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Clément Rosset, La philosophie tragique

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Le tragique est un sentiment de joie philosophique, venu de l’être même, qui bannit le pessimisme comme le moralisme. Il est probablement ce « vouloir-vivre » de l’Occident qui a permis l’essor du savoir et de l’économie, en même temps que les conquêtes et les explorations. Ce qui a eu pour conséquences l’exigence de la liberté de penser avec celle d’entreprendre, et la participation démocratique progressive, de puis l’Habeas corpus anglais jusqu’aux Révolutions française et américaine. « Rien de plus noble et de plus élevé en l’homme que son attitude critique qui le porte à déchirer impitoyablement toutes les croyances qui pourraient compromettre sa lucidité intellectuelle, mais auxquelles il se sent lié par un pressant besoin affectif : cette attitude – qui suppose une dureté envers soi-même – est proprement la ‘purification philosophique’ » (introduction).

L’auteur définit le tragique comme un « soudain refus radical de toute idée d’interprétation » p.7. Il est l’intelligence, cette faculté de l’esprit qui s’oppose à l’imbécilité. Le ‘baculus’ en latin est la canne, sur laquelle s’appuie toujours l’imbécile pour s’éviter de penser et de prendre ses responsabilités. L’imbécile est un boiteux de l’âme.

A l’inverse, l’esprit tragique accepte la surprise radicale, même celle qui fait mal parce qu’elle déstabilise : l’échec de l’affectivité et la solitude fondamentale de tout homme, la découverte de la bassesse inhérente à la nature humaine, l’apprentissage de l’absurde et de la mort. A cela, le tragique ne pourra jamais donner d’interprétation. Il s’agit d’un échec insurmontable, irrémédiable, irréconciliable avec l’univers. L’homme se découvre mortel, seul et nu. Il ne sera jamais Dieu, malgré le « progrès », le « bien », le « mérite ».

Les infantiles préfèrent refuser rageusement ce monde-là et croire aux chimères du « bonheur ». Les virils l’acceptent – tragiquement (viril au sens philosophique inclut les femmes, évidemment, au sens de fortes, fermes, courageuses tout comme les hommes). Il n’y a pas de liberté fondamentale de choix, mais un instinct, une force intérieure ou une faiblesse interne. Rodrigue (le Cid) ne choisit pas entre la grandeur ou l’égoïsme, il préfère la voix la plus longue de son instinct naturel : la générosité.

Le tragique est réaliste, il constate que l’humain n’est libre que relativement, contraint par sa condition de mortel, seul et faible – ni dieu ni ange, mais à moitié bête. Et qu’il faut faire avec. L’individu puise sa force en lui-même pour réaliser son humanité avec les autres, telle est sa gloire et sa joie. Tel est le tempérament que l’on pourrait qualifier « à la française » de droite, bien que ces distinctions apparaissent un tantinet ridicules dès que l’on quitte les frontières étroites du ghetto médiatique parisien. A gauche, pour user des mêmes distinctions poseuses, le tempérament est porté à l’illusion et aux grands mots ronflant – que l’on aime à confondre avec les choses. On croit encore que l’humain n’est qu’un ange déchu que ses mérites existentiels suffiraient à remplumer, une page blanche où « la société » écrirait tout le bien, qu’il a le « droit moral » de choisir pour éviter tout le mal – sans que Bien ou Mal ne soient vraiment définis autrement que « par ce qui est admis », donc ce que tout le monde aspire à faire – et qu’enfin ce choix détermine sa vertu au regard d’une justice immanente. Même si Dieu est mort, les laïcs de gauche croient encore en une Balance suprême…

« Le tragique est d’abord ce qui nous permet de vivre, ce qui est le plus chevillé au corps de l’homme, c’est l’instinct de vie par excellence » p.49. La vitalité est source de la joie, la grande joie dionysiaque de Nietzsche, « semblable à Hamlet ; tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé : ils ont ‘vu’, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’essence éternelle des choses ». Connaître empêche parfois d’agir, il faut à l’action le mirage de l’illusion.

