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La pruderie de sainte Nitouche

Faire l’effrayée quand on désire trop fort est de bonne guerre érotique. Moi, y toucher ? Jamais ! Mais j’en meurs de désir, j’en mouille d’appétit, retenez-moi ou je fais un bonheur (le mien) ! Que je refuse ou retarde pour faire croire à ma morale, à ma vertu, à ma réputation, ce n’est que pour mieux sauter et me faire sauter. Prudes et bégueules font semblant, en vraies Tartuffe de « cacher ce vit que je ne saurais voir » – ou la cuirasse des pectoraux, le damier des abdominaux, l’ampleur des épaules, l’arc du dos et des reins, le galbe des fesses, le teint de jouvenceau, en bref tout ce qui peut émoustiller une femme.

Nitouche serait la sainte patronne de l’hypocrisie, celle qui voudrait bien y toucher mais se récrie pour faire croire qu’elle ne désire pas ce qu’elle veut ardemment. Tout dans l’apparence. « Elle fait un tas de minettes ; on dit : cette femme n’y touche » clame au début du XVe siècle un poète nommé Guillaume. Minettes pour petites mines, vous l’aurez compris. Faire genre dirait-on aujourd’hui, jouer les précieuses disait-on chez Molière.

Les textes parlent surtout des femmes mais certains hommes sont aussi touchés. Les puritains rigides sont volontiers qualifiés de faire la sainte Nitouche, tout comme ces velléitaires du sexe dont parle le poète Mathurin Régnier dans son Discours d’une vieille maquerelle (on n’étoyt point bégueule en ces temps-là !) :

Il estoit ferme de roignons

Non comme ces petits mignons

Qui font de la saincte Nitouche

Aussi tost que leur doigt vous touche

François Mauriac, qui en savait fort sur dissimulation et hypocrisie, a employé l’expression dans Destins.

Dans le sud et sud-est, on dit volontiers Mitouche, en référence à mie qui voulait dire pas ou à mitte qui voulait dire chatte. A noter qu’en ancien français, selon Jacques Merceron, « mitou » signifie hypocrite ! Les violées, qui croient l’avoir été selon leur sentiment d’aujourd’hui sous d’autres mœurs en d’autres temps, on repris niaisement de l’anglais le Mee too sans savoir le vrai sens des deux syllabes en bon français. Les incultes font leur chattemite par imitation grégaire mais la plupart sont hypocrites, comme le révèle la justice (hélas trop tard pour l’opinion prompte à lyncher de suite). Elles croient à leur fausse vérité en narcissiques intolérantes à tout ce qui n’est pas leur petite personne, moi-je et petite perle.

« Sainte Nitouche, ô ma patronne ! » chante l’opérette de Meilhac et Millaud. En notre époque de fausses vérités et de narcissisme exacerbé, la sainte fourbe n’a pas fini de faire des émules.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil 2002, 1293 pages, €35,50

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Alexis Piron le métromane

Qui se souvient de Piron, goguettier du Grand siècle ? Mort en 1773, il fut élu à l’Académie française par ses pairs en 1753 mais ne put y siéger sur ordre de Louis XV qui ne ratifia jamais sa nomination. Le fait du prince, poussé par le « lynchage médiatique » d’une punaise de sacristie en la personne de l’évêque de Mirepoix Boyer qui ne se contentait pas des délices de l’au-delà mais voulait surtout goûter à ceux d’ici-bas tout en faisant la morale au monde. Les Quarante avaient pourtant « de l’esprit comme quatre », comme le disait Piron.

Mais son Ode à Priape de 1709 (Louis XV n’était pas encore né) eu l’heur de déplaire aux cagots et autres Tartuffe ecclésiastiques et le fils d’arrière-Grand roi, malgré ses 43 ans, ne pouvait que se ranger derrière la toute-puissante Église. Le délit était clair  (depuis une minorité de curés y a sacrifié en leur église même) :

« Qu’à Priape, on élève un temple

Où jour et nuit l’on vous contemple,

Au gré des vigoureux fouteurs :

Le foutre y servira d’offrandes,

Les poils de couilles, de guirlandes,

Les vits, de sacrificateurs. »

Piron était gai ainsi qu’on disait de lui en son temps. Gai de gaieté, pas de gayardise comme on le gobe aujourd’hui – certes aussi bon qu’un autre, mais dans le bon sens. Né à Dijon d’un apothicaire, Piron fit ses lettres au collège des Jésuites et devint poète. Il rimait depuis l’âge de 10 ans des vers enjoués et folâtres, vite fertiles en bons mots. Il était l’esprit français du siècle, un métromane comme certaines sont nymphomanes. Il refusa de devenir prêtre.

La médecine étant charlatanisme (voir Molière), il fit son droit et devint avocat pour peu de temps. Mais il rimait toujours, gai et véritable « machine à saillies » comme Grimm dira de lui sans jeu de mot grivois. Monté à Paris en 1718, il trouve un emploi de copiste chez le chevalier de Belle-Isle (île bretonne bien connue) à qui il dédia une épigramme. Il fréquenta le café Procope, qui existe toujours rue de l’Ancienne Comédie à Paris (mais avec wifi). Il se fit connaître et écrivit plusieurs pièces qui furent jouées sur le théâtre de la Foire à Saint-Germain, Saint-Laurent et Saint-Ovide). Un théâtre populaire et forain installé en plein air ou à couvert. La Comédie française représenta sa comédie La métromanie, écrite en 1736, probablement le meilleur de son théâtre.

Damis est un jeune homme qui rimaille sur tout depuis qu’il sait écrire. Il parle en vers comme on se tortille et déclare sa flamme sous allusions mythologiques à toute personne du beau sexe assez jeune pour lui plaire. Il est tombé fol amoureux d’une Bretonne qui versifie aussi dans le Mercure de France, revue fondée en 1672 et qui ne disparaîtra qu’en… 1965. Ils correspondent via la publication régulière et Damis imagine. En précurseur des romantiques, il se fait du cinéma sur sa belle – qui n’existe pas. Le spectateur s’apercevra qu’il s’agit du père de Lucile qui mystifie ainsi le monde pour publier ses poèmes que son monde tourne en ridicule. Tiré d’une histoire vraie, celle du poète Paul Desforges-Maillard qui publia ses poèmes au Mercure de France en se faisant passer pour une poétesse de province, Piron en tire une satire joyeuse et pleine d’entrain, compliquée d’amours ancillaires et du procès des deux pères. Elle fut jouée vingt-trois fois à la ville et une fois à la Cour mais, comme elle attaquait Voltaire, qui s’était laissé prendre à la fausse poétesse du Mercure, elle ne fut reprise que dix ans plus tard et oubliée depuis. On ne touche pas aux idoles.

Piron était en verve et vécut d’une pension accordée par la Cour. Il se dispersa en épîtres, odes, chansons, épigrammes, poésies et contes dont Rosine, une fable féministe avant l’heure. Rosine a 15 ans et des langueurs ; ses seins lui poussent :

« Le sein naissant de la fillette

Couva bientôt certains désirs,

Sources de maints profonds soupirs,

Qui le soulevaient en cachette. »

Mais ses parents prudes et rassis, « couple aussi rigoureux que sot » gardent « l’œil ouvert sur le tendron ». Or, « un jour que sur une nacelle, la belle s’égayait sur l’eau », un vent de terre fait prendre le large à son bateau. Un corsaire passe qui la ravit et va la vendre à l’encan à un beau Turc qui la prend pour son harem. Mais il a déjà vingt-neuf femmes qu’il honore à tour de rôle.

« En avoir trente était son plan ;

Et cela grâce à l’Alcoran,

Sans nulle dispense de Rome.

Ôtez-moi la peur de Satan,

Gens indévôts, et qu’on m’assomme

Si demain je n’ai le turban ! »

Rosine n’est pas choisie et se morfond ; elle décide de s’évader, « trouve un brigantin, s’en empare  / Manœuvre de son mieux, démarre. » Elle échoue près d’une île où vivent des hommes sans femmes, toutes mortes. Chouette ! Rosine n’est pas violée car « l’État était républicain / Partant tout commun, perte ou gain ». Chacun sa part et Rosine est reine. « Sa Majesté prendra la peine / De se choisir qui lui plaira ». Elle changera une fois l’an si elle est mère, quatre fois si elle ne l’est pas. Le sérail est inversé et Rosine choisit un garçon « Beau, bien fait, jeune, et caetera ». Tout va bien dans l’idylle durant trois mois. Au quatrième, le jeune homme qui va être évincé par la règle décide Rosine à s’enfuir avec lui.  Les vents les poussent au lieu de sa naissance et elle hérite de ses parents morts. Tout va bien sinon que le jeune est jaloux « Des libres façons du pays » (la France!). Heureusement, l’amant meurt et Rosine est libre.

« Sans père ni mère, elle est fille ;

Sans mari, mère de famille :

Sur ces petits-maîtres altiers,

Qui sont, par un bonheur extrême,

Coqueluches de leurs quartiers. (…)

Elle peut choisir entre mille,

Et jouir jusqu’à son trépas… »

Il composa ainsi son épitaphe avant de mourir à 83 ans :

« Ci-gît Piron qui ne fut rien,

Pas même académicien. »

Le dernier (bon) mot lui revient.

Alexis Piron, Oeuvres, édition 1857, Hachette livres BNF 2012, 450 pages, €23.00

J’ai lu Piron dans les Œuvres choisies des éditions des Classiques Garnier de 1947, aujourd’hui introuvables. La culture se perd.

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Francine Mallet, Molière

C’est « la » biographie de notre auteur national, apprécié du Roi-soleil et vilipendé par les dévots en cabale. Son autrice, née en 1909, a obtenu en 1987 le Prix Roland de Jouvenel décerné par l’Académie française pour cette œuvre. Elle avait déjà écrit, dix ans auparavant une biographie remarquée de George Sand et est restée jury Médicis de 1958 à sa mort, en 2004.

Le livre est divisé en quatre parties complémentaires : sa vie, son théâtre, son temps, ses thèmes et personnages. Suivent une généalogie, une chronologie et une biographie, outre les notes, qui permettent à quiconque d’approfondir et de retrouver rapidement un détail.

Molière est né Jean-Baptiste Poquelin le 15 janvier 1622 sous le prénom de Jean ; Baptiste lui sera ajouté à la naissance deux ans plus tard de son frère prénommé Jean lui aussi. Quant à Molière, son nom de scène pris en 1644 pour ne pas entraver les affaires de son père, son origine est inconnue ; lui-même n’en a rien dit. Tout juste peut-on formuler l’hypothèse (que l’auteur ne reprend pas) d’un mot latin de cuisine si l’on fait l’anagramme syllabique de Molière : re-liè-mo. Cela ressemble au subjonctif du verbe latin religere – langue que Jean-Baptiste parlait couramment grâce au collège de Clermont, tenu par les Jésuites rue Saint-Jacques (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand), où cette langue morte était une langue vivante : tous les cours avaient lieu en latin et les écoliers se parlaient latin entre eux ! Reliémo pourrait signifier « que je relie », du verbe religere dont le g a été élidé dans les langues modernes (l’italien foglio se prononce folio). Mais ce n’est que spéculations.

Poquelin est un nom d’origine écossaise, dont un ancêtre est venu en France sous Charles VII. Le grand-père, picard, est devenu marchand tapissier à Paris. Son fils, le père de Jean-Baptiste, reprend l’affaire, se marie avec Marie, d’une famille de marchands du quartier, et réside désormais au 93 rue Saint-Honoré au pavillon des Cynges (singes), ainsi nommé pour une sculpture en bois. Jean-Baptiste est l’aîné de six enfants, sa mère meurt lorsqu’il a 10 ans. Il suit de 7 à 12 ans les cours de l’école paroissiale de Notre-Dame avant d’intégrer jusque vers 19 ou 20 ans le collège de Clermont en externe. Outre l’apprentissage d’un catholicisme raisonné et humaniste, il fréquente assidûment les classiques latins (expurgés de tout ce qui est sexe ou matérialisme !) et s’initie à la rhétorique, à l’éloquence et au théâtre, divertissement éducatif fort prisé pour être à l’aise et briller en société. Le collège de Clermont éduque en effet beaucoup des fils de Grands.

La documentation sur la vie de Molière est rare, notamment les correspondances avec sa famille ou ses amis, et reste entachée des ragots et libelles produits contre lui en raison de ses écarts avec la dévotion ultra-catholique alors de rigueur. Le catholicisme sous Louis XIII et Louis XIV fut en effet un ascétisme de réaction, analogue à l’islamisme d’aujourd’hui, groupant les rescapés de la Ligue antiprotestante, les ex-Frondeurs et les conservateurs choqués de la liberté de mœurs de leur souverain qui n’hésitait pas à danser en société. Molière ralliera les Précieuses qui ne sauraient voir un homme nu, les Tartuffe qui ne sauraient voir un bout de sein tout en s’excitant fort à cette idée, mais aussi un Dom Juan égoïste, athée et violeur, vautré dans le matérialisme sans perspectives. Molière, en avance sur les réactionnaires de son époque, sera un catholique humaniste selon François de Sales et La Mothe Le Vayer qui fut son ami. Pour lui, le plaisir ici-bas n’est pas incompatible avec la vertu pour l’au-delà.

Remplir ses devoirs selon l’honneur est le principe de l’existence. Molière « déclare méprisable tous ceux qui nient les obligations, tant celles des lois humaines que divines, auxquelles tout homme doit se plier. Il insiste sur la responsabilité des Grands » p.206. Il respecte le roi, autour duquel tout tourne, « l’amour de Molière pour son souverain, c’est à la fois l’amour du métier et de la réussite. Les deux se confondent » p.217. Louis XIV est complice et l’utilise : « Les femmes, plus ou moins précieuses ou savantes, qui ont contesté sous la Fronde et affirmé la force de leur personnalité, n’ont pas plu au Roi. Molière s’en est souvenu. Quant à Tartuffe, il est l’exemple de ce qui déplaît au souverain. Il ruine une famille, trahit un bon sujet sous prétexte de religion et se joint à une cabale qui veut imposer son point de vue même au monarque » p.227. Après avoir fait interdire de jouer Tartuffe, mesure rapportée sur ordre du Roi, la Compagnie du Saint-Sacrement va s’attaquer à Dom Juan avant que Louis XIV ne la dissolve. « L’Eglise connaissait les âmes, voulait les malaxer comme de la cire et ne tolérait pas le pouvoir qu’exerçaient les comédiens sur les spectateurs à travers la magie de la rampe » p.233. Tartuffe sera interdit au Québec durant des siècles et les polémiques sur Molière ne s’apaiseront qu’à l’extrême fin du XIXe siècle en France.

Reste toujours la résurgence des hypocrites qui veulent « cacher ce sein » qu’ils « ne sauraient voir » tout en en mourant d’envie. La France « éternelle » de la rigueur et de l’austérité expiatoire subsiste chez nos communistes, socialistes, écologistes, gauchistes : « Tout ce qui était spiritualité catholique, et plus encore janséniste, ne cultivait pas le goût de la prospérité. Pascal, après Jansen, allait jusqu’à considérer comme presque vaine l’activité intellectuelle qui risquait de détourner le chrétien de la contemplation » p.234.

