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Clément Rosset, La philosophie tragique

clement rosset la philosophie tragique
Le tragique est un sentiment de joie philosophique, venu de l’être même, qui bannit le pessimisme comme le moralisme. Il est probablement ce « vouloir-vivre » de l’Occident qui a permis l’essor du savoir et de l’économie, en même temps que les conquêtes et les explorations. Ce qui a eu pour conséquences l’exigence de la liberté de penser avec celle d’entreprendre, et la participation démocratique progressive, de puis l’Habeas corpus anglais jusqu’aux Révolutions française et américaine. « Rien de plus noble et de plus élevé en l’homme que son attitude critique qui le porte à déchirer impitoyablement toutes les croyances qui pourraient compromettre sa lucidité intellectuelle, mais auxquelles il se sent lié par un pressant besoin affectif : cette attitude – qui suppose une dureté envers soi-même – est proprement la ‘purification philosophique’ » (introduction).

L’auteur définit le tragique comme un « soudain refus radical de toute idée d’interprétation » p.7. Il est l’intelligence, cette faculté de l’esprit qui s’oppose à l’imbécilité. Le ‘baculus’ en latin est la canne, sur laquelle s’appuie toujours l’imbécile pour s’éviter de penser et de prendre ses responsabilités. L’imbécile est un boiteux de l’âme.

A l’inverse, l’esprit tragique accepte la surprise radicale, même celle qui fait mal parce qu’elle déstabilise : l’échec de l’affectivité et la solitude fondamentale de tout homme, la découverte de la bassesse inhérente à la nature humaine, l’apprentissage de l’absurde et de la mort. A cela, le tragique ne pourra jamais donner d’interprétation. Il s’agit d’un échec insurmontable, irrémédiable, irréconciliable avec l’univers. L’homme se découvre mortel, seul et nu. Il ne sera jamais Dieu, malgré le « progrès », le « bien », le « mérite ».

Les infantiles préfèrent refuser rageusement ce monde-là et croire aux chimères du « bonheur ». Les virils l’acceptent – tragiquement (viril au sens philosophique inclut les femmes, évidemment, au sens de fortes, fermes, courageuses tout comme les hommes). Il n’y a pas de liberté fondamentale de choix, mais un instinct, une force intérieure ou une faiblesse interne. Rodrigue (le Cid) ne choisit pas entre la grandeur ou l’égoïsme, il préfère la voix la plus longue de son instinct naturel : la générosité.

Le tragique est réaliste, il constate que l’humain n’est libre que relativement, contraint par sa condition de mortel, seul et faible – ni dieu ni ange, mais à moitié bête. Et qu’il faut faire avec. L’individu puise sa force en lui-même pour réaliser son humanité avec les autres, telle est sa gloire et sa joie. Tel est le tempérament que l’on pourrait qualifier « à la française » de droite, bien que ces distinctions apparaissent un tantinet ridicules dès que l’on quitte les frontières étroites du ghetto médiatique parisien. A gauche, pour user des mêmes distinctions poseuses, le tempérament est porté à l’illusion et aux grands mots ronflant – que l’on aime à confondre avec les choses. On croit encore que l’humain n’est qu’un ange déchu que ses mérites existentiels suffiraient à remplumer, une page blanche où « la société » écrirait tout le bien, qu’il a le « droit moral » de choisir pour éviter tout le mal – sans que Bien ou Mal ne soient vraiment définis autrement que « par ce qui est admis », donc ce que tout le monde aspire à faire – et qu’enfin ce choix détermine sa vertu au regard d’une justice immanente. Même si Dieu est mort, les laïcs de gauche croient encore en une Balance suprême…

« Le tragique est d’abord ce qui nous permet de vivre, ce qui est le plus chevillé au corps de l’homme, c’est l’instinct de vie par excellence » p.49. La vitalité est source de la joie, la grande joie dionysiaque de Nietzsche, « semblable à Hamlet ; tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé : ils ont ‘vu’, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’essence éternelle des choses ». Connaître empêche parfois d’agir, il faut à l’action le mirage de l’illusion.

