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Fausse distinction peuple élite

La démagogie populiste fait du peuple un absolu et des élites une excroissance parasite. Or on ne s’interroge jamais sur ce que recouvrent les notions de peuple et d’élite. A tort, parce que je vais montrer qu’il s’agit d’une dichotomie artificielle qui crée sa propre opposition, jusqu’au fameux Complot de la paranoïa des ignorants. Plus on y croit, plus cela apparaît vrai – alors que ce n’est en rien réel.

Le mot « peuple » en français est attesté dès 842 dans les Serments de Strasbourg, c’est dire s’il est ancien et anciennement ancré dans la langue. Il vient du latin « populus » qui signifie l’ensemble des habitants d’un Etat. Ce mot latin se distingue du mot « plèbe » qui désigne ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le populo, la masse, pour la distinguer de ceux qui s’en distinguent. Peuple signifie donc la population en son ensemble, le pays, la nation, l’ethnie, toutes notions plus modernes mais qui désignent une communauté d’origines, de coutumes, de traditions et d’institutions (voire de religion, mais les latins acceptaient qu’il y eût plusieurs dieux à Rome, séparant la croyance du culte civique). Le peuple est donc le souverain qui gouverne ; la langue française a gardé ce sens à la révolution lorsqu’elle parle de la « volonté du peuple ».

Le mot « élite » est plus récent attesté en français en 1176 chez Chrétien de Troyes, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey qui fait autorité en la matière. Ancien participe passé du verbe « élire », l’élite est un choix de personnes. Elle est ceux qui sont considérés comme les meilleurs. Ces « élus » sont ainsi distingués soit par leur naissance, soit par leurs mérites, soit par leurs hauts faits. Il s’agit d’un mérite individuel plus que social, assez loin de ce que le populisme actuel amalgame sous le nom d’élite (qui se tiendrait les coudes, comploterait pour garder le pouvoir, se gobergerait au-dessus des lois dans l’entre-soi). La méritocratie de la Révolution serait assez proche du sens originel.

Nous observons donc que ladite « élite » n’est qu’une émanation du peuple tout entier ; elle en fait partie intégrante, elle est choisie selon les critères que le peuple a choisis. Il n’y a pas opposition mais complément. La manière populiste de présenter les choses fait du peuple et des élites des essences distinctes alors que, si le peuple reste assez stable (il évolue lentement avec le temps démographique et l’évolution des traditions), les élites se renouvellent à chaque génération.

Ce raisonnement appartient à la logique de la langue et il est fondamental de bien définir les mots pour que l’on s’entende sur ce que l’on dit. Mais il existe, au-delà de la raison, un sentiment fait de mépris, d’exclusion, de snobisme social, qui est souvent malentendu mais qui participe de la torsion des mots.

Ainsi opposerait-on volontiers la civilité de l’élite à la violence insultante du peuple puisque la première a les mots et sait s’en servir alors que le second n’a acquis qu’un vocabulaire limité et s’exprime plus volontiers par les poings. D’où la lettre du droit (soupesé et débattu en Assemblées) pour la première et le droit du plus fort pour le second (la volonté exprimée par référendum), la raison contre l’émotion, le savoir scientifique contre les croyances, la complexité contre le simplisme, l’esprit critique contre la démagogie – la démocratie libérale représentative contre la démocratie autoritaire directe.

Mais le manque de savoir et d’instrument pour penser ne signifie en rien un manque d’expérience de la vie. A 20 ans comme à 60, l’illettré comme le lettré ont acquis tous deux un savoir. S’il n’est pas le même, il existe. Un banquier ne sait pas faire fonctionner une centrale électrique ni l’ouvrier placer correctement son épargne, mais tous deux savent leur métier, plus les usages de la vie courante, de la vie civique et de la vie intime. J’en ai fait l’expérience avec ceux qui ne savaient pas lire au service militaire, tous comme dans le pays germanique où j’ai travaillé un temps. La théorie et le savoir livresque des diplômes ne comptaient pas autant que le savoir pratique et la longue expérience.

L’élite n’est donc pas d’une race supérieure au reste du peuple (comme sous l’Ancien régime) mais une émanation particulière de lui, selon des critères choisis par la société. Ils sont aujourd’hui essentiellement scolaires mais l’habitus – comme disent les sociologues – compte aussi : la façon de voir le monde et de s’y comporter, donnée par la famille et le milieu. L’école ne peut pas tout mais, avec le nivellement par le bas (60% des étudiants auront leur licence, promet Hidalgo, après les 80% d’une classe d’âge au bac), l’école remplit de moins en moins son rôle de conduire au mérite – fût-il de savoir au moins se débrouiller en société comme le font les pays scandinaves qui ne gavent pas leurs ados de maths pour cela. C’est au contraire la famille et le milieu social qui compensent le manque éducatif, aujourd’hui, bien plus qu’hier !

