1800, GF Garnier-Flammarion 2011, €8.55

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Mario Vargas Llosa, La ville et les chiens

Les chiots de la nouvelle éponyme sont devenus les chiens. Ils ont grandi dans le Lima péruvien des années 1950. Nous sommes en Amérique latine, continent machiste, catholique, hiérarchique et autoritaire – tout ce qu’adorent les Français, même à gauche. Aussi bien les touristes sur les sites des sacrifices humains au Mexique que la révolution guévariste à Cuba. L’Amérique latine a les mœurs de la France, en plus archaïque, ce qui fait qu’on se sent les maîtres bienveillants… Castro a symbolisé ce que Mélenchon rêve de devenir, et Allende ce que Martine Aubry aurait rêvé d’être – sans parler du très gaulliste Perón. Passons.

A 14 ans, les gamins sont happés par les collèges, soit curés, soit militaires. L’idée reçue dans la bonne société est qu’il faut les dresser. Ces mômes qui abordent la vie sont obsédés par les idées de faire comme les grands : bite, bière et baston. Il y a trop de tentations dans la ville, entre les lieux obligés : l’école, la plage, la salle obscure et la maison. Rien de tel qu’une bonne pension pour les mater, ces bouillonnants. Les parents le disent eux-mêmes : le collège militaire, c’est pour éviter la maison de redressement ou pour empêcher qu’ils soient pédés. Dans une société où le ‘virilisme’ est poussé au paroxysme d’une Méditerranée portée aux rives d’un océan, faire des hommes vaut mieux que frère des hommes.

Alberto est donc envoyé au collège militaire Leoncio Prado de Lima. Il entre l’année de ses 14 ans en troisième année, il devient donc un « chien ». Il doit être dressé, tenu en laisse par ses aînés et faire le beau sur ordre de ses supérieurs. Mais la vie de caserne, à l’âge tendre, n’est pas des plus drôles. Comme en meute, il faut établir sa place, se battre, mordre et se palper pour être accepté. Très vite naît le surnom, celui qui qualifie votre originalité. On ne sait pas son vrai nom mais il y a « le Jaguar », parce qu’il est aussi souple, vif et insaisissable que le félin lorsqu’il se bat. Alberto – l’auteur – est vite appelé « le Poète » parce qu’il sait écrire des lettres d’amour pour les filles des autres, et de petits romans porno qu’il vend à ses copains pour acheter des cigarettes. Il y a aussi « Boa » parce qu’à poil dans les douches on peut voir pendre son long sexe ; il se fait d’ailleurs une poule (une vraie, à plumes !) devant ses copains sur les arrières du collège. « Le Frisé » l’est en raison de ses cheveux nègres en poil de couilles. Et puis « l’Esclave », parce qu’il répugne à se battre et qu’il se laisse faire.

Tous se soudent lors des premiers jours d’entrée au collège où le bizutage des grands est humiliant et prolongé. Il s’agit comme toujours de coups, d’alcool et de sexe – tout ce qui « fait un homme » ma bonne dame, selon les mœurs machistes du temps et de la culture catho-latine. Le Jaguar, parce qu’il n’a pas peur, devient chef de la bande, il est le plus rusé. Il fait se venger les chiens juste entrés, organise les vols pour compenser les affaires perdues ou pour connaître à l’avance les sujets d’examens, ment avec aplomb lorsque son intérêt le commande. Mais il n’aime pas les mouchards. Sa force repose sur l’emprise qu’il a sur les autres. La dénonciation, par morale ou devoir, casse ce pouvoir personnel. Ce pourquoi le drame va se nouer.

Poussé par le Jaguar, Cava va voler un soir les sujets d’une composition de chimie. Nerveux, il casse un carreau et l’effraction est découverte. Tout le monde est consigné. L’Esclave devait sortir pour voir la copine Teresa dont il est amoureux ; il ne peut pas. Rejeté par les autres qui lui pissent dessus quand il dort, lui collent des morpions dans les poils pubiens, le frottent sexuellement et le traitent de petite femme, il n’a rien à perdre et tout à gagner. Il négocie donc sa sortie contre la dénonciation du coupable.

