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Nietzsche et la morale

La morale est une interprétation d’un système de valeurs. Elle est le produit d’une société, des affects et du corps de chacun. Nietzsche en fait la résultante des instincts physiques « des symptômes de réussite ou d’échec physiologique ». Pour lui, il n’existe aucun fait qui soit moral ou immoral, mais simplement l’interprétation qu’on lui donne. Vérité en-deçà, erreur au-delà, disait déjà Pascal en parlant les Pyrénées.

Les morales varient avec les peuples et les cultures; elles varient avec le temps; elles restent humaines malgré la fixation que l’on voudrait sur l’éternel. « La » morale n’existe pas (illusion religieuse du seul Dieu Vrai… qui varie suivant les civilisations) mais la pluralité des morales dans le monde. Lorsque l’on parle en Occident de « morale », il est évident que l’on ne parle que de « notre » morale historique, ascétique dualiste, formalisée par Platon et prolongée par la doctrine d’Eglise du christianisme.

D’où, dans Par-delà le bien et le mal et dans La généalogie de la morale, la typologie « naturelle » que tente Nietzsche des morales. Il distingue – en restant dualiste… – la morale des maîtres et la morale des esclaves. Chacune a une généalogie et des conséquences pratiques, notamment quel type humain est ainsi transformé par les valeurs morales historiques.

La morale ascétique est une déficience de la volonté de puissance aboutissant au nihilisme et à la condamnation de la réalité au motif que tout vaut tout. Issue du platonisme puis des stoïciens, elle s’incarne dans le christianisme, revivifiée dans les sectes protestantes puritaines, avant d’investir le jacobinisme de Saint-Just et Robespierre, puis le socialisme et le communisme jusqu’à Pol Pot. Se développe alors « la moraline » (das Moralin), sorte de médicament social de bien-pensance, par exemple celui du christianisme bourgeois et hypocrite qui sévissait fort à l’époque de Nietzsche. L’apparence de la moralité compte plus que la moralité même. Les romans de Huysmans, la correspondance de Flaubert, décrivent fort bien ce vernis convenable en société qui masque les turpitudes intérieures et privées.

Mais l’hypocrite est un type éternel de toute morale : Molière l’a excellemment décrit sous les traits de Tartuffe. A noter que Donald Trump est le contraire même de Tartuffe : il dit tout cru et tout haut ce qu’il veut et arrache le mouchoir du sein qu’il veut voir ; il met tout en œuvre pour forcer la réalisation de sa volonté. Ce pourquoi il plaît au « peuple » qui a moins besoin de faire de l’hypocrisie une seconde nature pour vivre en société. En effet, qui veut arriver a besoin de « paraître », d’être autre qu’il n’est pour se montrer conforme, obéissant, cooptable par les élites jalouses de leur statut. Sauf que Trump n’a aucune morale, ce qui n’est pas ce que prône Nietzsche. L’enfant gâté est plutôt du côté du laisser-aller que de la discipline nécessaire à une nature forte.

Plus près de nous, Français, la triste moraline socialiste dérape depuis des décennies en pilotage automatique comme ces appareils où il suffit de mettre une pièce pour que sorte encore et toujours la même chanson. Les ténors de la Gauche bien-pensante édictent des fatwas dans les médias pour stigmatiser et déconsidérer ces loups démoniaques (de droite ou « ultra-libéraux » pas moins) qui osent souiller leur onde pure… Ils font de la démagogie sans le savoir avec leurs grands mots (tout est « grand » pour la morale) : émancipation, démocratie, égalité « réelle », progrès, justice « sociale », primat du politique, collectif, écologie « sociale et solidaire ». On voit combien la vraie vie fait voler en éclat ces grands principes lorsque le droit tombe sous les kalachnikovs, lorsque l’émancipation promise toujours pour demain n’arrive pas à avancer sous la pression du victimisme (les assassins seraient de pauvres victimes de la société, la désintégration scolaire n’aurait rien à voir avec l’immigration, le collectif est forcément plus fort que les communautarismes…). La moraline de gauche est l’impérialisme médiatique de l’indignation, une impuissance masquée sous les grands mots, le masque idéologique de la réalité des privilèges jacobins, des zacquis menacés.

Haïr la chair, lutter contre les passions et valoriser l’altruisme et la pitié forme selon Nietzsche une morale hostile à la vie, à la santé et à l’épanouissement humain. Comme un ressentiment envers la nature humaine, comme pour se venger de la vie. Les écolos forment aujourd’hui la pointe avancée de cette austérité du repli sur soi, réprimant tous les désirs (sauf ceux des peuples non-occidentaux) pour s’humilier du « péché » d’avoir « exploité » la nature. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux !

Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parus en 1883 : « Damne-toi, pourvu que tu m’amuses ! – voilà bien souvent le sentiment qu’il y a au fond des invitations, en apparence les plus flatteuses, du public. On réussit surtout par ses défauts. Quand je suis très content de moi, je suis approuvé par dix personnes. Quand je me laisse aller à de périlleux abandons, où ma conscience littéraire hésite et où ma main tremble, des milliers me demandent de continuer » VI.4 Car le « mal » (qui est la transgression de la morale ambiante), fascine le bien-pensant qui n’ose pas oser. Cette remarque d’il y a deux  siècles s’applique littéralement au cas Gabriel Matzneff, bouffon du sexe pour les intello-transgressistes post-68 qui ne tentaient pas faire le quart de ce qui était raconté (et amplifié) dans le « journal » maudit. Jusqu’à ce que la nymphomane de 13 ans qui a bien joui se repente en ses blettes années et se pose en « victime », en Moi aussi de la mode du viol, en féministe dénonçant le pouvoir mâle, surfant sur la vague pédo-crimes pour se faire mousser dans un opus a-littéraire où il y a surtout du con et des fesses. Renan rirait bien de cette prétention à se refaire une vertu sur ses dépravations de jeunesse.