Il n’est donc ni vrai ni sensé d’accuser les autres de ses propres turpitudes. La gauche a une grande part de responsabilité dans la perte progressive de méritocratie et dans la récente haine de l’élite qui pousse aux extrêmes, en premier vers la droite. A vouloir l’égalité forcenée de tous, elle nivelle au plus bas (supprimant la dissertation, l’orthographe, la culture générale – toutes matières trop « élitistes ») et rend jaloux tous ceux à qui l’on ne donne pas les moyens des rares qui s’en sortent malgré l’école, malgré l’Etat, malgré le système économique et social. A croire aux promesses, le citoyen ne peut qu’être largement déçu des résultats depuis les années 1980.

Car il existera toujours une élite ; elle fera toujours partie intégrante du peuple ; elle sera toujours distinguée par des critères qui viendront de la majorité, qu’ils soient explicites ou implicites. Ceux qui « réussissent » seront toujours une élite, malgré l’école incapable, malgré l’impôt redistributif, malgré les restrictions d’activités. Préféreriez-vous l’allégeance à un chef, comme cela fait fureur, ou à un Parti qui édicte tout ce qui doit se penser, surveille et punit, comme sous Staline et aujourd’hui en Chine ou en Algérie, Russie ou Turquie (entre autres) ?

Choisir son élite est la meilleure des choses à préparer en France : un ou une polémiste d’extrême-droite ne propose que de revenir au nationalisme raciste de Maurras avec le sang, la sueur et les larmes tout en tordant les faits historiques par une belle histoire réinventée ; un ou une cacique de droite prouve chaque jour son absence de projet national et la défense des privilèges économiques ; un ou une apparatchik socialiste a montré depuis 40 ans l’inanité de son parti à élever la société ; un ou une gauchiste expose ses utopies successives, du totalitarisme communiste (aujourd’hui le Big Brother autoritaire chinois) à la peur apocalyptique du climat. Raison garder signifie confier les rênes du pays à des gouvernants plus capables, même s’ils sont et resteront à jamais imparfaits (le Paradis n’existe pas).

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Soyons civils mais pas maniérés dit Montaigne

Notre philosophe peut parfois être très long (le chapitre suivant le sera) ou très court. Cela dépend de ce qu’il a à dire. « Il n’est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie ». En ce chapitre XIII du Premier livre de ses Essais, il parle en effet en une page d’un thème assez peu philosophique au sens classique : des usages et de comment recevoir. Mais tout l’art de Montaigne est de faire de sa vie une philosophie, ce pourquoi il nous est proche et familier, nonobstant sa langue d’oc archaïque à nos oreilles d’oïl.

« J’ai souvent vu des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie », dit-il. C’est qu’en effet la politesse appuyée est une forme d’injure. Un mépris social qui accuse les traits de ce qu’il « faut » pour mettre mal à l’aise celui qui en est peu assuré. Chacun a connu cette expérience de se trouver gêné devant un trop courtois au sourire un brin cynique, qui en rajoute à mesure. Il faut à mon avis demeurer de glace et lui renvoyer le minimum, accepter la civilité sans la rendre au même point, assurer ce qui est dû mais surtout rien de plus. Être soi renvoie au snob ou à l’élitiste son hypocrisie.

« Pour moi (…) je retranche en ma maison toute cérémonie. Quelqu’un sen offense : qu’y ferais-je ? Il vaut mieux que je l’offense pour une fois qu’à moi tous les jours ; ce serait une sujétion continuelle ». Ainsi d’aller au-devant de qui vous recevez : mieux vaut l’attendre chez soi pour qu’il soit sûr de vous y trouver. Ou aux moindres de se trouver premiers au rendez-vous : mieux vaut que le grand y soit premier car « c’est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, et non pas lui eux », dit avec logique Montaigne. Et de citer le pape, que le roi François (1er) laissa deux jours pour se « rafraîchir » (reposer), et de citer l’empereur (d’Allemagne) qui fit de même. C’est que souvent la raison sociale n’est pas la raison logique et que les plus grands imposent leur propre raison suffisante.

« Non seulement chaque pays, mais chaque cité a sa civilité particulière, et chaque profession ». Il faut y être dressé en son enfance pour s’y couler sans heurt, mais surtout, en toutes circonstances, avoir de l’entregent. Cette science « est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la société », dit Montaigne. Elle nous ouvre aux autres, « à nous instruire par les exemples d’autrui, et à exploiter et produire notre exemple » – autrement dit les apprivoiser et les mettre à sa taille afin de ne pas en être contraint.

Depuis mai 68 et le rejet de tout ce qui entrave le jouir, la civilité s’est perdue en partie et ses règles ne sont plus transmises à tous également, ce qui engendre la brutalité que nous constatons partout. Affectation de grossièreté prolétarienne analysait-on du temps des soviets pour se distinguer du maniérisme bourgeois et quiconque est allé en Chine dans les années 1980 ou 90 a connu le jeu des coudes sur les trottoirs surpeuplés : il faut cogner pour ne pas être cogné, la force compte et est plus appréciée que la politesse, considérée comme une faiblesse par l’instituteur-philosophe.

