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Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute dit Montaigne

Telle est la conclusion d’un long chapitre du premier livre des Essais, le chapitre XIV, intitulé « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons ». C’est l’idée que nous nous faisons des choses qui les rend bonnes ou mauvaises – pour nous. Donc, « si les maux n’ont entrée en nous que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner à bien ». Cette idée stoïcienne fait les choux gras du bouddhisme, qui considère que toute douleur en ce monde vient que nous nous en tourmentons et que surmonter la maladie, la vieillesse et la mort nous rendra libre, apte à l’éveil de la conscience, au nirvana. « Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes étrangement fous de nous bander pour le parti qui nous est le plus ennuyeux », dit Montaigne en sa langue verte.

Ce que nous appelons le mal ne l’est pas en soi, mais seulement par l’opinion que nous en avons ; il peut d’ailleurs être un bien pour les autres – ainsi « d’éradiquer les mécréants » selon les Talibans qui n’ont que foutre des « droits de l’Homme ». La diversité des opinions dans le monde sur des sujets semblables montre que tel est bien le cas. Ainsi la mort, la pauvreté et la douleur, examine Montaigne.

Il donne force exemples de la mort acceptée et même recherchée par certains, soit parce qu’ils croient en quelque chose de plus fort, soit parce qu’ils ne veulent pas se soumettre. Ainsi de Socrate, premier grand exemple, cité par Montaigne, avant les pendus qui refusent la grâce parce que la garce qui leur est proposée à féconder ne leur convient pas. Ou de ces « femmes et concubines, ses mignons » qui se jettent allègrement au feu de leur chef mort. « Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie ». C’est parfois ce que nous appelons fanatisme, dont le pendant positif est la foi.

Et de citer Pyrrhon, le philosophe stoïcien, qui se trouvait un jour sur un bateau pris dans la tempête. Aux plus effrayés, il montrait un cochon qui ne s’en souciait pas. « Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, de quoi nous faisons tant de fête, et pour le respect duquel nous nous tenons maîtres et empereurs du reste des créatures, ait été mis en nous pour notre tourment ? » s’interroge Montaigne. L’intelligence nous conduit-elle à notre ruine ? Le raisonnement s’emballe-t-il au point de nous étouffer de craintes ? La vie exige la mort au bout et, si certains espèrent un au-delà, il n’est rien moins que certain. La mort viendra et peut-être le néant, pourquoi donc nous en tourmenter toute notre vie durant ?

Pire serait la douleur ? Car nos sens ne nous trompent pas : le pourceau de Pyrrhon « est bien sans effroi à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente », expose raisonnablement Montaigne. Citant Ovide, il affirme même que « la mort fait moins de mal que l’attente de la mort ». Rien n’est pire que l’incertitude, elle fait travailler l’imagination et s’épouvante de fantômes grossis et amplifiés. « Et à la vérité ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur, son avant-coureuse coutumière ». Souffrir est bien pire que finir, la douleur est « le pire accident de notre être » dit Montaigne qui avoue la fuir autant qu’il le peut. « Mais il est en nous, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par la patience, et, quand bien le corps s’en émouvrait, de maintenir ce néanmoins l’âme et la raison en bonne trempe ». D’ailleurs « la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution », que seraient-elles sans « la douleur à défier » ? Où serait l’aventure s’il n’y avait danger ? Le plaisir de l’effort si tout était confortable ? Et de citer Lucain en résumé : « il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coûte cher ».

En bon héritier des classiques de l’Antiquité, Montaigne hiérarchise ce qui nous fait humain : les pulsions sont toutes instincts et même la plante en a ; les émotions sont passions et les animaux en sont doués ; seul l’être humain est pourvu d’une raison évoluée, apte au langage et à l’abstraction, ce que l’époque de Montaigne appelle « l’âme ». Puisque nous sommes humains, il nous faut donc prendre notre principal contentement en l’âme et non dans le corps, c’est elle qui nous fera supporter, « seule maîtresse de notre condition et conduite », dit le philosophe. La douleur « se rendra de bien meilleure composition à qui lui fera tête. Il se faut opposer et bander contre ». Ce qui n’a rien à voir avec la jouissance sexuelle du masochiste, soit dit en passant, Montaigne parle dru mais sa langue est celle de son siècle. « Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l’âme » – qui se laisse aller souffre bien plus que celui qui résiste. Et de citer les femmes des Suisses mercenaires qui accouchaient debout sans prendre de repos, le Romain Mucius Scévola qui se laissa griller le bras pour affirmer sa volonté de tuer son ennemi, ou encore le gamin spartiate qui, par discipline, laissa un jeune renard lui dévorer le ventre plutôt que de broncher à l’exercice. C’est « notre opinion [qui] donne prix aux choses (…) et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons » – ainsi « l’achat donne titre au diamant », alors que ce n’est qu’un vulgaire caillou dur et brillant, note l’avisé Montaigne.

