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Raymond Aron, L’opium des intellectuels

Raymond Aron est mort le 17 octobre 1983 à 78 ans – il y a 40 ans. Il était l’intellectuel critique par excellence, le chantre de la liberté qui pensait par lui-même. Loin des modes il ne s’était engagé que contre la nazisme et contre le soviétisme, deux tyrannies du siècle. Il était pour la modération, le milieu juste plutôt que le juste milieu. Il était pour la raison contre la foi – toute foi, même laïque (et il y en a !).

Son souvenir mérite d’être rappelé en notre période de retour progressif (et progressiste) à l’obscurantisme : la Contre-révolution à droite, l’islamisme woke à gauche.

Il a été condisciple à Normale Sup de Pierre-Henri Simon, Paul Nizan et Jean-Paul Sartre : un chrétien social et deux marxistes, dont un devenu mao à la fin de sa vie. Il sera prof à l’ENA, à Science Po, à Paris 1 et au Collège de France. Il admire Karl Marx qu’il a beaucoup étudié, mais pas pour le dogmatisme apparent de ses œuvres philosophiques, plus pour son sens de l’analyse politique en tant que « spectateur engagé » (notamment sur la Commune de Paris).

Pour Karl Marx, la religion est l’opium du peuple. Pour Raymond Aron, en 1955, elle est « l’opium des intellectuels » – surtout français. Bien avant le cannabis et l’héroïne des babas cool façon 1968, l’islamisme et les intégrismes catholiques et juifs des années 2000, le droit-de-l’hommisme des bobos années 1990, ou encore le woke des années 2020, le marxisme était la drogue à la mode. D’autant plus forte qu’on n’y comprenait rien et que le prophète barbu lui-même a tâtonné dans ses écrits, les deux-tiers étant à l’état de brouillons, publiés après sa mort. Plus c’est abscons, plus les intellos se délectent : ils peuvent enfin dire n’importe quoi sans risque d’être contredits ! Voyez le Coran…

L’opium qui monte après le marxisme remis sous naphtaline serait-il l’écologisme woke, mâtiné d’Apocalypse climatique, d’austérité chrétienne monastique et de culpabilité mâle, virile et blanche.

Il reste que tous les gens de ma génération sont tombés dans le marxisme étant petit, absorbé à l’école, dans les cours, à la récré, durant les manifs, à la télé, chez les « écrivaintellos » évidemment « de gauche », toujours à la pointe de l’extrême-mode. Certains (dont je suis) en ont été immunisés à jamais. D’autres non. La gauche radicale balance entre syndicalisme de coups et dictature du prolétariat, des « socialistes » plus pervers inhibent tout changement, freinant des quatre fers dès qu’il s’agit de réformer mais condamnés à l’impuissance publique et rêvant de finir leur vie en couchant avec la Révolution. Comme dit Aron, « dire non à tout, c’est finalement tout accepter » (III,7). Car le mouvement se fait de toutes façons, et sans vous pour l’influencer. Mélenchon le radical-islamiste, par tactique électorale et croyant des damnés de la terre, fait le lit douillet du Rassemblement national et de sa frange encore plus radicalement à droite, les zemmouriens. L’anarchie de provoc’ trotskiste appelle les les milices et les sections d’assaut de la réaction à tant de chienlit malfaisante et menteuse. A populisme, populisme et demi ! Aron se serait délecté de démonter l’idéologie de « gôch » contemporaine, comme il a démonté le marxisme des intellectuels – qui avait peu à voir avec le marxisme appliqué dans les pays non libres.

Ce qu’Aron révèle est que marxisme n’est pas la pensée de Marx. Il en est la caricature amplifiée et déformée, tordue par le bismarckisme botté des partis allemands, puis par l’activisme pragmatique de Lénine, enfin par le Parti-Église de Staline qui reste le modèle inégalé du parti Communiste français.

Mais il faut mesurer combien cette pensée « totale » a pu séduire les petits intellos, comme toute pensée totale continue à le faire depuis le catholicisme romain. Elle a pour ambition de brasser toute la société, le social expliqué par l’économique, lui-même induisant la politique, donc une philosophie. Le marxisme hier était analogue à l’islamisme, cette déclinaison totalitaire de la religion musulmane – ce pourquoi de nombreux intellos « de gauche » ont encensé l’ayatollah Khomeini et sont depuis compagnons de route soumis des terroristes barbus – même ceux qui commettent des pogroms. Aron : « Marx réalisa la synthèse géniale de la métaphysique hégélienne de l’histoire, de l’interprétation jacobine de la révolution, de la théorie pessimiste de l’économie de marché développée par les auteurs anglais » (Conclusion). Si l’on renverse tous les termes… on obtient l’écologisme : pratique historique concrète coupable et respectueuse de tout, décentralisation universelle, marché local exacerbé.

Le marxisme a offert aux laïcs déchristianisés une alternative au christianisme : appliquer les Évangiles dans ce monde en reprenant l’eschatologie biblique sans l’église. Aron : « La société sans classes qui comportera progrès social sans révolution politique ressemble au royaume de mille ans, rêvé par les millénaristes. Le malheur du prolétariat prouve la vocation et le parti communiste devient l’église à laquelle s’opposent les bourgeois-païens qui se refusent à entendre la bonne nouvelle, et les socialistes-juifs qui n’ont pas reconnu la Révolution dont ils avaient eux-mêmes, pendant tant d’années, annoncé l’approche » (III,9). Rares sont les intellos qui ont lu l’œuvre de Marx, largement inachevée, touffue, contradictoire, publiée par fragments jusque dans les années 1920. La pensée de Marx est complexe, sans cesse en mouvement. Figer « le » marxisme est un contresens. Marx est en premier lieu critique, ce qui ne donne jamais de fin à ses analyses. En faire le gourou d’une nouvelle religion du XXe siècle nie ce qu’il a été et voulu.

Mais le besoin de croire est aussi fort chez les intellos que chez les simples. Il suffit que le Dogme soit cohérent en apparence, décortiqué en petits comités d’initiés, réaffirmé en congrès unanimiste et utilisable pour manipuler les foules – et voilà que l’intello se sent reconnu, grand prêtre du Savoir, médiateur de l’Universel. Dès lors, l’analyse économique dérape dans le Complot, les techniques d’efficacité capitalistiques deviennent le Grrrand Kâââpitâââl arrogant et dominateur, consommateur égoïste des richesses de la planète. Un Kapital d’ailleurs américain, plutôt financier, et surtout juif (« Government Sachs »), porté à l’hédonisme LGBTQA+ (et j’en oublie).

On en arrive à la Trilatérale, ce club d’initiés Maîtres du monde, dont Israël serait le fer de lance pour dominer le pétrole (arabe)… La doxa mélenchonnienne et celle des islamistes intolérants, tout comme celle des poutinistes d’extrême-droite. Toute religion peut délirer en paranoïa via le bouc émissaire. Aron : « On fait des États-Unis l’incarnation de ce que l’on déteste et l’on concentre ensuite, sur cette réalité symbolique, la haine démesurée que chacun accumule au fond de lui-même en une époque de catastrophes » (III,7).

Marx n’est plus lu que comme une Bible sans exégèse, ses phrases parfois sibyllines faisant l’objet de Commentaires comme le Coran. Les intégristes remontent aux seuls écrits de jeunesse qui éclaireraient tout le reste. Sans parler des brouillons Apocryphes et des Écrits intertestamentaires d’Engels ou Lénine. Les gloses sont infinies, au détriment de la pensée critique de Karl Marx lui-même. Raymond Aron : « Les communistes, qui se veulent athées en toute quiétude d’âme, sont animés par une foi : ils ne visent pas seulement à organiser raisonnablement l’exploitation des ressources naturelles et la vie en commun, ils aspirent à la maîtrise sur les forces cosmiques et les sociétés, afin de résoudre le mystère de l’histoire et de détourner de la méditation sur la transcendance une humanité satisfaite d’elle-même » (I,3). L’écologisme, par contagion marxiste, a gardé ces tendances, malgré la poussée des racialisés, féministe et autres réveillés.

Fort heureusement, la gauche ne se confond pas avec le marxisme ; elle peut utiliser la critique de Marx sans sombrer dans le totalitarisme de Lénine et de ses épigones. Raymond Aron définit la gauche par « trois idées (…) : liberté contre l’arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes ; organisation afin de substituer, à l’ordre spontané de la tradition ou à l’anarchie des initiatives individuelles, un ordre rationnel ; égalité contre les privilèges de la naissance et de la richesse » (I,1). Qui ne souscrirait ? Notamment la social-démocratie. Mais la gauche s’est fourvoyée dans la Nupes, cette « alliance » de la carpe et du lapin où celui qui fait les gros yeux emporte tout.

Raymond Aron pointe la dérive : « La gauche organisatrice devient plus ou moins autoritaire, parce que les gouvernements libres agissent lentement et sont freinés par la résistance des intérêts ou des préjugés ; nationale, sinon nationaliste, parce que seul l’état est capable de réaliser son programme, parfois impérialiste, parce que les planificateurs aspirent à disposer d’espaces et de ressources immenses » (I,1). C’est pourquoi « La gauche libérale se dresse contre le socialisme, parce qu’elle ne peut pas ne pas constater le gonflement de l’État et le retour à l’arbitraire, cette fois bureaucratique et anonyme. » (I,1) Marx traduit par l’autoritarisme du XXe siècle rejoint volontiers les autres totalitarismes dans le concret des gens.

Raymond Aron : « On se demande par instants si le mythe de la Révolution ne rejoint pas finalement le culte fasciste de la violence » (I,2). Ce ne sont pas les ex-Mao mettant qui contrediront ce fait d’observation. Quant aux manifs des radicaux écolos…

Inutile d’être choqué, Aron précise plus loin : « L’idolâtre de l’histoire, assuré d’agir en vue du seul avenir qui vaille, ne voit et ne veut voir dans l’autre qu’un ennemi à éliminer, méprisable en tant que tel, incapable de vouloir le bien ou de le reconnaître » (II,6). Qui est croyant, quelle que soit sa religion, est persuadé détenir la seule Vérité. Ceux qui doutent ou qui contestent sont donc des ignorants, des déviants, des malades. On peut les rééduquer, on doit les empêcher de nuire, voir les haïr et les éliminer. Ainsi des Juifs pour le Hamas. L’Inquisition ne fut pas le triste privilège du seul catholicisme espagnol et les excommunications frappent encore au PS, voire chez les écolos quand on ose mettre en doute la doxa du parti…

Ce pavé de 1955 est construit en trois parties : 1/ mythes politiques de la gauche, de la révolution et du prolétariat ; 2/ Idolâtrie de l’histoire et 3/ Aliénation des intellectuels. Il évoque des questions désormais passées, celles d’une époque d’après-guerre portée au fanatisme avec Sartre et Beauvoir après la lutte contre le nazisme.

Mais l’analyse rigoureuse et sensée résiste à toute ringardise. La méthode de Raymond Aron est applicable aujourd’hui, la sociologie des intellos demeure et la critique de la croyance comme opium est éternelle. La preuve : cet essai intellectuel est constamment réédité et les idéologies qui prennent la place du marxisme chez les intellos sans cesse nouvelles !

Raymond Aron, L’opium des intellectuels, 1955, Fayard Pluriel 2010, 352 pages, 10.20€, e-book Kindle €10,99

Raymond Aron, Mémoires, Bouquins 2010, 1088 pages, €31,00

Raymond Aron, Le spectateur engagé, Livre de poche 2005, 480 pages, €9,20

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Karl Marx : 1 – le Manifeste

Karl Marx : 2 – le Capital

Karl Marx : 3 – Les objections

Penser la guerre : Clausewitz

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Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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L’utile ne doit pas supplanter l’honnête, dit Montaigne

Le premier chapitre du Troisième Livre des Essais porte sur la morale : est-il vertueux que la fin justifie les moyens ? Autrement dit, au nom de l’utilité, peut-on envisager tous les procédés, y compris les plus malhonnêtes ? Montaigne répond évidemment non, car ce serait s’avilir soi-même que de consentir aux vices requis par l’objectif.

Il prend pour exemple sa propre expérience de négociateur entre les Grands, dans la guerre civile à prétexte de religions qui sévissait alors au royaume de France. Un constat tout d’abord : « Notre être est cimenté de qualités maladives ; l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes ; voire et la cruauté, vice si dénaturé ; car au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans je ne sais quel aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui ; et les enfants le sentent. » Mais céder à ces penchants mauvais « détruirait les fondamentales conditions de notre vie .» Rien ne vaut de sacrifier son honneur et sa conscience, dit Montaigne.

« Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples. » Pas Montaigne. Lui se présente tel qu’il est, franc et ouvert, et dit sa vérité, si cruelle qu’elle soit. « En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos princes, en ces divisions et subdivisions qui nous déchirent aujourd’hui, j’ai curieusement évité qu’ils se méprissent en moi et s’enferrassent en mon masque. (…) Moi, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. »

Trop souvent la passion ou la haine mènent la cause, or, dit Montaigne, « la colère et la haine sont au-delà du devoir de la justice, et sont passions servant seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leurs devoirs par la raison simple ; toutes intentions légitimes et équitables sont d’elles-mêmes égales et tempérées, sinon elles s’altèrent en séditieuses et illégitimes. C’est ce qui me fait marcher partout la tête haute, le visage et le cœur ouverts. » Tout ce qui est excessif est insignifiant. Ce n’est pas la passion qui prouve la justesse de sa cause, mais l’intelligence. Et celle-ci ne peut apparaître que dans la modération, l’argumentation, le débat. Pas dans la colère, ni la haine. Pas comme Mélenchon ou Rousseau Sandrine. Tout peut se défendre, mais en raison.

Cela ne signifie pas « se tenir chancelant ou métis (…) en une division publique », rappelle Montaigne. Métis signifiant entre-deux. Modération ne signifie pas indifférence ou neutralité, refus de choisir ou en même temps. Modération signifie argumentation et raison. « Ce n’est pas prendre un chemin moyen, c’est n’en prendre aucun », disait Tite-Live cité par notre philosophe.

« Mais il ne faut pas appeler devoir (comme nous faisons tous les jours) une aigreur et âpreté intestine qui naît de l’intérêt et passion privée ; ni courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Il nomment zèle leur propension vers la malignité et violence ; ce est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt ; ils attisent la guerre non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre ». Les manifestants violents et les partisans radicaux croient ainsi défendre une cause juste et noble ; ils ne défendent que leur plaisir de provoquer et d’insulter, de casser et de brailler ensemble en se jouant de la police. Leurs arguments ne valent rien s’ils sont des injures ou des barres de fer.

« Rien empêche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement ; conduisez-vous-y d’une, sinon partout égale affection (car elle peut souffrir différentes mesures), mais au moins tempérée, et qui ne vous engage tant à l’un qu’il puisse tout requérir de vous. » Si vous en trahissez un, l’autre sera content mais vous considérera comme pratiquant la traîtrise ; il ne vous fera pas confiance. « Je ne dis rien à l’un que je ne puisse dire à l’autre à son heure, l’accent seulement un peu changé ; et ne rapporte que les choses ou indifférentes ou connues, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité pour laquelle je me permette de leur mentir. » A ceux qui réclament une obéissance inconditionnelle, Montaigne leur dit ses bornes « car esclave, je ne le dois être que de la raison », leur dit-il. « Et eux aussi ont tort d’exiger d’un homme libre telle sujétion à leur service et telle obligation que de celui qu’ils ont fait et acheté, ou duquel la fortune tient particulièrement et expressément à la leur. » Les obligations sont une sorte d’esclavage et la liberté exige qu’on s’en défasse.