Sauf que cette grossièreté idéologique communiste rejoint fort bien la vulgarité rentre-dedans des Yankees capitalistes, habitués depuis l’enfance à s’imposer à tout et tous par le Colt pour les plus cons et la Bible pour les plus lettrés. « Pousse-toi de là que je m’y mette » est désormais de règle à Dallas comme à Pékin, en passant par Moscou, Damas ou Kaboul. Ni grâce, ni beauté, ni entregent, le monde se décivilise à mesure du nombre et du dérèglement. Pour survivre, adaptons comme Montaigne notre façon de faire – en gardant comme lui notre quant à soi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50


Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Gérard Apfeldorfer Les relations durables

Pour ce médecin psychiatre et psychothérapeute, l’amour–passion est un mythe romantique. L’essentiel des relations humaines est plutôt constitué par la séduction et par l’empathie. Les fondements du lien social sont de donner et de recevoir. Donnez oblige celui qui reçoit car le don ne peut se refuser sans faire injure et il rend nécessaire la contrepartie pour soutenir son honneur personnel. Les dons tissent donc les liens et permettent les alliances.

L’Occident dissimule ce comportement humain archaïque mais il subsiste. « Ce système de l’économie marchande est épatant : il autorise une liberté individuelle inouïe, jamais atteinte dans l’histoire des hommes. Mais, justement parce qu’il ne nécessite plus de se lier avec d’autres autrement que de façon superficielle pour obtenir des biens des services, ce système isole les individus les uns des autres. C’est bien pourquoi (…) nous avons aussi besoin de ce second système de relations humaines, bien plus archaïque, fondé sur le don et la dette, qui permet de tisser des liens sociaux durables » p.29.

Mais donner sans laisser le temps de donner en retour, trop donner et écraser l’autre de ses obligations, sont deux excès contreproductifs dans les relations sociales. À l’inverse, « est servile celui ou celle qui donne sans que la réciproque soit nécessaire » p.40. Chacun l’a entendu souvent dans les bureaux : « on ne lui a rien demandé, à celle-là », ou bien « il est trop poli pour être honnête, celui-là », ou « s’il est subitement gentil, c’est qu’il veut quelque chose ».

Le don suppose la liberté. C’est ainsi que la charité est plus valorisante que l’impôt. L’État contraignant « aboutit à un monde sans reconnaissance, dans lequel il n’existe que des droits. Un monde sans pitié » p.51. Volontaire, le don charitable relie les humains entre eux. « Les dons sont faits pour circuler. Celui qui reçoit devra donner un jour à son tour, lorsqu’il aura forci. Il ne paiera pas sa dette auprès des donateurs mais à d’autres qui seront dans le besoin (…). C’est en cela que le système du don et de la dette représente une chaîne temporelle entre individus, entre groupes sociaux, entre générations : ce système – contrairement à l’économie de marché dans lequel on est quitte à la fin de la transaction – fonde la continuité des relations humaines, les rend durables » p.52.

Le don est une psychothérapie qui permet de gagner sa propre estime ; il est aussi un entraînement aux habiletés sociales en apprenant à se faire estimer par les autres. « Une critique, un refus, un quelconque geste négatif vis-à-vis de quelqu’un, doivent être considérés comme des dons de valeur négative qui met en dette celui qui les fait » p.62. Toute critique exige compensation pour une bonne réception des messages sociaux. C’est pourquoi, « la spontanéité, l’expression personnelle tous azimuts de ses sentiments et de ses idées se fondent sur une négation de l’acte de communication et donc sur une négation de l’autre. Personne n’écoutant personne et tout le monde cherchant à exprimer ses pensées et les émotions qu’il ressent, on aboutit à un histrionisme généralisé » p.66. Pour communiquer, il faut avant tout écouter, sinon on parle, mais pour ne rien dire puisque l’autre ne reçoit pas.

Cette offrande sociale qui rend redevable ne fonctionne pas avec les « aliens » que sont les paranoïaques dans leur monde, ni avec les « sauvageons » pour lesquels ne réussit que « la tactique du dompteur » : ne pas montrer sa peur, veiller à être respecté. Nul n’est obligé à aimer. La réputation d’une personne tient à ce qu’elle est prévisible. « Lorsqu’on est civilisé, on fait preuve de civilité et on se préoccupe alors de l’effet de ces paroles et de ses actes sur ceux à qui on s’adresse. On veille à ne pas détruire la relation qu’on n’entretient avec eux, à ne pas ravager leur façon de se représenter le monde » p.77. Ce sont des banalités, mais toujours bonnes à dire.