Mais le tragique n’est pas l’à-quoi-bon ? S’il est étranger à toute mise en question, il est lui-même l’éternel scandale. La vie vaut moins que l’homme, elle emprisonne, mais l’humain est le plus grand. Être homme, c’est ce courage s’assumer toutes les situations, bien que l’on n’ait aucune prise sur elles. Sans la responsabilité, que resterait-il de la liberté, donc de l’humanité ? L’estime de soi est allégresse. « L’héroïsme n’est pas un élément tragique : c’est le tragique qui engendre l’héroïsme » p.74. L’homme vaut plus que toute chose car il est le seul à posséder cette valeur-là. « La valeur réside dans l’exception, l’ordre des choses’, lui, est platitude » p.88.

La morale commence avec le non au tragique, par le refus du réel. Socrate avait senti l’incompatibilité entre morale et religion, cette conscience tragique de l’existence. Il fut donc le premier « blasphémateur » par peur et par haine de l’instinct religieux, blasphémateur du don tragique qui explique à la société les contradictions de la vie et des valeurs. Le refus d’affronter précède le refus d’admettre. Il conduit à l’absence de respect devant l’Être. La pitié, par exemple, consiste à s’illusionner sur autrui et écarte la réaction saine du mépris. Mépriser constitue une douleur morale intolérable : « entrer dans la pitié, c’est refuser de considérer que le méprisable est méprisable, c’est s’aveugler sur la réalité tragique, c’est fuir devant la souffrance » p.122. Avoir pitié, c’est fuir devant le réel humain, préférer l’illusion, réagir par atavisme moral (idéal) contre le tragique (réel) qui fait trop mal. Alors que la générosité est une force active qui aide dans la réalité son prochain par surcroît de vitalité et empathie pour endiguer ce qui va contre la vie.

Le moralisme triomphant secrète la bêtise, heureuse et sûre d’elle-même comme une vache à l’étable qui rumine son foin et regarde, quiète, passer les trains. L’idée bête du bonheur refuse l’irréconciliable pour lui substituer le « mieux ». Elle espère une solution de synthèse pour l’avenir, un « progrès » : c’est Socrate contre Sophocle, Voltaire contre Pascal.

Meurt alors l’innocence du devenir : le « mérite » est la causalité introduite dans le monde des valeurs. Si chacune a « sa raison », ce sens causal exerce une tyrannie et fait régner un esprit de sérieux clérical. Telle est l’Église solennelle de l’Inquisition, la sévérité puritaine des sectes, l’esprit de purification de la Terreur et de Daesh, la « ligne » de Lénine ou Staline, le « cant » victorien et le « politiquement correct ».

Un ancien petit livre encore tout frais de ses découvertes toujours actuelles.

Clément Rosset, La philosophie tragique, 1960, PUF Quadrige 2014, 204 pages, €11.00
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Clément Rosset, Le réel et son double

clement rosset le reel et son double folio
L’homme est doté d’un système nerveux complexe et hiérarchisé. De ce fait, les stimulations du monde extérieur se désensualisent pour devenir des « états cérébraux » : le chien n’est plus un chien mais une image de chien. La perception devient une « intégration personnalisante », indissociable de la pensée. La sensation n’existe pas comme purement elle-même, elle est « pensée de sensation ». L’homme recrée le monde en son propre cerveau.

Cette image mentale est aussi reconsidération des informations. Le mouvement de la pensée est le doute. L’être humain étant ainsi construit, deux attitudes lui sont possibles : soit l’angoisse (qui engendre l’illusion par compensation), soit l’acceptation (qui engendre la découverte en récompense). Car le doute a deux faces : l’une créatrice, née de la confiance en soi et du trop-plein d’être, génère une curiosité qui colle au réel ; l’autre négative, née de l’angoisse du timoré, génère une illusion de transfert.

Clément Rosset a étudié cette seconde attitude. Des diverses formes de refus du réel (drogue, folie, suicide), la pire est sans doute la « perception inutile », autre nom de l’illusion. La perception a un double aspect, le premier théorique (ce qui se voit) et le second pratique (ce qui se fait). Chez l’angoissé, ces deux aspects ne sont pas complémentaires : la pratique ne correspond plus à la théorie. Malgré ce qu’on voit, on fait « comme si ». Ce qui est grave est que « toute remontrance est vaine – on ne saurait en remontrer à quelqu’un qui a déjà sous les yeux ce qu’on se propose de lui faire voir » p.12. L’illusion, comme la foi, colore et restreint la vision que l’on a du monde.

L’essai vise à démontrer que la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du Double.