Certaines professions exigent de mentir, notamment les affaires publiques, ce pourquoi Montaigne s’en est détourné dès qu’il l’a pu, « tenant le dos tourné à l’ambition ». Si la tromperie est parfois utile, comme vice légitime, Montaigne lui préfère « la justice en soi, naturelle et universelle ». Il n’est pas naïf ni idéaliste. « Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce serait mal entendre le monde ; je sais qu’elle a servi souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plupart des professions des hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illégitimes. » Mais, dit-il, « je suis le langage commun, qui fait différence entre les choses utiles et les honnêtes. » Et de prendre plusieurs exemples antiques.

Epaminondas même, que Montaigne met « au premier rang des hommes excellents », estime « que l’intérêt commun ne doit pas tout requérir de tous contre l’intérêt privé. » La justice en soi est plus haute que l’intérêt général, les principes humanistes que les lois des États ou des ordres des dirigeants. « Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son roi ni de la cause générale et des lois. »

Car enfreindre cette justice en soi, pour l’utilité de tel dirigeant ou la gloire de telle nation, c’est ouvrir la porte à l’anarchie morale, au droit du seul plus fort, au grand n’importe quoi. Ce qui règne convenons-en, entre les nations, bien loin de la « République universelle » de l’idéaliste romantique Hugo. Au contraire, dit Montaigne, «Ôtons aux méchants naturels et sanguinaires, et traîtres, ce prétexte de raison. » Dénonçons les mensonges de Poutine, la traîtrise manœuvrière d’Erdogan, les intérêts commerciaux américains. Montaigne est pour la lucidité, contre la culture de l’excuse. Nécessité ne fait pas loi, ni l’ignorance, ni une enfance malheureuse. Être victime n’excuse rien, surtout pas la violence.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Point de plus violent appétit que le sexe ? s’interroge Montaigne

Le chapitre XXXIII du Livre II des Essais est consacré à « l’histoire de Spurina », jeune Toscan beau au-delà du raisonnable qui « entra en furieux dépit contre soi-même et contre ces riches présents que nature lui avait fait ». Il s’est donc scarifié et défiguré, ce que Montaigne condamne comme un excès. « Il était plus juste et aussi plus glorieux qu’il fit de ces dons de Dieu un sujet de vertu exemplaire et de règlement », dit le philosophe.

Car le propos est de rendre « à la raison la souveraine maîtrise de notre âme et l’autorité de tenir en bride nos appétits ». Certains jugent qu’ils n’y a point de plus violent appétits que ceux de l’amour, et Montaigne en donne maints exemples, dont le principal est César. Mais il juge, grâce à lui, que l’ambition est un appétit encore plus grand. Ce qui condamna d’ailleurs César, malgré ses éminentes vertus et toutes ses qualités reconnues.

Malgré les douches froides, les haires et les disciplines, l’appétit sexuel veut s’exprimer. Il fera tout pour y parvenir – autant donc y céder. Bien mieux que les ascètes, César a fait la part des choses. « Outre ses femmes, qu’il changea à quatre fois, sans compter les amours de son enfance avec le roi de Bithynie Nicomède, il eut le pucelage de cette tant renommée reine d’Égypte Cléopâtre, témoin le petit Césarion qui en naquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé, reine de Mauritanie, et, à Rome, à Posthumia, femme de Servus Sulpicius, à Lollia, de Gabinius, à Tertulla, de Crassus ; et à Mutia même, femme du grand Pompée qui fut la cause, disent les historiens romains, pourquoi son mari la répudia. » Et ainsi de suite jusqu’à « Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, dont chacun tient que procéda cette grande affection qu’il portait à Brutus parce qu’il était né en temps auquel il y avait apparence qu’il fut né de lui. »

César n’était malheureusement pas qu’érotomane, sa vigueur en voulait toujours plus. « L’autre passion de l’ambition, de quoi il était aussi infiniment blessé, venant à combattre celle-là, elle lui fit incontinent perdre place. » Montaigne observe que l’ardeur querelleuse gourmande toujours l’ardeur amoureuse, autrement dit que la volonté vers la puissance va d’abord au pouvoir avant d’aller au sexe – qui n’en est que dérivé (ce n’est pas Mitterrand ni Chirac, par exemple, qui diront le contraire). Parlant de César, il déclare : « Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute d’heure, ni détourner d’un pas les occasions qui se présentaient pour son agrandissement. Cette passion régenta en lui souverainement toutes les autres et posséda son âme d’une autorité si pleine qu’elle l’emporta où elle voulut. » Il le regrette car il avait beaucoup de talent. Mais il les a gâchés par sa suffisance et sa vanité, s’enivrant d’être un demi-dieu vivant à la fin de sa vie, et se rendant ainsi insupportable à ses contemporains. Il y a en France des exemples récents, dont Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Le premier est trop sûr de lui et de ses capacités supérieures, le second est trop pris de haine contre le monde entier et de volonté de le bouleverser pour le refaire à son profit.

Montaigne conclut que « l’usage conduit selon la raison a plus d’âpreté que n’a l’abstinence. La modération est vertu bien plus affaireuse que n’est la souffrance. » Autrement dit qu’il ne sert à rien de se châtier pour ses qualités et défauts, mais qu’il vaut mieux en user avec modération, comme d’une soupape pour soulager la vapeur. L’Église catholique serait bien avisée de permettre une telle soupape à ses prêtres, avant qu’ils ne dérapent sur les jeunes corps dont ils ont la charge spirituelle. Comme quoi une morale toute de mots ne saurait être utile ; la théorie et les grands principes ne sont rien sans le mode d’emploi réaliste qui devrait aller avec. L’usage est tout, le moralisme n’est rien – il ne sert qu’à masquer de belles phrases l’hypocrisie des actes.

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Il y a plusieurs sortes de vertu, dit Montaigne

Le chapitre XXIX du Livre II des Essais a pour titre « De la vertu ». Il s’efforce de montrer, à la Montaigne, par maints exemples tirés des livres antiques, de l’histoire récente et des expériences, que « la vertu » généralement reconnue est plus une passion soudaine due à la foi en quelque croyance qu’une constance du tempérament – constance qui est pourtant préférable pour qualifier la vertu. « Je trouve par expérience qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’âme, ou une résolue et constante habitude », commence-t-il.

Comment « pouvoir joindre à l’imbécilité de l’homme une résolution et assurance de Dieu » ? Les héros ont des « secousses » qui les égalent aux dieux, mais seulement des secousses, des « traits miraculeux » qui ne sont en rien ordinaires, ni naturels. « Il nous échoit à nous-mêmes, qui ne sommes qu’avortons d’hommes, d’élancer parfois notre âme, éveillée par les discours ou exemples d’autrui, bien loin au-delà de son ordinaire ; mais c’est une espèce de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement [quelque peu]hors de soi : car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relâche d’elle-même… »

Il faut donc juger de chacun non en ces exceptions, mais en son ordinaire. La vertu est dès lors non plus la conduite exceptionnelle, hors de soi, mais le tous les jours, autrement dit « l’ordre, la modération et la constance. » Et de citer Pyrrhon, philosophe, qui voyait l’homme sans cesse balancé et inconstant, se piquait d’être le contraire en restant égal quelles que soient les circonstances. Là était sa vertu.

Elle n’est pas, en revanche, dans ces actes exemplaires mais exceptionnels que sont se châtrer pour répondre aux criailleries de jalousie de sa bonne femme (« il y a sept ou huit ans, à deux lieues d’ici », précise Montaigne), ou pour répondre de sa défaillance devant la belle enfin conquise (« un jeune gentilhomme des nôtres, amoureux et gaillard »).

La constance dans l’exécution est de vraie vertu, pas l’exaltation temporaire. Ainsi les « femmes indiennes » qui se font brûler sur le bûcher pour suivre leur mari défunt : non seulement elles le veulent et rivalisent pour y atteindre, mais elles préparent la cérémonie, l’accomplissent devant tous et meurent sans cri. Tout comme les « gymnosophistes » (philosophes indiens qui allaient tout nu) dès qu’ils étaient atteints de maladie incurable ou de vieillesse handicapante. Il s’agit d’une « constante préméditation de toute la vie », dit Montaigne. Donc une vertu puisque accolée à la volonté raisonnable et modérée d’un ordre social.

Mais est-ce une vertu que de croire au destin déjà écrit et de faire comme si rien n’avait d’importance ? Non, dit Montaigne. Car « voir que quelque chose advienne (…) ce n’est pas le forcer d’advenir. » Il ne faut pas renverser les causes, ni les croire équivalentes : « L’événement fait la science, non la science l’événement. » Ce que nous voyons advenir advient mais il pouvait en être autrement car « Dieu, au registre des causes des événements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui dépendent de la liberté qu’il a donnée à notre arbitrage, et sait que nous faudrons parce que nous aurons voulu faillir. » Grande différence avec les musulmans, les chrétiens ne croient pas à la prédestination : Dieu laisse partiellement libre de choisir le Bien ou le Mal.

Ce pourquoi les chrétiens ont peut-être moins de vertu miraculeuse, et peut-être plus de vertu raisonnable. Si les Bédouins combattant saint Louis en Terre sainte allaient presque nus « sauf un glaive à la turquesque », c’est « qu’ils croyaient si fermement en leur religion » qui décrétait que les jours de chacun étaient fixés d’avance. Le même fanatisme a animé l’assassin du prince d’Orange, et les Assassins bourrés au haschisch des montagnes de Phénicie, dit Montaigne. Il ne faut pas confondre la passion et la raison sous le même nom de vertu.

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La liberté de conscience divise et amollit, dit Montaigne

En son époque de guerre civile que nous nommons « de religions », notre philosophe périgourdin, bien au centre, consacre tout le chapitre XIX du Livre II de ses Essais à « la liberté de conscience ». Il pèse soigneusement ses mots : « Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. » Balancé comme à l’ordinaire, il loue les intentions mais déplore leurs effets ; quant aux « hommes », ils peuvent aussi être des femmes. Ce terme générique du mot « homme » en français hérisse nos contemporaines mais il n’est que la translation du latin neutre « humain ». Accuser la langue évite de penser au-delà des mots.

Lorsqu’il écrit, la France est ravagée par les querelles armées entre catholiques et protestants, dont la religion n’est souvent que le prétexte pour des motifs bien plus inavouables. Montaigne n’hésite pas à les détailler, comme quoi son temps n’est guère différent du nôtre en ce qui concerne la vilenie humaine. « Ceux qui s’en servent de prétexte pour, ou exercer leurs vengeances particulières, ou fournir à leur avarice, ou suivre la faveur des princes ». Quant aux fanatiques de la « vraie » religion (la leur), ils sont sincères mais intolérants et, ce faisant, amputent l’humanité de talents et de livres qui pourraient être précieux. C’est ainsi que l’antiquité a ravagé les bibliothèques, la censure fanatique chrétienne accusant celui ou celle-là de païennerie. « J’estime que ce désordre ait plus porté de nuisance aux lettres que tous les feux des barbares », écrit Montaigne. Les auteurs passés à la postérité ont asséné leur vérité subjective – alternative, dirait Trump – c’est-à-dire leur propagande mensongère. Leurs œillères dogmatiques ont interprété les actes des empereurs selon leur couleur idéologique, sériant les bons et les méchants, sans souci d’examiner leurs actes mêmes.

Ainsi de l’empereur Julien, appelé « l’Apostat » par ces chrétiens bornés alors qu’il fut un grand empereur, malheureusement occis trop jeune, à 30 ans, par une flèche parthe. « C’était, à la vérité, un très grand homme et rare, comme celui qui avait son âme vivement teinte des discours de la philosophie, auxquels il faisait profession de régler toutes ses actions ; et, de vrai, il n’est aucune sorte de vertu de quoi il n’ait laissé de très notables exemples », dit Montaigne. On notera l’emploi par deux fois de l’expression « en vérité » et « de vrai », qui montre une action de contre-propagande. La vérité officielle est fausse, la vérité réelle différente selon divers témoins d’époque, miraculeusement préservés. Le lecteur notera aussi sans peine que la philosophie apparaît supérieure à la religion pour Montaigne, la première étant l’exercice de la vertu selon la discipline de sagesse, la seconde une tradition culturelle, « la police ancienne du pays ». Entre suivre la coutume et croire, il y a un pas que Montaigne ne franchit pas.

Il expose donc les différentes vertus de Julien avant de conclure par un propos politique – qui pourrait être un conseil au roi, son contemporain. « Ayant rencontré en Constantinople le peuple décousu avec les prélats de l’Église chrétienne divisés, les ayant fait venir à lui au palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissensions civiles, et que chacun sans empêchement et sans crainte servît à sa religion. Ce qu’il sollicitait avec grand soin, pour l’espérance que cette licence augmenterait les partis et les brigues de la division, et empêcherait le peuple de se réunir et de se fortifier par conséquent contre lui par leur concorde et unanime intelligence ». Diviser pour mieux régner est un adage classique.

La liberté de conscience a donc deux faces, comme tout ce qui est en ce monde imparfait : semer la division et relâcher la réflexion par l’aisance. Croire ce que l’on veut rend libre d’explorer et de connaître ; d’autre part sa facilité rend paresseux, alors que la difficulté forcerait à l’effort. Les dissidents soviétiques connaissaient bien cette situation, comme tous les dissidents et résistants partout : la contrainte force à penser différemment tandis que la liberté mène à la facilité de penser comme tout le monde. Nos sociétés de libertés multiples en témoignent, tout est trop facilement offert et les gens ont peur de cette liberté qu’ils assimilent au n’importe quoi n’importe où de la licence. Ils préfèrent se réfugier dans le conformisme ou, dans les périodes de crise, dans la réaction conservatrice autoritaire. Tiens, comme Montaigne… « En ce débat par lequel la France est à présent agitées e guerres civiles, le meilleur et le plus sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. » Prudence est mère de sûreté – cela est sagesse.

« On peut dire, d’un côté, que de lâcher la bride aux partis d’entretenir leur opinion, c’est épandre et semer la division ; c’est prêter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barrière ni coercition des lois que bride et empêche sa course », commence Montaigne. C’est bien le reproche que font les sociétés conservatrices ou théocratiques comme la Russie, l’Iran, la Turquie, le Brésil, la Chine, aux sociétés ouvertes démocratiques – « la chienlit », résumait de Gaulle avant 1958. « Mais, d’autre côté, continue Montaigne dans son balancement habituel, on dirait aussi que de lâcher la bride aux partis d’entretenir leur opinion, c’est les amollir et relâcher par la facilité et par l’aisance, et que c’est émousser l’aiguillon qui s’affine par sa rareté, la nouvelleté et la difficulté. » Les affres de « la gauche » et de « la droite » traditionnelle en France, toutes deux dites « de gouvernement » parce qu’ils ont été sans plus désormais être, sont ainsi résumées. La facilité de changer, de voter pour d’autres partis plus adaptés ou plus populaires, a émoussé l’aiguillon des idées et des programmes. Qui est le peuple qu’on veut séduire ? Quelles sont les proposition qu’ils veulent voir présenter ? Ces deux simples questions sont évacuées par les états-majors technocratiques des egos qui ne visent que le pouvoir, pas le service politique de l’intérêt général.

