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Brégançon

Nous partons de la Veserie, arrêt du bus, sur une piste menant vers le sentier du littoral. La piste prend juste derrière un étal de fruits et légumes produits régionalement, la Petite Provence bien achalandée. Elle traverse le domaine viticole (depuis 1997) du lord Bamford, baron à vie depuis 2013, collectionneur de Ferrari et conservateur anglais libertarien eurosceptique au sein de l’Atlas Network, en résumé la loi du plus fort, convertie en égoïsme individuel.

Nous passons entre les vignes, descendons parmi les arbousiers qui semblent des arbres à fraises Tagada avec leurs boules rouges à cabochons, puis les chênes liège à l’entrée du domaine de Château Léoube, « vins et huile d’olive » – évidemment « bio », c’est la mode. 560 hectares dont 70 hectares de vignes et 25 hectares d’oliveraie. Le vin est vendu de 11 à 75 € la bouteille comme s’il était un grand Bordeaux. Il reste des traces d’incendie de pins mais les chênes verts ont résisté, de même que les pistachiers.

C’est la période de récolte des olives, sur de grands filets tendus au sol sous les arbres alignés en rangées rectilignes, filtrant la lumière. La carte du Café Léoube offre une focaccia à 7 €, des entrées à 12 et 17 € et des plats de 10 à 35 €. Les tables sont faites d’une planche dressée sur deux bottes de paille pour faire cottage : une mangeoire pour étonner les ultra-riches.

Arrivés sur la plage, nous la longeons longuement par un chemin « technique » ce qui signifie qu’il monte et descend avec des cailloux et des racines en travers, le tout assez casse-gueule. Nous allons jusqu’à la plage de l’Esquirol. Nous pique-niquons alors sous les pins, arrosant les mets au rouge de Brégançon, qui n’est pas fameux, puis avec un vin plaisir vegan biodynamique – qui contient quand même des sulfites ! Comme les autres, je prends mon bain de Méditerranée.

Deux petits Allemands piaillent dans l’eau et se jettent l’un l’autre dans les vagues. Leur sœur blonde aux cheveux torsadés sur l’épaule semble une petite sirène échouée. A leur sortie de l’eau, papa les prend en photo au téléphone mobile. Quant à maman, elle attend que les enfants jouent sur le sable pour prendre en vidéo leurs corps que la lumière méditerranéenne fait chatoyer. Ce sera une lumière pour l’hiver continental allemand, une provision de santé, un « souvenir de jeunesse » pour plus tard dans son grand âge, un moment d’insouciance dans ce monde futur qui s’annonce menaçant. Deux paddles montés par un couple accostent depuis la crique d’à côté. Une vieille, aux seins nus flapis qui pendent comme des outres vides, longe la plage en ramassant tous les déchets rapportés par la mer. L’eau est bleue à en mourir.

Un peu plus loin, le fort de Brégançon. Le ciel et la mer sont bleu France, de vagues nuages flottent. Nous n’approchons pas le fort présidentiel, situé sur un promontoire et relié par une passerelle au rivage du cap Bénat. Il a été bâti au XVIe siècle, vaguement restauré par Bonaparte général. Il sert depuis 1968 de résidence estivale au président de la République. Nous voyons le mieux le fort depuis la pointe de la Vignasse. C’est face à ce fort que le commandant Cousteau et ses amis Taillez et Dumas ont mis au point le matériel de chasse sous-marine qui allait permettre l’exploration des merveilles de la mer dans ce Monde du silence qui m’avait tant enchanté au début de mon adolescence.

Nous avons encore une heure de danse sur les rochers, de marches inégales sur cette « plus belle côte du Var », avant l’ultime plage face à Brégançon avec son eau potable et sa toilette. Et deux taxis pour rentrer à l’hôtel car nous sommes fatigués. Juste sortis d’école, de jeunes garçons accompagnés d’une maman pour tous arrivent depuis le village en slip sur la plage. Ils prennent leur bain de fin d’après-midi avant de rentrer dîner.

Nous allons dîner au restaurant habituel. Nous avons cette fois tomates et mozzarella en salade, steak de thon à la ratatouille et un fraisier glace vanille. Sur l’espace réservé aux boulistes, face au bord de mer, des primes adolescents allemands s’essayent aux boules. Ils y sont bien maladroits mais jolis à voir, longs cheveux blonds et col découvert, tout excités par la nuit et l’effort.

Le lendemain, chacun part de son côté, qui en voiture, qui en bus très tôt, ou en bus un peu après.

FIN

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Domme

Nous partons ce matin du gîte à pied à neuf heures. La montée initiale est assez longue dans la campagne vers le village de Cénac, où nous franchissons la Dordogne par le pont. Nous tournons à gauche vers le lavoir. Là, un platane se présente en brandissant une pancarte : « je suis un platane, je m’appelle Thermidor. J’ai planté mes racines vers l’an 1750, j’ai vu la Révolution » puis « je mesure 7 m 60 de tour de taille à 1 m 30 du sol, 45 m de hauteur et 33 m d’envergure ». Suit une prière écolo à la déesse Gaïa : « Si le ciel me protège et si les hommes prennent soin de moi, j’espère bien être encore là en l’an 2089 ». La prière a oublié les petites bêtes et le climat !

Derrière le lavoir, le chemin longe l’école ou des petits en récréation jouent au tricycle sous les hêtres. Ils piaillent comme le troupeau d’oies vues auparavant. Non loin de là, le pré ou a été installé un terrain de foot est occupé par les garçons et filles du primaire qui s’initient au rugby, plus en pantalon qu’en short. Il fait moite et gris, ils sont très habillés et pas vraiment sportifs, comme s’ils avaient froid.

Nous montons par le sentier à Domme, derrière nous des Anglais en vélo électrique tentent l’ascension mais les ornières et la pente sont trop fortes ; ils rebroussent chemin pour passer par la route, plus sûre. Les remparts de Domme sont du XIIIe siècle. La ville est une bastide, un privilège du roi de France Philippe le Hardi en 1281 pour protéger le commerce et tenir le pays. Les habitants étaient exemptés d’impôts. Les protestants menés par le capitaine Geoffroy de Vivans ont pris la ville par la falaise de la Barre en 1588, le seul endroit où il n’y avait pas de remparts, en escaladant directement la roche au matin. Les catholiques, qui ne l’avaient pas prévu, ont été surpris. Ils ont dû rendre la bastide – ruinée – en 1592.

Des « graffitis des Templiers » dans la pierre de la porte des Tours à la bastide de Domme ont fait l’objet d’un article d’Archaelogia n°32 de février 1970 sous la plume du chanoine Paul-Marie Tonnellier (1886-1977), historien amateur persuadé de sa méthode d’estampage au buvard humide, mais surtout persuadé de découvrir la vérité par sa plume, inspirée à mettre au jour les traits imaginaires. Selon lui, 70 Templiers y auraient été enfermés de 1307 à 1320 et y auraient gravé leur foi. Mais cette « belle histoire » – un storytelling religieux – a été remise en cause par une étude plus sérieuse de 2018 effectuée par l’agence de l’archéologie. Ce « lieu d’oisiveté » aurait incité aux gravures et elles seraient postérieures à l’époque templière. Chacun croira ce qu’il voudra, Bruno ne croit pas à la légende dorée des Templiers victimes. Les relevés fantaisistes de Tonnellier relevaient comme par hasard l’octogone pour le Graal, le triangle surmonté d’une croix pour le Golgotha, le carré pour le Temple, les cercles pour l’enfermement ou le cosmos.

Il pleut sur Domme, ville en damier, aujourd’hui uniquement touristique avec pour seuls commerces de la bouffe, du gîte, de l’artisanat (bijoux, poterie, décoration, peinture) et des produits de l’inévitable « terroir » dont, outre le foie gras, les conserves de canard et le vin, ces savons artisanaux mis à la mode par les post-hippies des années 70. Tout le Périgord est là : l’oie, le foie, les noix, le bois. Un restaurant affiche une enseigne où Jacquou le croquant est statufié en paysan adulte. Il faut dire qu’Eugène Leroy son créateur a habité la ville, une plaque sur une maison en témoigne. Son menu est aux prix « touristiques », plus élevés qu’à Sarlat même. Sauf le « menu enfant » du jambon-frites à 10.50 € pas moins, le menu à 21 € propose des banalités : foie gras (maison quand même), ou jambon de pays, ou salade au chèvre chaud des années 70 chère aux Gault & Millau – puis confit de canard, ou aiguillettes de canard, ou Parmentier de canard, ou émincé de magret de canard grillé – enfin gâteau aux noix crème anglaise. Le menu à 25 € est un tantinet plus gastronomique, mais un tantinet seulement avec une salade de gésiers d’oie au vinaigre de framboise, une omelette aux cèpes en plus. Mais la carte offre une salade tomate-mozzarella ou des burgers pour les malbouffeux qui ont atterri en Périgord par pur hasard. Le marché attire, mais vend toujours la même chose. Il faut évidemment porter le masque entre les étals. Seule une vieille librairie pittoresque fait envie.

Nous visitons rapidement l’église. Une plaque aux « morts pour la France » 1914-1919 affiche 53 noms. Pour une petite ville comme Domme, 1411 habitants en 1911, c’est énorme ; en 1921 il en était attesté 1220. La grippe dite espagnole a dû sévir autant que les combats, y compris en Orient. La démobilisation s’est faite par les plus anciens et les engagés volontaires en premier mais a duré jusqu’en 1920 tant la logistique ne pouvait suivre. Il ne reste que moins d’un millier d’habitants aujourd’hui, faute de travail après l’été touristique.

Depuis le point de vue sur la falaise, nous parvenons à distinguer dans la brume le toit orange de notre gîte, en bas dans la plaine. Nous voyons du cingle de Montfort dans la vallée de la Dordogne jusqu’à Beynac. Un buste en bronze représente Jacques de Maleville, mort en 1824, qui fut l’un des rédacteurs du Code civil du temps de Napoléon.

Nous pique-niquons dans le jardin public du Jubilé, d’une salade de lentilles aillée avec des dés de jambon et un œuf dur. Il ne pleut plus. Le « vin de Domme » acheté par Bruno pour que nous y goûtions me laisse dubitatif ; il a le goût plutôt acide d’un vin de l’année, bien que millésimé 2018 (3 ans d’âge).

Nous redescendons par le cimetière puis par un sentier qui mène à l’autre pont sur la Dordogne. Nous nous arrêtons au Chalet, en bord du fleuve, pour une bière blanche. Le courant est fort et il y a peu de canoës à l’eau alors que l’endroit est d’habitude plein. Retour par les sous-bois chez papy. Nous aurons fait aujourd’hui 15 km pour 340 m de dénivelé positif.

À l’apéritif, nous goûtons le Fénelon, un vin de noix au cassis. Au dîner, nous avons un pâté de foie gras à 50 %, « moins fort pour les gens qui n’aiment pas » déclame papy (mais surtout moins cher à servir), un cassoulet maison où domine la saucisse et le canard beaucoup plus que les haricots, et une tarte coco chocolat de style Bounty.

FIN du voyage.

Ce périple a été effectué avec Terres d’Aventure

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Merida

Nous avons deux heures de route jusqu’à Mérida. Nous dépassons des haciendas (« hacer » = faire en espagnol) de cordes de sisal ou de viande sur pieds. Mérida se fait connaître tout d’abord par sa zone industrielle, bien qu’elle soit célèbre surtout pour son université, son archevêché et son rôle de capitale administrative de l’état du Yucatan. Proche du niveau de la mer, elle compte près de 700 000 habitants et possède l’un des douze aéroports internationaux du Mexique.

Fondée en janvier 1542 sur la cité maya de Tiho, elle porte le même nom qu’une ville d’Estrémadure car les monuments mayas que les conquistadores ont découverts leur rappelaient leur ville natale. La prospérité de la corde de sisal, exportée aux Etats-Unis pour alimenter les moissonneuses-lieuses, ont rendu nombre d’habitants milliardaires au début du 20ème siècle et leur ont permis de construire de luxueuses résidences le long du Paseo de Montejo.

Le bus nous dépose dans la vieille ville, sur la place centrale appelée comme ailleurs Zocalo ou ici, plus spécifiquement, « Plaza Mayor » (la grande place). Le palais du Gouverneur, bâti en 1892, a les murs de sa cour, de l’escalier et du premier étage couverts de fresques terminées en 1978 par le peintre Ferdinand Castro Pacheco. Ce muraliste célèbre au Mexique conte en images l’histoire du pays, l’homme surgissant du maïs, le dieu jaguar, l’aigle tenant en ses serres un serpent.

Dans la cathédrale, achevée en 1598, une messe bat son plein avec la lecture de l’évangile selon saint Matthieu. La façade de style Renaissance se voit flanquée de deux tours que l’absence de recul empêche d’apprécier à leur juste mesure. Il s’agirait de la plus ancienne cathédrale du continent américain. Les voûtes sont à caissons et la chapelle du Christ des Ampoules permet de vénérer une statue de bois du 16ème siècle.