Plus sérieusement, il faut se remettre dans le contexte d’époque : 2020 n’est pas 1985, l’époque a changé et la société aussi. Faire jouir les mineurs n’est plus d’actualité : ils font bien cela tout seul et c’est tant mieux pour se construire, les adultes ayant des préoccupations trop égoïstes pour ne pas les blesser. A l’époque des faits, y a-t-il eu « viol » sur mineure de 15 ans ? Est qualifié de viol toute pénétration par violence, contrainte, menace ou surprise : une fille pubère de 13 ans en 1985 (17 ans après mai 68, 1 ans après Canal+ surnommé Anal+ et quelques années avant l’émission de Fun radio Lovin’fun où le Doc et Difool disséquaient la sexualité exubérante ado) a-t-elle pu être « surprise » comme « ne connaissant pas la sexualité adulte » ? Un père absent et une mère démissionnaire ne constitue-t-il pas une « incitation à commettre de la part d’un tiers » – ici des parents irresponsables ? Ce sont toutes ces questions que la justice, qui s’est autosaisie, doit trancher dans le cas Springora contre Matzneff. Outre que « sans violence, contrainte, menace ou surprise, l’atteinte sexuelle entre un(e) majeur(e) et un(e) mineur(e) de 15 ans n’est pas considérée comme une « agression » sexuelle mais comme une « atteinte » sexuelle sur mineur(e), qu’il y ait ou non pénétration. Le viol n’est prescrit qu’aux 48 ans de la victime – tiens, justement en mars 2020… – tandis que l’atteinte est prescrite aux 38 ans. On comprend toujours mieux lorsque l’on fait la généalogie de la morale affichée : dans le cas Springora, l’intérêt bien compris (en indemnisation et surtout notoriété) relativise la grandiloquence victimaire…

Retourner ce jeu social est de bonne guerre : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser à votre tour en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le dire guérit, ce qui leur permet de fouiller impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés, y compris les reconstructions fabriquées. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Ainsi font les criminels qui « s’excusent » et « demandent pardon » pour voir leur peine réduite (pleurs et lamentations au procès bienvenus). Ainsi font les politiciens, surtout américains, qui avouent et assument, « faute avouée étant à-demi pardonnée » dans le catéchisme puritain.

« La moralité s’oppose à la naissance de mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit », dit encore Nietzsche dans Aurore §19. Voulant s’imposer comme éternelle et universelle, elle nie la diversité des peuples, leur histoire et leur liberté d’esprit. Elle veut créer une « imitation de Jésus-Christ », un « homo œconomicus » libéral ou un « homme nouveau » communiste, un égalitaire pas macho ni phobe des démocraties contemporaines – en bref discipliner, surveiller et punir. Ce pourquoi la philosophie doit se faire critique de cette domination, de cet universalisme impérial qui n’est que sectaire. Les Chinois et les Indiens ne disent pas autre chose; quant aux Russes, ils privilégient une interprétation chrétienne différente du puritanisme yankee. « L’immoraliste » de Nietzsche est celui qui combat cette morale absolue, pas celui qui est sans morale (il serait amoral, non immoral).

Car la morale reste digne d’être questionnée, pensée en-dehors du christianisme ou du laïcisme platonicien dominant. Les vertus que Nietzsche attribue au philosophe sont en effet des valeurs « morales » : indépendance d’esprit, courage, patience, méfiance critique, modestie… Il les appelle « la probité ». Ce serait l’héritage et le prolongement de l’exigence chrétienne de vérité et d’honnêteté que de reconnaître les origines autres que sociale de la morale en vigueur (par exemple des origines soi-disant divines, ou des origines « naturelles »), donc d’exercer la critique pour mettre en lumière son aspect ascétique suicidaire (dont la repentance pour tout est un trait contemporain). Ernest Renan montre à l’envi cet habitus catholique de « suicide orthodoxe » dans ses Souvenirs cités plus haut.

Pour Nietzsche, une morale demeure utile : elle est un instrument d’éducation qui permet d’élever le niveau humain en le civilisant. Il s’agit pour lui d’encourager le vouloir créateur issu de l’instinct de vie, d’épanouir les potentialités créatrices de chacun dans tous les domaines, de modifier ainsi les coutumes, les mœurs et les institutions. Quelque chose de l’utopie de Marx sans les torsions des exégètes hégéliens ou activistes.

L’obéissance aux mœurs est la morale définie dans une culture, soit une forme d’élevage (au triple sens d’élever l’animal, d’éduquer les passions individuelles et de rendre l’être humain meilleur – selon les trois étages que sont instincts, affects et esprit). Tendre vers le sur-humain doit être la visée de cette morale pour Nietzsche ; elle implique de lutter contre le laisser-aller (Par-delà le bien et le mal) en entraînant les individus à affronter ce qui est douloureux ou terrible au lieu de le nier au profit d’illusions. Tout vient de la vie, de son élan, de sa force. Une morale en société ne peut que refléter ces valeurs de vie si la société veut perdurer dans l’histoire. En ce sens, Nietzsche n’est pas un « libertaire » au sens de 1968 ; il n’est ni pour la sexualisation tout azimut, ni pour les passions débridées, ni pour la chienlit morale et politique. Il est pour s’« élever », pas pour se ventrouiller.