Son père aurait voulu que son aîné reprit son affaire et sa charge d’écuyer du roi, mais Jean-Baptiste se passionne pour la scène et il n’insiste pas, allant même jusqu’à lui léguer à ses 21 ans sa part par avance d’héritage. Molière prend alors son nom de scène et s’éprend de Madeleine Béjart, bonne comédienne, de quatre ans son aînée. Un arrêt de Louis XIII en 1641 a rendu le théâtre respectable, malgré les dévots rigoristes qui mettent les acteurs au même rang que les putes et les infâmes (invertis). Jean-Baptiste monte alors sa troupe avec Madeleine, l’Illustre théâtre, et entreprend une tournée de treize ans en province sous la protection du duc d’Epernon puis du prince de Conti, amoureux de l’actrice Du Parc. Ils jouent ici ou là selon les contrats des villes, des nobles ou des bourgeois.

De retour à Paris, ils deviennent les comédiens de Monsieur, qui a tout juste 18 ans. La troupe – et son auteur Molière – connait le succès en 1659 avec Les Précieuses ridicules, comédie de mœurs sur les travers du temps. Molière ne réussira jamais dans la tragédie, fort à la mode alors et où règne Corneille, mais inventera la comédie à la française, lui ajoutant même du ballet. L’échec de la tragédie obligera Molière à écrire des pièces pour que sa troupe joue.

Il se marie en 1662 avec Armande Béjart, de vingt ans plus jeune que lui, pour onze ans et trois enfants dont une seule survivra. L’Ecole des femmes connaît le succès et suscite des jalousies, ce qui fait dire en vers à Boileau : « Si tu savais un peu moins plaire / Tu ne leur déplairais pas tant ».

Mais ses deux fils, Louis parrainé par Louis XIV et Pierre, vont mourir en leur enfance, ce pourquoi Molière s’intéressera tellement à Michel Baron, introduit dans la troupe à 13 ans. Il assouvira avec lui sa paternité frustrée dans un complexe de Pygmalion pour élever l’adolescent au métier d’acteur. Les dévots vont gronder et publier moult libelles contre lui, accusant sa femme d’être légère et lui-même de caresser Michel. Le roi, qui l’a soutenu comme un pion pour sa politique anti-Ligueurs va devenir plus dévoué à la religion avec sa dernière maitresse. Molière va se sentir plus seul, il écrit le Misanthrope. Il meurt après avoir joué le Malade imaginaire – non pas en scène comme on le croit, mais dans la soirée qui suit. Nous sommes le 17 février 1673, Molière a 51 ans. On parle aujourd’hui de tuberculose et de neurasthénie ; l’époque des charlatans parlait de fluxion de poitrine à soigner par clystères et saignées. Il laisse dix-huit pièces en prose et quatorze en vers ainsi qu’une fille, Esprit-Madeleine.

« En 1674 (…) le comédien Brécourt, qui a fait partie de la troupe avant de rejoindre le théâtre concurrent, a écrit l’Ombre de Molière où il fait son portrait : « il était dans son particulier ce qu’il paraissait dans la morale de ses pièces, honnête, judicieux, humain, généreux et même, malgré ce qu’en ont cru quelques esprits mal faits, il tenait un si juste milieu dans de certaines matières qu’il s’éloignait aussi sagement de l’excès, qu’il savait se garder d’une dangereuse médiocrité ». » p.290. Rien d’étonnant à ce que la couleur de Molière soit le vert, dont il porte les rubans, vert comme la couleur centrale de l’arc-en-ciel, symbole de la vie qui renaît, de la création, de Dieu, de l’alliance contre la mort. Il a mis en scène ses propres passions, les exposant, les discutant, en humaniste soucieux de comprendre par la raison. Ainsi sa jalousie envers Armande, la passion d’Elvire, le bon sens de Madame Jourdain, la tolérance de Cléante, le sens de l’humain de Clitandre, la misanthropie d’Alceste, le pur.

Tartuffe comme Dom Juan restent actuels, le premier pour son moralisme affiché par envie des autres et ses fake news, le second comme Moi je en premier : « Se servant de son pouvoir pour faire tout ce qui lui plaît, ne respectant ni sa parole ni son père, se jouant des femmes et du pauvre, obligeant son valet à le suivre dans le mal, refusant toute obligation de quelque sorte que ce soit et voulant plier tous et toutes à sa loi, ce grand seigneur horrifie » p.108. Mais oui, vous l’avez reconnu de nos jours : Dom Juan c’est Trump !

Francine Mallet, Molière, 1986 nouvelle édition augmentée 2014, Grasset, 478 pages, €29.59, e-book Kindle €15.99

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La jeunesse n’est plus ce qu’elle était

Tout change et le monde tourne. Les outils pour exprimer les idées se modifient. Mais ce qui compte est le temps : que les changements soient rapides et la génération d’avant, celle qui n’est pas née dedans, crie à la décadence. Le niveau baisse, la raison décline, l’humanité régresse. Cette incantation est rituelle depuis Platon au moins, qui déplorait que l’écrit fixât la pensée, beaucoup plus fluide et adaptée à son auditeur lorsqu’elle est parlée.

Lorsque Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut et d’autres reprochent aux nouvelles technologies de faire régresser la pensée en sentimentalisme et réduise l’attention à l’émotionnel immédiat, incitant au zapping et au superficiel présent, ils sont dans la même veine. « Y’a pu d’saison », disaient déjà les paysans au début du siècle précédent. Ceux des années 1850 accusaient les révolutionnaires ; ceux des années 1950 la bombe atomique ; ceux des années 2000 la couche d’ozone ; ceux des années 2010 le réchauffement climatique… Depuis l’Eden, la cause est entendue, l’homme n’a cessé de détruire son jardin ! – mais si Dieu l’a voulu ?

Un exemple, Paul Claudel dans son Journal au 11 août 1942 : « Le cinéma, l’auto, la radio, en même temps qu’ils ont abruti la jeunesse, lui ont ôté le goût de l’effort, des idées et des images précises, du raisonnement, des phrases qui se suivent. Ce qui importe, c’est le train que le cinéma alimente avec des phantasmes trop rapides pour que l’esprit ait le temps de s’y arrêter. Il s’agit d’agacer superficiellement la sensibilité, d’y entretenir une espèce de mouvement agréable et confus, qui exclue l’attention et l’insistance. »

Claudel a 75 ans durant l’Occupation, il est de l’autre siècle, il a pris sa retraite dans un village de l’Isère où il vit comme en 1750, l’électricité en plus. Sa pensée se réduit à l’exégèse de la Bible qu’il lit et relit, et commente en poèmes théâtraux. Son jugement sur le siècle se réduit à la conformité au modèle divin révélé, ses évaluations sur les littérateurs sur leur tenue moraliste, conforme aux Commandements. Il trouve Montaigne niais et Pascal superficiel, Victor Hugo enflé et Gide une pourriture (terrestre). Claudel a 75 ans et devient inadapté au monde tel qu’il va à son époque.

Il ne s’agit pas de nier que l’outil conduise la main ni que la radio avant-hier, la télé hier, l’Internet et le smartphone aujourd’hui, changent les façons de recevoir les idées et de penser l’existence. Mais le jugement de valeur sur les outils n’a pas lieu d’être. Un mauvais ouvrier n’aura jamais que de mauvais outils et ce n’est ni la radio, ni l’Internet, qui rendront les gens mieux informés ou plus intelligents. Au contraire : la technique tend à remplacer le talent et la facilité d’usage le travail. On le constate tous les jours…

« Le cinéma, l’auto, la radio » ont hier permis d’explorer de nouvelles façons de vivre et de sentir que le livre ne fournissait pas. Il est probable que le cinéma a éradiqué par exemple la floraison de poèmes qui a couru les siècles avant son invention. L’Internet, les blogs, les catalogues de selfies en fesses-book, le smartphone, font de même aujourd’hui. Certes, ils incitent à certains comportements qui n’étaient pas ceux d’hier : la communication étant partout, accessible en quelques clics et rendant compte immédiatement du monde entier, ne peut se comparer aux courriers à cheval qui acheminaient les livres et les libelles durant des jours et des semaines, qu’on lisait à la chandelle à la naissance de Claudel.

Mais ce n’est pas parce que les habitudes de vie changent que l’humanité en régresse pour autant. D’autres sensibilités se révèlent, des générosités, des confrontations d’idées. Il y a certes du panurgisme, comme déjà sous Rabelais. Il y a certes de l’émotionnel superficiel comme du temps de Rousseau, mais les professionnels du choqué ont toujours fait la mode, comme à la première de Tartuffe. Les régimes totalitaires composent avec l’opinion civile internationale. Les idées circulent à la vitesse de la lumière dans les fibres optiques, déjouant aisément les censures. Il y a aussi la diversité des points de vue simultanés qui évite aux croyances de régner sans partage. Et l’accès au savoir, devenu universel, immédiat et documenté – pour qui veut bien faire l’effort de chercher et garde la curiosité de penser hors des hordes.

L’intolérance recule sous l’information libre malgré ses scories complotistes et vite paranoïaques. Les egos, trop sensibles pour avoir été élevés dans les mêmes milieux, fréquenté les mêmes bandes et abrutis par les mêmes écoles ânonnant le politiquement et socialement correct, se sentent atteint par toute vérité bonne à dire, blessés par la vérité en face. La paranoïa est la maladie mentale de notre temps ; hier c’était la névrose due à la répression en excès des désirs, aujourd’hui, c’est le trop-plein de vos désirs insatisfaits qui pousse à croire que tout le monde vous en veut. Comme tous les outils, le net aujourd’hui comme la radio hier et le livre avant-hier, ne sont ni bien ni mal. Ils sont ce que les utilisateurs en font.

Que les anciens, peu habitués à ces nouveautés, le déplorent parce qu’ils dévaluent leur expérience laborieusement acquise, nous pouvons le comprendre. Que les outils guident la main par leurs possibilités qui n’existaient pas auparavant, c’est l’évidence. Mais il ne faut pas jeter le bain parce que bébé est médiocre. Il y aura toujours les nuls qui ne font aucun effort, la moyenne complaisante aux modes et aussi versatile mais qui se croit, et l’aristocratie de l’intelligence qui garde ses exigences. La jeunesse ne sera jamais ce qu’elle était et restera partagée entre ces trois composantes. Les outils nouveaux permettront-ils peut-être à un plus grand nombre qu’avant d’accéder au niveau d’excellence ? Encore faut-il le vouloir.

Paul Claudel, Journal t.II 1933-1955, Pléiade Gallimard 1969, 1336 pages, €48.00

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Nietzsche et la morale

La morale est une interprétation d’un système de valeurs. Elle est le produit d’une société, des affects et du corps de chacun. Nietzsche en fait la résultante des instincts physiques « des symptômes de réussite ou d’échec physiologique ». Pour lui, il n’existe aucun fait qui soit moral ou immoral, mais simplement l’interprétation qu’on lui donne. Vérité en-deçà, erreur au-delà, disait déjà Pascal en parlant les Pyrénées.

Les morales varient avec les peuples et les cultures; elles varient avec le temps; elles restent humaines malgré la fixation que l’on voudrait sur l’éternel. « La » morale n’existe pas (illusion religieuse du seul Dieu Vrai… qui varie suivant les civilisations) mais la pluralité des morales dans le monde. Lorsque l’on parle en Occident de « morale », il est évident que l’on ne parle que de « notre » morale historique, ascétique dualiste, formalisée par Platon et prolongée par la doctrine d’Eglise du christianisme.

D’où, dans Par-delà le bien et le mal et dans La généalogie de la morale, la typologie « naturelle » que tente Nietzsche des morales. Il distingue – en restant dualiste… – la morale des maîtres et la morale des esclaves. Chacune a une généalogie et des conséquences pratiques, notamment quel type humain est ainsi transformé par les valeurs morales historiques.

La morale ascétique est une déficience de la volonté de puissance aboutissant au nihilisme et à la condamnation de la réalité au motif que tout vaut tout. Issue du platonisme puis des stoïciens, elle s’incarne dans le christianisme, revivifiée dans les sectes protestantes puritaines, avant d’investir le jacobinisme de Saint-Just et Robespierre, puis le socialisme et le communisme jusqu’à Pol Pot. Se développe alors « la moraline » (das Moralin), sorte de médicament social de bien-pensance, par exemple celui du christianisme bourgeois et hypocrite qui sévissait fort à l’époque de Nietzsche. L’apparence de la moralité compte plus que la moralité même. Les romans de Huysmans, la correspondance de Flaubert, décrivent fort bien ce vernis convenable en société qui masque les turpitudes intérieures et privées.

Mais l’hypocrite est un type éternel de toute morale : Molière l’a excellemment décrit sous les traits de Tartuffe. A noter que Donald Trump est le contraire même de Tartuffe : il dit tout cru et tout haut ce qu’il veut et arrache le mouchoir du sein qu’il veut voir ; il met tout en œuvre pour forcer la réalisation de sa volonté. Ce pourquoi il plaît au « peuple » qui a moins besoin de faire de l’hypocrisie une seconde nature pour vivre en société. En effet, qui veut arriver a besoin de « paraître », d’être autre qu’il n’est pour se montrer conforme, obéissant, cooptable par les élites jalouses de leur statut. Sauf que Trump n’a aucune morale, ce qui n’est pas ce que prône Nietzsche. L’enfant gâté est plutôt du côté du laisser-aller que de la discipline nécessaire à une nature forte.

Plus près de nous, Français, la triste moraline socialiste dérape depuis des décennies en pilotage automatique comme ces appareils où il suffit de mettre une pièce pour que sorte encore et toujours la même chanson. Les ténors de la Gauche bien-pensante édictent des fatwas dans les médias pour stigmatiser et déconsidérer ces loups démoniaques (de droite ou « ultra-libéraux » pas moins) qui osent souiller leur onde pure… Ils font de la démagogie sans le savoir avec leurs grands mots (tout est « grand » pour la morale) : émancipation, démocratie, égalité « réelle », progrès, justice « sociale », primat du politique, collectif, écologie « sociale et solidaire ». On voit combien la vraie vie fait voler en éclat ces grands principes lorsque le droit tombe sous les kalachnikovs, lorsque l’émancipation promise toujours pour demain n’arrive pas à avancer sous la pression du victimisme (les assassins seraient de pauvres victimes de la société, la désintégration scolaire n’aurait rien à voir avec l’immigration, le collectif est forcément plus fort que les communautarismes…). La moraline de gauche est l’impérialisme médiatique de l’indignation, une impuissance masquée sous les grands mots, le masque idéologique de la réalité des privilèges jacobins, des zacquis menacés.

Haïr la chair, lutter contre les passions et valoriser l’altruisme et la pitié forme selon Nietzsche une morale hostile à la vie, à la santé et à l’épanouissement humain. Comme un ressentiment envers la nature humaine, comme pour se venger de la vie. Les écolos forment aujourd’hui la pointe avancée de cette austérité du repli sur soi, réprimant tous les désirs (sauf ceux des peuples non-occidentaux) pour s’humilier du « péché » d’avoir « exploité » la nature. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux !

Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parus en 1883 : « Damne-toi, pourvu que tu m’amuses ! – voilà bien souvent le sentiment qu’il y a au fond des invitations, en apparence les plus flatteuses, du public. On réussit surtout par ses défauts. Quand je suis très content de moi, je suis approuvé par dix personnes. Quand je me laisse aller à de périlleux abandons, où ma conscience littéraire hésite et où ma main tremble, des milliers me demandent de continuer » VI.4 Car le « mal » (qui est la transgression de la morale ambiante), fascine le bien-pensant qui n’ose pas oser. Cette remarque d’il y a deux  siècles s’applique littéralement au cas Gabriel Matzneff, bouffon du sexe pour les intello-transgressistes post-68 qui ne tentaient pas faire le quart de ce qui était raconté (et amplifié) dans le « journal » maudit. Jusqu’à ce que la nymphomane de 13 ans qui a bien joui se repente en ses blettes années et se pose en « victime », en Moi aussi de la mode du viol, en féministe dénonçant le pouvoir mâle, surfant sur la vague pédo-crimes pour se faire mousser dans un opus a-littéraire où il y a surtout du con et des fesses. Renan rirait bien de cette prétention à se refaire une vertu sur ses dépravations de jeunesse.