La transparence totale n’est pas souhaitable selon l’auteur, se mettre à nu et agir comme si l’autre n’existait pas. « Se ménager la possibilité d’une vie intérieure, de préserver un jardin secret, une intimité (…). Mentir nécessite qu’on soit capable de se mettre mentalement à la place de l’autre et de voir les choses à sa façon, c’est-à-dire de faire preuve d’empathie, puis de construire une histoire, en mots ou par notre comportement, qui prenne sens pour lui et à laquelle il puisse adhérer » p.78. Le mensonge par empathie est un paradoxe un peu curieux, et sans exemple concret de mise en œuvre, mais pourquoi pas ? L’empathie est ce qui permet de percevoir le point de vue de l’autre. La sympathie est à l’inverse de partager les mêmes émotions. L’empathie comprend, la sympathie accompagne. Être séduit, c’est être détourné de soi-même, mais ce charme dure peu. Le pervers séduit pour manipuler les êtres humains comme des objets. L’histrion séduit parce qu’il ne parvient pas à établir une communication, il est trop fragile pour l’empathie.

Au total, voici un livre utile et sans jargon pour resituer les relations personnelles dans le cadre général des relations humaines. Cela vaut dans la vie de tous les jours comme en économie, en politique, en diplomatie. Le monde serait sans conteste plus humain si chacun prêt attention à l’autre ou le mettait fermement à l’écart, mais pour de bonnes raisons.

Assez mal écrit avec beaucoup de « on » impersonnels et tendant trop souvent vers l’abstraction historique et les références religieuses, ce livre manque d’exemples concrets de comportements adéquats. Mais il rappelle quelques évidences qu’il est bon de garder en mémoire : qu’il est utile de prêter attention aux autres au lieu d’accaparer l’attention, la parole, les désirs ; que communiquer n’est pas parler tout seul ou manifester, en attendant que l’autre se soumette comme si l’on proposait un produit irrésistible à vendre ; que l’empathie n’est pas la sympathie et que tout comprendre n’est pas tout pardonner.

Gérard Apfeldorfer, Les relations durables : amoureuses, amicales et professionnelles, 2004, Odile Jacob psychologie poche, 260 pages, €9,78 e-book Kindle €9.99

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Fascisation politique

Un Mélenchon haineux qui hait la démocratie, le droit et la justice quand ils vont contre lui, et qui appelle à « pourrir » les journalistes de la cellule d’investigations de Radio-France qui enquêtent sur ses comptes de campagne et sur le financement de sa maîtresse par l’impôt des citoyens.

De multiples colis piégés chez Clinton, Obama, Brennan, Soros, de Niro, Biden ; un partisan déclaré « fanatique » de Trump arrêté.

Un candidat à la présidentielle au Brésil qui se fait poignarder en pleine campagne par un opposant, comme un vulgaire mécréant afghan par un taliban intolérant ; quoiqu’on pense du Trump latin, sont-ce des mœurs démocratiques ?

Un prince saoudien, pressenti pour devenir l’héritier, qui se permet en toute impunité de commanditer le meurtre par dix-huit personnes (18 !) d’un journaliste ex-ami qui le connaissait bien mais devenu opposant, au cœur de la Turquie, au consulat d’Arabie saoudite ; et qui dément, avant d’avouer peu à peu, sous le poids des évidences.

A quand la prochaine Nuit des longs couteaux ?

Quand les mœurs se font moins policées au profit de la force brute (autoritarisme, machisme, négation de toute vérité, menace physique de mâle dominant), quand le débat rationnel recule au profit des invectives passionnelles, quand la vérité est abandonnée nue au profit des falbalas enjolivés des belles histoires et du storytelling des communicants – alors s’éloigne la démocratie. Les uns et les autres ont beau en avoir plein la bouche, elle disparaît – et le fascisme renaît.

Ce n’est pas étonnant de la part d’un féodal resté à la conception du pouvoir absolu de ses ancêtres bédouins ; ce ne l’est guère de la part d’un « Républicain » qui a fait du rentre-dedans commercial sa marque de fabrique au pays de l’individualisme pionnier ; c’est plus étonnant de la part d’un tribun qui se proclame « de gauche » et s’affirme adepte de « la » démocratie. Quelle démocratie est-ce donc que ce pouvoir d’un seul ? Que de nier l’enquête et l’évidence ? Que cette affirmation du droit de gueuler le plus fort en guise de légitimité ?

Hitler aussi se disait au service du peuple, à l’écoute de ses sentiments profonds, l’incarnant à lui tout seul : il a pris le pouvoir par les urnes, « démocratiquement ». Est-ce pour cela qu’il était démocrate ? Le pouvoir du peuple ne se résume pas aux urnes, ni aux tribuns charismatiques. Il se tisse de mille liens de droits et d’assentiments, de contre-pouvoirs et de contrôles. Il ne saurait y avoir « démocratie » sans civilité ni droit. Car la démocratie n’existe pas : il n’existe que des PREUVES de démocratie.