Céline Denat et Patrick Wotling, Dictionnaire Nietzsche, Ellipses 2013, 307 pages, €18.30

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Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie

C’est une biographie en grande pompe que nous offre Philippe Soulier : 646 pages denses et de multiples notes. Il n’en fallait pas moins pour ce monstre sacré de l’ethnologie préhistorique française que ses étudiants et ses collaborateurs appelaient familièrement « Patron ». Il devient docteur ès lettres en 1944 sur l’archéologie du Pacifique Nord et docteur ès sciences en 1954 sur les traces d’équilibres mécaniques du crâne des vertébrés terrestres – après avoir quitté l’école à 14 ans. Il parle russe, chinois et japonais en plus des langues européennes. Nommé au Collège de France en 1969 et médaille d’or du CNRS en 1973, André Leroi-Gourhan a refondé la préhistoire française en homme de terrain avant d’être théoricien.

Vous allez lire une biographie intellectuelle, pas la « vie » d’un individu. Au détour d’une phrase, on apprend que le jeune Leroi, qui a accolé le nom de sa mère Gourhan pour avoir été élevé principalement par ses grands-parents maternels, s’est marié avec Arlette – mais cette dernière a assisté son mari et est devenue palynologue reconnue en étudiant les pollens fossiles. On apprend aussi que le couple a eu quatre enfants, mais on ne sait rien d’eux, sinon qu’un fils, Christian, jouait de la bombarde pour réveiller les fouilleurs de Pincevent.

Pour le reste, le dépouillement des œuvres, articles, rapports, cours et archives personnelles est une performance. Il a fallu plus de deux ans de travail pour ce faire, d’où l’abondance des références. Le processus de pensée de Leroi-Gourhan est approché pas à pas, au plus près du contexte, et son évolution démontrée en regard des éléments matériels. André Leroi-Gourhan n’est pas structuraliste comme son collègue Lévi-Strauss, il ne part pas d’un concept intellectuel pour tenter de le prouver dans la réalité. Il part au contraire des faits, qu’il essaye de décrire le plus complètement et le plus objectivement possible, avant de réfléchir aux éventuelles « structures » qui peuvent faire sens (mais aussi être interprétées différemment dans le futur).

Ainsi de l’art pariétal, les peintures sous grottes n’étant pas assemblées au hasard et pouvant faire l’objet d’une explication symbolique en analysant l’organisation de l’espace figuré, plus élaborée que leur simple description artistique.

Ainsi de la fouille : dans l’habitation n°1 de Pincevent, des « structures de combustion » (vocabulaire archéologique descriptif) peuvent devenir des « foyers » (vocabulaire ethnologique appliqué en préhistoire) lorsque leur situation permet d’en inférer leur usage pratique (chauffage, cuisine, préparation du silex). Car Leroi-Gourhan fut d’abord ethnologue avant de devenir archéologue. Ce ne sont que les circonstances qui l’ont fait passer du Musée de l’Homme à la Sorbonne puis au CNRS.

Ainsi aussi, ce qui est moins connu, les rapports de l’homme et de la technique et le rapport entre les humains par le biais de l’analyse de leurs productions matérielles (Milieu et techniques 1945, Le geste et la parole 1964 1 et 2). « Il définit le ‘comportement technique’ comme ‘l’ensemble des attitudes psychosomatiques (c’est-à-dire les rapports entre le corps et le système nerveux central) qui se traduisent par une action matérielle sur le milieu extérieur’ » p.172.

Il a commencé lors de la fondation du Musée de l’Homme en 1937 par une mission d’ethnographie au Japon durant deux ans avant la seconde guerre mondiale avant de réintégrer le pays et d’entrer en Résistance, moins dans le réseau du Musée de l’Homme trop amateur et trop « coco » pour ce catholique social baptisé volontairement à 20 ans, mais dans le maquis de l’Ain, où il fut cité pour fait d’armes et obtint la médaille de la Résistance, la Croix de guerre et la Légion d’Honneur. La reconstruction d’après-guerre lui permet d’émerger, d’abord comme maître de conférences d’ethnologie à Lyon et créateur d’une école de fouilles à Arcy-sur-Cure, puis en Sorbonne à Paris où il enseigne l’ethnologie et la préhistoire avant de confier le poste de préhistoire à Michel Brézillon, son dynamique adjoint depuis des années et devenu docteur en préhistoire.

Mais c’est surtout la découverte du site magdalénien de Pincevent en Seine-et-Marne, le 5 mai 1964 par des amateurs, qui va fonder sa méthode de fouilles. Contrairement à Arcy où la stratigraphie était fondamentale, Pincevent est un site à plat où la topographie des vestiges compte le plus. Il s’agit alors de dégager la plus grande surface possible en laissant en place les objets découverts, pour comprendre les structures mises au jour. Le travail scientifique ne peut se faire qu’en équipe, chacun étant spécialisé et positionné dans une hiérarchie selon ses compétences, la direction n’appartenant qu’à un seul qui opère la synthèse. Les stagiaires sont contrôlés par des fouilleurs expérimentés, les sections par des chefs et l’ensemble du chantier par lui-même (p.469). Un exercice collectif de débat, chaque soir après la fouille, permet de confronter les points de vue. La méthode est au fond celle de la médecine hospitalière où le patron suivi de ses internes visite les malades en observant, échangeant et faisant de la pédagogie (p.473).