Mais le tragique n’est pas l’à-quoi-bon ? S’il est étranger à toute mise en question, il est lui-même l’éternel scandale. La vie vaut moins que l’homme, elle emprisonne, mais l’humain est le plus grand. Être homme, c’est ce courage s’assumer toutes les situations, bien que l’on n’ait aucune prise sur elles. Sans la responsabilité, que resterait-il de la liberté, donc de l’humanité ? L’estime de soi est allégresse. « L’héroïsme n’est pas un élément tragique : c’est le tragique qui engendre l’héroïsme » p.74. L’homme vaut plus que toute chose car il est le seul à posséder cette valeur-là. « La valeur réside dans l’exception, l’ordre des choses’, lui, est platitude » p.88.

La morale commence avec le non au tragique, par le refus du réel. Socrate avait senti l’incompatibilité entre morale et religion, cette conscience tragique de l’existence. Il fut donc le premier « blasphémateur » par peur et par haine de l’instinct religieux, blasphémateur du don tragique qui explique à la société les contradictions de la vie et des valeurs. Le refus d’affronter précède le refus d’admettre. Il conduit à l’absence de respect devant l’Être. La pitié, par exemple, consiste à s’illusionner sur autrui et écarte la réaction saine du mépris. Mépriser constitue une douleur morale intolérable : « entrer dans la pitié, c’est refuser de considérer que le méprisable est méprisable, c’est s’aveugler sur la réalité tragique, c’est fuir devant la souffrance » p.122. Avoir pitié, c’est fuir devant le réel humain, préférer l’illusion, réagir par atavisme moral (idéal) contre le tragique (réel) qui fait trop mal. Alors que la générosité est une force active qui aide dans la réalité son prochain par surcroît de vitalité et empathie pour endiguer ce qui va contre la vie.

Le moralisme triomphant secrète la bêtise, heureuse et sûre d’elle-même comme une vache à l’étable qui rumine son foin et regarde, quiète, passer les trains. L’idée bête du bonheur refuse l’irréconciliable pour lui substituer le « mieux ». Elle espère une solution de synthèse pour l’avenir, un « progrès » : c’est Socrate contre Sophocle, Voltaire contre Pascal.

Meurt alors l’innocence du devenir : le « mérite » est la causalité introduite dans le monde des valeurs. Si chacune a « sa raison », ce sens causal exerce une tyrannie et fait régner un esprit de sérieux clérical. Telle est l’Église solennelle de l’Inquisition, la sévérité puritaine des sectes, l’esprit de purification de la Terreur et de Daesh, la « ligne » de Lénine ou Staline, le « cant » victorien et le « politiquement correct ».

Un ancien petit livre encore tout frais de ses découvertes toujours actuelles.

Clément Rosset, La philosophie tragique, 1960, PUF Quadrige 2014, 204 pages, €11.00
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Libéral malgré la gauche

L’ignorant n’est tourmenté que par l’opinion qu’il a des choses, non par les choses elle-même. Le mot chien ne mord pas, selon William James, mais la Gauche d’ambiance pourtant salive de rage comme un chien de Pavlov quand elle entend le mot « libéralisme ». Elle le qualifie même, avec la lourdeur petite-bourgeoise de la redondance qu’avait noté Roland Barthes, de « néo » ou d’« ultra », pour bien marquer le tu dois de sa pensée moralisante.

hollande 2013 photo

Car il n’y a rien de réel dans la caricature faite par la gauche (française) du libéralisme

Né durant les Lumières, le libéralisme est le règne du droit, la liberté dans les règles du jeu : liberté de conscience, liberté d’expression, libertés politiques et d’entreprendre. Ces autonomies individuelles sont opposées aux hérédités, ethnies, communautés, ordres et corporations. Le libéralisme politique a été inventé par les Français et les Anglais des Lumières. De cette conception philosophique découle une attitude, le respect à l’égard d’autrui (voir Diderot), une règle pratique, la tolérance envers les opinions (voir Voltaire) et une conception de la vie en commun (voir Montesquieu). Politiquement, elle se traduit par une charte des droits et devoirs, par la règle de droit et par la participation du plus grand nombre au gouvernement du pays.