La pauvreté, en ce sens, est un point de vue. Ce n’est pas la quantité de richesses qui importe mais le bonheur que l’on trouve en chaque instant avec les moyens que l’on a. Et Montaigne de citer son propre exemple :

1/ insoucieux jusqu’à 20 ans, « n’ayant d’autres moyens que fortuits », il fut fort heureux ;

2/ lorsqu’adulte il eut de l’argent, il s’en est tourmenté : en avait-il assez en cas d’accident ? suffisamment en ses voyages ? trop pour susciter la tentation et le vol ? « Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir » – l’avarice vient avec la richesse ;

3/ dans « une tierce sorte de vie », due au plaisir de certains voyages, « je fais courir ma dépense avec ma recette ; tantôt l’une devance, tantôt l’autre ; mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d’avoir de quoi suffire aux besoins présents et ordinaires ; aux extraordinaires, toutes les provisions du monde n’y sauraient suffire ». Il se contente donc de ce qu’il a (quoi qu’il ait) et vit heureux – c’est-à-dire en accord avec lui-même. J’ai rencontré de ces gavroches au Népal qui vivaient au jour le jour de fruits ramassés et de vente de petites babioles, en guenilles et pieds nus mais fort heureux dans l’animation de la rue, avec leur fratrie et copains, qui s’initiaient à plusieurs langues pour faire guides, plus tard. « L’aisance donc et l’indigence dépendent de l’opinion d’un chacun », conclut Montaigne, et de répéter : « chacun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve ».

« La fortune ne nous fait ni bien ni mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence, laquelle notre âme, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il lui plaît, seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse ». Oh, bien sûr, celui qui meurt de faim ne peut que rêver d’un peu, le feignant a tourment de l’étude, tout comme le luxurieux voit la frugalité qui le réfrène comme un supplice, mais c’est « notre faiblesse et lâcheté » qui font les choses difficiles et douloureuses, pas les choses elles-mêmes. « Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nôtre ».

« Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute » et il nous faut choisir entre résister ou fuir, vivre ou mourir. Mais c’est bien nous qui choisissons, même en laissant faire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Thomas Cleary, La voie du samouraï

L’auteur est un Californien né en 1949, tombé dans le zen quand il était adolescent. Après des études universitaires sur les langues asiatiques, il se lance dans la traduction des classiques chinois et japonais notamment Sun Tzu, L’art de la guerre, et Miyamoto Musashi, Le livre des cinq roues. Dans cette synthèse pratique sur la stratégie au Japon, Thomas Cleary tente de distinguer ce qui appartient au zen authentique des formes militaires qu’il a pu prendre au pays du soleil levant.

« Les premiers shoguns utilisèrent le zen comme une stratégie destinée à encourager une véritable révolution culturelle, seule à même de rehausser le prestige et d’accroître la légitimité des guerriers en tant que chef séculier. Ainsi fut-il, en quelque manière, associé à la caste militaire, jusqu’à devenir la religion officielle des samouraïs » p.21. Cela a pris plusieurs générations car « le bouddhisme authentique fut toujours considéré comme une menace par l’État, dans la mesure même il refusa inlassablement de se plier à tout mécanisme autoritaire » p.26. Le zen est la voie japonaise du bouddhisme venu de Chine.

L’auteur analyse plusieurs traités du zen japonais, ce qui est précieux pour nous, occidentaux.

Miyamoto Musashi a écrit Le traité des cinq roues ou des cinq anneaux. Pour lui, ce qui fonde la volonté du guerrier est une irrépressible volonté de vaincre. La voie du zen ne doit pas seulement s’accomplir dans le combat mais dans chaque aspect de l’existence. « L’art de l’avantage » constitue une expression plus globale « qu’arts martiaux » car elle renvoie à la science de la stratégie en général. La maîtrise d’un métier se fait par un processus naturel de développement ; le samouraï en cela est comme un charpentier qui apprend son métier. L’être aux prises avec un monde changeant doit développer son adresse et sa fluidité, outils essentiels à sa survie.