Plus sérieusement, il faut se remettre dans le contexte d’époque : 2020 n’est pas 1985, l’époque a changé et la société aussi. Faire jouir les mineurs n’est plus d’actualité : ils font bien cela tout seul et c’est tant mieux pour se construire, les adultes ayant des préoccupations trop égoïstes pour ne pas les blesser. A l’époque des faits, y a-t-il eu « viol » sur mineure de 15 ans ? Est qualifié de viol toute pénétration par violence, contrainte, menace ou surprise : une fille pubère de 13 ans en 1985 (17 ans après mai 68, 1 ans après Canal+ surnommé Anal+ et quelques années avant l’émission de Fun radio Lovin’fun où le Doc et Difool disséquaient la sexualité exubérante ado) a-t-elle pu être « surprise » comme « ne connaissant pas la sexualité adulte » ? Un père absent et une mère démissionnaire ne constitue-t-il pas une « incitation à commettre de la part d’un tiers » – ici des parents irresponsables ? Ce sont toutes ces questions que la justice, qui s’est autosaisie, doit trancher dans le cas Springora contre Matzneff. Outre que « sans violence, contrainte, menace ou surprise, l’atteinte sexuelle entre un(e) majeur(e) et un(e) mineur(e) de 15 ans n’est pas considérée comme une « agression » sexuelle mais comme une « atteinte » sexuelle sur mineur(e), qu’il y ait ou non pénétration. Le viol n’est prescrit qu’aux 48 ans de la victime – tiens, justement en mars 2020… – tandis que l’atteinte est prescrite aux 38 ans. On comprend toujours mieux lorsque l’on fait la généalogie de la morale affichée : dans le cas Springora, l’intérêt bien compris (en indemnisation et surtout notoriété) relativise la grandiloquence victimaire…

Retourner ce jeu social est de bonne guerre : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser à votre tour en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le dire guérit, ce qui leur permet de fouiller impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés, y compris les reconstructions fabriquées. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Ainsi font les criminels qui « s’excusent » et « demandent pardon » pour voir leur peine réduite (pleurs et lamentations au procès bienvenus). Ainsi font les politiciens, surtout américains, qui avouent et assument, « faute avouée étant à-demi pardonnée » dans le catéchisme puritain.

« La moralité s’oppose à la naissance de mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit », dit encore Nietzsche dans Aurore §19. Voulant s’imposer comme éternelle et universelle, elle nie la diversité des peuples, leur histoire et leur liberté d’esprit. Elle veut créer une « imitation de Jésus-Christ », un « homo œconomicus » libéral ou un « homme nouveau » communiste, un égalitaire pas macho ni phobe des démocraties contemporaines – en bref discipliner, surveiller et punir. Ce pourquoi la philosophie doit se faire critique de cette domination, de cet universalisme impérial qui n’est que sectaire. Les Chinois et les Indiens ne disent pas autre chose; quant aux Russes, ils privilégient une interprétation chrétienne différente du puritanisme yankee. « L’immoraliste » de Nietzsche est celui qui combat cette morale absolue, pas celui qui est sans morale (il serait amoral, non immoral).

Car la morale reste digne d’être questionnée, pensée en-dehors du christianisme ou du laïcisme platonicien dominant. Les vertus que Nietzsche attribue au philosophe sont en effet des valeurs « morales » : indépendance d’esprit, courage, patience, méfiance critique, modestie… Il les appelle « la probité ». Ce serait l’héritage et le prolongement de l’exigence chrétienne de vérité et d’honnêteté que de reconnaître les origines autres que sociale de la morale en vigueur (par exemple des origines soi-disant divines, ou des origines « naturelles »), donc d’exercer la critique pour mettre en lumière son aspect ascétique suicidaire (dont la repentance pour tout est un trait contemporain). Ernest Renan montre à l’envi cet habitus catholique de « suicide orthodoxe » dans ses Souvenirs cités plus haut.

Pour Nietzsche, une morale demeure utile : elle est un instrument d’éducation qui permet d’élever le niveau humain en le civilisant. Il s’agit pour lui d’encourager le vouloir créateur issu de l’instinct de vie, d’épanouir les potentialités créatrices de chacun dans tous les domaines, de modifier ainsi les coutumes, les mœurs et les institutions. Quelque chose de l’utopie de Marx sans les torsions des exégètes hégéliens ou activistes.

L’obéissance aux mœurs est la morale définie dans une culture, soit une forme d’élevage (au triple sens d’élever l’animal, d’éduquer les passions individuelles et de rendre l’être humain meilleur – selon les trois étages que sont instincts, affects et esprit). Tendre vers le sur-humain doit être la visée de cette morale pour Nietzsche ; elle implique de lutter contre le laisser-aller (Par-delà le bien et le mal) en entraînant les individus à affronter ce qui est douloureux ou terrible au lieu de le nier au profit d’illusions. Tout vient de la vie, de son élan, de sa force. Une morale en société ne peut que refléter ces valeurs de vie si la société veut perdurer dans l’histoire. En ce sens, Nietzsche n’est pas un « libertaire » au sens de 1968 ; il n’est ni pour la sexualisation tout azimut, ni pour les passions débridées, ni pour la chienlit morale et politique. Il est pour s’« élever », pas pour se ventrouiller.

Céline Denat et Patrick Wotling, Dictionnaire Nietzsche, Ellipses 2013, 307 pages, €18.30

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Gabriel Matzneff, Maîtres et complices

Dans les années 1990 post-SIDA et avec le retour de la droite au pouvoir, le balancier est reparti vers l’ordre moral (et nous n’en sommes pas sortis, malgré les incantations « à gauche » des histrions médiatiques). Matzneff le sulfureux, écartelé entre « jeunes personnes » et pompes orthodoxes, a éprouvé alors le besoin d’étayer sa position littéraire. Lui qui hait la famille, parce que la sienne fut un désastre, s’est donné des pères de substitution en Italie romaine, en Allemagne romantique, en Russie tsariste originelle, en Angleterre et tout naturellement en France, dont la langue qu’il trouve admirable lui est maternelle.

« Rendre hommage à ses éducateurs (…) c’est nommer la famille esthétique et spirituelle à laquelle on appartient ; c’est s’inscrire dans une lignée » p.13.

Bien sûr, lorsque l’auteur évoque ses maîtres et ses complices, il parle surtout de lui ; il les lit avec ses propres lunettes, cherche dans leurs œuvres des résonances. Mais qu’importe ? N’est-ce pas pour cela que nous lisons Matzneff plutôt que Weininger, Nicole, Bouhours ou Léontieff ? Matzneff peut nous servir de passeur si nous voulons en savoir plus sur ces inconnus ; il nous offre un autre regard sur les connus découverts avant lui, de Bossuet à Hergé, de La Rochefoucauld à Dumas.

Matzneff ne renie rien, ni les grandes lettres, ni les petites : « Athos captive les petits garçons par son pessimisme byronien ; Porthos par sa force ; d’Artagnan par son impétueuse générosité ; Aramis par ses amours » p.118. Il ne s’agit pas de poser à l’érudit mais de trouver des exemples de bien vivre. « J’avais déjà éprouvé une pareille sensation de me reconnaître dans quelque chose que je n’avais pas vécu, à onze ans avec Athos, à quinze ans avec Manfred, à dix-sept ans avec Stavroguine ; et voilà que le héros de Montherlant [Don Juan], comme ceux de Dumas, de Byron et de Dostoïevski, me tendait un miroir où je déchiffrais un visage inconnu et qui pourtant, j’en étais sûr, serait un jour le mien » p.291.

Qu’est-ce que bien vivre ? C’est occuper le temps en créateur « Une journée où le matin j’ai écrit une belle page, l’après-midi aimé une jeune personne, le soir vidé une bonne bouteille avec un vieux copain, est une journée bénie… » p.103. C’est que ce prônent justement Pétrone, Sénèque, Montaigne, Nietzsche, Baudelaire, Flaubert… « Pour Sénèque, le temps est notre bien le plus précieux, le seul qui nous appartienne en propre ; aussi se montre-t-il très sévère à l’égard des gens qui ne font aucun usage créateur de celui, si bref, si fugitif, que Dieu leur accorde ; qui, au lieu d’ordonner chaque journée comme si elle devait être la dernière, font des plans sur la comètes et laissent les fallacieuses promesses d’un hypothétique avenir les distraire de l’unique réalité : le bel aujourd’hui » p.72.

Car « la morale, le sens du bien et du mal, n’ont rien à voir avec le lit ou la table. Il y a des salauds chastes et des libertins au cœur noble et bon. Il y a des buveurs d’eau méchants et de charmants ivrognes » p.104. Il y a surtout des Tartuffe : ce personnage si bourgeois, si catholique Grand Siècle, si « français » au fond, abonde – chacun en reconnaîtra les traductions contemporaines. « Lorsque nous étions adolescents, nos professeurs nous ont appris que les plus grands écrivains français du XVIIIe siècle sont Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Pour ma part, j’ai vite substitué à cet officiel triumvirat une trinité moins orthodoxe, formée par Saint-Simon, Casanova et Sade (…) Pour la défense de Rousseau, de Voltaire et de Montesquieu, il faut dire que la façon très rasoir dont nous les étudiâmes en seconde et en première était propre à nous dégoûter d’eux à jamais » p.129. La cuistrerie des profs et des programmes de l’Education nationale ne sont plus à démontrer.

On ne dira jamais combien l’enseignement « à la française », magistral et dogmatique, a fait de mal au plaisir de lecture des jeunes gens. « La vérité est qu’un artiste, qui est une âme multiple, se situe aux antipodes d’un homme de parti, qui est un esprit court. Si engagé qu’il paraisse, un artiste n’attache qu’un prix relatif à ses idées politiques : l’essentiel pour lui est ailleurs » p.164. Cette remarque à propos de Chateaubriand vaut pour les lycéens d’aujourd’hui : les profs veulent en faire des citoyens mobilisés, au lieu que les adolescents ne rêvent que d’épanouir leurs propres talents et de vivre leurs émotions en tentant de les comprendre.

Or il importe de bien vivre lorsque l’on veut bien écrire. « La littérature d’imagination vieillit vite : seuls résistent à l’usure les livres où l’auteur a mis son cœur à nu » p.209.

« Si je ne me suis pas laissé dévorer par l’arrivisme, le journalisme, le gendelettrisme et les autres pièges auxquels j’ai vu tant de jeunes hommes et de jeunes femmes succomber, c’est parce que j’avais Flaubert pour modèle et Maxime du Camp pour repoussoir. Celui qu’il ne fallait devenir à aucun prix, c’était Maxime du Camp ; celui dont il fallait imiter l’exemple, la rigueur, le dédain de l’opinion, l’amour du travail bien fait, l’indifférence aux modes, le courage esthétique et moral, c’était Flaubert » p.217. Mais qui lit aujourd’hui Flaubert ?

Matzneff trouve des leçons de style chez Pétrone, Bossuet, Chateaubriand, Littré, Flaubert. « Le style si pur dans lequel Pétrone décrit les pires impuretés, son désabusement des chimères de la passion, sa misogynie, le regard railleur et sceptique qu’il porte sur la comédie du monde, ce mélange de dépouillement et de voluptuosité, cet amalgame de luxe et de deuil, qui sont sa marque singulière, ont fait de lui l’auteur préféré des libres esprits du Grand Siècle. Il a été leur maître dans cet art trinitaire suprême qu’est l’art de vivre, d’écrire et de mourir » p.51.

Le style ne suffit pas, il faut accepter ses propres contradictions et aimer sa vie. « Le principal titre de Montaigne à ma gratitude est d’être un de ceux qui m’ont aidé à n’avoir pas peur de mes contradictions, de mes passions, et à oser les confesser dans mes livres » p.97. Religieux et libertin ? « Nietzsche, qui a écrit des pages émouvantes sur Pascal et sur Port-Royal, observe que le mérite cardinal du christianisme est d’avoir augmenté la température de l’âme. Un autre mérite de l’Evangile est d’être une aventure toujours renouvelée » p.93. « Ai-je tort de mêler Francesca et Port-Royal, mes amours et la religion, le profane et le sacré ? Je ne le crois pas. Le christianisme, c’est la fusion du divin et de l’humain, c’est Dieu s’incarnant et prenant un visage » p.121. Mais est-ce pour abaisser Dieu dans la chair ou à élever l’humain vers l’âme divine ? Pour Matzneff, russe de cœur et d’âme, la religion orthodoxe ne réduit pas l’Evangile à un code moral restrictif, comme le font selon lui catholicisme et protestantisme, « l’orthodoxie n’a rien à voir avec la religion d’esclaves que Nietzsche m’a appris à mépriser » p.259.

Il est nécessaire d’aimer les autres, de savoir les écouter comme l’ont fait Montherlant, Hergé et Cioran, dont Matzneff s’est honoré d’être l’ami. Montherlant, il l’a connu très jeune : « Ce prétendu solitaire avait cette vertu rare que les spirituels chrétiens nomment ‘l’attention à l’autre’. La plupart des conversations sont des monologues, car les gens suivent leur propre idée et n’écoutent pas. Montherlant, lui, écoutait » p.288. Qui écoute, de nos jours, en dehors de sa propre idée ? Le narcissisme est peut-être le pire défaut de notre époque ; il engendre le cynisme et l’indifférence, le mépris des autres et la fermeture aux idées venues d’ailleurs que la tribu. Le narcissisme est physiquement une provocation, affectivement un égoïsme, moralement une démission et spirituellement un enclos. Et trop souvent ceux qui accusent les autres de ne pas écouter n’écoutent eux-mêmes personne – en toute bonne conscience.

Décliné par ordre chronologique, débutant par les Romains et terminant par Cioran, ce panorama de l’univers matznévien ravira tous ceux qui aiment l’écrivain mais aussi ceux qui ne le connaissent que de (mauvaise) réputation. Il ne faut pas confondre littérature et morale (sauf à ne lire que des ouvrages édifiants comme sous Victoria), ni morale d’aujourd’hui avec morale d’hier (sauf à nier tout passé et à se croire par orgueil le premier humain sensé), ni encore romancé et réel (car ce serait nier la vertu de sublimation). François Mitterrand, qui appréciait l’auteur, n’avait aucun de ces travers ultra contemporains.

Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, 1994 revu 1999, La Table Ronde petite Vermillon 2018, 320 pages, 8.70€

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Zemmour désamour

La « polémique » a attiré mon attention sur un discours qui serait autrement resté pour moi invisible. La vertu de « la polémique » est son imbécilité : les bonnes âmes des ligues de vertu morale et politique (pour eux c’est pareil) savent mieux que vous ce que vous devez penser et mettent en valeur ce qui devrait à leurs yeux rester caché. Et qui devient donc diablement intéressant.

Eric Zemmour, « écrivain polémiste », est intervenu à la Convention de la droite, version Maréchal. Malgré les « problèmes techniques » qui n’ont cessé d’émailler de bout en bout l’intervention, le discours retransmis en direct par LCI dans un souci démocratique (mais ôté de YouTube par la bien-pensance puritaine yankee) est audible. Est-il bizarre que la droite réactionnaire soit plus nulle de la gauche ultra-progressiste dans l’usage des outils techniques de la modernité ?