La France révère « l’État » (avec majuscule) au nom d’une liberté qui ne serait rien sans la contrainte du Père. Or le concept de liberté est double : absence de contraintes – mais aussi choix des règles qui contraignent la vie commune. Les Anglais (protestants incités à lire par eux-mêmes la Bible) ont privilégié le premier, avec cantonnement de l’autorité par le consentement régulier. Les Français (catholiques sous la houlette de prêtres qui ont le monopole de l’interprétation biblique, eux-mêmes sous l’autorité du Pape) ont privilégié le second, sous prétexte que le peuple (les faibles, les ignorants, les infantiles) ne saurait être libre sans contrainte d’en haut. Mais pourquoi garder cette idée venue tout droit du Dieu tonnant, du Père fouettard, du Roi soleil, de l’État-c’est-moi, de la Terreur paranoïaque, de l’orgueilleux empereur des Français, de l’absence d’écoles publiques jusque bien tard dans le 19e siècle et de l’absence de droit de vote aux femmes jusque bien tard dans le XXe ? Les temps n’auraient-ils pas changé ?

Le choix des règles est l’exercice de la démocratie. Les penseurs français de gauche ont longtemps œuvré pour l’éducation, l’égalité devant la loi et la laïcité d’État pour délivrer les individus des contraintes de naissance, de race ou de religion. Ce n’est que depuis le choix du marxisme, transformé en instrument de guerre léniniste, qu’ils considèrent les citoyens comme mineurs au nom de la Vérité révélée déclarée « scientifique » qu’une caste cooptée à la tête du Parti se charge d’interpréter et de réaliser. La « liberté » à gauche est donc progressivement passée de la libération de ce qui aliène à la contrainte idéologique, traduite dans tous les pays du socialisme réel en contrainte d’État et, dans les autres pays, en contrainte de parti. Comment ne pas noter que, dès qu’ils ont pu (boat-people vietnamiens, chute du mur de Berlin, ouverture cubaine), les citoyens se sont empressés de fuir ?

L’État s’est retrouvé en France le seul créateur du lien social après que la Révolution ait tout aboli, jusqu’aux syndicats, recréés seulement en 1884. L’État absolu français (jacobin, colbertiste, élitiste et parisien) ne veut face à lui que des individus atomisés qui lui doivent tout. C’est le sens de « la volonté générale » de l’orphelin éperdu de Père, Jean-Jacques Rousseau, magnifiée aujourd’hui par le proto-tyran Mélenchon. On comprend pourquoi l’initiative est peu répandue en France, pourquoi le peuple attend tout de l’État, pourquoi toute innovation ne peut s’y épanouir… L’État français est une machine politique pour assurer le pouvoir à une élite restreinte ; l’État anglais est un garant juridique – voilà l’écart essentiel que les intellectuels devraient analyser !

Dans cette idéologie française de l’État, tout ce qui est « libéral » représente à gauche le Diable, puisque menaçant le pouvoir de quelques-uns. Selon Pierre Bourdieu, le néolibéralisme se réduirait à « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » Cette opposition radicale entre l’État et le marché n’est malheureusement qu’une « idée pure », aussi évanescente que les ombres de la caverne de Platon. Karl Polanyi l’a largement démontré, le libre marché présuppose une intervention réglementaire constante et le développement d’un appareil de contrôle…

L’utopie néolibérale n’est pas le « marché pur » mais le profit protégé par un État camouflé en « non politique » qui se consacre uniquement à la gestion rationnelle et technicienne du social, à l’administration des choses (ce qui se passe à peu près en Chine depuis 1978). Pourquoi ne pas constater que le Parlement est bien plus efficace dans les pays où la « volonté générale » ne se traduit pas par le « j’veux voir qu’une tête » (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Scandinavie, Suisse, Inde…) ?

Le gauchisme idéologique se pare ainsi de « grands mots »

Il fait illusion et empêche d’analyser la réalité des choses. « Tout le monde » (ce qui signifie en fait « de gauche, français, parisien et guignant le pouvoir ») est anti-américain par antilibéralisme ; mais nul ne se pose jamais la question des libéraux là-bas. Or les Liberals américains (de gauche) sont clairement pour un État fort, appuyé sur la puissance militaire garantie par un oligopole de sociétés nationales protégées. Où se trouve la fameuse « libre concurrence » et « l’ouverture mondialisée » dont la gauche idéologique nous rebat les oreilles ? Les libéraux américains (Obama en est un, après Clinton) peuvent empêcher l’achat d’une société par un groupe étranger si l’intérêt national est en jeu… mais ils ont une claire vision nationale de cet intérêt – pas une vision étroitement idéologique servant aux Montebourg à faire mousser leur ego. Le refus ne passe donc pas par un oukase ministériel devant les médias mais par des arguments clairement présentés au Congrès – qui décide.