Mais dans ce monde étroit tout finit par se deviner, sinon par se savoir. La vengeance sera terrible. Cet excès même va retourner Alberto, qui a brimé l’Esclave comme ses copains. Il a grandi, mûri, est lui-même amoureux. Il s’interroge sur les limites : tout est-il permis au nom de la solidarité de clan ? N’y a-t-il pas des principes supérieurs concernant la vie humaine ? Est-ce courageux de se taire alors qu’une chose très grave a été commise ? Dénoncer le mal, est-ce trahir ?

Ce long roman, le premier de l’auteur, écrit à 23 ans, se déroule par chapitres captivants qui vous laissent en haleine. De fréquents retours en arrière, changement de plans et de personnages qui disent « je » avant d’être repoussés au « ils », composent une trame baroque, accordée à la mentalité du Pérou années 50. La sensualité affleure aux chemises déboutonnées, aux baisers des petites amies ou aux actes gratuits des putes envers les moins de treize ans. Le milieu des garçons entre eux est carrément planté, avec ses défis permanents, son exaspération sexuelle, sa hiérarchie des compétences, ses rêves naïfs et sa camaraderie de panier : les chiots entre eux s’aiment, non d’affection mais de promiscuité. Voir un semblable « à poil » des mois durant crée un sentiment, ainsi qu’il est dit dans le roman.

Les filles, c’est l’extérieur, la ville, un terrain vierge où se répandre en conquérant. Jusqu’aux statues érigées des généraux, héros nationaux, qui indiquent la voie de leur sabre brandi. Il s’agit d’ériger le sexe mâle dans toute sa splendeur sociale, le sabre n’étant que le prolongement viril de la chose. Ces statues balisent le collège et les places de la ville, symboles du pouvoir mâle dominateur que les chiens doivent adopter pour devenir des hommes (des vrais).

D’ailleurs le Poète deviendra ingénieur et le Jaguar banquier.

Mario Vargas Llosa, La ville et les chiens (La ciudad y los perros), 1962, Folio, 530 pages, 7.98€

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Nicolas Bouvier par François Laut

Nicolas Bouvier était Genevois, né en 1929. Il est mort en 1998 à 69 ans, laissant deux fils, des photos et quelques livres. Il était voyageur, lui qui se voyait voyant. Étouffant dans la ville calviniste enserrée entre lac et montagnes, sous le couvercle six mois l’an des nuages qui stagnent sur le Léman, il s’est voulu nomade, poète et voyeur-écrivain. Ses références étaient Arthur Rimbaud pour la vision, Henri Michaux pour l’acuité des mots et Louis-Ferdinand Céline pour le style.

Mais il était lui-même. Il a été élevé dans le milieu aisé des intellectuels suisses, préservé de la guerre et aimé au collège d’un plus grand de 13 ans depuis qu’il en avait 11. Cet ami particulier lui est resté pour la vie. Thierry Vernet est devenu peintre et Nicolas Bouvier écrivain. Tous deux se sont mariés et ont accompli leur œuvre. Frères siamois, ils sont morts tous deux d’un cancer, à cinq ans d’intervalle. Mais ils avaient accomplis « le voyage », cette initiation à la vie que tout être doit avoir. C’était en 1953, durant seize mois de Genève à Ceylan, dans une minuscule mécanique Fiat Topolino. Bouvier en tirera ‘L’usage du monde’, des années plus tard, qui fera sa réputation.

Lorsque Thierry s’arrête pour épouser la femme de sa vie, Nicolas poursuit en 1955 jusqu’au Japon. Il en ramènera ‘Chroniques japonaises’ qui me l’ont fait connaître. C’était il y a des années, à la fin de cette décennie 1980 où « le voyage » commençait en France à prendre des couleurs. Le tourisme vivait son essor démocratique pour le meilleur et pour le pire. Il entraînait avec lui l’exigence d’un périple plus vrai. Jacques Lacarrière l’avait prévu ‘Chemin faisant’, puis Barret & Gurgand en pérégrinant tout seuls à pied de Vézelay à Compostelle. Nicolas Bouvier commençait à peine d’être reconnu. Refusé par Gallimard, comme jadis Proust et Céline, car comme eux trop décalé de l’air du temps, il s’éditera à compte d’auteur avant qu’une maison suisse le publie. Gallimard ne se rattrapera qu’en 2004 avec la publication des ‘Œuvres’ en collection Quarto.