Malgré les jérémiades à l’infini des « plaignants » qui ne supportent pas physiquement d’entendre des propos qu’ils ne partagent pas, le régime démocratique exige le débat, donc les libres propos. Eric Zemmour n’a pas dépassé les bornes de la polémique politique même si, depuis l’effondrement de l’idéologie communiste, les citoyens comme les « intellectuels » n’ont plus l’habitude des mots qui fâchent. Ils en appellent aussitôt à la loi, voire révisent la Constitution, pour surtout cacher ce sein qu’ils ne sauraient voir. Depuis Molière, les Tartuffes restent les mêmes.

Que dit donc de si diaboliquement sulfureux l’écrivain polémiste Zemmour ? Que l’ensemble du « progrès » (la science, l’industrialisation, la mondialisation, la société et la morale qui va avec) est à honnir. Il n’a apporté que désillusions et déboires : la boucherie de Verdun avec l’industrie, Hiroshima avec la science, la pauvreté ouvrière avec la mondialisation – il aurait pu ajouter l’effondrement du droit du travail et le sous-paiement systématique avec les GAFAM, mais il n’est pas toujours à la page.

Selon lui, il y a pire : mondialisation rime avec colonisation. Si la première mondialisation d’hier a vu les Occidentaux coloniser les pays enfants, la seconde mondialisation d’aujourd’hui (que Trump achève) voit les enfants du tiers-monde coloniser l’Occident. Son angoisse, c’est l’Afrique : deux milliards et demi d’habitants en 2050, contre un demi-milliard seulement en Europe. C’était l’inverse en 1900, selon lui : cent millions contre quatre cents millions. Les flux vont donc s’inverser et le « grand remplacement » dénoncé par Renaud Camus commencer. D’où la question qu’il pose : « Les jeunes Français seront-ils majoritaires sur la terre de leurs ancêtres ? » L’auditeur est supposé savoir que « les Français » sont tous ceux qui sont présents depuis des siècles, pas les récents autorisés administratifs, sinon les musulmans qu’il dénonce seraient tout aussi Français que les catholiques de souche…

Ce qui manque au polémiste, qui définit soigneusement progrès et progressisme, est une définition du Français. Est-on français par droit du sol ou droit du sang ? Il n’en dit rien, lui-même juif berbère immigré d’Algérie, décrété Français par Crémieux. Le progressisme est pour Zemmour « un matérialisme divinisé » ; on ne sait trop ce qu’il entend par cet oxymore qui fait chic : peut-on faire un dieu de la matière qui justement n’a rien de divin ? Ce jeu de concepts masque l’absence de pensée sur le sujet, sinon de plaire aux milieux catholiques. Que l’être humain se construise durant sa vie, et que la société s’organise sans intervention d’un dieu quelconque (fut-il une Morale laïque), n’est pas dans le logiciel du polémiste. Or c’est pourtant ce qu’il prône ! Car il s’agit pour lui que les individus se sentent solidaires du collectif social, lequel doit « résister » et « restaurer » un ordre ancien préférable. Une morale construite remplace l’autre tout aussi construite – et cette progression n’est qu’une bifurcation d’un sens qui reste toujours construit…

Le propos qui choque les pacifistes volontiers collaborateurs des fanatismes totalitaires (aujourd’hui sous Macron comme hier sous Pétain) est le suivant : « Les idiots utiles d’une guerre d’extermination des mâles blancs hétérosexuels catholiques ». Et le polémiste diplômé de Science Po élevé par des femmes (et qui a raté deux fois l’ENA) de dénoncer le féminisme des porcs, le racisme des noires et des rappeurs qui appellent au meurtre et au viol des Blancs, la théorie du genre qui fait que la ministre Agnès Buzyn peut déclarer sans rire « qu’une femme peut être père », enfin l’islam (radical – je précise, ce que Zemmour omet) qui veut imposer la loi coranique et massacrer les mécréants. Pour Eric Zemmour, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une « guerre des races et des religions » avec pour but « occupation et colonisation » par l’islam et par le nombre. Évoquer cette « guerre » signifie-t-il appeler à la faire ? Le polémiste y invite mais ne dit pas comment : par la kalachnikov ou par les arguments ? La guerre civile ou le droit républicain ?

Ce n’est pas la courbe de croissance économique qui importe pour lui mais la courbe de croissance démographique. Or, pour Zemmour, « à chaque vague démographique correspond une vague idéologique ». L’universalisme a été porté par la population française, exubérante à la Révolution et durant la colonisation ; aujourd’hui, cette idéologie est obsolète, se réduisant à « un individualisme borné » dans un contexte de taux d’enfant par femme réduit, tandis que l’islam se répand par sa démographie (même si les musulmans intégrés ont tendance à aligner leur taux de fécondité sur celui de la société dans laquelle ils se trouvent). « La question identitaire n’est pas la seule, mais elle précède toutes les autres questions » (sociales, économiques, politiciennes). Elle est la seule question « rassembleuse » de « toutes les droites », sauf « la mondialiste ».

Car deux totalitarismes actuels ont conclu désormais l’équivalent du « pacte germano-soviétique » des totalitarismes d’hier : 1/ « le libéralisme droitdel’hommiste » des citoyens du monde qui vivent en métropoles – et 2/ « l’islamisme des banlieues ». Tous les deux foulent aux pieds la nation, aucun ne se sent Français : les premiers parce qu’ils se voudraient Américains, les seconds parce qu’ils appartiennent avant tout à l’Oumma musulmane. Les Français catholiques, où peuvent-ils se retrouver ? Il oublie curieusement la France périphérique, ni métropole ni banlieue, que les gilets jaunes ont révélée – sa pensée est-elle en retard d’une analyse sociologique ou répugnerait-elle à s’adapter ?

Obsédé jusqu’à la névrose, Eric Zemmour attribue tous les problèmes actuels de la France à l’islam dans un syllogisme peu convaincant : « tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration ; et l’immigration est aggravée par l’islam ». L’auditeur comprend quelle est sa bête « noire », mais peut-il être convaincu par le seul alignement des mots ?

Il ne faut pas oublier à quel public il s’adresse : aux catholiques réactionnaires de la droite Maréchal. En général des bourgeois n’ayant pas de problèmes de fin de mois et qui, s’ils vivent majoritairement en province ou dans l’ouest vert de la banlieue parisienne, restent attachés aux traditions. C’est leur milieu et leur droit d’être et de penser, mais ils ne forment pas la majorité des citoyens français. Le discours est donc orienté sur leurs phobies présentes et leurs angoisses de l’avenir, orné de citations littéraires de Lamartine, Condorcet, Drieu la Rochelle, Bernanos, lu avec quelques éclats et passages fleuris. Rien de bien grave dans le grand débat national mais une expression qui mérite d’être rappelée pour mieux en débattre.

Car le fanatisme islamique est un problème, révélé par les attentats de 1995, même s’il ne touche qu’une minorité agissante. Le développement démographique de l’Afrique en est un autre qu’il est bon de ne pas ignorer. La propension des intellos à rester toujours dans le sens du vent bien-pensant, aboutissant parfois à devenir de véritables « collabos » des plus forts, est largement documentée depuis deux siècles, l’analyse la plus fine ayant été fournie par Raymond Aron en 1955 avec L’opium des intellectuels. Le retour des « nationalismes » (ou du repli sur soi) des pays développés de plus en plus nombreux est un fait d’évidence. Mais à quoi cela sert-il d’agiter les peurs et les angoisses (sinon à des fins de manipulation politicienne) ? Il nous faut au contraire apprivoiser ces événements par la raison, les analyser lucidement, pour décider de la façon de nous y adapter en conservant notre identité de pays ayant mille ans d’histoire.

Le problème d’Eric Zemmour est probablement qu’il ne s’aime pas. Il avait écrit un livre éclairant portant ce titre à propos de Jacques Chirac, en 2002 : L’homme qui ne s’aimait pas. Parlait-il avant tout de lui-même ?

L’auteur du Suicide français pourrait-il faire sienne la maxime qu’il livre aux maréchalistes de droite à la fin de son discours : « La vraie espérance est le désespoir surmonté » ? L’homme qui ne s’aimait pas pourra-il un jour s’aimer ?

Le discours d’Eric Zemmour à la Convention de la droite (très mauvaise qualité d’image et son médiocre)

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La responsabilité de la gauche dans le racisme qui revient

On s’étonne, on pétitionne, on s’indigne ! Il est bien temps… L’antisémitisme revient et, avec lui, ce racisme honni que l’on croyait impossible après Auschwitz dans l’Europe développée.

Mais c’est moins la droite qui est responsable aujourd’hui que la gauche coupable de ce retour du refoulé. La droite a honte de s’être laissée aller à un certain compagnonnage avec le nazisme, même si la « solution finale » n’était pas anticipée (elle aurait dû). Le racisme de supériorité est aujourd’hui surtout aux Etats-Unis, en réaction au melting pot, où il sert de défouloir aux rancœurs des petits-blancs ; il est moins répandu en France où la citoyenneté rend égaux les individus. A condition qu’ils travaillent, qu’ils votent et payent l’impôt, la « différence » est un folklore. Mais c’est la gauche qui a réveillé la différence et rendus les gens inégaux par des « droits » particuliers ou un déni privilégié.

Tout commence après mai 68, que l’ensemble des « progressistes » ne cesse de vanter comme exemple de convergence des luttes, voire de nouvelle Commune de Paris. Sauf que les ouvriers, satisfaits des accords de Grenelle, n’ont pas méprisé la démocratie représentative ni boycotté les élections « piège à cons » comme les gauchistes enivrés de mots. La gauche de gouvernement s’était dite prête à gouverner mais « le peuple » en sa majorité en a eu assez de la chienlit et a voté gaulliste. La gauche radicale qui se croyait révolutionnaire a jugé dès lors le prolétariat indigne de sa mission historique et a lâché le peuple.

Une fois au pouvoir après 1981, la génération gauchiste a préféré les minorités ethniques et sexuelles aux ouvriers, comme l’a avoué cyniquement Terra Nova, ce tank de la pensée socialiste (Projet 2012, Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? – curieusement retiré du site mais que je tiens à disposition de qui en fait la demande). Dans le même temps, pouvoir oblige, la gauche de gouvernement a laissé tomber le socialisme dans un seul pays pour rester dans l’Europe – et dans l’économie de marché. Ce fut le tournant de la rigueur, fin 1983, sous Mitterrand. Un geste de réalisme aussi stratégique qu’économique (après trois dévaluations du franc…) qui a permis à la France de conserver son rang de puissance. Car le PIB, qu’on le veuille ou non, reste la mesure de la puissance : pas de chars ni d’avions, donc d’indépendance nationale, sans une production industrielle robuste.

Mais, parce qu’il fallait masquer cet abandon de la doctrine socialiste et que Mitterrand a tué Rocard et sa social-démocratie à l’européenne, il a dû créer de toutes pièces l’antiracisme des « potes ». Cela alors même que l’époque n’était guère portée au chauvinisme mais plutôt aux inégalités. Cet affichage moral du Bien masquait la triste réalité de l’exclusion des plus pauvres – donc des « racisés », minorités visibles venues travailler en usine et dans les mines alors que la gabegie de la gauche au pouvoir a fermé des pans entiers de ces industries (les Charbonnages, la sidérurgie). La revendication « contre » le racisme n’a pu que raviver les braises mal éteintes de la différence. Accuser quelqu’un de racisme, c’est en effet établir une distinction entre « nous » et « eux », désignant ces groupes victimes comme possédant des caractéristiques autres que celles des citoyens normaux.

D’autant que, malice de la dialectique, lesdites victimes du racisme sont présentées comme « plus égales que les autres » selon le mot juste de Coluche. A-t-on jamais vu « la gauche » – celle de gouvernement comme la gauche radicale – accuser de « racisme » ces Arabes qui tuent des Français juifs ou autres – parce qu’ils ne sont pas comme eux ? Le déni est cette attitude psychologique grave qui enfouit la réalité sous l’idéologie : « cachez ce sein que je ne saurais voir ! »

Ces Tartuffe qui se disent « de gauche », avec les connotations d’universalisme, de justice sociale, de partage des richesses et d’égalité pour tous, se montrent tout l’inverse de ce qu’ils affichent. Universalistes ces défenseurs acharnés de la plus infime minorité sexuelle, ethnique ou religieuse ? Justes socialement ces partisans forcenés de l’impôt toujours plus fort pour des « services » de moins en moins réels ? Partageux des richesses, ces élitistes de l’entre-soi dont un ministre tonnait contre la fraude fiscale tout en ayant un compte en Suisse, jurant les yeux dans les yeux que ce n’était pas vrai ? Égalitaires ces méprisants énarques ou Normale supiens qui se renvoient la balle « entre amis », embauchent leurs copains et répugnent à remettre en cause les statuts et les zacquis ?

Voilà de quoi alimenter un « racisme » anti-élite qu’ils s’étonnent de voir surgir brutalement en 2002 puis en 2017 au premier tour ! La France périphérique ne pardonne pas à la gauche – au pouvoir durant 24 ans sur 36 ans depuis 1981 (soit 86 % du temps !) son abandon des ouvriers, des paysans, des villes moyennes, du monde rural, des gens qui travaillent et subissent les grèves à répétitions des professions protégées « à  statut », et payent tous les impôts en étant juste au-dessus des seuils de redistribution.

Mais pourquoi s’en étonner ?

Qui dit internationalisme, comme la gauche révolutionnaire, dit abandon des nations (Staline avait dû en rabattre, en 1941, et faire appel au nationalisme russe pour combattre les armées de Hitler) – donc immigration sans frontières et « droits » pour tous, y compris de vendre à bas prix des produits fabriqués en Asie, en Afrique ou ailleurs.

Qui dit mondialisme, comme la gauche de gouvernement, dit abandon de l’Etat-nation. Or seul le cadre national permet un Etat-providence car l’impôt est perçu seulement sur un sol précis pour être redistribué à ses habitants. L’abandon des frontières et la libre circulation ne peuvent fonctionner que dans une zone relativement homogène – ce pourquoi les « fonds structurels » européen sont conçus.

Si l’immigration devient de masse, la redistribution sociale devient injuste car les ayants-droits sont toujours plus nombreux pour des impôts déjà lourds payés par de moins en moins. Ce qui attise « le racisme », les ouvriers déjà oubliés ne voyant pas pourquoi l’immigré d’où qu’il vienne, « réfugié politique » ou miséreux économique, aurait plus de droit que lui à recevoir la manne publique. « On ne peut accueillir toute la misère du monde », disait Rocard, « même si l’on doit en prendre notre part ». Qu’on ne m’objecte pas qu’il « suffit de faire payer les riches » ! Comme le dit Piketty lui-même, les riches sont vraiment très peu nombreux et même les taxer à 90% produirait une faible imposition globale en supplément – sans parler de leurs réactions légitimes de fuite ou de renonciation aux revenus (comme le font déjà nombre de médecins, d’ophtalmologues et autres professions libérales qui ne travaillent plus que trois ou quatre jours par semaine pour éviter une fiscalité confiscatoire – pourquoi ne travailler plus de 35 h par semaine comme le citoyen moyen si c’est pour être spolié ?). Sans évoquer l’effarement des nations voisines qui s’empresseraient d’éviter tout investissement et toute localisation en France (qu’ai-je entendu sur la flemme des « 35 heures » lorsque j’ai travaillé en Suisse où la norme était de 43 h !). Si la croissance repart dans notre pays, Emmanuel Macron y est pour quelque chose : il a au moins su renverser le tropisme confiscatoire et réglementaire de François Hollande.