Pour tout ce qui est autre que l’intérêt national, le privé règne, donc l’initiative, l’entreprise, les financements. Pourquoi croyez-vous que les entreprises les plus dynamiques de la dernière révolution technologique se soient créées aux États-Unis et pas en France ? Nous avons inventé la Fnac, le Minitel, la carte à puce, Copains d’avant : mais le succès a été Amazon, l’Internet, Paypal et Facebook. Les intellos de gauche ne se sont-ils jamais demandé pourquoi ? Ce n’est pas l’incantation à la croissance qui la fera surgir. Encore moins le pouvoir magique de l’Administration d’État.

Liberal définition Robert

Le socialisme est né du libéralisme et dans son prolongement

Il était l’aspiration des prolétaires à étendre à l’économie les principes de liberté et d’égalité conquis en politique. Il visait à « désaliéner » les consciences, pas à remplacer l’aliénation bourgeoise (prédatrice, consumériste, bien-pensante) par l’aliénation d’État (centralisé, malthusien, politiquement correct). L’histoire a conduit trop souvent les socialistes à s’allier avec les ennemis de ses ennemis, donc à confondre le socialisme (« les producteurs associés », disait Marx) avec l’étatisme antilibéral.

Le libéralisme ne s’identifie pas à sa version étroite héritée de Frédéric Bastiat et défendue par les journaux financiers. Il ne peut être amalgamé à l’ultralibéralisme des Reagan et Thatcher mais connaît d’autres versions plus ouvertes comme celles de Léon Walras, de Stuart Mill, de John Rawls, d’Amartya Sen et de Joseph Stiglitz. L’État réalise mieux certaines activités, Stiglitz cite la sécurité des aéroports, la recherche, l’éducation, l’aide médicale, l’environnement. « Cet équilibre peut être différent selon les pays et les époques ; il varie d’un secteur d’activités à l’autre, d’un problème à l’autre » (The Roaring Nineties). Mais pas question d’entretenir des privilèges de monopoles lorsqu’ils sont indus et économiquement injustifiés ; ni de refuser de rationaliser l’organisation et l’emploi des moyens publics. L’État est dans son rôle lorsqu’il régule et arbitre, dans son rôle lorsqu’il prend en charge ce que le marché n’est pas apte à faire, dans son rôle lorsqu’il impulse la recherche dans un secteur stratégique – mais il ne doit en aucun cas se substituer à l’initiative privée lorsque celle-ci est efficace.

Les idées libérales incarnent une culture de la résistance : aux idées imposées, à l’expression bâillonnée, à une administration tentaculaire (y compris de Bruxelles), à un marché sans règles, à une économie mondialisée sans ordre ni normes, à une société civile sans principe de légitimité ou de critique, à une culture uniformisée, au droit du plus fort. La liberté n’existe que garantie par un pouvoir souverain… contrôlé par des contrepouvoirs citoyens. C’est le rôle du droit, de la loi votée, de l’État qui applique et contrôle. Mais dans cet ordre qui part de la base. Ce n’est pas à l’État de me dire comment il faut baiser, avec qui et pourquoi ; c’est cependant son rôle de faire appliquer le droit qui autorise ou interdit la relation ou le mariage, son rôle encore d’informer sur les dangers sanitaires, son rôle toujours de faire assumer les conséquences.

Quant au socialisme ouvrier traditionnel, des origines à Marx inclus, il n’est pas antilibéral. Il faut se garder de le confondre avec les diverses variétés de socialisme réactionnaire et petit-bourgeois surgies en même temps. Au contraire, l’utopie ouvrière est celle de la coopérative (pas de l’entreprise nationalisée), de la décision à la base (pas par une Administration), du moins d’État possible (qui selon Marx doit disparaître). Elle est plus libertaire qu’autoritaire, plus proche du libéralisme que du despotisme, plus tolérante que doctrinaire. Elle confisque moins la démocratie (expression, élections, droits) que le jacobinisme (partisan, centralisé, technocrate). Les antilibéraux sont toujours partisans de la contrainte – car l’opposé du libéralisme, c’est l’autoritarisme. Difficile de sortir de là.

