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Brégançon

Nous partons de la Veserie, arrêt du bus, sur une piste menant vers le sentier du littoral. La piste prend juste derrière un étal de fruits et légumes produits régionalement, la Petite Provence bien achalandée. Elle traverse le domaine viticole (depuis 1997) du lord Bamford, baron à vie depuis 2013, collectionneur de Ferrari et conservateur anglais libertarien eurosceptique au sein de l’Atlas Network, en résumé la loi du plus fort, convertie en égoïsme individuel.

Nous passons entre les vignes, descendons parmi les arbousiers qui semblent des arbres à fraises Tagada avec leurs boules rouges à cabochons, puis les chênes liège à l’entrée du domaine de Château Léoube, « vins et huile d’olive » – évidemment « bio », c’est la mode. 560 hectares dont 70 hectares de vignes et 25 hectares d’oliveraie. Le vin est vendu de 11 à 75 € la bouteille comme s’il était un grand Bordeaux. Il reste des traces d’incendie de pins mais les chênes verts ont résisté, de même que les pistachiers.

C’est la période de récolte des olives, sur de grands filets tendus au sol sous les arbres alignés en rangées rectilignes, filtrant la lumière. La carte du Café Léoube offre une focaccia à 7 €, des entrées à 12 et 17 € et des plats de 10 à 35 €. Les tables sont faites d’une planche dressée sur deux bottes de paille pour faire cottage : une mangeoire pour étonner les ultra-riches.

Arrivés sur la plage, nous la longeons longuement par un chemin « technique » ce qui signifie qu’il monte et descend avec des cailloux et des racines en travers, le tout assez casse-gueule. Nous allons jusqu’à la plage de l’Esquirol. Nous pique-niquons alors sous les pins, arrosant les mets au rouge de Brégançon, qui n’est pas fameux, puis avec un vin plaisir vegan biodynamique – qui contient quand même des sulfites ! Comme les autres, je prends mon bain de Méditerranée.

Deux petits Allemands piaillent dans l’eau et se jettent l’un l’autre dans les vagues. Leur sœur blonde aux cheveux torsadés sur l’épaule semble une petite sirène échouée. A leur sortie de l’eau, papa les prend en photo au téléphone mobile. Quant à maman, elle attend que les enfants jouent sur le sable pour prendre en vidéo leurs corps que la lumière méditerranéenne fait chatoyer. Ce sera une lumière pour l’hiver continental allemand, une provision de santé, un « souvenir de jeunesse » pour plus tard dans son grand âge, un moment d’insouciance dans ce monde futur qui s’annonce menaçant. Deux paddles montés par un couple accostent depuis la crique d’à côté. Une vieille, aux seins nus flapis qui pendent comme des outres vides, longe la plage en ramassant tous les déchets rapportés par la mer. L’eau est bleue à en mourir.

Un peu plus loin, le fort de Brégançon. Le ciel et la mer sont bleu France, de vagues nuages flottent. Nous n’approchons pas le fort présidentiel, situé sur un promontoire et relié par une passerelle au rivage du cap Bénat. Il a été bâti au XVIe siècle, vaguement restauré par Bonaparte général. Il sert depuis 1968 de résidence estivale au président de la République. Nous voyons le mieux le fort depuis la pointe de la Vignasse. C’est face à ce fort que le commandant Cousteau et ses amis Taillez et Dumas ont mis au point le matériel de chasse sous-marine qui allait permettre l’exploration des merveilles de la mer dans ce Monde du silence qui m’avait tant enchanté au début de mon adolescence.

Nous avons encore une heure de danse sur les rochers, de marches inégales sur cette « plus belle côte du Var », avant l’ultime plage face à Brégançon avec son eau potable et sa toilette. Et deux taxis pour rentrer à l’hôtel car nous sommes fatigués. Juste sortis d’école, de jeunes garçons accompagnés d’une maman pour tous arrivent depuis le village en slip sur la plage. Ils prennent leur bain de fin d’après-midi avant de rentrer dîner.

Nous allons dîner au restaurant habituel. Nous avons cette fois tomates et mozzarella en salade, steak de thon à la ratatouille et un fraisier glace vanille. Sur l’espace réservé aux boulistes, face au bord de mer, des primes adolescents allemands s’essayent aux boules. Ils y sont bien maladroits mais jolis à voir, longs cheveux blonds et col découvert, tout excités par la nuit et l’effort.

Le lendemain, chacun part de son côté, qui en voiture, qui en bus très tôt, ou en bus un peu après.

FIN

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Porquerolles

Nous prenons deux taxis à l’hôtel juste après le petit déjeuner pour la Tour fondue, où nous attend le bateau pour l’île de Porquerolles. La route passe sur l’un des tombolots, flèche littorale longue de 4 km qui a sa jumelle en face. Nous montons sur le Méditerranée IX en portant tous le masque, bien qu’en extérieur. Une classe de collégiens de cinquième du coin débarque et se répand sur les sièges autour de nous. Un certain Hugo, portant chapeau texan qui ne lui laisse que les yeux comme un cow-boy, est très volubile. Il explique à sa prof qu’il mesurait 48 cm les bras étendus lorsqu’il est né. A 12 ans, il reste plutôt petit, même s’il est râblé. La sortie du jour sera studieuse et il claironne qu’il est « dans le groupe C » avec Ambre et quatre autres filles. Ambre est la leader du groupe, relevant ses manches de T-shirt jusqu’aux épaules comme un garçon.

En partant du port de la grande cale, nous allons faire 14 km à pied dans la journée, environ un tiers du tour de l’île qui fait 7 km de long sur 3 de large, jusqu’au Fort Saint Agathe, toujours terrain militaire. C’est une suite de marches assez rapides au rythme du guide, même si les pentes ne sont pas très dures. La température a baissé et il fait bon sans faire chaud. Tout le pays d’ailleurs est dur. La lumière crue, les reliefs âpres, les gens directs et égoïstes. La Côte d’Azur est le paradis des nouveaux riches, des petits-bourgeois rapatriés d’Afrique du nord et du Milieu ; c’est là qu’est né Charles Maurras, nationaliste antisémite, sourd à tout ce que lui disaient les autres.  Les libertariens et l’extrémisme souverainiste attirent la majorité des électeurs.

Des gens se baignent dès le matin, devant d’autres voguent en canoës. Nous passons parmi les vignes, belles en automne avec leurs feuilles d’or. Sur la mer, nous pouvons observer, selon un panneau placé exprès en haut de la falaise vers le sud, les goélands leucophée, les sternes caugek, le cormoran huppé et le grand cormoran, les puffins de Scopoli et yelkouan, le tadorne de Belon, le faucon pèlerin et le fou de Bassan.

À la crique du Brégançonnet, nous pique-niquons italien de mozzarella, tomate confite et basilic sur un quart de tranche de pain, puis d’une salade de roquette, tomates et olives vertes en saumure. Enfin, melon, mandarine et prune avec du fromage corse. Un petit carré de chocolat à la mandarine pour terminer.

Les sentiers sont dans la pinède, les eucalyptus et les chênes verts, à couvert. En 1911, l’île a été achetée par un ingénieur belge, François-Joseph Fournier, qui a fait fortune au Mexique. Il a tenté de recréer le cadre d’une hacienda sud-américaine en important des espèces végétales exotiques. Les vignes qu’il a plantées continuent de produire un vin rosé qui a été le premier AOC côtes de Provence. Nous croisons parfois des pistes pour vélo et l’électrique fait fureur. Sa location coûte 42 € la journée contre 18 € pour le vélo « musculaire » – il paraît que c’est ainsi que l’on dit désormais. Le sport bobo c’est bien… à condition de ne pas se fatiguer !

À la plage d’Argent, un bateau nommé Le Marlin enlève les bouées jaunes qui délimitaient la plage pour les estivants dans une odeur de vase. L’eau et le ciel sont couleur caraïbe. No kids but Germans – déjà en vacances. Le groupe prend un bain de pieds, pas le temps de se baigner vraiment à cause de l’horaire du bateau. Le 17h30 est supprimé hors saison et nous devons prendre le 16h30. Un petit Allemand se place devant nous qui longeons la plage pour nous détourner de marcher sur ce qu’il vient d’inscrire sur le sable mouillé – je n’ai pas compris quoi, c’est en barbare. Nous retrouvons les collégiens du matin sur le bateau du retour, avec un petit très blond au col échancré, mignon comme un modèle ; il est couvé par son accompagnateur.

Le menu du dîner, pris à l’intérieur à cause du frais qui descend une fois le soleil couché, est du tartare de saumon, du filet de lieu aux pommes de terre, haricots verts et tomate, de la faisselle en dessert.

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Vers Vieste

Nous quittons notre gîte ensoleillé avec son chien joyeux qui veut jouer au ballon et sa chatte siamoise qui joue à la souris avec mes lacets. Elle m’aime bien depuis que je lui ai donné à manger. La chatte noire est plus sauvage. Nous laissons Piero, célibataire endurci, entre ces vieux parents. Il ne doit pas rigoler tous les jours.

Nous longeons le parc à cochons dont nous avons dégusté une échine hier. Le mâle présente une énorme paire de couilles que des assistantes sociales s’empressent de photographier ; elles n’ont pas dû en voir de longtemps. Je ne sais pas si l’on dit animelles pour les couilles de porc comme on le dit de l’agneau en cuisine ; on dit peut-être rognons blancs ou tout simplement testicules de cochon.

Puis c’est la succession des collines, montées et descentes en chemin pierreux, jusqu’à la mer. La fille d’hier retombe, elle glisse sur les pierres roulantes comme auparavant, mais cette fois son sac amortit. Elle n’a que des coups, pas de fêlure, elle peut s’asseoir à peu près. Les autres filles lui donnent de l’arnica « en homéopathie ».

Dans le paysage pousse le ciste de Montpellier, le lentisque, la sauge, le romarin. Le geai crie dans le ciel mais pas le guêpier comme hier. Il fait toujours beau temps, avec une petite brise qui arrache les chapeaux dans ses à-coups.

Vieste étend ses bâtiments sur sa pointe blanche, de plus en plus proche à mesure des tournants. La piste tombe en lacets jusqu’à la route côtière qui rejoint la plage. Celle-ci est longue de plus de 3 km, privatisée par les bars et les loueurs de transats. Nous trouvons quand même une trouée d’accès avec quelques arbres pour notre pique-nique. Le guide prépare tout pendant qu’il nous envoie nous baigner pour avoir la paix ; il déteste que les gens tournent autour de lui au prétexte de « l’aider ».

Un fort courant éloigne le nageur le long de la côte et un ruban de bouées à dix mètres au large est installé par sécurité. Le drapeau rouge est affiché pour la baignade. Il y a de petits rouleaux mais l’eau est agréable. Beaucoup de gens d’âge mûr se baignent mais aucun adolescent et presque aucun enfant. Nous ne faisons que nous tremper, pas vraiment nager.

Puis nous revenons en maillot de bain déguster la salade de farfalle accompagné du cacciocavalli et du saucisson de Piero. La salade est arrosée de son huile d’olive, que certaines ont achetée par bidons métalliques d’un litre. Un gars offre une bière Peroni de 33 cl à chacun. Le soir, une fille offrira deux bouteilles de prosecco pour fêter son divorce, un jugement en première instance en sa faveur après cinq ans dont son avocat vient de l’aviser par texto. Une dispute de sous, après la vente du fonds de commerce.

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Randonnée au-dessus de la mer

Nous prenons ce matin le train de Bari à Foggia pour 1h24, puis un bus de la compagnie La Montanara viagge qui nous mène à 355 m d’altitude, à l’entrée du sentier naturel. Bari, c’est fini.

Nous débutons notre marche sous les pins d’Alep, les lentisques, les chênes verts, les oliviers. La brise de l’Adriatique tempère la chaleur. Des senteurs balsamiques rappellent la Grèce – qui est juste de l’autre côté de la mer.

Le bus du matin nous a lâché pour cinq heures de marche, 12 km diront les maniaques du Smartphone, à l’orée d’un sentier nature aménagé dans la « plus belle pinède d’Alep de toute l’Italie », dans la Vignanotica eara di Sosta. C’est ce qu’indique une pancarte à la sortie. L’itinéraire doit nous mener de la baie delle Zagere à la plage de Pugnochiuso. Le sentier est balisé de gros ronds jaunes d’œuf entourés d’un trait noir. Nous passons le Monte Barone à 355 m et je porte le melon jaune de 3.7 kg dans mon sac, en plus du reste. Chacun porte une part du pique-nique.

Nous pique-niquons sous un pin à la capitolla (sorte de copa), accompagné d’une salade mélangée de roquette, tomates et fromage du pays.

Nous poursuivons notre chemin forestier au-dessus des flots très bleus en bas des falaises de marbre. La côte est découpée en baies très jolies dans le paysage. Une plage de galets permet de nous baigner.

Le sentier monte et descend, surplombant les falaises au-dessus de la mer d’un bleu menthe glacée. L’eau est cependant à 25 ou 26°, très agréable au bain sur les rares plages de sable grossier ou de petits galets. L’eau a roulé le marbre blanc jusqu’à former de petits œufs de Pâques, des dragées ou des savonnettes d’hôtel, cailloux très jolis à tenir dans les mains tels des bijoux d’un blanc éclatant, particulièrement lumineux lorsqu’ils sont mouillés.

Il y a du monde sur la plage en ce lundi, même des enfants car l’école n’est pas encore ouverte dans le sud de l’Italie ; ils doivent rentrer à la fin de la semaine et sont venus en famille. Un certain Andrea de 10 ans en bermuda bleu, pas très sportif mais décidé, a fixé un masque sur son visage, pris un roseau pointu et des palmes à la main ; il part chasser le poulpe dans les rochers accompagné de son jeune frère de 7 ou 8 ans en slip rouge.

La falaise de craie étend son ombre sur les galets, montrant de gros nodules de silex dans les strates. Il est déconseillé de rester trop près car des morceaux tombent de temps à autre de la paroi.

Sur le sentier, le contraste entre le vert tendre des pins et le bleu lumineux de la mer est irrésistible. Différentes odeurs balsamiques de pin, poivrées de menthe, amères de romarin. Nous avons vu quelques amandiers passablement grillés, des figuiers proches d’une habitation où se trouve l’eau, des figuiers de barbarie bien gras aux fruits oranges hérissés de piquants, quelques arbousiers et lentisques. Une seconde plage s’ouvre plus loin, au-dessus de laquelle est installé un hôtel-restaurant avec piscine. Des rochers pointent dans l’eau, tels des chicots issus de l’érosion de la falaise, comme à Étretat. Il est déjà 17 heures et la seconde baignade en cet endroit n’a pas lieu ; il faut dire que le guide n’a pas retrouvé le chemin, aboutissant à un à pic.

Il nous faut remonter sur la route où le bus vient nous chercher. Des barrières anti plagistes verrouillent les chemins et nous devons enjamber des barbelés.

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Îles Blasket

Commencent alors les deux jours les plus beaux du séjour : le départ pour les îles Blasket. Beau soleil inespéré. Nous reprenons un bateau avec tous nos bagages. Odeurs, sensations, je retrouve le plaisir de la mer. On the boat again, the boat again… Corps joyeux, esprit gai, effets de l’air marin et du balancement incessant. Un lyrisme physique me donne envie de chanter, j’ai dans l’esprit des bulles, comme du champagne.

Le petit chalutier qui nous traîne en remorque est vieux et poussif. Une famille montée dessus pour une partie de pêche, nous regarde. Les enfants ont le visage très blanc, comme lavé par la pluie incessante qui tombe dans ce pays à longueur d’année. Nous nous sommes installés à quatre sur le pont arrière et nous reviennent des bribes de chansons que nous fredonnons à tour de rôle ou en chœur. Les autres ont peur des frères Roulis et Tangage et se sont bourrés de Mercalm. Est-ce pour cela qu’ils ont l’air hébétés de bovins qui regardent les trains passer ? Je n’en suis même pas sûr. Rigides sur leurs bancs, ils sont de même dans l’existence : coincés du cerveau comme du trognon.

Débarquement en canot sous le soleil. La côte est rocheuse, la mer joue de nuances bleu-vert, le fond est transparent. Nous montons les tentes face à la côte d’Irlande, à l’abri du vent d’ouest. Devant nous la mer, derrière le village en ruines. Ces îles ont été habitées jusque dans les années 1950. Tous les habitants sont partis peu à peu et aujourd’hui ne viennent que des campeurs ou des scouts, l’été seulement. L’hiver, les tempêtes rendent l’accès presque impossible.

Nous sommes dimanche et beaucoup de touristes sont venus passer la journée. Une famille s’est installée. Le fils aîné pêche pieds nus dans l’eau, sur les rochers. Son père vient le remplacer à la ligne et il part explorer les collines. Il ne remet pas ses chaussures mais enlève son tee-shirt pour offrir au soleil son torse blanc. Le cadet, jambes nues, gambade avec sa mère. Nous allons tous à la plage et cinq se baignent, dont je suis.

Entrer dans l’eau n’est pas facile pour nous qui sommes habitués aux mers plus chaudes. L’eau glacée vous saisit les chevilles. La température ne doit pas dépasser 15°. Mais deux tout petits garçons blonds de 5 et 7 ans, surveillés par leur mère, s’éclaboussent sur le bord et se roulent dans l’eau avec une joie bruyante avant de jouer dans le sable. Ils en sont bientôt couverts des orteils aux cheveux, et la mère doit les rouler dans l’eau pour les nettoyer avant le départ. Maillots mouillés ôtés, ils enfilent leurs shorts à cru et leurs chemisettes directement avant de rejoindre le bateau de navette, toujours pieds nus. Ce sont de vrais petits durs, des gars d’ici, habitués tous jeunes à l’air et à l’eau glacée.

Alors que nous nous promenons sur l’île un peu plus tard, j’échange quelques mots avec un papa qui porte un bébé sur les bras. Il a vu des phoques nager autour de l’île et me montre des lapins qui vont et viennent sur la lande. Il y en a partout; il suffit de rester immobile un moment pour les apercevoir. Le paysage est à la Club des Cinq, lecture aventure d’une vieille anglaise des années 1940 qui enchantait mes dix ans : une île rocheuse, une lande très verte où pullulent les lapins, des oiseaux de mer. Il ne manque plus que les deux filles, les deux garçons et le chien Dagobert, pour que survienne une nouvelle histoire de contrebandiers…

A l’ouest vers le large, dans une baie rocheuse qui s’avance profondément dans l’île, sur la plage bien protégée de hautes falaises orientée au soleil couchant, s’ébattent sous nos yeux plusieurs phoques. Sur l’étendue de galets en contrebas un mâle est couché et deux femelles. L’une a trois petits, l’autre un seul, tous bien ronds. Ils crient comme des enfants, rampent vers leurs mères qui se tournent à demi vers eux pour la tétée. Ils ont le poil clair et laineux. Si une autre femelle s’approche des petits, ce sont tout de suite des grognements, des coups de queue dans l’eau et la gueule ouverte prête à mordre.