« N’ayant pu ce qu’ils voulaient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvaient », termine astucieusement Montaigne. La Nupes en est l’exemple : écolos comme socialistes ont dû s’allier aux mélenchonistes et aux communistes comme la carpe au lapin pour simplement exister. Ne serait-ce pas ce qui guette « la droite » avec « l’extrême-droite » ? La liberté guide le peuple – vraiment ?

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Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Mourir pour la vertu est excessif, dit Montaigne

Chapitre XXXIII de ses Essais Livre 1. Montaigne lit Sénèque et tombe sur un passage d’une Lettre à Lucilius, « personnage puissant et de grande autorité autour de l’empereur », qui lui conseille « de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique ». Autrement dit de quitter l’apparence et la vanité pour la vérité et la tranquillité de l’âme. C’est se retirer au désert comme le Christ, le renoncement monastique médiéval, « la tentation de Venise » d’Alain Juppé, l’exil volontaire à la campagne des retraités. Quitter le monde pour le vrai, quitter la ville pour la nature, quitter les pompes pour la simplicité.

Mais Lucilius le jeune regimbe, il n’est pas si mal dans le monde, à l’âge qu’il a. Chevalier issu d’une famille de sénateurs, riche propriétaire terrien, il veut participer à la vie de son temps et de la cité. Il est gouverneur de Sicile. Sénèque, stoïcien, veut amener son élève resté épicurien à jauger l’empereur Néron et de mesurer sa vie à ce qu’elle pourrait être sans les fastes et les excès du fantasque. Il conseille à Lucilius « la plus douce voie, et de détacher plutôt que de rompre ce que tu as mal noué, pourvu que, s’il ne se peut autrement détacher, tu le rompes ». Autrement dit, citant les Sentences grecques de Crispin, « mieux vaut ne pas vivre que vivre malheureux ». La mort est un choix philosophique, ce qui est ironique puisque tous les opposants à Néron, devenu dictateur et paranoïaque, étaient incités au suicide. Poutine a repris cette façon de gouverner en « éliminant » lui aussi tous ses opposants par la mort.

Le prix de la vertu est-il de mourir si on ne peut lui obéir ? Antigone a dit oui, mais elle avait 11 ans. Elle voulait enterrer selon les rites son frère laissé aux chiens pour avoir désobéi à Créon et aux lois de la cité, considérant qu’il existait des lois plus hautes de la morale universelle, afin d’assurer un au-delà à son grand frère. Mais l’antiquité est loin, qu’en est-il de nos jours, se demande Montaigne ? « Je pense avoir remarqué quelque trait semblable parmi nos gens, mais avec la modération chrétienne », écrit-il, un brin ironique. Nous allons voir pourquoi. « Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissé par-deçà avec sa mère, était poursuivie en mariage par les plus apparents seigneurs du pays ». Hilaire, devenu docteur de l’Église en 1851 selon Pie IX, est mort en 367 et, avant le concile de Latran en 1139, le mariage des prêtres était toléré. Mais comme chrétien, il ne voyait la vertu que dans le ciel et pas sur la terre ; ce serait se souiller que de consentir au mariage pour une fille pieuse. Se marier avec le Christ est bien plus valeureux. « Son dessein était de lui faire perdre l’appétit et l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu ». Mais à cela, ajoute Montaigne « le plus court et le plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières et oraisons, de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde et de l’appeler à soi ». Ce qui advint, et le père s’en réjouit.

Est-il plus étrange que cette attitude, semble dire Montaigne, qui la constate ? « Celui-ci semble enchérir sur les autres » – il est plus royaliste que le roi, plus vertueux que Dieu même qui n’a pas demandé de faire mourir ses créatures, les ayant créés pour qu’elles vivent et s’ébattent sur une terre à leur merci. Et notre philosophe d’ajouter ce trait du Parthes que « la femme de saint Hilaire, ayant entendu par lui comme la mort de leur fille s’était conduite par son dessein et volonté, et combien elle avait plus d’heur d’être délogée de ce monde que d’y être, prit une si vive appréhension (compréhension) de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle sollicita son mari avec extrême instance d’en faire autant pour elle ». Et Dieu sembla lui obéir…

Faut-il vraiment s’ôter la vie pour « fuir les voluptés » ? Montaigne montre que non, sans le dire explicitement car ce serait critiquer un saint de l’Église, donc se faire mal voir des censeurs de son temps. Lui est pour la modération. Se retirer du mondain plutôt que du monde, vivre en tranquillité plutôt que de quitter la vie, être de son temps en montrant son exemple plutôt que de rompre pour le ciel. Les stoïciens ne sont pas contre le suicide, mais en dernier ressort, lorsque le choix devient impossible. Ne pas être esclave du destin ou d’un tyran, voilà ce qui autorise de quitter la vie, car « philosopher, c’est apprendre à mourir » – sous-entendu mourir « bien » parce qu’en ayant « bien » vécu, en philosophe. Les excès chrétiens envers la mort ne sont donc pas ceux des stoïciens – ni ceux que Montaigne approuve.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

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De la modération en tout, dit Montaigne

Dans le chapitre XXX de ses Essais Livre 1, Montaigne explique par Horace et les Anciens que la modération est une valeur essentielle. Rien de pire que l’excès, même de vertu ! Nous voyons bien en notre temps combien les professeurs de vertu, plus moraux que les autres, se haussant du col en étant plus royalistes que le roi et plus vertueux que le dieu, combien ces gens sont vils et méprisables en ce qu’ils confondent la vertu comme exemple et eux-mêmes, qu’ils érigent en modèle. L’orgueil est le pire des péchés chez les chrétiens ; il est le péché contre l’ordre du cosmos chez les Grecs, l’hubris – la démesure – qui d’un homme croit faire un dieu.

« Le sage doit être appelé insensé, le juste injuste,

S’ils vont trop loin dans leur effort pour atteindre la vertu » – dit Horace, cité par Montaigne.

Un désir trop âpre et violent rend vicieuse la vertu affichée – et rend la religion hors de ce qui relie, au profit du sectaire, du sadisme dominateur. « J’aime les natures tempérées et moyennes », dit Montaigne ; en général ce sont gens sains qui n’ont ni névrose ni psychose, dirions-nous aujourd’hui. Gens qui ont été aimés enfants et laissés assez libres, qui se sont épanouis dans un environnement propice avec des parents et des amis normaux. L’immodération dans la vertu comme dans la religion ou dans le sexe est une démesure. « Il est vrai car, en son excès, elle esclave notre naturelle liberté », explique le philosophe.

La vertu ne peut être que modérée si elle veut rester vertu. Tout ce qui est excessif est égoïsme : instincts débridés, passion emportée, esprit délirant. L’équilibre est la clé, l’harmonie et la justesse – équilibre des choses, harmonie des relations, équité du jugement. Les sorbonagres de Rabelais qui savent tout sur tout, ceux qui selon Pascal faisant l’ange font la bête, la bêtise bourgeoise selon Flaubert, la moraline de l’homme malade de Nietzsche, les épris du démon du Bien de Montherlant, les excités du bocal de Céline, l’angélisme exterminateur d’Alain-Gérard Slama, les fanatiques musulmans du djihad, les canceleurs du woke d’aujourd’hui…

Même en amour – dans le mariage selon Montaigne en son temps. L’affection est légitime pour sa femme, la passion non. « Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pièces à garçonner », dit joliment Montaigne. Traduit en langage cru contemporain, on dirait qu’elles s’offrent aux relations mâles. Or le plaisir excessif est à réprouver, dit l’austère Montaigne, en cela chrétien avant tout. Nous avons une autre façon de voir, sans pour autant ignorer la sienne, tant la morale varie d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre. Combien en effet « d’amour » qui n’est qu’emportement des sens ne dure que le temps d’une saison ? Combien de divorces pour incompatibilité d’humeur au bout de quelques années, alors que le sexe effréné s’est émoussé et que le caractère est apparu, de même que l’absence d’esprit ?

Le mariage, selon Montaigne doit être un plaisir retenu car sérieux « parce que sa principale fin est la génération ». Pourquoi, en effet, se marier afin de leur assurer un cadre protecteur si les enfants ne viennent pas – et encore de nos jours ? Est-ce pour chercher une maman ou un papa de substitution ? Pour frimer en société sous peine d’être mal vu ? Pour s’assurer une assurance vieillesse ? Par vulgaire souci fiscal ? Je n’ai jamais compris, pour cela, le mariage gay, qu’il soit entre garçons ou entre filles. Vivre ensemble et « se marier » sont deux choses différentes, et c’est vouloir le beurre, l’argent du beurre et le sourire du fisc que de se vouloir « comme tout le monde » alors que l’on est expressément différent et qu’on le revendique. Montaigne n’en parle pas car, de son temps, c’était un crime puni par l’Église comme par le siècle, mais ce qu’il nous dit en général reste valable en ce cas particulier.

Pire, expose Montaigne, qu’en est-il de ce qui devrait nous soigner ? « A peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par raison ». Les médecins des âmes et des corps ne voient de guérison que dans la douleur et le tourment et nul médicament ne cure s’il n’est amer et difficile à prendre. Une vieille idée, mais absurde, que le mal se guérit par le mal. L’Église nous enjoint de faire pénitence dès qu’un plaisir nous vient, certains se vêtant de haire sur leur chair nue pour souffrir constamment, d’autres se battant régulièrement à coups de discipline comme des collégiens rétifs pour se punir de ce que les adultes ont pourtant le droit de faire. Nos écolos hantés de christianisme ont encore de nos jours ce même tropisme : la vertu d’économie de la planète fera mal, il le faut sous peine de n’être pas efficace : restreignez-vous, mes frères, « l’énergie qui coûte le moins cher est celle qu’on ne consomme pas », dit benoîtement la Rousseau, implacable aux autres mais bien à l’aise dans son statut de fonctionnaire inamovible avec salaire confortable et retraite assurée. Le populo n’a qu’à se repentir, comme jadis les curés le tonnaient en chaire, car la fin du monde approche !

Certains peuples vont même plus loin, qui sacrifient la vie en honneur à leurs dieux, dit Montaigne, comme Cortez le vit au Mexique où les Incas arrachaient le cœur de leurs victimes vivantes pour célébrer le soleil. Ne nous gaussons point, Staline fit de même des Ukrainiens pendant la grande famine, tout comme Mao lors du « grand » bond en avant qui fit des millions de morts, ou Pol Pot en vidant les villes des vils intellectuels à rééduquer aux camps. Tout cela était pour le Bien du Peuple, pour la Vertu de l’Histoire, pour les lendemains qui chantent. Cet excès de vertu était surtout destiné à assurer le pouvoir implacable des dirigeants – tout déviant ou même critique véniel étant assimilé à un espion, à un ennemi du « Peuple », à un Complot « de la CIA ». Ne rions pas trop vite de ces billevesées, certains candidats à la présidentielle 2022 se verraient bien dans ce rôle de professeur de Vertu, dominateurs sans partage de ce qui est Bien ou Mal.

Méfions-nous de l’excès, analyse Montaigne, il cache souvent sous couvert de vertu d’autres vices trop humains : assurer son pouvoir, susciter la peur pour s’imposer, garder le peuple inquiet pour asséner ses idées. De la modération en toutes choses, telle est la vertu – et l’excès de vertu est une faute qui mérite le mépris et qu’on la combatte sans merci.

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Arlette Jouanna, Montaigne

Longtemps je me suis accoutumé à Montaigne. Dès la classe de quatrième déjà, où nous étudions ses textes en cours de français, j’aimais son tempérament convivial gascon adepte du quant à soi critique. Certes, comme il le prévoyait en son temps, sa langue est un obstacle, elle n’a pas passé les siècles et le français tend plus du parler du nord que de celui du sud. Mais notre époque permet de lire Montaigne en français d’aujourd’hui – que nul ne s’en prive !

Arlette Jouanna est spécialiste du XVIe siècle français, le siècle des guerres de religion et de Michel Eyquem de Montaigne. Elle brasse d’une vaste érudition les multiples documents, manuscrits, lettres, comptes-rendus « secrets » du Parlement de Bordeaux, témoignages du temps, archives publiques, qui permettent d’établir à peu près la vie du philosophe. Elle récuse certaines idées reçues sur son « scepticisme », son incroyance, ses origines vaguement juives. Montaigne n’est rien de ces étiquettes hâtivement plaquées pour passer à autre chose. L’auteur rappelle p.232 que, si l’Eglise catholique n’a que peu objecté à la parution des Essais, elle a agi de façon toute politique mais d’une effarante niaiserie spirituelle et intellectuelle en mettant à l’Index tout Montaigne de 1676 à 1966 ! Soit un siècle après la parution des Essais – mais pour trois siècles.

Montaigne est un homme, et il prend conscience de soi ; il invite tous ses lecteurs à faire de même. Il n’est pas donneur de leçon ni auteur de maximes à afficher sur les murs de sa chambre mais un accoucheur des âmes comme Socrate qu’il prisait fort. Il veut faire réfléchir, engager le dialogue, inciter à penser par soi-même : « les Essais sont une incitation à converser avec leur auteur » p.353. Lui s’observe et s’observe en son milieu ; il tire des leçons des autres et de lui-même, de ses amis, des puissants dont il dépend, de ses amours, des auteurs des livres qu’il lit. Il a accumulé près de mille volumes dans sa bibliothèque, qu’il appelle encore « librairie » comme les anglais en ont conservé l’usage depuis Guillaume. Principalement des antiques, grecs et romains, mais aussi des contemporains qui font réflexions de théologie ou de politique. Chacun peut garder sa liberté tout en consentant aux conditionnements de sa famille et de son milieu comme à la « longue accoutumance » aux lois, dès lors considérées comme « naturelles » : il suffit d’instaurer une distance critique et de les apprécier en raison. Il est nécessaire, en son logis ou profession, de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » p.129.

C’est que l’époque est radicale, la France connait huit guerres civiles successives car déchirée entre catholiques intransigeants allant jusqu’au coup d’Etat par l’assassinat du ministre Coligny puis du roi Henri III, et protestants qui se nomment chrétiens « réformés » et qui veulent la libre expression et la liberté de culte. Mission impossible dans un royaume encore féodal où un peuple requiert un roi, une foi. Montaigne, justement, s’y emploie, partant de la réflexion de son ami La Boétie, trop tôt disparu, que l’obéissance fait le pouvoir, pas l’inverse. Or, qui a des certitudes, religieuses ou politiques, a en même temps le désir irrépressible de les imposer, y compris par la violence. Montaigne prône de passer de l’allégeance à un homme à l’allégeance à un principe supérieur, « la cause générale et juste ». Ce qui reste actuel en politique où une fidélité au « grand homme » (de Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Macron) dérive trop souvent vers le pire au détriment de l’intérêt général.

Pour Montaigne, « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et les formes reçues » p.13. Car juger en critique ne signifie pas s’opposer à toute force. Contrairement aux néo-platoniciens de son temps (qui subsistent chez nos hégéliens ambiants), Montaigne ne croit pas que l’on change une société par décret ; à l’inverse, les coutumes doivent être limées avec le temps. Le libéralisme français des Lumières sortira tout droit de ce penser-là.

