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Antoine Blondin, Certificats d’études

Certificats au pluriel car il s’agit de préfaces sollicitées aux œuvres classiques ; études au pluriel car ces œuvres sont éclectiques mais souvent liées à l’éthylisme, grande spécialité de l’auteur, et au non-conformisme, expertise qui va de soi.

Antoine Blondin, lettré diplômé et fils de poétesse, possède ses auteurs sur le bout de la plume. Il évoque délicieusement leurs talents, malicieusement leur vie et souverainement leur œuvre. Ce mince volume est un bijou de lecture qui se parcourt agréablement. Vous y apprendrez beaucoup de choses, hors des sentiers battus par Mesdames et Messieurs les profs qui ne veulent retenir que ce qui leur apparaît convenable à enseigner.

Sur Baudelaire, « je découvris que cet anarchiste s’imposait des disciplines implacables, que ce mauvais fils adorait sa mère, que ce loup solitaire pouvait saigner d’amour et d’amitié, que ce dandy sarcastique en appelait au lecteur son ‘frère’ » p.13. Et qu’il écrivait des femmes : « La bêtise est souvent un ornement de la beauté » (Salon de 1846), cité p.39.

Suit Dickens, cet « oncle d’Angleterre » qui « fait visite à Noël » (on offrait ses livres aux jeunes adolescents) : « Ouvrir Dickens, c’est, par miracle, pénétrer dans une maison fortifiée contre la misère, la sottise, l’injustice, terre promise après un long cheminement sur des routes picaresques, parfois cruelles » p.59.

Edith Gassion, môme Piaf, c’est « la misère apprivoisée ». Elle s’est éteinte la même matinée que Jean Cocteau, « autre porteur de clefs, prince et portier majuscule de territoires qu’il nous avait ouverts, entrouverts, plutôt » p.77. Ce qui est troublant, ajoute l’auteur, « c’est qu’il faille le prendre au sérieux » p.81. Son chef-d’œuvre, c’est sa vie, c’est la vie. Cocteau – qui le sait ? – a été proposé pour la croix de guerre 1914.

Homère a créé avec le périple d’Ulysse un nom commun : l’odyssée. Chacun peut raconter la sienne alors que nul ne racontera son iliade. « En quelque façon, L’Odyssée pourrait s’intituler « Ma femme m’attend », dit drôlement l’auteur p.95. Et, dans un milieu mâle, « qu’elle envoûte les hommes, comme Circé, ou les retienne, comme Calypso, la femme dans L’Odyssée jouit des plus grands pouvoirs » p.96. Gardienne du patrimoine, elle est l’opulence qui fait la douceur de vivre autour de la Méditerranée.

Jacques Perret est moins connu, « Français au long cours », conteur sentimental. « Mais plus encore que la saveur française où baigne son propos, le burlesque de la satire, l’infaillibilité de l’argumentation, l’ingéniosité vertigineuse des développements, ce qui attire et retient, c’est la curiosité affectueuse de cet œil sereinement ouvert sur les hommes à travers les âges et les espaces » p.107. Il aime les gens.

D’Alexandre Dumas, les éditeurs n’ont demandé à l’auteur que de préfacer les romans Henri III, La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante-cinq. Les Atrides revivent chez les Valois en 1572. « Dans le sombre palais, où un roi débile prélude à son dernier soupir en s’époumonant dans un cor de chasse, les cousins se tendent des embuscades au détour des couloirs, de jeunes gens jaloux rejoignent leurs propres sœurs dans leurs chambres, une reine-mère terrifiante colle son oreille aux tuyaux des cheminées et son œil aux serrures pour conserver le gouvernement des intrigues où ses rejetons se déchirent » p.113. Voilà du romanesque, du Dumas in situ, de la cavalcade et de l’honneur.

Goethe, le Mao allemand de son temps, a écrit son « petit livre rose » avec son Werther. Amour impossible, suicide de jeunesse, mal du siècle. Une « inertie violente », commente l’auteur, vie intérieure intense et vie extérieure d’une vacuité totale – tout comme nos petits intellos d’aujourd’hui.