Cette île de fin d’Europe sous le soleil revenu est une sorte de paradis emplie de gamins, de lapins et de phoques. Ce soir, soupe et chili con carne, recette maison de Stéphane. C’est très bon. Le coucher dure longtemps car les filles ont facétieusement démonté et caché la tente intérieure des « frères Grapelli », Jean-Luc et Thierry, ainsi nommés après une controverse musicale.

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Les pieds dans la boue

Sac dans le van, musette sur le dos, nous grimpons la colline vers le nord. Nous sautons ensuite quelques barbelés à moutons au travers des landes de bruyères et d’ajoncs, puis nous voici dans les tourbières. La marche « doit se faire en bottes », nous comprenons vite pourquoi. Les mottes herbues sont vivaces mais, entre elles, la boue est molle, profonde, collante. Les bottes qui dérapent sur la touffe s’enfoncent en pieu dans le visqueux avide et s’en extirpent à grands bruits de succion. Cette avancée est très sexuelle et donne chaud.

Le paysage est viril, l’ambiance viking : gris et vert, avec de gros rochers noirs qui affleurent. Le ciel est lumineux, encotonné de nuées comme des voiles de lit. Pas d’autres êtres que des moutons qui fuient à notre approche. De belles échappées sur la baie de Bantry et l’océan dont l’odeur de moule monte jusqu’à nous. Sur les pentes vertes des collines des murets de pierres ou des haies d’arbustes épineux séparent les prés à mouton. Les bêtes sont grasses avec des queues comme des boules. Quelques vaches noires et blanches nous regardent placidement en ruminant. Le gris lumineux du ciel rend l’herbe plus verte, comme si la lumière sourdait du sol.

Ce sera ainsi jusqu’au pique-nique, avalé derrière un rocher qui coupe le vent. Dans la vallée, une ferme nous permet de camper sur un pré en pente au lieu-dit imprononçable : Drehideighteragh. C’est une pelouse fraîche et tendre, soigneusement tondue par la gent ovine, où affleurent parfois des granits comme de grosses tortues assoupies. Au bas de la pente un torrent cascade dans un joli son champêtre. Le soleil ne revient pas et c’est dommage car une vasque dans le rocher fait une fort belle piscine. Après avoir bien hésité, Jean-Luc se baigne, puis Brigitte. Les autres les regardent frileusement depuis le bord, ou n’entrent qu’à mi-cuisse, comme moi. Qu’importe, il est bon d’ôter ses vêtements, même lorsqu’il se remet à pleuvoir. Sensualité du crachin sur la peau qui se hérisse. Il ne fait pas froid. La nuit sera sans étoiles mais l’odeur de l’herbe passe la toile pour embaumer nos rêves.

Tôt réveil, déjeuner, rangement des affaires, démontage des tentes, chargement du van. La routine de la randonnée se met en place. Un peu de soleil, le ciel presque bleu. Départ joyeux sur le chemin. C’est la campagne : des vaches, des moutons, des bouses. Les mêmes arbustes que dans nos champs. Nous remontons un flanc de vallée et la végétation se raréfie : hors l’herbe vivace et quelques joncs, rien ne consent à pousser dans la boue battue des vents. C’est à nouveau la lande et les tourbières. Au sommet des collines, nous apercevons la baie au loin. Un brin de soleil, un peu de pluie, Jean-qui-rit, Jean-qui-pleure. Du vent se lève après la pause de midi. Peu de conversation, des blagues. Est-ce le froid (relatif) ? le vent ? les premiers jours ? Nul n’a rien à se dire. Déjà, Bernadette et moi avons fait presque toute la conversation hier soir, en préparant la soupe. J’aime bien Bernadette – mais pas pour des grainvilloiseries. Elle est intelligente, belge, un sens aigu de l’humour. Elle est chirurgien et officie à Fourmies dans le nord de la France. Les autres sont d’une grande banalité.

Collines, pentes, tourbières, retour aux prés sur la fin, des moutons, des vaches, même un taureau. De petits chemins verdoyants dans la campagne. Les bruyères sur les collines, les tourbières sur les pentes, les prés dans les vallées. Les habitations sont rares, regroupées en villages, de loin en loin. A notre étape, nous cherchons un pub. Il y en a quatre pour 300 habitants. Nous goûtons les trois sortes de bière locale : la noire Guinness, la rousse Smithwick, la pale Kab. Le van nous conduit au campement établi à 5km du village de Mangerton. Une petite pluie alterne avec un clair soleil plusieurs fois dans la journée.

« Ils » jouent au foot avec une balle de tennis dans le pré en pente, les bovins du groupe. Je ne participe pas ; nous commençons à nous connaître et ce n’est pas la joie. Outre Bernadette et son humour pince sans rire que j’apprécie fort, et Emmanuelle de *** la rousse au corps séduisant, au sourire canard et à la voix enfantine qui étudie la physique, les autres n’émergent pas d’une pesante médiocrité. Jean-Luc est mi-belge mi-yougoslave, blond épais. Il travaille à « la sécurité » d’une grosse entreprise. Véronique est employée de préfecture et n’aime que la photo, pas les mecs. Elle a déjà mitraillé trois pellicules depuis notre arrivée avec son vieux Pentax MX d’il y a 12 ans. Elle avance les pattes hautes telle un faucheux, un peu miraud derrière ses petites lunettes. Les autres sont encore plus discrets et moins remarquables, malgré la pleine lune de ce soir qui devrait les exciter. Les loups ont envie de hurler et de partir en chasse, pas eux. Il n’a pas été simple de convaincre Emmanuelle au noble nom, la nuit tombée.

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De la plage d’Herlin à celle de Locmaria

Les falaises de la côte sont plus hautes qu’hier et la Pointe de Saint-Marc, la Pointe de Pouldon, la Pointe du Skeul, nous offrent des perspectives sur l’île qui s’étend vers le nord, ainsi que sur le grand large. Le vent vient directement face à nous. Il nous apporte plusieurs grains successifs, dit « orageux » par la météo. Le grain monte et la pluie claque la cape dans un tourbillon d’atmosphère. Un vrai déluge qui ne dure pas. Je retiens notamment le grain de 12h18, qui marque cinq minutes d’arrêt sous cape avant de laisser passer le soleil.

Les montées et descentes des criques sont moins nombreuses mais plus accentuées. Nous avons fait environ 18 km aujourd’hui. Nous pique-niquons au soleil et au vent sur la falaise. L’écume des vagues qui se jettent sur les rochers en bas vole jusqu’en haut comme s’il neigeait. Les grains reprennent, très violents et avec un fort vent, mais sont éphémères ; ils laissent la place aux suivants vingt ou trente minutes plus tard. Alternance de soleil et de pluie qui se déverse en trombe avant de s’éloigner pour un temps, ce qui nous permet de sécher. Nous n’arrêtons pas de mettre et d’ôter la cape de pluie. Le sentier est bordé de ronces et d’ajoncs qui aimeraient bien occuper le terrain foulé par les marcheurs. Par revanche, elles nous griffent les mollets dès qu’elles le peuvent.

Nous atteignons Port Blanc, la plage de Locmaria, petit village tout au bout de l’île à l’opposé de Sauzon. Le soleil donne, des gens se baignent, un petit gamin et sa sœur en slip travaillent le sable à la pelle, dorés comme des brioches. Mais brusquement le grain se lève et voilà toute la famille rapatriée au ras du rocher en train de se rhabiller. Nous nous sommes réfugiés sous les tamaris qui bordent la falaise.

Puis le soleil revient, et la moitié du groupe va se baigner. On me dit que l’eau est plus froide qu’au Palais mais supportable. La chienne Pixie est ravie, elle nage à la poursuite un morceau de bois lancé par sa maîtresse, puis se sèche en se roulant dans le sable. Les enfants rhabillés trop tôt ont envie d’aller explorer les rochers avec papa au grand soleil revenu et le petit, en débardeur, se mouille la culotte, il faut lui mettre une serviette en paréo car il n’a plus rien de sec. J’aime à regarder les familles. Papa mignote ses enfants pendant que maman lit. Voilà un spectacle « anti sexiste » suivant la mode, mais cette fois positive.

Le village de Locmaria recèle l’église la plus ancienne de l’île, construite en 1714. On dit que ce village isolé au bout du bout, aurait été jadis un lieu de sorcellerie. Les endroits isolés, que l’on connait moins, font peur et suscitent la paranoïa. Une légende veut qu’un orme ait été abattu par des Hollandais pour remplacer un mât de leur bâtiment mais que le tronc s’est tordu, terrifiant les marins. Cela fait partie des histoires consolatrices en cas de défaite. Les Hollandais venaient en effet d’envahir Belle-Île.

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Bain caraïbe

Nous revenons au village lacandon en taxi, appelé par radio depuis la cabane du gardien. Le déjeuner n’est pas prêt : si nous n’étions pas revenus, il aurait été inutile de gaspiller de la marchandise. J’ai le temps (je suis le seul) de prendre une douche à l’eau froide du rio passé en force dans les tubes sanitaires. J’ai le temps encore d’acheter à la case-boutique, puis de boire, une bière Modelo pour 15 pesos. J’ai le temps enfin de regarder œuvrer les deux jeunes garçons en tunique blanche, les fils de Poncho. L’aîné peut avoir onze ans, le cadet huit, peut-être. Ils construisent en lattes de bambous et fines lianes une cage pour un oiseau vivant qu’ils ont attrapé au filet. La bête est à leurs pieds, entortillée dans les mailles, et se débat faiblement.

Le poulet, derrière lequel on a couru à notre arrivée, est enfin plumé, vidé et grillé. Accompagné de frites françaises et de riz, il fera notre repas. Des tranches de fruits de la forêt, ananas, papaye et pastèque l’achèveront, servis dans une bassine en plastique. Nous avions faim d’avoir marché toute la matinée !

Le bus est cette fois correctement climatisé, malgré les sempiternelles remarques elles aussi « à la française » des frileuses chroniques que tout changement hante, même d’atmosphère. Il nous reconduit plus vite qu’hier à Palenque. Thomas veut se servir d’internet et nous avons tout le temps. Le bus nous arrête donc au centre de la ville de Palenque, que nous n’avions pas encore vue. Nous déambulons par la rue principale de ce qui apparaît comme un gros bourg sans intérêt autre que commercial. Ici se rencontrent les produits des campagnes comme ceux venus de la ville. C’est un lieu d’échanges où règne en maître l’électroménager. Quelques agences de tourisme proposent des circuits en anglais ou en espagnol.

Sur le Zocalo où nous attendons le retour des flâneurs, assis sur un banc à quelques-uns, j’observe trois filles qui passent. Elles aiment sortir en groupe, faisant front solidaire contre les dragues des mâles s’il en est. Deux d’entre elles se tiennent par le bras. Elles portent un jean très moulant ou un bermuda noir, de hauts talons pour mettre en valeur leurs mollets, des hauts colorés et ultramoulants pour mettre en valeur leurs mensurations et attirer le regard qu’il faut là où il faut. Elles ont, comme les garçons d’ici, un visage quelconque, mais savent mettre leur physique en valeur. Un nuage de parfum persiste dans leur sillage pour qu’on puisse les suivre à la trace. Elles jouent les leurres pour les machos. Ceux-ci, déjà allumés, les suivent du regard. Les filles d’ici sont sans doute « sages », la province étant encore plus traditionnelle dans les sociétés traditionnelles. Mais elles ont appris de la télé et des feuilletons américains qu’il est bon de séduire avant d’épouser. Une fois la première maternité intervenue, adieu minceur, drague et vêtements moulants.

Après cette exploration ethnologique de la faune locale, après avoir croisé de gros flics au pétard macho pesant dans les deux kilos sur la hanche et des ménagères attirées par les vitrines de frigos, machines à laver et autres cafetières électrisées, nous rejoignons les Cabañas de l’hôtel Pancham pour y prendre une vraie douche et dîner.

Il a plu cette nuit, une longue averse tropicale qui crépite sur les feuilles et le toit et goutte ensuite, interminablement. Cet égouttement prolongé provoque le glapissement de filles, des anglo-saxonnes ivres qui rentrent dans leurs cabanes aux premières heures de la matinée sans se soucier des autres. Ces douches venues du ciel m’apparaissent comme un déversement providentiel sur leur égoïsme obtus, un vrai châtiment protestant pour les laver de leurs excès et de leur irrespect foncier du sommeil des autres. Mais, sensualité de la nuit brusquement fraîchie, le diable les guettait derrière un bananier, poilu et en sandales, j’imagine. Car les glapissements se sont mués subitement en râles.

Une part de la jeunesse nord-américaine vient au Mexique traîner son spleen indécrottable et rechercher les sensations fortes de l’exotisme. La morale protestante est si stricte qu’une fois passée la frontière, tout semble permis. Et l’on se vautre alors dans les débauches offertes par les « barbares » (ceux qui ne parlent pas anglais). Coiffures afro ou barbes rousses, toutes et tous portent l’invariable uniforme de l’anglo-saxon en détente : short, débardeur et sandales. Cela sans la moindre considération non plus pour la pudeur du pays. Les Etats-Unis n’éclairent-ils pas le reste du monde ? Cette bonne conscience messianique les éloigne inexorablement des autres sans qu’ils en prennent conscience. Ils sont tout effarés lorsqu’on leur en fait la remarque.

La route vers Campeche, plus de 300 km à faire, regorge de « topes », ces cassis volontairement placés pour ralentir les véhicules. Nous traversons une plaine arborée où la culture s’effectue encore sur brûlis. Des haciendas aux nombreuses vaches sont surmontées d’éoliennes pour donner l’énergie à la pompe qui remonte l’eau du sous-sol pour abreuver les bêtes. Antennes radios, quelques chevaux et pick-up yankees complètent la panoplie des parfaits cow-boys d’ici qui singent leurs grands frères du nord. Nous suivons de gros « semi-remolque » (en mexicain dans le texte) chargés de fret qu’il nous faut doubler « con precaution », ainsi qu’il est pédagogiquement indiqué au-dessus des feux arrière. La route est droite, mais mal stabilisée. Des cars de transports scolaires ont souvent vidé leur cargaison de garçons et de filles sur un pré pelé ou dans une cour bétonnée d’une école de campagne. Où vont-ils ainsi à la journée ? Visiter un site ? Voir une grande ville ? Est-ce l’heure de la pause ou du pique-nique ? Les garçons, chemise blanche et pantalon noir, jouent au foot sur l’herbe pelée avec leurs chaussures de ville. Les filles, assises à plusieurs autour du terrain, les regardent et commentent peut-être leurs sourires.

Près du viaduc : la mer. L’océan Atlantique du golfe du Mexique, jaune pastis et bleu turquoise tel qu’aux Caraïbes, à quelques centaines de milles en face. Le fond est de sable coquillier blanc et les vagues sont mousseuses. L’eau est chaude, autour de 26° probablement. Le goût du sel et l’odeur de poisson grillé qui monte de la paillote installée les pieds dans l’eau mettent en appétit.

Après le bain et le séchage au soleil, après quelques photos de mer, de mouettes et d’ambiance, après avoir ramassé et trié quelques gros coquillages qui prolifèrent sur l’estran, nous allons déjeuner. Une bière fraîche de marque Sol pour changer, une soupe de légumes en entrée, un rouget grillé humé depuis déjà quelque temps et une salade de fruits divers pour finir. La bière est acide, un peu dans la saveur de la Gueuse, elle est meilleure encore avec un peu de citron comme nous le conseille Hélène qui s’y connaît. L’étiquette revendique « la bière de Moctezuma ». Il n’est plus là pour le contredire.

Nous repartons pour deux heures de route sur des chansons angevines du groupe La Tordue qu’aime Thomas et qu’il a apporté sous forme de CD.

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Bain en cascade d’Asuncion

Le déjeuner de l’hôtel est sommaire, à la mexicaine. Il est composé de trois tortillas, ces galettes sèches de maïs, fourrées d’une mayonnaise de champignons et de quelques rondelles de tomate et concombre. Nous prenons le bus pour deux heures de route vers le pays des Lacandons.

L’étape est ponctuée d’un détour vers les cascades d’Asuncion, à 7 km à l’écart de la grand-route. Il fait très chaud dans les collines. Thomas prend « un guide » à la communauté du village, plus pour faire vivre les gens que pour trouver le chemin, et nous voilà en route à pied vers les cascades. Il y a près d’une heure de marche dans le cagnard, en descente, en montée, avant d’entendre la rivière du haut d’une forte pente sous les bois. Il fait chaud et ça monte. Heureusement qu’une partie du chemin est sous les arbres. Outre le guide adulte, nous accompagnent deux petits garçons pieds nus et en polo déchiré. Le plus jeune, José Diaz, est le fils du guide Mateo ; il peut avoir 8 ans. L’autre garçon est un cousin de 10 ans portant une chemise blanche, Antonio. L’eau bruissante se fait entendre de plus en plus fort. La rivière bouillonnante est là.

Plus haut, en amont, se dresse la grande cascade qui barre le paysage de son déversement écumeux. La rivière se jette du haut de la barre rocheuse en arc de cercle, à près de 40 m de hauteur. C’est plus brutal qu’à Agua Azul.

Mateo me dit qu’il y a une grotte derrière le rideau d’eau. Peut-être même un trésor… Je n’y crois pas une seconde, cela fait partie des mythes de toutes les cascades, chez nous les ondines y cachent tout ce qui brille qu’elles ne peuvent résister à dérober. Nous nageons dans les bassins successifs créés par les remous de l’eau. Il faut éviter le courant central qui est très fort et qui entraîne rapidement vers le bassin aval très remuant. Rien de grave, Thomas en fait l’expérience, mais il vaut mieux être prévenu.

Seul Antonio a ôté sa chemise pour nous suivre à la nage ; le petit José semble ne pas savoir nager. Antonio est robuste pour ses dix ans, il a déjà l’air réservé et presque triste des adultes face aux étrangers que nous sommes. Mais il reste enfant : il sourit parfois à mes imitations d’oiseaux, tout comme il prend une attitude gamine, les bras serrés sur sa poitrine lorsque l’eau issue de la cascade tombe en pluie fine sur sa peau nue, glacée par l’air déplacé.

Nous allons sur un rocher plat, surélevé, face à la chute. Nous prenons en pleine face les embruns serrés de la cascade, au point qu’il est difficile de garder les yeux ouverts. Antonio a froid et tremble, sa peau se hérisse comme celle d’une poule, ses muscles se tendent, il raidit son maintien. Mais il ne dira rien, il sera comme les adultes. Il ne se relâchera qu’un peu plus tard, dans l’eau plus tiède d’un bassin. S’agrippant aux pierres et aux racines, il longera la forte pente hors de l’eau pour rejoindre José qui, resté habillé, l’attend. Ils se racontent des histoires tous les deux, ils rient.