Yagyû Munenori, auteur du Livre des traditions familiales sur l’art de la guerre (traduit en français par Le sabre de vie : les enseignements secrets de la maison du Shôgun) note que les maîtres de zen ne sauraient avoir droit au nom d’adeptes tant qu’ils n’ont pas surmonté tout attachement à leur pratique. La « maladie » est le blocage de l’attention qui provoque une inhibition de la réaction libre et spontanée. La « normalité » est un état de maîtrise inconsciente et naturelle où l’esprit n’est pas fixé mais vacant, constamment disponible. Quels que soient vos actes, si vous les accompagnez d’une pensée et les exécutez avec une concentration « violente », ils perdront aussitôt toute coordination. La pratique, assimilée, doit devenir inconsciente pour acquérir la maîtrise. Devenu part de soi-même, elle s’accomplit avec liberté et efficacité. Munenori condense les enseignements de Maître Takuan : « Lorsque votre esprit est vacant, toutes choses semblent aller d’elles-mêmes. Pour cette raison, l’étude de tous les arts zen n’a d’autre objectif que de nettoyer votre esprit ». L’être humain est un être d’éducation ; sa langue, ses mœurs, son métier sont des caractères acquis que l’entraînement développe jusqu’à en faire une seconde nature. Cela est valable dans la vie courante, mais vitale pour le guerrier qui met en jeu sa vie à chacun de ses actes au combat. « Lorsque le contenu même de votre étude quitte entièrement votre esprit, et que la pratique elle aussi s’évanouit, alors vous pouvez acquérir avec aisance la maîtrise de toutes les techniques, sans être entravé le moins du monde par votre apprentissage – et sans toutefois vous en écarter » p.48. Le grand artiste est celui qui a copié ses maîtres avant de les surmonter. Dans tous les arts japonais traditionnels, la coutume voulait que le novice observât aveuglément les formes et les rites classiques. Cette règle visait à introduire chez le disciple une perception intuitive de son art, échappant aussi bien à la rationalisation forcenée qu’à la projection de toute idée subjective sur l’action elle-même. L’objectif de cette discipline rigide ne consistait pas à transformer le novice en automate mais bien plutôt à lui fournir une base solide permettant le jaillissement d’une perception non ordinaire, en faisant précisément disparaître l’attention consciente portée habituellement sur les formes de l’enseignement. L’ultime fonction du zen vise à aiguiser le discernement au travers de la toile subtile des relations de cause à effet, cela en ôtant le voile des préoccupations mentales. Mais ce n’est qu’après avoir transcendé les étapes de la pratique et de l’attachement que l’enseignement s’accomplit pleinement.

Sumki Shosan a écrit Zen et samouraï. Pour lui, sans une authentique métamorphose interne, la pratique des disciplines zen peut exercer une influence désastreuse sur l’ego et développer de dangereux travers tels que l’arrogance ou l’insensibilité. Le bouddhisme est une pratique de chaque instant, dégagée de toute aspiration future. Il rejoint le « aide-toi, le ciel t’aidera » du bon sens populaire chrétien. Shosan : « De nos jours, nombre de gens pense que le bouddhisme ne vaut rien s’il ne conduit pas à l’éveil. C’est là une grave erreur. Utiliser au mieux son esprit dans l’instant à des fins d’efficacité immédiate – voilà ce qu’est le bouddhisme. En vérité, la pratique bouddhiste consiste à se servir de son esprit avec toute l’énergie possible. À mesure que votre esprit gagne en vigueur, s’accroît d’autant son efficacité » p.68. Ni impatience, ni excès dans la pratique, tout comme dans la vie quotidienne.

Se contraindre ne sert à rien, l’authenticité est le seul critère qui vaille. Si vous cherchez à dépasser vos limites ou à vous distinguer par quelques mortifications, vous vous épuiserez en vain et affaiblirez votre potentiel sans le moindre résultat. Se connaître est un outil qui permet de connaître aussi les racines psychologiques du comportement social. « Ceux qui ne se connaissent pas en profondeur critiquent les autres du point de vue de leur ego inculte. Ils admirent ceux qui les flattent et détestent ceux qui n’abondent pas dans leur sens. À cause de leurs préjugés, ils finissent par devenir irascibles. Ceux qui ont surmonté leurs propres préjugés ne rejettent pas les autres qui, à leur tour, les accueillent à bras ouverts » p.70. Le zen attire l’attention sur l’irrationalité d’une vie dominée par les instincts et les émotions. Notre époque devrait en prendre de la graine ! Oublier le moi ne signifie pas qu’il n’y ait plus conscience du moi, mais que la conscience n’est pas enclose dans le seul moi. Le moi doit être contrôlé, conscient, ouvert. La fluidité et le non–attachement sont des conditions préalables d’une vision en perspective – qui peut seule replacer les objectifs et les effets de nos actes dans la lumière de leur contexte global. La voie se fonde sur la raison : l’application d’une honnêteté authentique, axée sur la lucidité envers les faits, l’exactitude du raisonnement et la justesse de l’action. La perspective zen réduit la tendance naturelle de l’être humain à la stagnation morale fondée sur le pharisaïsme et le cynisme.