Or ce qui survient dans l’actualité 2018 s’éloigne de plus en plus du pouvoir égal de tous à dire son mot et à suivre la majorité jusqu’à convaincre du contraire – ce qu’on appelle communément « démocratie » dans nos pays européens. Même Salvini l’Italien rejoue le populisme fasciste contre « l’Europe » conçue comme une technocratie mythique, alors que son pays a une voix au Conseil et accepté les règles de l’Union. L’Italie n’est pas un Etat seul contre tous mais un partenaire parmi les autres, tous élus démocratiquement, comme lui.

MBS ne « libéralise » pas la société saoudienne, comme les croyants des DDH (Droit de l’Homme) le croient sans rien voir : il impose son pouvoir personnel en jouant de son image à l’international ; Trump n’est pas le « représentant » du peuple américain : il provoque pour négocier, ment quand ça l’arrange en commercial sans scrupule, et insulte tous ceux qui ne pensent pas comme lui ; Mélenchon n’est pas l’incarnation du « Peuple » : il est une grand gueule aigrie qui n’a pas trouvé sa voie au parti socialiste et se venge de ses anciens « amis » – déconsidérant par ses outrances toute « la gauche » avec lui.

La prétention à détenir « la vérité » unique, issue des profondeurs du peuple ou de l’histoire, est bien d’essence fasciste. La race ou le destin sont remplacés par le projet utopique, mais dans les faits quelle différence ? Il s’agit toujours de religion, pas de raison ; de pensée magique, pas de conviction rationnelle ; d’imposer par la force sa propre loi, pas de débattre ni – surtout – de décider en commun.

Nier l’individu pour la masse, diluer les responsabilités dans le Complot, faire des opposants des ennemis à abattre, attiser la haine pour mieux manipuler les passions de foule et passer ainsi sous silence ses propres antagonismes – tout cela est bel et bien fasciste. L’égalité de tous n’existe plus, même en théorie : il y a les chefs et la masse, le Pape et les ouailles, le berger et les moutons. La hiérarchie du plus fort prend le pouvoir et ne le rendra pas sans violence.

Le fascisme est un état d’esprit anti-Lumières. La force, le mâle, le romantisme d’un âge d’or exalté, un Etat fort pour le réaliser et contraindre : tout cela est fasciste. L’Arabie du petit-fils d’Ibn Séoud désire préparer l’après-pétrole dans une société qui se laisse vivre et n’ose pas revoir ses traditions bigotes ; l’Amérique menacée par la montée de la Chine se proclame forte et invincible, capable de tout ; la France mélenchoniste se décrit comme « insoumise », éternellement « révolutionnaire » pour on ne sait quelle égalité qui ne sert que les plus forts en gueule à sa tête. Tout cela est fasciste, un mauvais théâtre de plus en plus dangereux.

Car l’histoire nous a montré que la brutalisation des mœurs aboutit au fascisme : ce fut le cas dans les années trente, après la « Grande » guerre de quatre ans et la « crise » financière de 1929.

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Montaigne éducateur

Le projet éducatif est le révélateur d’une philosophie de l’existence. En son livre I des Essais, dans son chapitre 25 « Du pédantisme » et 26 « De l’institution des enfants », Montaigne se livre tout entier. L’éducation qu’il prône est celle du gentilhomme apte à juger pour commander à une époque, la Renaissance, où l’on redécouvre la vertu antique faite de rigueur et d’harmonie.

Il faut enseigner le discernement et la modération par de bons maîtres armés d’une sévère douceur qui font observer l’élève et exercent son jugement par l’exemple, exercent son corps et l’aguerrissent, tout en lui apprenant la civilité et la modestie.

Pourquoi apprendre ? Montaigne répond : pour se connaître, devenir meilleur, être libre. Comment apprendre ? Comme un homme doué de la faculté de discerner, non comme un perroquet qui n’est que mémoire stérile. « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne visent qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » L’entendement, c’est la raison, la faculté pensante, l’outil logique qui permet de comprendre et connaître, le mécanisme qui règle la pensée. La conscience est la faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité, de la juger, donc de se connaître lui-même et de s’améliorer. La science se doit de servir la conscience car « que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère ? Si elle ne se transforme en nous ? Si elle ne nous augmente et fortifie ? » Retenir « un peu de chaque chose et rien du tout (à fond), à la française », est de peu d’utilité. Car « le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. » « Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. » Aussi, pour le bien de l’élève, « il me semble que les premiers discours de quoi on lui doive abreuver l’entendement, ce doivent être ce qui règle ses mœurs, qui lui apprennent à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libre. »