Il est toujours actuel, Montaigne malgré sa langue archaïque : « L’explication vient sans doute de ce que, comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays » p.16. Il « s’essaie » à y penser et nous convie à faire de même pour notre temps.

Réserve envers les séducteurs politiques et religieux, ouverture à l’étonnement, modération de conduite sont ses principes de vie, bien utiles en temps d’incertitudes. Avec le mouvement, pour ne pas s’enkyster : « j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît » p.214. Rappelons aux vierges effarouchées de garde que branler signifie bouger en français archaïque. D’où les voyages que fit Montaigne en Allemagne, en Italie, à Paris, à Rouen… Comme moi, il en jubile, heureux des découvertes et surprises, toutes matières à réflexion.

« Car l’essentiel est bien là », écrit la biographe : « se mettre au service de la vie et en apprécier toutes les jouissances, tant intellectuelles que corporelles. Sans cette exigence fondamentale, la liberté perdrait tout son sens » p.314. Ce pourquoi Montaigne détaille ce qu’il mange et boit, ce qu’il aime, comment il va à la selle et combien il désire baiser même en âge avancé. C’est que la bonne harmonie du corps, du cœur et de l’esprit est nécessaire à la sagesse car qui ne se conduit pas soi, comment pourrait-il s’offrir en exemple aux autres ?

L’essentiel est de faire fonctionner son esprit comme fonctionne son cœur ou son corps. Il y a une jubilation à baiser ou à goûter des mets, une joie à admirer et à aimer, une exaltation à penser. L’élan est autant dans la réflexion que dans le désir ou la volonté. C’est là réellement vivre et s’éprouver vivant, dans cette « puissance » en acte comme aurait dit Nietzsche. Nul besoin d’accomplir de grands exploits ou des actes mémorables, la vie la plus banale peut devenir un chef-d’œuvre, si elle est en pleine conscience de soi.

Michel de Montaigne s’est éteint le 13 septembre 1592 et cette biographie soignée lui rend un hommage mérité.

Arlette Jouanna, Montaigne, 2017, Biographies NRF Gallimard, 459 pages, €24.50 e-book Kindle €17.99

Montaigne, Les Essais, collection Bouquins Laffont 2019, 1184 pages, préface de Michel Onfray, €32.00

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Montaigne redécouvert adulte

Montaigne était un auteur du programme de français au lycée. On l’étudiait par fragments en seconde, un peu rebuté par son vocabulaire archaïque à un âge où l’on pense à autre chose. J’en garde le souvenir d’un auteur à la sagesse sympathique mais peu philosophe et peu actuel. Ô combien j’avais tort ! A 15 ans, j’étais plus préoccupé par les amours. Il faut laisser passer les années pour découvrir Montaigne.

Il est mort le 3 septembre 1592 et cet anniversaire de quatre siècles a suscité quelques commémorations. Une émission sur France-Culture, un quart d’heure au réveil chaque matin du mois d’août 1992, m’a donné le goût de le relire. Elle était réalisée par André Comte-Sponville, un philosophe à peu près de mon âge duquel je me sentais proche. Avant de plonger dans le texte brut, une fois n’est pas coutume, j’ai désiré me mettre l’eau à la bouche en lisant quelques textes accumulés dans ma bibliothèque sur cet auteur tout d’affinités : Montaigne d’Elie Faure (1923), Montaigne par Stefan Zweig (1942), Montaigne par lui-même de Francis Jeanson (1951), Montaigne ou la philosophie vivante dans Une éducation philosophique d’André Comte-Sponville (1989).

C’était vingt ans après l’avoir rébarbativement « étudié » au lycée. J’ai retrouvé sa sagesse sympathique mais, contrairement à mes 15 ans, j’ai considéré qu’il est un maître en philosophie, moins théoricien qu’adepte de la vie bonne, et qu’il est éminemment actuel – ou plus précisément inactuel, de tous les temps.

Montaigne est un philosophe né d’une époque de troubles. Fils d’un anobli de fraîche date, ex-marchand de poissons bordelais, aux origines peut-être en partie anglaise par son père et juive par sa mère issue de courtiers convertis venus d’Espagne, il passe sa vie en pleine guerre civile pour la religion, au moment où l’Amérique vient d’être découverte. Tout cela pouvait le forcer à choisir son camp et à le servir par conformisme, mimétisme ou fidélité. Il n’en a rien été. Il s’est plutôt retiré de la scène, préférant la curiosité, la tolérance, la modération. Il a servi son roi mais en gardant son quant-à-soi, catholique de raison mais guère de foi.

Il a été aimé dans son enfance par un père attentif à le bien éduquer, sans forcer son désir. Il a connu l’amour des femmes dès sa plus tendre puberté puis, jeune homme, le bonheur d’une amitié rare avec La Boétie. L’humeur mélancolique venue de la mort trop jeune de son ami lui a « mis en tête cette rêverie de se mêler d’écrire ». Comme tout homme solitaire et de faible mémoire des noms, lieux et dates, l’écriture a tenu le rôle d’amie, à la fois confidente et miroir, mémoire et chronique d’une vie. « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Ce sont moins les faits qui comptent que la manière de les penser et de les vivre. Le style est inimitable parce qu’éminemment personnel. Les Essais sont exemplaires, matrice des journaux et carnets des auteurs à venir.

Les spécialistes distinguent trois périodes chez Montaigne : 1/ la connaissance de soi, l’étape stoïcienne ; 2/ la connaissance de l’homme, le doute sceptique ; 3/ la pratique de soi, l’amour de la vie.

La période stoïcienne est celle où Montaigne commente les auteurs anciens. Ils sont hautains, inaccessibles, c’est une « exagération de sagesse ». Les superbes philosophies et les comportements surhumains sont illusions. Montaigne décrit son moi et il n’est pas d’un surhomme mais d’un homme simple. De même son style ne plane pas dans les hauteurs du jargon : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Le style, c’est l’homme même. Et son style est sa philosophie. Il « écarte de lui les idoles capitales de la vérité, de l’immortalité et du bonheur qui permettent au commun des hommes de vivre sans réfléchir, et de maudire la souffrance plutôt que de tenter d’apprendre à s’en servir », dit Elie Faure. Ce que Montaigne retient de la sagesse antique est la force que procure la liberté intérieure. La puissance vitale des passions est germe des vertus – et la plus haute des vertus est celle d’équilibre. « Le vice (…) n’est que faute de mesure ».

La période sceptique est celle où il en vient à récuser tous les dogmes, tous les préjugés, toutes les éducations parce que l’expérience de chaque homme est unique et qu’elle seule vaut pour lui. « La vie n’est de soi ni bien, ni mal ». Les rencontres avec les autres, les lectures, les voyages, aiguisent la faculté de jugement parce qu’ils provoquent la réflexion personnelle. Le spectacle de la diversité engendre la perception de ce qui, en chaque homme, est commun à tous, et de ce qui est unique. La vérité ne peut être que relative, ici et maintenant ; elle peut servir d’exemple, non de dogme. Le doute seul, placé au seuil de la connaissance, peut y introduire le jugement. La science fixée ne travaille « qu’à remplir la mémoire » et laisse « l’entendement et la conscience vides ». La vertu la plus éminente de Montaigne, en cette période est l’exigence de sincérité sur soi. Si une sagesse humaine est possible, elle ne peut se concevoir que dans les limites de l’humaine condition. « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance ». Nous ne saurions être dieu ; notre être, dans sa nature profonde, échappe à notre connaissance et notre existence est soumise à ce qui vient de la « fortune » (le hasard). Ce sont les prétentions de notre esprit qui introduisent en notre vie incertitude et discorde. Notre existence est rendue absurde par l’illusion de pouvoir découvrir quelques valeurs transcendantes. Dès lors, « nous pensons toujours ailleurs », nous ne vivons jamais « à propos ». « A quoi faire ces pointes élevées de la philosophie sur lesquelles aucun être humain ne peut rasseoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force ? » La nature commande, le sage l’accepte. Nous qui ne sommes qu’humain, vivons en humain – ni ange, ni bête. Le corps comporte en lui-même sa sagesse, qui est amour du plaisir et de la joie. Le secret du bonheur est simple : « étendre la joie » et « retrancher autant qu’on peut la tristesse ». Voilà tout Montaigne désormais : « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la lune : toujours serein ».

En son ultime période, il est lui-même. Il aime la vie, parfait à la bâtir en acceptant sa « folie ». Il aime les êtres comme ils sont, avec respect, lucidité, acceptation légère, joyeuse. « La plus grande chose au monde est de savoir être à soi ». Elie Faure résume cette sagesse avec lyrisme : « L’essentiel est de ne pas perdre de vue qu’il y a en nous une forme supérieure de nous qu’il n’est pas impossible d’effleurer de temps à autre, ne pas ‘feindre une vérité’ qui n’est pas notre vérité, de connaître que nous sommes faibles pour épier notre faiblesse et éviter ses traquenards. Laissez les livres et les mots, regardez-vous, cultivez-vous. Que votre fermeté devant le néant et la vie ne vienne pas des recettes que vous recevez d’autrui mais des réalités d’enthousiasme à la vivre et d’imagination à le peupler qui n’appartiennent qu’à vous ». Nulle morale mais une éthique, c’est-à-dire une conscience personnelle qui n’ignore pas la morale commune de son temps et de son peuple, mais qui la juge et la pèse, la filtre à sa propre expérience et la rend relative. Il faut régler sa vie avec intelligence, ordre, mesure, authenticité, lucidité, tolérance. « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste ». Pour saisir la vie à chaque instant, il faut être en pleine adéquation avec elle. Il faut être « juste » comme sonne un accord musical, en harmonie avec l’existence. C’est pourquoi la vérité est toujours préférable au mensonge ; elle rend libre parce qu’elle met en accord l’être et le monde. « Nous sommes partout vent », et vent est sagesse, ou plutôt sage est le vent parce qu’il est mouvement, qu’il passe et emporte.

Cela est un « savoir vivre ». « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ». La sagesse de chacun n’est issue que de la vie même de chacun ; celle de Montaigne est un exemple à suivre. Comme tout maître, il faut le quitter pour devenir soi.

« J’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne. » La mort viendra, mais elle est une fin, non un but. « La vie doit être elle-même à soi sa visée, son dessein ». Michel de Montaigne est un maître en art de vivre ; il se donne tout entier à ce qu’il fait, en son présent. Car le temps passe et l’existence nous est limitée. « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie ».

Faisons comme lui, imitons-le en sa sagesse humaine : « Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent, peu en fantaisie ».

Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier avec préface de Marcel Conche, notes et explication sur les termes et expressions de l’époque, d’une chronologie sur la vie et l’œuvre, d’un appendice sur l’influence des Essais, d’un index et de la liste des inscriptions portées sur les murs de la librairie, PUF Quadrige 2004, 1504 pages, €46.00

Montaigne, Les Essais, Folio 2009 coffret 3 volumes, 2208 pages, €25.00

Montaigne textes choisis et commentés par Marie-Madeleine Fragonard, professeur de littérature française à l’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III), Pocket 2009, 544 pages, €5.50

Montaigne, Les Essais, Gallimard Pléiade 2007, édition Jean Balsamo, 2080 pages, €80.50, 

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Montaigne éducateur

Le projet éducatif est le révélateur d’une philosophie de l’existence. En son livre I des Essais, dans son chapitre 25 « Du pédantisme » et 26 « De l’institution des enfants », Montaigne se livre tout entier. L’éducation qu’il prône est celle du gentilhomme apte à juger pour commander à une époque, la Renaissance, où l’on redécouvre la vertu antique faite de rigueur et d’harmonie.

Il faut enseigner le discernement et la modération par de bons maîtres armés d’une sévère douceur qui font observer l’élève et exercent son jugement par l’exemple, exercent son corps et l’aguerrissent, tout en lui apprenant la civilité et la modestie.

Pourquoi apprendre ? Montaigne répond : pour se connaître, devenir meilleur, être libre. Comment apprendre ? Comme un homme doué de la faculté de discerner, non comme un perroquet qui n’est que mémoire stérile. « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne visent qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » L’entendement, c’est la raison, la faculté pensante, l’outil logique qui permet de comprendre et connaître, le mécanisme qui règle la pensée. La conscience est la faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité, de la juger, donc de se connaître lui-même et de s’améliorer. La science se doit de servir la conscience car « que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère ? Si elle ne se transforme en nous ? Si elle ne nous augmente et fortifie ? » Retenir « un peu de chaque chose et rien du tout (à fond), à la française », est de peu d’utilité. Car « le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. » « Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. » Aussi, pour le bien de l’élève, « il me semble que les premiers discours de quoi on lui doive abreuver l’entendement, ce doivent être ce qui règle ses mœurs, qui lui apprennent à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libre. »

Pour cela, il faut de bons maîtres. Ils doivent être dignes, pédagogues et d’une sévère douceur. Aujourd’hui comme hier ils sont rares et confondent souvent les paroles et l’action. « Le paysan et le cordonnier parlent de ce qu’ils savent, les pédants il leur échappe de belles paroles (…) ils savent la théorique de toutes choses, cherchez qui la mettent en pratique. » Le paysan et le cordonnier, s’ils se fourvoient, la nature et la matière sanctionnent leurs erreurs ; pas les pédants, qui peuvent disserter à l’infini et retomber dans leurs discours sur un semblant de cohérence. C’est pourquoi il faut être attentif à la personnalité de qui enseigne. « La science (…) n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point. » Aussi, « ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on n’y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science. » Où Montaigne, abreuvé aux mêmes mamelles, fait écho à Rabelais pour qui « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La méthode d’enseignement se doit d’être, comme la conduite que l’on veut enseigner, opiniâtre et modérée. « Cette institution se doit conduire par sévère douceur, non comme il se fait. » La discipline de l’esprit se règle sur celle du corps. « Ôtez-moi la violence et la force ; il n’est rien à mon avis qui abâtardissement si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu’il lui faut mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. » Tel il sera de physique et de caractère, tel il sera à l’étude. La constance, la tempérance, l’effort, s’apprennent par le corps ; il discipline l’esprit aussi bien. Le maître doit habituer l’enfant à tout, au physique, au moral, comme au savoir.

Car le meilleur apprentissage se fait par l’exemple, mais aussi par les exemples.

Lycurgue, comme les Perses, fournissait aux prime-adolescents des maîtres de vaillance, de sagesse et de justice. Aucune mention n’était faite du savoir livresque. « La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions ; et s’ils condamnaient et louaient ou ce personnage ou ce fait, il fallait raisonner leur dire et, par ce moyen, ils aiguisaient ensemble leur entendement et apprenaient le droit. » Un enfant n’est pas une page blanche et, selon Montaigne, « il est difficile de forcer les propensions naturelles. » Mais le pédagogue doit faire confiance à son élève et, afin de le faire s’épanouir au mieux de ce qu’il est, de « l’acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables. » À lui de doser l’effort et d’exciter la curiosité de son élève ; à lui de le guider, de proche en proche, dans sa réflexion par une démarche adaptée.