Sur un coin de la place, en poursuivant le tour dans le sens des aiguilles d’une montre, nous visitons l’ex-palais Montejo transformé en banque Banamex, elle-même rachetée il y a quelques années par la Citygroup des Etats-Unis. La façade 1549 est de style plateresque toute sculptée de conquistadores au regard menaçant, les pieds écrasant des Indiens grimaçants. L’intérieur visitable est une suite de vieux salons sombres dans le chic bourgeois alourdi du siècle dernier.

Au sortir du palais, éblouis par la lumière, nous pouvons admirer parmi les jardins de lauriers de la place toute une troupe de petits écoliers en shorts bordeaux et chemise blanche que la touffeur fait bayer. Ils sont bruns, frais et pleins de vigueur. En rang et en uniforme, garçonnets et fillettes mêlés font se sentir joyeux de l’humanité. C’était l’un des secrets des ordres totalitaires. Sur un ordre de leur maître, les écoliers retournent sur leurs pas pour se diriger vers le palais du Gouverneur. Nous ne les verrons pas de près.

Mais la place nous réserve encore le sourire des jeunes devant les photos que nous prenons ; ils sont heureux de vivre, d’être là en ce jour, d’être pris pour cibles par les photographes étrangers. Ils ont l’impression de participer à la modernité et cela enthousiasme plus que l’air revêche de nombre de Français du même âge à Paris.

Nous déjeunons sur un coin de la place, à l’étage, d’une salade César et d’une bière dans un vieux café à l’espagnole. Du balcon, nous dominons l’esplanade de l’église et un coin du parc, nous permettant quelques vues sur les gens qui passent et sur le flic à l’ancienne qui s’efforce de régler une circulation qui n’a pas besoin de lui. Je pourrais me croire revenu dans une ville de province française du début des années 1960, formelle, rituelle et assoupie.

Nous quittons Mérida en traversant la voie de chemin de fer, prospère dans les années 1930 mais à l’abandon depuis la fin des années 1970 faute du désir des gens d’ici d’aller voir ailleurs, donc de rentabilité.

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Cratère de Cova et village de Passagem

Réveil avec le soleil, au frais sous les arbres. Les chevreaux sont libérés de sous leur demi-tonneau et galopent vers leur mère qui les appelle pour téter. Petit-déjeuner aux rayons d’altitude. Mais nous allons grimper encore ! Nous prenons en effet un minibus pour le cratère de Cova qui s’élève à 1166 mètres au-dessus de la mer. La cuvette, large comme une arène de géant, est plantée de champs secs en damiers. Y bougent quelques vaches broutantes, quelques hommes piochant, fourmis dérisoires dans l’étendue. L’auto nous abandonne.

Nous nous mettons alors à grimper les pentes du cratère sous les clochetons wagnériens des pics embrumés dans le soleil. Sur la crête, nous avons une vue générale sur la cuvette d’un côté et sur une vallée couverte d’arbres et de plantations de l’autre. C’est vers elle que nous nous dirigeons en empruntant un chemin en lacets qui descend, interminablement, avec des méandres, vers une ribeira où coule l’eau. Comme à chaque fois que l’eau sourd de la terre, en ce climat, la végétation devient de suite luxuriante : bananiers, papayers, caféiers et même pommiers poussent allègrement, entourés des cannes à sucre omniprésentes. Sur des terrasses aménagées sont cultivés de petits lopins de choux et de carottes.

A un arrêt devant des plants de tabac, qu’entourent des caféiers, une minuscule Patricia de cinq ans nous salue. Elle est parée d’une robe blanche de poupée, mais déchirée ; elle a le visage grave, les traits doux.

Les lacets se poursuivent et le sentier descend toujours. Des femmes épierrent des terrasses. Elles récupèrent pour la construction et portent au village de Passagem dans de grands paniers sur leur tête. Deux vieilles fument la pipe. Un petit travailleur sans chaussures, ni chemise sous son gilet ouvert, brandit deux pics d’un air martial. Il montre les dents pour sourire et prend fièrement la pose. Que voilà un viril petit mâle d’à peine cinq ans ! Les filles du groupe se pâment.

Des écoliers jouent au foot dans la cour ouverte de leur école. Leur « ballon » est une boule de sacs plastiques entourés de ficelle. Ils jouent sans chaussures ni boutons à leur chemise, mais avec une conviction qui prouve leur santé. D’autres enfants ont préparé des chapeaux pour le carnaval qui démarre dans les îles la semaine prochaine. Un beau gaillard se prénomme Hercule et porte un tee-shirt à l’effigie d’un noir américain musclé. Ercoleo a le sourire des enfants bien dans leur peau et de l’énergie plein les membres. Sur invitation de sa maîtresse (oui je sais, il est si jeune, mais elle n’est pucelle que vous croyez) nous entrons dans une salle de classe. Filles et garçons de 6 à 8 ans sont mêlés, en chemisette ou blouse bleu ciel d’uniforme. Au mur sont accrochés des dessins d’objets et d’animaux de la vie courante avec leur nom en portugais : gato (le chat), pato (le canard), copa (le verre)… Les gosses sourient de toutes leurs dents blanches, traits doux, teint chaud, visage frais.

Nous descendons la piste parmi les fleurs et les plantes après le village. Se dressent des manguiers aux longues feuilles vert brillant, des dragonniers à la chevelure de cactus pointue, des bougainvillées fleuri pourpre profond, et un arbre sans feuilles où fleurissent des sommités mauves d’un bel effet. Un oranger en fleurs, subtilement odorant, nous attend au virage juste après un petit footballeur solitaire. Des gamines au sortir de l’école suivent le même chemin que nous et engagent la conversation à deux ou trois. Beautés en bouton. Nous entendons enfin des chants d’oiseaux et le gloussement du rio. A force de descendre et de descendre toujours, nous enfonçant dans cette vallée, nous avons bien fini par découvrir celui qui a creusé tout cela dans les siècles ! Le village de Passagem s’étend le long de ses rives, sur des centaines de mètres. Nous entrevoyons même une piscine – vide – entre les arbres. C’est un bassin de béton profond, peint en bleu ciel, avec des escaliers couleur sang de bœuf pour remonter et une échelle de métal noir. Très chic ! Le bassin est vide, mais on imagine le plaisir des enfants le jour où elle fut remplie.

Nous installons le pique-nique près d’une fontaine au robinet coupé. Le riz cuit hier soir se peuple de thon et de tomates vertes avant d’être englouti à pleins bols. Et les petites bananes qui suivent, poussées ici, sont parfumées. En revanche, les sardines portugaises « à l’huile de soja » n’ont aucun succès.

Les jeunes désœuvrés qui rôdent autour de nous durant la sieste près de la fontaine à sec se coiffent rasta et arborent des médaillons d’émail coloré sur la gorge. Ils sont entre deux mondes, celui des îles où ils sont nés mais où rien n’est possible pour eux, et le monde extérieur fascinant mais difficile à conquérir. Ils ressentent le malaise essentiel d’être d’ici mais de rêver d’ailleurs, sachant que lorsqu’ils y seront, ils auront la nostalgie du déraciné. Ni d’Afrique, ni d’Amérique, ni noir, ni blanc, ils sont toujours entre deux mondes. L’histoire de leur peuple est courte et dramatique : enlèvement, esclavage, famine, émigration. Ils aspirent à un monde nouveau puisque l’ancien ne leur apporte rien. Ils n’ont rien à hériter, ils doivent se faire eux-mêmes. Ils préfèrent le disco d’Amsterdam et ses rythmes de modernité aux vieilleries traditionnelles nées des plantations et de la dictature. Comment ne pas comprendre cet écartèlement culturel ? L’un d’eux s’appelle Tony. Il est coiffé rasta et arbore tous les accessoires de la réussite locale : vêture occidentale, quincaillerie, lunettes noires – et un pick up Toyota avec lequel il doit faire taxi. Rasta Tony fait nettoyer son véhicule par un gamin complaisant qui va pieds nus, chante et lui fait la conversation pendant qu’il passe un chiffon mouillé sur la carrosserie rutilante. Rasta Tony a des bouclettes nattées, une chemise hawaïenne ouverte sur un torse maigre, une médaille verte et rouge lacée au cou et un short de jean noir. Rasta Tony se paie le luxe d’aller boire une bière pendant que le gamin peaufine en battant pour quelques sous le tapis du chauffeur.

Au-dessus de nous le manguier fait de l’ombre et les cannes, un peu plus haut, balancent en rangs serrés leurs tiges souples et leurs feuilles dont le soleil souligne en filigrane les nervures. Une sieste morne en vallée moite. Soudain éclate un disco local, remixé dans les studios d’Amsterdam. C’est une radio-cassettes allumée par un rasta qui croit ainsi nous faire plaisir. Ce bruit en attire d’autres en débardeurs et lunettes noires. Un cabot (verdien) aux oreilles mitées sent la nourriture et vient quémander, œil triste et queue doucement battante. Je lui donne du pain qu’il mâche consciencieusement jusqu’à la dernière miette.

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Cha da Igreja

La nuit est calme et bien lunée. Des milliers d’étoiles au ciel scintillent comme si elles pulsaient de vie. Le vent ce matin est à peine un filet, il fait presque trop chaud. Le soleil n’atteint pas encore notre terrasse à l’heure où les petits, déjà, se précipitent à l’école. Il fait bon mais les écoliers du soir ont recouvert leur débardeur de vestes et de pulls. Eux ne vont pas en classe ce matin mais en début d’après-midi. Comme il y a trop d’enfants pour trop peu d’instituteurs, on divise ainsi les classes en deux.

Nous disons adieu aux âniers ici, passons sur le terrain d’épandage des alentours (ordures et merdes en tous genres), avant de grimper sur la pente d’en face. Le matin, il s’agit toujours de grimper, je l’ai remarqué. La montée est longue, sans un souffle d’air. Nous transpirons à pores ouverts jusqu’à ce que le relief permette au vent de se faufiler. Je comprends maintenant pourquoi j’étais si assoiffé hier après-midi : c’étaient moins les sardines que le vent desséchant qui masquait la transpiration.

Sur le chemin, des maisons isolées délivrent leurs nichées d’enfants qui vont chercher de l’eau ou pour nous voir passer. Les hommes adultes ont l’air usés alors qu’ils doivent avoir à peine 40 ans. Les toits de sisal sont tendus de cordes contre le vent. Parfois un muret arrondi entoure la maison, la transformant en petit château fort. Un homme sort l’âne, bâté et chargé ; la femme suit, accompagnée d’une dizaine d’enfants de 2 à 10 ans. L’aîné porte la plus jeune dans ses bras. Ils sont bruns, métis, un peu sauvages. Ils vivent isolés et vont à l’école quand ils ont le temps. Le reste est pris à garder les bêtes et à cultiver les champs en terrasse alentour.

Nous montons encore. Sisals pointus, tomates cerise, fleurs blanches dont j’ignore le nom, fleurs bleues en cône, lantaniers ; odeur de foin, parfois de coriandre. Le col se mérite. Au débouché nous recevons le paysage comme un paquet d’eau : les pics érodés se dressent sauvagement au-dessus des pentes aménagées par l’homme en terrasses, la route qui serpente en fond de ribeira, et les maisons dispersées de ci delà. Le tout se décline en vert bleuté, un peu voilé d’humidité salée diffusée par le vent. Un soleil brut surligne les ombres. Au verrou de la ribeira est installé le village de Selada do Mocho.

A peine montés, à peine installés devant le paysage grandiose, nous devons déjà redescendre pour « aller à la plage ». Le dénivelé serre les genoux. Nous croisons une femme accompagnée de ses trois petites filles. Elles sont de jolis visages ronds aux grands yeux noirs. L’une des fillettes a les cheveux artistement tressés, geste d’amour de sa mère ou de sa grande sœur. De loin, ce tressage ressemble aux aménagements de pentes que l’on lit dans le paysage, des champs en terrasses régulièrement disposés, chacun séparé de buttes régulières pour les pommes de terre.

Nous suivons le fond de la ribeira où l’eau ne coule que par grandes pluies à l’automne. Xavier a déniché une rare anse de sable, protégée par des avancées de rochers. Là il est permis de se baigner. La mer s’y brise violemment, comme ailleurs, mais sur une pente plus douce. La falaise crée des contre-vagues qui rendent les rouleaux plus anarchiques, dans un déferlement d’écume. Le vent est fort mais l’eau à bonne température. Je suis le seul à me tremper. Pas question de nager, bien sûr, attention aux courants et à l’aspiration puissante du ressac. Mais je peux me plonger entièrement dans le bruit et la fureur marine. Ces coups de fouet liquide attisent mon appétit, d’autant qu’il est déjà plus de 13 heures et que le petit-déjeuner de 7 heures et demi est loin ! Vive le pâté français, le fromage de chèvre local toujours un peu élastique, et le gâteau indigène est à la fleur d’oranger ! Reste une noix de coco dont personne ne veut plus boire et dont je mange la pulpe. Suit un peu de lecture, le dos contre la falaise, au bruit des vagues et à l’odeur saline des embruns. Quand nous repartons, l’atmosphère est devenue brumeuse et un voile recouvre la découpe des rochers sur le ciel.

