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Îles Blasket

Commencent alors les deux jours les plus beaux du séjour : le départ pour les îles Blasket. Beau soleil inespéré. Nous reprenons un bateau avec tous nos bagages. Odeurs, sensations, je retrouve le plaisir de la mer. On the boat again, the boat again… Corps joyeux, esprit gai, effets de l’air marin et du balancement incessant. Un lyrisme physique me donne envie de chanter, j’ai dans l’esprit des bulles, comme du champagne.

Le petit chalutier qui nous traîne en remorque est vieux et poussif. Une famille montée dessus pour une partie de pêche, nous regarde. Les enfants ont le visage très blanc, comme lavé par la pluie incessante qui tombe dans ce pays à longueur d’année. Nous nous sommes installés à quatre sur le pont arrière et nous reviennent des bribes de chansons que nous fredonnons à tour de rôle ou en chœur. Les autres ont peur des frères Roulis et Tangage et se sont bourrés de Mercalm. Est-ce pour cela qu’ils ont l’air hébétés de bovins qui regardent les trains passer ? Je n’en suis même pas sûr. Rigides sur leurs bancs, ils sont de même dans l’existence : coincés du cerveau comme du trognon.

Débarquement en canot sous le soleil. La côte est rocheuse, la mer joue de nuances bleu-vert, le fond est transparent. Nous montons les tentes face à la côte d’Irlande, à l’abri du vent d’ouest. Devant nous la mer, derrière le village en ruines. Ces îles ont été habitées jusque dans les années 1950. Tous les habitants sont partis peu à peu et aujourd’hui ne viennent que des campeurs ou des scouts, l’été seulement. L’hiver, les tempêtes rendent l’accès presque impossible.

Nous sommes dimanche et beaucoup de touristes sont venus passer la journée. Une famille s’est installée. Le fils aîné pêche pieds nus dans l’eau, sur les rochers. Son père vient le remplacer à la ligne et il part explorer les collines. Il ne remet pas ses chaussures mais enlève son tee-shirt pour offrir au soleil son torse blanc. Le cadet, jambes nues, gambade avec sa mère. Nous allons tous à la plage et cinq se baignent, dont je suis.

Entrer dans l’eau n’est pas facile pour nous qui sommes habitués aux mers plus chaudes. L’eau glacée vous saisit les chevilles. La température ne doit pas dépasser 15°. Mais deux tout petits garçons blonds de 5 et 7 ans, surveillés par leur mère, s’éclaboussent sur le bord et se roulent dans l’eau avec une joie bruyante avant de jouer dans le sable. Ils en sont bientôt couverts des orteils aux cheveux, et la mère doit les rouler dans l’eau pour les nettoyer avant le départ. Maillots mouillés ôtés, ils enfilent leurs shorts à cru et leurs chemisettes directement avant de rejoindre le bateau de navette, toujours pieds nus. Ce sont de vrais petits durs, des gars d’ici, habitués tous jeunes à l’air et à l’eau glacée.

Alors que nous nous promenons sur l’île un peu plus tard, j’échange quelques mots avec un papa qui porte un bébé sur les bras. Il a vu des phoques nager autour de l’île et me montre des lapins qui vont et viennent sur la lande. Il y en a partout; il suffit de rester immobile un moment pour les apercevoir. Le paysage est à la Club des Cinq, lecture aventure d’une vieille anglaise des années 1940 qui enchantait mes dix ans : une île rocheuse, une lande très verte où pullulent les lapins, des oiseaux de mer. Il ne manque plus que les deux filles, les deux garçons et le chien Dagobert, pour que survienne une nouvelle histoire de contrebandiers…

A l’ouest vers le large, dans une baie rocheuse qui s’avance profondément dans l’île, sur la plage bien protégée de hautes falaises orientée au soleil couchant, s’ébattent sous nos yeux plusieurs phoques. Sur l’étendue de galets en contrebas un mâle est couché et deux femelles. L’une a trois petits, l’autre un seul, tous bien ronds. Ils crient comme des enfants, rampent vers leurs mères qui se tournent à demi vers eux pour la tétée. Ils ont le poil clair et laineux. Si une autre femelle s’approche des petits, ce sont tout de suite des grognements, des coups de queue dans l’eau et la gueule ouverte prête à mordre.

Cette île de fin d’Europe sous le soleil revenu est une sorte de paradis emplie de gamins, de lapins et de phoques. Ce soir, soupe et chili con carne, recette maison de Stéphane. C’est très bon. Le coucher dure longtemps car les filles ont facétieusement démonté et caché la tente intérieure des « frères Grapelli », Jean-Luc et Thierry, ainsi nommés après une controverse musicale.