Il est souhaitable que « selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commence à la mettre sur la monture, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour (…). Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tous ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache. » Notons les mots de Montaigne : goûter, écouter, proportion – l’expérience, le dialogue, la mesure. Toute éducation se fait dans la vie, sur le tas, au réel ; elle ne peut rendre meilleur que s’il y a dialectique entre le maître et l’élève, écoute mutuelle dans le respect l’un de l’autre ; mais le maître a la compétence du chemin, à lui de doser l’enseignement, la réflexion et l’expérience. Ce qui compte est le sens de la leçon, non les mots, « qu’il juge du profit qu’il en aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. »

Ce qui compte, dans l’enseignement, est la formation de la personnalité : « qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. (…) Qu’on lui propose cette diversité de jugement : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fous certains et résolus. » La soif de certitude, propre à l’adolescence, doit ainsi être contrée par un entraînement au doute, cette modestie du jugement de tous les instants. Nombre des exemples de la vie quotidienne a ce rôle et « à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers. »

Montaigne critique tout aussitôt un travers français qui a perduré jusqu’à nos jours : la pédanterie plutôt que la curiosité, la légèreté à justification culturelle qui fait encore le fonds des hordes de touristes plutôt que la curiosité humaine. « La visite des pays étrangers », donc, « non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda (…), mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » Bien au contraire, « on l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout. (…) Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant ; il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise, car tous sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction. » Pour apprendre, il faut observer, et la fonction du pédagogue est de susciter le désir d’observation : « qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne. » Et l’homme en société est éclairant : « il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. (…) C’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bons biais. »

Tous ces exemples pris dans la maisonnée, dans la vie de tous les jours, lors des voyages, du commerce des hommes, de la fréquentation de la société, « tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse. » Comparaison, sens du relatif, modestie, entraînent à juger en raison et avec modération. Avec ce détachement nécessaire à l’exercice de la réflexion.

À ce stade, et dans son prolongement, vient le commerce des livres : « en cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. (…) Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. » Là encore, point de respect pour l’apparence : bouvier ou grand seigneur, l’élève doit l’observer pareillement, l’écouter et en tirer profit. Même démarche pour la chose écrite, l’élève ne retiendra « pas tant les histoires qu’à en juger. » « Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. (…) Il faut qu’il s’imprègne de leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. »

L’esprit cependant n’est pas tout, mais le corps et le caractère participent de l’éducation : « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme » ! « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il faut aussi lui roidir les muscles. » « Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et l’élégance de la personne, se façonnent en même temps que l’âme. » L’un retentit sur l’autre comme déclaraient les anciens : un esprit sain dans un corps sain. On ne forme pas un intellect mais un gentilhomme, que diable !

L’esprit vif, le jugement réfléchi, vont avec un maintien gracieux, un corps agile et fort, une maîtrise de soi et une civilité élégante. Car on respectera l’autre sans chercher à le changer. « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise ; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence, car c’est d’une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à faire, ni contrevenir aux mœurs publiques. »

Le guide suprême reste la vérité. On peut composer avec le monde, respecter les autres et accepter leurs sottises ; on gardera son quant-à-soi et son jugement. Mais « qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra ; soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque raisonnement. » L’objectif du savoir est la philosophie, qui est méthode de sagesse et permet de bien vivre et de bien mourir. Sa formation achevée, l’élève aura les moyens de l’aborder, de la goûter : « que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour guide. »

La philosophie n’apparaît revêche que par le pédantisme. Or, « elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. » La philosophie rend heureux car elle est harmonie. « L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise, doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la Lune : toujours serein. » Santé, aisance, grâce et fierté, allégresse, bonté – tels sont les bienfaits de l’équilibre : une juste réflexion, la civilité des relations, la tempérance du corps. L’élève bien éduqué vivra la philosophie : « on verra s’il y a de la prudence en ses entreprises, s’il a de la bonté et de la justice en ses déportement, s’il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptés, de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau, de l’ordre en son économie. »

La philosophie est règle de vie. « Le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficulté que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le règlement (la modération), c’est son outil, non pas la force. (…) C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en goût. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise vers ceux qu’elle nous laisse ; et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusqu’à satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. »

Toute l’Antiquité est là, dans cet accord profond que Montaigne fait sien entre la nature et l’homme. Ce qui est plaisir est voulu par la nature, donc bienfaisant. La philosophie aussi participe de cette abondance, de cet accord religieux de l’homme et du monde. La vraie vertu « aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ses biens-là règlément, et les savoir perdre avec constance. »

Ayant acquis cela, l’enfant est devenu un homme, armé pour l’existence. Y a-t-il aujourd’hui une ligne à changer à ce projet éducatif ?

Michel de Montaigne, Les Essais (en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1376 pages, €32.00

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Kazuo Ishiguro, Un artiste du monde flottant

Malgré son nom japonais, Ishiguro est anglais, arrivé dans le pays à l’âge de dix ans. Depuis cette année 2017, il est Prix Nobel de littérature, ce qui permet de récompenser deux pays à la fois, et deux cultures. Une manière de ne pas choisir selon la lâcheté contemporaine, comme attribuer le Prix Nobel de la paix à une constellation d’organisations et le Prix Nobel de physique ou de médecine à un trio à chaque fois.

Le lecteur connait Ishiguro peut-être sans le savoir, car il est l’auteur du livre dont est tiré le fameux film Les Vestiges du Jour, adapté au cinéma par James Ivory en 1993 (et chroniqué sur ce blog).

Ce roman d’il y a trente ans évoque le Japon d’après-guerre, de 1948 à 1950. Masugi Ono est un vieux maître de peinture qui s’est formé dans le Japon traditionnel, a exalté le Japon patriotique dans les années 30, avant de prendre sa retraite et de jouir d’une « réputation » après la défaite. Il est passé du monde flottant au monde moderne via la guerre, comme nombre de Japonais de sa génération. Le « monde flottant » est défini p.163 comme « ce monde nocturne du plaisir, du divertissement et de l’ivresse ». Dès lors, quel sens donner à sa vie ? A-t-il eu tout faux au vu des circonstances ? Est-il irrémédiablement condamné ? « Coupable » dirait la culture chrétienne, mais cette culture n’est pas celle du Japon.

A l’occasion du mariage tardif à cause de la guerre de sa seconde fille (26 ans), ce qui ne se fait pas sans intermédiaire choisi par les familles ni sans enquête sur l’honorabilité des parents, le passé ressurgit. Et avec lui les souvenirs. Par petites touches, lors de digressions sans nombre et non sans cet understatement typiquement anglais, l’auteur expose au fil de sa mémoire les épisodes de l’existence de l’artiste.

Son maître ne rêvait que de l’ailleurs, ce monde flottant et illusoire de la nuit, dont il cherchait à saisir l’essence. L’élève est devenu maître à son tour lorsqu’il a trouvé sa voie et donné un sens réaliste à ses œuvres – au risque de tomber dans le travers de l’actualité, ce patriotisme dévoyé des militaires qui a conduit à la guerre et à l’humiliante défaite. Ses élèves à leur tour l’ont quitté pour trouver leur voie, plus américanisée. Et c’est le petit-fils de sept ans, Ichiro (dont le lecteur se demande s’il n’est pas un avatar de l’auteur lui-même), qui dessine à son grand-père le monstre préhistorique a face de lézard du cinéma de cette époque (l’auteur télescope-t-il ses souvenirs ? le premier Godzilla n’est sorti qu’en 1954).

La vie passe et il ne faut rien regretter, même si l’on a commis des erreurs (comme cette exaltation patriotique qui fit « peut-être » beaucoup de mal), car chacun peut apprendre de ses erreurs. Voir dans l’ancien Japon une décadence qui a conduit au raidissement est aussi vain que voir dans le nouveau Japon une décadence de l’ancien. Le monde change et seuls ceux qui ne savent pas s’adapter sont condamnés. « Le nouvel esprit du Japon n’était pas incompatible avec les joies de l’existence, autrement dit il n’y avait aucune raison pour que la recherche du plaisir allât de pair avec la décadence » p.76.

Ce qui compte est d’être soi, de faire de son mieux et de croire en ce qu’on fait (p.224), d’accepter le temps qui passe et de s’y couler avec intelligence : « un trait de caractère qui finit par faire de moi un homme très respecté : la capacité de penser et de juger par moi-même, au risque de heurter mon entourage » p.81. Le Japon, société très communautaire, pratique l’évitement de ce qui fâche et le politiquement correct. Dire autrement que les autres est mal vu, sauf si c’est dit dans les formes et avec modération. Ce que le grand-père Ono pratique avec art, tant avec son petit-fils dont il se préoccupe de la fierté des sept et huit ans, que de ses filles qu’il veut marier pour qu’elles soient heureuses, des belles-familles à séduire pour le faire, et des anciens maîtres et élèves qu’il a eus et qui pourraient le desservir ou le servir en ce dessein.

Ono est adepte de la voie moyenne, que l’on pourrait appeler chez nous « libérale », en ce sens qu’il garde toujours un équilibre entre la communauté et le soi. Il parle ainsi à ses élèves : « s’il est juste de respecter les maîtres, il importe aussi, toujours, de remettre leur autorité en question. Cette expérience m’a appris à ne jamais, comme on dit, suivre le mouvement en aveugle ; elle m’a appris, au contraire, à considérer attentivement la direction dans laquelle on me poussait. Et s’il est une chose à laquelle je vous ai toujours tous encouragés, c’est bien à essayer de vous élever contre la force des choses » p.86. Pour cela, un truc de prof, avoué p.157 : « Il n’est nullement souhaitable, en effet, de toujours dire à ses élèves ce que l’on sait et ce que l’on pense : dans bien des cas, il est préférable de se taire pour leur donner la possibilité de débattre et de réfléchir par eux-mêmes ».

C’est à une réconciliation du Japon avec lui-même que convie Kazuo Ishiguro, mais aussi peut-être à une réconciliation de Kazuo déraciné anglais avec Ishiguro né japonais. Ce roman subtil évoque le charme de l’existence au soleil levant, le passage des générations, et la sagesse de la mémoire.

Je me pose cependant quelques questions sur la traduction de Denis Authier, souvent compassée, et qui n’hésite pas à affubler le cèdre de « feuilles » p.102, alors que – même dans Paris – chacun peut voir que ce genre d’arbre n’a guère que des « aiguilles » !

Kazuo Ishiguro, Un artiste du monde flottant (An artist of the floating world), 1986, Folio 2009, 352 pages, €22.15 (car épuisé et très demandé depuis le Prix Nobel…)

Les pages citées sont tirées de l’édition 10-18 1990 en 233 pages

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Survivre dans la mutation mondiale

J’ai eu le plaisir intellectuel de rencontrer Henri de Castries, ancien PDG d’Axa aujourd’hui volontairement retiré des affaires à 63 ans (mais devenu président Europe pour le fonds américain General Atlantic). Cet ancien scout catholique élevé à Passy, issu d’une famille de vieille noblesse et marié à une famille de vieille noblesse, a suivi les étapes de la méritocratie républicaine : HEC, ENA, colonel de réserve parachutiste, Inspecteur des Finances durant quatre ans avant d’intégrer l’entreprise privée d’assurances Axa, dont il a prolongé la stratégie de Claude Bébéar par une adaptation mondiale et numérique.

Dans un brillant exposé sans notes il a donné sa vision de l’avenir de la France, compte-tenu de la dynamique historique. C’est un message puissant, à la Fernand Braudel, pour déterminer les courants de long terme qui s’imposent malgré qu’on en ait, les tendances à moyen terme sur lesquelles on peut encore peser, et les actions à court terme prises dans le jeu pervers des ego et de la petite politique.

Ce qui détermine le monde global aujourd’hui, et qui s’impose à tous, c’est le climat, la démographie et le combiné éducation et technologies numériques.

Sur le climat, le réchauffement est inévitable. Ce qui veut dire montée des eaux marines, ouragans, modification de la flore et de la faune. Comme près de la moitié de la production mondiale se trouve à moins de 50 km de la mer, chacun peut imaginer les bouleversements induits – que l’on peut et que l’on doit prévoir.

La démographie est inscrite dans les naissances passées, dans les pratiques culturelles d’enfanter aujourd’hui, dans les progrès fulgurants de la médecine… et dans les pandémies inévitables en monde global. Le risque est majeur pour l’Europe, Russie comprise. Car, sur les douze pays à démographie déclinante, neuf se trouvent en Europe, notamment la Russie et l’Allemagne. En même temps, aux portes mêmes de l’Europe se trouvent une Chine démographiquement puissante et avide des matières premières des étendues dépeuplées de Sibérie, et une Afrique qu’une courte distance méditerranéenne sépare de l’eldorado économique fantasmé. D’ici 25 ans, 4 à 5 millions d’Africains ne trouveront pas de boulot chez eux chaque année. Où vont-ils aller ? Nous avons donc l’impératif devoir de développer l’Afrique (qui commence à bouger) et à encourager l’entreprise locale, parce que l’intégration de millions d’allogènes à cultures différentes menace le destin de la civilisation européenne. C’est moins la menace d’un islam radical que la menace du nombre et la rapidité de l’appel d’air qui doivent être gérés. Envers la Russie, confrontée aux mêmes problèmes que nous, il nous faut négocier et s’entendre. En restant ferme sur nos intérêts mais en reconnaissant des questions communes (sur le Moyen-Orient, l’énergie).

Le numérique chamboule toute l’éducation. Les gens de sa génération (et de la mienne) ont été formés à l’écriture à la plume et à la lecture de gros livres érudits. De « lire, écrire, compter » ne reste plus guère que compter… Les écrits se dictent ou se tapotent, la lecture se réduit à sa plus simple expression, l’image remplaçant très vite le texte et l’orthographe (voire la grammaire) étant ignorées comme inutiles. Ce qui est indispensable aujourd’hui est moins la faculté de lire que de rechercher et de juger des informations pertinentes. Notre école publique est-elle préparée à ce monde déjà là ? La formation professionnelle tout au long de la vie, puisque chacun va changer dix fois de métier et plusieurs fois de statut (salarié, autoentrepreneur, libéral, peut-être un temps fonctionnaire), devient impérative ; faut-il la laisser entre les mains de partenaires sociaux moins soucieux d’avenir que de cette manne ?

Les tendances à moyen terme se trouvent pour nous surtout en Europe. L’Amérique s’éloigne avec Trump et la mentalité de ses électeurs qui préfèrent ériger un mur entre eux et le Mexique, ériger une barrière mentale contre l’idée de réchauffement climatique, et une solide barrière monétaire sur leurs intérêts immédiats. Sans l’Europe, la France n’est rien, peut-être bientôt plus « une nation » tant les politiciens nationaux sont déconsidérés, leurs partis en miettes, et que le local (commune, intercommunalité, région) est nettement plus populaire. Sans parler du communautarisme qui vient, pas seulement religieux mais aussi idéologique, sectaire – dans les médias et le politiquement correct.

Partout en Europe est menacée la classe moyenne et, avec elle, la démocratie et les libertés. Car le libéralisme est associé aux classes montantes, avec pour fond mental le christianisme qui a assuré deux choses : chacun est considéré comme individuellement responsable pour discerner le bien et le mal, et on ne peut faire société sans considérer le sort des autres. Ce qui veut dire que la raison prévaut et que la modération doit être. Le « juste » n’est pas seulement la justice mais aussi la modération. C’est ainsi qu’il y a une « religion » de la laïcité qui va au-delà de ce qui est raisonnable, alors que nous devons associer les croyants d’autres religions que chrétienne dans la même nation.