Le village de pêcheur de « la croix du héron » nous revoit passer. Nous prenons une autre piste qu’hier, par le fond de ribeira, pour rejoindre notre village de Cha da Igreja vers 16 heures. Le soleil est encore vif et la douche – froide – est agréable tout comme le baquet de thé qui attend notre soif.

Un peu plus tard, nous assistons depuis la terrasse à la sortie des écoliers du soir en chemisette d’uniforme bleu ciel. Certaines filles proposent de laver des affaires au lavoir municipal en face – pour 5 escudos ! Mais le vent s’en mêle et un tee-shirt de Marie s’envole dans le chantier d’à côté. Qu’à cela ne tienne, des gamins qui n’attendaient que de se faire remarquer vont le récupérer en escaladant les palissades. Deux chats se roulent et jouent à se battre sur une terrasse voisine. Un petit garçon en polo déchiré promène dans ses bras sa petite sœur soigneusement vêtue d’une robe blanche en dentelles. Je les regarde depuis le haut de la terrasse ; il me montre du doigt à la fillette, elle agite la main mignonnement, je réponds.

Le ragoût de ce soir est aux abats de bœuf : foie, rognons, poumon, assaisonné de citron et accompagné de patates douces. C’est un délice local mais répugne à certains. Je trouve le plat très parfumé et la viande goûteuse. Seconde tournée de grog une fois le dîner avalé, surtout le dessert de bananes flambées touillées vigoureusement par Angelo dans la cocotte tant elles sont vertes. Le punch est servi en deux fois : un peu de mélasse où macèrent tranches et écorces de citrons et d’oranges en fond de verre, puis le rhum brut en proportion. La dose « normale » est moitié/moitié, mais Marie-Claire trouve que « c’est trop sucré » – et elle rajoute du rhum. La nuit est presque chaude, peu de vent ; quelques moustiques font leur musique.

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Musée national du Costa Rica

Je vais jusqu’à la place de la Démocratie où s’élève le musée national du Costa Rica à la façade jaune d’œuf.

La visite coûte neuf dollars aux étrangers et elle commence par une serre du département d’anthropologie où des morphos volettent en bleu turquoise ou se goinfrent, les ailes repliées, de tranches d’ananas très mûr. Volettent en plus une vingtaine d’autres espèces de papillons et poussent 91 espèces de plantes destinées à représenter la diversité de l’écosystème des vallées du Costa Rica central.

Volettent aussi en chemisette bleu morpho à col ouvert, shorts et sandales, les écoliers et écolières de toute une classe de primaire qui s’intéresse, sous la houlette de leur maîtresse.

Le Musée national d’histoire a été créé en mai 1887 dans le but d’étudier et de classer les ressources naturelles et artistiques du pays. Il a été installé sur une plantation de café du XIXe siècle qui appartenait à Alexander Von Frantzius, naturaliste allemand. L’État a acheté la propriété à son propriétaire suivant, Mauro Fernandez, réformateur de l’éducation au Costa Rica. A été alors construit le bâtiment actuel appelé le Cuartel Bellavista, la caserne Bellevue. C’était un arsenal et un centre d’entraînement militaire des recrues jusqu’à sa fermeture par le décret qui abolit l’armée le 1er décembre 1948. Le Musée national a pris possession des lieux en 1950 pour des expositions. Des graffitis de prisonniers se voient encore dans les anciennes geôles sous la tour crénelée appelée le donjon. Deux maisons préservent l’architecture de la ville à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les premiers et seconds gouverneurs de la caserne ont vécu là et du mobilier d’époque y est disposé.

Le musée d’histoire nationale ne fait pas l’objet de débats idéologiques comme chez nos intellos mais conte l’histoire de la patrie, des Espagnols à nos jours, en plus de l’histoire précolombienne. Les Costariciens ne sont pas honteux de leur passé comme nos bobos, même s’ils ont peu de héros et de moments historiques. Il n’y a pas grand monde dans les salles, sauf les écoliers, les objets sont bien disposés et les panneaux explicatifs pédagogiques, à l’américaine. Le café, la banane et le chemin de fer ont contribué au développement économique du pays avant le tourisme, plus récent. J’y passe plus d’une heure et demie.

La salle de culture précolombienne précède la salle de la colonisation garnie de statues en bois d’art religieux, celle de l’époque moderne et jusqu’au contemporain.

Les sociétés précolombiennes de -12000 à + 1500 sont représentées par plus de 800 objets de céramique, de pierre, d’or, de jade et d’os. Une maison est reconstituée, une tombe fouillée est présentée, des indiens en situation sont exposés.

En face du musée se construit une nouvelle Assemblée nationale. Je vais voir de plus près un square où trône en son centre une immense statue un peu pompier dans le style sud-américain, représentant des combattants plus ou moins nus, dont une femme dépoitraillée comme une révolutionnaire de légende.

Je reviens ensuite vers le marché central où je parcours les allées, ses boutiques spécialisées dans les poissons, la viande, les herbes, la restauration cuite, les souvenirs. C’est étroit et populeux mais je n’ai rien à acheter. Cheyenne s’y fait arracher son médaillon en or ce matin et le voleur s’est enfui. Elle en reste toute bouleversée.

Dans les rues du centre, les gens déambulent nombreux. Il fait beau ce vendredi matin et tout ouvre à huit heures. Les Costariciens viennent y travailler ou faire des courses. À 14 heures, tout le monde est reparti en grande banlieue, surtout sur les hauteurs. San José n’est pas une ville où l’on habite.

A 11h30 le bus vient nous chercher pour nous emmener à l’aéroport. Le trajet est assez rapide pour Santamaria ce matin. Nous disons adieu à Tita le chauffeur, Adrian nous téléphone en selfie pour nous dire encore revoir. Il est avec son nouveau groupe et il passe par le téléphone de la guide supplétive venue pour nous accompagner de l’hôtel à l’aéroport. Comme nous sommes trois heures avant l’envol, l’enregistrement est rapide. Les autres veulent manger et se précipitent au fast-food. Je me contente d’un café pour liquider mes 1150 colones reçus aux thermes contre des dollars américains.

FIN du voyage au Costa Rica

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Il pleut sur la grande savane

Ce matin, il pleut sur la savane vénézuélienne. Un coq vient faire l’intéressant au bord des tentes, juste quand le jour se lève. Je rêve de lui tordre le cou et d’en faire un coq au vin – encore faudrait-il du vin, donc je me rendors. La pluie est comme d’habitude un crachin de nuage qui passe un peu trop lentement. Mais la température est celle d’un été européen, ce qui relativise l’inconvénient de l’eau qui tombe. Le petit-déjeuner est le bienvenu – depuis hier soir, nous avons besoin de liquide pour distiller l’alcool des nombreuses bières. Les Anglais n’ont pas « pu » se coucher tout de suite et ont paraît-il chahuté dans leur tente jusqu’à une heure avancée de la nuit. On dit même qu’ils ont testé les sarbacanes et que la porte de leur tente est désormais criblée de trous. L’un d’eux n’aurait-il pas aussi été touché à la fesse ? C’est ce qu’affirment les blagueurs, mais cette information de collège n’est pas confirmée.

La pluie, accompagnée d’un petit vent, rafraîchit quand même l’atmosphère malgré la température estivale. Nous supportons la polaire mais cela n’empêche nullement le gamin du restaurant d’être en short et en débardeur. Il est vrai qu’il porte une bonne couche de graisse, ce qui le protège. Depuis l’horizon convergent vers le hameau de jeunes garçons qui se rendent à l’école en ce lundi ; ils arrivent des fermes de la plaine. Ils portent tee-shirts blancs (ou chemisettes) et jean bleu, l’uniforme du primaire. Le collège a le haut bleu et le lycée le haut beige – toujours en pantalon, au contraire de l’Asie où la température est la même, machisme oblige. En pays catholique, on ne montre pas ses jambes, je ne sais pourquoi. Peut-être parce qu’elles ressemblent à celles du bouc (diabolique) lorsque les poils poussent ? La vêture traditionnelle indienne est mieux adaptée et plus jolie, comme en témoigne une photo.

Comme à chaque fois qu’un touriste se pointe, mais c’est de bonne guerre, une femme ou un enfant sort un ballot et étale des gadgets d’artisanat à vendre. Cette fois-ci, outre les colliers de graines et autres ébauches d’oiseaux en bois, ce sont des bâtons creux remplis de petits cailloux qui reproduisent le crissement progressif d’un serpent en colère : « ksss ! ksss ! »

La pluie s’est arrêtée. Le ciel est toujours gris mais le soleil pousse ses rayons au travers. La moiteur monte. Nous prenons une pirogue pour descendre la rivière jusqu’à une corde tendue en travers qui signale des chutes plus loin. Nous devons débarquer et continuer à pied. Nous croisons un père et ses trois enfants, deux fils et une fille de 6 à 10 ans. Ils sont pieds nus et dépenaillés, portant chacun sur l’épaule un long bâton qu’ils sont allés couper dans le bois un peu plus bas. L’enfant le plus petit est une fille ; elle travaille comme les garçons mais ses deux frères, pourtant mal vêtus et vulnérables, ont des gestes protecteurs envers elle, c’est mignon.

Plus bas, nous pouvons observer dans toute sa splendeur une cascade de pastis nommée Apongwao, attraction locale. Un étroit sentier pierreux descend par la forêt jusqu’au pied des chutes, assez loin car l’eau rejaillit en pluie sur une grande distance. Il faut ôter sa chemise ou enfiler la cape pour ne pas se retrouver trempés. Les roches sont luisantes, glissantes d’eau limoneuse. D’en bas, le bruit de l’eau qui tombe est fort et sourd comme le tonnerre. La rivière chute comme une chevelure, à longs traits droits, rebondissant sur une saillie de la falaise au dernier quart de sa hauteur. C’est là qu’elle éclate en gerbe brumisatrice. Devant le bassin, le tonnerre nous envahit les oreilles, les gouttelettes pénètrent nos poumons et saturent nos yeux. Selon Javier, « on sent l’énergie » – ces fameux ions négatifs qui euphorisent. Il est interdit de se baigner ici à cause des turbulences du courant. Il faut se rendre plus loin pour jouer Adam après la chute. Cette eau vivante, bondissant comme un jeune cabri, incite à se mettre nu et à cabrioler comme un adolescent imbibé d’hormones. Cela malgré ces pourritures de jejens qui poursuivent leurs danses cuisantes.

Il nous faut descendre un moment la rivière, bifurquer dans la forêt par un sentier à peine tracé, guidés par une grosse et placide indienne du hameau, pour trouver non el pozo del amor (le puits de l’amour) – mais le puits caché. Javier nous avoue que l’amour est à sec en cette saison… Caché, le puits que nous cherchons l’est : c’est un trou d’eau au fond de la forêt, entouré d’arbres serrés, creusé par une cascade d’une dizaine de mètres de haut. Le ruisseau qui en émerge ira plus tard finir ses jours dans la rivière. Nous pouvons nous baigner dans le bassin de la forêt. L’eau est bonne, autour de 20° seulement. Sous la cascade, l’eau qui tombe est un vrai massage à la turque. Elle cogne et rebondit sur les épaules et le dos comme si elle voulait nous essorer. Nous restons un moment au frais sous les arbres, à égoutter et à sécher, prenant en photo « deux Anglais sous la cascade » et autres scènes champêtres. La remontée du sentier jusqu’au-delà des chutes pour retrouver la pirogue à moteur s’effectue sous le cagnard d’un soleil pleinement présent – elle efface tous les bienfaits du bain.

Nous prenons le déjeuner au même restaurant qu’hier soir – pas beaucoup de choix dans ce hameau désert ! Poulet grillé, riz, tomates et oignons. La bière ne nous paraît plus aussi savoureuse, peut-être parce que nous nous en sommes rassasiés hier. Elle a déjà un goût d’habitude.

Nous quittons cet endroit perdu pour une heure sur la piste, pas trop désagréable cette fois. Sur les deux 4×4 Toyota, l’une a 400 000 km au compteur. Elle est confiée à un chauffeur d’un certain âge, calme, avec une petite bedaine. L’autre 4×4 est plus neuf, 24 soupapes, 4.5 l. Celui qui le conduit est un jeune typique du pays, un « macho » dans toute sa splendeur : frimeur, fumeur, bâfreur – roulant au diesel. Rien dans la tête, tout dans l’apparence. Il se croit obligé de faire des acrobaties avec sept vies à bord, luttant puérilement pour doubler, fonçant dans les trous pour entendre les cris des passagers, prenant des ornières à 45°.

Sur la piste d’aviation « d’urgence », un petit avion s’est posé, un court deux hélices de la Garde Nationale. La grande savane s’estompe après que nous ayons pu admirer, sur le sommet d’un piquet, le fameux oiseau-cloche déjà cité. C’est une bête de la taille d’un petit rapace au cou jaune.