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Ascension du Roraïma

La nuit sous la tente est un peu en pente mais plus fraîche que les précédentes, ce qui me permet de mieux dormir. La falaise d’un rose éteint, maculée de traînées blanches et vertes du Roraïma se dresse, dominante, sur la moitié de notre horizon. La forêt grimpe à l’assaut de la roche mais le chemin vers le plateau passe par une faille en diagonale sur la gauche. Nous l’avons aperçue de loin, hier, en dessous d’une forme rocheuse au sommet de la falaise qui a la forme d’une automobile de profil. Ce repère est le point le plus élevé du tepuy, les références hésitent, certaines déclarent 2810 m, d’autres 2772 m. On l’appelle ici Maverick (qui signifie « franc-tireur » ou « non-conformiste », en tout cas « veau non marqué » en anglais), un mot proche du mot indien qui le désigne. Le plateau se dresse 1000 m au-dessus de la gran savana et du camp de base dans lequel nous nous trouvons ce matin.

Sir Arthur Conan Doyle a fait de ce massif le théâtre de son roman de remontée dans le temps, Le monde perdu. Mais les « dinosaures » qu’il imagine préservés là-haut ne sont que de petits lézards d’un pouce de long, appelés oreophrynelia quelchii en latin. On dit qu’il s’est inspiré du récit que firent de leur première exploration les découvreurs anglais Everard Thum et Harry Perkins en 1884, mais un Allemand, le botaniste Richard Schomburg, l’aurait déjà grimpé en 1842. Formé il y a un milliard et huit cent millions d’années, ce massif de roches éruptives du Précambrien, de grès tabulaire et quartz, a été sculpté profondément par le soleil, la pluie et le vent. D’après les spécialistes, ce sont les algues et les champignons qui sont les principaux responsables de l’érosion. Un article d’Uwe George, dans The National Geographic de mai 1989, apprend que « Roraïma » signifierait « chant des cascades » en langage Pémon.

Nous entamons la montée par un sentier étroit qui passe entre les arbres, sous la forêt. La première partie est rude, elle monte très fort. Dans la moiteur de savane, nous coulons vite de transpiration. Mais la première heure est la plus dure parce que la plus pentue, voici qu’à mesure que l’on monte, il fait plus frais. L’ombre de la falaise et l’humidité retenue allègent la température. La roche s’élève verticalement au-dessus de nos têtes et les fait tourner lorsqu’on la regarde d’en bas. Nous nous demandons bien où est le passage, d’ailleurs le sentier redescend. Ce n’est qu’une fausse piste, car il remonte bientôt. Nous croisons des touristes allemands, américains, vénézuéliens, qui redescendent.

Un nuage monte. Il nous cache le soleil et nous engloutit dans une sorte de brume de montagne, presque une pluie. Nous passons sous une sorte de cascade et l’eau qui tombe fait comme s’il pleuvait, mouillant le haut du sac et le tee-shirt. Il fait froid, désormais, d’autant que nous sommes mouillés. Nous grimpons les hautes marches composées des blocs erratiques du chemin, en nous arrêtant de temps à autre « pour attendre les autres » et aussi pour nous reposer. Un petit moineau local, gorge rousse, tête et dos beige rayé de noir comme un chat de gouttière, nous tient compagnie. Il attend sans doute les inévitables miettes que tout randonneur se doit de laisser tomber à chaque pause. L’oiseau n’est pas sauvage et reste à sautiller autour de nous. Le sommet du plateau n’est pas loin. Nous entendons déjà les jeunes Américains, partis avant nous ce matin, qui rient et gueulent en jouant aux cartes à l’arrivée comme de vrais collégiens.

José, Laurent, Arnaud et moi sommes les premiers au sommet. Nous nous installons sur un rocher au débouché du sentier qui monte pour sécher et pour attendre le reste du groupe. Le plateau est creusé, tourmenté, les roches découpées en plaques érodées de lichens, de pluie et de vent. Certaines, taillées par les siècles, présentent des profils de bêtes ou d’humains, c’est très étrange.

L’auteur du National Geographic dit qu’il avait l’impression de « marcher dans une ville bombardée ». C’est assez vrai, la couleur gris sombre de la roche, l’atmosphère fumeuse, le silence de mort, rappellent que ce lieu reste préservé de la vie de la plaine depuis des millions d’années. Quelques dix mille espèces de plantes seraient originales et l’on n’en a pas encore fait le tour.

Des droseras, des bromelias, des heliampheras insectivores, des orchidées… Nous prenons un en-cas quand les autres arrivent, pas si longtemps après nous en fait. Nous goûtons même le bas charnu des feuilles de plantes grasses qui poussent ici. Elles sont fades, vaguement sucrées comme l’herbe au printemps, mais gorgées d’eau. Ce sont des stegolepsis qui se croquent comme les feuilles d’un artichaut. Les Indiens Pémon disent qu’elles sont très nutritives.

Nous poursuivons la route durant une heure sur le plateau, jusqu’à un abri sous roche assez vaste pour contenir les tentes, les porteurs et la cuisine. La végétation est presque alpine malgré orchidées et plantes carnivores qui tentent de piéger les rares insectes qui s’aventurent à si haute altitude. Le climat est terre-neuvas et l’atmosphère brumeuse, quasi-pluvieuse, me rappelle les landes de Norvège. Les porteurs arrivent un à un et, après cette rude montée, ôtent leurs tee-shirts et exhibent avec un plaisir évident leur musculature à la fraîcheur humide du lieu. Adelino et Gabrielo ne s’en privent pas, arrachant cette exclamation au vieux Christian : « tu as vu ces muscles, non d’un chien ! » Une soupe consistante aux lentilles, pâtes et viande nous reconstitue.