L’irréalité ultime des choses ne signifie pas qu’elles soient insignifiantes ou négligeables, mais qu’elles se révèlent malléables et exploitables. La prise de conscience du vide ne renvoie pas à un retrait du monde mais a une capacité à le transformer, à progresser soi-même dans les changements incessants qui surviennent. L’objectif du zen n’est pas d’accomplir le vide en soi-même, mais d’éliminer les visées subjectives et autres complexes psychologiques indésirables qui fixent l’attention sur les apparences, attachent aux choses et laissent superficiel.

Une force intérieure est nécessaire pour se discipliner en vue de cette libération. Si la discipline est vécue comme une armure, de l’extérieur, elle devient un attachement, un accessoire de l’ego, conduisant à une religiosité sentimentale ou à un attachement communautaire. Il faut distinguer entre la férocité animale du samouraï qui cherche à détruire ses adversaires et la férocité spirituelle du guerrier zen décidé à trancher le nœud de l’illusion.

L’humeur enjouée est une voie vers l’éveil, l’humeur sombre conduit à la prison des sens. « Pour transcender le monde, l’humeur enjouée dispose d’innombrables moyens : le courage de l’esprit, l’insouciance quant à la vie et la mort, la gratitude envers les bienfaits que nous apporte la vie, la confiance Indomptable en ses propres progrès, la conscience de la causalité, la juste perception de l’impermanence et de l’irréalité des choses, l’attention accordée à la valeur du temps, la vigilance dans la connaissance de soi, la capacité à l’abandon, le sens de l’autocritique, le respect pour toutes choses, la pratique de l’équité, l’écoute des maîtres, la bonté, la compassion, la droiture, l’honnêteté, la réflexion, etc. Cette humeur jaillit d’un esprit ferme et courageux, à même d’abandonner toutes les formes d’attachement et de s’élever au-dessus des choses ».

Takuan, Le Zen des samouraïs : Mystères de la sagesse immobile et autres textes, affirme : « Bien que vous aperceviez le mouvement du sabre, ne fixez pas votre esprit sur lui. Veillez à faire le vide en vous, et parez le coup dès la perception, sans réfléchir ni conjecturer » p.87. Ce n’est pas la rapidité du geste acquis par l’entraînement, mais la vigilance de l’attention qui rend l’action possible. Or cette attention à tout ce qui survient ne se produit que dans la liberté la plus totale de l’esprit, ce que le zen appelle « le vide » mais que l’on pourrait traduire plus justement par « disponibilité ». L’état sans pensée n’est pas l’absence de pensée mais un éveil, une attention à tout ce quiarrive et non une indifférence.

Acquérir cette disponibilité nécessite un entraînement en deux étapes. Première étape, il faut se concentrer sur un seul point, par exemple en combat diriger son esprit entièrement sur l’adversaire, ne voir que lui, être attentif à tout ce qu’il fait. Cet exercice est destiné à contrôler les perturbations de l’esprit, à contrôler son attention pour l’empêcher de penser à autre chose et de divaguer hors de l’instant. La seconde étape est l’objectif ultime, le non-attachement. Le bushido des samouraïs s’attache trop souvent à la première étape, sans aller jusqu’à la seconde qui est l’étape ultime du zen.

C’est ainsi que la voie du zen dépasse celle du guerrier. Elle s’applique à la vie quotidienne avant de s’appliquer au combat. Surtout, toute référence à une loyauté personnelle de type féodal ou communautaire n’est pas zen – elle reste un attachement…

Thomas Cleary, La voie du samouraï – Pratique de la stratégie au Japon, 1991, Points Seuil 2016, 192 pages, €7.60

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Béatrix LeWita, Ni vue ni connue

Qu’est-ce donc que la bourgeoisie ? C’est une façon d’être que Béatrix de Vita analyse. On ne nait pas bourgeois, on le devient. Si les aristocrates valorisaient hier le « sang », les bourgeois valorisent aujourd’hui l’éducation, la civilisation des mœurs. Être bourgeois, c’est savoir se tenir en société. On « en » est lorsque l’on a été élevé en bourgeois, voilà tout. Ni noble, ni peuple, le bourgeois se veut l’homme moyen, mentalement raisonnable, homo œconomicus mu par la rationalité, en droit « bon père de famille », en politique modéré – en bref l’homme de toujours, conforme à ce que la société attend de lui. Donc universel et, par-là « naturel ». Tout ce que fait le bourgeois est de faire comme tout le monde, et tout ce qu’il fait est naturellement bien.