Or les élites socialistes qui se disent “morales” et “progressistes” se gardent bien d’aider le peuple à s’émanciper, se contentant de le manipuler par de grands mots d’un vide sidérant, afin de conserver leur confortable contrôle issu de la légitimité partisane ou énarchique. La seule chose qui les intéresse est leur pouvoir personnel, étatique et parisien. Ce “chacun pour soi” est beaucoup plus dangereux que celui des PDG qui se gavent de stocks options : ils montrent leur intérêt tout cru mais parfaitement transparent (donc démocratiquement contestable, et d’ailleurs réellement contesté), alors que les politiciens d’une certaine gauche se parent de “vertu” et de “grandes idées généreuses”… pour faire entre soi les petites magouilles tout en se préservant entre soi par des copinages choisis, dans l’entre-soi des quartiers réservés et des entreprises publiques.

C’est là où la position dogmatique est non seulement un aveuglement politique, mais aussi une erreur démocratique. Machiavel l’a très bien montré, ce sont les lucides qui manipulent les gogos, les pragmatiques qui analysent les situations et ceux qui se gardent bien de suivre les idées générales qui ont – toujours – le pouvoir.

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Alix, Le fleuve de jade

Article repris par Lectraymond de Lausanne.

Un envoyé du sud propose à Cléopâtre de marier Enak, prince de Menkharâ, avec la sœur du prince Djerkao afin d’unir les terres de Menkharâ à celles de Méroé. La reine d’Égypte rigole mais, devant une caisse d’or, se dit que ce n’est finalement pas idiot : ça lui profite.

Telle est l’impression que se font les jeunes de la politique : opportunisme et cynisme, aucun sentiment dans les intérêts supérieurs de l’État ou de l’argent.

Tout l’album sera du même type : l’individualisme du couple d’amis en butte à la société politique des États et des princes.

Voilà donc Enak invité en Égypte avec « son mentor, en quelque sorte » Alix. L’expression est du prince Djerkao qui cherche à traduire les relations modernes des deux jeunes gens. C’est par la réaction de Cléopâtre, en première page, que l’on apprend qu’Enak a « à peine 14 ans ». Depuis que Jacques Martin s’est retiré du dessin, pour cause de maladie des yeux, puis de décès, les âges d’Enak et d’Alix restent éternellement figés à leur époque 14-18.

Mais Cléopâtre réussit toujours aussi bien les banquets.

Enak réagit donc en gamin à la proposition de mariage, il manque de s’en étrangler. Puis il cherche à s’enfuir, s’exclame devant le portrait à l’égyptienne de sa fiancée « mais c’est une vieille, elle a au moins 20 ans ! ». Mis devant le fait accompli – qui porte une robe seins nus – il révise son jugement et la trouve « plus… plus jeune… ». Désirable ? Pas encore, mais… En tout cas il ne veut « pas se marier à cette fille ! », il veut « retourner à Rome ». Pour continuer l’enfance à vivre en copain avec son aîné.

Heureusement, la princesse Markha ne veut pas se marier non plus avec lui. Elle incline secrètement vers Alix aux cheveux d’or, « fils de Râ » le soleil. D’ailleurs son frère ne serait pas contre mais dans un second temps, après la réunion des domaines égyptiens, pour s’attirer les bonnes grâces de César dont Alix est proche. Mais Enak, marié d’abord, devra alors disparaître pour qu’Alix s’unisse à sa soeur… C’est de la politique – les sentiments humains n’ont vraiment aucune place.

La fuite va régler la question. Alix et Enak aiment à coucher nus dans la même chambre pour parler de leur avenir.

Ils adorent rester tous les deux, vivre en Robinson, survivant en bons scouts de leur industrie et de leur astuce, loin du monde adulte dépourvu de tout sentiment, contre la loi de la jungle, féroce avec les perdants. La bulle fusionnelle de l’amour-amitié contre la jungle sociale hostile. Les jeunes lecteurs sont sensibles à cette thématique qui correspond bien à leur âge.