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Chevaux mongols

Le camp est établi près de la rivière, à Schaklaga, dans un chaos de rochers. Les chevaux s’y trouvent en longe, en large et en travers. Aussitôt, « caporal Biture » éructe les « règles de sécurité » dont elle veut se débarrasser au plus vite. A retenir : toujours monter par la gauche, ne jamais crier ni frapper sur la tête de la bête (shocking suprême pour un Mongol !), conserver des gestes mesurés mais faire clairement comprendre ce que l’on veut, parler au cheval et même le caresser pour l’apprivoiser (certains n’aiment pas les caresses). Pour le reste, pas de chapeau sans attache, pas de sac à dos ballotant, pas de cape qui flotte ni de coupe-vent crissant – tout cela pourrait faire peur aux chevaux et entraîner des emballements impromptus. « Allez » se dit « tchou ! » en mongol, « stop » se roule en « brrrr ! ». Il faut seulement prendre l’accent.

Nous montons les tentes igloo avant d’aller faire connaissance avec nos montures « pour qu’elles s’habituent à nous ». C’est réciproque, je n’ai pas l’habitude de ces grandes bêtes bizarres qui sont censées me porter et m’obéir. Leur robe est pour la plupart dans les tons de bruns ou de beige, deux ou trois brun foncé et un tacheté de blanc appelé par une précédente cavalière « Petit Tonnerre » en référence à la bande dessinée Yakari. Ce sont, par rapport aux nôtres, de petits chevaux. Ils sont proches des tarpans ou chevaux de Prjevalski directement issus de la race préhistorique peinte sur les parois de Lascaux. Ils pèsent 350 kg, font 1,30 à 1,40 m au garrot. Ils ont une paire de chromosomes de plus que leurs cousins actuels. Les chevaux que nous allons monter sont des croisements car le cheval de Prjevaslki ne se montait pas, trop sauvage pour cela.

Nikolaï Prjevalski était fils de cosaque zaporogue, ce qui aurait plu à Alexis. Officier et zoologue, explorateur, il a découvert des chevaux sauvages de Mongolie en 1879 et on leur a donné son nom. Selon Michel Jan, auteur du Réveil des Tartares, récit de son expédition collective en Mongolie lors de l’ouverture, en 1990 (publié chez Payot en 1998), ces chevaux mongols ont aussi peu de points communs avec les nôtres « qu’en ont un lévrier et un basset » (page 40). C’est dire ! Selon diverses sources, un cheval coûterait dans les 150 $, soit 6 mois de salaire moyen mongol, l’équivalent du prix d’une automobile chez nous.

Nous apprivoisons les chevaux une quarantaine de minutes à la longe, les promenant, les laissant brouter là où l’herbe les tente le plus. Le mien est un bai – robe brune, crinière noire – dont on voit les côtes et qui a une plaie mal cicatrisée à l’épaule droite. C’est Tserendorj qui m’a mis d’office sa longe dans les mains, me faisant comprendre qu’il me convenait tout à fait. Nous n’étions que deux à nous déclarer tout à fait novices en chevalerie. Les autres – et c’est bien français aussi – ne voulaient pas « avoir l’air », leur sens aigu de la hiérarchie faisant qu’avoir monté une heure un cheval il y a des années leur suffisait pour ne plus se sentir déclassés parmi les « débutants ». Francis m’avouera même, dans l’un de ses quarts d’heures vivables, que lui-même n’était monté qu’une fois une heure, à l’âge de 15 ans.

C’est ensuite l’heure de « l’apéritif », rituel en général agréable mais ici rendu « obligatoire » par la redoutable stalino-alcoolique qui réclame de suite 10 $ par personne pour financer la vodka, le vin bulgare, la bière ou – même ! – le jus d’orange, destiné à ceux qui « ne boivent pas ». Ils n’auront ainsi aucune excuse pour éviter de participer au financement des réserves d’alcool. La vodka est fabriquée en Mongolie et n’est pas mauvaise. Biture en boira tout un litre en cette première soirée collective, déguisée en une demi-bouteille « d’eau minérale » dérisoire. Je me suis mépris au début sur le contenu, empruntant la bouteille pour prendre une gorgée d’eau. Je suis tombé sur de l’eau de feu ! Le mystère était éventé.