Leroi-Gourhan dit de l’ethnologie, tant classique que celle qu’il va élaborer en préhistoire : « La signification réelle de notre discipline (…) est de rendre témoignage devant notre civilisation, de la part que tous les hommes ont prise dans l’édifice commun » cité p.267. Avant de changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Par exemple, le capitalisme est surtout « la succession cumulative des techniques » (p.395) constatée dans l’évolution humaine. Leroi-Gourhan n’est d’ailleurs pas optimiste sur l’avenir de l’humanité ; elle pourrait disparaître d’ici quelques dizaines de milliers d’années, l’évolution étant désormais pour l’espèce moins biologique que technique et sociale, avec toutes les incertitudes que cela peut comporter, notamment « une rupture entre les hommes et la matière » (p.458). Il voit la prolifération humaine au XXe siècle comme une prolifération microbienne, aussi nocive pour l’environnement. Quant aux ethnies, elles sont un « groupement fondamental », mais « le résultat d’une dynamique tant historique que relationnelle entre ses milieux intérieur et extérieur : « Constituée par un faisceau de caractères (raciaux, linguistiques, techniques, sociaux…) en état d’équilibre économique, c’est donc un moment dans une évolution, un état de cohésion qui implique l’instabilité au moins relative de l’ethnie ». » cité p.378. L’important n’est pas l’essence mais la dynamique ; pas un âge d’or mythique qui n’a jamais existé mais l’avenir préparé en commun.

Les dernières années sont une consécration pour l’œuvre accomplie, notamment pour la méthode scientifique de fouilles, au plus près des vestiges et tendant à accumuler le plus de données brutes possibles avant toute interprétation, de façon à ce que les archéologues du futur puissent reprendre l’étude avec des idées neuves mais une base objective de renseignements. Car toute fouille détruit irrémédiablement son terrain – et c’est bien le malheur des fouilles amateurs que de saccager le passé au profit de « l’objet ».

Il se trouve que j’ai connu André Leroi-Gourhan au début des années 1970 et que j’ai suivi son école de fouille plusieurs années sur le chantier d’Etiolles (Essonne) sous la direction d’Yvette Taborin, avant de soutenir entre autres une maîtrise en Préhistoire à la Sorbonne des années plus tard. Philippe Soulier était encadrant en 1972 ; il est désormais ingénieur de recherche au CNRS et membre de l’équipe ‘ethnologie préhistorique’ fondée par A. L-G. J’ai participé au moulage de l’habitation U5 avec Michel Brézillon, chargé de cours en Sorbonne et Directeur de la circonscription préhistorique d’Île-de-France avant d’être nommé Inspecteur Général de l’Archéologie auprès du Ministre de la Culture ; il est décédé en 1993. André Leroi-Gourhan est mort en 1986 de la maladie de Parkinson. Je connais donc bien le contexte et les personnes et c’est toujours une surprise de les retrouver figés en un livre.

Cet ouvrage d’une lecture pas trop austère intéressera quiconque aime l’archéologie et non seulement veut en savoir plus sur la manière la plus scientifique possible de fouiller sans tout éliminer, mais aussi sur les interprétations ethnologiques possibles en préhistoire qui surgissent des objets découverts et de leur agencement en structures. Plus que l’objet, c’est bien l’humain qui est le plus séduisant dans la discipline – et il fallait un ethnologue de formation pour accomplir cette révolution de méthode !

Philippe Soulier, André Leroi-Gourhan – une vie 1911-1986, CNRS éditions 2018, 646 pages, €27.00

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Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre

pierre hadot la philosophie comme maniere de vivre
Pierre Hadot (1922-2010) est un philosophe issu du catholicisme et spécialiste de la philosophie antique, élu professeur au Collège de France en 1982. Il a traduit Plotin et Marc Aurèle. Pour lui, la philosophie n’est pas un système comme une Bible, mais une voie au sens oriental, une manière de vivre au sens de Montaigne (que l’auteur a abordé vers 14 ans). Elle enseigne qu’il faut apprendre à mourir. Ce qui veut dire quitter l’horizon borné de son petit moi pour voir le monde d’en haut, dans l’universel humain puis dans le grand Tout – mais surtout expérimenter par la pratique tout ce que l’existence peut offrir de beauté, de joie et d’infini.

Dans ce livre d’entretiens avec un historien américain pour qui ses livres ont changé la vie, et d’une maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales spécialiste des philosophies à la fin de l’Antiquité, il livre avec simplicité son parcours professionnel, intellectuel et spirituel. Ce n’est pas un livre de philosophie, mais l’on y philosophe à chaque page. C’est-à-dire que l’auteur comme ses interlocuteurs réfléchissent ensembles sur des sujets tels que le discours philosophique, l’interprétation des auteurs anciens, l’expérience intuitive, les exercices spirituels (qui ne sont pas l’apanage des religions), la philosophie comme existence, ce qui est « inacceptable » et l’investissement plein dans le présent.

On ne saurait rendre compte de tout dans une note aussi brève. Après une enfance et une adolescence catholique, puis une vie de chercheur et d’enseignant, arrivent les deux-tiers les plus intéressants du livre. Nous en choisissons quelques thèmes majeurs : une manière et un choix de vie, le problème de l’interprétation, le désir à l’origine de philosopher, le problème du mal.

pierre hadot photo

La philosophie, à l’origine, répond à des questions. D’où la forme des dialogues de Socrate, des commentaires d’Aristote, l’exégèse des textes anciens. Ce n’est qu’avec la modernité que l’on compose des systèmes.

Ils sont moins destinés à apprendre à bien vivre et à former l’esprit comme dans l’antiquité, qu’à exposer une doctrine personnelle, une somme. « Cette évolution s’explique par des facteurs historiques et institutionnels. Dans la perspective étroite des Universités, comme il s’agit de préparer les élèves à l’étude d’un programme scolaire qui leur permettra d’obtenir un diplôme de fonctionnaire et leur ouvrira une carrière, le rapport personnel et communautaire doit nécessairement disparaître, pour faire place à un enseignement qui s’adresse à tous, c’est-à-dire à personne » p.99. Retenons donc que les professeurs en sont en rien philosophes, mais des technocrates du savoir.