Une fois séchés, les deux petits accompagnent les premiers du groupe qui repartent jusqu’au village. Ils sont très consciencieux, se retournant pour nous attendre. Ils marchent régulièrement de leurs pieds nus infatigables, tout en transpirant comme nous, ce qui colle leur chemise à leurs dos.

Une fois chez eux, leur mission accomplie, ils consentent à bien vouloir comprendre l’espagnol. Leur réserve initiale était de la timidité. Ils se laissent même prendre en photo, ce qui ne leur était jamais arrivé de leur vie au vu de leurs têtes lorsqu’ils se sont vus sur les écrans des numériques. Jacques leur montre les prises et tout le village s’agglutine, ou presque, pour découvrir cette « télé » portative. Nous quittons ces petits avec quelque regret mais la beauté d’une rencontre est dans son éphémère.

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Agua Azul

Le site est enchanteur et nous lave des massacres éternisés sur la pierre. C’est une série de cascades qui a creusé plusieurs bassins où tourne une eau transparente.

L’on peut s’y baigner et les touristes comme les locaux ne s’en privent pas. Des enfants sont même venus en vélo vêtus en tout et pour tout d’un short pour passer la journée et se rouler alternativement dans l’eau et sur l’herbe. Comme il y a des vols, ils n’ont rien, ils sont libres. On dit que l’endroit est un ancien repaire de hippies descendus del Norte à la fin des années 1960 pour suivre « la route ». Ce sont eux qui ont initiés ces colliers d’ambre local qui ont fait école. Comme dans tous les endroits qui attirent du monde, se sont installés en degrés de multiples boutiques de boissons, de restauration rapide et d’artisanat, dans cet ordre de priorité des visiteurs. Des familles entières viennent ici se rafraîchir en ce samedi.

Nous montons, de cascade en cascade, pour nous baigner enfin dans la plus haute. L’eau verte ou bleue par endroit est fraîche, agréable à la peau. Elle a poli les rochers blancs, les creusant en vasques profondes et en toboggans lisses. Je me laisse un moment masser par l’eau vive qui me submerge plus qu’à demi.

Un père et son fils jouent là, se pendant à une corde attachée à un arbre qui surplombe le bassin, se balançant le plus loin possible, lâchant prise pour se jeter dans l’eau dans une grande gerbe d’éclaboussures tels de dodus Tarzan.

A la redescente, je photographie un groupe d’élèves, filles et garçons, accompagnés de leur professeur. La conversation s’engage aussitôt.

Les élèves sont curieux de savoir d’où je viens, si je suis seul ou en groupe. Le professeur me demande ce que je visite au Mexique et, comme je lui parle de randonnée, il explique doctement à une élève que « notre forme de tourisme est différente de la forme traditionnelle, et plus proche de la nature ». Le teint frais de cette jeunesse annonce 14 ou 15 ans tout comme l’effervescence des attitudes, l’émotion à fleur de peau. Un tout jeune couple se fait immortaliser en photo par une copine devant une cascade.

Je demande au professeur : « ils sont amoureux ? – Non, non, me dit-il », manifestement gêné d’évoquer cela. Le garçon transpire malgré sa chemise blanche d’uniforme largement ouverte au col. La légèreté du tissu risquait de révéler ses formes, aussi porte-t-il en plus un antique maillot de corps. Cette pruderie paysanne est mal venue pour le climat, mais bien catholique. Il faut passer sa vie à se contraindre pour obéir à la Morale. Malgré les titillements des filles, le garçon apparaît pataud, l’inverse de ce qu’il voudrait être avec son pendentif en plastique coloré qui brille d’un éclat vif à son cou.

Je prends un peu plus bas la vue d’un oiseau noir, gracile et hardi comme un kid, que Guillermo me dit s’appeler un « oropendole ». De vrais gamins jouent au foot sur l’herbe qui borde la rive, à deux pas du parking.

Nous avons encore une heure et demie de route à faire, dans la nuit qui vient, avant d’arriver à Palenque. Le voyage nous paraît interminable, l’intermède randonnée nous a déshabitués de ces boites à transport. Mais ici les distances sont grandes, nous sommes en Amérique. « Conceda cambio de luces », enjoignent les panneaux de la route. Ils font de la pédagogie routière pour les paysans du coin : ne gardez pas vos pleins phares quand vous croisez une autre voiture !

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Cha da Igreja

La nuit est calme et bien lunée. Des milliers d’étoiles au ciel scintillent comme si elles pulsaient de vie. Le vent ce matin est à peine un filet, il fait presque trop chaud. Le soleil n’atteint pas encore notre terrasse à l’heure où les petits, déjà, se précipitent à l’école. Il fait bon mais les écoliers du soir ont recouvert leur débardeur de vestes et de pulls. Eux ne vont pas en classe ce matin mais en début d’après-midi. Comme il y a trop d’enfants pour trop peu d’instituteurs, on divise ainsi les classes en deux.

Nous disons adieu aux âniers ici, passons sur le terrain d’épandage des alentours (ordures et merdes en tous genres), avant de grimper sur la pente d’en face. Le matin, il s’agit toujours de grimper, je l’ai remarqué. La montée est longue, sans un souffle d’air. Nous transpirons à pores ouverts jusqu’à ce que le relief permette au vent de se faufiler. Je comprends maintenant pourquoi j’étais si assoiffé hier après-midi : c’étaient moins les sardines que le vent desséchant qui masquait la transpiration.

Sur le chemin, des maisons isolées délivrent leurs nichées d’enfants qui vont chercher de l’eau ou pour nous voir passer. Les hommes adultes ont l’air usés alors qu’ils doivent avoir à peine 40 ans. Les toits de sisal sont tendus de cordes contre le vent. Parfois un muret arrondi entoure la maison, la transformant en petit château fort. Un homme sort l’âne, bâté et chargé ; la femme suit, accompagnée d’une dizaine d’enfants de 2 à 10 ans. L’aîné porte la plus jeune dans ses bras. Ils sont bruns, métis, un peu sauvages. Ils vivent isolés et vont à l’école quand ils ont le temps. Le reste est pris à garder les bêtes et à cultiver les champs en terrasse alentour.

Nous montons encore. Sisals pointus, tomates cerise, fleurs blanches dont j’ignore le nom, fleurs bleues en cône, lantaniers ; odeur de foin, parfois de coriandre. Le col se mérite. Au débouché nous recevons le paysage comme un paquet d’eau : les pics érodés se dressent sauvagement au-dessus des pentes aménagées par l’homme en terrasses, la route qui serpente en fond de ribeira, et les maisons dispersées de ci delà. Le tout se décline en vert bleuté, un peu voilé d’humidité salée diffusée par le vent. Un soleil brut surligne les ombres. Au verrou de la ribeira est installé le village de Selada do Mocho.

A peine montés, à peine installés devant le paysage grandiose, nous devons déjà redescendre pour « aller à la plage ». Le dénivelé serre les genoux. Nous croisons une femme accompagnée de ses trois petites filles. Elles sont de jolis visages ronds aux grands yeux noirs. L’une des fillettes a les cheveux artistement tressés, geste d’amour de sa mère ou de sa grande sœur. De loin, ce tressage ressemble aux aménagements de pentes que l’on lit dans le paysage, des champs en terrasses régulièrement disposés, chacun séparé de buttes régulières pour les pommes de terre.

Nous suivons le fond de la ribeira où l’eau ne coule que par grandes pluies à l’automne. Xavier a déniché une rare anse de sable, protégée par des avancées de rochers. Là il est permis de se baigner. La mer s’y brise violemment, comme ailleurs, mais sur une pente plus douce. La falaise crée des contre-vagues qui rendent les rouleaux plus anarchiques, dans un déferlement d’écume. Le vent est fort mais l’eau à bonne température. Je suis le seul à me tremper. Pas question de nager, bien sûr, attention aux courants et à l’aspiration puissante du ressac. Mais je peux me plonger entièrement dans le bruit et la fureur marine. Ces coups de fouet liquide attisent mon appétit, d’autant qu’il est déjà plus de 13 heures et que le petit-déjeuner de 7 heures et demi est loin ! Vive le pâté français, le fromage de chèvre local toujours un peu élastique, et le gâteau indigène est à la fleur d’oranger ! Reste une noix de coco dont personne ne veut plus boire et dont je mange la pulpe. Suit un peu de lecture, le dos contre la falaise, au bruit des vagues et à l’odeur saline des embruns. Quand nous repartons, l’atmosphère est devenue brumeuse et un voile recouvre la découpe des rochers sur le ciel.

Le village de pêcheur de « la croix du héron » nous revoit passer. Nous prenons une autre piste qu’hier, par le fond de ribeira, pour rejoindre notre village de Cha da Igreja vers 16 heures. Le soleil est encore vif et la douche – froide – est agréable tout comme le baquet de thé qui attend notre soif.

Un peu plus tard, nous assistons depuis la terrasse à la sortie des écoliers du soir en chemisette d’uniforme bleu ciel. Certaines filles proposent de laver des affaires au lavoir municipal en face – pour 5 escudos ! Mais le vent s’en mêle et un tee-shirt de Marie s’envole dans le chantier d’à côté. Qu’à cela ne tienne, des gamins qui n’attendaient que de se faire remarquer vont le récupérer en escaladant les palissades. Deux chats se roulent et jouent à se battre sur une terrasse voisine. Un petit garçon en polo déchiré promène dans ses bras sa petite sœur soigneusement vêtue d’une robe blanche en dentelles. Je les regarde depuis le haut de la terrasse ; il me montre du doigt à la fillette, elle agite la main mignonnement, je réponds.

Le ragoût de ce soir est aux abats de bœuf : foie, rognons, poumon, assaisonné de citron et accompagné de patates douces. C’est un délice local mais répugne à certains. Je trouve le plat très parfumé et la viande goûteuse. Seconde tournée de grog une fois le dîner avalé, surtout le dessert de bananes flambées touillées vigoureusement par Angelo dans la cocotte tant elles sont vertes. Le punch est servi en deux fois : un peu de mélasse où macèrent tranches et écorces de citrons et d’oranges en fond de verre, puis le rhum brut en proportion. La dose « normale » est moitié/moitié, mais Marie-Claire trouve que « c’est trop sucré » – et elle rajoute du rhum. La nuit est presque chaude, peu de vent ; quelques moustiques font leur musique.

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Débouché sur la mer au Cap Vert

Notre copain l’âne s’abouche avec son copain le coq pour nous rendre le petit matin infernal. Braiments hystériques, cocoricos obtus, le soleil est loin d’être levé mais les bestioles s’impatientent. La lune en son dernier quartier travers encore le firmament bleu turquoise. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’astre rosit les écharpes de nuages qui traînent, très haut.

Le village finit par s’animer : des femmes partent pour les champs, des hommes rapportent déjà sur la tête des bottes de cannes coupées hier. Les gosses commencent à sortir des maisons, habillés pour la journée : jambes nues et gorge à l’air. Lorsque l’eau est rétablie, vers 8h, à la fontaine publique, des petits garçons se lavent tout nu devant le monde avant de se rendre à l’école. Ce spectacle habituel et naturel n’intéresse même pas les petites filles qui viennent puiser de l’eau.

Xavier regrette qu’il soit interdit de parler créole à l’école. Le portugais est obligatoire, avec punition pour les contrevenants. Les Français ont connu cela avec les langues régionales au début du siècle. Mais l’émotion fait tout mélanger. Il est préférable de réfléchir malgré la pression du politiquement correct : éducation et identité ne se confondent pas. La famille et le groupe social fondent l’identité ; l’éducation est une instruction qui mûrit, elle ouvre l’esprit à autre chose – peut-être à l’universel. On ne devient pas Chinois parce que l’on étudie la Chine ou la langue chinoise à l’école et, pour un Capverdien, il est utile d’apprendre le portugais. Leur destinée est d’émigrer, au moins d’écouter la radio, de regarder la télé, de voter pour des candidats. Comme il y a autant de parlers créoles que d’îles, on ne voit pas comment sortir du particularisme étroit sans parler une langue commune qui ouvre sur le vaste monde.

La piste à flanc de colline longe le canyon abordé hier soir. Terrasses, irrigations, roches nues et quelques fleurs composent le paysage : une euphorbe, une sorte de convolvulus, une fleur en grappes jaunes verticales comme un lupin…

Le chemin débouche brusquement sur l’océan. Rumeur de vagues, de l’eau partout qui descend des champs par les canaux d’irrigation, qui se précipite comme si elle était pressée et joyeuse de rejoindre la mer. Les champs minuscules sont soigneusement plantés de vert tendre. Plantes enfants qui s’étirent au soleil, toutes fraîches du bain, aspirant goulûment les bons éléments nourriciers de la terre. Des gamins leur font échos dans une cour d’école. Un trapiche se dresse encore pour presser la canne et faire chanter les hommes dans les brumes d’alcool. Paysage de falaises et d’herbe rase, odeur atlantique. Notre marche nous fait longer désormais la mer. L’eau est si claire au pied de la falaise que l’on peut compter les gros galets dessous. Poussent au bord du chemin des chardons à fleurs jaunes, des grappes fines de fleurs bleues, des plantes grasses. La piste est pavée comme un chemin inca. Elle serpente à flanc de falaise, elle sinue, monte et descend, dessinant de curieux signes en méandres sur les pentes.

Pique-nique sous les acacias, vers l’intérieur où le vent ne parvient pas. A contre-jour, avec la végétation qui les couvre, les falaises ont pris une couleur bleu-vert. De près, on reconnaît les longues tiges qui bifurquent à angle droit des « cheveux de sorcière ». Ce sont des plantes sans feuilles aux fleurs groupées en bouquet qui pendent en de longues lianes accrochées entre les roches. La mer nous a ouvert l’appétit. Nous nous repaissons d’une bassine de salade de pilpil au thon, olives, betteraves rouges, tomates, et autres ingrédients sortis des boites et des pots. La tomme apportée de France et la pseudo-mozzarella locale servent d’appoint. Ce fromage local à une consistance caoutchouteuse, comme si les chèvres avaient les pis siliconés.

Nous quittons le bord de mer un peu plus tard devant un étrange terrain de foot installé tout seul sur la falaise. Pas de village en vue, rien que le ciel et l’eau et ces cailloux aplanis pour les pieds nus. Qu’il doit être beau de jouer ici et de marquer des buts face au large, en rêvant d’un vrai stade remplis. Les hourras ne sont poussés que par les corbeaux. Sur un autre promontoire un peu plus loin, un cimetière marin. Le jeu et la mort sont isolés loin des maisons comme s’ils participaient d’un ailleurs mystérieux et un peu inquiétant, de rites religieux. Ballon soleil lancé au ciel à coups de pieds, sommeil éternel creusé dans le roc face au grand large. Ces endroits sont les deux annexes des villages dispersés sur les hauteurs de l’intérieur.

Dans une gorge, nous atteignons le village de Melo de Espania. Il est agricole, escarpé et joliment disposé avec de minuscules champs en terrasse entre les maisons bâties sur les pentes. Une brochette de gosses attend notre arrivée sur l’escalier de l’école où nous devons passer la nuit. Ils nous contemplent silencieusement, les yeux bien ouverts, la mémoire éponge et sans envie. Une mégère engueule copieusement son mari trois terrasses plus haut. Les enfants rient et ne perdent pas une miette de la dispute. Un psychotique adulte délire sur la terrasse de la maison au-dessus, éructant dans un mélange d’anglais et de créole. Pendant cette exhibition une chèvre rit, sarcastique. Les indigènes sont indulgents envers la folie ; ils laissent faire comme on laisse un petit enfant, veillant de loin à ce qu’il ne se blesse pas.

Le punch est fort ce soir et le ragoût habituel est à base de poisson salé – trop salé. Il faut aimer cette cuisine de fond de cale. Nous faisons notre lit sur la terrasse scolaire, sous la lune.

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GR 20 corse Jeudi 20 août

Pilez une noisette avec un peu d’huile d’olive et vous aurez l’odeur des aulnes corses. Des bergeries de Ballone à 1 km de la cascade de Radule, tel est notre itinéraire d’aujourd’hui. Nous passons dans une forêt de pins dont certains ont brûlé. Une bonne odeur chaude stagne avant que la nature ne se régénère avec l’été.

Nous grimpons et faisons halte sous le dernier pin en altitude. Nous pouvons voir toute la vallée du Viro jusqu’au lac de Calacuccia. Nous prenons un bain dans une vasque glacée du torrent, en plein midi.

Le sentier monte dur ensuite jusqu’au col (Bocca) de Foggiale et au refuge Ciuttulu di i Mori à 2000 m. Il fait le tour du cirque où naît le Golo. Le paysage est un joli lavis de montagnes en dégradé vers l’ouest. Suit une descente pierreuse et d’herbe rase assez raide.

Nous dépassons et revoyons sans arrêt les mêmes Bretonnes qui comptent justement camper ce soir en face de nous. Elles n’ont pas de réchaud à gaz et en bonnes écolotes nature, ramassent du bois mort pour faire du feu ; il n’y en a pas partout et elles en ramassent tout le jour dès qu’elles peuvent en trouver. Reste dans nos sacs pour nos menus : midi riz, sardine, chocolat ; soir demi-sachet de pâtes, grosse soupe. Midi suivant, demi-sachet de pâtes. Soir suivant, purée, lait, Viandox.

Il faut désormais prévoir cinq jours : midi, un quart de riz, saucisson, Vache-qui-rit ; soir demi-sachet de purée, soupe. Midi : un quart de riz, pâté ; soir demi purée, soupe, Vache-qui-rit. Midi, un quart de riz, corned-beef ; soir raviolis, soupe, Vache-qui-rit. Midi : un quart de riz, thon ; soir demi-sachet de pâtes, soupe. Midi : demi-pâte, pâté ; soir, purée, soupe. Il reste également du pain, des fruits, du camembert, du chocolat et des fruits secs. Il faudrait prévoir en randonnée un petit tube de colle forte pour ressouder les semelles de chaussures par exemple.

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GR 20 corse Lundi 17 août

Je note ce matin avant le départ ces rites flatteurs du coucher et du lever, l’installation des affaires dans la fatigue du jour ou la vigueur du rangement à demi-nu dans le frais du matin, vigoureux du sommeil délivré. Impression qui satisfait d’avoir tout sous la main, dans un sac sur le dos, le lit, le vivre et le couvert. Sentiment d’indépendance, de liberté, d’autonomie. Le vieil atavisme nomade et chasseur remonte à la surface. Un temps maniaque est consacré à aménager sa couche pour la nuit – car elle va durer des heures ; un même temps aussi méticuleux est consacré à tout réintégrer dans l’ordre pour équilibrer le sac – car on va le porter des heures.

Nous montons à la fontaine de San’Antone à Spasimata dans les sapins. Nous y rencontrons beaucoup de monde : trois Basques sympas de Saint-Sébastien, les trois collègues pseudo enseignantes (en fait une seule est prof de philo et les deux autres ouvrières). Les Basques nous racontent que, dans les boutiques où ils font leurs courses, lorsque les Corses parlent corse entre eux sans se gêner de l’impolitesse qu’ils ont envers les « étrangers », les Basques se mettent à parler basque entre eux – et cela agace les Corses. Comprennent-ils ?