Nicolas distillait simplement ce sentiment du monde qui emplit du bonheur d’exister. Une émotion océanique, immédiate comme un satori. Le vrai voyageur sort de lui-même, il est voyeur et voyant. Il pratique l’usage fraternel du monde, une vie émue qu’il aspire à transmettre. Écrire, ce n’est pas se raconter soi en voyage, mais dire ce qu’on voit des autres et les choses comme elles sont. Effacer son moi pour garder l’œil ouvert à ce qui survient, cœur sensible et intelligence en éveil, pour trouver ces moments d’harmonie absolue avec le monde où tout n’est qu’au présent. Tel est le zen, ce pourquoi Nicolas Bouvier a tant aimé le Japon.

Je suis de la génération de ses fils et je reconnais en lui un art du voyage tel qu’il me convient, à la Montaigne, son philosophe de prédilection. Se transporter dans le monde sorti du sentiment de supériorité du Blanc, de la croyance au Progrès venu d’Europe, de la naïveté d’être les professeurs du monde en marche. Sauf que Nicolas Bouvier voulait s’y perdre, dans le voyage. Il était volontiers dépressif, sombrant dans l’alcool une fois l’âge venu. Il était trop sensible, ayant besoin à demeure d’un compagnon ou d’une compagne, longtemps castré enfant par une mère régentant tout.

Mais que serait l’œuvre sans la souffrance qui fait chanter ? Sur ses propres enfants qu’il observe, Thomas et Manuel, il écrit. 1974, ils ont 10 et 12 ans, un maître d’hôtel en Roumanie prépare sa phrase en français pour lui dire qu’il a deux garçons ravissants. « Ils entrent sur la pointe des pieds dans ce que notre vie a de grave, de douloureux aussi. » 1979, ils sont adolescents, 14 et 16 ans : « Ils sont exquis de fraîcheur, d’égoïsme, de confiance. J’essaie de leur rendre ce qu’ils me donnent. Je crois qu’ils sont heureux » p.247. Cette densité d’écriture fait son charme d’éternel voyageur qui ne s’étale ni sur lui-même ni sur l’exotisme. Ce qui compte est la curiosité qu’on a – et le besoin de ce qu’on voit. Nicolas Bouvier a aimé la vie, son copain Thierry, sa femme Éliane, ses fils Thomas et Manuel ; il a aimé le monde et les gens qui s’y trouvent plus que les paysages, l’accord entre humains et nature étant le meilleur.

Vivre, regarder et sentir, écrire ces instants brefs et complets qui donnent l’accord avec le cosmos et les autres. Nicolas Bouvier est ainsi décrit par un voyageur qu’il accompagne en groupe : « un homme ouvert, au savoir naturel et sans ostentation, dépourvu de tout sens hiérarchique, avec une âme d’enfant souvent loufoque, sans cesse rebelle, joueuse : toujours prêt à contourner le discours officiel… » p.264. Nicolas, ou le portrait d’un frère.

Cela n’est possible que dans un monde ouvert car il note, en 1974, dans le pays des Ceausescu : « Fatigue et grand coup de cafard totalitaire. Sentiment typique des démocraties populaires que la vie est une grande école mal foutue » p.238. Les progressistes parlent volontiers de l’aliénation capitaliste mais ne disent jamais rien de l’aliénation socialiste, cette école perpétuelle où le parti vous corrige toujours en maître, vous faisant la morale sur ce qu’il faut faire pour votre bien collectif.

Nicolas Bouvier n’est plus et j’aime bien cette biographie honnête où François Laut, agrégé d’histoire né en 1953 et romancier ayant vécu un temps au Japon, reste au plus prêt des faits sur ce voyant marginal qu’il a rencontré plusieurs fois. A la mort de sa grand-mère, « Nicolas Bouvier explique à sa mère que la mort ne change pas le cours des affections ; que ceux que nous avons violemment aimés nous habitent et nous parlent ; que la mort les éloigne sans les détruire ; qu’il faut seulement faire un effort pour les rejoindre » p.36. François Laut a composé son tombeau, à lire en apéritif aux œuvres éblouissantes du maître.

François Laut, Nicolas Bouvier l’œil qui écrit, 2008, Petite bibliothèque Payot, 2010, 350 pages, €8.55

Nicolas Bouvier, Œuvres, 2004, Gallimard Quarto, €32.30

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Petite bibliothèque Payot, 2001, 418 pages, €9.97

Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises, Petite bibliothèque Payot, 2001, 227 pages, €8.55

Sur François Laut

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