Si le racisme des autres est dénié, pourquoi le peuple et les petit-bourgeois – déjà stigmatisés d’être blancs, mâles et de plus de cinquante ans avides d’échapper au chômage – ne vivraient-ils pas une injustice en voyant les musulmans radicalisés ou « les Arabes » dispensés de se justifier de leurs propos et de leurs actes clairement racistes quand ils massacrent à la kalachnikov ou à la camionnette des rangs entiers de jeunes hédonistes à la terrasse des cafés, des familles se promenant à Nice, un curé durant sa messe ou des enfants juifs jusque dans leur école ! Au prétexte qu’ils ne sont pas musulmans rigoristes comme eux. Il y a certes un racisme de droite issu du siècle précédent, mais le néo-racisme de gauche n’est pas moindre quand il condamne Dieudonné mais pas l’imam de Brest.

Le chacun pour soi exige le chacun chez soi, ou bien le déni devient explosif. Les capitalistes mercantiles ont intérêt à favoriser les identités pour mieux segmenter leurs marchés et vendre encore plus par souci de se distinguer. La distinction, dont Bourdieu avait fait le ressort social bourgeois, est encouragée par « la gauche » qui tente de ramasser cet émiettement en le taxant de progressiste, suivant les bobos individualistes pour qui chacun a « le droit » le faire ce qu’il veut (à commencer par eux, les nantis). La mode entretient l’élitisme, qui permet le profit. Le prix du chic (en général américain…) est élevé : smartphone, montre, fringues, pompes, bagnoles à options inutiles comme le crossover en ville ou le 4×4 frimeur pour aller au supermarché. Et l’on note à l’envi combien les gauchistes et les Black Blocs consomment américain avec leurs jeans, leurs Apple dernier cri, leur réseau Twitter ou Facebook, leur Netflix, leurs chaussures Timberland ou Nike, leur hamburger et leur Coca.

Clan, tribu, nation, religion ou « sang » obligent plus que la raison citoyenne. Comment fonder une « politique » sur des identités figées contre lesquelles les individus ne peuvent presque rien ? Que reste-t-il en commun à ces communautés qui se diversifient et émiettent la nation ? Être ne se négocie pas. Les lois et le vivre ensemble se refusent au nom du plus archaïque : la religion, la race, le genre, les pratiques sexuelles.

C’est bien une certaine lâcheté de toute la gauche qui aboutit au « racisme » d’aujourd’hui : la gauche révolutionnaire qui nie la nation et rend les immigrés plus égaux que les autres en niant leur propre racisme lorsqu’il se manifeste ; la gauche de gouvernement qui nie le peuple et choisit comme base électorale les minorités et l’égoïsme furieux des bobos qui se croient dans le camp du Bien lorsqu’ils interdisent d’interdire et applaudissent à tous les nouveaux « droits » des minorités les plus infimes.

Macron apparaît comme un retour du raisonnable entre le danger du nationalisme chauvin et la niaiserie du tous ayants-droits. Ce pourquoi, peut-être, il garde un niveau d’approbation surprenant après tout ce qu’il a réformé.

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Johann Chapoutot, La loi du sang

johann chapoutot la loi du sang

Hitler avait tout dit, Hitler n’a pas été lu, tant les « gens bien » humanistes, étouffés par leur bonne conscience et la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes, restent à jamais aveugles sur ce qui dérange leur petit univers calfeutré. Hier comme aujourd’hui, il faut lire les ennemis. Et quand je dis « lire », cela signifie tenter de les comprendre. Non pas déjà pardonner, comme le croit si vite un ministre qui pense avec le menton plutôt qu’avec le reste de sa tête, mais pénétrer de l’intérieur les ressorts de la pensée, de la passion et des instincts de l’ennemi. Ce qui le fait vivre, réagir et agir.

Hitler avait tout dit, cité par Chapoutot : « Notre programme remplace la notion libérale d’individu et le concept marxiste d’humanité par le peuple, un peuple déterminé par son sang et enraciné dans son sol » (Mein Kampf cité p.519. Tout est résumé, lapidaire, et terriblement efficace. Mais il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Il est facile, dès lors, d’évacuer ce qui gêne par les pirouettes intellectuelles habituelles : la folie, la barbarie, l’exception. Ce qui fut appliqué à Hitler avant de l’être à Staline, à Mao, puis aujourd’hui à l’État islamique dit Daech.

Hitler n’était pas fou, il était nazi ; les nazis n’étaient pas barbares, ils étaient allemands ; l’exception n’était pas fondée, le pays avait été vaincu et violemment rabaissé par le Traité de Versailles malgré les grands mots wilsoniens de « droit des peuples » et autres abstractions humanistes chrétiennes. Comprendre les nazis n’est pas adhérer à leur conception du monde : c’est avant tout éviter de proférer des inepties. Le métier d’historien n’est pas celui d’histrion, même si peu d’entre eux se mêlent de démêler un tel sujet politiquement incorrect : « à notre connaissance, personne n’a jamais tenté de cartographier ce que l’on pourrait appeler l’univers mental dans lequel les crimes du nazisme prennent place et sens » p.16.

Voilà qui est réparé : « Nous avons eu recours à des sources imprimées, à des textes, des images, des films (…) des œuvres de référence de l’idéologie nazie, mais aussi à la littérature pédagogique, de l’école comme du NSDAP, à la presse quotidienne, à la littérature scientifique (…) le droit (…) la philosophie, l’histoire, la raciologie… (…) 1200 titres d’ouvrages et d’articles, une cinquantaine de films (…) L’importance du corpus montre d’emblée que les auteurs avaient manifestement des choses à dire, et qu’ils ressentaient le besoin de les dire » p.25.

Hitlerjugend, Essensausgabe

Le principe normatif allemand de l’époque nazie est simple (et pas si exceptionnel que cela) : « on doit agir pour la race germanique-nordique seule (ou pour le peuple allemand) et non pour l’humanité – qui est une dangereuse et dissolvante chimère ; on doit agir pour la communauté, et non pour son seul intérêt personnel » p.23. Il s’agit d’une révolution culturelle appelée à générer un homme nouveau (cela ne vous rappelle-t-il rien ?). L’Humanité n’existe pas, il n’existe que des « races » en concurrence vitale entre elles (on dit aujourd’hui des « peuples »). Trois « impératifs catégoriques » (p.29) fondent le projet nazi : procréer en quantité des enfants nordiques sains, combattre ses paresses pour assurer la solidarité communautaire dans l’adversité, régner enfin en renversant l’ordre international imposé dès le traité de Westphalie par les trois guerres de Trente ans (1618, 1792, 1914) et étendre l’espace vital indispensable à la démographie nordique vers l’Est. Jusqu’à « la limite du hêtre » (p.475) fondée sur l’archéologie comme extension maximum des nordiques en Eurasie. Ces trois impératifs composent les trois parties du livre.

Contrairement aux lecteurs zappeurs inconséquents qui commentent sur Amazon, les nazis sont cohérents. « L’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mainte fois répétée pour justifier le rattachement au Reich des minorités » est à la fois une dérision des propos du président américain Wilson et une revendication d’un espace vital légitime au détriment d’autres peuples : les États-Unis de l’humaniste chrétien Wilson ont-ils hésité à massacrer les Indiens pour établir leur terre promise ? Leur « droit international » n’est-il pas l’entente des plus forts pour dicter leurs règles ? Le « peuple » allemand agit-il autrement lorsqu’il revendique des territoires à l’est au détriment des Slaves et une épuration ethnique ? « C’est précisément parce que nous considérons les races et les peuples comme des entités biologiques que nous approuvons le droit à la vie de chaque peuple conformément à la forme que prend sa vie », écrit Hans Frank en 1938 (cité p.121). Le lecteur commentateur a-t-il vraiment lu le livre qu’il « commente » ? Quant « à la contradiction entre industrialisation et culte de la terre » qu’un autre commentateur aussi léger profère, où est-elle ? La terre ne ment pas, elle assure le lien du sang avec le sol, elle nourrit la progéniture prolifique, elle assure la transition dans la modernité en préservant les valeurs « saines » – mais elle n’exclut en rien l’industrie ! Celle-ci est la puissance – et la puissance est valorisée par la « race nordique », inventive et industrieuse selon les critères nazis.

Le physique s’oppose au métaphysique comme le concret à l’abstrait : les nazis sont pragmatiques et pour eux le collectif (fondé sur le sang aryen) l’emporte sur les petits états d’âme de chacun. Le holisme s’oppose à l’individualisme et le fusionnel communautaire aux « ratiocinations » personnelles. La nature est valorisée puisque règle du monde ici-bas – le seul valable. La nature doit donc être protégée, valorisée et l’on doit reconnaître ses lois. La nudité est ainsi gage d’authenticité lorsqu’elle est force et santé (et non manifestation ostentatoire d’un désir destructeur égoïste), les marches dans la forêt et la montagne remettent les pieds sur terre, faire croître et prospérer du blé, des vaches, des gosses redonne le sens de la vie et des générations. « En harmonie avec les éléments, bronzé, épanoui et heureux, [le corps nu] offre au citadin corseté et asphalté l’image d’une communion retrouvée avec la grande matrice cosmique » p.45. Les écolos d’aujourd’hui après les hippies d’hier, n’ont pas dit autre chose. Attention donc aux dérives progressives de la nature vers le naturel et vers la loi de nature… En tout importent les limites. Mais il est vrai que « contrairement à ce que redoutent les Tartuffe et les professeurs de vertu, qui se méfient de la nature en eux parce qu’ils l’ont contrainte, violentée et qui, trop soucieux de faire l’ange, redoutent la bête qui les habite, le naturisme est ‘le début du chemin qui nous ramène chez nous » p.47.

1939 nudite allemande

« Il s’agit, selon Himmler, de ‘redécouvrir (…) et de réveiller la vision du monde de nos ancêtres préchrétiens et d’en faire un guide pour notre propre existence » p.53. Retour aux sources, aux origines : cela ne vous rappelle-t-il pas les intégristes du Livre, notamment la littéralité du Coran ? L’Oumma remplace la Race – mais tout est comparable… La procréation prolifique, le combat intérieur pour la domination et l’extension de son territoire (djihad). « L’homme de race pure [ou de pure religion] décide de son action sans artifice, sûrement, et de manière conforme à son instinct », écrit « Albrecht Hartl, spécialiste des questions religieuses au sein de la SS » p.70.

Un même ennemi : le Juif. Car « sang-mêlé », apatride, il a besoin d’une règle extérieure à lui, dit-on, il rêve à la République universelle parce qu’il n’a aucune terre à lui, aucune patrie. Bouc émissaire commode, l’abstraction juive affaiblit l’instinct nordique et prolifère comme un cancer dans la religion, le droit, l’administration. Ce pourquoi « éradiquer le Juif » est vue comme une opération de médecine naturelle : tout organisme se protège de qui l’attaque. Car, à l’inverse de l’abstraction humaniste chrétienne enjuivée, « religion, morale et droit nordique n’étaient qu’un, puisque la nature est une » p.76. La nature hier pour les nazis, Allah aujourd’hui pour les islamistes – pour les deux, « l’État est un moyen en vue d’une fin. Cette fin est la préservation et la promotion d’une communauté d’être vivants de même race et de même conformation physique et psychique » (Hitler, cité p.149). D’où l’État islamique et non plus la simple croyance.

Appell vor Direktor Apfeldt

Appell vor Direktor Apfeldt

On le voit, les parallèles sont puissants. Ce pourquoi il est utile et bon de lire Johann Chapoutot : à la fois pour éviter de répéter des inepties sur le passé nazi, et pour le présent éviter de répéter les aveuglements et erreurs de lecture. Tout comme hier les nazis, les islamistes aujourd’hui ne sont ni fous, ni barbares, ni exception. Ils ont un projet politique, une idéologie affirmée et une action radicale sans aucune pitié. Vont-ils susciter en réponse un néonazisme Blanc de protection vitale ? Il serait peut-être essentiel de penser cette hypothèse (assez probable en cas de troisième attentat islamique d’ampleur en France), plutôt que de gloser sur les écarts à la ligne ou les petites phrases de l’univers étroit politiquement correct…

Johann Chapoutot, La loi du sang – Penser et agir en nazi, 2014, Gallimard Bibliothèque des histoires, 569 pages, €25

e-book format Kindle €17.99

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Clément Rosset, Le réel – traité de l’idiotie

clement rosset le reel traite de l idiotie
Le réel est ce qui existe, « sans reflet ni double : une idiotie au sens premier du terme » p.7 (idiot veut dire simple, particulier, unique, plus globalement sans raison). Deux parties dans cet opus qui poursuit la quête philosophique sur ce qui existe : 1/ D’un réel encore à venir, 2/ Approximations du réel. Suivies d’une postface sur la sottise, avec l’exemple du fétiche à l’oreille cassée de Tintin.

Le réel est encore à venir, rares sont ceux qui l’appréhendent. « Nous disons que ce qui existe est insignifiant, que le hasard peut très suffisamment rendre compte de tout ce qui existe ; cette thèse demeure ambiguë si l’on omet de préciser qu’elle vise ce qui se passe ‘dans’ l’existence, mais naturellement pas le fait de l’existence elle-même, le fait qu’il existe quelque-chose » p.40. Ce qui existe n’a pas de signification et s’est s’illusionner que de lui en plaquer une. « Le réel n’est rien – c’est-à-dire rien de stable, rien de constitué, rien d’arrêté » p.21. Exemple l’hostilité du chien qui veut (à tout prix et sans cause) mordre Monsieur Hulot en vacances dans le film de Tati. Encore le jeu d’échecs où « la nécessité qui s’y produit apparaît à la fois comme implacable et incertaine, alliant la plus parfaite rigueur aux plus imprévisibles aléas » p.33.

Deux courants philosophiques nient ou évitent le réel : l’illusionnisme et l’inguérissable.

Hegel est le maître du premier, « le grand philosophe de la signification imaginaire » p.36, consolateur endémique des temps de crise qui prétend tout expliquer parce que le seul réel est rationnel, évacuant tout le reste sans daigner le voir. Créer un double du réel a trois fonctions :

  1. mise à l’écart (cachez ce sein que je ne saurais voir),
  2. métaphysique (un autre monde donne un sens à celui-ci),
  3. fantasmatique (produire l’objet qui manque au désir, pulsion incapable de jamais se fixer).

« L’illusionnisme philosophique consiste à annoncer le sens sans le montrer » p.54 : ni la nature de la Raison, ni de l’Esprit, ni de l’Idée chez Hegel n’est jamais donnée… « Les hégéliens modernes – de Mallarmé à Lacan, en passant par Georges Bataille et Jacques Derrida – usent d’un même illusionnisme philosophique » p.55. Le sens est interminablement différé.

Les inguérissables maintiennent le sens mais constatent son absence ; ils ne le gardent que comme pure croyance. Kant en est le maître, « moment où l’on a établi, le plus solidement du monde, que si l’on tenait à une idée on pouvait à jamais la revendiquer pour vraie, quand bien même il serait établi par ailleurs, et tout aussi solidement, que cette idée est une absurdité » p.61. La critique de Kant ne porte pas sur le contenu mais sur ses conditions de possibilité. Tour de passe-passe qui maintient n’importe quelle « vérité » que l’on croit nécessaire, aboutissant au dogmatisme. « Incertitude quant à l’objet, mais certitude quant au sujet : on croira de toute façon, peu importe au fond à quoi » p.63. On s’accroche à son illusion comme à un doudou, par peur du réel. « La ‘vérité’ était hier à Moscou, elle est aujourd’hui [1977] à San Francisco, elle sera demain dans la philosophie chinoise, l’écologie ou l’alimentation macrobiotique [c’était prémonitoire !] – et chaque fois d’ajouter, en vous présentant sa nouvelle lubie : ‘Quel fou j’étais !’, comme le héros de Gogol » p.64.