Le bourgeois ne valorise pas l’individu ni ses propres mérites mais son réseau de relations familiales et sociales. D’où le mensonge républicain depuis 1789 : les grands principes d’égalité dans la liberté – mais la triviale réalité des appartenances, clientèles et protections. Tout en ne se haussant pas, s’abritant derrière ses appartenances, le bourgeois se veut invisible ; il se fond dans sa nature assimilée à « la » nature.

A l’origine, le bourgeois vient du bourg, il habite les villes ; il ne détient pas le pouvoir politique (qui appartient au sang et à la terre), ni le pouvoir de produire (qui est celui du paysan). Le bourgeois reste intermédiaire : marchand, artisan aisé, magistrat, professeur, médecin, sergent. Il exerce peu les métiers manuels et préfère nettement les professions intellectuelles car il a les moyens de son éducation. Sa culture est issue du matériel et a pour objectif l’aisance. Tout le reste lui est divertissement en société. Sa philosophie est celle du « rien de trop » et « de tout un peu », confortable, simple et de qualité. Sa politique aime l’ordre, la prospérité mais ni la grandeur ni la magnificence. Sa mentalité est l’autarcie et la neutralité : chacun chez soi et le minimum en commun. Sa morale va bien au christianisme dans sa vertu de modestie, d’austérité, d’effort ; ou plutôt la religion a été façonnée par le bourgeois, cet homme moyen aussi médiocre que majoritaire.

D’où l’importance de cette éducation « totale » donnée dans les collèges religieux, savoir et comportement mêlés, pour façonner cet habitus inimitable qui est manière commune d’être, de paraître et de sentir. C’est ainsi que l’on se fait connaître, ou plutôt reconnaître quelles que soient ses compétences : il s’agit de ne se distinguer qu’en paraissant discrètement distingué aux yeux de ses pairs. Un vernis « chrétien social », une sensibilité affichée aux malheurs des « pauvres » ou des immigrés permet, par quelques actes bénévoles, de ne pas penser « l’inégalité sociale » en termes de conflit mais de chance. Ceux qui n’ont pas de chance, il faut les aider ; cela pour éviter de remettre en cause la caste sociale de bourgeoisie. L’inégalité fait partie du réel, comme la diversité des talents en chacun.

La fonction crée le privilège, donc les relations, le pouvoir et la richesse. Cette position se veut « naturelle », donc tout imprégnée de qualités morales. Le code de conduite est de ne pas faire d’épate, de se conduire avec mesure, de parler posément sans aucune passion et de vivre correctement les rites de socialisation que sont les manières de table, le comportement de salon, les termes de la correspondance, les règles du savoir-vivre.

Pour réaliser un bourgeois, il faut trois générations. Il faut aussi suffisamment de parenté et d’alliances pour constituer une microsociété et faire entrer tout le monde dans le jeu de son petit monde. La généalogie fait naître une seconde fois dans l’ordre des institutions. L’exemple des aïeuls « oblige » comme une noblesse. Mais il faut reconquérir cette noblesse à chaque génération, elle ne va pas de soi comme l’hérédité du sang. La mobilité, l’adaptation, la souplesse, sont en effet les vertus propres du bourgeois ce qui fait que, malgré toutes les contestations sociales, elle reste une élite ouverte.

A la lecture d’une telle étude, une question se pose inévitablement : en suis-je ? Chacun y apportera sa réponse mais, pour ma génération qui est aussi celle trop nombreuse du baby-boom où les places sont chères, l’ascension sociale stagne.

Béatrix LeWita, Ni vue ni connue – approche ethnographique de la culture bourgeoise, 1988, Maison des sciences de l’homme 1995, 200 pages, €17.00 e-book Kindle €9.99

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Christian Meier, La politique et la grâce

christian meier la politique et la grace

D’un exposé présenté au 35ème Congrès des historiens allemands dans la Berlin soviétique en 1984 est né ce petit livre. Ce n’est pas par hasard qu’il a retenu l’attention de Michel Foucault, Jean-Claude Milner, Paul Veyne et François Wahl pour leur collection Des travaux au Seuil. L’époque était au tout politique et les intellectuels cherchaient désespérément à sortir de l’ornière marxiste pour laquelle tout était écrit de tout temps. L’historien allemand aborde ici l’anthropologie grecque et les rapports inattendus de la vie de la cité avec la grâce de la personne.