Elle nous parle un peu de la langue mongole qui est riche en voyelles et pauvre en consonnes. L’harmonie vocalique et les déclinaisons donnent le sens de la phrase. Ce n’est pas aisé à apprendre pour nous, occidentaux, car elle fait partie de ces langues agglutinantes comme le turc. Elles ont des marques grammaticales et une base mais les principes qui président à la formation des mots et des séquences ne sont pas rigides. Les mots sont constitués en joignant à la racine un ou des suffixes appropriés auxquels est ajoutée une désinence. Le verbe termine la phrase et lui donne son sens. L’Encyclopaedia Universalis complète : « En fait, le mongol apparaît au XIVe siècle comme une langue beaucoup moins évoluée que le turc du VIIIe siècle ; son évolution a été beaucoup plus lente. D’autre part, il semble bien que le mongol et le turc ne sont pas issus, comme le voulait Vladimircov, d’un ancêtre commun ; ce sont deux langues qui ont évolué sur place à partir d’un fonds commun plus ou moins proche, mais qui remonte certainement très haut ; ces deux langues ont évolué en étroite connexion s’empruntant l’une à l’autre ce qui paraît être commun, et empruntant à l’indo-européen un nombre important d’éléments, qu’il s’agisse de suffixes ou de mots. C’est seulement à partir de l’époque des Türk que le turc a fait de nouveaux emprunts aux langues de civilisations qui l’entouraient, de la Chine jusqu’à l’Asie centrale. Le mongol, en dehors des emprunts anciens, s’enrichit considérablement grâce à l’ouïgour à l’époque mongole (XIIIe et XIVe siècles). »

Cruella et Biture font ce soir un duo en faveur de la Mongolie, au repas. Elles monopolisent la conversation. Vodka aidant, cela devient dithyrambique. Cruella est ici comme un parasite, s’étant entendue directement avec Biture sans passer par l’agence de voyage française, mais utilisant sans vergogne les suppléments et la logistique. Elle ressert en « eau » Biture à chaque fois que son verre est vide, l’encourageant dans son vice pour se faire bien voir. Le dîner est composé de salade de tomates, concombres et oignons (tant qu’il y a des légumes frais) et de mouton aux spaghettis. Ce ne sera pas une randonnée « gastronomique », c’était écrit sur le programme. Le dessert est une confiserie russe sous papier d’aluminium. Le ciel, en revanche, est rempli d’étoiles au point que plusieurs naïfs, trompés, par la douceur du soir et qui ne se sentent pas à 1600 m d’altitude, veulent coucher dehors pour les regarder. Ils rentreront dare dare à 4 h du matin, quand le froid mordant fustigera leur imprévoyance.

Le jour de gloire finit par arriver. Nous nous levons « à 8 heures », même si les horaires, avec la dipsomane qui nous sert de chaperon, sont plutôt élastiques. Nous nous en apercevrons. Biture a elle-même prévenue « ne vous inquiétez pas si vous ne me voyez pas au petit-déjeuner ». Nous nous ferons aux « lever 9 h », suivis d’un départ en général vers 11 h et d’un « déjeuner » vers 16 h, tous les jours que nous serons à cheval. Les lendemains de beuveries ne sauraient être riants. Le petit-déjeuner n’est pas mongol (soupe au gras et mouton bouilli) mais bien occidental : thé, café, jus d’orange, yaourts aux fruits, pain ou croissant artisanal, Vache-qui-Rit. Nous démontons nos tentes et rangeons nos affaires. Francis, en ce premier jour, a encore l’excuse d’être seul sous sa tente et de devoir la ranger sans aide. Mais son retard deviendra systématique, suivant en bon collabo le rythme du chef. Cela prendra des allures de je-m’en-foutisme et d’irrespect complet pour les autres. Qui est allé alors lui dire ? Val, je crois. Il est bien le seul. Les Français aiment à critiquer par derrière mais répugnent à dire en face quoi que ce soit, même en y mettant les formes. Ce n’est pas être « bien vu » et craindre, comme me le dira S., de « ne pas être suivi par les autres ».

Le jeu, chaque matin, est de reconnaître chacun son cheval. Contrairement aux autres groupes, à ce que nous dira Biture dans un de ses bons jours, nous n’avons pas de problèmes à cet égard. Le mien est un bai à double tache blanche sur le chanfrein et une marque en fleur à la cuisse. Il a une crinière en brosse et une selle russe en métal et cuir, plus confortable que les selles mongoles en bois aux bosselures métalliques, très relevées à l’avant et à l’arrière, permettant à l’origine de ne se tenir que sur une cuisse pour tirer à l’arc au galop. Togo règle les étriers une fois que chacun est monté. Les Mongols ont tendance à les régler haut, ce qui est dû à l’inconfort de leur selle qui les fait mettre debout très souvent ou en équilibre sur une cuisse. Nous sommes moins habitués à avoir les genoux remontés, ce qui engendre un certain inconfort.

Ma première impression est d’être assis sur un ver de terre qui se tortille sous mes fesses. Je m’y fais avec le temps. Le cheval obéit au moindre changement des rênes, du moment qu’ils sont tendus. Mais le mien a le pas lent et il est très difficile de le faire aller plus vite à la voix. Il faut le fouetter nettement et l’on sent que, de toute façon, ce n’est que partie remise ; après un temps de trot sec et court, il reprend son pas de sénateur. Peut-être ne suis-je pas assez directif ou assez convaincu ? Le caporalisme n’a jamais été mon fort, au contraire de la plupart des amateurs de chevaux qui aiment la sensation de puissance donnée par le commandement d’une demi-tonne de muscles sous les cuisses. Toujours est-il que mon cheval est manœuvrant mais pas rapide. Tserendorj ou Gawa, l’un des aides, passeront leur journée à fustiger la croupe de ma rosse ou à le tirer à la longe pour qu’il rejoigne le gros du troupeau. Au pas je tiens l’assiette, mais au petit trot, sautillement particulier de ces chevaux mongols selon Michel Jan, je suis assez mal, n’ayant aucune pratique. Or, la lenteur de ma bête, dont le pas est plus lent que le pas des autres, doit être rattrapée de temps à autre au grand dam de mes fesses ! J’aurais aimé quelques conseils sur la façon de me tenir ou de me faire obéir, mais le mot d’ordre est « démmerde-toi ! » A quoi sert d’avoir une « accompagnatrice française » et d’ouvrir cette randonnée aux « débutants » si c’est pour être laissé à soi-même ? Bo, l’autre débutant, s’en tire mieux mais son cheval doit le trouver trop lourd car, à deux reprises, il se couche carrément par terre, les deux pattes sous lui !