« Car c’est cela qui épouvante à l’avance les dévots, et avec eux tous les hommes en tant qu’ils sont susceptibles de dévotion, c’est-à-dire de peur : exister sans nécessité, agir sans caution – aller à l’aventure dans un monde où rien n’est prévu et rien n’est joué, où rien n’est nécessaire mais où tout est possible. Cette réalité, ainsi perçue à l’état brut, est comme un vin trop fort ; pour la rendre agréable à boire, on la coupe généralement avec l’eau du sens » p.66. La réalité directe n’est perçue que par l’ivrogne, l’artiste et parfois le philosophe ; elle est d’elle-même, sans double signifiant. « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit » p.42. C’est une grâce de jubiler malgré la catastrophe, c’est une allégresse que d’aimer ce qui est, sans cause, pour le pur plaisir d’exister.

Les approximations du réel visent à donner du sens, à déformer l’existant pour le rendre acceptable, notamment par l’écriture et par la représentation. « La grandiloquence est fondamentalement une sorte d’accident du langage, un glissement, un dérapage dont l’effet est de rendre le réel par des mots ayant visiblement perdu tout rapport avec lui : un langage manqué, à peu près au sens où les psychanalystes (…) parlent d’actes manqués » p.82. L’enflure est le propre de Jean-Jacques Rousseau, de Victor Hugo, et de tous les politiciens.

  • Par exemple « Rousseau (…) transforme d’une part le fait d’écrire ses Mémoires en événement unique et prodigieux (inflation du contenu) ; d’autre part il célèbre ce prodige à l’aide d’une rhétorique d’apparat héritée de l’art oratoire et judiciaire (inflation de l’expression) » p.85. Il y a déformation du réel par indifférence au réel, aptitude à l’escamoter au profit de ce qu’il peut prêter à dire.
  • Par exemple « Tartuffe est atteint d’une perversion qu’on pourrait désigner comme une aberration triomphaliste du langage, dont l’effet est de transformer automatiquement toute chose en mot, c’est-à-dire d’assimiler rigoureusement la réalité de la chose à celle de sa représentation. Ainsi protégé du réel par la forteresse imprenable de son propre langage, il est inattaquable, comme l’apprend à ses dépens la famille d’Orgon » p.103.
  • Par exemple Sade : « De l’écriture sadienne on pourrait dire qu’elle est une perpétuelle outrance verbale, non en ce qu’elle déforme le réel mais en ce qu’elle prétend absolument s’en passer » p.106. Tel est le performatif : le verbe se confond avec l’acte, dire est comme si l’on faisait. Même le pire.

Travers contemporain véhiculé par le marxisme dogmatique de l’après-guerre, par le structuralisme puis par l’illusion gauchiste de liberté dans le spontané instinctif, ce refus du réel au profit de la représentation a deux conséquences : le narcissisme et la violence. « Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la confusion de la chose et du mot (…) se soit accompagnée d’une explosion de narcissisme généralisé » p.111. Moins une attention à soi qu’une inattention au reste – au réel. Valorisation de l’image plus que de la réalité. « D’abord parce que la parole grandiloquente fait violence au réel, ensuite parce que cette violence faite au réel est l’indice d’une violence virtuelle tant chez celui qui parle que chez celui qui écoute. (…) La violence sanctionne toujours un outrage au niveau de la représentation et non à celui du réel » p.112. Ce n’est pas d’être nul que souffre le banlieusard des quartiers, c’est qu’on le lui dise (insulte) ou qu’on le lui fasse sentir d’un regard (irrespect). Qui passe indifférent, sans paraître voir, n’est pas agressé.

Le remède ? Il se trouve chez les sportifs en occident (et j’ajoute) chez les adeptes des arts martiaux en orient. « L’acte ou le geste réussis ne sont tels qu’à la condition qu’ils ne soient pas brouillés par leur propre représentation dans le temps même où ils s’accomplissent : vérité bien connue des sportifs qui ne manquent généralement leur coup (…) que pour autant que s’y superpose, dans l’esprit de l’acteur, sa propre représentation » p.141. Les maîtres japonais ne disent jamais ce qu’ils font – ils le font. A l’élève de saisir et d’imiter, la virtuosité ne passe pas par les mots mais par les actes.

Clément Rosset, Le réel – traité de l’idiotie, 1977, éditions de Minuit 1986, 155 pages, €11.50

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Clément Rosset, Le monde et ses remèdes

clement rosset le monde et ses remedes reedition 2000

Il y a 50 ans, dans l’indifférence générale toute acquise à la morale sartrienne et à l’engagement à gauche pour les pires dictatures du siècle, paraissait un petit ouvrage sur l’autre versant de la philosophie : non pas celui de l’Être ni de la Morale, mais celui des phénomènes et du tragique. Sartre est aujourd’hui un cuistre oublié (et dire que j’ai cru un temps à son sophisme de « liberté » !) ; Rosset revit, éminemment actuel et d’une langue limpide.

« Notre principal dessein ici sera de comprendre en profondeur le ressort caché des différentes démarches morales, en dégageant ce qui nous en paraît le fondement le plus éclairant: l’incapacité où elles sont, même sur le plan purement intellectuel, de réussir à penser le donné » (Avant-propos). Démystifier moralisme et romantisme, ces plaies de toute croyance, y compris laïque, surtout en France et particulièrement à gauche. Le « donné » est ce qui est, les événements échappant à toute raison, à toute causalité. Le monde est la totalité des faits, non des choses, avait coutume de dire Wittgenstein, philosophe logicien. Les faits sont ce qui survient, au hasard et nécessaire, mais sans raison et sans but.

Deux parties dans cette démonstration : la tragédie du réel et la tentation morale. Dans cette dernière, la plus importante, l’angoisse du monde muet à laquelle répond l’interprétation morale, puis les philtres d’oubli que sont la liberté, la sincérité objective, le désapprentissage du réel, le divertissement (au sens de Pascal) et le sacrilège (de mettre en cause cette illusion morale). Suit une brève note sur le romantisme, dans laquelle il est montré combien le temps qui fuit, la brume floue des paysages et le chatoiement des passions engendrent une angoisse du temps, appelant les mondes clos de fixité que sont l’enfance, la thébaïde, l’île déserte, la forêt antique et ainsi de suite.

Le réel est – la réalité sans cause est tragique. « Ce qui condamne la liberté humaine n’est pas une nécessité qui viendrait nous contraindre suivant un schéma déterministe, à la façon dont s’enchaînent les phénomènes naturels (…) mais la seule nécessité de ce qui est, de ce que nous sommes, de cette existence antérieure à toute causalité et tout déterminisme » p.19. Clément Rosset va dans la littérature, cet inépuisable réservoir de caractères humains, pour démontrer ce donné sans illusion : Phèdre, Pons, Bardamu, Scapin, Tartuffe, Orgon, Hamlet.

La passion, chez Phèdre, est « la tragédie de l’enchaînement et du destin aveugle » qui « nous renvoie directement à l’intuition du donné sans raisons et, par là-même, à l’intuition générale de l’être » p.28. Chez Balzac, « si Mme Cibot est méchante, c’est seulement pour Pons, lequel Pons est un ingrat, du point de vue de Mme Cibot (…) Il n’y a pas de méchanceté qui tienne, ni aucune ‘qualité’, ni aucun défaut. Toute représentation ‘morale’ est ainsi ruinée : le monde est trop grand, le dynamisme illogique des passions humaines emporte tout. Le point de vue moral est passion lui-même : il revient en somme à porter à l’absolu une vision particulière (…) Il est la croyance en un point de repère fixe » p.32.

Les moralistes veulent reconstruire le monde à leur gré, en voilant de pudique illusion ce qui a produit réellement la crise. « Une ville est-elle rasée par un bombardement, l’homme moral en dénonce l’injustice » p.42. Sans se poser la question des faits : où ? quand ? comment ? pourquoi ? que peut-on faire concrètement ? « S’il est une vertu réelle, ce serait le courage propre à la lucidité. Encore ce courage n’est-il pas une vertu morale, mais bien plutôt une sorte de ‘grâce’, puisqu’il participe lui aussi du donné déjà, étant un fait de caractère sur lequel il serait vain d’épiloguer » p.43.

La morale est une démission face à la réalité et un refus du principe même d’existence au profit d’un monde d’illusion, confortable et sectaire, mais faux. « Le sentiment moral originaire est une angoisse devant le donné » p.50. Le silence du monde réclame d’urgence la glose pour « expliquer » l’inexplicable. Le moraliste ne peut simplement observer, laisser être les faits ; il lui faut en donner le sens, en trouver les causes, les relier à une grande construction de l’univers et du destin. « Nul doute que soit bien caractéristique de l’attitude morale cette étrange faculté à s’indigner, cette aptitude à être scandalisé, cette sorte de refus normatif en présence de tel événement ou de telle situation » p.56. Ce que l’on ne voudrait pas, on le refuse, comme si l’insignifiant individu avait pleins pouvoirs sur le monde et ses lois physiques. « Il est très caractéristique du sentiment de scandale que l’action scandaleuse soit comme une injure personnelle faite à ceux qui s’indignent » p.57. Ils n’ont pas encore admis que des événements soient.

D’où « cette étrange démarche, caractéristique de la morale, je veux dire ce droit qu’elle s’attribue en vertu duquel elle s’estime fondée à nier n’importe quoi, quelles que soient sa réalité et son existence, dès le moment que cette réalité ne lui ‘satisfait’ pas l’esprit » p.62. La perception morale de l’être humain considère non pas l’être qu’il est mais l’obscur ‘projet’ qui lui donnerait un sens (fils de Dieu, membre du peuple élu, vecteur de l’Histoire, hériter de la Résistance, sauveur de l’humanité…). Nietzsche, cité par Rosset : « faire du fait un effet, et de cet effet un être ». L’indignez-vous récent en est l’illustration.

« De ce souci de tout ‘signifier’ procède cette habitude qui consiste à ramener systématiquement les êtres et les idées qui vous échappent à des catégories connues » p.64 : salauds pour Sartre, étiquette de droite pour les socialistes bobos, sionistes pour les gauchistes victimaires. « Tout ce qui sort du schéma tant intellectuel que moral dans le cadre duquel ils ‘comprennent’ (…) l’existence est nul, non avenu, de mauvaise foi, inspiré par des intérêts économiques, égoïstes ou subversifs » p.69. Ainsi Tartuffe ramène-t-il toutes les interrogations à la gloire de Dieu. Après Marx, Nietzsche et Freud, comment peut-on croire aux grands sentiments ? La sublimation, le transfert, la bonne conscience font des dupes. « Tartuffe est comme un sosie qui hante toutes les ‘bonnes consciences’ » p.75, les vertueux, les indignés démagogues. « L’important n’étant pas que les scandales cessent, mais que les bons sentiments demeurent » p.141.

L’oubli du vrai trop blessant est le ressort de toutes les croyances. « Cette révolte première devant le donné est donc un instinct commun à toutes les formes de moralisme, que ce soit celui de Caton, de Cicéron, du christianisme, du libéralisme, de l’existentialisme, le d’Islam ou de Bouddha – si nous en oublions pardonnez-nous » p.90. La morale est de mettre un rempart de mots et de concepts entre la pensée et le réel, refus de voir les gens tout nu et les faits tels qu’ils sont, d’accepter la situation pour faire avec.

Ainsi la liberté : « il s’agit, coûte que coûte, de maintenir la distance entre le soi et le donné » p.96. Malgré le flou des diverses conceptions de la liberté, il s’agit d’un « besoin affectif », toujours « compromis entre ce qui est et ce qu’on voudrait voir être » p.96. D’où « le verbalisme frivole » d’un Sartre par exemple, qui n’hésite pas à jargonner pour enfumer le lecteur qu’il est nécessaire « d’être l’être qui est comme être dont l’être est en question dans son être » (L’Être et le néant p.642, cité p.99).

Ainsi la sincérité, l’équité, l’objectivité, mythes qui coïncident « le plus souvent avec une complaisance inconsciente pour la veulerie et le mensonge » p.102. Exemple ce prof qui remonte les notes des cancres et rabaisse celles des bons par souci de « justice » ! Il s’agit de se laver de la faute originelle de juger et, surtout, de refuser la moindre responsabilité dans l’inégalité des candidats. « Cette démission intervient sur un double plan : refus d’assumer, d’une part, les inévitables risques d’erreur propres à tous les examens, lesquels sont injustes par définition et par nécessité – refus d’assumer, d’autre part, les différences de savoir entre des candidats qui du point de vue moral sont tous égaux » p.104.

Duperie et mensonge qui servent la bonne conscience, pas la « justice » ni même « l’honnêteté » intellectuelle. « Car au fond le souci d’honnêteté ne se traduit pas par un regard lucide sur ce qui est, mais exprime tout au contraire une certaine manière de regarder qui finit par devenir indifférente à ce qu’elle voit » p.104. L’égalité est artificielle, assurée par le regard non pas neutre ni objectif, mais indifférencié. « Puisqu’on ne pouvait faire que les choses qu’on voit soient identiques, on a mis au point une certaine manière identique de voir les choses » p.104. L’idée juste de relativité s’égare dans le dogme de l’équivalence : tout vaut tout (et réciproquement).

clement rosset le monde et ses remedes

Ainsi est-il enjoint par les moralistes de désapprendre le réel : « Face à une réalité quelconque [l’attitude morale] cherchera toujours on ne sait quel droit, quel mérite, quelle responsabilité, au lieu de s’en remettre au fait lui-même, et d’en répondre » p.116. Désapprendre le réel est avant tout désapprendre la souffrance : au lieu d’apprendre à encaisser les coups durs, « la morale enseigne à les renvoyer à un expéditeur » p.129 : bouc émissaire, démon ou même sa propre culpabilité. Tout malheur veut une cause et Rousseau en est la pitoyable caricature (p.131). Rousseau qui a inspiré bien plus que Montesquieu ou Diderot notre Révolution française, la tirant du côté de l’envie, du complot et de la fusionnelle volonté générale (traduite par quelques-uns et exécutée par un nombre encore plus restreint) – pour notre malheur politique.

« Résumons le mécanisme de l’appréhension du réel pour l’homme moral : pour commencer, il rejette l’être en bloc, puis refabrique un monde ordonné selon ses vues, entièrement privé de contacts avec la réalité, mais peu lui importe ; car c’est là qu’il entend vivre, là et non ailleurs » p.120. Que l’on pense aux sectes islamistes ou au parti socialiste, il s’agit toujours de nier le vrai monde au profit d’un monde repeint de moralisme, où tout est jugé selon les valeurs de la secte qui veut imposer aux autres ses fantasmes comme ses névroses. « Au fond, dit Clément Rosset, je leur reproche avant tout d’ignorer, sous couleurs de préoccupations morales, la responsabilité la plus difficile mais aussi la plus indispensable, savoir la prise en charge de ce qui est et de ce qu’on est » 135.

Un grand petit livre. A lire parce qu’inactuel – donc en plein dans notre actualité !