L’auteur retrouve le mécanisme de l’illusion dans l’oracle (grec, arabe ou médiéval) où l’événement possède un double. « L’événement attendu vient coïncider avec lui-même, d’où précisément la surprise : car on attendait quelque chose de différent, quoique voisin » p.39. La prédiction s’accomplit, mais le héros qui la savait s’étonne ; il espérait autre chose. Pire, la prédiction s’accomplit par le geste même qui s’efforce de la conjurer. Œdipe, fuyant Corinthe en apprenant le destin de parricide et d’inceste qui le menace, tue en chemin son véritable père, puis épouse sa mère parce qu’il a résolu l’énigme de la sphinge.

Autre forme d’illusion, la métaphysique, où le monde possède un double. Thèse de Platon dans Cratyle, l’objet sensible ne peut se répliquer, donc le sensible est fini ; il ne peut non plus répéter un modèle suprasensible, donc le sensible est décevant. Tout cela ne satisfaisant point l’exigence humaine de rationalité, il doit donc exister un « autre » monde, domaine de l’Idée, où le réel est absolu et non plus contingent. Seul ce monde est rationnellement vrai. Hegel poussera la démonstration plus loin : la ruse de cet autre monde, justement, est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Si l’autre monde est invisible, c’est qu’il est doublé par celui-ci qui interdit de le voir. « La pensée métaphysique se fonde sur un seul refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité » p.59. A contrario, une structure non métaphysique de la duplication est concevable ; elle est celle des Stoïciens et celle de Nietzsche. Un « retour éternel » enrichit le présent de toutes les potentialités passées et futures car tout est à jamais premier.

Dernière forme d’illusion, la psychologique, où l’homme possède un double (fantasme du sosie ou du jumeau). L’unique est la structure fondamentale du réel – mais il ne peut se voir, car même le miroir est une fausse évidence : il ne montre qu’un reflet et un inverse. Doutant de son image, doutant de son existence (qu’il sait périssable), l’angoissé en vient à douter de soi. La vraie vie est ailleurs. Fatalité : tous ceux qui doutent d’eux-mêmes cherchent leur salut dans un modèle. Las ! Cet autre magique, dont on espère qu’il vous fera échapper au sort, vous enferme inexorablement en vous-même. Par peur d’être stupide, on devient stupide – stupide d’essayer d’échapper et d’exorciser ce qu’on n’est pas. Par peur d’être snob, on devient snob – mécanisme classique du conformisme de l’anticonformisme.

Nietzsche a bien dénoncé ce danger. Il accusait ainsi Carlyle de confondre « l’homme sublime » et « l’homme élevé ». « Le premier a la poitrine bombée, comme ceux qui aspirent de l’air », il est « un pénitent de l’esprit » qui « ne connait ni le rire, ni la beauté ». Il faut qu’il se fatigue de sa sublimité pour atteindre à la grandeur, « qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme », car « la beauté est insaisissable pour toute volonté violente » (Zarathoustra, II.3). L’angoisse de voir disparaître son reflet est l’angoisse de deviner que l’on est incapable d’établir son existence par soi-même.

A l’inverse, la reconnaissance de soi implique l’exorcisme du double, qui est aussi une adhésion au réel. S’accepter et s’aimer tel qu’on est rend indifférent à toutes ses propres copies, fantasmes ou idéaux. « Être soi », c’est refuser de paraître autre aux yeux d’autrui, c’est refuser le snobisme et son affectation (écart constant du personnage avec ce qu’il est réellement) et son chichi (coût de la complication par peur de n’être que soi).

La reconnaissance de soi est un processus psychique de maturation, de l’âge adolescent à l’âge adulte. Lors de sa quête d’identité, le jeune cherche des modèles qu’il valorise ; il ne devient lui-même que par dépassement – non des modèles – mais de son besoin de modèles et de son désir d’idéal. Cette rupture entre adolescence et maturité n’est pas si brutale que les nécessités de l’expression nous le font exposer. Le passage est insensible et progressif avec les années, variable selon les individus, parfois fort tard. L’exorcisme du double, la reconnaissance pleine et entière de soi est une tendance qui se poursuit tout au long de la vie. Clément Rosset avoue que seule « la mort signifie la fin de toute distance possible de soi à soi, tant spatiale que temporelle, et l’urgence d’une coïncidence avec soi-même » p.100. C’est moi qui meurt et non mon double.