Puis arrive la forêt, traversée par la route, transition d’altitude entre la savane et la plaine. Nous sentons dans les oreilles que nous descendons. Dans un virage, se dresse la piedra de la Virgen – le Rocher de la Vierge – appelé ainsi peut-être parce que de nombreux chauffeurs ont dû se faire peur dans la suite de virage qu’elle marque. Sur la face du gros rocher noir qui se dresse comme une falaise, incongrue dans ces bois, une vague ombre blanche comme un ballon sous un drap peut figurer (avec beaucoup de foi) l’apparition fantomatique de la Vierge venue sauver les imprudents. La mère du Christ est honorée d’une statue protégée d’une grille. Les fidèles ont déposé autour d’elle des bougies, des fleurs, mais surtout beaucoup de photos d’identité, de cartes de lycéens ou de société pour personnaliser leurs prières. C’est touchant par les visages ainsi livrés au sort ; c’est naïf et plus superstitieux que chrétien de s’attendre à ce qu’un désir aussi égoïste soit exaucé. Près de la fontaine qui sourd à quelques pas, près de deux mètres de chenilles processionnaires velues se pressent et s’enroulent en une spirale grégaire. Françoise n’en avait jamais vu.

Une voiture chic s’arrête sur le parking. En descendent deux adultes en costume et un petit garçon bien habillé. Mais il garde les pieds nus, habitude de nonchalance du pays. Le gamin prend les adultes en photo devant la Vierge dressée. Deux goulées d’eau à la fontaine, tout en s’éclaboussant les jambes et le short, et tout le monde repart.

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Lima, capitale du Pérou

L’avion d’Aeroperu part à l’heure de l’aéroport de Cuzco. Le temps est dégagé, la météo bonne. Mais comme le poids dépasse le maximum autorisé pour les conditions de portance de l’air à cette altitude, tous les bagages ne suivent pas. Les nôtres arriveront par le vol suivant, nous dit-on. Nous attendons donc une heure et demie à Lima, en savourant quand même un double expresso au bar de l’aéroport.

Plusieurs groupes de jeunes écoliers passent, dans leurs survêtements de sortie. Chaque collège a sa couleur : jaune poussin, bleu roi, rouge bordeaux. Certains garçons – ils ont 8 ou 9 ans – portent le survêtement fermé jusqu’en haut, d’autres la veste entièrement ouverte sur le polo. De même, le col est boutonné ou débraillé, il n’y a pas de règles. Les visages frais lavés de ces petits citadins nous changent des paysans des montagnes.

Comme il se fait tard, le minibus garde nos bagages jusqu’à l’hôtel mais nous dépose en route au musée archéologique de Lima que nous voulions tous voir. Il est installé dans un grand palais dont les salles ouvrent sur un patio planté de fleurs et de palmiers. La période inca ne tient qu’une salle, ce qui relativise sa durée historique même si elle ne valorise pas son importance culturelle dans la vie du pays. Les cultures qui ont précédé, mal connues du grand public, sont bien mises en valeurs : les Incas apparaissent ainsi plus comme une synthèse des cultures passées que comme une invention originale.

Nous sortons de tout cela avec l’idée – probablement juste d’ailleurs – d’un sérieux foisonnement d’entités régionales. Le relief sépare les civilisations de la côte de celles de l’altiplano, puis de celles de la forêt. Ces mondes-là ne se rencontrent durant des siècles que pour se battre. Ce sont les conquérants incas qui mettront presque tout le monde d’accord, avant que les Espagnols ne profitent de l’ouverture ainsi créée pour coloniser l’ensemble. Pissarro est considéré le fondateur du Pérou. Les Incas ont pris ici la tradition textile, là les techniques céramiques, ailleurs l’art de l’architecture. La population et l’économie se développant, les échanges de produits ont permis l’ouverture culturelle. C’est l’éternelle histoire humaine, mais elle prend parfois du temps. Des chercheurs de Yale viennent de prouver que la métallurgie dans les Andes avait mille ans de plus que l’on ne pensait. Ils ont trouvé à 25 km au sud de Lima de minces feuilles de cuivre de 0,1 mm. Le métal naturel a été réchauffé et martelé. Les datations au carbone 14 indiquent une date vers 3400-3100 avant le présent. La véritable fonte du métal n’apparaîtra que 2000 ans plus tard.

Nous pouvons voir de belles stèles de granit aux têtes félines ou aux dieux géométriques. Les vitrines de poteries sont classées par thèmes, ce qui a le mérite d’attirer l’attention sur la vie et le réalisme des productions humaines. On trouve peints des fruits, une pomme de terre à tête humaine, divers animaux et coquillages marins. Une raie au flanc bombé d’un vase étale sa beauté plastique qui épouse la forme. Les représentations sexuelles sont loin d’être oubliées : un vase a un bec verseur en forme de gros pénis, des femmes en gésine sont modelées avec soin, une statuette présente un accouplement. Les rituels religieux, la hiérarchie sociale, la guerre, y sont aussi représentés. L’art céramique mochica est fidèle et réaliste pour dominer le temps. Une reproduction exacte fige le moment. Les vases portraits sont les véritables doubles des personnalités.

Chez les Incas, une vitrine note que des sacrifices humains existaient. Avec leurs divinités, les Incas avaient des rapports d’échanges réciproques. Aux dieux l’énergie, aux hommes les productions de la terre. Les ancêtres avaient besoin des offrandes des vivants comme les vivants des faveurs des ancêtres qui sont la force vitale du lignage, des cultures, des objets façonnés. On mettait à mort rituellement tous des quatre ans de petites filles de 10 à 12 ans en cas de famine ou de misère. On cite aussi le sacrifice de petits garçons : offrandes aux dieux, à la nature, à l’équilibre cosmique du meilleur que l’homme peut produire – ses enfants. Pour cela, on choisissait les petits parmi les plus beaux et les mieux nés. Les victimes étaient ensevelies dans des grottes ou précipitées dans les gorges. L’Inca participait activement à la cérémonie, dans son rôle d’intermédiaire entre les hommes et les divinités. Il désignait lui-même les quelques fillettes offertes en sacrifice, les autres étant renvoyées dans les régions pour subir localement le même sort et multiplier ainsi les bénédictions dans un processus de décentralisation bien pensé. Elles apportaient aux quatre coins de l’empire un peu du sacré royal de la cérémonie de la capitale. Malgré l’interdiction des sacrifices humains dès l’arrivée des Espagnols, on dit que ces pratiques se sont poursuivies dans les régions reculées du pays jusqu’au début du XXe siècle !

Une fois sortis des Incas, on passe logiquement – mais cela représente un saut culturel toujours étrange – aux souvenirs de l’époque espagnole. Ils sont maigres et relégués dans une galerie annexe. On sent qu’ils ne présentent aucun intérêt politique pour l’autorité actuelle du Pérou qui préfère « oublier » cette période de dépendance coloniale. En nombre de salles, on préfère glorifier l’indigénéité. Les salles post-espagnoles sont ainsi fort complaisamment étendues. Il s’agit de l’histoire nationale de l’indépendance à la gloire de la gent militaire encore il y a peu aux commandes du pays. Sont ainsi étalées des collections d’armes diverses, des vitrines entières de décorations, des portraits de héros en vieilles badernes, et quelques meubles et instruments d’époque. On sent la volonté d’exalter un patriotisme militaire de fraîche date, bien désuet à l’ère de la mondialisation. Les écoliers qui allaient de salle en salle, sous la conduite de leurs maîtres, n’ont d’ailleurs pas paru passer beaucoup de temps dans ce conservatoire du conservatisme, restant bien plus dans la salle inca. Frais minois et joli sourire, l’un d’eux nous demande si nous sommes français. La coupe du monde de foot, nous a au moins fait connaître de la jeunesse du monde entier.

Retour en taxi, à cinq, dans une circulation de sortie des bureaux. L’air est lourd, moite ; le ciel bas change de Cuzco et de son atmosphère aérienne. L’océan, au bout du quartier, fait sentir tout son poids climatique sur la ville. La pollution automobile en rajoute aussi. Nous réglons 7 sols pour une course de 25 minutes.

Le Grán Hotel Bolivar nous accueille une fois de plus dans son hall de gare et ses couloirs interminables. Les chambres ont le parfum désuet du début du siècle avec leurs salles de bains vastes comme des studios. Choisik nous a photocopié des cartes de la région de Cuzco, en laser couleur. Ces cartes sont rarement éditées (un reste de « secret militaire ») et servent surtout aux touristes. Les Français sont en général fascinés par les cartes, comme s’ils pouvaient s’approprier ainsi le pays tout entier, dans son abstrait. Colonialisme de la raison. Pour moi les cartes sont jolies, leurs couleurs et leurs symboles me parlent ; mais elles sont surtout utiles pour reconnaître le chemin et situer le paysage dans son relief. Une fois la randonnée terminée, la carte est une image morte à laquelle je préfère la photo ou le récit. Je comprends mal ce fétichisme des cartes et plans.

Au dîner, Diamantin cite Marguerite Yourcenar pour son seul Alexis, Julien Green mort à 97 ans, et Gabriel Matzneff qu’il « a connu à 18 ans. » Il ne précise pas si cette connaissance fut platonique ou « biblique », modum puerile comme aime à dire le Gabriel. Adolescent, il nous avoue que Rimbaud était son maître à penser (j’insinuerai plutôt maître à sentir, mais…) ; il préfère désormais Lautréamont. Il a bu du pisco, il va bientôt retrouver la grande ville, il est en forme ce soir, Diamantin. Au repas, il fait la conversation à lui tout seul dans notre bout de table. Ayant « vécu longtemps dans une petite ville de province », « où il faut planquer sa voiture si l’on couche chez quelqu’un, sinon toute la ville ne tarde pas à le savoir », il préfère de beaucoup « l’anonymat parisien ». Il est évidemment homo mais pas bien gai.

Salomé et son compagnon, excités à l’idée de retrouver « la civilisation », jouent les « agités ». Traqué par l’effervescence, les flashs, les mouvements de mode, l’Agité papillonne. Il hante les aéroports tout en téléphonant sur son portable pour trouver un créneau dans son planning ; il lit le journal tout en regardant la télévision et surfant sur son Smartphone, feuillette trois livres à la fois et a forcément vu tous les films. Il s’angoisse devant une après-midi « à ne rien faire » ; il a l’esthétique futuriste de la vitesse et du toujours plus. Face cachée d’un état dépressif ? Peur panique du vide ? Inexistence qui se fuit dans le tourbillon ?

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Cuzco vivante

Nous prenons le déjeuner au restaurant Pukara, le même qu’au premier jour, faute d’imagination. Une salade d’avocat « a la jardinera » fait l’affaire, fort goûteuse avec ses tomates, concombres, oignons et olives noires, assaisonnée de citron vert et de coriandre fraîche. Pour changer de la blonde habituelle, je goûte une bière cuzquenia « negra ». C’est une brune maltée qui laisse un parfum de miel dans la bouche.

Nous errons ensuite un peu dans la ville pour admirer les arcades, les balcons sculptés des demeures espagnoles, les épaisses portes de bois cloutées de bronze aux heurtoirs massifs, les grilles de fer forgé, les patios riants au sol de tommette vernissées, aux plantes en pots et aux déambulatoire frais sous le soleil.

Sur la porte en bois de l’Université, des tétons de bronze entourent un ange rieur aux boucles échevelées, aux ailes déployées. C’est l’ange de la connaissance, peut-être.

A 19 h a lieu le rendez-vous de l’ensemble du groupe pour un pisco sour qui est, paraît-il « le meilleur de la ville ». Il est bien glacé mais comprend un peu trop de citron à mon goût. Il ne vaut pas le pisco de Pissac ! Nous allons ensuite dîner dans un restaurant de viandes pour 27 sols chacun (pas donné !). Les parilladas sont des grillades de diverses sortes : bœuf, agneau, porc, poulet, et de différents morceaux. C’est copieux, un peu lourd pour le soir, mais cela fait si longtemps que nous n’avons mangé de la vraie viande que nous apprécions. L’atmosphère est bruyante et enfumée, aussi brute que la viande servie dans les assiettes. Beaucoup de groupes étrangers font tablées en cet endroit.

Au matin, nos professeurs de l’E.Na sont à leur affaire : en sortant de l’hôtel, bruit et fureur, pancartes en tous sens. C’est une manifestation de l’Education Nationale du coin. « Protesta por seguro escolar gratuito » nous apprennent les pancartes brandies par des gamins en rangs. Cheveux brossés, visages lavés de frais, triangle de peau nue au col, tous les enfants des classes en grand uniforme de leur école respective, défilent sur la Place d’armes. Certaines classes se sont déguisées de blouses blanches et croix rouge. Ceux-là transportent sur un brancard un « blessé » de chiffons : c’est la sécurité sociale des écoliers que l’on enterre… Le tout est officiel pour fêter (?) le premier anniversaire du service sanitaire gratuit dans les écoles, pour tous, de 3 à 17 ans. Et peut-être revendiquer son extension aux écoles privées comme certaines pancartes semblent le clamer.