Le « mal du siècle », s’est incarné officiellement en Alfred de Musset, vicomte et poète, qui l’a théorisé en sa personne. Malheureusement amoureux de cette ogresse dominatrice bisexuelle que fut « George » Sand, il s’est flétri dans le masochisme et la consomption. Antoine Blondin le compare à James Dean et cela crée des étincelles de compréhension : « L’ivresse chez l’un, c’est la vitesse chez l’autre : même griserie » p.144. Musset comme Dean, « ce sont des après-guerres qui ont lâché dans l’existence des êtres échappés aux routines d’une éducation traditionnelle », dit encore finement l’auteur, p.146. L’enfant du siècle était bien resté un enfant, « malgré la débauche » p.151.

Francis Scott Fitzgerald est « un beau carnassier (…) vulnérable » p.159, écartelé entre « la jouissance et la grâce (au sens théologique) » p.161. La sexualité est un instrument du salut. O. Henry est au contraire un conteur du Far West qui met en scène un « peuple exquis d’escrocs au grand cœur empêtrés dans des tourments sereins » p.170. Voilà pour les Amériques.

De Balzac, Le cousin Pons clôt la Comédie humaine. Balzac se détraque, Madame Hanska se dérobe, leur enfant nait mort. Pons appartient à ces « esprits fins et sensibles promis aux agressions jalouses des esprits inférieurs et brutaux. Ce qui distingue Pons, c’est la sensualité très particulière où il baigne et les modes de refuge qu’ont adopté ses appétits » p.185. Roman de l’union et de l’amitié, il est l’inverse des romans de l’ambition qui précèdent.

Dernier auteur : Rimbaud. Blondin voit en lui un manipulateur de ses aînés du Parnasse, dont Verlaine, ours aux appétits homos qui adorait « les étreintes d’Hercule » dans les chambres d’hôtel avec l’éphèbe des Ardennes. Jean-Arthur, lui, n’aime pas, en égoïste profond. Fugueur et rebelle, il prenait « des prétextes divers où entraient la gloutonnerie des horizons nouveaux, la frustration d’un exilé de naissance précocement réduit au chômage spirituel par la guerre [de 1870], les engouements complexes d’un communard adolescent » p.193. Le poète n’est un Voyant que par « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » : « A l’entendre, la débauche et l’insanité constituaient de parfaits modes d’investigation » p.198. Mais, à 20 ans, il est fini comme poète ; commence une autre vie qui restera stérile.

Le lecteur ressort de ce recueil ébloui de fulgurances jamais émises, familier de ces auteurs devenus « grands » dans le dictionnaire, heureux du style qui les dit. Un grand livre joyeux sur la littérature !

La pagination indiquée est celle de l’édition épuisée en Livre de poche 1979.

Antoine Blondin, Certificats d’études, 1977, La table ronde, Petite vermillon 2016, 256 pages, €4.92

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Alain Corbin, Les filles de rêve

alain corbin les filles de reve

Depuis toujours, les hommes ont chanté la nubilité. C’est le moment où la jeune fille se fait femme, dans l’enfance encore pour le cœur et l’esprit, déjà formée pour le corps. D’où cet attrait puissant qui trouble, la puberté créant pour quelques mois l’androgyne imaginaire. « Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse », écrit Gérard de Nerval dans Aurélia (p.148).

Le tout jeune homme rêve à la toute jeune fille, sans savoir encore que son désir n’est pas pur, éthéré, mais bien terrestre, émoi du printemps dans les corps, appel de la nature. Il garde le goût de l’absolu, la fascination pour l’inaccessible, l’angoisse d’être déçu. Cette tension fait le rêve et marque pour une vie.