Dans le court terme politicien, tout cela doit se traduire par une adaptation à l’Europe sur la fiscalité, le droit du travail, le fonctionnement commun des traités. Mais aussi par un effort crucial français sur l’éducation et la formation professionnelle, pour assurer un niveau de chômage moins indécent comparé aux pays voisins que nos 10% de la population active. Car on ne fait pas société sans travail, c’est le chômage qui a conduit historiquement aux extrémismes, avec la crispation religieuse en sus comme dans toutes les périodes de grand bouleversement du monde (Renaissance, Révolution, guerre de 14).

En ce sens, le gouvernement Macron va dans la bonne direction, même s’il ne va pas assez loin.

Que sera la France en 2025 ? Peut-être une nation qui continue de compter (avec le seul siège permanent de l’Europe au Conseil de sécurité de l’ONU depuis le Brexit) – mais à condition d’être soi-même un exemple. Ce qui ne va pas sans redéfinition de la dépense publique, qui dépasse aujourd’hui 56% du PIB pour des avantages d’Etat-providence qui se réduisent. Ce qui ne va pas non plus sans sélection des meilleurs, dans la bonne tradition républicaine (et sur l’exemple chinois actuel), pour assurer des élites de l’administration et des entreprises à la hauteur des défis permanents. Quand des gens de 30 ans créent en dix ans plusieurs entreprises qui valent des milliards, la génération des installés doit se poser la question du comment. La hiérarchie traditionnelle et la production classique sont-elles adaptées aux nouveaux besoins et aux nouvelles façons de vivre ?

Penser loin et analyser global est rare parmi nos dirigeants – notamment sous les socialistes et avec François Hollande. Henri de Castries a couché dans la même chambrée, comme Jean-Pierre Jouyet, lors de leur service militaire commun en 1977 à Coëtquidan. Il sait de qui il parle. « Ne pas jouer les hamsters qui tournent sur place dans leur roue » est le mantra qu’il récite… mais que trop peu appliquent parmi ceux qui ont à diriger aujourd’hui.

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Samsâra de Pan Nalin

samsara de pan nalin dvd 2001 prestige
Ce film italo-franco-indo-allemand se passe au Ladakh, l’Himalaya indien. Il a été tourné par un Indien du Gujarat, Pan Nalin, en trois langues : hindi, ladakhi et tibétain – avant d’être doublé pour la diffusion internationale. Il met en scène des acteurs et des amateurs, les somptueux paysages d’altitude de la montagne à nu, vite verdoyante dès qu’il y a de l’eau, et la lumière crue qui ne veut rien laisser dans l’ombre. Il a pour thème le désir et le renoncement, le dilemme de la vie spirituelle ou de la vie charnelle.

Samsâra est le monde dans lequel nous vivons, où nul bien n’est sans mal et nul mal sans quelque bien. Irrémédiablement mêlé en bon et mauvais – tout relatifs – c’est l’univers de la majorité des humains, hommes, femmes, enfants, bêtes et plantes. La vie spirituelle fait échapper certains de cette existence matérielle en les vouant dès l’âge de cinq ans aux monastères. Des moines adultes, jeunes et vieillards, s’occupent des enfants et des adolescents, leur apprennent les rites et la méditation, les encouragent dans la Voie. Car chacun doit trouver la sienne : nul Dieu tonnant, jaloux et vengeur, pour vous commander une fois pour toutes ce qu’il faut que vous fassiez à chaque heure de la journée ! C’est à chacun de suivre son karma et de se réincarner de plus en plus haut dans la spiritualité avant le nirvana final, la fusion avec le grand Tout universel.

Le bouddhisme tibétain, antique, mystérieux et profond, nous change avec bonheur des religions du Livre, volontiers impérialistes, autoritaires et rigides. Tashi (Shawn Ku), jeune moine dans sa vingtaine, a été l’un de ces petits amenés à cinq ans au monastère. Il s’est retiré pour une méditation profonde dans un ermitage de montagne. Trois ans, trois mois et trois jours plus tard, une procession de moines à pied et à cheval traverse les hautes altitudes à plus de 4500 m pour aller le sortir de sa transe profonde. Il va mettre des semaines à récupérer l’usage de ses sens et de ses membres, et à renouer des relations sociales. La première est avec un chien noir qui l’a reconnu, la seconde avec son compagnon du même âge, la troisième avec son maître spirituel Apo, doyen du monastère (Sherab Sangey).

Mais avec le retour à la vie naturelle renaissent les pulsions corporelles. La nuit, il bande ; en jeune homme vigoureux, il éjacule dans ses couvertures comme un adolescent. Il en est étonné, fâché, puis s’interroge. Tous ses sens semblent avoir été exacerbés par sa retraite spirituelle ; s’étant retiré dans son monde intérieur, il goûte plus vivement et précisément le monde extérieur.

Lors d’une cérémonie bouddhiste auprès des paysans aisés qui font pousser l’orge nécessaire à la tsampa, cette bouillie consistante des tibétains que l’on mélange au thé et au beurre de yak, Tashi s’enthousiasme pour les mains et les pieds d’une belle fille qui le sert, Pema (Christy Chung). Lors d’un rêve nocturne, il lui fait l’amour, expérience qui laisse en son esprit une trace profonde.

Son supérieur, attentif à son élève et à ses doutes, finit par lui apprendre que le rêve était la réalité et que la fille Pema est venue volontairement baiser avec lui dans son sommeil. Il n’y a pas de « faute », nous ne sommes pas dans l’univers disciplinaire des religions du Livre ; mais il y a question : la voie du désir est-elle celle qui conduit au nirvana ? Pour approfondir la libre réflexion de son élève, Apo l’envoie consulter les textes et les images dans un monastère tantrique ; on y apprend la voie qui passe par le corps et les sens afin de les surmonter, pour s’en défaire si l’on veut accéder à la spiritualité. Ce pourquoi Tashi peut contempler des images érotiques qu’il suffit de tourner à la lumière pour voir ce qu’il devient de la chair : putréfaction et squelette. On ne peut fonder une éternité sur l’éphémère, ni le plus haut degré spirituel sur ce qui reste corruptible.

samsara tashi

Mais Tashi est jeune, énergique et, pour lui, intégrer le désir à la spiritualité semble possible. Gautama Bouddha lui-même, ce grand Exemple de libération spirituelle, n’a-t-il pas vécu durant 29 ans en homme ordinaire, marié, amoureux, papa ? Peut-on renoncer aux désirs tant que l’on ne les a pas connus et expérimentés ? Grave question que tous les parents connaissent avec leurs jeunes enfants. Et que les moines savent aussi, regardant avec indulgence les moinillons imiter avec forces mimiques les grands danseurs masqués du rituel. Saturer les désirs est semble-t-il le premier pas vers la modération… Il faut se brûler une fois pour savoir intimement que le feu brûle et contrôler son usage. Expérimenter permet seul d’apprendre, la théorie n’y suffit jamais.

Tashi quitte donc le monastère pour devenir paysan. Il recherche Pema, qu’il a « dans la peau » autant qu’elle hante son esprit. Car si elle est venue volontairement à lui, ne faut-il pas y voir un signe ? L’aigle qui plane haut dans le ciel ne fond-t-il pas de temps à autre sur une proie pour s’en nourrir ? Le jeune homme quitte donc ses habits de moine, symboliquement en passant un fleuve à gué. Son chien qui l’a suivi ne le reconnait plus et s’enfuit. Il est donc seul et s’engage comme ouvrier agricole pour rentrer la moisson ; le père reconnait le lama honoré qui est venu chez lui, l’embauche et lui envoie sa fille. Celle-ci ne sait plus que penser : est-ce un moment d’égarement qui l’a poussée ou le mouvement de l’amour ? Cet amour qui va au-delà du sexe et qui est union déjà, préfiguration de celle du grand Tout dans le bouddhisme. Le désir est énergie du monde et il faut l’intégrer aux forces de l’univers pour se réconcilier avec le Tout.

Tashi s’immerge alors dans la nature productive des champ gorgés de blé, des étoffes tissées du poil de yak, des femmes à la peau couleur de fruit mûr. Il désire tout, avide de toucher, de palper, de sentir. Il se marie, procrée un fils, dénonce l’injustice du marchand qui triche sur la balance en achetant le blé, il entreprend lui-même d’aller vendre directement la récolte à la ville pour une meilleure somme, il honore avec appétit sa femme mais aussi une amie sensuelle de celle-ci, il mignote son fils Karma (Tenzin Tashi). L’amour est un bonheur renversant (la caméra met le bas en haut, symboliquement), produire aussi – bien que cela signifie reproduire l’éphémère, le réincarner sans cesse, au détriment de la fusion avec le Tout. Mais il suffit de voir le regard apaisé et heureux du gamin lorsqu’il voit ses parents s’embrasser nus sur la couche conjugale pour s’apercevoir que tout est lié. Le sexe n’est pas péché au Ladakh, mais lien plus intime dont le fruit est l’enfant.

samsara baise renversante

Nous sommes dans le conte philosophique aux images soigneusement cadrées, aux couleurs volontairement saturées, aux personnages de caractère noir et blanc – comme la lumière brute des hautes altitudes. Les jugements bobos condescendants à la sortie en France en 2002, qu’on peut lire encore sur les sites des Inrocks, de Libération ou de Télérama, montrent combien le gauchisme culturel reste colonialiste au fond, narcissique et imbu de sa supposée supériorité morale. Ces bonobos de bobos n’ont rien compris au film, n’y reconnaissant que de l’exotisme New Age ou une publicité documentaire pour voyagiste. Cela montre la pauvreté culturelle de ces pseudo-universalistes qui jugent de tout entre eux tout en restant confits en chambre. Je suis moi-même allé au Tibet, au Ladakh, au Népal ; j’ai côtoyé les moines et les paysans, je témoigne du réalisme de ce film et des exigences spirituelles qui règnent en altitude.

samsara de pan nalin dvd 2001

Certes, le film est long sur la fin, mais les questions qu’il soulève sont universelles, très loin des petitesses mesquines des religions du Livre aujourd’hui (ce ne fut pas toujours le cas). Pema revendique, comme l’épouse de Bouddha, le droit elle aussi de « renoncer » au monde. Mais si elle renonce, que va devenir l’enfant ? Est-il « déjà un homme », comme l’affirme son père ? Les liens charnels et les liens sociaux sont des liens qui enserrent. Peut-on faire son salut tout seul ? Bouddha lui-même y a renoncé, restant un sage qui donne l’exemple, retardant sa fusion avec le Tout pour attirer par son exemple le maximum d’autres humains. Tashi peut-il donc se retirer à nouveau en monastère, comme s’il n’avait rien vécu ? Le film s’achève sur cette interrogation… et sur cette réponse énigmatique :

« Comment éviter qu’une goutte d’eau ne sèche ?
– En la jetant dans la mer… »

DVD Samsâra de Pan Nalin, 2001, €10.98
Edition prestige 2 DVD, film Samsâra + documentaire Toulkous de Pan Nalin sur deux lamas réincarnés, Paradis distribution, €66.00 ou occasion €14.80
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Ann Radcliffe, L’Italien

ann radcliffe l italien
Écrit dans la fièvre par une femme de lettres anglaise de la classe moyenne qui n’en était pas à son coup d’essai, ce roman gothique inspiré du Moine de Lewis est plus touffu, tout aussi noir, mais « au comble de l’exaltation ». Tout est excès dans ces pages : la longueur du roman publié en trois volumes à la parution (455 pages aujourd’hui format Pléiade), les passions et tourments des personnages qui les aveuglent et les précipitent dans les pièges, l’exaltation des paysages depuis la baie de Naples aux dizaines de bateaux voguant sous le Vésuve enflammé jusqu’aux forêts sauvages des Abruzzes et les montagnes dominant l’Adriatique où le ressac vient se jeter avec violence, la monstruosité de l’Autorité – celle des parents préoccupés avant tout de mariage sans déroger, celle de l’Église catholique romaine qui est une véritable puissance totalitaire…

Nous sommes dans le gothique flamboyant, où la paisible Raison des Lumières est dominée par les violentes passions et les bas instincts – évidents chez les figures ambigües des dominateurs et dominatrices de tempérament qui n’ont pas la position sociale pour s’imposer sans partage. La Marquesa di Vivaldi, le père Schedoni (ex-comte) et l’abbesse de San Stefano ont des vertus « mâles » tempérées de faiblesses « femelles ». Chez la marquise, « quand l’orgueil et la revanche parlent dans sa poitrine, elle défie les obstacles et se rit des crimes ! Mais prenez-vous-en à ses sens, laissez la musique, par exemple, étreindre quelque fibre sensible de son cœur, et voilà que toutes ses intentions changent du tout au tout ! » p.774 Pléiade. Eux n’ont que la ruse pour affirmer leur orgueil : leur origine, leur histoire familiale ou leurs crimes les ont poussés dans les ordres. Hypocrisie, vanité, ambition, cruauté, sont leur vengeance sur la société et sur le siècle.

moine et fille

On ne peut qu’être frappé par le fait que l’Église catholique représentait à la fin du XVIIIe siècle une force aussi fermée et implacable que le parti communiste sous Staline (ex-séminariste, comme chacun sait). Idéologie, organisation, autorité, réseau, police de l’Inquisition, constituent un système redoutable devant lequel l’individu, même bien « né », restait impuissant sans de très forts appuis politiques. L’Église, comme le parti, font servir les contraires : « Malgré un tempérament résolument opposé à celui, sévère et violent, de l’abbesse, [l’abbé supérieur] était tout aussi égoïste, et presque aussi coupable, dans la mesure où, comme il fermait les yeux sur des agissements malintentionnés, sa conduite s’avérait presque aussi nuisible que celle des instigateurs des mêmes agissements » p.710. Pouvoir totalitaire, ni la nature, ni la raison, ni le droit n’ont de prise sur l’Église : « Comment l’homme, qui se prétend doué de raison, et immensément supérieur à toutes les autres créatures, peut-il se rendre coupable d’un tel excès de folie meurtrière dont la cruauté invétérée n’approcha jamais la férocité des brutes les plus irrationnelles ? » se dit le jeune Vivaldi, poussé dans les cachots de l’Inquisition à Rome (p.795).