Après la pause de midi, une passerelle étroite, suspendue au-dessus d’un torrent effraie un peu Annick car elle balance. Nous nous baignons dans une vasque glacée un peu plus haut, mais en contrebas des fameuses « dalles glissantes » indiquées sur le topo-guide du GR.

Après la passerelle de Spasimata, lors du bain, Éric sur les rochers a levé une couleuvre. Nous l’avons vu filer en S parmi les rochers mouillés, puis se laisser tomber comme un bâton dans la vasque au bas de la cascade. Enfin elle a nagé, la tête haute, avant de se perdre dans les herbes de la rive. De loin nous avons mal vu si elle avait la tête en V ; c’était peut-être une vipère.

Nous avons grimpé des raidillons rocheux où des cordes ont été installées. Cela a un peu plus effrayé Annick, mais Éric lui dit que c’est lorsqu’il pleut ou lorsque qu’il est tôt dans la saison et que les rochers peuvent être glacés. Avec les grosses chaussures de marche, j’ai l’impression de broyer du sucre en marchant. Les pierriers de granit rose ressemblent à une meringue que l’on écraserait ; ils en ont la consistance, la couleur et le bruit.

Nous avons dormi au bord du lac minuscule de la Muvrella à 1860 m. A l’époque de notre randonnée, nul n’était obligé de dormir dans les refuges agréés ou à proximité. La création du Parc national a désormais changé les choses. Les abords herbus font tout à fait camping ; ils changent des pierriers alentour et permettent un sol plus confortable pour dormir.

Une vingtaine de personnes sont serrées sur les quelques endroits protégés du vent dominant par des buissons d’aulnes. Un papa et son fils Franck, 12 ans, sont partis seuls en expédition, laissant « les femmes » dit-il au bord de la plage. Ils sont très agréables il est touchant de les observer. Papa parle beaucoup et Franck a les cuisses musclées et l’air curieux, la chemisette ouverte jusqu’au sternum bronzé.

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Cartes postales

Depuis que l’Etat-papa autorise ses enfants à sortir de la maison et, pour les plus grands, à aller vaguer au-delà de 100 km autour du domicile, un air de vacances a saisi les Français. Ce n’est pas encore l’étranger, mais presque : les frontières européennes sont plus ou moins ouvertes (avec quatorzaine pour entrer dans certains pays), pas encore le grand large.

C’est le moment de se replonger dans le passé pour voir comment les voyages ont été vécus. Pour cela, la collection familiale de cartes postales est un trésor inépuisable. Certaines datent de la fin du XIXe siècle déjà ! Mais oui, on écrivait en ce temps-là et la Poste fonctionnait.

C’était la grande époque du chemin de fer, pas très brillant ni confortable, pas vraiment rapide malgré les noms qui le laissaient espérer : « express », « rapide », « direct » … En réalité, ils s’arrêtaient moins mais n’allaient pas plus vite. En 1939, un oncle de mon père notait même qu’il pleuvait dans les wagons et que l’averse avait fait ralentir le train Paris-Lille à 30 km/h ! La culture de l’excuse SNCF ne date pas d’aujourd’hui. Je reste toujours étonné que le Canada, la Suède ou la Russie fassent rouler des trains par -30° centigrades alors que notre franchouille ferroviaire connait immédiatement des « retards » et des « encombrements » par -5°. « On ne l’avait pas prévu ! » Ah bon ? Pareil pour la chaleur, les trains roulent en Espagne par +45° mais pas en France où le fer a le rail qui s’dilate, la caténaire en galère et le chauffeur en touffeur. Je m’en foutisme ou fonctionnariat syndical adepte du perpétuel petit travail tranquille ?

Les vues envoyées, en sépia ou en noir et blanc sur cartoline assez forte, montraient presque exclusivement la France (quelquefois le nord de l’Italie), et principalement des villes de garnison (pour les jeunes envoyés au « service »), des villes d’eau (pour les bourgeoises adeptes de la « cure »), ou les provinces traditionnelles des vacances à l’hôtel : Normandie (car pas trop loin de Paris), Bretagne (plus exotique et surtout vivifiante), la Provence (pour le soleil, malgré l’ail et l’assent). Un déjeuner tout compris (service et boissons) revenait à 353 francs 1953, soit 3.53 francs 1958, soit 8.02 euros compte-tenu de l’inflation. Aujourd’hui, avec les taxes et charges sociales, en France t’as plus rien.

L’évolution des textes avec les années est révélatrice. Au début du précédent siècle, on parle surtout nourriture puis, après-guerre (la Première), climat : il fait beau, il pleut, il y a du vent – donc de la chance ou pas de chance. Sautons une guerre (la Deuxième) et surgissent le grand air, l’air pur, le calme ; le scoutisme est passé par là, et les maquis de la Résistance. Les gens sont plus nature, dégagés des soucis matériels (Sécurité sociale, emploi de reconstruction des Trente glorieuses, première automobile) et lassés de la ville ou de la villa banlieue.

Les années 1970 élargissent l’horizon. Les cartes sont de plus en plus envoyées de l’étranger comme si l’on avait presque honte de passer ses vacances en France (comme les vieux). Sauf les familles avec enfants petits qui adorent la plage comme on adore la Vierge Marie chez les cathos, quoiqu’avec la pointe de sensualité supplémentaire d’aller en habit de peau un mois durant. Les commentaires sont sur le bain, le garçon qui nage comme un poisson et ne porte jamais de vêtement, les copains de la plage qui font pareil « même sous la pluie ! », la fille qui ne veut pas porter de haut de bain à 12 ans comme les garçons ou qui s’obstine à faire de la balançoire sans avoir mis de culotte sous sa robe courte à cause de la chaleur, « vous vous rendez compte ! ». Mais c’est l’Espagne qui a la cote, pas trop loin, pas chère, avec des plages immenses et un exotisme quasi arabe dans le grand sud. L’Italie remporte les suffrages des adultes qui se cultivent en visitant Venise, Florence, Rome, Naples et Pompéi. La Grèce fait son apparition avant L’Egypte puis la Turquie.

Le Royaume-Uni est la destination des ados en séjour linguistique ; ils se disent en général contents (mais la bouffe et la conduite à gauche en vélo les désorientent). Ils sont aussi surpris que les Anglais fassent souvent coucher les garçons dans le même lit. La même carte précise que le mois d’août est très chaud et, surprise ! qu’il ne pleut pas tout le temps.

Je retrouve sur les cartes postales des anecdotes familiales très anciennes, datant des grands-parents, lorsqu’ils étaient jeunes et pas encore mariés et se traitaient de « mon chéri » en 1911. Durant la guerre de 14, ils montraient le souci de savoir qui de connu au village avait été blessé ou si l’on avait bien reçu le colis. Beaucoup de soldats ou de jeunes partis en ville annoncent leur venue par carte postale vite écrite bien longtemps à l’avance car, avec les trains, même une fois la guerre finie, on ne sait jamais.

Au début des années 1950, c’est le temps des stages pour les parents – loin des maisons familiales. Caen est en ruines et des bâtiments neufs surgissent de terre, comme à Brest ou au Havre. Cela fait « moderne » et nouveau monde… avant de devenir triste et entassé. Les fins de semaine (du samedi après-midi au dimanche soir) sont l’occasion de visiter les alentours et d’aller « manger une omelette de la mère Poulard » au Mont Saint-Michel ! Le voyage de noces se fait en car, moins cher et plus souple que le train, pour aller visiter la grande bleue en passant par toutes les villes intéressantes : Limoges, le barrage du Castillon, les gorges du Verdon, Avignon, Aix, Nîmes, Cannes, Menton – et même une incursion d’une journée à Gênes (sans passeport), quelle audace !

On apprend que le père n’avait jamais pris le bateau avant d’aller de Marseille à l’île d’Aix, ni ne savait nager avant de s’être plongé en Méditerranée. On apprend que la mère a voyagé seule en Algérie (alors département français) et qu’elle a pris l’avion, un Dakota Douglas DC3 non pressurisé de Marseille à Alger qui volait à 2300 m d’altitude ; qu’elle a vécu en camp de toiles puis en auberge de jeunesse avant d’aller visiter en car Philippeville où les femmes « arabes » étaient rares dans les rues – et voilées. On apprend que le jeune oncle à l’époque enchaînait les colos pour se faire de l’argent de poche durant les vacances tandis que l’autre, officier du génie, détournait les mineurs (en bouchant une entrée de mine mal stabilisée). Que les grands-pères emmenaient les grands-mères systématiquement en vacances dans la maison familiale de leurs propres père et grand-père, « retapée » en vue de la retraite. Dans leur nouvelle 4CV Renault dont le moteur faisait bzzt ! bzzt ! comme une abeille, ou en Dyna Panhard, véhicule que j’ai toujours trouvé fort laid avec un bruit de casserole. Curieusement, j’ai toujours eu le mal de la route en Panhard, rarement dans les autres véhicules.

Dans les années 2000, la famille décrit la pousse des petits, offre des nouvelles des vieux, s’informe des jeunes qui étudient ou commencent à travailler, dit qui envisage de se marier. Les liens se distendent, la correspondance fait moins recette que le téléphone, en attendant l’Internet. Le virtuel ne laisse que peu de traces, rares sont ceux qui enregistrent leurs communications Skype ou autres. L’aujourd’hui se méfie même des réseaux sociaux et ne dit plus rien d’intime ni de compromettant, ne publie plus de photos qui soient interprétables (par une ex, un patron, un juge, un ennemi). La Poste devient aussi en retard et peu fiable que le train, toujours par ce même je m’en foutisme de « service » public (qui « sert » surtout à être payé, être garanti d’emploi et de retraite). D’où l’invention de la « lettre suivie » pour ne pas qu’elle se perde ! Avec un tarif plus cher, comme de bien entendu.

L’envoi des cartes postales se raréfie depuis des années. Avec la télé et le net, à quoi cela sert-il de montrer des vues du pays ou du monde ? Avec le téléphone mobile et les courriels, à quoi cela sert-il de correspondre par carte ou lettre ? L’écrit se perd et la parole est d’or, mais surtout l’écrit reste et la parole s’envole. En notre époque de zapping et en notre pays de particulière méfiance envers les autres, mieux vaut écrire le moins possible et en dire peu.

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Cascade de Nauyaca

Le lever est avant cinq heures du matin. Petit-déjeuner copieux alors qu’il fait encore nuit avec œufs brouillés trop secs, toasts mal grillés, tranches d’ananas et de pastèque – et bien sûr le riz aux haricots noirs pour les amateurs de cuisine locale. La plage nous attend pour l’embarquement à six heures. La mer est calme mais le ressac nous oblige à embarquer avec de l’eau jusqu’aux cuisses. L’un des aides, un probable neveu de la famille, a autour de 20 ans et mouille son débardeur jusqu’au cou. Il s’en débarrassera une fois en mer pour un T-shirt blanc imprimé d’un slogan de pêche au Costa Rica, révélant entre temps une poitrine souple à la musculature ferme.

Le capitaine et sa bourgeoise au sourire à double rangée de crocs sont mignons, assis tous les deux sur le banc central. Ils sont amoureux. Nous sommes le 15 août, fête de Marie montée entière au ciel, dogme papal établi en 1950 seulement et jour férié dans ce pays très catholique.

Nous emmenons avec nous sur le bateau un couple hollandais et leurs deux filles, deux belles plantes robustes et blondes de 14 et 16 ans habillées en rose et blanc. Le bateau est plus grand que le précédent, propulsé par deux Yamaha de 250 CV Four Strokes et nous filons vite sur la mer calme, puis dans la rivière en remontant le courant. On peut en fait rejoindre le lodge par la route qui arrive sur les hauteurs, un bac permet de traverser la rivière. Mais c’est plus long et empêche cette impression de bout du monde qu’est le parc du Corcovado sur la péninsule d’Osa. Le bateau effectue un passage dans la mangrove par un bras annexe. Les arbres étanchent le sel pompé avec l’eau par leurs racines dans des formes de grosses boules sur leur tronc, ce qui fait comme des goitres.

Nous faisons deux heures de bus avec arrêt au supermarché pour acheter le pique-nique. Puis nous partons aux cascades (payantes) de Nauyaca.

Nous allons marcher 5 km, 1h30 aller et autant au retour. Nous commençons par une forte descente qu’il faudra remonter, puis survient une alternance de montées et de redescentes au soleil ou sous les arbres pour entrer dans le domaine privé de la cascade. Il a fallu s’inscrire, acquitter d’un droit (inclus dans notre forfait de voyage) et porter un bracelet rose tribal attestant de notre appartenance – tradition yankee. Un gardien en bottes surveille le site d’un air débonnaire mais vigilant. Les premières cascades s’abordent par le haut, elles sont trois et bien échevelées. Un sentier étroit, pentu et glissant mène à d’autres cascades issues des premières qui forment un bassin avec un courant assez fort. Nager jusqu’au pied de la cascade n’est pas aisé et je renonce assez vite. Justin y parvient, s’assoit sous la cascade puis devant, et filme avec sa caméra GoPro.

Nous nous baignons dans les vasques creusées par l’eau dans le roc. L’onde est douce et nous change de l’océan mais la température est nettement plus fraîche. Nous ne sommes pas seuls, loin de là, les locaux sont venus en ce 15 août férié, mais surtout des touristes américains viennent s’y baigner. Un couple d’une Chinoise et d’un Blanc aux deux petits garçons qui ne se baignent qu’en T-shirt jaune est amusant à observer.

Un jeune Américain aux muscles développés mais fins de probable surfeur et à la longue chevelure vient probablement de Californie avec sa copine aux cheveux également de bonne longueur. Ils sont jeunes, probablement guère plus de 20 ans, et ont chacun un téléphone mobile et une caméra GoPro montée sur perche. Ils nagent à peine et préfèrent se filmer mutuellement et se photographier pour transmettre leur bonheur en instantané, posant en Tarzan et Jane devant les chutes. Le sourire de la fille quand elle tapote sur son téléphone montre qu’elle a déjà reçu au moins un commentaire.

Notre pique-nique est copieux, composé sur place et acheté par Adrian au supermarché. Le pain n’est pas mou pour une fois car nous ne mettons les ingrédients dedans qu’au dernier moment. Sont à notre disposition de la salade, des tranches de tomates et de concombre, du poivron mariné, du thon fumé en boîte ou du jambon, de la mortadelle, du fromage en tranches sous blister ainsi que trois ananas mûrs en dessert. C’était trop et nous n’avons pas fini. Adrian a invité le gardien à se faire un en-cas. Le couple de jeunes Américains se contente d’un sandwich chacun, tiré de leur petit sac à dos. Comme ils nous ignorent et ne sympathisent pas, avec l’arrogance habituelle aux Yankees, je ne leur ai pas proposé de nourriture.

Nous sommes revenus au bus par une marche épuisante qui nous a laissé en eau. La dernière pente de 200 m de dénivelée à 2200 m était redoutable. Sur le chemin, j’ai quand même eu la force d’observer un ara solitaire.

Sur la route, nous apercevons parfois une corde tendue en travers, à bonne hauteur : elle est pour les singes, qu’ils puissent traverser sans passer sur le sol où ils se feraient aplatir par les véhicules. Des panneaux figurant un tapir signalent que des animaux autres que les singes peuvent traverser la route.

Nous rejoignons la route transaméricaine avant de nous élever jusqu’à 3500 m d’altitude puis de redescendre dans le parc naturel vers 2200 m. C’est là que se situe notre hôtel Savegre, du nom du rio qui a creusé la vallée. Il fait 19° centigrades dehors mais l’humidité et le brouillard donnent froid dans la forêt nuageuse de San Gerardo de Dota. Avant l’hôtel, nous nous arrêtons dans un restoroute pour un café qui a du goût et peu de force, à l’américaine. Mais son eau chaude est revigorante. L’hôtel est une suite de bungalows dans la nature, parmi les fleurs tropicales. La végétation reste luxuriante même à 3500 m mais le quetzal, qui hante les avocatiers, ne se montre pas. Il fait pourtant la fierté du parc.

Nous sommes contents de prendre une vraie douche, même si elle n’est que tiède, de nous changer et de nous vêtir plus chaudement. Le dîner buffet est somptueux avec une soupe aux poireaux, une truite façon tartare, du fromage mariné à l’huile et au poivre, des cœurs de palmier, des pilons de poulet sauce barbecue, de la truite grillée sauce poivre, de la purée, des pâtes, des légumes, des profiteroles, de la glace vanille et des poires au vin. Le cuisinier est belge.

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Plage de San Josecito ou plongée au masque

Les grondements se sont calmés cette nuit et le temps au matin est plus riant mais les vagues se brisent encore dans un bruit assez fort. Eff passe le temps dans le cocon du hamac sur la terrasse du bungalow, une première expérience pour ce grand nerveux.

Deux groupes se forment, le premier reprend une fois de plus un bateau vers l’île del Caño à 8 km au large pour aller plonger en masque et tuba – rebaptisé snorkeling dans le globish à la mode. Parti à huit heures avec les masques et les palmes du lodge, plus les gilets de sauvetage rouges pour faire balises flottantes, ils comptent voir des baleines et des dauphins. Ils en observeront en effet une plonger assez près de leur bateau ; elle a émergé et soufflé comme au premier jour. Certains ont vu un requin, mais peut-être l’ont-ils imaginé ; d’autres n’ont vu que des barracudas plus communs. Avec le masque, ils ont reconnu quelques poissons dont le perroquet et la carange mais la visibilité était trop faible. En bref, je ne regrette pas. L’orage de ces jours derniers à remué les fonds marins et l’eau n’est guère transparente ; ils sont assez déçus.

L’autre groupe, dont je suis, ne part qu’à 10 heures et restera sur la plage prévue pour le pique-nique vers 13 heures, lorsque le premier groupe reviendra avec tous les autres bateaux de touristes. La femme bien portante au sourire en calandre de Cadillac nous accompagne « pour la sécurité » alors que nous connaissons parfaitement le chemin : il suffit de longer la plage. Oui, mais s’il y a un serpent ?

Nous marchons sur le sable vingt-cinq minutes après avoir médité face aux vagues au bord du lodge pendant une heure. Deux aras colorés et gais consentent à s’envoler sous nos yeux. Des sortes de merles au chant mélodieux nous attendent près du sable, sous les arbres. Ils savent qu’il y aura des miettes après le pique-nique.

La plage est protégée par une barrière de rocher et un îlot où se dressent un palmier ainsi qu’un feuillu en parasol, peut-être un guanaste. La houle ne parvient pas jusqu’à la plage, il n’y a pas de rouleaux. L’eau est peu profonde à marée descendante et permet une baignade sans risque d’autant que le fond est sableux ; l’eau est bien à 28° centigrades. Nous sommes seuls sur la plage déserte de sable gris bordé de cocotiers.