Pour cela, il faut de bons maîtres. Ils doivent être dignes, pédagogues et d’une sévère douceur. Aujourd’hui comme hier ils sont rares et confondent souvent les paroles et l’action. « Le paysan et le cordonnier parlent de ce qu’ils savent, les pédants il leur échappe de belles paroles (…) ils savent la théorique de toutes choses, cherchez qui la mettent en pratique. » Le paysan et le cordonnier, s’ils se fourvoient, la nature et la matière sanctionnent leurs erreurs ; pas les pédants, qui peuvent disserter à l’infini et retomber dans leurs discours sur un semblant de cohérence. C’est pourquoi il faut être attentif à la personnalité de qui enseigne. « La science (…) n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point. » Aussi, « ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on n’y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science. » Où Montaigne, abreuvé aux mêmes mamelles, fait écho à Rabelais pour qui « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La méthode d’enseignement se doit d’être, comme la conduite que l’on veut enseigner, opiniâtre et modérée. « Cette institution se doit conduire par sévère douceur, non comme il se fait. » La discipline de l’esprit se règle sur celle du corps. « Ôtez-moi la violence et la force ; il n’est rien à mon avis qui abâtardissement si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu’il lui faut mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. » Tel il sera de physique et de caractère, tel il sera à l’étude. La constance, la tempérance, l’effort, s’apprennent par le corps ; il discipline l’esprit aussi bien. Le maître doit habituer l’enfant à tout, au physique, au moral, comme au savoir.

Car le meilleur apprentissage se fait par l’exemple, mais aussi par les exemples.

Lycurgue, comme les Perses, fournissait aux prime-adolescents des maîtres de vaillance, de sagesse et de justice. Aucune mention n’était faite du savoir livresque. « La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions ; et s’ils condamnaient et louaient ou ce personnage ou ce fait, il fallait raisonner leur dire et, par ce moyen, ils aiguisaient ensemble leur entendement et apprenaient le droit. » Un enfant n’est pas une page blanche et, selon Montaigne, « il est difficile de forcer les propensions naturelles. » Mais le pédagogue doit faire confiance à son élève et, afin de le faire s’épanouir au mieux de ce qu’il est, de « l’acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables. » À lui de doser l’effort et d’exciter la curiosité de son élève ; à lui de le guider, de proche en proche, dans sa réflexion par une démarche adaptée.

Il est souhaitable que « selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commence à la mettre sur la monture, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour (…). Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tous ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache. » Notons les mots de Montaigne : goûter, écouter, proportion – l’expérience, le dialogue, la mesure. Toute éducation se fait dans la vie, sur le tas, au réel ; elle ne peut rendre meilleur que s’il y a dialectique entre le maître et l’élève, écoute mutuelle dans le respect l’un de l’autre ; mais le maître a la compétence du chemin, à lui de doser l’enseignement, la réflexion et l’expérience. Ce qui compte est le sens de la leçon, non les mots, « qu’il juge du profit qu’il en aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. »

Ce qui compte, dans l’enseignement, est la formation de la personnalité : « qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. (…) Qu’on lui propose cette diversité de jugement : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fous certains et résolus. » La soif de certitude, propre à l’adolescence, doit ainsi être contrée par un entraînement au doute, cette modestie du jugement de tous les instants. Nombre des exemples de la vie quotidienne a ce rôle et « à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers. »

Montaigne critique tout aussitôt un travers français qui a perduré jusqu’à nos jours : la pédanterie plutôt que la curiosité, la légèreté à justification culturelle qui fait encore le fonds des hordes de touristes plutôt que la curiosité humaine. « La visite des pays étrangers », donc, « non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda (…), mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » Bien au contraire, « on l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout. (…) Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant ; il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise, car tous sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction. » Pour apprendre, il faut observer, et la fonction du pédagogue est de susciter le désir d’observation : « qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne. » Et l’homme en société est éclairant : « il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. (…) C’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bons biais. »

Tous ces exemples pris dans la maisonnée, dans la vie de tous les jours, lors des voyages, du commerce des hommes, de la fréquentation de la société, « tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse. » Comparaison, sens du relatif, modestie, entraînent à juger en raison et avec modération. Avec ce détachement nécessaire à l’exercice de la réflexion.

À ce stade, et dans son prolongement, vient le commerce des livres : « en cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. (…) Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. » Là encore, point de respect pour l’apparence : bouvier ou grand seigneur, l’élève doit l’observer pareillement, l’écouter et en tirer profit. Même démarche pour la chose écrite, l’élève ne retiendra « pas tant les histoires qu’à en juger. » « Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. (…) Il faut qu’il s’imprègne de leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. »

L’esprit cependant n’est pas tout, mais le corps et le caractère participent de l’éducation : « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme » ! « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il faut aussi lui roidir les muscles. » « Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et l’élégance de la personne, se façonnent en même temps que l’âme. » L’un retentit sur l’autre comme déclaraient les anciens : un esprit sain dans un corps sain. On ne forme pas un intellect mais un gentilhomme, que diable !