Markha aide les garçons à fuir vers le sud et le pays des nègres ; elle les accompagne. Ils font d’étranges rencontres, aidés par les buffles et les chimpanzés.

Enak est toujours aussi habile à l’arc. Mais cela se termine mal pour Markha qui ne pouvait décemment survivre à l’indépendance exigée des garçons. Enak trouve dans son amour pour Alix l’antidote à la loi de la jungle. Culture contre nature, amour et amitié contre sauvagerie, s’entraider épaule contre épaule – belle leçon morale à la jeunesse d’aujourd’hui qui en a bien besoin.

Ceux-ci sont finalement pris comme esclaves par une caravane arabe pour être vendus sur le marché d’Alexandrie, où Cléopâtre les délivre. Elle les choie et fait mettre à mort le marchand. La politique, finalement, a du bon : elle supplante l’économie. L’Etat règle par la force les mœurs avides des pillards arabes.

L’histoire est captivante, distillée en feuilleton hebdomadaire, ce qui entretient le suspense à chaque fin de page double. Cléopâtre baise d’ailleurs Alix après l’avoir baigné, thème récurrent des aventures.

Mais le dessin est toujours aussi partagé. Autant les paysages, les animaux et les bâtiments sont crayonnés avec minutie et précision, autant les humains sont maladroits.

Surtout les corps adolescents et les visages. Microcéphales, dégingandés, les traits à la serpe, les deux éphèbes sont dessinés comme au moyen âge : des adultes en réduction.

Les muscles de camionneur d’un gamin de 14 ans au bain ne sont ni gracieux ni réalistes. Les barboteuses des garçons dépouillés sont stupides à l’oeil. Pourquoi donc Morales est-il si malhabile ? Les personnages sont ce qu’il y a de plus important dans une bande dessinée, pour l’identification des lecteurs. Il est dommage que Jacques Martin ait confié les clés de ses héros à un tel apprenti.

Heureusement qu’il y a les filles nues. Morales les réussit mieux que les garçons et cela sauve son dessin.

Jacques Martin, Le fleuve de jade, dessins de Rafael Morales, 2003, Casterman 48 pages, 9.51€

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Herman Melville, Taïpi

Taïpi est le premier roman d’Herman Melville, écrit à 25 ans. Il relate une expérience personnelle de désertion avec un compagnon, Toby, suivie d’un séjour chez les sauvages cannibales des îles Marquises. Melville enjolive son histoire, il l’étire dans le temps, évoque quatre mois plutôt que quatre semaines, ajoute des détails culturels puisés dans la documentation ethnologique qui commence à paraître en son temps. Il a vécu chez les sauvages, c’est un fait confirmé par Toby lui-même – en réalité Richard Tobias Greene – de retour de bateau deux ans après la publication du roman.

Mais il travestit la réalité en la romançant, comme il était d’usage chez les gens-de-lettres du 19ème siècle. Il dissimule notamment toute sexualité sous un discours de convenance qui s’évade dans le lyrisme à chaque moment cru. Il invente certains personnages comme la belle Faïaoahé pour faire plus « vrai », se donner le beau rôle ou dissimuler sous la convention des désirs interdits. Mais un tel nom n’existe pas en polynésien, pas plus que « le lac » lamartinien de l’île où l’auteur dit avoir promené sa belle en pirogue, brisant le tabou qui exclut les vahinés des bateaux.

L’histoire est cependant captivante. Ne supportant plus la campagne de pêche à la baleine interminable, ni l’arbitraire tyrannique du capitaine Pease, Melville déserte en baie de Nuku-Hiva le 9 juillet 1842. Avec Toby, il s’enfonce dans l’intérieur, passant les crêtes vertigineuses qui séparent les vallées, formant autant de « cités » pour les tribus du lieu. L’une d’elle, particulièrement, est réputée féroce et cannibale. C’est dans cette dernière que vont échouer Toby et Tom (surnom que s’est donné Melville d’après son grand père Thomas). Ils surprennent un très jeune couple effarouché occupé sans doute à s’aimer dans les buissons (évanescente et victorienne allusion).