artemis

Alain Corbin, historien du sensuel, décrit 19 filles qui ont hanté les rêves adolescents de l’antiquité à nos jours. Ou plutôt aux jours de la génération pré-1968 car après… rien n’a plus jamais été comme avant. Pilule, avortement, permissivité, féminisme, matérialisme hédoniste consommé, encouragement au sexe des médias, du cinéma, de la publicité – tout concourt à faire disparaître le rêve dans les fumées de l’avant. La schizophrénie chrétienne jusqu’alors coincée entre la maman et la putain, la Vierge et le bordel, est soignée par les journées de mai. Le rêve rejoint le réel et la fleur est déflorée avant même d’être épanouie.

fille nue caresse

Aujourd’hui, « les pédagogues commencent d’enjoindre les relations physiques dès la puberté », écrit Alain Corbin dans sa préface (p.23) ; l’ange fait la bête dès 9 ans parfois, bien avant les 17 ans (avoués) de « la moyenne statistique » – les profs de collège le savent bien. Il est vrai que, si cette pratique de nature était répandue, elle calmerait l’ivresse de pureté des fanatiques religieux frustrés, de quelques bords qu’ils soient !

nausicaa et ulysse nu paxton

L’imaginaire sentimental s’est créé de ces filles de légende, de papier, de peinture ou d’opéra jusqu’à l’âge récent du faire et l’abandon encore plus récent du lire. Aujourd’hui, l’imaginaire se nourrit des images, pas des fumées, et « la fille de rêve » ressemble fort aux gros seins et rauqueries du porno mal filmé. Mais jusqu’à la fin des années soixante, la beauté blanche aux yeux brillants et à l’abondante chevelure blonde du jeune corps souple élancé, au maintien réservé et tendre, remporte tous les suffrages. Elle ravit d’un « amour du commencement » (Chateaubriand), mystérieux de désir et d’innocence mêlés.

ophelie millais

Telles sont Artémis (Diane), « la grande beauté inaccessible à l’homme » (p.28) ; Daphné comme belle plante ; Ariane d’amour blessée ; Nausicaa aux bras blancs de pudeur qui sauva Ulysse naufragé tout nu ; Iseut, dame des pensées, inaccessible et enchanteresse par magie ; la Béatrice de Dante dans tout l’éclat vertueux de ses 9 ans ; la Laure de Pétrarque à 19 ans qui l’a saisi d’un éternel présent au souvenir ; la Dulcinée du Quichotte, robuste paysanne qu’il voit en noble dame éthérée ; la Juliette de Roméo qui ne peut accomplir son amour tragique ; l’Ophélie virginale abandonnée d’Hamlet et que la rivière engloutit ; la Belle au bois dormant réveillée par son Prince si charmant, avant d’avoir beaucoup d’enfants ; Pamela de Richardson, bien oubliée de nos jours mais que Diderot plaçait très haut ; Charlotte la tendre et bonne qui jamais ne se donna à Werther, qui en mourut ; Virginie dormant enlacée avec Paul au berceau, aussi naturellement nus que les firent la nature ; Atala, morte vierge dans l’imaginaire de Chateaubriand ; la sylphide du même, créée « par la puissance de mes vagues désirs » (p.129) ; Graziella de Lamartine, entrevue en Italie dans la pudeur de ses 16 ans ; Aurélia de Nerval, « assemblage de masques furtifs » (p.144) ; jusqu’à l’Yvonne de Galais du Grand Meaulnes, enfantine et grave à la fois…

atala girodet 1808

paul et virginie ados

yvonne de galais dans le grand meaulnes

paul et virginie enlaces tout nus nicolas rene jollain 1732 1804

Ces 19 figures de rêve résument les attentes, les espoirs, les idéaux des jeunes hommes ; ils désirent la pureté et l’union des âmes avant l’union des corps et des cœurs. Platonisme de l’idéal, amour courtois de la rétention, pudeur puritaine de l’abstention, élan maîtrisé de la sublimation… Mais le bouleversement anthropologique de la seconde moitié du XXe siècle a sévi : « elles sont donc évanouies, ces images féminines autrefois fascinantes », dit l’auteur (p.162). Ce livre est donc pour ceux de la génération d’avant 1960. Une nostalgie.

Alain Corbin, Les filles de rêve, 2014, Champs Flammarion 2016, 171 pages, €8.00

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