Le soleil est voilé mais les UV sont puissants. Eff, parti se promener trop longtemps torse nu en subira les conséquences sur sa peau trop blanche d’enfant très protégé. Les rouleaux soupirent au-delà de l’îlot tandis que les merles se rappellent à notre souvenir et qu’une cigale ou deux saluent le soleil presque revenu. Les nuages cumulés dessinent des moutons tandis que la mer est d’un gris-vert tout à fait Pacifique.

J’alterne les bains et les siestes à l’ombre, torse nu, en attendant les explorateurs échoués sur l’île en face. Un peu à l’écart des autres, je ressens une impression de bout du monde. La conversation s’est éteinte, le magistrat est loin, explorant les anfractuosités de la côte, l’avocate et l’enseignante lisent un livre, la Lyonnaise et la fille aînée de l’est bronzent en deux-pièces, les yeux fermés. Je regarde et j’écris. Les palmes sont à peine frissonnantes d’une brise minuscule.

Un bateau arrive droit de l’île, puis un autre, puis une dizaine se pointent depuis l’horizon, dont le nôtre. Tout le monde pique-nique au même endroit avant de repartir – en bateau pour la plupart. La plage est noire de monde. Hollandais, Français, hispanophones, chacun a son bateau, sa table et ses glacières de pique-nique, sa salade de pâtes au thon, sa salade verte, ses tomates, ses concombres, ses oignons, son jambon reconstitué, son fromage en tranches sous blister, son pain de mie américain, ses ananas locaux et ses jus multifruits en brick. Quelques tables et bancs ont été grossièrement aménagés mais ils sont insuffisants pour l’ensemble des groupes et la plupart s’installent directement sur le sable ou assis sur les troncs échoués. C’est à cet endroit il y a deux jours que nous avons pris l’apéritif, mais nous étions tout seul et la plage était calme. Les petits merles et les merlettes grappillent habilement des miettes en sautillant, comme prévu. Le chien mi-terrier mi-bouclé qui nous a accompagnés ce matin repart en bateau, empoigné par sa maîtresse au sourire automobile. Car, avant 14 heures, l’orage gronde à nouveau et la pluie ne tarde pas à suivre. Nous rentrons à pied, les adolescents des autres bateaux se rhabillent et remballent les serviettes ; les filles, les gros, les vieux et les vulgaires suivent.

Le groupe de 27 Hollandais assez jeunes font comité d’entreprise ou association sportive. Ils braillaient hier soir et fêtent un anniversaire aujourd’hui avec ce chant rythmé germanique fait pour souder le groupe. Ils préparent ce soir leurs valises sur la plage pour le départ. Lorsqu’ils sont partis, règne un grand calme dans les bungalows de la palmeraie. Pas un souffle de vent, une atmosphère gorgée d’humidité étouffe déjà, bien qu’elle garde un peu de la fraîcheur du remuement des atmosphères d’hier.

Je n’ai qu’un filet d’eau pour ma douche : ce sont les chambres du même bungalow qui doive tirer en même temps. Heureusement que l’eau est froide, ces dames de la chambre du bas restent peu sous le jet et je peux enfin profiter de ce répit pour obtenir un débit normal. Nous avons du ceviche au dîner, du poisson cru en petits morceaux marinés dans un citron vert, des oignons et de la coriandre fraîche. C’était la journée poisson.

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Parque Nacional Manuel Antonio

Le Parque Nacional Manuel Antonio se trouve après Quepos, petite ville de pêcheurs bouleversée par l’essor du tourisme américain : les prix ont augmenté et tous les plats sont « big size ». Nous descendons du bus pour aller au parc et, sur un grand arbre perché, deux toucans à bec jaune nous contemplent.

Dans le parc, une fois la queue très étoffée de touristes franchie – et les 300 colones dûment payés – nous passons par la fouille des sacs. Aucune nourriture non enveloppée n’est autorisée, seulement de l’eau.

Puis nous empruntons les passerelles métalliques au-dessus de la mangrove. Nous pouvons voir dans les arbres différentes sortes de singes.

Nous surprenons de près le capucin, assez mignon et pas sauvage. Le sentier est aménagé pour les familles et protégé de barrières à l’américaine. Des guides naturalistes se reconnaissent à leur télescope monté sur pied qui accompagne les touristes pour leur permettre de mieux observer les animaux.

Nous faisons un peu de hors sentier à défaut de hors-piste. Des marches nous font monter et descendre mais il y a moins de monde parce que c’est plus fatiguant, notamment pour les mémères et les kids. De jeunes Américains n’hésitent pas à passer torse nu.

Deux naïades en maillot très décolleté posent pour un selfie devant la mer avec une île au fond, dans un paysage très Robinson Crusoé. Nous observons aussi un lézard, un agouti rapineur et un crabe de cocotier.

Au bord de la forêt s’étend la plage Galardonada au sable bien blanc. La bande de sable n’a que quelques mètres entre les rouleaux de la mer et les arbres qui poussent jusqu’au bord de la rive.

Des capucins rusés tentent de voler de la nourriture et fouillent dans le sac des baigneurs. Adrian garde les nôtres quand nous allons nous baigner. C’est un baptême du Pacifique pour la plupart des filles. L’eau est chaude, dans les 28° centigrades, mais glauque. Un arbre mort flotte comme un gros crocodile entre deux eaux. La mer est calme, quelques vagues sur la plage mais pas trop.

Nous ressortons salés, l’eau est plus chargée en sel ici qu’en Méditerranée. Nous ne sommes pas seuls mais de nombreux touristes nous entourent, notamment des familles. Des tables de pique-nique sont installées en béton, nous permettant de manger et de poser nos affaires. Des points d’eau douce sont posés ici et là permettant de laver le sel sur la peau avant de se rhabiller. Nous pouvons observer, parce qu’ils ne sont pas sauvages et attirés par la nourriture, un singe paresseux, deux crabes cocotiers, et des singes hurleurs plus lointains.

Notre hôtel est le Luz de luna, la lumière de la lune, à 2 km de la mer. Nous avons des chambres sans bungalow. Le restaurant est réputé et il est plein en ce samedi soir. Sa spécialité est le fruit de mer, le poisson ou la pizza… Le tout est fort copieux, pour des appétits grande taille des yankees.

Ce soir, j’ai l’impression que le monde se retrouve cycliquement dans une phase de transition. Il refuse l’optimisme moderne de 1789 et des Lumières. Il subit les pressions à la fois des religions et de leur lecture intégriste, des déceptions de la globalisation pour la classe moyenne qui pousse au repli sur soi et au nationalisme, et des utopies écologistes locales. L’idéologie américaine véhiculée par Adrian vante le retour aux traditions paysannes catholiques comme étant la nouvelle modernité « bonne pour la planète ». Voter Trump et Brexit montre que les pays industriels avancés voient dans le nouveau système un moyen de survie sur l’exemple chinois. Si cela se confirme, l’Europe pourrait éclater donc s’appauvrir par le retour des dévaluations compétitives et la dispersion face aux menaces douanières et réglementaires des blocs américains, chinois et autres. La technique allant plus vite que les mentalités, ses conséquences font peur et leur vitesse ne permet pas à la génération de s’adapter. D’où le repli mental, l’appauvrissement intellectuel et industriel, la remise en cause de la démocratie représentative au profit du plébiscite et du réseau horizontal anarchique.

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Parc du Rincón de la Vieja

Adrian notre guide, est né en 1975. Nous sommes quatorze dans le groupe.

Nous prenons le bus pour une demi-heure afin d’atteindre le parc naturel du volcan nommé le Coin de la vieille. Il s’agit plutôt de la sorcière, à cause des fumerolles et de l’odeur de soufre des terrains. A l’entrée du parc, un jeune homme employé comme gardien se fait embarquer par la police, ses bras musclés dument menottés dans le dos et le t-shirt déchiré : c’est un Nicaraguayen clandestin qui va être reconduit à la frontière. La pauvreté du pays incite les jeunes à passer la frontière pour travailler au Costa Rica.

Dans le parc, après quelques vipères en conserve à l’entrée (nous en verrons une sur le chemin), nous croiserons quelques cascades, des geysers d’eau chaude et d’argile, des arbres et des animaux. Nous allons marcher 14 km. Des panneaux comminatoires exigent de ne pas passer à plus de 300 kg sur les passerelles (soit à deux ou trois quand on est Yankee nourri au Coca et burger), ou défendent de se baigner dans les cascades en plusieurs langues.

Le mata palo (tue-arbre) est un ficus qui étouffe l’arbre hôte et prend sa place en se servant du tronc comme tuteur. Le javilio a son tronc bardé de piquants pour éviter d’être bouffé petit. « L’Indien à poil » (Burcera Simaruba) est un arbre curieux, sans écorce, couleur cuivrée de peau humaine : il réalise sa photosynthèse par sa surface pour éviter que les autres arbres qui grandissent plus vite que lui ne l’asphyxient en lui faisant trop d’ombre. C’est intelligent, un arbre…

Une délicate araignée aux longues pattes se tient au centre de sa toile. De nombreux scarabées courent sur le sol. Une guêpe rouge pique tarentules et mygales pour leur injecter ses œufs. Nous entendons les grondements furieux des singes hurleurs et les piaillements des singes capucins tandis que les singes araignées (attelle) sont très vifs dans les arbres mais minuscules à voir sans téléobjectif. Beaucoup de morphos et divers autres papillons volettent tandis que des geais bleus sortent parfois des branches (ni des « j’ai mal », ni des « j’ai faux », comme l’énonce Justin).

Plusieurs passerelles et traversées à gué de rivière nous mettent en train, mais les sentiers sont balisés pour les familles. Elles vont, depuis la cascade, voir les fumerolles et les geysers d’argile.

Pour nous commencera alors la vraie marche hors-piste avec Gregorio, 82 ans, propriétaire dans le coin qui sert de guide.

Nous sortons le pique-nique à un gué, les mêmes sandwiches mous habituels.

La fin d’après-midi nous voit prendre un bain dans la source chaude où coule une rivière. Le soufre n’est pas trop fort aux narines et l’eau détend les muscles. Evidemment il se met à pleuvoir. Mais dans l’eau chaudes des bassins, qu’en avons-nous à faire de la pluie ? Nous craignons plutôt pour nos affaires : elles vont être mouillées !

Dans ce hors-piste, un jeune Américain s’est « perdu », nous dit Gregorio ; on n’a retrouvé que quelques affaires, laissées en évidence sciemment pour faire croire à un enlèvement : il a probablement disparu volontairement pour se refaire une autre vie, il paraît que c’est assez courant. Nous rejoignons la route une heure et demie plus tard, où le bus nous attend. Nous avons passé de 9 h à 17 h dans le parc, ce fut assez fatiguant bien qu’avec peu de marche et de dénivelé mais les sous-bois sont accidentés.

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Joies de l’Orénoque

Puisqu’il n’y a pas de poissons carnivores (et cela aussi aurait dû nous mettre la puce à l’oreille), nous allons tout simplement nous baigner un peu plus loin. C’est tout près d’un lodge à touristes, d’ailleurs garni. Ces animaux-là nous regardent nous baigner comme si nous étions des dauphins d’eau douce (si les touristes sont Allemands) ou de dangereux inconscients (s’ils sont Américains). Le courant en cet endroit est assez fort mais nous avons souvent pied. Julien se coiffe de jacinthes dérivantes, ce qui lui donne l’air d’une vieille anglaise de l’époque Victoria. Jean-Claude l’imite.

Pour amuser les touristes qui nous regardent en troupeau, groupés sur la jetée de la rive, les indigènes jettent à l’eau ce qui nous paraît tout d’abord être un chien. Mais c’est un drôle d’animal, un gros rongeur qui fonce vers nous avec son museau arrondi et de longs poils rêches. Il s’agit d’un capibara, un cabiai en français. La bête est apprivoisée, mais impressionnante car elle nage et plonge sans effort. Et elle vient vers nous de toutes ses pattes qui battent. Jean-Claude pousse des cris hauts-perchés comme une fille devant un rat. C’est vrai que ce demi-chien filant droit vers vous a de quoi intimider ! Mais la bête ne veut que poser ses pattes sur votre avant-bras pour se reposer et avoir de la compagnie. Elle pousse alors des gloussements de satisfaction très touchants. La repousse-t-on à l’eau ? Elle plonge aussitôt pour ressurgir un peu plus loin et vous suivre obstinément, jusqu’à trouver une autre victime, plus proche. C’est une histoire d’amour entre le capibara et Jean-Claude.

Un coup de pirogue plus loin et nous faisons une halte à une paillote déserte qui ne le reste pas longtemps : les femmes et les petits enfants traversent le bras de rio à force de pagaies pour venir déballer leur marchandise artisanale. Ils n’ont aucune idée des prix et citent des chiffres au hasard : cela peut être hors de prix ou tout à fait ridicule. Les petits ont des visages éveillés et des corps et attitudes de jeunes singes en portée. Ils sont charmants. Originalité dans l’artisanat : des femmes vendent de petits capibaras en bois ! Jean-Claude va-t-il en acheter un pour sa baignoire ? Il se contente de dénicher un ensemble en bois tendre sculpté qui présente une scène d’accouplement articulé entre hétéros, morale oblige. C’est assez réaliste même si la position n’est pas celle « du missionnaire » mais plus celle de La Guerre du Feu (film de Jean-Jacques Annaud, 1981).

Un panier rempli de terre abrite de gros vers blancs de palme. C’est l’attraction programmée en cet endroit. Javier nous montre comment il faut couper la tête rouge de la bête qui se tortille, car les petites dents risquent d’irriter le système digestif, puis croquer le reste avec un morceau de pain. C’est écœurant à voir mais ceux qui ont tenté l’expérience disent que cela a la consistance et le goût de l’œuf brouillé. Après Javier, pour donner l’exemple, Jean-Claude, Julien et Joseph (que des J) suivent. Le ver est gros comme une limace, beige clair et caoutchouteuse.

La pirogue nous emmène dans un long parcours, les moteurs à fond, avant d’aborder un hangar incongru de réparations de bateaux. L’endroit n’est peuplé que d’enfants comme si les adultes avaient été atteints d’on ne sait quelle maladie de fiction. L’aîné est un beau gosse de 13 ans à qui les hautes bottes jaunes, le jean bleu et la chemise blanche nouée négligemment sur le ventre donnent une dégaine de jeune homme. Il est très bronzé et se prénomme Luis. Deux des cinq ou six enfants qui l’entourent sont ses petits frères, d’autres des copains.

Il y a un 10 ans, deux de 6 ou 7 ans et un petit de 4 ans peut-être. Françoise, émue par tant d’enfance, leur offre des bonbons et des Ovomaltines qui lui restent. Ils sont timides et charmants, à peine vêtus d’une culotte, sans rien d’autre. Ils n’osent approcher, prendre et manger. Les plus grands se décident les premiers et les autres suivent, mais il leur faut du temps. Nous déjeunons en attendant de poulet grillé froid et d’une salade de carotte cuite, betterave rouge, maïs et petits pois. Une bière ou un Pepsi a rafraîchi dans une glacière et c’est agréable.

Trois trembladores – des anguilles électriques – nagent dans un petit bassin pour l’attraction des touristes qui passent. L’un des petits, en salopette, qui doit être l’un des frères de Luis, est particulièrement réservé, plus que son grand frère qui réussit quelques beaux sourires. Il frôle le poisson torpille de la main comme si aucune décharge ne devait le secouer. Et, de fait, quand le poisson n’a pas peur, il n’a aucune raison de se cabrer. Cela est quand même surprenant pour nous qui ignorons tout des mœurs de ces étranges poissons.

Après le déjeuner, sous le soleil vif, nous avisons dans la cour herbue derrière l’atelier, un jeu de boules plus grosses que les nôtres, que Javier appelle « les boules caraïbes ». Cela se joue comme chez nous, le pastis en moins. Les Rouges s’opposent aux Noirs. Nous avons pris Luis dans l’équipe. Durant la première manche, les Rouges (Jean-Claude, Christian, Luis et moi) mettent la pâtée aux Noirs (Javier, José, Joseph et Arnaud) : 14 à 0, c’en est bouffon. La seconde manche est quand même gagnée par eux 13 à 9, ils ont dû commencer à comprendre le jeu.

La police débarque avant la belle pour une obscure histoire de fric. On ne sait pas vraiment de quoi il s’agit selon les explications que Javier peut s’ingénier à rendre embrouillées, comme le premier soir avec les sacs. Peut-être est-ce une « amende » pour ne pas avoir demandé un « permis de transporter des touristes » parce que la pirogue est trop neuve, ou quelque chose de ce genre. Toujours est-il que nos conducteurs de pirogues discutent longuement avec les pandores adipeux – puis casquent le prix de la corruption.

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Il pleut sur la grande savane

Ce matin, il pleut sur la savane vénézuélienne. Un coq vient faire l’intéressant au bord des tentes, juste quand le jour se lève. Je rêve de lui tordre le cou et d’en faire un coq au vin – encore faudrait-il du vin, donc je me rendors. La pluie est comme d’habitude un crachin de nuage qui passe un peu trop lentement. Mais la température est celle d’un été européen, ce qui relativise l’inconvénient de l’eau qui tombe. Le petit-déjeuner est le bienvenu – depuis hier soir, nous avons besoin de liquide pour distiller l’alcool des nombreuses bières. Les Anglais n’ont pas « pu » se coucher tout de suite et ont paraît-il chahuté dans leur tente jusqu’à une heure avancée de la nuit. On dit même qu’ils ont testé les sarbacanes et que la porte de leur tente est désormais criblée de trous. L’un d’eux n’aurait-il pas aussi été touché à la fesse ? C’est ce qu’affirment les blagueurs, mais cette information de collège n’est pas confirmée.

La pluie, accompagnée d’un petit vent, rafraîchit quand même l’atmosphère malgré la température estivale. Nous supportons la polaire mais cela n’empêche nullement le gamin du restaurant d’être en short et en débardeur. Il est vrai qu’il porte une bonne couche de graisse, ce qui le protège. Depuis l’horizon convergent vers le hameau de jeunes garçons qui se rendent à l’école en ce lundi ; ils arrivent des fermes de la plaine. Ils portent tee-shirts blancs (ou chemisettes) et jean bleu, l’uniforme du primaire. Le collège a le haut bleu et le lycée le haut beige – toujours en pantalon, au contraire de l’Asie où la température est la même, machisme oblige. En pays catholique, on ne montre pas ses jambes, je ne sais pourquoi. Peut-être parce qu’elles ressemblent à celles du bouc (diabolique) lorsque les poils poussent ? La vêture traditionnelle indienne est mieux adaptée et plus jolie, comme en témoigne une photo.