Les professeurs encadrent les petits, les policiers font la circulation, on apprend dans l’ordre la démocratie. Au mégaphone, un syndicaliste commente les revendications à destination de la presse et du public. Une tribune est montée devant la cathédrale et chaque école défile devant elle, religieusement.

Les enfants portent des pancartes le plus souvent dessinées par eux en classe. Sur celle d’un jeune garçon : « cuidame con amor » – prends soin de moi avec amour, n’est-ce pas touchant ? Trompettes, tambourins, triangle, la manifestation est rythmée par les chants martiaux et le badaboum. Certains essaient de marcher au pas de l’oie, pas de l’armée copié il y a un siècle sur celui de l’armée prussienne qui les enseignait. Mais la subversion morale n’est pas loin ! J’ai observé un garnement qui détournait le pas de l’oie en tentative de coup de pied au cul de celui qui défilait devant lui ! Ach ! No gut !

C’est une foire entre socialisme et militarisme, à la sud-américaine (ou à la Mélenchon ?) ; tout est organisé, mais bon enfant. « Soy feliz gracio al seguro escolar » – je suis heureux grâce à la sécurité scolaire ; « maman, maman, protège-moi de la pneumonie ». Même les hôpitaux publics défilent. La vêture uniforme fait fleurir les visages, seule nudité de l’être qui surgit comme un frais bourgeon sous les sépales. Parmi tout ce tintouin, les petits vendeurs de boissons et de gâteaux en profitent pour faire ample recette.

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Site inca d’Ollantaytambo

Nuit agitée. L’atmosphère lourde de la chambre contraste avec celle de la tente en altitude, le poids des couvertures. Il y a queue le matin aux toilettes, deux pour 18 personnes, en comptant les trois touristes en plus de notre groupe. Queue également au petit-déjeuner où le pain est rationné. Le gros chien de Wendy s’est laissé tracer au crayon deux gros sourcils noirs au-dessus des yeux. Cela n’arrive pas à donner un air sévère à sa tête de labrador à bajoues. Le grand datura blanc laisse pendre ses clochettes odorantes qui ont à nos narines comme un parfum d’ange. Le bougainvillée couleur sang séché part toujours à l’assaut du mur. La montagne trop proche écrase un peu le panorama. Au débouché de la vallée, le massif de la Veronica est poudré de neige.

Dans la ville, sur la place d’armes, ce matin il y a distribution de livrets pour les écoliers d’Ollantaytambo. Une pile de cartons financés par le candidat aux prochaines élections attend les élèves qui arrivent en files dans leur uniforme gris et blanc. J’ai aperçu de loin le petit batailleur d’hier. Ayant eu son album à son tour, il s’est assis sur une marche avec des copains et a entouré de son bras le cou du plus proche pour regarder les pages avec lui.

Le site inca nous attend. Je prends en note ce que nous raconte Juan. 1536 est l’année où commence la rébellion de Manco Inca contre les colonisateurs espagnols. Ollantaytambo est la principale défense de la vallée sacrée. On la renforce à l’époque espagnole. Nous visitons le temple du soleil, qui s’élève haut au-dessus de la ville. La construction, ici, est hiérarchique : plus on s’élève, plus on s’approche du lieu sacré, et plus les blocs sont gros et minutieusement appareillés. Il faut monter plusieurs centaines de marches pour accéder au temple. Au cinquième replat se dresse la paroi à grosses niches trapézoïdales. Le temple est construit de grandes pierres et n’est pas terminé à l’arrivée des espagnols dans la cité. Il ne le sera jamais ; lorsque les espagnols sont annoncés, la dynastie inca en fuite se réfugie à Machu Picchu, puis à Vilcabamba. De la terrasse du temple on aperçoit la ville. Elle est divisée entre ville basse (en plaine) et ville haute (sur les pentes). Les deux villes se rejoignent sur la place de cérémonie, en bas du temple, au pied de la montagne. Les greniers sont construits en hauteur, sur les terrasses, au milieu des pentes. Le vent, souvent fort, séchera les grains.

Les tétons sculptés sur les grosses pierres des murs ne sont pas des décors, mais des aides techniques pour le transport des blocs. Les plus grosses pierres pèsent des tonnes ; elles étaient soulevées par des leviers et transportées sur des rouleaux de bois, retenues par des cordes, dont les tétons servaient de support. Les gros blocs sont arrivés ici par des terrasses reliées entre elles par des déclivités. Ces pierres sont assemblées par des tenons en queue d’hirondelle dans lesquels on pouvait couler du bronze pour tenir l’ensemble. Entre les grosses pierres, on rencontre ici aussi de petits blocages antisismiques. Les petits blocs s’écrasent et peuvent être remplacés si nécessaire sans avoir à rebâtir tout le mur. Les pierres qui restent de la construction inachevée ont été appelées « pierres fatiguées » par les autochtones. Les monolithes géométriques soigneusement polis brillent comme du sucre industriel.

Nous descendons une terrasse, passons un court tunnel à flanc de montagne, pour descendre par un sentier. Juan nous montre de loin le bâtiment de l’entrée : « C’est reconstitué en adobe, c’est une fontaine inca. » Plus loin, avisant une ruine d’adobe au milieu d’une terrasse, probablement un dépôt de céréales : « Ça c’est un rrrenié ! » Diamantin : « un renié ? je ne le vois pas ; j’aime bien les reniés. » Il confondait exprès avec un arbre africain…

Plus bas, quatre mamelons dans une pierre huaca se dressent vers le ciel. Juan nous apprend que leur ombre annonçait le début de chaque saison et « déclenchait » les plantations des céréales dans la vallée sacrée. Les quatre tétons sont « intihuatan », attachant le soleil. A l’est du site s’élèvent les ruines du temple du condor. Pourquoi ce nom ? Il suffit de lever la tête : ciel ! un condor ! En effet, la pierre de la montagne dessine dans l’air bleu la silhouette d’un condor les épaules rentrées, le cou tendu, le bec orienté en direction du temple du soleil.

Naturellement, ce temple a été détruit par les chrétiens. A l’ouest, près de la place des cérémonies, se dresse la fontaine « de l’inca ». Un bassin carré dans lequel on descend par les trois marches symboliques des mondes, apporte directement les eaux sacrées de l’Urubamba. Elle coule par une bouche taillée dans un bloc. Mais la sculpture est telle qu’il suffit de passer une fois sa main sur l’eau pour qu’elle coule en jet, une autre fois pour qu’elle prenne la forme d’une cascade. Ingénieux !

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Sur les routes intérieures de Cuba

Ce matin au petit déjeuner les filles révisent leurs carnets de bal, évoquant leur « beau joueur de mombo » d’hier soir ou leur « danseur de salsa ». Elles ne peuvent écouter de la musique locale sans se faire inviter à danser par les locaux. Et c’est cela qu’elles aiment, plus que la musique même, ces attentions les émoustillent. Anne et Françoise sont en pointe dans ce jeu de séduction. À l’inverse, la Havraise s’ennuie, elle « tempère cet enthousiasme » et « trouve la musique d’hier monotone, le rhum infect et, pour la danse, il faut saisir » – j’ai pris note – « seuls les gens sont gentils, c’est vrai ». Le buffet offre du jus de corossol, une espèce d’anone de l’Amérique tropicale qui a le goût de fraise en un peu plus acidulé et moins parfumé, proche peut-être du goût de l’orgeat.

cuba instruments musique

Nous quittons Santiago. Le bus dépasse une bétaillère – un vieux GMC – qui sert de bus local. En sortent quelques adultes mais surtout une quarantaine d’adolescents en débardeurs trop grands et en shorts trop courts. Ce sont des écoliers mais ils ne sont pas en uniforme aujourd’hui. Sergio nous explique que, comme tous les écoliers de Cuba, ils « doivent » trois demi-journées par semaine de travail dans les plantations. Ordre du Grand Inspirateur, Roi Philosophe et Despote ; il imite les découvertes du Grand Timonier jaune. Zoé Valdès a écrit un curieux roman sur ce sujet, grandiose et sensuel, Rabelais à Cuba : « Cher premier amour » (1999, traduit chez Actes Sud).

escuela al campo cuba

Les macheteros des années soixante, après la révolution, avaient introduit le tracteur. Ils les achetaient aux pays socialistes. Mais, depuis la chute lamentable du soviétisme au début des années 90, que Sergio appelle pudiquement selon le politiquement correct local « la crise économique », les Cubains « en reviennent à la traction animale », principalement les chars à bœuf. Vive la révolution, vecteur du Progrès humain !

Le même plan de canne donne huit récoltes, à condition de laisser à chaque coupe un morceau de la tige pour qu’elle repousse. Dans les zones vallonnées, la coupe est humaine, à l’aide de la machette ; en plaine on utilise « des machines combinées ». Mais comme plus aucune pièce de rechange ne vient d’URSS (et que les Cubains n’ont même pas eu l’idée de fabriquer ces machines vitales pour l’industrie sous licence), une certaine Association des Innovateurs est chargée de pallier la bêtise bureaucratique du régime en imaginant l’usinage des pièces ou des solutions de remplacement.

tracteur de cuba

En 1986, à la mort du vieux Brejnev, 86% des échanges de Cuba se faisaient avec les pays de l’Est. Aucune prévision n’avait été faite en cas de chute du régime soviétique qui donnait pourtant des signes d’usure évidents, ne serait-ce que biologique ! Et pourtant, aujourd’hui encore, 43% des exportations sont le sucre et les dérivés de canne – mais aussi du pétrole « réexporté » du Venezuela en « aide économique » ! La Russie ne représente quasiment plus rien pour les exportations, le Canada arrivant en tête avec 16%, la Chine est montée à 15%, le Venezuela (« pays frère » en socialisme bureaucratique et despotique…) à 14% et l’Espagne reste à 8%. Les importations (le double des exportations) concernent surtout le pétrole, l’alimentaire (eh oui ! le socialisme reste incapable de nourrir correctement sa population), les machines et la chimie. Rien d’étonnant à ce qu’elles proviennent surtout du Venezuela pour 38%, de la Chine pour 12%, de l’Espagne pour 9%, du Brésil pour 5% et un peu du Canada  à 4%. La dette extérieure représente 25 milliards de dollars à fin 2014… Et la balance commerciale reste obstinément déficitaire de 1 milliard de dollars par an.

Nous croisons des HLM à la campagne, laides barres collectivistes en pleins champs. Ce sont des habitations qui regroupent les paysans des coopératives. D’autres sont logés dans des cabanes en béton, deux pièces en rez-de-chaussée perdues au milieu de nulle part, pour être près des plantations. Le travail prime sur tout, encore plus lorsque la bureaucratie n’a rien à faire de la productivité. Aux travailleurs, alors de trimer encore plus pour compenser l’incurie. C’est cela le progrès socialiste, toujours, la fausse « réconciliation de l’homme avec sa nature » dans la pauvreté. Les enfants qui ne sont pas à l’école jouent presque nus autour de ces baraques, n’ayant pour tous copains que leurs pairs alentour. Ils ont le corps vif et souple comme les cannes, la peau dorée comme le rhum vu dans le soleil. Je souhaite à ces petits une vie meilleure que celle que la castration castriste leur a pour l’instant préparée. Des magasins « de stimulation » permettent aux travailleurs « méritants » d’acheter en pesos des produits vendus habituellement dans les magasins en dollars. La caste partisane distribue ainsi des bons points comme chez nous les maîtres d’école du passé.

gamin foot cuba

Sur le bord de la route, des paysannes tentent d’arrêter notre bus pour qu’il les transporte un bout de chemin. Elles font cela avec le bras tendu. Mais « la responsabilité du transporteur officiel serait engagée », selon Sergio, et « ce n’est pas possible ». Le chauffeur fait alors un geste de refus de la main, paume vers le haut et doigts serrés, comme on signifie chez nous que l’on a « les boules ».

Nous passons Santa Rita et son marbre qui s’exporte partout en Europe et au Canada. Nous entrons dans la province de Granma, du nom du yacht à moteur de Fidel Castro, lorsqu’il a envahi son île depuis le Mexique. Passe un bus orange au gros museau marqué « écoliers » en français. C’est un don du Québec aux transports cubains. La révolution, quarante ans plus tard, vit encore de la charité du monde.

santa rita

Un troupeau de vaches traverse la route. Encore une information instructive de Sergio : à Cuba, on a voulu avoir le beurre et la viande en même temps (je traduis : faire du productivisme révolutionnaire – que la volonté soit et la nature suivra !). On a donc importé à grands frais des croisements de vaches Holstein. Las ! Ces bêtes merveilleuses nécessitent une nourriture adaptée que Cuba ne saurait posséder. Il faut donc importer des tourteaux spéciaux pour bétail d’Europe de l’Est. Quand « l’événement » est intervenu (restons dans l’hypocrisie « correcte) les Holstein n’avaient plus rien à ruminer ! Il a fallu abattre une partie du cheptel pour en revenir aux bonnes vieilles vaches adaptées au pays – donc rationner la viande pour le peuple : une demi-livre par personne et par mois, payable en pesos. Les privilégiés ont accès au bœuf en dollar, mais aux prix mondiaux, 6$ le kilo, un demi-mois de salaire moyen en équivalent pesos convertible. Les peines pour abattage clandestin ont augmenté dès 1996, toujours aux dires de Sergio, de 15 à 25 ans de prison aujourd’hui. Toujours la stupidité idéologique qui fait fi de la nature au profit de la « volonté », la conviction marxiste que « la technique permet de dominer la nature » (lettre de Che Guevara à ses enfants). Et toujours la volonté de contrôle politique sur toute économie, qui aboutit à l’inévitable incurie bureaucratique qui fabrique des usines à gaz clientélistes pour la production.