Or le discours philosophique n’est pas la philosophie ; la philosophie, c’est la pratique, le vécu. Ce pourquoi l’auteur reconnaît « en Socrate le philosophe par excellence, dans la mesure où, vivant d’une vie simplement quotidienne, il la transfigure par la conscience qu’il a de l’infinie valeur de chaque instant de cette vie quotidienne » p.199.

Des propos antiques, il est difficile de cerner le sens intégral de nos jours. Pas question de prendre le texte comme les fondamentalistes religieux ou professoraux le font. « Tout au contraire, la perspective historique et psychologique est très importante en histoire de la philosophie, parce qu’il s’agit toujours de replacer les affirmations des philosophes dans le contexte social, historique, traditionnel, philosophique, dans lequel elles se situent » p.204. Jeu de langage, exercice spirituel, valeur mythique, sont des moyens au service de l’intention qui est d’enseigner. « Il faut s’attacher avant tout à suivre le mouvement, les méandres de la pensée de l’auteur, c’est-à-dire finalement les exercices dialectiques et spirituels que le philosophe fait pratiquer à ses disciples, par exemple, en reprenant l’exposé à partir de différents points de départ, comme c’est le cas chez Aristote… » p.149.

La philosophie est au fond chose simple et vivante « J’ai appris dans Montaigne l’importance de la simplicité, le ridicule du pédantisme » p.199. Puis dans Platon les liens de l’amour et de la sagesse : « L’amour d’un beau corps est déjà, en puissance, l’amour de la Beauté éternelle. Il s’explique par l’attraction de celle-ci. La démarche philosophique a donc pour moteur le désir (…) La dimension de l’amour donne à la philosophie le caractère d’une expérience vécue, vivante, d’une présence. C’est vrai de Platon, mais aussi de toute philosophie » p.204.

Femme sauvage

Ce pourquoi il n’y a pas d’inacceptable « par principe », abstraitement, mais une empathie humaine : « c’est qu’il ne faut pas perdre la tête avec celui qui souffre, mais l’aider réellement à surmonter sa souffrance » p.243. Nombre de bobos et de « pseudo-intellos » (comme dit la ministre) pourraient prendre utilement des leçons de sagesse auprès de Pierre Hadot. S’indigner ne débouche sur rien si l’on en reste aux « principes » ; il est préférable de proposer des pistes pour réduire la souffrance et en traiter les causes.

« Les stoïciens considéraient qu’il n’y avait de mal que dans la volonté de l’homme » p.249 – le monde, lui, est indifférent aux « valeurs » et aux « jugements ». Reconnaître que tout être est une partie de l’univers, qu’il contribue au mouvement général, permet d’accepter le monde tel qu’il est et – en même temps – de combattre le mal moral et l’injustice. Car le combat est contre des hommes faillibles et ignorants, pas contre le monde ici-bas – sauf à quitter la philosophie pour la croyance religieuse.

Pour cela, il nous faut quitter l’illusion des grands principes et ne plus avoir la vanité des seules idées. « Ne plus se projeter dans l’avenir, mais considérer en elle-même et pour elle-même l’action que l’on fait, ne plus regarder le monde comme le simple cadre de notre action, mais le regarder en lui-même et pour lui-même. Cette attitude (…) permet tout d’abord de prendre conscience de la valeur infinie du moment présent (…) des moments de demain. (…) Mais elle permet aussi de prendre conscience du sérieux de chaque moment de la vie » p.254. Faire comme d’habitude, mais comme si c’était la dernière fois…

Sous des dehors bénins, dans une langue qui se lit facilement, une grande leçon de sagesse par un méditant dont la vie exemplaire de chercheur pourrait en remontrer à beaucoup.

Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre – entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, 2001, Livre de poche 2010, 284 pages, €6.10

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Clément Rosset, La philosophie tragique

clement rosset la philosophie tragique
Le tragique est un sentiment de joie philosophique, venu de l’être même, qui bannit le pessimisme comme le moralisme. Il est probablement ce « vouloir-vivre » de l’Occident qui a permis l’essor du savoir et de l’économie, en même temps que les conquêtes et les explorations. Ce qui a eu pour conséquences l’exigence de la liberté de penser avec celle d’entreprendre, et la participation démocratique progressive, de puis l’Habeas corpus anglais jusqu’aux Révolutions française et américaine. « Rien de plus noble et de plus élevé en l’homme que son attitude critique qui le porte à déchirer impitoyablement toutes les croyances qui pourraient compromettre sa lucidité intellectuelle, mais auxquelles il se sent lié par un pressant besoin affectif : cette attitude – qui suppose une dureté envers soi-même – est proprement la ‘purification philosophique’ » (introduction).

L’auteur définit le tragique comme un « soudain refus radical de toute idée d’interprétation » p.7. Il est l’intelligence, cette faculté de l’esprit qui s’oppose à l’imbécilité. Le ‘baculus’ en latin est la canne, sur laquelle s’appuie toujours l’imbécile pour s’éviter de penser et de prendre ses responsabilités. L’imbécile est un boiteux de l’âme.

A l’inverse, l’esprit tragique accepte la surprise radicale, même celle qui fait mal parce qu’elle déstabilise : l’échec de l’affectivité et la solitude fondamentale de tout homme, la découverte de la bassesse inhérente à la nature humaine, l’apprentissage de l’absurde et de la mort. A cela, le tragique ne pourra jamais donner d’interprétation. Il s’agit d’un échec insurmontable, irrémédiable, irréconciliable avec l’univers. L’homme se découvre mortel, seul et nu. Il ne sera jamais Dieu, malgré le « progrès », le « bien », le « mérite ».