Nous partons sans sac sur le dos, ceux-ci suivent dans l’un des tout-terrains qui nous rejoint à chaque pause. Nous allons au pas de balade au travers des étendues. La steppe s’étend dans toute sa grandeur d’herbes et de collines rases. L’Orkhon est traversée à gué.

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Colique en randonnée berbère

Nous campons près du village d’Ighir n’Ighrazène. Les tentes sont installées au bord du torrent dont le bruit continu aide à s’endormir. Deux gamins poussiéreux mais amicaux nous observent. Nous leur donnons du chewing-gum et des stylos, ce qui devait être le but de leur présence après la curiosité. Même s’il fait chaud, nous dormons sous la tente. Mais la nuit a été dure, j’ai du me lever trois fois en catastrophe, à cause de la colique. Chier nu sous la lune, le nez dans la menthe, est de fait assez drôle. La température est heureusement douce, même à cette altitude. Hier midi, en effet, nous mettions soigneusement nos pastilles de purification dans l’eau des gourdes. Mais les cuisiniers berbères, s’ils se sont bien lavés les mains selon les instructions, ont pris de l’eau directement dans la rivière pour y nettoyer la salade et les tomates, que nous avons mangées cru.

Je me réveille déshydraté, ayant peu dormi, il paraît que je suis pâle et mou. Mais nous marchons doucement. Pascal, en blaguant, dit : « Alan, c’est une belle mécanique, mais il suffit d’un grain de sable. » Lorsque cela lui arrivera, un peu plus tard et pour plusieurs jours, il sera en pire état que moi. A un coude du torrent, près d’une source, Bernard arrive à ramasser dans une boite de conserve des paillettes argentées qui stagnent sur la rive. Elles brillent comme de l’argent, mais il s’agit peut-être seulement de plomb argentifère.

La montée est progressive. De petites filles d’une douzaine d’années avancent, courbées en deux sous d’énormes bottes de foin frais coupé. Elles se rendent au souk local d’Abachou. Elles ont le costume traditionnel de la région, une sorte de boubou très coloré, et portent un foulard sur la tête.

Les hommes et les garçons sont habillés le plus souvent à l’européenne, de pantalons de survêtements et de vieux tee-shirts. Certains portent, par-dessus, la djellaba ou la gandoura de laine. Il ne fait pas chaud ici, le soir venu.

A la pause de midi, au bord du torrent, au Vieux-Abachou, les Berbères installent le pique-nique, débâtent les mules, et préparent le repas. Tomates et concombres sont encore lavés directement dans l’eau du torrent ; la vaisselle y sera faite aussi. On peut toujours mettre des pastilles dans l’eau à boire ! Mais cette fois je suis prudent et j’évite les crudités. Réhydraté par le thé depuis ce matin, je revis.

Les villages succèdent aux champs en terrasse qui paraissent, de loin, des rubans accrochés aux flancs de la montagne. Le jeu des couleurs est fascinant en cette saison, du jeune au vert tendre, du gris à l’ocre rouge, tout cela sous le bleu pur du ciel. La Berbérie est un beau pays. Des gamins nous suivent toujours un moment lorsqu’ils nous voient ; ils nous sortent les seuls mots de français qu’ils aient aussitôt appris : « bonjour », « donne-moi un stylo », « un bonbon ». Au premier village après la halte de midi, un petit d’environ 7 ans au beau visage avait le vrai type berbère aux cheveux bruns, aux grands yeux. Ses dents de lait commençaient à tomber et son tee-shirt était déchiré sur la poitrine. Je lui ai donné mes derniers chewing-gums. Sa petite main était ridée par la terre.

Nous montons encore en altitude. Des troupeaux sont disséminés sur la montagne. Du haut, des gamins crient pour se faire remarquer. Nous atteignons 2200 m au col Tizi n’Tighist et faisons la pause vespérale sur un versant herbu, garni aussi de coussins épineux. De l’eau coule encore dans le coin. Il y en a partout.

Le soir, je suis fatigué mais moins qu’hier. Je commence à trouver le rythme. Pastis, puis Poire Williams apportés de France par les uns et les autres pour les fraîcheurs vespérales ; le repas ne peut ensuite qu’être joyeux. Nous faisons plus ample connaissance avec les Berbères qui nous accompagnent. Il y a deux Mohammed, le chef des muletiers et le cuistot ; il y a un Ahmet, et le benjamin, Mimoun qui déclare avoir 19 ans. Il en paraît 16 avec sa face ronde et son corps fluet. Le coucher du soleil envahit les montagnes de rose et de violet, en dégradé. La nuit est très étoilée, immense. Il ne fait pas si froid, bien que nous dormions à 2400 m.