La jeunesse est en outre écrasée par le poids tout-puissant des parents, la majorité arrivant fort tard dans l’existence, de quoi souhaiter la mort prématurée des géniteurs intransigeants. Ellena, 18 ans, et l’adolescent Vivaldi, autour de 20 ans, s’aiment mais ne peuvent s’unir car trop socialement inégaux en apparence.

salvator rosa montagnes

Le père Schedoni haïssant la jeunesse, l’amour et la légèreté de Vicentio di Vivaldi (qui lui rappelle sa propre jeunesse dissipée), s’allie à la mère du jeune homme, la Marquesa di Vivaldi, pour faire échouer l’union obstinément projetée : présages délivrés par un moine inquiétant comme une apparition de l’au-delà, enlèvement pour les rigueurs du couvent, tortures psychologiques, tentatives d’assassinat, dénonciation à l’Inquisition, sont les quelques péripéties qui ponctuent l’aventure. Passions sublimes, nature pittoresque, voix émouvantes (mais aucun érotisme, contrairement au Moine de Lewis), concourent à remuer le lecteur (la lectrice) et à captiver par autant de transports et d’excès. Jusqu’au fidèle serviteur Paulo, en bouffon napolitain tout dévoué à son maître, possédé d’une passion quasi fusionnelle et presque étrange pour sa présence physique et son amour social. Les paysages italiens, reconstitués par l’imagination de l’auteur qui n’y est jamais allée, ont la beauté des peintures animées, bien construites dans leur description, colorées du couchant et animées des activités des hommes. Ils participent au tumulte émotionnel des personnages, les montagnes ne pouvant s’élever que redoutables, la mer jaillir avec violence et la forêt se révéler impénétrable et mystérieuse, l’ensemble distillant une peur vague de s’y perdre.

ann radcliffe the italian

Jamais un protagoniste ne peut raconter une histoire sans être interrompu, le fil de la raison devant céder à chaque fois devant la fébrilité des passions ou la brusquerie des instincts. Jamais le héros Vivaldi ne peut agir avec modération, se précipitant toujours tête la première sans réfléchir dans toutes les chausse-trappes qui lui sont pourtant annoncées. Jamais l’héroïne Ellena ne peut décider simplement, tout empêtrée d’émotions, de torrent de larmes, de défaillances, ne pouvant se presser sur vingt mètres sans tomber en quasi pâmoison alors que sa liberté et sa vie en dépendent. Mais aucun des personnages n’est tout blanc ou tout noir, les faiblesses se rachètent par de grandes qualités de cœur, l’impétuosité par une fidélité sans faille, la méchanceté par le remord, la pulsion de tuer par la pitié.

La fin verra un feu d’artifices de coups de théâtre, nul n’étant en fait ce qu’il paraît, dans une apothéose de grand guignol qui fait la somptuosité de ce roman daté.

Ann Radcliffe, L’Italien ou le confessionnal des Pénitents noirs, 1797, Jacques Flament éditions 2011, 326 pages, €19.90
Format Kindle, 2012, Amazon 822 kb, €1.49
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

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Double bonapartisme à droite

Le problème de la droite est qu’elle est désormais bicéphale : bonapartiste libérale à l’UMP (bien que personne ne revendique ce mot tabou dont l’aversion a été imposée par l’idéologie de gauche) et bonapartiste nationale-sociale au Front (synthèse traditionnelle du gaullisme version ethnique).

Nicolas Sarkozy veut récupérer la nation mais ne sait trop que faire du social, tout en ne réussissant pas à comprendre le libéralisme – ce qui fait désordre dans l’opinion. Marine Le Pen joue sur le velours de n’avoir jamais gouverné, ce qui lui permet tous les yakas possibles (et contradictoires) : fermer les frontières mais toujours exporter ; retrouver le franc mais avec la dette en euro ; faire tourner la planche à billet via une Banque de France renationalisée (donc l’inflation) mais assurer qu’elle protège les « petits » (épargnants, commerçants, patrons…).

Son succès électoral 2014 est net, mais surtout par ressentiment contre le système socialiste qui apparaît sans idée autre que la minable « boite à outils », sans vision présidentielle, sans personnel local à la hauteur, perclus de copinages. Les jeunes ne se retrouvent plus au PS, dans cette technocratie de caciques aux idées sociétales datant de 1968 ; les milieux populaires ne se retrouvent plus dans le discours du président, eux qui valorisent l’effort, le travail et leur juste récompense. Quant à l’UMP, elle s’est déconsidérée avec la guéguerre des chefaillons entre le faux-vertueux Fillon et le filou Copé, entre la posture de sage rigide Juppé et celle de l’agité revanchard Sarkozy. Les affaires « Big millions » et des vraies fausses confidences Jouyet à propos d’une demande qu’aurait faite Fillon contre Sarkozy ajoute au désordre ambiant. Sans parler de sa démagogie de communicant avide de faire avant tout parler de lui, jouant du franc-parler comme d’une langue de bois qui se veut populaire, énonçant n’importe quoi « si ça vous fait plaisir ». Le succès du Rassemblement bleu Marine apparaît dû plus aux circonstances qu’à un vrai mouvement de fond. On ne bâtit pas un programme de redressement sur le rejet pur et simple de tout ce qui gouverne.

2014 candidats de droite

Mais il est vrai aussi que les partis politiques ne sont plus ce qu’ils étaient. Effet médiatique, effet réseaux sociaux, effet transparence – tous les politiciens sont aujourd’hui surveillés, obsessionnellement traqués par des médias en mal de scoop dans la concurrence pour la manne publicitaire et par de jeunes journalistes sans plus aucun scrupule sur la vie privée ni sur l’intérêt de l’État. Si l’international échappe un peu à la tyrannie des « commentaires » et autres « éditoriaux », c’est que les petits sachants qui font le buzz y connaissent peu de choses. Le présidentialisme de fait français et la pression médiatique toute récente poussent les partis à devenir des machines électorales à l’américaine – sans plus aucune dimension d’initiatives ni de projet. Les autres pays européens connaissent des débats parlementaires – pas la France, aux assemblées pléthoriques pour sa population, toujours pressée par le calendrier des votes, contrainte constitutionnellement par le rythme gouvernemental.

La synthèse conservatrice et libérale de la droite, qui a joué tout au long des années gaullistes et s’est modernisée sous les centristes giscardiens et barristes, est à réinventer. Chirac avait démissionné sur le fond au nom d’un vague « travaillisme à la française », Sarkozy a imposé sa brutale énergie médiatique, hélas peu suivie d’effets long terme, président omniprésent, omnichiant faute d’être omniscient. L’UMP n’a toujours pas tiré le bilan de sa courte défaite 2012, ni marqué une quelconque volonté de changer. Comme toujours, elle attend un « chef ». Le précédent veut revenir et la tuer pour créer un parti à sa botte ; les challengers sont pâlichons ou réservés, ce qui nuit à l’image de la droite apte à gouverner et laisse caracoler Le Pen dans les médias. Ces médias bien faux-culs – se disant « évidemment de gauche » – mais ravis de « suivre » l’opinion qui monte. C’est ainsi que Pétain devint chef de l’État en 40, avec l’assentiment de (presque) tous, et avec soulagement dans les syndicats et les partis « de gauche ».

duel ados torse nu pierre joubert Angus

Alain Duhamel croit que la montée Marine et l’effondrement Hollande vont forcer l’UMP à accélérer le mouvement en termes d’organisation et l’obliger à élaborer un programme d’inspiration nettement libérale (qui serait du Hollande assumé et qui réussit). Peut-être… Mais l’hypothèque Sarkozy n’est pas levée malgré les « affaires ». L’ancien président est un homme d’action pour qui tous les moyens sont bons pour un seul objectif : gagner. S’il l’emporte, à l’arraché, ses rivaux traîneront les pieds, se feront boulets, laissant la Force imposer (tout seul) ses idées (courtes).

Or le système présidentiel français n’est pas fait pour l’activisme solitaire : le président a été conçu par De Gaulle et Debré comme décisionnaire, mais arbitre. Au Premier ministre de gouverner, au président de donner les grandes orientations (mais seulement les grandes) et de décider en dernier ressort : par les moyens solennels du changement de Premier ministre, de la Déclaration aux Assemblées, du référendum, de la dissolution (arme ultime). Jospin qui se voulait chef de gouvernement malgré la cohabitation a poussé aux législatives juste après les présidentielles ; Chirac le démissionnaire de la Ve a laissé faire le quinquennat; Sarkozy l’hyperactif a achevé de déformer les institutions, emportant certes les médias avec lui dans le tourbillon qu’il crée (ils n’ont que ce qu’ils méritent), mais désorientant l’opinion. Il est donc amené à caricaturer sa volonté, à zapper sans cesse d’un thème à l’autre, suscitant chocs et résistances dans un pays au fond conservateur et ancré sur des principes généraux que les Français répugnent à jeter aux chiens (république, laïcité, identité culturelle historique, puissance francophone).

Nicolas Sarkozy peut-il gouverner au centre, dans la modération arbitrale requise d’un président de la Ve République ? Après 5 ans d’expérience 2007-2012 et au vu de sa jalousie infantile à créer l’événement en disant tout et son contraire, c’est probablement trop demander. Si lui ne se met pas « au-dessus des partis », comme le requiert la fonction, les électeurs tendront à pencher vers une autre candidate, elle « contre les partis » – car la caste politique est tellement déconsidérée par les Français qu’ils désirent une présidence garante de l’intérêt général, au-delà des petites querelles de bac à sable, arbitre sage des évolutions nécessaires.

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Anatole France, La rôtisserie de la reine Pédauque

anatole france la rotisserie de la reine pedauque

Anatole France épanouit son conte philosophique à la Voltaire sous les traits d’un jeune candide, tiraillé entre le savoir de vieux érudits truculents et baroques et la sensualité de filles pleines d’appétits. C’est un tantinet bavard pour notre époque pressée, mais joliment grivois, en tout cas une bonne initiation à la vie.

Jacques Ménétrier, dit Tournebroche, est fils unique d’un couple de rôtisseurs sous le règne de Louis XV œuvrant rue Saint-Jacques. La rôtisserie parentale est à l’enseigne de la Reine Pédauque, et tous ces symboles de nom et de lieux ne sont pas là par hasard. Pédauque signifie pieds palmés comme les oies, ce qui veut dire être différent (voire « lépreux ») et savoir nager : tout ce qui est nécessaire pour faire son chemin dans la vie. Laquelle commence sur le chemin de l’aventure (rue Saint-Jacques), entre un cabaret (pour les instincts), une librairie (pour l’esprit) et une église aujourd’hui disparue (pour l’âme). Manquent les passions militaires, mais l’auteur s’en explique dans l’ouvrage suivant, Les opinions de M. Jérôme Coignard – il n’aime pas l’esprit militaire qui ramène l’être humain au rang de bête sauvage.

Jacques a 16 ans lorsqu’il quitte l’échoppe pour se lancer dans la vie. Formé dans son enfance au conformisme social et religieux par un Capucin superstitieux et débauché, il est enlevé intellectuellement dès 7 ans par un abbé lettré qui fut secrétaire d’évêque et lui enseigne le latin et le grec entre un bon morceau de dinde rôtie et une chopine. « On concevra toute l’obligation que je lui ai, quand j’aurais dit qu’il ne négligea rien pour former mon cœur et mon âme en même temps que mon esprit ». L’abbé Jérôme Coignard est bâti sur le modèle d’Ernest Renan, maître spirituel d’Anatole France qui vient de disparaître. Cet érudit élève la tempérance à l’antique au rang suprême, ce qui ne signifie pas la modération en tout mais l’élévation d’esprit qui relativise ce qui survient. Il faut garder l’esprit critique, sans pour cela négliger de vivre et de bien vivre. Il faut être de bon sens sans prôner pour tous la vertu.

Car il n’y a rien de pire que la vertu dans l’absolu : elle est la porte ouverte à toutes les tyrannies comme le montre à l’envi Robespierre, « homme d‘une haute intelligence et de mœurs intègres. Par malheur, il était optimiste et croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d’État de ce tempérament font tout le mal possible. (…) Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés, généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre croyait à la vertu : il fit la Terreur. » Ces opinions sont développées dans ce recueil d’essais et d’anecdotes édifiantes qu’est Les opinions de M. Jérôme Coignard, moins drôle et plus rébarbatif à lire aujourd’hui mais qui donne de l’ampleur aux aventures de La rôtisserie.

L’attrait d’un grill ouvert sur la rue est que l’on y rencontre toutes sortes de gens et que l’on reste ouvert à tous les possibles. C’est ainsi qu’un beau jour surgit M. d’Astarac, seigneur gascon féru d’alchimie et conversant avec les Salamandres, créées avant les humains et très enclines à l’amour. Ce seigneur a reçu des manuscrits grecs anciens qu’il propose à l’abbé et à son disciple de venir traduire en son château près de Rueil. Un soir que le jeune homme se morfond de désirs, M. d’Astarac le convie à déboucher un flacon de « poudre solaire » pour attirer une Salamandre. Et c’est ce qui se produit, malgré le scepticisme philosophique inculqué à l’éphèbe. « Une merveilleuse créature était debout devant moi, en robe de satin noir, coiffée de dentelle, brune avec des yeux bleus, les traits fermes dans une chair jeune et pure… » Excité à l’amour, l’adolescent la caresse, l’embrasse et ne la prend pas moins de trois fois en quelques heures. La belle résiste un peu puis se laisse faire, touchée et attisée par la fougue juvénile. La leçon est que la croyance seule permet des audaces que la raison n’aurait jamais osées. La timidité d’un jeune garçon pour le sexe est emportée par la foi en l’apparition. L’auteur a de jolies formules pour dire la sensualité : « Quel baiser ! Je crus sentir des fraises des bois se fondre dans ma bouche. » Et de se replonger dans l’abîme des délices.

L’amour est bon, l’amour physique est contentement des sens, apaisement des passions et élévation de l’âme. La « vertu » de continence, « comme le corbeau, niche dans les ruines. Elle habite les creux et les rides des corps. » Elle n’est que la moralisation d’un renoncement forcé, l’obligation faite à tous d’agir comme le plus laid ou celui qui a prononcé des vœux. Anatole France n’est pas tendre pour l’hypocrisie religieuse. Dieu n’a pas besoin de simagrées et la foi la plus robuste s’accommode du monde tel qu’il est, voulu par Lui. La vertu n’est pas la sainteté ; elle a trop d’orgueil dans sa lutte avec les sens pour s’ouvrir à la Création et à la Bonté infinie. Ce qu’explique fort bien l’abbé par sa propre expérience : « Car enfin, monsieur, un jeune ecclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin ! quelle suite, quelle ordonnance ! quel concours d’harmonies préétablies ! quel enchaînement d’effets et de causes ! quelle preuve de l’existence de Dieu ! » Où l’on voit que l’humour est loin d’être absent de ses discours philosophiques.

leif baise nicolette 1980

Les travaux érudits vont être bouleversés par l’irruption des filles, l’ordonnancement de la vie raisonnable par les passions du sexe, du cœur et de la jalousie. Un soir que Jacques est invité à revoir Catherine, la belle dentellière facile aux hommes mais qui a un faible pour son extrême jeunesse, il rencontre son amant, avec qui elle cocufie son protecteur. Bagarre générale à coup de bouteilles et de lames ; Jacques, son maître et l’amant sont obligés de fuir. Mais la belle Salamandre du château d’Astarac, qui n’est autre que la nièce du vieux Juif kabbaliste traducteur d’anciens textes pour le même Astarac, s’enfuit avec eux, entichée de l’amant, au grand dam de Jacques qui la croyait à lui. Et l’abbé est rattrapé par son destin sur la route de Lyon.

Anatole France livre avec La rôtisserie de la reine Pédauque un bon roman philosophique, enlevé et souvent drôle, où tous les caractères sont sympathiques, même dans leurs difformités. Le vieil oncle juif a de la grandeur, tandis que sa nièce est fort appétissante. L’abbé Coignard est sage, mais surtout par alternance de bonne chère et de bonne chair avec les principes des Anciens. D’Astarac est fou, mais pris avec panache dans la recherche d’une impossible grandeur. Et Jacques brûle sa jeunesse avec enthousiasme, mais sans jamais quitter dans sa conduite la voie juste enseignée par son bon maître, l’anti-Jean-Jacques Rousseau par excellence. En revanche, seul le lecteur intéressé par le chemin du « doute heureux et du sourire léger » poussera jusqu’aux Opinions de M. Jérôme Coignard, moins aisé de lecture faute d’action.