Les infantiles préfèrent refuser rageusement ce monde-là et croire aux chimères du « bonheur ». Les virils l’acceptent – tragiquement (viril au sens philosophique inclut les femmes, évidemment, au sens de fortes, fermes, courageuses tout comme les hommes). Il n’y a pas de liberté fondamentale de choix, mais un instinct, une force intérieure ou une faiblesse interne. Rodrigue (le Cid) ne choisit pas entre la grandeur ou l’égoïsme, il préfère la voix la plus longue de son instinct naturel : la générosité.

Le tragique est réaliste, il constate que l’humain n’est libre que relativement, contraint par sa condition de mortel, seul et faible – ni dieu ni ange, mais à moitié bête. Et qu’il faut faire avec. L’individu puise sa force en lui-même pour réaliser son humanité avec les autres, telle est sa gloire et sa joie. Tel est le tempérament que l’on pourrait qualifier « à la française » de droite, bien que ces distinctions apparaissent un tantinet ridicules dès que l’on quitte les frontières étroites du ghetto médiatique parisien. A gauche, pour user des mêmes distinctions poseuses, le tempérament est porté à l’illusion et aux grands mots ronflant – que l’on aime à confondre avec les choses. On croit encore que l’humain n’est qu’un ange déchu que ses mérites existentiels suffiraient à remplumer, une page blanche où « la société » écrirait tout le bien, qu’il a le « droit moral » de choisir pour éviter tout le mal – sans que Bien ou Mal ne soient vraiment définis autrement que « par ce qui est admis », donc ce que tout le monde aspire à faire – et qu’enfin ce choix détermine sa vertu au regard d’une justice immanente. Même si Dieu est mort, les laïcs de gauche croient encore en une Balance suprême…

« Le tragique est d’abord ce qui nous permet de vivre, ce qui est le plus chevillé au corps de l’homme, c’est l’instinct de vie par excellence » p.49. La vitalité est source de la joie, la grande joie dionysiaque de Nietzsche, « semblable à Hamlet ; tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé : ils ont ‘vu’, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’essence éternelle des choses ». Connaître empêche parfois d’agir, il faut à l’action le mirage de l’illusion.

Mais le tragique n’est pas l’à-quoi-bon ? S’il est étranger à toute mise en question, il est lui-même l’éternel scandale. La vie vaut moins que l’homme, elle emprisonne, mais l’humain est le plus grand. Être homme, c’est ce courage s’assumer toutes les situations, bien que l’on n’ait aucune prise sur elles. Sans la responsabilité, que resterait-il de la liberté, donc de l’humanité ? L’estime de soi est allégresse. « L’héroïsme n’est pas un élément tragique : c’est le tragique qui engendre l’héroïsme » p.74. L’homme vaut plus que toute chose car il est le seul à posséder cette valeur-là. « La valeur réside dans l’exception, l’ordre des choses’, lui, est platitude » p.88.

La morale commence avec le non au tragique, par le refus du réel. Socrate avait senti l’incompatibilité entre morale et religion, cette conscience tragique de l’existence. Il fut donc le premier « blasphémateur » par peur et par haine de l’instinct religieux, blasphémateur du don tragique qui explique à la société les contradictions de la vie et des valeurs. Le refus d’affronter précède le refus d’admettre. Il conduit à l’absence de respect devant l’Être. La pitié, par exemple, consiste à s’illusionner sur autrui et écarte la réaction saine du mépris. Mépriser constitue une douleur morale intolérable : « entrer dans la pitié, c’est refuser de considérer que le méprisable est méprisable, c’est s’aveugler sur la réalité tragique, c’est fuir devant la souffrance » p.122. Avoir pitié, c’est fuir devant le réel humain, préférer l’illusion, réagir par atavisme moral (idéal) contre le tragique (réel) qui fait trop mal. Alors que la générosité est une force active qui aide dans la réalité son prochain par surcroît de vitalité et empathie pour endiguer ce qui va contre la vie.

Le moralisme triomphant secrète la bêtise, heureuse et sûre d’elle-même comme une vache à l’étable qui rumine son foin et regarde, quiète, passer les trains. L’idée bête du bonheur refuse l’irréconciliable pour lui substituer le « mieux ». Elle espère une solution de synthèse pour l’avenir, un « progrès » : c’est Socrate contre Sophocle, Voltaire contre Pascal.

Meurt alors l’innocence du devenir : le « mérite » est la causalité introduite dans le monde des valeurs. Si chacune a « sa raison », ce sens causal exerce une tyrannie et fait régner un esprit de sérieux clérical. Telle est l’Église solennelle de l’Inquisition, la sévérité puritaine des sectes, l’esprit de purification de la Terreur et de Daesh, la « ligne » de Lénine ou Staline, le « cant » victorien et le « politiquement correct ».

Un ancien petit livre encore tout frais de ses découvertes toujours actuelles.