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Une autre image de la femme musulmane

Article repris par Medium4You.

Rappelons qu’Auguste Mouliéras, professeur de la chaire publique d’arabe d’Oran est l’auteur, fin XIXème, d’une encyclopédie anthropologique sur le Maroc. Soumise, la femme en Islam ? Pas toujours… Tout dépend de son caractère, de son intelligence, de la puissance de sa famille, des mœurs de sa tribu. Exemple :

« Quoi qu’en dise Perron et sa docte cabale, c’est-à-dire les pseudo-arabisants-sociologues qui ont suivi les brisées de l’ancien directeur de l’école de médecine d’Égypte, la musulmane est encore la reine de son foyer comme au temps des Abbassides et des Arabes antéislamiques. Il est bien certain toutefois qu’elle n’a jamais l’occasion d’étaler en public son réel prestige. Le monde fermé de l’Islam, en effet, n’a pas nos bals, nos soirées, nos réunions mondaines, où les deux sexes fusionnent si intimement, se coudoient, s’observent et se font remarquer. Invisible derrière ses voiles et ses murailles, la mauresque, arabe ou berbère, ne livre son existence quotidienne qu’à ceux qui vivent avec elle, à son mari, à ses frères, à ses proches parents. Or, jusqu’à présent, ceux-ci n’ont point jugé à propos de divulguer les secrets du harem soit du haut d’une tribune ou de la scène d’un théâtre, soit dans les pages brûlantes d’un roman de mœurs orientales. Nos psychologues en redingote se sont donc trouvés dans l’obligation absolue, ou d’étudier la femme arabe uniquement dans les livres arabes, rien que dans les livres arabes, ou de se copier les uns les autres en parlant des horizontales algériennes et tunisiennes. Ceux qui ont puisé leurs inspirations dans la littérature du peuple de Mahomet nous ont montré la femme poète, artiste et lettrée, c’est-à-dire l’exception. Les autres nous ont donné leurs impressions sur les filles perdues de l’Islam, les mouquères dépravées de l’Afrique du Nord, autre exception qui ne prouve rien en faveur de leur thèse. Au point de vue spécial de la femme et de son influence dans la société islamique, il y a peu de chose à glaner à travers la littérature arabe, car les compatriotes du Prophète ont évité avec soin de déchirer le voile de leur vie privée. Quand, par hasard, ils mettent en scène une femme, c’est toujours une savante ou une sainte. Il est évident que l’hôtel de Rambouillet et les mystères de Lourdes ont leur place, si l’on veut, dans les études gynécologiques, mais cette place est restreinte parce que les précieuses et les bigotes ne sont dans une nation qu’une infime minorité.

Faite dans des conditions si défectueuses, l’enquête de nos africanistes ne devait et ne pouvait aboutir qu’à la condamnation navrante et sans appel qui est sur toutes les lèvres chrétiennes « La musulmane existe comme bête de somme, comme chair à plaisir. Son influence morale n’existe pas ». (…) Entrons dans le vif de la question par des exemples qui démontreront que la musulmane des classes laborieuses de la société islamique est pour le moins aussi influente et aussi heureuse que l’épouse de l’ouvrier chrétien. Si je choisis à dessein le monde des travailleurs, c’est parce qu’il constitue l’immense majorité humaine, le troupeau innombrable et souffrant des pauvres, l’élément producteur et générateur par excellence. A côté de lui, que sont les riches ? Une quantité négligeable ou peu s’en faut.

A quelques lieues d’Aïn-Béïdha, dans la province de Constantine, il est une tribu arabe, les Ôùlad Daoud, dont j’ai conservé le meilleur souvenir. Un modeste agriculteur, le vieux Si Ah’med ben T’ayyéb paraissait gouverner en prince débonnaire son grand douar, vaste agglomération d’une vingtaine de tentes sous lesquelles vivaient ses fils, ses filles, ses brus, ses petits-fils, ses arrière-petits enfants, tout un monde de parents de différents degrés, très unis entre eux, s’aimant, s’entraidant, la vraie famille patriarcale en un mot, telle que je l’aime. Arrivé en 1874 dans ce milieu exclusivement arabe pour y apprendre le plus difficile des idiomes terrestres, muni d’une simple lettre de recommandation de mon savant professeur, le regretté Napoléon Seignette, je fus accueilli par ces braves gens comme un adolescent inexpérimenté que j’étais alors, c’est-à-dire en toute sincérité de cœur, sans aucune arrière-pensée, en parent plutôt qu’en ami. Non, ils ne m’ont rien caché, mes chers hôtes, que je bénis encore après un quart de siècle de séparation. Ils furent pour moi des conseillers éclairés, des guides sûrs et désintéressés, presque des frères, malgré la différence de race et de religion.