Anatole France, La rôtisserie de la reine Pédauque, 1893, Folio 1989, 320 pages, €7.89

Anatole France, Les opinions de M. Jérôme Coignard, 1893, Dodo Press 2008, 128 pages, €9.37

Anatole France, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade 1987, édition de Marie-Pierre Bancquart, 1300 pages, €54.15

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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Sortez les sortants !

Article repris par Medium4You.

Les électeurs sont allés massivement s’exprimer à plus de 80% malgré les vacances « colère », l’abstention n’a pas gagné. Les partis qui résonnent dans l’opinion sont les fronts : Front national et Front de gauche. Aussi butés et têtus que des taureaux machos. Aussi en panne d’idées concrètes utilisables, hors des slogans. On note donc dans ce premier tour l’envol du populisme, la lassitude pour les partis de gouvernement et l’effondrement du centre.

Envol du populisme

Surenchère de droite : le vote Le Pen, à près de 20%, est un message clair pour ‘sortir les sortants’, cette élite bobo-cosmopolite qui ne répond rien à la crise. La jeunesse peu éduquée (grâce au syndicat socialiste de l’Éducation nationale qui bloque toujours toute réforme), les sans-diplômes sans-relations sans-mérite, se disent que les sans-papiers, sans argent et sans-logis, chéris de la gauche bobo, comme les nantis de tout, chéris de la droite bobo, ne valent pas qu’on les soutienne. Les ouvriers votent Le Pen.

Surenchère de gauche : le vote Mélenchon est une tentative de donner un sens. Sauf que le ton hystérique et les mensonges (selon Marianne, Vigie 2012, le Véritomètre, Sud-Ouest ou les vidéos traquantes) rendent peu crédible le personnage. Il est tombé autour de 12%, bien en-deçà des fausses promesses des sondages… Le gueulisme radical est dans la ligne des amuseurs médiatiques qui se moquent de tout en restant soigneusement à l’intérieur du système : « tout contre ». Les ouvriers ne votent pas Mélenchon, mais les profs déclassés oui. Mais certains ont trouvé plus utiles de voter Hollande. Mélenchon apparaît d’autant plus braillard et fusionnel qu’impuissant, proclamant tout et son contraire. Les facétieux lui mettent souvent une petite moustache sur les affiches de campagne.

Ces deux partis de tribuns agitent « le peuple », mais il y a malentendu sur la le « pouvoir du peuple » : la démocratie. Le pouvoir libéral est individualiste et universel, préservant la liberté et l’ouverture au monde ; le pouvoir collectiviste est fusionnel, exigeant l’égalité citoyenne par la mobilisation permanente. Qu’elles soient « nationales » ou « populaires », ces démocraties ne sont en rien proches de la nôtre. Leur légitimité ne réside en effet plus dans « le peuple » mais dans « la révolution ». Le premier est godillot et masse de manœuvre, la seconde est mouvement permanent, initié et guidé par des « grands » leaders. Ce fut le cas du Comité de Salut public sous Robespierre, de la Commune de 1871, du parti bolchevique qui dissout l’Assemblée régulièrement élue en 1917, des partis fasciste et nazi, des Mao et Castro, enfin des Conseils de la révolution des printemps arabes. L’avant-garde est composée de ceux qui braillent le plus fort et en imposent aux indécis. Ce pouvoir de chef de bande s’arroge tous les droits : la révolution avant tout, éventuellement (et trop souvent) contre le peuple.

Lassitude pour les partis de gouvernement

L’exaspération, la passion, l’aspiration au changement, font que la raison citoyenne des Lumières se trouve fort déplumée. Les deux candidats de gouvernement ne rassemblent qu’autour de 54% des exprimés. Le réalisme, la modération, l’art du compromis sont contestés par ceux qui se veulent « en résistance ». Le cap est difficile, eux sont à même de mieux le passer que les populistes, mais on sent la lassitude. L’avenir ne sera pas rose pour qui gagnera le second tour.

La crise aurait pu permettre à Nicolas Sarkozy de parler des enjeux du monde et de définir la place de la France. Il aurait pu défendre un projet de compétitivité par contraste avec François Hollande et le tropisme dépensier du projet socialiste. Le travail nécessaire était un thème porteur. Son bilan n’était pas mauvais, malgré certaines erreurs, mais son style personnel a suscité de la haine. Il n’a pas utilisé la crise, préférant le transgressif droitier pour tenter de récupérer l’électorat populaire de Marine Le Pen. Il a donc perdu les centristes. Il n’a pas mis en avant les atouts de son bilan, mais encore et toujours sa personne, comme s’il voulait qu’on l’aime malgré ses trop gros défauts. Ce masochisme suicidaire ne l’a pas servi. Il est deux points en dessous de son rival de gauche, vers 26%.

Inspiré jusqu’à la caricature par François le Grand (Mitterrand), on se demande si François le Petit (Hollande) parviendra à exister. S’il a eu raison d’éviter la confrontation avec Le grand Méchant Luc (Mélenchon), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Georges Marchais. S’il a lancé le défi au petit Nicolas (Sarkozy), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Valéry Giscard d’Estaing. Monsieur ‘Normal’ a du mal à apparaître autrement qu’assez fade. Ses 28% lui permettent de faire bonne figure, mais plutôt contre Sarkozy que pour son équipe socialiste.

Effondrement du centre

La posture du solitaire orgueilleux de François Bayrou ne l’a pas servi. Être « au-dessus » des partis est une force lorsqu’on a une légitimité historique : où est la sienne ? quel est son bilan ? Avec moins de 9% des voix, Bayrou fait mentir les sondages. Comme en 2007 et comme Mélenchon aujourd’hui, il a suscité un effet de mode, retombé au dernier moment.

Outre le caractère indécis du personnage, le centrisme se heurte au grand écart des populations confrontées à la crise. Repli sur soi, identité, souveraineté, que dit Bayrou sur le sujet ? Le problème identitaire n’est pas seulement un mot de Sarkozy : il atteint toute l’Europe (Breivic) et l’Amérique d’Obama. Le déni de gauche bobo ne rendent pas moins réels le gauchissement du parti démocrate (avec le mouvement Occupy Wall Street) comme la droitisation du parti républicain (avec les Tea parties). Les démocrates tendent vers l’anarchisme et les républicains libéraux vers les libertariens… La modération devient à notre époque un fatal handicap.

Le premier tour est tombé le jour de saint Alexandre… mais le second tombera le jour de sainte Prudence. Faut-il y voir un signe ? Le rapport droite/gauche se situe à 47 contre 49%, en faveur du changement. Comment cet éclatement extrémiste des votes se traduira-t-il durant les Législatives de juin ?

(Estimation Ipsos/Logica Business Consulting/France Télévisions/Radio France à 20h52, susceptibles de modifications à la marge)

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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Le festival Strauss-Kahn

La semaine s’est ouverte avec le festival de Cannes mais les canards n’en ont pas fait le marronnier annuel. Strauss-Kahn a réussi à alimenter les cancans. A peine les lampions du 10 mai éteints, le 14 mai va s’inscrire dans l’histoire des mœurs politiques. Nous avions eu Félix Faure, mort sur le tas en besognant une « connaissance » dont on retient surtout qu’elle est « sortie par derrière ». Nous avions la fille Mazarine, les mains baladeuses du président Giscard, le fils improbable de Jacques Chirac, les épouses en « a » de Sarkozy. Nous pouvons désormais chanter, avec Sœur Sourire : « Dominique, nique, nique ! »

Sauf que ça ne rigole pas au parti Socialiste. Ça ne rigole d’ailleurs jamais, tant la situation est « grave » depuis trente ans. Voyez les médiatiques : quand Hollande a commencé à ravaler ses bons mots pour faire la tronche, il a grimpé dans les sondages… Les frasques de Dominique – cherchez à qui le crime profite : à l’avenir à gauche ? pas sûr. Aux journaleux ? pas vraiment. A la France ? sûrement pas. Mais au père François pour sûr.

C’est que cette véritable honte de choc n’est pas que socialiste.

C’est toute la gauche qui s’en trouve submergée. Pas plus que le tremblement de terre japonais devenu nucléaire, cela n’était prévu. Le candidat « évident » a canné comme cela arrive : hier Delors, avant-hier Mendès-France. Un autre Kahn (Jean-François) évoque avec un mépris gourmand un « troussage de domestique ». Pour ce soixantuitattardé de la cuculture hédoniste bobo, la victime ne saurait être une femme Guinéenne payée au SMIC, mais le beau macho piégé pour l’empêcher d’accéder au pouvoir. Et les grandes orgues à gauche de se déployer à la télé : BH Lévy, J. Lang, et même R. Badinter habituellement mieux inspiré. Pourquoi jouent-ils les élites outragées ? Les tenants du Bien (socialiste) contre le Mal (forcément américain) ? Se prennent-ils pour la Loi et les Prophètes, ou défendent-ils le clan étroit des machistes méditerranéens ? Dans le Coran aussi la parole d’un homme vaut celle de deux femmes. Le multiculturel veut-il la maghrébisation comme antidote aux mœurs anglo-saxonnes ? La social-démocratie a donc du plomb dans l’aile, le jacobinisme botté époque Mitterrand relève la tête. La gauche pétainiste se retrouve une morale, celle du peuple contre les élites. Mélenchon s’en réjouit ouvertement, disant qu’un boulevard s’ouvre à lui tout seul pour rassembler « à gauche ». Il veut dire dans le style 1793, citoyens en armes, j’veux voir qu’une tête, le peuple dans la rue et les accapareurs au bout d’une pique.

C’est toute la médiacratie qui a failli. Des complaisances à ne pas gêner un partisan du même bord pour ne pas « retarder l’Histoire ». Des habitudes machistes méditerranéennes décrites avec indulgence, du « qui va garder les enfants » Fabius au soutien ouvert à ce violeur d’une gamine de treize ans Polanski, c’est toute une génération de journalistes qui montre son manque de professionnalisme. Ils préfèrent « l’investigation » sur le racisme présumé du sélectionneur de l’équipe de foot à l’enquête sur la maîtrise morale d’un candidat au poste suprême. Les citoyens peuvent-ils croire ces histrions qui paradent à la télé ou font la morale dans les journaux, quand ils constatent une telle faillite de la vigilance ? Un regard toujours rose du moment qu’il s’agit d’un homme de gauche ? C’est qu’on a bien plus invoqué la « présomption d’innocence » pour Dominique Strauss-Kahn que pour Eric Woerth, par exemple ! Ce pourquoi la théorie du Complot a fleuri aussitôt et que le sentiment anti-élite du « tous pourris » a de beaux jours devant lui.

C’est toute la France qui s’en trouve salie. Rabaissée au niveau du mépris pour les femmes des religions du Livre, elle qui se dit laïque, fait une loi sur le voile et conserve l’arrogante habitude de faire la morale au monde entier. Le monde entier a les yeux sur ce Français cosmopolite chef du Fonds monétaire international, expert en macro-économie mais incapable de se maitriser devant un cul. De quoi renforcer ceux qui préfèrent la Corrèze au pèze et Tulle à la bulle, s’affirmant du terroir et pas né hors sol. Car le sexe n’est pas honteux s’il est partagé entre adultes. Libertinage n’est pas cuissage, n’en déplaise aux notables qui se sont toujours cru au-dessus des lois. Toute séduction implique le consentement. L’Amérique a raison de garder au frais Strauss-Kahn en attendant son jugement. Juste retour de bâton du réel pour nos intellos-médiatiques qui savent mieux que tout le monde qui « doit » être innocent ou coupable, de Polanski à Batisti, jusqu’à la mère de Tristane, journaliste « violée » il y a dix ans par le Dominique et que le prestige notable et les convenances politiques ont « empêché » de porter plainte. Au point de ne pas craindre d’être ridicule à profiter de l’actuelle curée.

Le choc a montré la France qui cause dans le poste à nu : hystérique, haineuse, ignare. Plus le présumé coupable est riche et célèbre, plus les hyènes jalouses crient au scandale et plus les copains de parti nient la réalité. On accuse les puissances d’argent, la CIA, la justice américaine. C’est bien la peine de boire à longueur de journée du Coca en surfant sur son Smartphone Apple, se gavant de mac-bourgeois et de séries télé américaines, tout en portant des jeans Lévi-Strauss ! A quoi cela sert-il de lire des romans policiers ou de se pâmer devant les feulm’ hollywoodiens projetés à Cannes, si c’est pour ne rien comprendre au fonctionnement judiciaire des États-Unis ? Après Outreau, l’interminable procès Chirac et les non-lieux politiques, a-t-on vraiment « la meilleure » justice du monde ? Quelle détestable arrogance doublée d’ignorance jacobine ! L’affaire DSK sera peut-être le titre d’un prochain feulm’ (toujours prononcé à la bobo sur France-cul). Il montrera le provincialisme franchouillard dans la globalisation du monde, le rejet de tout ce qui n’est pas terroir bien de chez nous. Il suffit d’écouter les groupes en voyage en avion sur la bouffe, les hôtels, la propreté, la politesse, pour s’en faire une idée…

Quelles conséquences politiques ?

La gauche de gouvernement va devoir se choisir un autre candidat crédible. Hollande ou Aubry sont bien placés, le premier plus que la seconde parce que lui a envie d’y aller malgré son absence de charisme. Mais il ne devrait au moins pas y avoir de surprises côté mœurs.

Le choc doublé du ressentiment anti-élite friquée cosmopolite aurait pu faire monter l’extrémisme. Or ni Le Pen ni Mélenchon ne semblent pour l’instant en profiter. Une semaine après la valse de Strauss-Kahn, la modération semble l’emporter dans les souhaits pour 2012 (sondage Ipsos-Logica-LeMonde du 18 mai). Ce qui ramène Marine à un étiage qui ne lui permettra peut-être pas de passer au second tour.

Ce qui ouvre un boulevard pour le centre, bien pressuré ces derniers mois entre une droite récupératrice pour un vote utile et une gauche séductrice avec Dominique. Sa sortie de course rejette le PS vers la gauche. Une partie des centristes qui auraient pu voter Strauss-Kahn ne voteront ni Aubry ni Hollande.

Il pourrait donc y avoir rassemblement à gauche, mais tiré vers le mitterrandisme tradi et le style Mélenchon ou Chevènement. Un peu juste pour séduire en-dehors de l’antisarkozysme. Car la gauche ne peut gagner sans des voix du centre…

Il pourrait y avoir dispersion à droite, les gens du centre allant au premier tour sur les quatre ou cinq candidats potentiels, de Villepin à Hulot en passant par Bayrou et Borloo. Nicolas Sarkozy pourra-t-il alors accéder au second tour ? Mais la dispersion du centre ne permettra pas d’aligner un candidat centriste crédible contre un candidat de gauche…

Les jeux restent donc très ouverts et il n’est pas impossible que, comme aux échecs, Nicolas Sarkozy ne puisse assurer un second mandat. Il profiterait du désarroi partisan à gauche, du discrédit moral de la gôch intello-médiatique, de la perte de compétence mondiale sans Dominique Strauss-Kahn alors que montent les problèmes mondiaux : la Chine, les révoltes arabes, l’éveil de l’Afrique, l’essor de l’Amérique du sud et les faillites d’États de la zone euro.

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