Il prend pour témoignage principal l’Orestie d’Eschyle, jouée en 460 avant notre ère, dans une période où les Athéniens quittaient l’ordre ancien oligarchique pour la démocratie. Athéna ne parvient à convaincre des Érinyes de ne pas menacer la cité grâce à Persuasion, l’une des formes de la grâce. « La leçon principale en était claire : l’ordre nouveau, avec l’abaissement de l’Aréopage, devait être tenu pour légitime, mais le parti vainqueur devait se montrer conciliant. On ne pouvait se passer de la noblesse. Les dieux voyaient les choses ainsi » p.21. Et il est vrai que l’URSS et ses satellites n’ont jamais pu se passer du capitalisme, moteur de la science, de la technologie et de l’innovation, ce qui était particulièrement visible dans les années 1980…

La grâce ne dépend pas de l’apparence (des gènes) ni de la noblesse (de la naissance) , mais du charme (de l’éducation). « Les auditeurs ne sont pas convaincus par les seuls arguments, mais par quelque chose qui vient s’y ajouter : la manière de les formuler, de les exprimer, la façon de se présenter en public ; la grâce en somme, où s’unissent l’esprit et le corps, le naturel et la réflexion, la réserve et l’aisance. Homère a raison d’associer la grâce aux égards, à la retenue, au respect » p.18. Entre les citoyens, la politique n’est plus rapport de force, mais fondée sur le droit et l’équité.

Christian Meier va donc chercher dans la culture grecque les racines de cette grâce en politique. Il la situe dans l’aristocratie, seule classe disposant d’assez d’aisance pour développer les arts civils et civiques. La danse et la musique étaient le noyau de l’éducation. Dans la plupart des cultes religieux et quel que fut l’enthousiasme, l’idéal était (alors) la mesure. La beauté corporelle était valorisée, mais plus comme acquise que comme native, « de cette grâce qu’on peut développer, qu’on peut pour ainsi dire apprendre, afin de réparer ce dont le défaut réside dans la personne physique de chacun » p.32. La forme humaine des dieux, sculptée sur les temples et érigée en place publique, se confond avec un développement complet de l’homme, les dieux poussant un peu plus loin les qualités humaines.

Mais les conditions historiques et matérielles n’en sont pas moins présentes. « Le puissant mouvement qui commence vers le milieu du VIIIe siècle et qui entraîne tout le monde grec dans une vaste transformation est parti d’une foule d’entrepreneurs nobles qui étaient plus ou moins indépendants : navigateurs, marchands, aventuriers et surtout fondateurs de colonies » p.39. L’initiative individuelle et les capacités personnelles d’organisation et d’entraînement des autres sont valorisées. Ulysse n’est pas très beau, mais charmeur.

Les poètes ont chanté les dieux et les déesses, les façonnant peu à peu sur l’idéal de la grâce. « Les Charites, qui personnifient plus particulièrement la grâce, étaient primitivement des déesses de la Fertilité, et aussi de l’Amour, du Mariage et de la Naissance. (…) Puis la poésie en fit les filles de Zeus. Elles chantaient et dansaient pour réjouir les dieux, mais procuraient aussi aux hommes la solennité, la beauté, la victoire dans les concours, l’inspiration poétique, le charme. (…) Avec les Muses, les Saisons et Peitho, les Charites personnifient encore la grâce de la conciliation, de la parole efficace sans violence, toutes conditions d’une vie en commun lorsque les circonstances en deviennent difficiles » p.45. Avec la grâce, la faiblesse apparente qui ne prétend rien s’arroger, devient force. D’où les vertus politiques de respect, de conciliation, de mesure, de style, de maîtrise de soi, de sagesse, qui vont se développer sur l’exemple de l’éducation des jeunes nobles.

« En face d’une double lacune institutionnelle (la rupture avec les vieilles évidences paisibles et l’absence d’une autorité monarchique qui aurait pu établir des institutions nouvelles), on avait besoin d’une pensée politique autonome, laquelle, de son côté, réclamait pour s’étayer une méditation sur l’ensemble du cosmos » p.61. La grâce a donc un rôle chez l’individu, dans la cité et dans l’ordre du monde. Les trois se répondent, formant un schéma anthropologique original. Ce qui était une manière de se comporter devint l’objet d’une politique.

Mais cette grâce, qui a poussé au plus haut peut-être l’épanouissement humain dans l’histoire, connait de cruelles limites dans le rôle secondaire accordé aux femmes et aux esclaves, comme dans le refoulement des démons intérieurs et des dilemmes moraux que mettent en scène les tragédies. La grâce est la vertu d’une minorité de mâles citoyens restant entre eux dans la cité et imbus de leur civilisation. Même si les barbares étaient considérés : « Ils étudiaient les barbares avec beaucoup d’attention, ils les respectaient et, même s’ils étaient leurs ennemis, ils ne leur déniaient pas toute valeur, ne les méprisaient pas » p.87.

Pourquoi cette grâce est-elle hors de notre portée ? Parce que le monde a cessé d’être à la mesure de l’homme.