Quelles maisons de verre que ces tentes arabes, quelle mine, quel trésor d’observations pour qui a des yeux et des oreilles ! Vivant de leur vie, m’intéressant à tout ce qu’ils faisaient, agriculture, élevage, tissage, tonte des moutons, castration des taureaux, cuisine, transhumance, labours, prières, ablutions, chasse aux puces exécutée sur la personne du vénérable Si Ah’med par les mains pieuses de ses fils de trente et quarante ans, longues veillées, conversations interminables avec les femmes et les hommes, telle est la vision, très nette et très douce, de mes trois mois de séjour là-bas qui me passe rapidement devant les yeux.

Une fée magique gouvernait la colonie. C’est elle, je le sus plus tard, qui avait décrété mon admission dans le giron de la grande famille. C’était la pieuse Khadhra, la vieille et sainte femme du chef, la mère sacrée de ses grands fils, la belle-mère non moins respectée des enfants du patriarche issus d’un premier lit. Or, le prudent Si Ah’med ne prenait jamais une décision sans consulter la reine du douar et celle-ci faisait marcher son monde au doigt et à l’œil, un froncement de ses sourcils étant un ordre auquel on n’avait encore jamais désobéi. Une nuit, par un orage épouvantable, nous étions campés sur la pente d’une colline. Affolés par le tonnerre et la pluie, les troupeaux envahissaient les tentes, piétinant les dormeurs, renversant les personnes qui étaient debout. Des trombes d’eau menaçaient à chaque instant d’emporter nos toits de laine. Éperdues, les mères se sauvaient au centre du douar, leurs enfants serrés sur la poitrine, criant que c’était la fin du monde, faisant in-extremis la profession de foi islamique. Cependant, nous, les hommes, nous déclarions qu’il fallait se réfugier au plus vite dans le vieux bordj inhabité de Seignette, à trois kilomètres de là. Et nous appelions Si Ah’med, le conjurant de sortir enfin de sa tente où il paraissait avoir pris racine : – Sidi, partons, allons au bordj, le t’oufan (déluge) nous emporte ! – Calmez-vous, enfants, répondit la voix tranquille du vieillard. Khadhra est en prière. Attendez qu’elle ait fini. Elle vous dira ensuite ce qu’il faut faire.

Patiemment, nous restâmes immobiles sous les grondements du tonnerre et la pluie battante. Tout à coup, un pan de la tente du chef se souleva, et Khadhra parut au milieu des éclairs. « Tous à vos tentes, que personne ne sorte, l’orage va finir, s’il plaît à Dieu. » Tandis qu’elle parlait, je voyais, comme en plein jour, sa main rigide tendue vers nous dans l’attitude de souveraine omnipotence qui lui était habituelle. Un quart d’heure plus tard, nous dormions tous du sommeil du juste, chacun ayant regagné précipitamment sa couche sur l’ordre formel de la femme arabe illettrée qui gouvernait le douar.

(…) Une dernière observation qui a bien son importance : pas une seule fois, durant mon séjour au milieu d’eux, je n’ai été témoin de sévices, de cris, de querelles et de coups dans les vingt ménages arabes qui m’entouraient. Chacun vaquait à ses occupations avec le calme et la régularité placide des temps bibliques. Puis, le soir, réunis devant ma tente qui était devenue le forum de notre village aux maisons de laine, assis pêle-mêle avec les femmes et les enfants, nous causions, et, souvent aussi nous écoutions celle de ces dames qui avait une histoire à raconter, un bon mot spirituel à placer. De ce qui précède, il ne faut pas conclure que tous les maris mahométans sont des modèles de patience, de douceur et de galanterie. Non, loin de là. Ce que j’affirme cependant, c’est qu’ils ne sont ni meilleurs ni pires que nos paysans, et je puis ajouter, sans crainte d’être taxé d’exagération, que le buveur d’eau islamique est et sera toujours un époux mille fois moins insupportable que l’ouvrier alcoolique de nos grandes villes industrielles.

De la campagne et de l’atelier passons à la jeunesse des écoles. Quittons l’Afrique française, où l’instruction est nulle chez la femme arabe, et entrons au Maroc. Courons à Fas [on dit aujourd’hui Fès], la capitale intellectuelle du pays. (…) Si Ah’med ben Es-Snousi veut bien nous accompagner. C’est un vieil étudiant, c’est un barde populaire, et aussi un poète lettré, d’une fécondité, d’une facilité d’improvisation extraordinaire. Habitant Fas depuis douze ans, il connaît les coins et les recoins de la capitale, les mœurs, les coutumes, l’état d’âme de ses coreligionnaires.