Clément Rosset, Le monde et ses remèdes, 1964, PUF, 169 pages, réédition 2000, €15.50

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Mes 12 notes favorites de la gamme 2013

Ces notes sont parues sur le blog tout au long de l’année qui s’est achevée hier. Il y en a bien d’autres… mais celles-ci forment un panel des différentes facettes d’Argoul.com.

Vous trouverez de la philo, appliquée au bien vivre aujourd’hui, dans la société que nous connaissons ; des critiques économiques et politiques ; quelques thèmes géopolitiques car il faut aller voir ailleurs comment le monde s’agence, en-dehors de notre nombril ; des lectures littéraires marquantes – et des voyages, à chaque fois une aventure, une découverte emplie de curiosité pour l’autre.

Douze notes sur 365, c’est peu, mais vous pourrez piocher ici ou là selon les catégories rappelées dans la colonne de droite du blog. Vous pouvez aussi taper n’importe quel mot-clé dans la case ‘recherche’. Bonne lecture… pour bonne réflexion !

  1. Albert Camus extrémiste de la mesure (L’homme révolté)
  2. Tartuffe ou l’esprit français
  3. Maître et esclave chez Nietzsche
  4. Évasion fiscale et secret bancaire
  5. Pourquoi voter Marine Le Pen serait une aventure ?
  6. Pour l’Europe
  7. Libertés en Chine
  8. La charia a bon dos
  9. Ian McEwan, Expiation
  10. Yasunari Kawabata, Pays de neige
  11. Sein
  12. Ma vie sous les tropiques (par Hiata de Tahiti)
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Montaigne et l’humaine condition

Difficile de se peindre soi-même puisque l’on change sans cesse. Pour être fidèle, il faut rester vrai et se dire scrupuleusement jour après jour, avec ses évolutions et contradictions. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides Égypte, et du branle public et du leur. La constante même n’est qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage… » (III 2)

Montaigne paris

Comme tout change, pourquoi rêver de l’Être ? C’est l’erreur des philosophes idéalistes ou de l’absolu. En quoi cette philosophie de l’ailleurs et de l’idéal nous sert-elle à quoi que ce soit ? Montaigne est un pragmatique, la philosophie est pour lui une sagesse pratique : elle apprend à mourir – donc à bien vivre jusqu’à la fin. Comme tout branle constamment (tout change, disent les Chinois), prenons l’homme branlant « divers et ondoyant », et non point la statue déifiée, immobile et figée, de l’homme idéal. « Comme il est, en l’instant ». L’« être » n’a pas d’intérêt, seul intéresse « le passage ». « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence (…). Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que lui voudrait empoigner l’eau. » (II 12) ‘Tu es pierre’, disait le Christ à son disciple préféré ; Montaigne y voit plutôt de l’eau – comme les philosophies asiatiques. Dans le changement, comment saisir une quelconque substance ? Mais avec cette puissance de la souplesse : l’eau ne fait pas bloc mais s’infiltre obstinément dans la moindre faille.

« C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme » (I.1). Le jugement humain est inconstant. « Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours en avant ; il flotte, il vague…(…) Chacun à peu près en dirait autant de soi, s’il se regardait comme moi. Les prêcheurs savent que l’émotion qui leur vient en parlant les anime vers la créance et qu’en colère nous nous adonnons plus à la défense de notre proposition, l’imprimons en nous et l’embrassons avec plus de véhémence et d’approbation que nous ne faisons en étant en notre sens froid et reposé. » (II 12) La plupart des raisonnements qui se tiennent ont besoin des passions comme impulsion. Ce n’est qu’ensuite que l’esprit ordonne et maîtrise.

Les humains restent pétris de contradictions. « Vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tôt de s’opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel et, suivant cette image, vont rangeant et interprétant toutes les actions d’un personnage et, s’ils ne les peuvent assez tordre, les vont renvoyant à la dissimulation. » (II 1) Chacun va selon son appétit et non selon la sagesse, « selon que le vent des occasions nous emporte », dit Montaigne.

« Nous n’allons pas ; on nous emporte ». Cela pour les gens hors sagesse, qui sont le commun des hommes. Le but de la philosophie est justement de nous faire réfléchir et devenir sages.

D’autant que la tyrannie des habitudes nous tient. Elle aveugle le jugement et détruit la liberté, rendant l’humain faible devant le monde, puisque « le monde n’est qu’une branloire pérenne » ! « C’est, à la vérité, une violente et traîtresse maîtresse d’école que la coutume. Elle établit en nous peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. » (I 23) D’où l’intérêt d’établir dès l’enfance un esprit sûr de lui, capable de juger par lui-même des nouveautés qui viennent. La coutume est donc la pire et la meilleure des choses – selon qu’on la subit faute de jugement, ou qu’elle nous a formés au jugement.

L’éducation est la grande affaire de Montaigne. « Il faut apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu’ils les fuient, non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur ; que la pensée même leur en soit odieuse, quelque masque qu’ils portent. » (I 23) Il s’agit moins de charger la mémoire que de rendre capable de discerner par soi-même ce qui est bon et de forger la volonté de l’accomplir. Montaigne écrit tout un essai sur l’éducation pour la comtesse de Gourson. Ce sujet lui tenait à cœur. « Je voudrais qu’on fût soigneux de lui », dit-il de l’enfant, « choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux [ces deux qualités doivent être équilibrées], mais plus les mœurs et l’entendement que la science. » (I 26) L’éducation anglaise gardera ce pli de Montaigne ; alors que la « Raison » française pousse plutôt à négliger de forger le caractère au profit du savoir à ingurgiter comme le maïs en l’oie à foie gras…

Or, « le pire état de l’homme, c’est quand il perd la connaissance et gouvernement de soi » (II 2). Le but de la sagesse est la maîtrise du sujet « ondoyant », inconstant et pétri d’habitudes. La sagesse est une éducation. « Le prix de l’âme ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément » (III 2) « Ramenons à nous et à notre vrai profit nos cogitations et intentions. Ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite. (…) La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. » (I 39)

Ne pas vouloir changer le monde, s’efforcer de changer d’abord soi-même. « L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et en la volonté ; c’est là où gît son vrai honneur ; la vaillance, c’est la fermeté non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme. » (I 31) Nietzsche ne dira pas autre chose.

Une telle philosophie est une joie. « L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise, doit former à son moule le port extérieur et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante. » (I 26) La vertu vraie est « facilité, utilité et plaisir de son exercice » – au contraire de la vertu fausse qui est fouet, austérité et contrainte. Ou hypocrisie, Tartuffe le montrera, cette quintessence du bourgeois intello à la française.

Il faut régler sa vie mais ne pas vivre pour la règle : « le règlement, c’est son outil, non pas sa force » (avis aux ayatollahs et aux étatistes qui voudraient tout régenter). Les plaisirs humains, en « les modérant, elle les tient en haleine et en goût. »

La sagesse « aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglément et les savoir perdre constamment. » (I 26) De tout un peu, éviter les excès, régler une passion par une autre, instaurer des contrepouvoirs, ne jamais hésiter mais ne pas aller trop loin – telle est la sagesse de Montaigne, issue des Anciens.

Michel de Montaigne, Les Essais, (texte complet en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1367 pages, €29.45

Michel de Montaigne, Les Essais, Pocket (abrégé), 2009, €4.94

Michel de Montaigne, Les Essais,format Kindle (ancien français), €1.99

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Tartuffe ou l’esprit français

Il existe peu d’études qui représentent autant la France que le Tartuffe de Molière (1664). Peut-être auparavant les Essais de Montaigne (1580) et, par la suite, le film Ridicule de Patrice Leconte (1996) ? Ces trois œuvres exemplaires sont issus de la religion : les guerres religieuses pour Montaigne, la cabale des dévots pour Molière, la pensée unique du jacobinisme de gauche sous Jospin pour Leconte. Les Français devraient relire Tartuffe. Et pas seulement les ados pour le bac !

Le 12 mai 1664, la pièce est présentée devant le Roi à Versailles et fait satire de la dévotion. Ce spectacle dans lequel les dévots sont présentés soit comme des ridicules (Orgon) soit comme des hypocrites (Tartuffe), dérange tout le monde, sauf Louis XIV. Il a applaudi la pièce mais doit l’interdire à la demande de l’archevêque de Paris parce que non politiquement correcte pour le temps. C’est que la singerie fait partie de la croyance, croit-on. A-t-on vraiment changé ? L’habit continue de faire le moine, malgré les exigences de vertu. Tartuffe est hypocrite et faux dévot. Orgon et sa femme Pernelle sont dupes, même si le bon sens populaire des servantes ou la jeunesse du fils Damis le sont moins.

Moliere Tartuffe jean le pautre

« L’hypocrisie est, dans l’État, un vice bien plus dangereux que tous les autres », dit Molière. L’hypocrite est celui qui agit d’une façon tout en pensant d’une autre. Il dissimule, ce pourquoi  Molière va parler de Tartuffe durant deux actes sans le montrer. Les autres personnages vont le décrire, tout comme la presse laudative de gauche décrit (sans enquêter) ces hommes politiques sains et intègres qui nous gouvernent après la tirade hollandaise du célèbre « moi, président de la République, je… ». « Cagot de critique » selon Damis, « gueux, qui quand il vint n’avait pas de souliers » et qui se comporte en maître selon Dorine, humble et doux, priant pieusement avec de grands soupirs selon Orgon – mais ambitieux, manipulateur et sans scrupules. Combien de ténors socialistes d’aujourd’hui peut-on reconnaître en ce portrait ?

Molière dans sa préface : « Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle ; et comme l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et des plus dangereux…». Le théâtre d’hier est aujourd’hui la presse indépendante. Edwy Plenel surgit en nouveau Molière, digne fils des Lumières et de la démocratie. Il attaque non seulement les vices ridicules de son siècle, de gauche comme de droite, mais surtout l’hypocrisie du déni. Faire la leçon au monde entier exige de la vertu personnelle. C’est loin d’être le cas !

  1. l’ex-candidat à la présidence DSK paye et brutalise des filles pour ses plaisirs ;
  2. la députée PS des Bouches-du-Rhône Andrieux est accusée de pillage de subventions via des associations de complaisance ;
  3. l’élue écologiste parisienne Lamblin est mise en examen pour blanchiment d’argent de la drogue ;
  4. le frère du sénateur socialiste Guérini est poursuivi pour détournement de fonds publics, corruption active et trafic d’influence ;
  5. le ministre Cahuzac chargé d’assurer la rigueur et de traquer la fraude fiscale dissimule non seulement un compte à l’étranger non déclaré, mais de probables commissions de lobbying ;
  6. le trésorier de campagne de Hollande Augier possède toujours des actions dans un paradis fiscal…

Évidemment il y a des « affaires » à droite (les frais de la mairie de Paris, les faux électeurs du Vè, Pasqua, Karachi, Bettencourt) – mais c’est la gauche qui fait le plus mal, car c’est la gauche qui exhibe sa vertu et prône la morale citoyenne. Est-on légitime à surveiller et punir quand on est faux dévot ? Ce pourquoi c’est un Français, banquier à Genève, qui a aiguillé les journalistes de Mediapart sur les bonnes pistes : il a déclaré lui-même à la radio être écœuré de la sempiternelle hypocrisie de ceux qui font la loi d’une part et la violent de l’autre.

tartuffe 2013

Molière oppose les dévots de cœur dont les actes sont humains et discrets, aux dévots de cour qui discourent de généralités avec ostentation sans mettre leurs actes en phase avec leurs hautes paroles. Il s’attaque au péché, non au pécheur. La tentation reste humaine ; prendre les mesures légales pour l’empêcher et assurer les moyens administratifs de la contrôler vaut mieux que disserter sans fin à la télé. « Ce n’est pas Cahuzac qui a seulement fait Cahuzac, écrit Marianne. C’est la faiblesse et l’indétermination de ceux qui l’entouraient, la pusillanimité des choix de ceux qui étaient censés le cadrer, le contrôler. » La véritable justice ne se fait pas mousser, elle procède pour ne pas se laisser prendre aux apparences. C’est le bien le reproche fait à François Hollande dans ces affaires que d’être naïf ou incompétent.

Mais la tartufferie va plus loin que la personne Hollande, peu affairiste, contrairement à Chirac. Molière dépeint une famille de la grande bourgeoisie qui cherche à se faire reconnaître des bien-pensants. Sous Louis XIV, il s’agissait de légitimité religieuse ; sous François Hollande, il s’agit de  cette nouvelle religion de gauche à la mode, à laquelle sacrifient les bobos parisiens. Sexe, fric, pouvoir restent la trilogie de la réussite – mais avec l’excuse d’appeler à la révolution et de s’indigner pour le tiers-monde (tout ce qui est loin et ne risque pas de venir troubler le confort immédiat). Pour Tartuffe, l’idéologie religieuse est un masque qui dissimule l’appétit pour le luxe et les femmes. Pour les bobos de gauche, le socialisme est un sésame qui les dédouane par bonne intention. Les journalistes, les producteurs de films, les grands patrons, les hauts fonctionnaires, les francs-maçons, sont conviés à aduler le nouveau riche, à le protéger, à lui donner du pouvoir – en un réseau d’intérêts croisés. Ces gens-là se croient donc au-dessus des lois, partie d’une élite qui se tient les coudes et pour qui (presque) tout est permis. Tartuffe n’est pas seulement un faux dévot mais aussi un libertin. « Le Ciel défend, de vrai, certains contentements, mais on trouve avec lui des accommodements » acte IV, scène V : comme DSK, comme Cahuzac, comme Augier… « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ! » acte III, scène III.

Comme Tartuffe :

  • n’avouez jamais, car « ce n’est pas pécher que pécher en silence » acte IV, scène V (DSK).
  • usez de restriction mentale selon la doctrine jésuite (Pascal, IXe Provinciale) que prône Orgon (vers 1587 à 1592) : jurez ne pas avoir fait l’acte pourtant réalisé en disant seulement qu’on ne l’a pas fait un certain jour (Cahuzac).
  • excusez-vous des fautes commises par la bonne intention qui était à l’origine (Andrieux, Augier).

Mais où serait le pécheur s’il n’avait été accueilli dans la famille ou élu par le peuple ? Les citoyens ont les gouvernants qu’ils méritent et Tartuffe n’existerait pas sans la famille d’Orgon déjà en crise. Orgon vieillit et veut réaffirmer son autorité sur ses enfants ; la mère d’Orgon s’oppose à sa belle-fille ; la fille veut se marier mais pas contre son gré. Tartuffe est un instrument de pouvoir pour Orgon, mais ce dernier ne fait pas preuve de discernement. Tartuffe, tout en servant les desseins de bonne conscience et de paraître d’Orgon, en profite pour  amasser du vin, des repas, de l’argent, sa femme en passant, enfin sa fille et ses papiers compromettants.

Au final dans Molière, tout finit bien car les qualités du roi sont le discernement, la raison et la perspicacité. Louis XIV est l’antithèse d’Orgon, père aveugle, excessif et fanatique. François Hollande a-t-il cette force de décision de « l’État c’est moi » ?

Molière, Tartuffe, 1669, Bréal Connaissances d’une œuvre, présenté par Brigitte Prost 2000, €4.94

Molière, Tartuffe joué par la Comédie Française avec Robert Hirsch, Jacques Toja, Michel Duchaussoy, Bernard Alane, Claude Winter, DVD réalisé par Pierre Badel, 2008, éditions Montparnasse, 117 mn, €11.83

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Abolissez ce peuple que je ne saurais voir !