Ils s’attendaient à être dépecés, rôtis et mangés mais c’est une sourcilleuse hospitalité qui leur est offerte. Le soupçon planera durant tout le séjour et va épicer l’histoire. Tom, blessé à la jambe, ne peut suivre Toby lorsque celui-ci réussit à quitter les Taïpis quelque temps plus tard en jurant de revenir le chercher. Il ne reviendra pas, berné par l’intermédiaire tribal cupide. Mais il transmettra l’information et, in fine, fera libérer le narrateur.

En attendant, Tom est soigné dans la case du chef Maaheiao par son fils Kori-Kori et sa sœur inventée, à « l’affection » probablement tout aussi inventée. D’autres jeunes garçons peuplent la case, que Melville évoque en passant. Baignades nues, massages à l’huile de coco conduisant à l’extase, jeux avec les enfants, repas pris en commun avec les chefs, tissage auprès des femmes, Tom ne s’ennuie pas. Les fêtes et cérémonies lui échappent mais il sent confusément que ces rites, tout comme les tatouages, ont quelque chose à voir avec la religion de la tribu, donc avec son adoption définitive. S’il refuse trop longtemps d’être tatoué, Tom ne risque-t-il pas de refuser de s’assimiler, donc ne sera-t-il pas sacrifié comme « ennemi » ?

Les Happas, de la tribu voisine, dont quelques escarmouches violentes rappellent que la guerre existe chez les « bons sauvages », font les frais du rôti lorsque des guerriers vaincus sont ramenés en triomphe chez les Taïpis. Leurs vainqueurs en conservent la tête, embaumée, emballée et suspendue par une corde dans leur case. Tom en aperçoit trois dont une de Blanc, lorsqu’il revient impromptu d’une promenade.

Il ne cherchera alors qu’à fuir, occasion de dramatiser un peu le récit qui s’est complu jusqu’ici dans la description des délices de la vie naturelle à la sexualité spontanée. Sa famille adoptive se fera complice de son évasion in extremis lorsqu’un baleinier, au courant de son sort, mouille dans la baie.

Il est tout à fait possible de lire Taïpi naïvement, et c’est alors un bon roman d’aventures à mettre entre toutes les mains dès 12 ans. L’auteur ne se perd pas dans l’érudition et peu encore dans l’essai moral. Il écrit de façon primesautière, d’un style enlevé, hardi, léger. Il se moque de lui-même tout en s’autorisant certaines émotions et transports. Il a le sens de la mise en scène, faisant insidieusement monter la tension, depuis un paradis terrestre où il folâtre insouciant en simple appareil jusqu’aux menaces diffuses qui l’inquiètent crescendo sur son intégrité physique, son avenir, sa vie peut-être.

Il est aussi possible de lire Taïpi avec le recul, et l’on y trouve alors une réflexion philosophique sur barbarie et civilisation, nature et culture, sexualité et relations humaines, vie naturelle et religion. Le pas est vite franchi – et pour cause – vers le pamphlet anti-missionnaires, anti-puritanisme et anti-colonialisme. Melville raisonne en citoyen d’un pays neuf, les États-Unis, libéré des féodalités des vieux pays d’Europe, et des révérences religieuses, diplomatiques ou de prestige social. Reste à se libérer du carcan victorien et à laisser s’épanouir la sensualité des corps et la sexualité libre. C’est à cela que sert la Polynésie pour Melville l’Américain. Et avec lui nombre de marins.

Melville avoue dans une lettre à Nathaniel Hawthorne du 1er juin 1851 : « Je n’ai connu jusqu’à 25 ans aucun développement. C’est de ma 25ème année que date ma vie. » L’expérience chez les Taïpis apparaît comme une initiation, comme un passage dans le jardin d’Eden terrestre – la Polynésie – d’où il « renaît » différent, accompli sexuellement, libéré des conventions, élevé en morale, apte à réaliser enfin sa personnalité dans l’écriture.

Taïpi contient beaucoup de choses et ses divers degrés de lecture incitent à y revenir, signe que le livre est plus profond que sa légèreté affichée et que c’est donc un « bon » livre : celui qui distrait tout en laissant penser.

Herman Melville, Taïpi, Folio 1984, 377 pages, €8.45

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