Et le peuple, en bout de chaîne, qui subit tout cela au nom des Principes !

paysan cuba

Il est vrai que, depuis 1959 au pouvoir, jamais une seule fois élu directement (mais par l’élite d’une assemblée à sa botte, à 100% communiste, où il toujours des suffrages à 100% !), Fidel Castro apparaît pire que Brejnev et Mao dans sa collection de pouvoirs : président de la République, président du Conseil d’État, président du Conseil des ministres, premier Secrétaire du Parti communiste et Commandant en chef des armées, il cumule tout. Il confond entre ses vastes pognes tous les pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires et idéologiques ! Sans parler de son népotisme familial et de sa réputation de Macho en chef. Il se veut Père de la religion – laïque de gauche. Il est tourné vers l’Esprit Saint José Marti et a pour Fils Che Guevara, guérillero christique, assassiné par les Philistins. Tout cela transpirait du musée de la Moncada, où le conformisme pontifiant se doit d’édifier les foules. Depuis sa « maladie », il a laissé les rênes – mais à son frère Raul, à la fois Président, général et chef du gouvernement – lui aussi « élu » avec 100% des voix en 2013. Le fameux vote obligatoire cher à Bartolone montre à Cuba son vra visage socialiste : contrôler qui donne sa voix à qui.

fidel castro che guevara

Sur des panneaux le long de la voie est indiqué par endroit : « l’alcool tue » et le dessin figure une bouteille de rhum couchée, lâchant son bouchon comme une balle. La vitesse est officiellement limitée sur la route à 100 km/h et en ville à 50. Des guérites fixes de la police, le long de la route, contrôlent le trafic et le respect de la vitesse – sans doute à l’estime car les radars sont un luxe. Mais seules les voitures neuves, importées (donc réservées aux pontes du régime, privilégiés qui ne sauraient payer d’amendes) peuvent atteindre ces vitesses… L’interdiction est donc encore pour la seule façade « morale ».

Sergio nous raconte la vie quotidienne sous le socialisme. Depuis 1994, le marché a fait irruption à Cuba, tout comme un bigorneau perfore la coquille d’une huître pour la gober. Le bouleversement est déchirant. L’austérité révolutionnaire est remise en cause par les frottements permanents du tourisme, l’ouverture vers l’ailleurs, l’attrait du fric, l’apprentissage du service et du commerce. Il faut réinventer par exemple le taxi en tant que travailleur indépendant, faute de pièces pour entretenir à prix raisonnable la vieille flotte de bus hongrois. C’est pourquoi nous voyons tant de travailleurs faire du stop au bord de la route en agitant des billets pour appâter les chauffeurs.

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Sucre tabac et distillerie de Cuba

Il faut attendre que le soleil tombe, durant les vingt derniers kilomètres avant Santiago, pour distinguer enfin quelques détails du paysage que nous traversons. Les travailleurs rentrent des champs, les écoliers de l’école. D’autres jouent déjà au ballon, en short, jeunes corps caramel souples et vifs. Il fait plus chaud ici qu’ailleurs dans la région, en témoigne la végétation différente dont les agaves, les cactus et les arbres à pain. Nous croisons des charrettes et des camions ; tous ont la benne remplie de cannes à sucre frais coupée. Il y a une récolte par an.

ecoliers caramel cuba

Le bus est arrêté sur la route par un train à sucre en manœuvre. Il avance, lentement, puis recule, peut-être pour aller chercher on ne sait quel aiguillage en aval. Tout cela en prenant son temps, de façon bien bureaucratique. Le socialisme ne connaît pas la productivité, les travailleurs ne seront pas plus payés s’ils font bien, alors…

fatigue cuba

Les champs de cannes en cours de coupe poussent dans toute la région centrale. Les wagons qui servent à transporter les cannes sont vieux et rouillés, garnis de barreaux comme des cages. Ils conduisent la récolte des champs jusqu’à l’usine sucrière du village de Los Rios, commune de Palmas Soriano, le nom même de la marque de rhum goûtée hier. Sergio nous vante Cuba, « sixième pays au monde à introduire le chemin de fer sur son territoire, le deuxième des Amériques ». Mais ni les voies ni le matériel ne sont entretenus depuis l’aide soviétique des années soixante. Des wagons diesel, véritables bus sur rail, transportent les ouvriers aux champs, faute de camions.

distillerie 19eme cuba

Les deux cheminées de la sucrerie fument à plein régime, vomissant du noir productiviste comme jadis, sans aucun souci pour la pollution. Le travail reste toujours la valeur suprême de l’idéologie ouvrière, et peu importe la modernité. Dans la région de Cienfuegos subsistent encore de vieilles locomotives à vapeur alimentées au charbon, nous dit Sergio. Elles servent toujours à l’industrie sucrière et certaines datent de 1874. Sur les 11 969 km de lignes, seules 147 sont électrifiées.

locomotive sucre cuba

Curieusement, l’industrie sucrière, la plus importante activité agricole de l’île, n’emploie environ que 300 000 personnes. C’est peu. Il faut ajouter le café, le cacao, le tabac, les bananes, les productions vivrières. Mais tout cela représente peu sur l’ensemble de la population, 25% (qui ne produit que 7% du PIB). Même si l’on enlève les moins de 14 ans encore à l’école, et les quelques trop vieux pour travailler, l’agriculture emploie relativement peu de monde à Cuba. L’industrie est réputée employer 24% de la population pour 37% du PIB (il faut bien distiller le rhum et rouler les cigares !) mais ce sont surtout « les services » qui emploient 51% de la population, signe d’une administration pléthorique et de l’importance de l’agitation politique sur la production même de richesses. Le secteur d’État représente en 1998 75% des actifs et le taux de chômage « avoué » est quand même de 4.3% en 2013 : quelle réussite pour un État « socialiste » !

esclave enchaîné cuba

Pour le tabac, les labours s’effectuent à la charrue tractée par des bœufs en juillet. Le tabac est semé en septembre et repiqué mi-novembre. La récolte a lieu en janvier suivant, feuille à feuille. Elles sécheront dans des maisons de bois aux toits de palme où l’air circule bien sans qu’il n’y fasse jamais trop chaud, cela pendant cinquante jours. Les feuilles de tabac seront alors mises en ballots dans des écorces de palmier pour vieillir par fermentation de six mois à deux ans. Ensuite, ce sont le plus souvent des femmes qui reprennent les feuilles une à une, ôtent les nervures et les classent par taille, teinte et texture en les posant sur leurs cuisses. Il faut cinq ans pour former une spécialiste du classement. Mais les femmes ne roulent pas les cigares sur leurs cuisses, c’est un mythe ! Les fabricants spécialisés doivent faire de 100 à 140 cigares par jour. Dans les manufactures, un lecteur assis face à eux leur lit un roman ou le journal pour les éduquer !

Cohiba cigars in disaplay. Havana (La Habana), Cuba

Le « habano » – nom du cigare cubain (on dit aussi « puro ») – est le mélange de cinq types de feuilles : trois pour la tripe (le milieu du cigare), un pour la capote (enroulée autour de la tripe) et un pour la cape (l’enveloppe extérieure, visible, la plus précieuse). L’originalité d’un havane dépend du pourcentage de feuilles choisies pour lui donner sa force (ligero), son arôme (seco) et sa combustibilité (volado). L’assemblage est aussi important que pour un grand cru de vin. Ce sont les maîtres assembleurs qui connaissent les dosages adéquats pour chaque type de cigare de la marque. Les cigares une fois terminés sont regroupés par cinquante et laissés à reposer dans une grande salle pendant plusieurs semaines. Ils sont ensuite classés en fonction de 64 nuances de couleurs et rangés en dégradé du plus sombre au plus clair. Bagué un à un (signe de leur authenticité !) ils sont déposés dans leur boite définitive, en cèdre comme il se doit. Nous trouvons des Cohiba, des Lanceros, des Siglo V, des Coronas et des Romeo y Julietta n° I à IV, des Montecristo n°1 à 3, des Esplendidos, des Partagas…

cigares cubains

rhum legendario aniejo cuba

Mais nous attend plutôt la dégustation de rhum, avec incitation à l’achat. Il s’agit d’une production de Santiago dont le nom est Palmas Soriano. Ce n’est pas Bacardi. Le vieux rhum (5 à 7 ans d’âge) n’est pas fort, 38° degrés seulement contre 55° aux Antilles, il a un goût de rhum Negrita sucré et allongé. Il est assez parfumé mais ne vaut ni un cognac ni un whisky malté. On nous en sert un demi-centimètre dans un gobelet en plastique pour goûter. L’idée est de déclencher un achat de rhum, cigare, café, cacao, photos en noir et blanc du Che (dont la célébrissime prise par Korda en 1960), en bref, tous les produits qui sont aujourd’hui l’image de Cuba dans le monde. Françoise « n’aime pas le rhum » et j’ai ainsi double ration… à peine de quoi me rincer le gosier.

rhum legendario cuba

La fabrique achète du jus de canne qu’elle laisse un peu fermenter. Elle procède ensuite à une distillation double, puis filtre le résultat dans des cuves à charbon actif pour éliminer les impuretés. Le vieillissement s’effectue en fûts, à 75° d’alcool. Pour atteindre le titrage officiel à 38°, on ajoute « simplement » de l’eau déminéralisée ! Le rhum se déguste mieux avec un café et un havane, selon le gros Noir qui veut faire de l’humour. « Les femmes ? – après, rit-il. » Les 38 employés de la fabrique sortent quelques 6000 bouteilles chaque jour. Le bar à dégustation et vente se trouve à l’étage et nous y passons plus de temps qu’à la visite…

Le Havana Club de 7 ans d’âge est pour moi le meilleur des trois rhums que nous avons goûtés, sec et parfumé. L’« Aniejo Reserva » Havana Club simple et le « Ron Legendario Aniejo » sont, parmi les rhums bruns, moins bons, trop fades et trop sucrés pour mon goût. Quant aux rhums blancs, ils ne sauraient se boire seuls ; ils servent surtout aux cocktails.

Nous reprenons donc le bus l’après-midi. Sur le trajet depuis l’hôtel, nous passons à la demande de Sergio qui veut nous les montrer, dans les quartiers chics aux maisons du début du 20ème siècle entourées de jardins. Celle de la famille Bacardi est un presque château, très cossu. Sur un stade, des adolescents s’entraînent au base-ball, le sport national. Aux arrêts de bus se pressent des filles superbes, belles jambes, fermes poitrines et grands sourires. Dans les rues, les adolescentes ont le regard effronté et parfois l’expression directe envers les mâles occidentaux. Une adolescente en débardeur me propose d’acheter un cigare à la sauvette et je lui réponds que je ne fume pas ; elle me répond du tac au tac, en espagnol, qu’elle fumerait bien le mien, de cigare. Elle a accompagné cette remarque d’un bruit de bouche et d’un regard suggestif vers ma ceinture. Le sexe, partout vous suit, peu pour le désir, surtout pour le fric… tant le Cuba socialiste manque de tout.

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Sexe, rhum et cochon de Cuba

À l’arrivée au stade, une voiture de location recueille trois Italiens d’âge mûr, dont les adolescents en vélo qui baguenaudent alentour nous disent qu’ils viennent de se faire une ou deux putes. Cela les faite plutôt rire, ces ados ; ils n’ont pas l’austérité protestante de nos contrées coincées où baiser pour de l’argent est le péché absolu. Ils aiment l’amour, le faire, le voir et, si la femme se fait payer en plus, c’est tout bénéfice. Mais Françoise (qui ne comprend pas l’espagnol) réagit aux quelques bribes qu’elle perçoit de la traduction raccourcie de Philippe et elle se lance tel Don Quichotte contre les moulins. « Quoi ! salauds, salopo » (néologisme inventé pour la circonstance car Françoise ne parle pas plus italien qu’espagnol), « vous, pas honte ? baiser comme ça ? baisar ! » Nous rigolons ouvertement de cette morale militante (en langage « petit nègre » d’un air supérieur foutrement colon !), de ce féminisme décalé, de cette clownerie de gauche bobo. Entre adultes consentants, l’amour, même vénal, est une affaire de contrat, pas de morale publique. Mais allez faire comprendre cela à une fonctionnaire d’État socialiste en pleine psychanalyse !

fille bien roulee cuba

Le bus nous reconduit à l’hôtel en passant dans les vieux quartiers où nous revoyons une fois de plus les filles jeunes, bien moulées dans leurs boléros colorés, et les gosses caramels qui se sont mis à l’aise pour jouer après l’école. Toni nous quitte pour rejoindre sa belle, à qui il a fait en passant signe qu’il allait lui téléphoner sous peu. Encore un que l’amour va tenir occupé ce soir. Françoise, dans cette ambiance si sensuelle, se sentirait-elle frustrée ?