L’esprit vif, le jugement réfléchi, vont avec un maintien gracieux, un corps agile et fort, une maîtrise de soi et une civilité élégante. Car on respectera l’autre sans chercher à le changer. « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise ; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence, car c’est d’une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à faire, ni contrevenir aux mœurs publiques. »

Le guide suprême reste la vérité. On peut composer avec le monde, respecter les autres et accepter leurs sottises ; on gardera son quant-à-soi et son jugement. Mais « qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra ; soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque raisonnement. » L’objectif du savoir est la philosophie, qui est méthode de sagesse et permet de bien vivre et de bien mourir. Sa formation achevée, l’élève aura les moyens de l’aborder, de la goûter : « que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour guide. »

La philosophie n’apparaît revêche que par le pédantisme. Or, « elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. » La philosophie rend heureux car elle est harmonie. « L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise, doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la Lune : toujours serein. » Santé, aisance, grâce et fierté, allégresse, bonté – tels sont les bienfaits de l’équilibre : une juste réflexion, la civilité des relations, la tempérance du corps. L’élève bien éduqué vivra la philosophie : « on verra s’il y a de la prudence en ses entreprises, s’il a de la bonté et de la justice en ses déportement, s’il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptés, de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau, de l’ordre en son économie. »

La philosophie est règle de vie. « Le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficulté que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le règlement (la modération), c’est son outil, non pas la force. (…) C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en goût. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise vers ceux qu’elle nous laisse ; et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusqu’à satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. »

Toute l’Antiquité est là, dans cet accord profond que Montaigne fait sien entre la nature et l’homme. Ce qui est plaisir est voulu par la nature, donc bienfaisant. La philosophie aussi participe de cette abondance, de cet accord religieux de l’homme et du monde. La vraie vertu « aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ses biens-là règlément, et les savoir perdre avec constance. »

Ayant acquis cela, l’enfant est devenu un homme, armé pour l’existence. Y a-t-il aujourd’hui une ligne à changer à ce projet éducatif ?

Michel de Montaigne, Les Essais (en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1376 pages, €32.00

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Christophe Bardyn, Montaigne

christophe bardyn montaigne
Michel Eyquem de Montaigne aimait fort la vie avec tout ce qu’elle offre ; le principal en était la liberté. Cette biographie nouvelle, par un agrégé docteur en philosophie est à la fois érudite, pleine de sel et de trouvailles, et fort bienvenue. « L’époque des guerres civiles a façonné sa pensée et son style au point qu’ils entreront toujours en résonance avec les périodes troublées, inventives et inquiètes. Tel est notre temps… » p.478.

Sa pensée de doute et de balance porte à juger par soi-même plutôt qu’obéir aux dogmes ou suivre l’opinion commune. Son style de beau langage allie la précision des mots à l’allusion, voire au cryptage pour érudits, afin de dissimuler ce qui choquerait trop les âmes faibles. Car il y a en tous temps des professionnels du choqué, dont la seule vertu est de dénoncer la paille dans l’œil du voisin. Particulièrement dans les périodes troublées et inquiètes où le recours à la « croyance » est reine au détriment du réel. Penser comme tout le monde rassure, en rajouter sur l’orthodoxie pose à bon compte et donne parfaite conscience. Mais de là à inventer le neuf, il n’y faut point compter !

« Il est manifeste que l’homme [Montaigne] est d’abord un amant, amoureux de la vie, d’un unique ami et de quelques femmes. De toutes ses passions, l’écriture est à la fois le médiateur et la substance, et c’est pourquoi les Essais sont consubstantiels à leur auteur » p.471. Presque tout est dit, hors l’aristocrate et le politique. Car Montaigne fut aussi engagé largement dans l’histoire de son siècle. Élu en son absence maire de Bordeaux malgré ses réticences, puis réélu pour un second mandat, il avait l’oreille à la fois de Catherine de Médicis et d’Henri de Navarre, jouant les médiateurs avec talent et discrétion entre les deux Henri, l’actuel III et le futur IV.

Bien que le grand homme fut de taille petit, « Montaigne a toujours fait, autant qu’il le pouvait, ce qu’il voulait, sans se préoccuper à l’excès des jugements moraux, sociaux ou religieux. L’absence de repentir qu’il revendique hautement signifie qu’il assume tous les aspects de sa vie, parce qu’il les a tous voulus, pour autant que cela dépendait de lui » p.473. Outre sa libre pensée, Montaigne valorisait l’expérience plus que le savoir, la vie se faisant – plus que les grands principes. En ce sens il était libéral. Sur l’exemplaire de la dernière édition des Essais qu’il a annoté de sa main juste avant sa mort, il a fait figurer cette citation de Virgile : « il prend des forces en allant de l’avant ». Il ne se réfère pas avant d’agir, il va et pense en chemin.