Clément Rosset, La philosophie tragique, 1960, PUF Quadrige 2014, 204 pages, €11.00
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Information et vérité

Un étudiant m’a interrogé, il y a quelques années, à propos de son mémoire de fin d’études sur le pétrole. « La question qui me vient régulièrement à l’esprit lors de mes recherches, est comment valider mes sources d’information, comment juger de la fidélité de ces informations vis a vis de la réalité. (…) Le sujet du pétrole en lui même est propice a la manipulation de l’information, les conclusions des documents qu’on peut trouver sont extrêmement différentes, et parfois très imprégnées des fameuses théories de complot. J’ai amassé des documents dont je ne sais pas trop quoi faire. En fonction des points de vue les opinions divergent ce qui est normal, mais comment tirer de cette masse d’informations les fondements d’une réflexion personnelle mais fidèle a la réalité sur le sujet ? »

Je vous rassure : cette inquiétude est celle de tous ceux qui ont une étude à mener ou un article d’informations à écrire. Ne vous affolez pas non plus du « travail » que cela demande, les méthodes existent et je suis étonné que les professeurs ne vous les aient pas enseignées au moins une fois durant vos études. Il est vrai que l’abandon de la dissertation, la sélection intensive sur les seuls maths, le conformisme exigé aux examens, ne poussent pas à l’examen critique ni au développement rhétorique dans l’éducation nationale. C’est dommage, mais sachez que les outils d’approche de la vérité ou d’appréhension du réel existent : je les ai rencontrés.

Grandes écoles et universites dessin Pessin

Il est très à la mode de dire que tout égale tout, que tout le monde « il » est beau et gentil et que le relativisme général règne en tous temps et en tous lieux. Mais on ne construit nul discours, nulle relation humaine ou sociale sur l’absolument relatif (ex. je t’aime, mais attention, mon discours est de circonstance, avec des arrières pensées, tout à l’heure je ne t’aimerai plus, mais je te dirai le contraire pour ne pas que tu croies…). La vérité n’est qu’un idéal à approcher mais surtout à rechercher ; personne ne dit que le vrai sera atteint, surtout pas moi.

Il n’y a pas d’information qui soit « objective », mais je préfère qu’elle soit « honnête ». Ce qui signifie (on n’a rien inventé) qu’il faut appliquer les méthodes de l’honnêteté en vigueur dans la recherche scientifique : observer, recouper, émettre des hypothèses, raisonner logiquement, tester, garder l’esprit critique (et après tout, si une autre hypothèse était possible ?), identifier le degré de véracité des sources (qui a intérêt à quoi ?), préparer une recherche en complément, intégrer le tout dans une problématique (que voulez-vous montrer ?).

Pour cela, nous devons faire confiance aux méthodes éprouvées :

  • précision des mots (dictionnaire),
  • rigueur logique (attention aux sophismes),
  • clarté de l’exposition (ce qui se conçoit bien s’énonce clairement),
  • distinction entre les sources et les spéculations, les éléments de vérification (nom et position des interlocuteurs, bibliographie, sources web).

Cela demande du travail et l’époque aime à croire au tout cuit tout de suite, au spontané innocemment révélateur. C’est du rousseauisme vaguement écolo, très tendance, mais inadapté à la rigueur et à la probité de qui veut approcher la vérité (d’où le zapping permanent des médias qui trouve l’émotionnel plus facile).

Dans votre étude, vous devez distinguer :

  1. les faits qui, vérifiés, deviennent « vrais »,
  2. des spéculations qui sont des hypothèses plausibles ou non (à vous de les soumettre à critique ou de les opposer l’une à l’autre),
  3. et des dérapages qui tordent les faits en raison de dispositions psychologiques particulières.

Par exemple, le Club de Rome en 1972 énonçait

  • des faits « vrais » (l’épuisement inévitable des ressources naturelles à terme),
  • des spéculations (si l’on poursuit l’industrialisation au même rythme, on peut calculer approximativement la date où la consommation dépassera le niveau des réserves exploitables),
  • enfin des dérapages (il reste à peine de 20 à 50 ans, au secours la planète, rien ne va plus).

Saisissez-vous la nuance entre ces trois niveaux ?

ordinateur

Il est nécessaire de faire une différence entre une connaissance et une ignorance, entre une interprétation sujette à débat et à vérification et un dogme asséné sans preuve ou un mensonge, et entre un délire et une démonstration. Par exemple, le recours au Complot n’est pas une modalité de la vérité mais une déviation du raisonnement pour des motifs qui ne résident pas dans l’objet de l’information mais dans la psychologie de l’interprète. Pour le sophiste, rien n’est vrai ; pour le sceptique, rien n’est certain. Le premier pourra justifier de n’importe quoi ; le second sera soumis par tous à vérification (l’anglicisme « falsification » de Popper). « Approfondissement et ratures », disait Pascal de la recherche de vérité, « essais et erreurs », disons-nous aujourd’hui de la méthode expérimentale en usage dans les sciences. Vous n’avez pas à rechercher des vérités platoniciennes, valables de toute éternité, mais des vérités partielles et révisables, ce que nous appelons des « faits établis » – et que les historiens comme les physiciens rétablissent régulièrement (la biologie de Darwin est vraie, mais partiellement : hasard et nécessité se combinent dialectiquement à tous niveaux, de la cellule à l’environnement).

Établir les faits, élaborer des hypothèses par la critique des interprétations (qui demande recul et compréhension), cerner les dérapages, telles sont les étapes de votre démarche. L’angle que vous choisirez de démontrer ne sera pas « vérité révélée » (sauf si Gabriel alias Djibril vient vous souffler dans l’oreille) mais un point de vue. Faites en sorte qu’il soit le plus global possible, qu’il intègre le plus de données vérifiables, qu’il fasse la part des choses et prenne du recul. Quand vous ne pouvez trancher entre les hypothèses, exposez-les, critiquez-les et faites le constat que vous ne pouvez les départager. Ou élaborez des scénarios : si… alors, mais si autrement… alors autrement.

Exposez surtout votre démarche, le résultat de votre recherche importe peu car il sera provisoire. Seule la méthode pour parvenir à établir les faits et à formuler des hypothèses qui en rendent compte importe.