Tartuffe, concupiscent, déclamait « cachez ce sein ! » ; les politicards, avides de pouvoir, chuchotent entre eux « abolissez ce peuple ». Ni les classes moyennes ni les classes populaires ne sont politiquement organisées. Elles ne participent guère aux partis ou aux zassociations qui pullulent, d’autant plus revendicatrices qu’ils/elles comprennent peu de membres. Le PDG de Mélenchon ou Écologie-les-verts, groupusculaires, crient plus fort que l’UMP ou le PS, mais tous sont composés de bobos, CSP+ ou qui se croient tels, militants convaincus après des études supérieures qui les ont convaincus surtout d’être supérieurs en tout.

Les classes populaires restent à la périphérie de la représentation, hors du jeu politique parce que cantonnées aux syndicats catégoriels (FNSEA) ou aux partis ostracisés (FN, LO). Le langage politique dominant, à l’Assemblée comme à la télé, n’est pas le leur ; elles ne s’y reconnaissent plus. Les sondages montrent la montée des idées Le Pen mais les sociologues n’ont rien vus, en tour d’ivoire universitaire et au chaud dans les fonds publics.

Ils sont préoccupés avant tout de se hausser du col dans le mandarinat, usant et abusant du médiatique pour capter postes et subventions. Ils n’étudient donc que ce qui est politiquement correct et ne « trouvent » le plus souvent que ce qu’ils ont cherché : le Progrès permanent, le social-fonctionnariat toujours indispensable, « les moyens » comme seul antidote à la fragmentation de la société. A cause d’un bouc émissaire unique, jamais défini clairement, « le capitalisme », pour certains « ultralibéral », comme une redondance qui n’en dit pas plus. N’étudiant que les « rapports de domination » et pas les rapports de voisinage, n’ayant pour horizon que la mission civilisatrice de l’État et pas les besoins de la base, qu’auraient-ils pu voir, les sociologues, de la montée des tensions ethniques, des incivilités, des revendications culturelles étrangères et de cette furieuse envie de botter tous les politicards du Système ?

Staline a la barre

Ce pourquoi Terra Nova, le think tank du PS, étudie le plus sérieusement du monde le lâcher du peuple pour s’occuper avant tout du nouveau Prolétariat appelé à soutenir la gauche : les immigrés à qui il est urgent de donner le droit de vote. Il y a toujours un Lumpen plus révolutionnaire comme vecteur du changement. Le peuple, jamais content, a pourtant le droit de voter bien et de payer des impôts à l’État pour qu’il s’occupe de tout ? Sauf que le peuple n’aime pas le social soit réservé aux autres, qu’il paye et que les illégaux en profitent. La révolution s’incarnait jadis dans le peuple, sauf que le peuple n’aime pas le désordre. Une fois révolté, on passe à autre chose : c’est qu’il faut nourrir les gosses et payer la maison, donc ça ne peut pas durer, la révolte. On change d’élite et hop ! au boulot tout le monde. Pas que ça à faire, la révolution, sauf pour les intellos fonctionnaires, ils n’ont jamais de problème de chômage. Lénine l’avait bien compris qui avait remplacé le peuple et décrété abolie l’Assemblée pour remplacer tout ça par le Parti, cette avant-garde autoproclamée des intellos-activistes à sa botte à lui, Lénine. Car ce qui lui importait, comme le Mitterrand des Guignol jadis, c’est « le pouvoir, M. Elkabbach, le pouvoir !… »

Le capitalisme ? C’est fini, Marx n’avait rien vu et Deng Xiaoping a tout compris, donc changeons d’idéologie. L’ultralibéralisme ? C’est fini, le krach systémique 2007 l’a montré et chaque État s’est empressé de sauver ses banques et ses banquiers sans demander de comptes, en accusant pêle-mêle « les riches » et « le patronat » mais en distribuant en sous-main de grasses subventions pour que la production continue. Encore un peu plus d’impôt, Monsieur le Patron… S’il vous plaît ! Car qui tient les cordons de la bourse tient le pouvoir, n’est-ce pas, tout politicien représentant de l’État démocratiquement élu qu’on soit… On ne peut pas faire n’importe quoi, même si on peut le dire (le Yann Galut socialiste et sa déchéance de nationalité pour ceux qui s’en vont payer des impôts ailleurs : impayable de contentement de soi et de bêtise fasciste).

Que reste-t-il alors pour se sentir « progressiste » et « révolutionnaire » alors que le progrès fout le camp dans la régression écologique et que la révolution est abandonnée par tous ceux qui préfèrent gagner de l’argent pour être libres ? Il reste la culture. Guerre à la culture ! Resucée maoïste bienvenue chez les ex-spontex de 68. N’observez-vous pas que c’est cette même génération dont la philosophie était celle, primaire, du Petit livre rouge, qui est aujourd’hui au pouvoir et dans la force de l’âge ? La culture est décrétée « bourgeoise » parce qu’un condisciple vous a snobé un jour en cinquième. Elle est accusée d’être « xénophobe », n’ayons pas peur des mots, car la culture a asservi, colonisé, converti, exploité. Comme si en face, chez les socialistes « réels », on avait fait mieux… Ça ne fait rien, déculturons les masses pour qu’elles « pensent correctement ». Pour cela, c’est facile : tout ce qui est tradition, identité, coutumes, à la trappe ! Le rasoir républicain décapitera les têtes pensantes dans Marianne, le Nouvel Observateur et Libération, au nom du Bien. Il favorisera le décervelage télé-médiatique, au nom du seul Vrai, surveillé par un copain militant au CSA. Il accusera le chien d’en face de la rage pour mieux le noyer. Et le peuple, hein, il suffit de le tourner en dérision : c’est un beauf, pensez, il aimait Depardieu, ce traître ingrat, Obélix en Russie…

Cette contre-culture, les sociologues de gauche l’appellent postmodernité, ça fait moderne. Coup de force symbolique ? Chut ! On euphémise, on storytellise… Ce qui se passe vient « naturellement » comme disait Chirac, « normal » comme dit Hollande, une nouvelle époque commence qui n’est ni nationale, ni populaire, ni même socialiste. Elle est hybride, métissée, égoïste. La campagne est beauf, la ville est hard ; le peuple est attaché à sa culture, le bobo est multiculturel à la mode ; la majorité part en vacances en famille ou chez des amis, la petite élite nomadise à l’étranger, reconstituant Saint-Germain des Prés à Marrakech ou au Club à Maurice – sans vouloir rien connaître du pays, la France est tellement à l’avant-garde de la pensée, n’est-ce pas ? So chic le petit week-end à New York ! Tellement tendance les études à Los Angeles ou Shanghai ! Si mignon de se marier entre copains du même sexe, ne sont-ils pas adorablement jeunes ?

L’effondrement de la morale traditionnelle et des structures politiques du passé ont engendré un chacun pour soi narcissique où tout est permis (avec des retours en arrière, parfois, comme de considérer – horreur ! – que les enfants ont un sexe). Individualisme radical, mœurs ultralibertaires, le désir en bandoulière pour seule vertu. Sauf pour l’économie, hein ! Là, pas de libertaire, pas d’individualisme, pas de désir récupérable marketing : interdit ! Pas « à gauche » tout ça, pas collectif, pas partisan votant bien, pas citoyen (juste pour les impôts).

mousse a la barre

Sauf que le peuple, on ne la lui fait pas. Déjà à Athènes, les citoyens sur l’agora critiquaient vertement les aristocrates qui vivaient entre mignons, induisant de leur acceptation d’être pénétrés un comportement femelle dans la vie publique (Contre Timarque). Alors le mariage gay, bof, hors les villes et surtout dans les banlieues (multiculturelles donc surtout islamiques) les gamins se feront moquer ; le métissage, ouais, mais pas de ça dans la famille ; le nomadisme, peut-être, mais tu reprendras la maison ancestrale à la retraite – quoi, t’es pas fier d’être corse (basque, breton, flamand, alsacien, occitan…) ? Et tous « ch’beaux merles » comme on dit dans le Nord, dans le peuple, qui paradent à la télé et promettent aux ouvriers d’usines, combien ils touchent par mois les cumulards ? Combien de retraite après seulement quelques années d’Assemblée ou de ministère ? Combien de primes en plus du salaire officiel ?

Que la gauche techno, qui est au pouvoir par hasard et provisoirement (comme la droite l’était), ne se croie pas arrivée. Le compte n’y est pas : insécurité sociale, insécurité publique, insécurité culturelle. Le système cantonne l’extrémisme pour l’instant, mais c’est comme un barrage : même bien construit, une fois débordé, tout s’écroule d’un coup. Le peuple n’est pas ailleurs ni dans l’avenir, il est ici et maintenant.

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Lucas Cranach et son temps, musée du Luxembourg

A Paris jusqu’au 23 mai, après Francfort en 2007, Londres en 2008, Rome et Bruxelles en 2010 les bobos redécouvrent Lucas Cranach, peintre allemand luthérien de la Renaissance. Une soixantaine de tableaux font de cette courte exposition un délice d’érotisme, de religion et de culture. Affinité protestante ? On dit que le générique de ’Desperate Housewives’ emprunte à Cranach l’une de ses Eve.

Né allemand en 1472 en Franconie, Lucas prend le nom de sa ville natale Cranach. Il début par des scènes religieuses comme la Crucifixion et la Fuite en Égypte, présentes au musée du Luxembourg. Il est inspiré autant par la profusion rigide des gravures de Dürer et par les paysages d’Altdorfer que par les couleurs italiennes. En 1505, il devient peintre de cour de Frédéric de Saxe qui l’ennoblira en 1509. Cranach a du succès, il sait se plier aux demandes de son temps.

Il délaisse alors les scènes pieuses pour se lancer dans le portrait à la vêture riche et dans la décoration des demeures destinées aux fêtes. Il fait un séjour auprès de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, entourée d’artistes humanistes. Ce brillant social lui inspire une élégance d’exécution et un attrait jamais démenti pour les femmes fortes et vertueuses. Ses dames sont d’autant plus célèbres qu’il les peint nues. Après une centaine de Vierges, il exécute sans voile pas moins de 39 Vénus, 35 Eve et Lucrèce, 19 Judith, 12 nymphes et d’autres Aphrodite… L’exposition retient une Nymphe à la source de 1518, une Vénus de 1529, une Lucrèce de 1532 et une Justice de 1529 qui fait l’affiche.

Pudibonderie catho – du temps et du quartier, le 6ème arrondissement – la fille est intégralement nue sur la grande affiche, mais le sexe voilé par le bandeau de texte sur la porte du Sénat ! Plus intégriste que Luther tu meurs… Nous avons vraiment la droite la plus tartufe d’Europe (majoritaire au Sénat). « Au temps où les faux culs sont la majorité, chantait Brassens, gloire à celui qui dit toute la vérité ! »

Si la Justice est nue, fors un voile si léger qu’il en accentue l’érotisme, c’est qu’elle est désirable. La Renaissance nous a donné le désir de retrouver la lumière grecque antique, la transparence des débats sur l’agora et le ciel des Idées. Luther combat le catholicisme car il obscurcit les textes tout en noyant les fidèles sous la pesante hiérarchie pontificale romaine, où l’autorité ne vient que d’en haut. Premier « renverseur » des choses (avant Marx), Martin Luther veut que tous puissent lire le texte littéral de la Bible et que chacun puisse devenir pasteur s’il est inspiré. Contrairement à l’islam hanbaliste ou déobandi, le protestantisme opère un retour au texte littéral pour une libération des hommes, pas pour figer la loi ! Ce sont tous les pays de l’arc germanique, de l’Autriche à l’Angleterre en passant par la Scandinavie, qui se dressent contre Rome et sa prétention à régenter le monde connu.

Nous vivons les suites de ce mouvement d’un demi-millénaire lorsque les Anglais refusent l’Europe napoléonienne centralisée de la France, lorsque les Allemands refusent le césarisme bonapartiste dont ils ont souffert sous le nazisme, lorsque les Suédois refusent la gabegie de fonctionnaires irresponsables selon les mœurs latines.

Cranach, devant la demande, va établir à Wittenberg un atelier avec ses fils Hans et Lucas le Jeune, qui comprendra jusqu’à 14 employés. Il est élu bourgmestre de la ville, notable établi, anobli. Son style est reconnaissable entre tous : une taille souple et un corps longiligne, des seins menus qui n’ont jamais allaités, un visage en cœur à la Botticelli, les yeux en amande, le teint rose laiteux, lumineux. Ces corps désirables sont une érotique prépubère, tirée tant des anges éthérés qui peuplent le paradis que des Idées platoniciennes pour qui le meilleur amour reste abstrait, sublimé. Épilé, nu, gracieux, le corps des femmes de Cranach est celui d’adolescentes qui n’ont pas été mères. Un corps de houri délectable au-dessus duquel il est écrit « pas touche ! ».

La nudité effrontée contraste en effet avec les thèmes bibliques (Judith) ou de la vertu antique (Lucrèce) et avec les maximes moralisatrices que le peintre écrit au-dessus des têtes (Nymphe à la source). Vade retro, satyres membrus ! Une gravure dans l’exposition montre en effet la nymphe alanguie sommeillant, surveillée avec avidité par deux satyres aux pieds fourchus dont l’un arbore un dard dressé comme un bourgeon au printemps. Un jeune homme bien fait, sexe au repos, se tient placide et nu, assis tel Apollon bienveillant et sans désir, sur un côté du tableau (désolé, pas de photo sur le net…).

Tel est l’érotisme de Cranach : la pédagogie du monde tel qu’il est pour mettre en garde les humains. Le désir est diabolique, la séduction ensorcelle, l’oisiveté mélancolique rend vain. Les femmes sont capables de faire de vous un pantin, tel Hercule chez Omphale ou cette dame qui met la main dans la Bouche de la vérité, jurant que seul son mari et le fou l’ont touchée. Elle a déguisé l’amant en fou, avec deux oreilles ridicules, pour braver la vérité ! La société catholique, hiérarchique, romaine avec faste, est l’enfer sur terre pour les Luthériens. Cranach démonte ses artifices pour montrer la vérité nue : le désir pour la femme existe, il doit être maîtrisé pour servir le Seigneur. Loin de l’interdiction des images de l’islam intégriste, le protestantisme veut mettre en lumière l’entière vérité sur le monde tel qu’il est. Afin que chacun soit conscient de ce qu’il fait.

Est-ce un air du temps ? L’Europe redécouvre Cranach comme une Renaissance de sa culture – la France en retard, toute confite en hypocrisie catho-bobo politiquement correcte. Ô Molière !

Musée du Luxembourg du 9 Février au 23 Mai 2011, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe.

  • Tél 01 40 13 62 00
  • Ouverture tous les jours de 10h00 à 20h00, le vendredi et samedi jusqu’à 22h00
  • Plein tarif : 11 €
  • Tarif réduit : 7,50 € étudiants, chômeurs, gratuit pour les minimas sociaux (sur justification)
  • Billet Famille (2 adultes et 2 jeunes de 13 à 25 ans) : 29,50 euros
  • Accès :
  • RER B, Luxembourg
  • Métro : ligne 4,  Saint Sulpice, ligne 10,  Mabillon
  • Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Luxembourg ; lignes 63, 70, 87, 86, 93, arrêt Saint Sulpice

Anne Malherbe, Lucas Cranach, peindre la grâce, À Propos, 11.40€

Naïma Ghermani, L’Europe au temps de Cranach, RMN, 8.55€

Guido Messling, Cranach et son temps, Flammarion, 271 pages

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