L’essai est stimulant en ce qu’il montre la face sombre de la faculté de penser. « L’homme, s’il possède le principe de penser, n’a pas reçu le don d’ubiquité intellectuelle : il pense à quelque chose à un moment donné, et rien d’autre à ce moment-là. C’est en quoi il peut toujours constituer une proie facile » p.24. Mais cette façon d’envisager la fragilité de la pensée, si elle reste globalement vraie, est contestable. Le propre de l’intelligence est le doute, qui est justement la faculté de remettre en cause, au moment où l’on pense quelque chose, cette pensée même. Ce n’est pas le pouvoir de raison qui est en soi fragile, mais bien plutôt l’interférence de l’affectivité ou de l’instinct, qui oriente et polarise la pensée par sa puissance inconsciente, empêchant le doute, supprimant la distance.

Premier ouvrage publié de Rosset, sa réflexion n’est pas encore aboutie. Le reproche principal que je ferais à cet essai est de ne pas avoir (au moins dans la préface) replacé le phénomène de l’illusion dans celui – plus général – de l’opération de penser. Ce qui importe, en cette opération, est la distanciation à l’égard du donné immédiat. C’est ce qui distingue l’homme de l’animal et permet que ses actions ne soient pas de pures réactions, ni ses réflexions des réflexes. Lorsque la distanciation joue, la pensée garde une certaine autonomie qui lui permet de réfléchir sur le réel.

Clément Rosset, Le réel et son double, 1976, Folio 1993, 129 pages, €6.40
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Sur la plage de Jean-Didier Urbain

Les deux-tiers des Français qui partent en vacances vont à la mer, dit-on. Que se passe-t-il donc sur la plage ? C’est à cette interrogation que le sociologue Jean-Didier Urbain, professeur à Paris V, s’est attaché en 1994. Ne craignez rien, ce sociologue-là parle bien, sans jargon, et il se lit avec plaisir. Les trois parties présentent l’origine des manières de plage, la plage comme terrain, puis la nudité et les relations humaines. Voilà qui est alléchant !

La colonisation des rivages, au 19ème siècle, fait le vide : les pêcheurs sont repoussés hors des limites du sable et la frange littorale fait l’objet d’appropriation immobilière. La culture locale de folklorise voire disparaît lorsque s’établissent les grandes stations balnéaires.

Sur cette scène vidée s’avance le baigneur. Il se méfie d’abord des vagues, fort vêtu et bardé de prescriptions médicales et morales du « tu dois » curiste. Puis il se fait à la mer, dénude son corps, apprend à nager, mixe les sexes jusqu’alors soigneusement séparés par les règlements municipaux. Il se dépouille des symboles mondains, sociaux, « moraux ». Il se fait nudiste, se bronze « comme un nègre » (expression d’époque), exhibe son corps, homme et femme, avec l’enfant en avant-garde.

Survient alors après guerre une nouvelle appropriation sociale de cet ensauvagement : le « modèle polynésien », codage du lieu et des usages mis en œuvre principalement au Club Méditerranée. Désormais peu importe le site, où qu’il soit, la culture locale est ignorée : seule compte la trilogie Sea, Sun, Sex. « Ici naît, psychologiquement et matériellement, la plage comme monde à part, comme ‘tiers univers’ », note J-D Urbain p.153.

Dans ce huis clos, sur cette page vierge, les estivants se ruent chaque année non pour retrouver « la nature » (qui est toujours un objet social construit), ni pour retrouver leurs « racines » (locales ou rurales), ni pour découvrir l’Autre. Mais pour se retrouver « entre soi », dans « une sociabilité vacancière taraudée par un songe communautaire et ‘primitif’. » p.154 Ce qui compte est le lien social primaire, objet de la seconde partie.

Le culte du corps est au cœur de cette nouvelle et temporaire manière de vivre les étés. Le corps mis en scène par les crèmes et le bronzage, allégé et fortifié par le sport, épanoui par une sexualité estivale moins volage qu’on croit (elle ressort surtout du rêve).