Comme à chaque fois qu’un touriste se pointe, mais c’est de bonne guerre, une femme ou un enfant sort un ballot et étale des gadgets d’artisanat à vendre. Cette fois-ci, outre les colliers de graines et autres ébauches d’oiseaux en bois, ce sont des bâtons creux remplis de petits cailloux qui reproduisent le crissement progressif d’un serpent en colère : « ksss ! ksss ! »

La pluie s’est arrêtée. Le ciel est toujours gris mais le soleil pousse ses rayons au travers. La moiteur monte. Nous prenons une pirogue pour descendre la rivière jusqu’à une corde tendue en travers qui signale des chutes plus loin. Nous devons débarquer et continuer à pied. Nous croisons un père et ses trois enfants, deux fils et une fille de 6 à 10 ans. Ils sont pieds nus et dépenaillés, portant chacun sur l’épaule un long bâton qu’ils sont allés couper dans le bois un peu plus bas. L’enfant le plus petit est une fille ; elle travaille comme les garçons mais ses deux frères, pourtant mal vêtus et vulnérables, ont des gestes protecteurs envers elle, c’est mignon.

Plus bas, nous pouvons observer dans toute sa splendeur une cascade de pastis nommée Apongwao, attraction locale. Un étroit sentier pierreux descend par la forêt jusqu’au pied des chutes, assez loin car l’eau rejaillit en pluie sur une grande distance. Il faut ôter sa chemise ou enfiler la cape pour ne pas se retrouver trempés. Les roches sont luisantes, glissantes d’eau limoneuse. D’en bas, le bruit de l’eau qui tombe est fort et sourd comme le tonnerre. La rivière chute comme une chevelure, à longs traits droits, rebondissant sur une saillie de la falaise au dernier quart de sa hauteur. C’est là qu’elle éclate en gerbe brumisatrice. Devant le bassin, le tonnerre nous envahit les oreilles, les gouttelettes pénètrent nos poumons et saturent nos yeux. Selon Javier, « on sent l’énergie » – ces fameux ions négatifs qui euphorisent. Il est interdit de se baigner ici à cause des turbulences du courant. Il faut se rendre plus loin pour jouer Adam après la chute. Cette eau vivante, bondissant comme un jeune cabri, incite à se mettre nu et à cabrioler comme un adolescent imbibé d’hormones. Cela malgré ces pourritures de jejens qui poursuivent leurs danses cuisantes.

Il nous faut descendre un moment la rivière, bifurquer dans la forêt par un sentier à peine tracé, guidés par une grosse et placide indienne du hameau, pour trouver non el pozo del amor (le puits de l’amour) – mais le puits caché. Javier nous avoue que l’amour est à sec en cette saison… Caché, le puits que nous cherchons l’est : c’est un trou d’eau au fond de la forêt, entouré d’arbres serrés, creusé par une cascade d’une dizaine de mètres de haut. Le ruisseau qui en émerge ira plus tard finir ses jours dans la rivière. Nous pouvons nous baigner dans le bassin de la forêt. L’eau est bonne, autour de 20° seulement. Sous la cascade, l’eau qui tombe est un vrai massage à la turque. Elle cogne et rebondit sur les épaules et le dos comme si elle voulait nous essorer. Nous restons un moment au frais sous les arbres, à égoutter et à sécher, prenant en photo « deux Anglais sous la cascade » et autres scènes champêtres. La remontée du sentier jusqu’au-delà des chutes pour retrouver la pirogue à moteur s’effectue sous le cagnard d’un soleil pleinement présent – elle efface tous les bienfaits du bain.

Nous prenons le déjeuner au même restaurant qu’hier soir – pas beaucoup de choix dans ce hameau désert ! Poulet grillé, riz, tomates et oignons. La bière ne nous paraît plus aussi savoureuse, peut-être parce que nous nous en sommes rassasiés hier. Elle a déjà un goût d’habitude.

Nous quittons cet endroit perdu pour une heure sur la piste, pas trop désagréable cette fois. Sur les deux 4×4 Toyota, l’une a 400 000 km au compteur. Elle est confiée à un chauffeur d’un certain âge, calme, avec une petite bedaine. L’autre 4×4 est plus neuf, 24 soupapes, 4.5 l. Celui qui le conduit est un jeune typique du pays, un « macho » dans toute sa splendeur : frimeur, fumeur, bâfreur – roulant au diesel. Rien dans la tête, tout dans l’apparence. Il se croit obligé de faire des acrobaties avec sept vies à bord, luttant puérilement pour doubler, fonçant dans les trous pour entendre les cris des passagers, prenant des ornières à 45°.

Sur la piste d’aviation « d’urgence », un petit avion s’est posé, un court deux hélices de la Garde Nationale. La grande savane s’estompe après que nous ayons pu admirer, sur le sommet d’un piquet, le fameux oiseau-cloche déjà cité. C’est une bête de la taille d’un petit rapace au cou jaune.

Puis arrive la forêt, traversée par la route, transition d’altitude entre la savane et la plaine. Nous sentons dans les oreilles que nous descendons. Dans un virage, se dresse la piedra de la Virgen – le Rocher de la Vierge – appelé ainsi peut-être parce que de nombreux chauffeurs ont dû se faire peur dans la suite de virage qu’elle marque. Sur la face du gros rocher noir qui se dresse comme une falaise, incongrue dans ces bois, une vague ombre blanche comme un ballon sous un drap peut figurer (avec beaucoup de foi) l’apparition fantomatique de la Vierge venue sauver les imprudents. La mère du Christ est honorée d’une statue protégée d’une grille. Les fidèles ont déposé autour d’elle des bougies, des fleurs, mais surtout beaucoup de photos d’identité, de cartes de lycéens ou de société pour personnaliser leurs prières. C’est touchant par les visages ainsi livrés au sort ; c’est naïf et plus superstitieux que chrétien de s’attendre à ce qu’un désir aussi égoïste soit exaucé. Près de la fontaine qui sourd à quelques pas, près de deux mètres de chenilles processionnaires velues se pressent et s’enroulent en une spirale grégaire. Françoise n’en avait jamais vu.

Une voiture chic s’arrête sur le parking. En descendent deux adultes en costume et un petit garçon bien habillé. Mais il garde les pieds nus, habitude de nonchalance du pays. Le gamin prend les adultes en photo devant la Vierge dressée. Deux goulées d’eau à la fontaine, tout en s’éclaboussant les jambes et le short, et tout le monde repart.

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Camp de Kukenan sous le Roraïma

L’étape suivante est le camp de Kukenan où les mouches à feu nous avaient rongés. Nous descendons dans le cagnard, en plein soleil, sans le moindre arbre pour nous faire de l’ombre. Et les nuages restent accrochés tout là-haut. Je vais d’un bon pas, seul, et je rattrape le porteur avenant, Gabrielo je crois. Il est un peu fatigué et accepte de l’eau de ma gourde. On nous a tellement mis en garde contre la fierté et la susceptibilité des Indiens Pémon que nous ne savons pas vraiment quelles relations avoir avec eux. Les plus naturelles, sans doute, sont les meilleures. Adelino, quant à lui, toujours joyeux, son torse large planté sur ses jambes courtes et robustes, drague Inès, l’aide cuisinière.

Nous marchons espacés mais la distance à vue ne reflète pas le temps qui nous sépare – le terrain est en pente douce. Chacun arrive à quelques minutes pour la bière tiède – la seule depuis trois jours – qui est vendue ici fort cher. Mais l’un des « J » vendrait sa femme pour une bière à cet instant. Malgré le stéréotype qui veut que les Anglais aiment la cervoise tiède, je suis Chris qui va rafraîchir sa canette à la rivière toute proche. Chaque midi au travail lui, Yannick et leurs collègues, avalent sans sourciller trois pintes de Guinness pour faire passer le brouet servi au restaurant. Cela fait 560 ml à chaque fois, soit plus d’un litre et demi ! Yannick nous dit que l’on n’est pas bourré après tout ça : on s’habitue !

Le passage à gué de la rivière est peu évident et je préfère retirer mes chaussures. Les pourritures de pouri-pouri nous pourrissent la vie. Mais il suffit de sauter la colline et nous apercevons les paillotes du camp du soir, un peu sur la hauteur, au-dessus de la rivière Tek. Le ciel se couvre, un petit vent climatise l’air.

Une fois arrivés, nous prenons une seconde bière « très chère », 25 cl à 2600 bolivars, soit 1 euro. Les affaires arrivent peu à peu sur les jambes humaines et sur les roues des VTT récupérés un peu plus haut. Celui qui porte mon sac est un garçon qui paraît plus jeune que les autres avec son tronc encore étroit, ses jambes fines et son tee-shirt trop grand qui lui baille sur la poitrine. Mais il est difficile pour nous de donner un âge à un Indien. Il paraît de la famille de Vicente mais, par rapport à lui, il est manifeste qu’il n’est « pas fini ». Il peut avoir 15 ans comme 18. Il a des réactions typiquement adolescentes, quelles que soient les différences de culture comme, par exemple, de rentrer ses deux bras par les manches de son tee-shirt pour toucher sa peau ou d’en relever les pans pour s’aérer le ventre. Il est expert en cycles et répare le pneu crevé du vélo appartenant au petit garçon de l’endroit.

Nous prenons à tour de rôle un bain lavant dans la rivière. L’eau nous paraît chaude après avoir tâté celle de là-haut. Se raser sans miroir n’est pas évident mais faisable, si j’en juge par ce que j’ai réussi. Il faut quand même faire attention et avoir bonne mémoire des endroits où la lame n’est pas encore passée.

Les porteurs sont joyeux ce soir ; ils sentent l’écurie et la fin de leur labeur. Le plus dur est fait. Mais les jejens ne désarment pas et il faut se couvrir plus que Gabrielo ou Adelino qui, ayant lavé leurs affaires, attendent qu’elles sèchent au soleil déclinant pour pouvoir se vêtir les jambes et la poitrine. Le Tang-rhum est un peu dilué – faute de rhum en reste probablement. Il paraît que, comme pour la marche, nous avons pulvérisé toutes les normes des groupes habituels. Ce n’est pas seulement un trek de niveau « trois chaussures » mais aussi de force « trois bouteilles ». Le cocktail est agréable avec les crackers de maïs épicés.

Nous sommes plutôt fatigués, plus assommés par la chaleur et la déshydratation du jour que par la fatigue de la descente depuis 2700 m. La nuit est tombée depuis longtemps, semant une poussière de diamants sur le velours sombre du ciel. Orion se distingue tout au-dessus ; la Grande Ourse fait une cabriole sur sa queue à l’horizon nord. Le dîner se fait toujours attendre : en fait, ce n’est que lorsque Javier va voir ce qui se passe que l’on met le riz à cuire. Le cuisinier paraît débordé. Il est fatigué, lui aussi, mais faire cuire un plat unique – le même depuis une semaine – semble tâche impossible, ce soir. Comme le menu n’est pas d’un grand attrait – riz et bœuf émincé – et que la faim ne me taraude pas, je laisse la fatigue me conduire dans le duvet, suivant l’exemple de Yannick. Il fait assez chaud par rapport aux soirs précédents et j’ai du mal à m’endormir.

Nous sommes à l’équinoxe de printemps, un jour plus tôt qu’à l’habitude, année bissextile oblige. Nous avons eu l’une des plus rudes journées du circuit. Elle se fait encore sentir dans les jambes, surtout aux talons et aux chevilles, très sollicités par les roches du chemin. Pour se faire pardonner sa carence d’hier, le cuisinier nous a fait une pléthore de beignets qui nous attendent au petit-déjeuner dans deux bassines. Comme ils sont gros, pâteux et graisseux, nous ne pouvons en avaler chacun que deux ou quatre suivant les capacités.

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Sur le plateau du Roraïma

Et nous voilà repartis pour l’après-midi. La randonnée « pour une heure » en fera presque quatre, sous la conduite de Vicente. C’est un petit bonhomme brun, haut d’1m50 et pesant peut-être 50 kg. Mais cela ne l’empêche pas d’être râblé et de foncer : sa marche est rapide et régulière sur les rochers et il doit s’arrêter souvent car la queue ne suit pas !

La première étape sera pour voir de petits cristaux de quartz affleurant. La seconde étape nous mènera jusqu’à une suite de trous d’eau carénés pour le bain. Nous sommes censés nous y adonner mais seuls Françoise et José se laissent tenter. Jean-Claude ne s’y trempe que les pieds, et encore, pour ne pas indisposer son voisin de tente ce soir.

Les irisations de la lumières dans l’eau des bassins, avec les couleurs dues aux minéraux, font de jolis paysages abstraits.

Nous poursuivons dans ce paysage lunaire de roches sculptées et arrondies, de flaques stagnantes et de plantes accrochées au sol. Le sentier, à peine tracé mais reconnaissable aux marques blanches d’usure des trekkeurs précédents, passe par des traînées de sable d’un rose saumon. Nous approchons du bord.

Le vide est immense, surtout dans la brume qui nous empêche d’en voir le fond, quelques 1000 m plus bas. Les rochers qui plongent sont vertigineux. Plus loin, une fenêtre s’ouvre sur le rien. Nous suivons, escaladons, esquivons, sautons des roches en pointes de diamant, trouées, sculptées, en équilibre. C’en est un jeu, comme étant enfant sur les rochers des plages bretonnes.

Nous revenons avant que la nuit ne tombe. C’est tout juste. Nous distinguons à peine les roches qu’il faut sauter allègrement pour ne pas patauger dans la boue lorsque nous arrivons à l’abri. D’ailleurs, nous ne l’aurions pas reconnu si nous n’avions pas été guidés, tant la faille se confond avec la falaise. Yannick a un coup de froid, de fatigue et un petit mal d’altitude. Rien que de très normal, une nuit de repos et il n’y paraîtra plus. Nous ne sommes qu’à peine plus de 2500 m. A peine le temps d’installer nos affaires – notre tente est mouillée, je ne sais comment – arrive l’heure du repas. Ce sont des pâtes au bœuf en plat unique. Le cuisinier, Juan Pablo, nous avoue qu’il monte cette fois-ci pour la 49ème fois de son existence. Il déclare monter pour accompagner des groupes à peu près six ou sept fois par an. Joseph philosophe : « ce qu’il y a de bien c’est que, depuis trois jours, on ne sait pas ce qui se passe ; c’est peut-être la fin du monde et l’on n’en sait rien. » Françoise réagit avec horreur : « la fin du monde ? On serait donc tout seul ? Oh, non ! ». Comme elle est la seule femelle du groupe, donc destinée à ce que vous devinez en cas de « fin du monde », le rire – excepté le sien – est général.

Nous nous levons à la pointe du jour « car l’étape sera longue », selon Javier. L’aube pénètre à peine jusqu’au fond de la grotte où les porteurs ont monté notre tente, avant la pente qui se perd dans les ténèbres. Nous petit-déjeunons à 6 h de galettes de manioc, de café et de fromage cheddar en sachet individuel importé directement des Etats-Unis. Cela n’a aucun goût mais apporte des protéines.

Lorsque nous sortons sur le plateau lunaire, il fait frais, un petit vent souffle régulièrement. Les nuages se reflètent dans les flaques, la brume donne aux plantes cette fluorescence que l’on associe au printemps, les rochers sont plus noirs encore d’être tout mouillé. Nous grimpons et redescendons les roches pachydermiques, assoupies contre le sol et dont le derme noir et rugueux accroche bien. Le sentier est visible, trait plus clair dû à l’usure des pas, érodé par les innombrables chaussures et par le sable traîné par les semelles.

Quand le soleil donne enfin, il fait chaud très vite. Le sac s’alourdit de la veste. Nous pénétrons dans une petite vallée bordée de rochers noirs sculptés de formes étranges, c’est « la vallée des cristaux », découverte par le Dr Brewer-Carias en 1976. Dans le lit du ruisseau qui s’écoule lentement sur la faible pente, affleurent des plaques de cristaux de roche. Ils ne sont pas très purs, plutôt d’un blanc laiteux, mais d’une grosseur appréciable. Ils ont cristallisé en biseaux et leur pointe est assez dure pour rayer le verre et l’acier. De petits moineaux ont appris que, lorsqu’il y a des hommes, il y a des miettes. Aussi viennent-ils tout près de nous. Il suffit de ne pas bouger et ils tournent en sautillant avant de s’approcher jusqu’au ras de la main. Ils sont mignons et pas sauvages, de vrais gamins du Roraïma.

Un peu plus haut s’élève la borne blanche en forme de pyramide de la « triple frontière ». Sur le tepuy passent en effet les démarcations entre le Venezuela, le Brésil et la Guyana pour sa zone « contestée ». Le versant Guyana de la borne est le seul à être graffité et sa plaque arrachée, signe que les frontières d’Etat, même tout à fait symboliques puisqu’il n’y a personne à des kilomètres à la ronde, agitent toujours les passions humaines.

Mais le pique-nique n’est pas prévu à cet endroit, il a lieu au « puits » du tepuy, une grosse marmite à ciel ouvert plongeant de dix mètres sous la surface. Comment y descend-t-on pour s’y baigner ? Il y a une ruse indienne : il faut faire semblant de partir, tourner le dos au trou d’eau, contourner la falaise qui la surplombe à une centaine de mètres de là, escalader, redescendre et s’enfiler dans une faille qui plonge sous la terre. Le passage a été creusé par l’eau dans l’épaisseur de la roche. Elle serpente en souterrain sur quelques dizaines de mètres avant de déboucher sur une cavité à ciel ouvert, soutenue sur ses bords par des piliers de temple. C’est très païen et l’on pourrait la croire creusée il y a des milliers d’années par une antique civilisation venue des étoiles. L’eau du bassin y est plutôt froide et je prends beaucoup de temps pour pouvoir y entrer. Nager vers la profondeur accentue la froideur encore et nous ne tenons pas longtemps dans ce frigo. Nous ne sommes que cinq à nous baigner : José, moi, Jean-Claude, Françoise et Chris, dans l’ordre de mise à l’eau. Voyant cela, Javier se sent obligé de prouver quelque chose, machismo oblige ; il y va en dernier mais y reste peu de temps. Quand nous ressortons à l’air libre, contournant la roche pour revenir au bord du trou, un gros nuage se condense sur le paysage. Ce n’est pas vraiment de la pluie mais cela mouille et caresse comme une forte rosée. Puis le soleil revient, vertical, permettant de tout sécher en moins de cinq minutes.

Deux autres moineaux viennent piailler après nos miettes. Comme aujourd’hui est jour de saint Joseph, les deux Jo, qui ne perdent aucune occasion de picoler, en profitent pour arroser cela au Ricard apporté par l’un d’eux « pour donner du goût à l’eau ». Même Chris en prend, après s’être renseigné pour savoir si c’était « du Pernod ». Après le bain et l’apéritif, vient le pique-nique de thon, maïs et petits pois en boite, carottes râpées, le tout accompagné des deux tranches « syndicales » de saucisson et d’un « croissant » sous paquet cellophane en guise de pain. Le soleil, lorsqu’il se libère des toiles d’araignées nuageuses agrippées aux rochers, chauffe vite : voici que mon maillot de bain est sec. C’est dire si nous sommes bombardés d’infrarouges et d’ultraviolets, sur ces 2700 m proches de l’équateur !

