En ce début de quatrième (et dernière partie) de Zarathoustra, nous retrouvons le prophète en solitaire sur la montagne, entouré de ses animaux familiers. Qui le pressent de bouger au lieu d’attendre, de quitter sa caverne de sage ermite à l’image des Indiens pour monter en haut de la montagne. « L’air est pur et aujourd’hui l’on distingue le monde mieux que jamais. »
Zarathoustra fait l’ascension et respire, dans sa solitude il contemple le monde et rit. Il se dit « le gaspilleur aux mille mains », pas celui qui conserve mais celui qui donne, qui déborde, qui répand. Nietzsche n’est pas conservateur des traditions à tout prix mais partisan de suivre le mouvement du monde, de toutes choses qui se transforment et des êtres qui ne sauraient rester en repos comme des vaches à l’étable (ou les petit-bourgeois de son temps).
Il veut appâter les humains avec le meilleur, le miel, « la meilleure amorce, celle dont les chasseurs et les pêcheurs ont besoin ». Il est curieux de vouloir appâter des poissons avec du miel, mais c’est une métaphore : « Car si le monde est comme une sombre forêt peuplée de bêtes, et le jardin de délices de tous les chasseurs sauvages, il me semble plutôt être pareil à une mer vaste et sans fond. (…) Surtout le monde des hommes, la mer des hommes : c’est vers elle que je jette ma ligne dorée. » Contrairement au Christ qui doit descendre pour sauver les hommes, Zarathoustra préfère les élever à lui, tel un pêcheur d’âmes.
« Car je suis cela dès l’origine et jusqu’au plus profond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur, et un maître, qui jadis ne s’est pas dit en vain : ‘Deviens qui tu es !’ » Il attend, ayant désappris la patience même, mot qui vient du latin pati, la souffrance. Il attend, « plein d’astuces et de moqueries », autrement dit observateur critique qui sait déjouer les illusions et les mensonges. L’éternité est devant lui, et c’est mieux que d’être « écumant et écartelé de colère à force d’attendre comme hurle un saint ouragan qui vient des montagnes, comme un impatient qui crie vers les vallées : ‘écoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu !’ » Car le temps doit venir, et il viendra – en son temps.
« Qui devra venir un jour et ne pourra pas passer ? Notre grand hasard, c’est-à-dire notre grand et lointain Règne de l’Homme, le règne de Zarathoustra qui dure mille ans. Si lointain que soit ce lointain, que m’importe ! Il n’en est pas moins solide pour moi – je suis debout, bien campé des deux pieds ». L’avenir est une certitude, dit Zarathoustra et, si l’on y réfléchit bien, il n’a pas tort. L’avenir est fait pour advenir. Il viendra par hasard, selon le hasard qui est nécessité, mais l’Homme ne sera pleinement homme que dressé, au double sens d’éduqué et d’élevé – un humain debout, prêt au sur-humain.
Deviens qui tu es ! Non pas l’esclave d’un Maître, mais pleinement toi-même, soulevé par le maître avant d’en devenir un. Bien loin du dressage bestial prussien de son temps, comme du nazisme et des dictatures communistes qui allaient suivre… L’Homme nouveau de Nietzsche n’est pas une table rase au corps formaté militaire et au cerveau lavé par la propagande pour obéir aveuglément au Parti, mais le prolongement de l’humain pour devenir « sur » humain, épanoui au summum de ses possibles et mieux encore. Pour cela, il lui faut se discipliner, se maîtriser, s’aiguiser l’intelligence – les trois étages du corps, du cœur et de l’esprit, les instincts, les passions et la sagacité. Il a besoin d’un maître qui l’élève à tout cela – mais il devra le quitter pour devenir lui-même.
Avant un nouveau bond peut-être, un après-Zarathoustra, car les vrais empires durent mille ans.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00
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