Le rêve littoral n’est pas « la nature » mais une nature artificielle, soigneusement ressablée, désalguée, désoursinée, ratissée, interdite aux chiens et protégée par des barrières antirequins. Un lieu confortable, accueillant, sans surprise – une parfaite « civilisation » du naturel – un cocon où se lover sensuellement entre le ciel et l’eau. « Il y a bien plus que de l’hygiène dans ce toilettage du site. Il y a aussi un certain ‘refus du réel’, un désir de pureté antinaturelle qui s’inscrit dans la continuité d’un programme symbolique d’extermination de la sauvagerie afin que la plage soit ce désert idéal, cette scène vide, cette rive nue, à l’image du corps dévêtu : un site dès lors soustrait à la nature comme à la culture, théâtre suspendu pour un jeu de société lui-même détaché du monde et de ses contingences. » p.172

La plage est une rêverie du repos, la mer éternellement recommencée une référence à l’éternité, le bain une jouvence. La plage est une bulle hors histoire, hors société mondaine, hors tracasseries du quotidien. L’estivant s’y retire du monde comme Robinson en son île. Qu’y cherche-t-il ? Certainement pas la solitude ! Mais peut-être les liens primaires d’une société de base « hors des turbulences et des conflits de la vie courante, pour rejouer des scènes sociales heureuses, restaurer des liens défaits, en établir de nouveaux ou encore recouvrer une sensation de voisinage et de familiarité perdue en ville, celle de l’appartenance communautaire. » p.225 « Sur la plage, la société s’exhibe, se regarde, s’entre-regarde et se met en scène pour elle-même, hors de tout contexte. » p.236

Aucune découverte de l’Autre, donc, mais recherche du Même, du « comme moi » narcissique. J-D Urbain analyse les stratégies de concentration ou de dispersion des groupes de baigneurs sur la plage, des tribus familiales soudées autour du parasol planté comme un drapeau fondateur, aux hordes lâches d’adolescents qui se dispersent au gré des amitiés, jusqu’aux solitaires, à mi-chemin.

On ne « se mélange » pas socialement, c’est pourquoi il y a des plages populaires et des plages chics, des discriminations générationnelles ou sexuelles en fonction des lieux et des heures. La répétition rassure, le semblable aussi ; le cocooning exige l’intimité.

L’absence de vêtements, mode peu à peu arrachée à la morale autoritaire et rigoriste durant tout le XXème siècle, pointe un rêve d’immortalité. « Le corps nu est toujours un masque et sa fonction n’est pas en priorité d’exprimer un rôle mais d’abord des valeurs telles que le propre, le sain, le pur, si possible le beau et le jeune, et surtout une certaine image du ‘naturel’. » p.299

On s’épile, on se crème, on mange cru, on maigrit et se muscle « pour » la plage : « Bref, voici un corps, sinon parfait, du moins perfectionné, qui voit l’épilé à côté du frais, du jeune, du souple, du lisse, du bronzé ou de l’uni, enrichir un paradigme de qualités qui font le corps étanche, immaculé, homogène et inattaquable, comme soustrait aux contingences de l’excrétion biologique, aux traces du vieillissement, aux indices de l’usure, interne ou externe : un corps arraché au temps, à la décomposition, au végétatif vulgaire, rêvé autarcique, signe pur de lui-même. » p.303

Toutes ces qualités sont « de clôture », comme le revêtement protecteur des objets, une sorte de vernissage conservatoire de la jeunesse – un rêve mythique de jeunesse éternelle mais figée ici et maintenant.

La plage montre les gens dans leur conservatisme foncier. « Le ‘théâtre’ de la société de plage précise ici sa fonction. Il est un microcosme grâce auquel s’effectue et se joue un retour : celui, symbolique, d’une société de tâches – génératrice d’anonymats, de divisions et de dislocations relationnelles – à une société de rôles, restauratrice d’identités, de différences et de liens fondateurs. » p.308 D’ailleurs, « pour l’éternité, on ne fixe pas n’importe quoi sur la pellicule. On fixe avant tout les images de l’enfance, de la jeunesse, de l’amour, de la famille, du repos et de l’amitié. » p.309 La lignée, les liens primaires, les rôles sociaux fondamentaux voire ‘féodaux’, le mythe de l’éternelle jeunesse dans un temps suspendu…

La plage apparaît comme une « bulle », une parenthèse, un rêve de sortir du monde.

Jean-Didier Urbain, Sur la plage, 1994, Petite Bibliothèque Payot, 375 pages.

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