Nous quittons à regret la marmite, ce point ultime de notre marche du jour, pour prendre le chemin du retour. Après une boucle, c’est exactement le même chemin, mais vu dans l’autre sens. Autant dire que, pour nous, il s’agit d’un paysage nouveau où l’on ne reconnaît que quelques points sur l’ensemble.

Le soleil arde, le soleil se voile, le nuage se dépose : c’est ce que l’on appelle « un crachin breton ». Il faut à nouveau monter et descendre, comme ce matin et hier soir, escalader les roches de grès aux formes arrondies, contourner les blocs érodés, sauter les plaques fendues.

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Approche du Roraïma

Au matin, le ciel est clair et le soleil lève une brume légère bien jolie sur la savane. Tout est frais comme au premier matin du monde. Les couleurs sont plus vives, les perceptions plus aiguës. Le tepuy au loin s’estompe en ombre chinoise comme s’il appartenait à un autre univers. Le voile léger en est presque érotique, comme ces jeunes filles d’un célèbre photographe anglais des années 1970. Dans la Chine classique, les montagnes sont ces lieux primordiaux, non transformés par l’homme, où règne encore la pureté des harmonies primitives. Le sage peut y retrouver la paix et la pureté, se ressourcer aux rythmes de la nature originelle. N’est-ce pas ce que nous tentons de faire en grimpant « pour rien » sur ce plateau ? Ce n’est ni une performance, ni un haut lieu culturel, simplement un territoire préservé, vierge, qui nous permettra de nous sentir autres.

Comme hier, le départ se traîne. Les porteurs aussi se préparent et nous n’avons rien d’autre à faire que de les regarder se mettre en train. Ils jouent les jeunes mâles virils, amicaux entre eux comme une portée de chiots. Ils font à nouveau le partage des conserves comme si rien n’avait eu lieu hier. L’un d’eux, les cheveux noirs brillants soigneusement coupés au bol, porte un débardeur marqué futbol. Rien à voir avec notre foot national, il s’agirait plutôt, selon Javier, du baseball, venu des Etats-Unis, « qui a aujourd’hui la cote parmi la jeunesse ».

Nous partons marcher dans un paysage de savane comme hier, un peu plus vallonné et montueux qu’hier peut-être. Les pieds d’herbe dure ont des racines profondes et poilues comme des pattes de lapin. A mesure des heures, je sens que nous changeons d’altitude. Ce ne sont que quelques centaines de mètres mais les oreilles internes ne trompent pas lorsqu’elles se débouchent. Le groupe de garçons va plus vite qu’un groupe moyen, surtout les quatre ou cinq « pointures 46 » dont les grandes pattes abattent plus de distance pour le même effort. Ce qui était prévu en six heures nous prend trois heures et demie ! Le pique-nique est à l’arrivée, avec une salade au thon comme hier mais au chou vert cette fois. Vers midi, le soleil arde et brûle.

Redescendent du sommet une fille, son copain et leur guide, un dénommé Carlos un peu fou et très velu. La fille a de superbes yeux bleus « couleur menthe à l’eau », au point que j’en fais la remarque à José. Elle a d’ailleurs assorti son sac à dos et sa gourde à la nuance de ses pupilles, signe qu’elle est bien consciente de l’effet qu’ils ont ! Elle comprend et parle le français très bien, avec un séduisant accent. Nul doute qu’elle ait saisi ma remarque, pourtant faite sotto voce. Elle m’en jette plusieurs longs regards non dénués d’un certain intérêt. Elle nous apprend qu’elle est Allemande, de Stuttgart. Pour elle, la montée qui nous attend demain est rude, mais courte et sous le couvert de la forêt. La fatigue ne sera pas plus grande que l’étape sous le soleil que nous venons d’effectuer. C’est gentil de nous dire cela, mais nos relations s’arrêtent là, car elle repart vers la civilisation alors que nous nous tournons vers la sauvagerie.

Le reste de l’après-midi se passe à ne rien faire. L’aire du pique-nique sera notre camp du soir, au pied de la falaise sombre du Roraïma que nous grimperons demain. Nous meublons ce farniente de conversations, de lecture et de sieste. Je termine le livre de Maxime Chattam et son tueur en série. Suit un bain dans la rivière courante sous les arbustes un peu plus loin. L’eau est très froide, elle vous saisit les chevilles comme si un caïman vous mordait pour vous entraîner tout au fond. Mais l’on s’y habitue et, une fois la réaction effectuée, l’on peut s’y plonger entièrement pour s’y laver au savon. C’est plutôt rafraîchissant. Mais à peine me suis-je livré à cette opération que le ciel se couvre brusquement, que le vent du soir se lève. Il fait tout de suite plus froid, au point d’enfiler la veste polaire ! Ce qui justifie la maxime de Laurent : « j’ai toujours ma polaire dans mon sac. » Vivement l’apéritif ! Il est plus concentré en rhum mais – est-ce le goût du thé-citron en poudre, cette fois-ci rajouté ? – on sent moins l’alcool. A moins que l’on ne s’y habitue.

Deux bandes d’Américains ont rejoint le camp de base. Ils ne sont composés que de jeunes mâles, un couple de copains de New-York parti depuis huit mois déjà « explorer le sud du continent », et un team universitaire d’une dizaine de jeunes gens maigres – et peu sportifs pour des étudiants américains. Ils sont bruyants, joueurs et s’imitent les uns les autres. Si l’un ôte son tee-shirt, les autres le font ; si l’un décide d’aller à la rivière se baigner, les autres prennent leur serviette. Grégarisme de gamins, plutôt puéril presque touchant si l’on n’imaginait qu’une fois adultes ils n’agissent de même dans le conformisme et le comportement moutonnier.

Le dîner est plus montagnard que les soirs précédents. Il se compose de purée, de riz et de ragoût de morue en conserve à la sauce tomate. Ce soir, les énigmes n’ont plus guère la cote – « trop intellectuel », selon José – et nous passons aux gentillettes charades et aux anecdotes. Une fois la vaisselle débarrassée, à la seule lueur des bougies sous la tente mess, le porteur in coiffé au bol et habitant bien son débardeur noir, improvise un spectacle à lui tout seul. Javier introduit Adelino – c’est son prénom – comme une vraie star et il dédie sa chanson langoureuse « a Francesca » – notre Françoise. Il débute par un solo de « trompette » vocalisé avec les lèvres et mimé avec la main ; il poursuit en célébrant « l’impression de ton corps » et autres joyeusetés en espagnol. Le tout est fort érotique, dommage qu’il n’y ait qu’une seule fille pour l’apprécier à sa juste valeur. Ce beau jeune Indien féru de modernité, rhum aidant, est fort applaudi. Nul autre des porteurs ne s’y essaie, pas même l’autre minet du groupe au visage rond et souvent poitrail nu pour faire admirer le dessin de ses muscles, qui copine de près avec Adelino, s’échangeant souvent le walkman.

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A pied vers le Roraïma

Le petit déjeuner est salé ce matin. Il y a à peine du café, ce ne semble pas l’habitude d’en boire, au Venezuela. Un « jus » de goyave est issu de la poudre de Tang. L’omelette est aux oignons et aux poivrons tant que l’on a encore accès aux produits frais. Le cuisinier a préparé des galettes de cassave, cette farine de manioc blanche et plutôt consistante. Cela tient au corps et est le plat national des Indiens amazoniens.

Le départ se traîne, il faut du temps pour tout, ici. Les Indiens Pémons sont lents mais besogneux. Selon Javier, il faut faire attention avec eux car ils sont très susceptibles. La considération et le prestige sont pour eux plus importants que l’argent et ils sont capables, sur un coup de tête, de planter là leur charge pour rentrer chez eux. Ceux qui nous accompagnent sont pour le moment très réservés – c’est le premier matin – mais, on le voit à leurs regards, ils ont une certaine curiosité pour les étrangers que nous sommes. Certains, jeunes et bien découplés, sont allés dans les villes. Ils y ont acquis ce goût du vêtement à la mode, du baseball et de la musique disco. L’un d’entre eux, en débardeur noir, a déjà un baladeur sur les oreilles.

Près de la fontaine, Chris a découvert un petit serpent mort. Dans les 30 cm de long, corps rouge corail et tête noire, c’était peut-être encore un bébé. Il est désormais tout ce qu’il y a de mort et c’est peut-être heureux pour les petits enfants qui jouaient alentour hier soir. L’aîné est un petit garçon de 6 ans qui part fièrement à l’école, ce matin, en pantalon et non plus en short comme hier, mais portant le même polo jaune débraillé au col. Son père l’accompagne au village en portant ses cahiers.

Nous partons enfin – en file indienne, il est bon de le noter – sous le soleil. Les porteurs portant nos sacs ont commencé à partir juste avant nous. « Il ne faut pas que nous fassions semblant d’aller plus vite pour ne pas avoir l’air de les presser », nous avoue Javier. Le paysage de la Grande Savane est vallonné, à un peu plus de 1000 m d’altitude. Il est couvert d’herbe agrémentée de quelques buissons d’arbres aux trous d’eau et le long des rios.

L’étape de quatre heures prévue, nous la réalisons en trois. Il faut dire que nous sommes un groupe de garçons – sauf Françoise, mais considérée a priori à l’égal d’un garçon par ce qu’elle supporte (nous) et par son rythme de marche. Une paillote de style indien, piliers de bois et murets de torchis, au toit de feuilles de palmier, nous accueille à son ombre, sur une butte aride qui descend vers la rivière en contrebas. Il y a même une table et des bancs. Le parc national est ainsi bâti aux étapes dans le style du pays. Deux tranches de saucisson local, sec et salé, deux tranches de toasts et une salade de chou rouge au thon et aux oignons, composent l’assiette principale. Une fine tranche de melon jaune sert de dessert. Deux grands pots d’eau de rio, traités à l’Aquatabs et assaisonnés de Tang, complètent le festin. Françoise et « les Anglais » sont allés se baigner dans la rivière Tek.

Les Anglais, ce sont Chris et Yannick. Le premier est authentique, produit à Manchester. Il a appris le français à l’école comme nous l’anglais mais, paresse bien anglo-saxonne, il ne converse pas en français – pourquoi faire un effort puisque tout le monde parle sa langue dans le monde entier ? S’il le comprend plutôt bien, il se refuse à le parler vraiment. Aussi, discutons-nous parfois en anglais avec lui. A l’aéroport de Roissy, il est arrivés avec Yannick et ses parents et l’on a pu les prendre un moment pour deux frères : aussi grands l’un que l’autre, le même teint pâle, la même attitude nonchalante et réservée. C’est plutôt le climat anglais qui a déteint sur Yannick, très mimétique tant il aime faire plaisir. Tous deux travaillent dans la même société pharmaceutique d’envergure mondiale.

Ni biblio ni disco près de la rivière Tek, mais une seconde bâtisse construite comme la première. Elle est la résidence du paysan propriétaire. Il récolte peu de choses, probablement pour sa consommation personnelle, dans les champs vaguement grattés ici ou là, que l’on reconnaît surtout parce qu’ils ont été brûlés pour les fertiliser.

Certains porteurs, plus jeunes que les autres, ont descendu les bagages en VTT. Je vois ainsi arriver mon sac à près de 30 km/h dans la pente. Il faut avouer que la terre y est très aplanie et vierge de pierres et d’herbes, tant le passage est fréquent. Nous avons croisés des touristes de retour du sommet.

Nous repartons pour une heure. Il fait chaud sur le chemin, le soleil se réverbère sur la terre sèche et sur les rochers qui la parsèment. Deux rivières sont à traverser. Elles sont bien remplies. Si les plus obstinés arrivent à trouver un gué à pied sec pour la première, la seconde oblige à quitter les chaussures. Après la Tek, la Kukanan. Mais nous sommes arrivés à l’étape du soir. Nous nous baignons avec délices dans la rivière. Les porteurs veulent se baigner aussi, mais ils veulent que nous sortions de l’eau et, en attendant, ils regardent comment nous sommes faits, surtout Françoise qui se contorsionne sous sa serviette pour retirer son maillot mouillé.

Le campement est toujours composé d’une paillote cuisine entourée d’une aire sèche et dégagée pour y planter les tentes. Après le bain dans la rivière, le ciel se couvre et il commence à pleuvoir. Cette pluie du soir dure trois bonnes heures ; elle n’est pas forte mais suffisante pour bien mouiller. L’avantage est qu’elle rafraîchit l’atmosphère qui en avait bien besoin. L’inconvénient est que les tentes, mal aérées, font cloches, retiennent la chaleur du jour et attirent moustiques et mouches à feu qui s’y réfugient. Ces bestioles sont agaçantes, appelées puri puri dans le Routard, « jejen » par Gheerbrant et « mouches à feu » par les Canadiens. Les moustiques sont plus dangereux car paludéens résistants, mais les petites mouches mordent carrément et injectent un venin qui démange fort. Elles laissent une cicatrice durant plus d’une semaine. Aucun produit contre les moustiques ne les répugne, elles s’en foutent ! Ne reste peut-être qu’à s’enduire de boue comme les Indiens d’Amazonie ? Il faut surtout s’habiller : chaussettes, pantalon et manches longues.

Bu seul, le rhum vénézuélien a une suavité de type cubain, différente de l’âpreté propre aux Antilles. Nous dînons de spaghettis bolognaise à la vraie sauce tomate et au bœuf haché. Seul le fromage diffère du parmesan d’Italie ; il est produit ici mais le tout est fort bon. Plat unique. Si les Vénézuéliens, comme tous les Américains, sont très sucre, ils ne connaissent pas vraiment les « desserts ».

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Chutes d’eau du Canaïma

Dix minutes de pirogue à moteur dans le cagnard nous font passer devant des chutes bouillonnantes que nous aurons l’occasion de contempler encore pendant deux jours : le salto Ara. L’eau, chargée de minéraux, est de couleur jaune pastis. Debout dans la pirogue instable, tous font des photos, je ne vois pas pourquoi : ce n’est qu’un décor de carte postale. Sur les bords de cette rivière élargie ici en lac des femmes lavent du linge tandis que de petits enfants se baignent tout nu, leurs corps fins luisants comme du bois vernis.

Nous finissons par nous échouer sur une plage de rochers plats et de sable blanc très doux. Un jeune adolescent sèche sa poitrine cuivrée au soleil. Un sentier part pour une série de paillotes à quelques minutes de là. Il fait vraiment très chaud en ce midi !

Un grand toit de palmes ouvert sur l’extérieur sert de réfectoire, de salon et de dortoir à la fois, tandis que des paillotes fermées servent à la cuisine, aux réserves et aux chambres des hôtes. Un curieux abat-jour fait d’une bouteille plastique sert aussi de ventilateur lorsque la brise fait tourner ses ailettes. Nous dormirons dans des hamacs tendus entre les poteaux qui, avec leur moustiquaire, ressemblent à de grosses gousses baveuses. Je songe à ce film de science-fiction du début des années 60 où des extra-terrestres blonds aux yeux pâles naissaient dans ce genre de chrysalides.

Nous prenons le déjeuner composé de poisson d’eau douce trop grillé, de salade et du sempiternel riz. Nous partons ensuite pour une promenade, notre première « randonnée » du circuit. Après ces heures et ces jours assis dans les avions, marcher nous fait du bien. Mais le sentier n’en est pas à son premier randonneur : il est aménagé comme une autoroute, panneaux comminatoires et cordes providentielles indiquant aux ignares et aux ménagères (surtout américaines) où il faut faire attention. Aucun autre touriste ne folâtre dans les parages, si ce n’est un Japonais solitaire et plutôt marginal. Il est barbu et velu, ce qui est déjà peu asiatique ; il porte les cheveux longs retenus en queue de cheval, ce qui ne fait pas salaryman bien comme il faut, mais il les a noués haut placé comme les samouraïs. Il ne porte qu’un bermuda et des tongs, tenant d’une main un minuscule appareil photo numérique et, de l’autre, une paire de petites jumelles. Marginal, il n’en est pas moins Japonais ! Le sentier nous mène à travers bois où il fait heureusement moins chaud, puis sur le sommet d’un tepuy d’où l’on peut distinguer tout le paysage alentour.

Le guide indien qui nous accompagne, et qui n’est autre que notre hôte, nous énumère fastidieusement tous les noms donnés aux tepuys de l’horizon par les Indiens du coin. Vaines paroles, car nous nous empressons de les oublier aussitôt. Je ne retiens que le premier nom car il est amusant, « la Vieille Femme » (traduction du langage indien). Je crois qu’il y a aussi « le Cerf » et d’autres dénominations du même acabit. Bref, nous devons nous rendre compte que ce paysage « sauvage » est habité, apprivoisé par l’homme rouge, « civilisé », en un mot. Nous nous le tenons pour dit.

Le sentier boucle et nous ramène à notre plage de débarquement. Nous suivons un moment sa lisière, puis la forêt qui vient presque au pied de l’eau, enfin la falaise à pic sur l’onde. Nous passerons sous la grande cascade de pastis dûment photographiée ce matin par les amoureux des « tartes » postales. Les embruns légers créés par la longue chute flottent dans l’air, créant une atmosphère irisée et brouillasseuse qui nous oblige à ôter nos chemises et à ranger le sac le long de la roche pour ne pas le mouiller. Nous sommes ainsi à l’aise sous l’eau vive qui tombe.

Suivant notre exemple, Javier ôte son tee-shirt pour exhiber un torse imberbe et cultivé aux appareils comme aux poudres à gonflette. Il restera torse nu jusqu’après le dîner. Ses muscles sont puissants mais peu dessinés, ce qui me fait penser qu’il a avalé des produits pour augmenter la masse musculaire. Quelques poils noirs, raides et très courts, commencent à repousser sur son sternum, laissant penser qu’il s’est rasé. Ces poils grandiront d’ailleurs tout le long du séjour, confirmant cette thèse. Est-ce sa copine qui le préfère ainsi ? Ou s’expose-t-il aussi comme mannequin pour gagner un peu d’argent ? Son obsession est l’argent, dans ce Venezuela réduit à subsister d’expédients sous l’expérience Chavez. Il nous le dira après le bain, alors que nous séchons, allongés sur un rocher qui a gardé la chaleur du jour. Il gagne comme guide, cette année, plus que son avocat de père, sans guère de clients depuis la « crise ». Il aide les uns et les autres, sa copine qui finit ses études, son père qui n’arrive plus à joindre les deux bouts.