Si les adultes connaissent des sacrifices, la Perle des Antilles (petit nom de Cuba) semble bien être le paradis des enfants. Bien nourris, convenablement soignés, éduqués, ils vont sans guère de contraintes, ni vestimentaires, ni du qu’en-dira-t-on. Ils sont presque tout le jour les pieds nus et jouent sans chemise avec leurs frères et leurs copains. Dans cette atmosphère, même l’école intéresse leur curiosité. Ce n’est que l’âge venant qu’ils se font embrigader et vêtir au-delà du minimum. Dès 14 ans, nombre d’entre eux travaillent, surtout dans les campagnes. Même si cela leur donne une autonomie bienvenue à cet âge d’affirmation, et l’impression d’être utiles, le travail est quand même une contrainte. On les sent curieux de connaître le monde extérieur et la modernité, qui ne sont pas le diable de la propagande télévisée officielle, ils le sentent bien. Cette curiosité vivante, on la sent peu chez les adultes, plus méfiants, plus endoctrinés, moins formés peut-être – ou seulement résignés.

ecoliers torse nu cuba

Le rendez-vous est à 19h au bar pour un daiquiri fait de rhum (5cl), de jus de citron vert (1/2) et de glace pilée. On peut raffiner en ajoutant deux boules de glace au citron pour le moelleux de la crème. Certain ajoutent un trait de marasquin. Nous goûtons aussi le mojito qui est fait autrement. Prenez du rhum, toujours la même dose standard, 5cl, 1 trait de sucre de canne liquide le jus d’1/2 citron vert, un brin de menthe à écraser contre le verre, 25cl d’eau gazeuse et quelques glaçons. C’est meilleur. Je préfère le mojito au daiquiri, mais cela dépend de la température extérieure ! En revanche, je n’aime pas trop le cuba libre, 5cl de rhum et 25cl de cola avec glaçons : trop sucré pour moi.

daikiri de cuba mojito de cuba

Nous partons vers 20h pour le Rancho Toa, un restaurant chic à quelques kilomètres de la ville. La rivière Toa a le plus haut débit de Cuba, serine Sergio dans son micro. Nous sommes seuls en « salle » ; je mets ce mot entre guillemets car, sauf sur un côté, les murs n’existent pas. La nature est là, les arbres, les plantes, immédiats, température oblige. Et les moustiques s’en donnent à trompe joie. Nous sommes placés à la table principale pour les groupes, faite de planches brutes. Nous sommes assis sur des bancs de rondins à dossier. Tout cela est révolutionnaire et cow-boy à la fois, ce mélange constant de socialisme et d’Amérique qui fait la contradiction cubaine. Nous est servie une soupe épaisse de porc aux bananes, en calebasse. Puis le cochon lui-même, grillé à la broche, un long bâton enfilé de la barbe jusqu’au cul – ce qui a donné le mot « barbecue » qui vient des boucaniers. La viande est accompagnée de riz (importé du Vietnam car Cuba n’en produit pas assez pour l’avidité de ses habitants), de beignets de bananes plantains et de salade de tomates et laitue. Chacun va se servir à l’étal du cuisinier, un Noir gras qui, en bon spécialiste culinaire, connaît un peu de français. Le cochon, jeune, est tendre et goûteux (je ne parle pas du cuisinier mais de la bête embrochée !). C’est un met de luxe que nous avons là pour les normes cubaines ! Pas de dessert, invention trop occidentale, mais un café parfumé local.

Malgré la joie de cette nourriture bien choisie et bien préparée, toute conversation a été gâchée par les sempiternels musiciens qui viennent vous assourdir jusque dans votre assiette. Ils sont sept, jouent des airs « urbains » archiconnus qui deviennent des scies à touristes comme « Guantanamera » et « Siempre comandante, Che Guevara ». Les neufs dixièmes des touristes sont assez idiots pour être béatement heureux des rythmes en scie à leurs oreilles. Cela les empêche de penser. Moi, je m’emmerde. Les neuf dixièmes des touristes sont ravis qu’on vienne les tirer de la table pour se trémousser (peut-on appeler ça danser, sans rien connaître des rythmes ni des pas locaux ?). Moi, ça me gonfle. La gaieté factice n’a jamais été mon fort. Je prise plus la conversation des esprits à table que la danse du ventre. Et la chasse aux dollars continue. Les musiciens nous ennuient, mais il est « de bon ton » de les rémunérer. Les dix dollars chacun de la cagnotte créée hier soir pour régler pourboires et boissons collectives sont presque bouffés. Il s’agit ici de chasser le dollar où qu’il se trouve. Le touriste est un citron qui doit être pressé sous des airs avenants. On le prend par le gosier, par le sentiment, par la bienséance ou par la queue, peu importe. Les capitalistes doivent payer pour exister, n’est-ce pas dans la propagande ?

cochon de cuba

Nous rentrons vers 22h. Se déchaîne encore à l’hôtel l’animation des danseurs et danseuses salariés. Mais le vent est resté fort ce soir, et les mâles qui se trémoussent ont cette fois enfilé le tee-shirt qu’ils avaient quitté les soirs précédents pour s’exhiber devant les spectateurs dans une parodie de Loft Story showisée à l’américaine. Une vingtaine d’Américains justement, avachis, contemplent la viande très moussante qui se fait mousser sous leurs yeux. Ils paraissent abrutis et je ne sais si c’est l’effet du rhum traîtreusement avalé dans des cocktails sans force apparente ou si c’est l’effet hypnotique de la sono bien trop forte. Je ne les plains pas, chacun prend son plaisir où il le trouve. Mais j’avoue que ce plaisir à l’américaine n’est pas de ceux qui me sont bienvenus.

Quand la musique se tait, quelque part dans la soirée, on entend crisser les palmes et déferler les vagues. À mes oreilles, c’est quand même autre chose !

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Randonnée cubaine ensoleillée

Cette nuit le vent a chassé les nuages et, ce matin, ils courent encore. Le ciel laisse de plus en plus voir son bleu nu derrière leurs déchirures. Le bus nous conduit à la ville pour acheter de l’eau purifiée. Puis il revient à l’hôtel, Françoise l’envolée ayant oublié son maillot de bain ! S’il fait du vent, il fait quand même grand soleil et les enfants qui ne vont pas à l’école sont en débardeur ou sans chemise. Les écoliers du primaire ont l’uniforme aux trois couleurs nationales, le bleu du foulard, le blanc de la chemise et le rouge du short. Ce sont les mêmes couleurs que sur le drapeau, sauf le rouge vermillon, trop salissant, traduit en prune sur les culottes.

ecoliers copains cuba

Enfin, le bus nous emmène loin de Baracoa, au-delà du hameau de San Luis. Nous prenons à pied un chemin fleuri qui passe entre des maisons campagnardes aux barrières de bois. Les activistes ont peint sur des pierres, devant chaque maison, des fragments de slogans qui attirent l’attention. Ils sont tout aussi vides que les autres, mais ainsi distillés par petits bouts ils donnent envie qu’on les lise ! Des enfants nous accompagnent un moment, comprenant mal que l’on vienne marcher pour simplement « se promener » parmi les plantations. Un petit gars râblé en polo bleu devrait être à l’école. C’est ce que lui crie celle que je suppose être sa grande sœur. Mais le gamin tente de se faire donner « un stylo » pour l’école ou « un savon » pour sa mère. Si les chambres d’hôtel sont pourvues de savons de courtoisie comme partout dans le monde, la population est en effet rationnée en savon pour se laver ou pour la lessive ! Un treize ans torse nu se tient devant sa maison et surveille une petite qui se tient à sa cuisse. Il est déjà musclé comme un travailleur se doit de l’être, ayant derrière lui une longue hérédité sélectionnée de travail dans les plantations.

Nous grimpons par la colline, sous les arbres dont tous n’ont pas de palmes. La mer s’aperçoit de loin, par les trouées. Nous longeons des plantations de café et des bananeraies jusqu’à rencontrer un poinsettia dont chaque extrémité rouge vif semble une langue de flamme. C’est là que nous bifurquons pour emprunter le sentier qui replonge vers la mer. Un rio vient s’y jeter. Il a creusé une anse propice aux pêcheurs qui y garent leurs barques à l’abri des coups de mer. Nous sommes à Boca de Yomouri, l’embouchure du rio Yomouri. Quelques maisons s’y sont installées, portant le nom local de bohios, au-dessus des barques qui se balancent.

Je fais la connaissance de Raimondo. C’est un robuste gaillard au teint clair et à la moustache clairsemée dont les muscles débordent du débardeur. Ses pieds bien larges montrent qu’il n’a pas souvent porté de chaussures, enfant. Il fait partie d’un essaim de femmes et d’adolescents qui nous entoure dès notre arrivée, interrogeant Toni, le guide local sur qui nous sommes, demandant aux femmes du groupe des savons, essayant de nous vendre de petits escargots aux bandes colorées « pour faire des colliers ». Raimondo s’essaie au français grâce à « un copain de La Havane » qui lui a prêté un dictionnaire espagnol-français. Il a acquis ses muscles en travaillant depuis l’âge de 14 ans dans une plantation de café au-dessus du village. C’est ce qu’il ne dit dans un mélange de français et d’espagnol. Il a maintenant 18 ans et déborde d’amitié. Si je veux une noix de coco, « pas de problème », il ira me la cueillir, ou manger du poisson, ou des fruits, ou « toute autre chose », il se mettra en quatre pour moi, je lui « donnerai ce que je veux, rien même, ça fait rien », c’est cela l’amitié. Mais je suis en groupe, englué dans le groupe et je dois les suivre pour ne pas les retarder. Je ne suis pas libre. Cette belle amitié idéaliste s’arrêtera donc là. Il comprend et ne m’en veut pas. Il me dit « adios » très dignement en me serrant l’épaule comme un macho.

plage cuba

Le bus, retrouvé là, au bout de la route, nous conduit deux kilomètres plus loin sur la plage. Nous nous arrêtons pour notre pique-nique traditionnel de sandwiches à grosse mie, à l’orange sèche et au jus de pomme gluant. Je suis le seul à me baigner, mais j’en ai envie. Le soleil est là, les vagues mousseuses et l’eau tiède. Mais le vent et le noir du sable découragent ces dames. Françoise, bien qu’elle nous ait fait revenir ce matin pour chercher son maillot de bain, se contente de se tremper les pieds !

Le bus nous conduit tout près de la ville. Nous rentrerons à pied pour une heure, jusqu’au stade de beisbol. Le chemin passe entre les maisons où les femmes et les vieux nous saluent d’un ola ! sonore à l’espagnole, tandis que les enfants jouent en vélo un moment autour de nous pour se faire remarquer. Deux grands adolescents étalent leurs muscles au tronc d’un arbre, perchés sur la fourche à trois mètres du sol. Je leur demande (en espagnol) s’ils sont bien, oui, ils le sont. Et que font-ils ? Ils regardent les filles – les nôtres – des fois qu’elles seraient faites autrement que leurs copines. Et elles le sont ? Pas vraiment. Tout va bien donc.

baseball lancer cuba

Dans un pré, trois petits garçons en shorts s’initient au base-ball, version américaine du cricket, sous la direction d’un adulte. Les corps bruns s’arquent pour lancer la balle, les yeux noirs attentifs à la recevoir, la batte au bout des bras demi tendus, les pieds nus bien campés dans l’herbe. « Redresse-toi » dit le père, ou l’oncle, ou l’entraîneur du Parti, « fais attention au soleil dans les yeux, frappe-là fort ! » Je ne sais s’il pense à la balle ou à la tête du yankee que je pourrais être avec mon sac à dos, les filles autour de moi et cet appareil photo. Les silhouettes longilignes agitent bras et jambes comme des sauterelles, la peau brune brillante de lumière sur l’herbe drue du pré. Au loin les palmiers dressent la tête, ébouriffés. Derrière nous, les cacaoyers exhibent leurs larges feuilles vernies et leurs cosses en forme de ballon de rugby pour les photos de ceux qui n’en ont jamais vus. De très loin on aperçoit la table rase de la montagne du Yunque.

bateaux de cuba

Nous descendons sur un quartier où des écoliers sortent de la classe. Ils sont sérieux comme à dix ans et c’est merveilleux. Une vieille passerelle en bois conduit au-dessus de la rivière et de ses bords lagunaires pour rejoindre la plage et la mer. Des barques numérotées, dont chaque chiffre est précédé du sigle « flio » sont alignées, moteur ouvert aux réparations. « Flio » est l’abréviation de « folio », référence à un grand livre collectif où tous ces instruments de travail sont répertoriés pour le plus grand bien du contrôle bureaucratique. Avec ses palmiers à l’assaut du promontoire rocheux et sa mangrove au pied, le site a un furieux air d’anse de pirates. On se croirait chez Peter Pan lorsqu’il surveille le galion du capitaine Crochet d’autant que l’un des gamins qui nous a suivis un moment en vélo avait vraiment la tête du Peter Pan animé de Walt Disney !

plage de sable noir cuba

Les vagues déferlent sur la grande plage de sable gris devant le stade. Une vapeur s’en dégage, due à la violence des vagues qui projette des embruns minuscules. C’est fort joli d’autant que le soleil à son coucher est rasant et irise ce rideau de gouttelettes. Des vendeurs proposent des statuettes en bois précieux qui représentent des déités indiennes préhispaniques ou des saints yorubas issus des cultes africains. Ils les vendent entre 3 et 15$.