« Moi, serviteur de mon Dieu, Ah’med ben Es-Snousi, j’ai étudié à Fas pendant douze ans et j’y ai vu une femme, s’appelant El-Aliya bent Si-t’-T’ayyéb ben Kiran, qui nous faisait un cours de Logique dans la mosquée des Andalous. Entre elle et nous se trouvait un grand rideau qui nous empêchait de la voir, mais nous pouvions l’entendre. C’était une femme d’une érudition vaste, d’un savoir infini dans toutes les branches des connaissances humaines. Mieux qu’aucune femme de la ville, elle possédait son Coran dans sa mémoire. La plupart des femmes de Fas, en effet, apprennent le vénérable Livre divin. Toutefois elles étaient bien inférieures à Madame El-Aliya en métaphysique (autrement dit, dans le domaine des richesses intellectuelles qui proviennent de la raison pure). Nous suivions donc les leçons d’El-Aliya, et elle nous stupéfiait par l’étendue de sa science. Les femmes de Fas sont d’ailleurs très fortes en littérature elles goûtent particulièrement les poésies de l’imam El-R’ernat’i. El-Aliya faisait gratuitement ses conférences aux étudiants. Son cours avait lieu à midi pour les hommes et après la prière de quatre heures du soir pour les femmes. Elle expliquait aux étudiantes la Vjerroumiya (grammaire arabe) avec les commentaires d’El-Ezhari.» (…)

Une femme arabe professeur de Logique, qu’en pensent nos géographes et nos sociologues qui ont répété sur les tons les plus lugubres que le Maroc est plongé dans les ténèbres d’une barbarie sans nom, dans l’océan d’une ignorance incurable ? Et veuillez remarquer que notre El-Aliya dédaigne absolument le psittacisme coranique abrutissant que vous connaissez. L’intelligente Marocaine plane dans les régions élevées de la science des sciences, la sophia des stoïciens, la science du raisonnement, celle qu’Hamilton et Kant ont pu définir la science de la pensée en tant que pensée. »

Sensibles féministes, sages profonds, et vous divins philosophes qui rêvez l’égalité, la fraternité et la science universelles, réjouissez-vous! Non, le Mag’rib n’est pas l’immense et noir tombeau que l’on croyait » page 737.

Auguste Mouliéras, Le Maroc inconnu tome 2 – exploration des Djelaba, 1899, disponible gratuitement sur Gallica

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Le passage du nord-est

En cette année d’étonnants voyageurs où une bonne partie de la planète est devenue inaccessible pour cause de « printemps » et autres « révolutions », où Jules Verne paraît enfin dans la Pléiade faute de contemporains à la hauteur, il est rafraîchissant de relire les compte-rendu passionnants parus il y a un siècle et demi dans la revue ‘Le tour du monde’. Rafraîchissant d’autant plus qu’il s’agit de l’exploration des glaces, la recherche d’un passage en été de l’Atlantique au Pacifique par le pôle nord.

Payot a eu l’excellente idée de rééditer en un volume les trois expéditions emblématiques du siècle : le ‘Tegetthoff’, la ‘Jeannette’ et le vapeur ‘Vega‘ de Nordenskjöld. Le premier a tenté de partir de Norvège avant de s’immobiliser dans les glaces de la Terre François Joseph ; la seconde est partie de l’Alaska avant de se perdre vers les îles de la Nouvelle Sibérie et de finir en traineaux et mourir de faim ; le troisième a profité d’une année exceptionnelle pour longer les côtes, où la glace est moins forte, chauffé par les terres, et joindre – tranquillement – la Norvège au Japon en passant par le nord !

Non seulement ces expéditions scientifiques avaient tout de l’aventure, en ce siècle où les navires marchaient encore surtout à la voile et où les coques étaient majoritairement en bois, mais en plus les scientifiques qui en font le récit savaient écrire ! Nous sommes dans l’univers de Jules Verne, avec son style précis et direct, se laissant parfois aller à quelques envolées lyriques. Les savants font connaissance d’un monde inconnu, tout de blanc et de froidure, où la survie exige de tuer l’ours blanc ou le phoque, le renne ou la mouette, seules nourritures à des milles à la ronde.

Ces endroits sont déserts, ou presque. Le continent est toujours habité, soit par des peuplades sibériennes, soit par des pêcheurs de baleine remontés loin au nord. L’expédition suédoise de M. Nordenskjöld fera connaissance des étonnants Tschuktschis, vêtus de peau à l’extérieur, habitant sous des tentes doubles dans lesquelles ils vivent quasi nus, surtout les enfants « vigoureux et sains ». La température descend jusqu’à – 45° centigrades au cœur de l’hiver, mais même un chien gelé raide peut revenir à la vie !

Ces trois récits sont une aventure humaine où chaque profession a son utilité, du matelot de base au capitaine ; où la nature hostile rend les hommes tous frères, partageant la chasse et les réserves ; où ce qui compte est moins la frime sociale que l’efficacité à survivre. Univers uniquement fait d’hommes… l’époque laissant les femmes à la maison, en Europe, à l’abri. Mais c’était l’époque, la fin du 19ème, ce siècle que tant aiment encore pour ses idées politiques. Peut-on séparer les idées des mœurs ? A siècle macho, idées macho, même à gauche… mais chut ! Sujet tabou.

Reste un beau livre à lire, rafraichissant en ces périodes de canicule parce qu’il dit du grand froid, mais aussi de ce jeu entre mâles qu’est au fond toute « aventure ».

Le passage du nord-est, Petite bibliothèque Payot 1996, 407 pages, €11.59

Plus étonnant encore : les Croisières du Ponant proposent aujourd’hui de faire le même voyage ! (pour touristes fortunés).

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