L’eau qui nous fait envie depuis notre arrivée est douce mais sombre, chargée de limon et de minéraux. Lorsqu’ils touchent le fond, les pieds s’enfoncent dans l’argile. Le bain est tiède mais le petit vent qui souffle à la tombée du jour nous fait frissonner. Nous observons Vénus, première étoile au ciel puisqu’elle est une planète, puis les vraies étoiles qui s’allument une à une. Nous repérons en premier la constellation d’Orion, juste au-dessus de nos têtes. Et Françoise, la seule fille de notre groupe de douze, trop aventureux pour la moyenne, apprend les noms des étoiles les plus brillantes d’Orion : Bételgeuse à l’épaule droite, supergéante rouge, Rigel au pied gauche, géante bleutée, Bellatrix à l’épaule gauche, géante bleue. Mais elle ne retient pas les trois étoiles serrées de la ceinture dont les noms, pourtant, font rêver : Alnitak, Alnilam et Mintaka. La massue et le bouclier sont moins visibles tant brillent d’étoiles au ciel une fois l’obscurité tombée.

Un cocktail de jus d’orange et de rhum vénézuélien titrant 40° est préparé par l’Indien. Le mélange est très parfumé. Un groupe électrogène permet quelques lumières pour éclairer la table et à un cassettophone de passer un tube local disco, pour l’ambiance. Nous baissons cependant le son et la cassette, une fois au bout, ne sera pas remplacée. Nous dînons de l’assiette triple en usage ici : viande, riz, salade. Pas d’entrée et souvent pas de dessert. Cette fois, l’élément carné est du bœuf en ragoût. A douze tout le long d’une table, nous ne pouvons qu’avoir plusieurs conversations, au moins deux ou trois à la fois. Françoise, au milieu, avoue travailler dans le marketing. La conversation de l’autre bout, pour les bribes que j’en capte en allant me servir d’eau au pichet, porte sur les critères de beauté, l’attrait sexuel, les différences homme-femme. Françoise, après un moment de cette conversation de mâles entre eux, se dit « inquiète de ce qu’elle entend », de la façon dont les garçons affectent de voir aujourd’hui les filles. Elle ne sait rien des vantardises obligées des jouvenceaux en bande, de leur affectation de suivre l’opinion dominante quoi qu’ils en pensent au fond d’eux-mêmes, ni de ce modèle populaire « viril » qu’ils se croient toujours être obligés d’afficher en groupe pour ne pas se montrer différents ou efféminés.

De notre côté, Julien et moi parlons avec le Japonais qui livre quelques phrases en anglais entre deux bouchées. Il engouffre, il dévore ; une assiette nous suffit, lui en demande une autre. Julien est informaticien. Le Japonais se fait appeler Youki et étudie l’économie et le marketing à Tokyo. Il lui reste deux ans à faire et il profite des deux mois de vacances universitaires qui ont lieu en ce moment même pour voyager. « Après, nous dit-il, je serai pris comme les autres dans le travail ; je deviendrai workalcoolic ! ».

Les bêtes stridulent dans les arbres extérieurs. Il fait bon, humide et venteux, mais l’air a une douceur qui nous change de l’hiver européen. Les hamacs attendent les dormeurs. J’ai trouvé pour ma part un simple lit, bien plat, que je préfère aux cocons suspendus dans lesquels on ne peut pratiquement pas bouger. Quelques moustiques me piquent mais le vent les chasse.

 

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Plage de la Cala

La redescente vers la mer à la Cala et la Caletta est d’autant plus pentue.

C’est une crique de galets à l’eau transparente, celle couleur menthe à l’eau qui nous avait fait tant envie, un peu plus tôt, après la punta della Madonna. L’eau est chaude et salée.

Deux petits blonds de 5 et 7 ans, cette fois français, jouent avec leur père ; nous ne voyons pas de mère. Peut-être le père est-il divorcé et a-t-il pris ses enfants durant les vacances ? Il apparaît très préoccupé de bien faire mais assez directif et un brin autoritaire. Non sans contradictions : il fait mettre un maillot synthétique aux gamins à cause du soleil qui forcit, mais les laisse sans casquette en plein soleil. L’aîné est en tout cas très sociable, il raconte comment ils vont aller manger une glace après la plage, puis prendre la voiture pour le ferry et faire de longues heures de route pour rentrer chez eux. Mais il ne dit pas où.

Trois chatons assez grands viennent quémander à manger et se faire caresser. De faim, ils mangent même des pâtes au pesto tombées. Je leur donne ma ration de jambon qui donne soif.

Toute une bande d’Italiens jacasse devant la plage ; certains sont dans un bateau ancré dans la cale, d’autres arrivent par le sentier, des jeunes filles surviennent après. Tous sont ensemble et ne s’entendent pas sur la suite : faut-il se baigner ? Gagner le bateau ? Remonter ? Et ils s’interpellent à grands cris du bateau à la plage et entre eux sur la plage : « la commedia del arte », conclut Denis.

Un petit blond de 11 ans du groupe, à tête d’un ange de Ghirlandaio, en tee-shirt, chaussettes et chaussures de tennis blanche, bermuda kaki, cherche à se faire mignoter par son père à lunettes et casquette. Nous les retrouvons sur le chemin vers San Andrea, Denis parlera avec eux et il appert que le gamin est scolarisé au lycée français de Rome.

Nous reprenons la grimpée vers San Andrea. Denis nous parle du granit porphyrophile, avec inclusions.

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Raft initiatique sur les eaux sacrées inca

Un quart d’heure de bus nous conduit sur les bords de l’Urubamba, devant le départ des rafts. Nous devons glisser dans les jeunes rapides de l’endroit pendant environ deux heures. Dans le groupe, deux ou trois personnes seulement ont fait du raft, dont Peter bien sûr qui, à l’entendre, a fait tout ce qui est jeune et sportif. Nous voici vite déguisés en rafteurs : gilet de sauvetage directement sur maillot de bain, et sandales pour les fonds rocheux. Plus le casque – c’est rassurant ! Nous n’avons jamais été aussi peu habillés depuis le début du séjour, en ce pays où la température descend avec le soleil et où l’eau descend des montagnes glacées. Le raft n’est pas une activité acclimatée ici et les gens du pays qui nous voient depuis les berges ou les ponts nous regardent étonnés, un peu hostiles envers ce « sport de Yankees ». Cette expérience varie un peu de la marche et est bienvenue. D’autant qu’elle nous met en contact intime avec les éléments naturels du pays.

Nous sommes répartis en deux rafts de huit avec chacun un moniteur local. L’un d’eux est jeune et un peu dépassé par les événements ; il pilote le groupe avec lequel je ne suis pas. Choisik a décidé de traduire ses ordres d’espagnol en français pour son groupe, et m’a chargé de faire de même avec mon raft. Les ordres sont à exécuter à la pagaie rapidement et de façon synchronisée pour rester maître du bateau. La traduction simultanée et juste importe au plus haut point. Nous décidons vite que notre chef de bord donnera directement les ordres en français ; cela lui est plus facile d’apprendre quatre mots (gauche, droite, avant, arrière) que moi de réfléchir pour lancer un ordre en décalage, et qui n’est pas toujours le bon. Il faut être bovin, dans le raft. Seul celui qui dirige a le droit de penser, mais pas trop lentement. Il doit surtout hurler par réflexe. Heureusement, le passage que nous abordons n’est pas difficile. Nous commençons par descendre le courant paresseux d’un plat, pour apprendre doucement la manœuvre. Puis nous passons deux brefs rapides. Premières sensations. Griserie de vitesse. La négociation doit être exécutée avec minutie pour éviter les gros rochers placés en plein milieu du courant. C’est surtout le barreur chef de bord qui dirige ; nous, nous contentons de donner de la vitesse ou de freiner le bateau, sur ordres aboyés. Dans notre raft personne ne tombe à l’eau ni ne reste coincé entre deux rochers. C’est déjà bien ! L’eau bouillonne autour de nous tandis que nous sentons l’accélération du rapide. A la pagaie sans relâche, nous fatiguons un peu, mais c’est bon d’entraîner dans ce trek non seulement les jambes mais aussi un peu les bras !

La philosophie du raft, malgré son air bovin initial, est plutôt zen : il s’agit d’utiliser les courants, comme les forces au judo. A l’artiste d’éviter les rochers et de suivre l’eau. Dans les éclaboussures, nous sommes rafraîchis plus que mouillés et c’est somme toute agréable. Le passage, parce que nous sommes bien dirigés, nous apparaît plutôt facile. Ce ne semble pas le cas des autres, qui tournent sur eux-mêmes, perdent parfois un ou deux équipiers dans l’eau, ou restent même coincés un moment entre deux roches dans un passage particulièrement resserré.

Avant l’arrivée, un garçon d’une douzaine d’années émerge de l’eau où il vient de se baigner. Son père remballe sa canne à pêche. Le petit frère n’est pas mouillé. L’aîné a peut-être plongé non par plaisir, mais pour dégager une ligne prise dans une souche ? En nous voyant, le garçon qui avait surgi en caleçon enfile par pudeur son pantalon, puis ses chaussures. Importance du pantalon dans la culture macho espagnole : un mâle peut rester torse nu mais il doit absolument porter pantalon pour être un homme. Le gamin ne renfile pas sa chemise, il laisse sécher les gouttelettes sur sa peau caramel comme le jus sur un poulet sorti du four. Il a le squelette peu développé encore mais des muscles nerveux sur le dos. Il prend son petit frère par la main et s’éloigne, dédaigneux des « gringos ».

Nous pique-niquons en short de bain au soleil, dès l’arrivée. L’eau fraîche nous a donné faim plus que l’effort. Nous avons bien ri dans notre radeau, les autres ont ri plutôt frais, leur moniteur ne donnant pas d’ordres ou presque. Salade, fromage, pain et mortadelle disparaissent vite. Un fricandeau aux pommes est une surprise avant la banane, la mandarine et le raisin. Chacun va ensuite se changer dans le bus qui a gardé nos bagages. Certains y restent pour aller jusqu’au camp, les autres continuent la randonnée par quelques kilomètres de marche. Ceux qui prennent le bus installeront les sacs dans les tentes, laveront les mains des enfants rencontrés là-bas autour d’une école. Je suis de ceux qui aiment encore marcher deux heures.

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Tomas O’Crohan, L’homme des îles

Les îles Blasket, au large de Dingle en Irlande, sont le morceau d’Europe le plus proche de l’Amérique. Désertes depuis 1953 sur ordre du gouvernement qui ne pouvait plus assurer la sécurité sanitaire, elles ont été habitées par une centaine de personnes jusqu’au début du XXe siècle. J’y suis allé.

Ce sont des îles rocheuses couvertes d’herbe grasse où paissent encore les moutons, où les côtes sont découpées et où, dans leurs baies profondes, viennent se chauffer au soleil les phoques. Il y a des touristes qui campent dans les maisons en ruine ; des continentaux qui viennent en pique-nique le dimanche ; des pêcheurs. L’été, chacun se baigne dans les eaux froides puis court se réchauffer en jouant nu au ballon sur la seule plage de sable. Il fait bon au soleil, on respire l’air du large. La nuit est humide mais l’astre chasse la fraîcheur. Et l’on se dit qu’en hiver la vie doit être rude.

Tomas est un fils des Blasket, né en 1856, dernier de la nichée. Durant son existence, il a fait dix enfants. Son fils aîné s’est tué en tombant du haut de la falaise, à 10 ans. Quatre enfants lui sont restés, dont deux filles, émigrées loin de l’île. Il raconte la vie des Blasket, faite de labeur et de joie, de solidarité et de peine, de promiscuité mais de liberté.

Manger, dormir, travailler la terre ou pêcher, chanter, lutiner les filles du coin et faire des petits : c’est à cela que se résume la vie dans l’île. Et ce n’est pas différent ailleurs, après tout. J’imagine la jouissance qui existe à vivre sur une île, dans cet univers fermé comme un cocon où l’on se sent si bien. Pas la peine d’explorer au-delà. Le continent est déjà une expédition d’une journée, ou de plusieurs si le temps empêche de revenir. La misère pousse certains à partir pour l’Amérique. Ils reviennent presque toujours quelques années plus tard pour ne plus bouger.

Jouissance de l’accumulation, du bétail paissant en liberté, rentré la nuit dans les maisons contre le froid, de la terre fumée aux algues où l’on fait venir avoine et pommes de terre, de la mer alentour où sont les maquereaux, les colins, les langoustes, les phoques, toutes bêtes que l’on pêche et attrape pour améliorer l’ordinaire.

Jouissance de la famille et de la parenté proche, des oncles et des fils, du chagrin lorsqu’ils partent pour l’au-delà et du sentiment très fort, alors, de la destinée. L’un chute d’une falaise, l’une est emportée par la rougeole, l’autre perd la tête, un autre encore veut sauver une nageuse du courant et se noie avec elle…

Malgré cela, on vit. Si l’on pleure, on va à l’église en barque, sinon on se rend à l’école les matins de semaine, ou dénicher les mouettes dans les creux de la falaise avec les copains. On est jeune pour boire et pour chanter, pour rire avec les filles – qui veulent quelquefois du mâle comme des sauvages. Un coup de queue entraîne un coup de main, on se marie et l’on travaille, mûri d’un coup, pour nourrir la nichée qui vient. Et lentement arrivent les deuils, l’effort physique qui n’est plus le même, la vieillesse.

Alors, on raconte sa vie, toute simple. Et c’est la première fois.

Tomas O’Crohan, L’homme des îles, 1926, Payot petite bibliothèque voyageurs 2003, 353 pages, €9.90

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Tobias Hill, Le cryptographe

Le roman anglais contemporain se porte bien. Dépouillé, original, il raconte des histoires à vocation universelle. Nous sommes à Londres, capitale de la finance, en 2021. Rêve de Chine, une monnaie mondiale unique détachée de tous les Etats a été adoptée par le plus grand nombre, le Soft Gold. Les monnaies nationales d’hier, le dollar, l’euro, le yen, le yuan, ont quasiment disparu. Un petit génie de la finance a inventé en effet un code ultime, incraquable, qui se renouvelle de lui-même tous les jours, pour sécuriser les transactions. Une sorte de Bitcoin qui aurait réussi, en somme.

Ecrit juste après les mirages de la « nouvelle » économie (innovation permanente, croissance permanente, plus besoin de fonds propres), le roman anticipe étrangement le krach des subprimes qui allait survenir quelques quatre ans plus tard… et peut-être le prochain à venir sur quelques cryptomonnaies. Il faut vraiment être Anglais et baigner dans l’atmosphère de la City pour capter ces prémisses de fin du monde dans l’air. Tobias Hill, né à Londres en 1970, a cette âme sensible. Il sait la traduire en mots précis, en phrases directes, en personnages attachants.

John Law est le premier. Petit délinquant des faubourgs de Glasgow, le visage buté sur une photo à 14 ans, il laisse toutes études pour s’adonner à l’informatique. Génie hacker, il crée le fameux virus Pandora qui infecte tous les ordinateurs de la planète. Redressé en maison, il sort à 20 ans pour créer le Code et lancer la Monnaie. Ce n’est pas un hasard que le nom choisi soit celui d’un banquier célèbre à la cour de France, Contrôleur général des finances sous la Régence. Comme lui, il est écossais. Devenu multimilliardaire, il fait exproprier en 12 ans plus de 13000 résidents pour acheter tout un quartier de la périphérie de Londres où il refaçonne le paysage pour son agrément. Il aime les arbres et l’eau, le verre et l’acier. Ses enfants se perdent dans le parc et adorent y jouer aux sauvages, se baignant dans le lac en novembre, entre deux cours particuliers.

Anna Moore est le second personnage, le grain de sable dans les rouages du Code. Inspecteur du Fisc (anglais mais à majuscule dans le texte), elle est chargée d’enquête sur un compte de dépôt d’or et d’argent métal, créé sans rien dire par John au nom de son fils de 11 ans, Nathan. Pourquoi cette dissimulation infime au regard de la fortune ? Pourquoi ce métal physique alors que la monnaie virtuelle connaît un tel engouement ? Pourquoi ce don au fils alors qu’il est encore enfant, qu’il a aussi une sœur et qu’ils ne manquent de rien ?

Annali, l’épouse de John, est le troisième personnage. Finlandaise tombée amoureuse du rêveur, appréciant la vie sans souci que donne l’argent, attachée à ses enfants : Muriet, une délicieuse petite fille de 8 ans ; Nathan, maigre et austère garçon de 11 ans qui n’aime pas le poisson à cause des arêtes mais adore nager dans l’eau très froide. L’autre grain de sable est le diabète, dont est atteint le garçon par transmission héréditaire paternelle. Une altération du code génétique… L’arête dans le poisson.

L’histoire va se dérouler comme une tragédie grecque, remuant les grands mythes de l’humanité : voler aussi haut que le soleil, transmuter le silicium en or, créer un Golem en apprenti sorcier, ouvrir la boite de Pandore. Rien de ce qui est humain n’est fait pour durer, le meilleur code sera craqué un jour, la fortune est toujours jalousée et le bonheur envié. Le Fisc, instance neutre, administrative, même si les petites ambitions et les mesquineries ne manquent pas en son sein, fonctionne comme les Parques chargées d’appliquer les arrêts du Destin. Parce que, pour le Soft Gold, les jours sont comptés : il y a trop d’envieux qui rêvent de se faire un nom en démolissant l’œuvre.

Entre les trois personnages principaux, flanqués d’une foule de personnages secondaires bien typés, l’intrigue se noue et la destinée se déroule. Ecrit au présent, sans fioritures ni digressions, ce roman implacable marque le lecteur. Il s’attache aux personnes : John Law est resté ce petit garçon hâbleur, génial mais qui doute, la peur de la réalité agrippée au ventre, allant jusqu’à la nier quand elle dérange. Anna Moore est cette rigide solitaire qui sait très bien faire parler les gens et entrer dans leurs secrets, mais sans jamais pouvoir nouer une quelconque relation affective durable. Anneli a cru au matin, avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait jamais le croire. La petite Muriet a ce regard aigu des enfants intuitifs car trop solitaires, cet amour pour son frère qui teste sans cesse ses limites, rongé de doutes lui aussi, comme son père. Il y a encore Lawrence, ce vieil inspecteur du Fisc qui boit et double comme un ex-agent des renseignements ; Terence, chargé de la sécurité de John et qui l’aime sans démêler s’il s’agit d’admiration pour ce qu’il a fait ou d’attachement mystérieux à sa personne ; Carl, l’ambitieux technocrate rongé d’envie qui se coule dans sa mutation aux étages supérieurs comme s’il avait toujours fait partie de l’élite cynique de l’Administration ; Eve, la mère d’Anna, sautant d’amant en amant quelque part aux Amériques mais soucieuse du Noël en famille à Londres ; et encore Martha, la sœur d’Anna, Crionna, la mère de John…

Il est encore plus beau de lire le roman aujourd’hui, alors que la crise financière a fait exploser en vol tout un système établi « pour mille ans » et que les cryptomonnaies se développent à grande échelle pour tenter d’échapper à la prochaine et au « Système ».

Tobias Hill, Le cryptographe, 2003, Rivage Poche 2009, 369 pages, €9.65

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