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Droite, gauche et guerres de religion

Article repris par Medium4You.

A chaque élection présidentielle française, la nation se déchire avec haine. Il y a ceux qui veulent tout bouleverser, batteurs d’estrades, histrions de télé ou agitateurs des mouvements sociaux. Il y a ceux qui veulent tout centraliser, technocrates avides de surveiller, politiques soucieux de contrôler, petits chefs affamés de punir. En bref les révolutionnaires et les conservateurs.

En général les révolutionnaires sont émancipateurs des individus : ils désirent libérer les hommes de leurs déterminismes sexuel, de naissance, de milieu, d’éducation, de pays – au nom de l’universel et de l’humanité.

Un peu partout les conservateurs sont ceux qui figent les individus dans des catégories, des groupes sociaux, des provinces traditionnelles – au nom du sang et du sol, de la continuité organique des générations sur une terre.

C’est ainsi que cela se passe dans le monde, y compris en Europe. Mais la France est compliquée :

  • souvent les conservateurs libèrent des attaches par libéralisme, trop souvent les révolutionnaires figent les individus dans leurs origines sociales ;
  • souvent les conservateurs sont fédéralistes, décentralisateurs, provinciaux, trop souvent les révolutionnaires sont jacobins, normalisateurs, parisiens.

Les communistes se retrouvent aux côtés des catholiques pour un régime autoritaire centralisé, où la morale est assénée et surveillée par des clercs jusqu’à l’intérieur des familles. La confession comme l’autocritique traque les déviances des consciences jusque sous les draps.

Certains socialistes, proudhoniens ou trotskistes, se retrouvent aux côtés de certains écologistes nostalgiques du local et des petites patries, et des sociaux-démocrates centristes de l’ex-UDF.

C’est que droite et gauche sont des notions historiques, qui ne sont pas dues au seul hasard de la répartition en 1789 des députés de part et d’autre du président d’Assemblée. Le schisme entre droite et gauche en France vient de plus loin. De la naissance de la modernité au XVIe siècle, plus précisément. Emmanuel Leroy Ladurie, né catholique social en province avant de devenir communiste à Normale Sup, puis socialiste sous Mitterrand, date la distinction sociologique entre droite et gauche en France du protestantisme.

Calvin, Picard émigré à Genève, bouleverse radicalement le culte chrétien en faisant de chaque individu l’interlocuteur direct de Dieu. Plus d’évêque ni de messe, encore moins de Pape infaillible, plus d’interprétation cléricale de la Bible, mais sa lecture par chacun et un culte communautaire à égalité entre les participants. Voilà qui conteste le dogme catholique romain et l’unanimisme fusionnel entre une foi, un roi, une loi !

C’est d’ailleurs Louis XIV, chantre de l’étacémoi, qui révoque l’édit de Nantes qui accordait la tolérance au culte protestant. Louis XIV, c’est la droite conservatrice, c’est aussi le régime communiste : chaque communauté est surveillée et les déviances traquées par des commissaires politiques zélés ou des jésuites inquisiteurs, une armée de trois cent mille dragons occupe les pays d’hérésie pour extirper la déviance sociale au cœur. Interdit de penser autrement qu’on vous dit. Le roi Louis sait la Vérité comme le tsar Staline, il l’impose à tous sans contestation. Les « malades » – ceux qui ne croient pas à cette Pravda (vérité en russe…) – émigrent comme jadis les dissidents ; certains sont emprisonnés pour être rééduqués ; d’autres sont fusillés brûlés.

C’est contre cet absolutisme clérical et politique que se soulève la Révolution. Contre les bastilles, qu’elles soient de pierres ou d’idées. La gauche est héritière de ce mouvement d’émancipation :

  • Il est né de la Renaissance avec la connaissance des Grecs et de leur liberté,
  • né des Lumières qui préfèrent la raison aux dogmes bibliques et le parlement à l’absolutisme royal,
  • né de la Révolution qui accordera, après un siècle de tergiversations, le suffrage universel à tous les citoyens majeurs,
  • prolongé par la Résistance aux nazis, après la faillite des élites bourgeoises avec droit de vote aux femmes et couverture sociale en 1945.

Le centre est héritier aussi de ce libéralisme politique, de l’autonomie des provinces, du fédéralisme européen exalté par Victor Hugo.

Mais ni le communisme, ni le socialisme jacobin, ni le bonapartisme gaullien ne sont de cette gauche là. Ils sont centralisateurs, technocrates, parisiens. Ils sont la droite. Le Mélenchon tribun qui veut tout changer est-il de gauche ? En apparence, dans le discours, quand il en appelle à la démocratie. Sauf que, si l’on creuse, sa démocratie est loin d’être « participative », elle est plutôt jacobine, mobilisation générale par le référendum, les citoyens en armes, l’éradication des déviances : comme au Tibet sous la république « populaire », comme en Bretagne pour les écoles Diwan. C’est lui qui l’a dit.

Guizot, Couve de Murville, Rocard, Jospin sont protestants. Henri IV aussi jusqu’à ce qu’il accepte le royaume pour une messe. Montaigne comprenait le protestantisme, proche du stoïcisme romain. Pascal était janséniste, un protestantisme catholique, comme lui augustinien. Au fond, les Français aiment bien ces modérés : des gens qui libèrent par le savoir, par l’exemple et par les libertés. Bien loin des hommes providentiels, des gourous de rue d’Ulm ou des tribuns de télé qui imposent leurs vues sans contrepartie, leur force sans contrepouvoir, leur politique unique comme Castro ou Chavez.

De gauche les Français ? En majorité probablement, mais pas de la gauche qu’on croit…

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