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École et écoliers à Cuba

La pluie reprend vite et il faut remballer. Nous partons par un autre chemin qu’à l’aller pour regagner la route où le bus nous attend. Sous un auvent de bois couvert de palmes, trois petits garçons attendent leur maître d’école pour la classe de l’après-midi. Les deux aînés ont ôté leurs tee-shirts pour ne pas les salir et parce qu’ils aiment que la pluie leur agace la peau dans la moiteur du jour. Françoise et le pékinois se précipitent pour les voir de près, le pékinois – je l’ai dit – est consultante marketing, d’idées communistes mais habitant le 8ème arrondissement parisien réputé pour son entre-soi bien bourgeois. Restés torse nu sans gêne devant les garçons du groupe, les petits se rhabillent quand arrivent les filles étrangères. J’aime cette fierté de petits mâles, cette pudeur qui vient de la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes plutôt que de la contrainte morale.

ecoliers torse nu cuba

écolier noirs cubaLe maître survient et nous nous approchons pour parler un peu. L’aîné des trois a « 8 ans, non, 9 », me dit le garçon lui-même, le cadet 7 et le dernier 6. Je n’ai pas retenu le prénom de l’aîné, peu courant, mais le benjamin a un prénom russe, Ivan, et le cadet est prénommé Elie. Il est plus foncé que les deux autres, cheveux et longs cils noirs. « Il est très intelligent, celui-là », nous dit le maître d’école. Le pékinois parle couramment l’espagnol, en bouffant ses mots pour faire dans le vent. J’ai plus de difficultés à trouver mes phrases qu’à comprendre, faute de pratique. Le maître a une classe de huit élèves, de 6 à 10 ans, surtout des garçons. Il reçoit chaque semaine une cassette vidéo du ministère de l’éducation, qu’il passe à ses élèves sur le magnétoscope chinois de l’école, et qu’il commente. C’est le support du cours.

L’école comprend deux pièces ouvertes sur l’extérieur par des baies aux stores à la vénitienne faits de lamelles de bois, comme la plupart des maisons d’ici en ont. Deux rangées de tables font une dizaine de places devant le tableau et la table du maître. L’autre pièce est non meublée, comprenant seulement un écran, le magnétoscope et un terminal d’ordinateur. Tout cela est sous housse contre la poussière ou l’humidité. Les élèves s’assoient par terre, pieds nus, comme chez eux. S’il fait frais, ils gardent leurs chemises, sinon ils restent seulement en short. « L’important n’est pas là », nous dit le maître. Il y a peu, Fidel a décidé d’équiper chaque école d’un ordinateur. L’éveil de la pensée est entrepris très tôt, ce qui est la première liberté après manger à sa faim et être soigné. Mais pourquoi, adulte, limiter l’ouverture au monde extérieur ? La faculté de penser est-elle si faible ou si dangereuse qu’il faille à tout prix que l’État interdise ?

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Nous quittons le maître et ses trois élèves. L’aîné est fin et blond, le visage aussi lumineux que le petit Elian Gonzalez qui a défrayé la chronique cubano-américaine au début des années 2000 après avoir été recueilli mourant le 25 novembre 1999 sur un radeau par des pêcheurs au large de la Floride. Sa mère et les autres fuyards étaient morts, Elian, cinq ans, a survécu. Il a été confié à un oncle exilé à Miami. Mais son père, à Cuba, l’a réclamé sept mois plus tard et il a fallu plusieurs décisions de justice, aux États-Unis, pour que l’enfant soit rendu à sa plus proche famille. Le métissage caraïbe entre Espagnols, Français, Noirs et Indiens, comme la vie de plein air en ce climat d’éden, forment de vigoureux garçons. Nous en rencontrons quelques spécimens un peu plus loin, se rendant à l’école pieds nus dans la boue et chemise ôtée sur l’épaule, d’autres occupés à charger un char à bœufs de papyrus frais coupés. Le jeune homme de 18 ans qui porte la machette a un torse d’athlète, bourrelé de muscles. Le culte de la virilité n’a pas pris une ride, à Cuba, ni en Russie ex-soviétique, d’ailleurs. Être révolutionnaire, c’est assumer sa condition de prolétaire, donc la carrure qui va avec. J’ai échangé quelques mots avec le paysan le plus vieux. Peut-être ne pleuvra-t-il plus demain.

jeune male cubain

Les écoliers portent uniforme : les primaires ont le short aubergine et la chemisette blanche, un foulard vermillon ou bleu roi au cou ; les secondaires portent le pantalon moutarde, la chemisette blanche mais pas de foulard ; les supérieurs portent le pantalon bleu roi. Les filles portent jupette au lieu de culottes, mais le même haut que les garçons. J’aime ces uniformes qui dégagent les originalités physiques. Les familles peuvent acheter un uniforme aux garçons tous les deux mois, nous dit Sergio (une seule fois par an pour les filles, réputées « plus soigneuses »). Le premier uniforme est subventionné, les autres vendus, mais volontairement en-dessous du prix de revient. En revanche, qui veut acheter un jean doit le payer dans les magasins en US dollars au prix d’une chaîne hifi chinoise : 350$. Les jeans ne viennent pas des USA mais d’Amérique du sud, Venezuela ou Brésil.

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Les moins de 14 ans représentent 21% de la population, à Cuba à la date de ce voyage. La population croît peu, 1,6 enfants par femme en 2001 selon les estimations du site Internet de la CIA, toujours intéressant. La mortalité est faible, 7,3 pour mille, et les gens vivent assez vieux dans ce climat égal : 74 ans pour les hommes et 79 ans pour les femmes (espérance de vie statistique à la naissance, compte-tenu de tous les aléas de l’existence comme la mortalité infantile, faible ici, de 7,4 pour mille). 95,7% de la population au-dessus de 15 ans sait lire et écrire, ce qui est une réussite et l’âge du premier vote est à 16 ans, bon moyen de responsabiliser les adolescents à leur rôle civique. On peut s’engager dans l’armée dès 17 ans. Mais 1,36 personne sur mille émigre hors de Cuba.

La langue russe était la seconde langue obligatoire dans le secondaire jusqu’à la chute du soviétisme. Aujourd’hui, elle est remplacée par l’anglais en raison du tourisme. Les écoles portent toutes des noms de martyrs de la révolution : José Marti (poète jacobin socialiste de la seconde guerre d’indépendance contre l’Espagne en 1898), Cienfuegos (compagnon de Fidel Castro), Che Guevara.

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Nous entreprenons une conversation au sujet de l’école, le pékinois et moi, en marchant après la rencontre des élèves et de leur maître. Je lui expose l’interrogation que j’ai sur la grande attention portée aux premiers âges de la conscience – ce qui est louable à mon avis – et, à l’inverse, la restriction apportée à la conscience adulte privée de liberté d’expression, de possibilité de voyages, d’Internet. Ayant exposé cela, se fait un silence. Elle conclut simplement, sans autre commentaire : « on n’a pas les mêmes croyances. »

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Je ne vois pas ce que ce raccourci signifie et je trouve cette réplique particulièrement pauvre si elle se rapporte au sujet. Encore faudrait-il en parler, au lieu d’opposer des « convictions » qui ne font pas avancer le débat. Je méprise ceux qui ont l’impression d’avoir raison seuls contre tous et que n’importe quelle explication est inutile. « Croire, obéir, combattre », n’était-ce pas justement la religion fasciste, étudiée par le philosophe italien Giovanni Gentile ? Il s’agissait – comme aujourd’hui – de construire une communauté totalitaire de croyants encadrés par les membres « éclairés » du parti. Laissons donc ce pékinois dans sa litière, il y a mieux à faire que de raisonner la gauche caviar, ces bobos sectaires guidés seulement par la mode et la bonne conscience émotionnelle – sans rien changer à leur mode de vie de nantis. La vie est trop courte pour perdre son temps avec des cons.

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Anatole France, Pierre Nozière

Pour se délasser de son Histoire contemporaine emportée par l’Affaire, qu’il publie en même temps, Anatole France classe divers textes parus entre 1884 et 1887 en un recueil sous le signe d’un double de lui-même : Pierre Nozière. C’était l’usage en ce temps-là, et il n’a pas disparu. Il y conte en trois parties des scènes d’enfance, des pensées en marge de Plutarque, et des promenades en Picardie, Normandie et Bretagne. C’est agréable, excellemment écrit, avec la simplicité des « dictées » d’enfance. Anatole France a inspiré Philippe Delerm dans ses textes courts et ciblés – mais France a la fluidité en plus et le guindé en moins.

Car rien de meilleur en français que la langue d’Anatole France. La simplicité fait passer l’érudition, le rythme les élans poétiques, l’enchaînement la complexité des récits. France est moderne : direct, accessible, précis.

En sa partie enfance, l’auteur reprend des histoires déjà contées dans Le livre de mon ami, avec quelques ajouts. La nostalgie nimbe d’une ombre de poésie ces petites choses intimes ressenties par sa personnalité enfant : l’imagination, la compassion, la honte. L’âge mûr le fait s’intéresser surtout aux gens : le marchand de lunettes sur les quais de Paris, Madame Mathias sa gouvernante, l’écrivain public, les deux tailleurs (de pierre), Madame Planchonnet, et d’autres encore.

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En sa partie pensées, l’auteur a quelques mots bien sentis sur les cuistres – ceux qui sévissent encore, surtout dans l’enseignement. « Je tiens pour un malheur public qu’il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux, quand on y pense. Étudier comme une langue morte la langue vivante : quel contresens ! Notre langue, c’est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même » p.556. Lorsque l’on constate combien – après 7 ans de langue « vivante » ! – nos bacheliers savent à peine ânonner l’anglais, on comprend pourquoi il serait plus utile de les immerger dans le bain plutôt que de leur faire apprendre par cœur des règles de grammaire livresque. Mais la pédanterie prof est sans limites, ils croient se hausser du col en pratiquant l’abstraction ; ils ne fabriquent que des crétins qui sont la risée du monde et que sanctionnent sans pitié les tests PISA.

En sa partie voyages, l’auteur explore la province, sa profondeur historique inscrite dans le paysage et dans les coutumes encore marquées des habitants (avant que la guerre de 14 puis la télé nivellent tout cela). Le christianisme encore païen le ravit ; il voit toujours les nymphes dans les sources et les faunes dans les bois, surtout lorsqu’une jeunesse conduisant ses moutons surgit au coin d’un fourré, ou une chapelle moussue d’un bosquet. C’est pittoresque, coloré, bienveillant.

L’unité du livre réside en la personnalité de l’auteur : enfant, penseur ou promeneur, il est bien lui-même à chaque instant. Curieux, sceptique, historien, il goûte de tous ses sens avant de se prendre de passions qu’il dompte et raisonne. Il aime le patrimoine, les légendes et traditions ; mais il les voit avec le recul de la science et de la république, sans superstition. Inlassablement les générations recommencent, elles renaissent toujours. Pourquoi donc le présent serait-il plus important ? C’est là le charme France – celui d’un caractère qu’on aimerait accoler au pays, le meilleur produit des Lumières.

Anatole France, Pierre Nozière, 1899, Œuvres tome 3, édition Marie-Claire Bancquart, Gallimard Pléiade 1991, 1527 pages, €61.75

Broché €7.09

Le reste du tome 3 des Œuvres en Pléiade ne mérite pas qu’on le lise aujourd’hui, aussi, je n’en parlerai pas. Sous l’invocation de Clio est une suite de contes historiques à la manière romantique, sans le souffle hélas, avec la vision faussée du temps sur les Gaulois. Crainquebille est un conte lourdement moral sur les préjugés de la justice. Histoire comique est une bluette entre cocotte, amant et spectre assez « fin de siècle ». Sur la pierre blanche, son « utopie socialiste » 1903 composée de bouts d’articles remaniés et contredits, est triste à mourir, une bavasserie d’intello (à son époque on aurait dit un dialogue entre érudits)… Rien qui vaille d’être lu encore, sauf pour les amateurs de la prose Anatole France. Car c’est toujours admirablement écrit

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