  • Nous ne vivons pas dans d’étroites cités où tout le monde peut se connaître mais dans des États Léviathan dans lesquels chacun est spécialisé, sans prise sur l’ensemble.
  • Nous ne vivons pas dans un cosmos ordonné mais dans un chaos soumis au hasard, malgré les utopies abstraites comme le progrès ou la maîtrise de la nature.

Déjà les Romains ont voulu conquérir et organiser le monde connu ; pas les Grecs. « Tout se passe comme si les Grecs n’avaient pas pu ou voulu compter les uns sur les autres ; comme s’ils avaient eu un sens si aigu de leur personnalité qu’ils en étaient fermés de tout côté à autrui (à de rares exceptions près, telles que l’institution de la phalange) » p.103. Ils n’ont été ni monarques, ni impériaux, n’établissant que des comptoirs. Tout se passe comme si « les rapports de domination, hors de la seule sphère domestique, avaient parus aux Grecs être trop exigeants et de nature à les empêcher d’être eux-mêmes » p.104.

C’est peut-être vers cette attitude que nous devrions retourner, délaissant les grandes causes inaccessibles, afin que notre monde perdure. Exploiter la nature, exploiter les peuples, exploiter les individus au nom d’idéologies ou du Progrès, n’est sans doute pas viable à long terme puisque le monde est fini et que les rivalités mimétiques épuisent très vite les ressources. Rester « sire de soi » est peut-être la bonne mesure, celle qu’il faudrait retrouver, vieil idéal humaniste au fond, tiré de l’exemple grec antique.

L’utopie écologique actuelle, dans ses bons côtés, est-elle autre chose que cette grâce des Grecs fondée sur l’autarcie domestique, le travail de ses propres terres, une vie à l’abri de la nécessité laissant des loisirs, le tout dans la liberté de cette aisance assurée, faisant apparaître des vertus de magnanimité ? (p.114).

Les intuitions des intellectuels français des années 1980, valorisant ce petit livre, méritent qu’on s’y arrête. Surtout en ces temps-ci où la grâce est absente, dévalorisée au profit de l’intolérance de la force brute – qui favorise la bêtise.

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, traduit de l’allemand par Paul Veyne, collection Des travaux, Seuil 1987, 127 pages, €32.99

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Gamins de Paris

Les gamins sont comme les moineaux, piaillards et envolés, anarchiques et sympathiques. Ils manqueraient à la ville s’ils ne couraient les rues une fois le printemps revenu.

gamins des rues Paris

Le Parisien est triste, bourgeois compassé voulant avoir l’air de son statut revendiqué, en général plus haut que le vrai. Le Parisien est méfiant et sourit rarement. Frôlez-le seulement, il vous jettera un regard indigné, comme si vous aviez violé son intimité. Ce pourquoi les visages sont floutés.

maman enfants Paris

Pas les enfants, exubérants et libres plus qu’ailleurs. Ils donnent de la gaieté à la rue en rose et pistache.

gamins-rose-et-jaune-paris

Ils sont rêveurs, adossés aux grilles du Luxembourg.

gamin de Paris au printemps

Ou bien souvent ils vont y jouer, après l’école ou quand il n’y en a pas. Ils n’hésitent pas à ôter ce qui les gêne pour mieux profiter de cette rare liberté impossible ailleurs en ville.

chaud gamin luxembourg Paris

Même tout petit, encore en poussette, ils n’hésitent pas à se débarrasser des contraintes. L’aisance s’acquiert dès le berceau à Paris.

chaud luxembourg Paris

Et puis c’est le jeu. Partout, avec rien, jamais tout seul.

bateau bassin du luxembourg Paris

D’un bassin grand siècle, ils font une aire de course à la voile.

couple gamins Paris

D’un carré d’herbe ils font un lieu de pique-nique avec leur meilleur copain.

gamin blond

Attentifs, tout à leur affaire, entiers dans le présent, la frange blonde tombant sur la chemise défaite.

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Retour à Imelghas

La nuit, que nous passons à la belle étoile une fois de plus est humide. Au matin, les duvets sont trempés de rosée. Ils sècheront l’après-midi. Adieu aux mules et à Mimoun, que nous ne reverrons pas. Nous mettons le turbo pour Imelghas en suivant la vallée qui rejoint celle des Ait Boutmès. Deux marabouts sont enterrés sur un tertre naturel.

Le voyage tire à sa fin. On flâne pour finir les photos, on marche sans conviction. Le jour est venu de mener les troupeaux aux alpages et l’on en rencontre une dizaine sur le chemin. Les chevreaux sont très drôles, plus que les kids, intimidés.

Corinne nous raconte qu’une amie à elle s’est mise à l’aquarelle il y a plusieurs années. Dans les randonnées comme la nôtre, qu’elle pratique de temps en temps, elle emmène ses couleurs et son album, et croque à grands traits les visages et les paysages. Les gens du cru sont émerveillés de la voir faire, et ravis du cadeau qu’elle leur offre lorsqu’elle leur tend leur portrait en couleur, tout frais encore de sa peinture. C’est un art convivial et une délicate attention. Les relations sont bien plus riches qu’avec l’appareillage technique de la photo, même polaroïd.

Une famille entière émigre avec ses mules et deux vaches. Un berger adolescent, en pleine fleur, porte une chemise rouge sous sa gandoura. Il tient un chevreau dans ses bras comme s’il était son petit frère. Il nous le montre, tout fier. Plus loin, un jeune garçon porte un curieux bonnet roux aux boucles très serrées. De loin, je croyais qu’il s’agissait de ses cheveux, mais cela ressemble plus à une perruque coiffée à l’africaine. Il me regarde de ses grands yeux, la djellaba initialement blanche aujourd’hui couleur de la terre et la chemise qu’il porte dessous déchirée au col. Il a le visage aux traits mobiles. C’est curieux comme nous sommes avides de visages, après ces quelques derniers jours passés dans les solitudes.

La vallée s’élargit. On voit que le pays devient plus riche. Les champs sont plus grands, mieux cultivés. L’altitude est plus basse et tout pousse plus dru. C’est l’époque de la fauche des céréales, qui se fait à la faucille. Ici, cet instrument est à dents, pour ne pas avoir à l’aiguiser trop souvent peut-être. Un jeune garçon nous regarde, la chemise flottante brune que le vent assez fort lui remonte jusqu’aux épaules lorsqu’il se penche. Un adulte au turban, sans doute son père, l’interroge, lui prend le menton, puis lui passe la main dans les cheveux. Ce geste de tendresse, incongru en plein champ et parmi cette population plutôt rude, me semble un signe d’aisance. La richesse incite à la générosité.

Sur le chemin, nous visitons une ferme d’altitude. C’est bien petit, avec des portes étroites. Le réduit principal, presque sans jour, sent la suie. Le foyer est construit à même la terre et le feu a brûlé les branchages du toit. Une échelle est taillée dans un tronc d’arbre brut, les marches directement creusées à la serpe. Elle mène à la paille emmagasinée sous le toit.

En approchant d’Imelghas, Brahim salue de plus en plus de gens. Il revient chez lui. Des gamins, fiers de son rôle, veulent qu’un peu de sa gloire rejaillissent sur eux en l’accompagnant un bout de chemin. Ils sont bien portants, vigoureux, même s’ils sont les muscles maigres. On voit que l’endroit est plus propice à la vie ici que plus haut dans la montagne. Nous retrouvons avec plaisir notre refuge de pierres construit dans le style architectural du pays. Une salade de tomates et d’œufs, de carottes et de concombre, de riz et d’oignons, nous attend. Il y a ensuite des prunes, puis du thé à la menthe.

Le hammam a eu le temps de chauffer pour notre retour, et c’est un plaisir renouvelé que nous avons à nous détendre dans son atmosphère très chaude, après ces dix jours poussiéreux. Nous ne sentirons plus ces odeurs marocaines de la route : la menthe et le thym sur les chemins, le crottin de chèvre dans les villages, l’odeur fade et grasse de la mule, moite et sucrée de la figue. Un pays, c’est aussi une odeur. Un bain, c’est un peu le quitter.

En fin d’après-midi, nous sommes oisifs, dans une « bulle monstre ». Nous regardons vivre le village. Des femmes rapportent des champs de grosses bottes de blé d’une trentaine de kilos, pour les déposer sur l’aire de battage. Elles chantent pour se donner du courage sous la charge. A l’arrivée, elles se retournent et, d’un coup de reins, laissent tomber la botte. Un homme en turban et djellaba blanche les étale à la fourche. Les femmes se reposent un peu en le regardant faire, puis repartent en chercher une autre. Plus tard, c’est l’heure des vaches. Le soleil descend et l’on mène ces bêtes boire à la rivière. Des gamins et des chiens les accompagnent en criant. Brahim nous montre de loin ses enfants : Fatima, Sadia, et Samir, le petit garçon. Il avait répondu, aux questions des filles, qu’il n’avait qu’un seul « enfant ». En fait, il parlait de « garçon », les filles ne comptent pas. Brahim est divorcé, ce qui est assez courant chez les Berbères, et les enfants vivent avec leur grand-mère. Il fait un signe au garçon sur le dos de la grand-maman, et celui-ci lui répond. Il peut avoir 2 ans, pas plus. C’est le petit dernier.

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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