Ce pourquoi il est antithétique avec un certain esprit de cour français, hiérarchique, soumis, moraliste et langue de bois. Christophe Bardyn a fort raison d’affirmer : « Il est évident, ne serait-ce que pour des raisons de style, qui touchent ici au plus intime de la pensée, qu’un philosophe nourri exclusivement de Kant, de Hegel ou d’Auguste Comte n’est pas en mesure d’entrer dans la pensée de Montaigne » p.469. La plupart de nos intellos, perclus de grands principes et de dogmes idéologiques, ne peuvent saisir le sel de ce penseur du XVIe siècle qui ne se voulait pas philosophe. Ils sont bien trop enfermés dans leurs bornes mentales, leur morale étroite et leur idéal absolu placé au-dessus des hommes – ils sont bien trop contents d’eux. Ce pourquoi Montaigne fut plus célèbre en Angleterre qu’en son propre pays, plus pragmatique que dogmatique, plus accommodant que servile, plus utilitariste qu’idéaliste.

Lorsque Michel de Montaigne meurt le 13 septembre 1592 à 59 ans d’une amygdalite phlegmoneuse, ses héritiers spirituels sont immédiatement Pierre Charron et Marie de Gournay, jeune Picarde « transie d’admiration » devenue après plusieurs mois de rencontres « fille d’alliance ». Mais plus tard Descartes et Pascal, avant Hume et Voltaire, reprendront son flambeau. Tous penseurs qui pensent par eux-mêmes, maniant la langue précise autant que l’ironie, sceptiques et prudents. Le gisant de Montaigne repose ses pieds sur un lion de pierre à la langue bifide, signe de dissimulation comme de neutralité, de loyauté sans naïveté.

Les siècles XIX et XX en France ont réduit Montaigne à la sagesse rassise du personnage qui s’isole en sa librairie pour méditer au coin du feu. Les moraleux de ces temps idéologiques avaient peur de la verdeur charnelle de l’auteur du XVIe siècle, de son scepticisme en tout, de la relativité de sa morale. Ils ont caché ce sein qu’ils ne voulaient voir, alors que Montaigne avait pour ambition de se « dépeindre tout nu ». Libertin, libéral et libertaire, Montaigne aimait le sexe et la conversation, les libertés de croire, de penser et de dire, et surtout pas les conventions sociales au-delà de la civilité.

Christophe Bardyn relit Montaigne avec l’œil neuf du XXIe siècle et la documentation fournie des historiens. Il entend le latin et grec, ce qui lui facilite les choses… « Les Essais contiennent tout, absolument tout, du début à la fin et pour tous les aspects de son existence » p.15. D’où il peut déduire que Montaigne était (ou se sentait) un enfant illégitime, né à 11 mois de grossesse, peut-être fils du palefrenier ; que cette situation l’a rapproché d’Étienne de La Boétie, orphelin trop tôt, sans que cette passion d’amitié soit en rien homosexuelle – comme certains esprits trans, gais et lesbiens le voudraient aujourd’hui pour augmenter leur camp. Montaigne a énuméré, plus ou moins dissimulés, les noms de ses maitresses : Diane de Foix-Candale (dont il fut le père probable du premier enfant), Madame de Duras, Diane d’Andouins qui se fera appeler Corisandre et sera la maitresse du futur Henri IV, Madame d’Estissac et Marguerite de Valois qui épousa Henri de Navarre (p.296).

Né le 28 février 1533 aîné de 8 enfants, son père officiel est de noblesse récente, maire de Bordeaux, d’ancêtres enrichis dans le commerce de pastel et de harengs. Sa mère descendrait probablement de marranes montés d’Espagne en 1492. Comme Gargantua, livre qu’il affectionnait fort, le jeune Michel « confie qu’il ne se souvient même plus du début de sa vie sexuelle, tellement elle fut précoce » p.28. Il disait suivre la règle des moins de Thélème qui est de n’en suivre aucune !

De sa naissance à 3 ans il est confié en nourrice au village, revient au château de Montaigne jusqu’à 6 ans pour être élevé, avec son frère cadet d’un an Thomas (le préféré de son père) par un précepteur allemand assisté de deux autres qui lui parlaient latin et jouaient en grec. De 6 à 15 ans, il est envoyé au collège de Guyenne à Bordeaux où il lit les classiques, aidé de son précepteur Muret de 4 ans plus âgé que lui, un rien sodomite mais qui semble s’être contenté de caresses mutuelles avec le jeune Michel – comme le faisaient les Romains. De 16 à 21 ans, Montaigne se perfectionne à Paris, ville qu’il a tant aimée, auprès des humanistes et notamment de Turnèbe. Il déteste le droit mais en sera néanmoins licencié, son père lui obtiendra une charge à la cour des aides de Périgueux, avant de monter à Bordeaux.

Michel rencontre Étienne à 24 ans et La Boétie, qui mourra à 33 ans, écrit vers 16 ans un Discours de la servitude volontaire encore fameux quatre siècles après. « La rencontre entre les deux jeunes magistrats bordelais ressembla donc à un coup de foudre amoureux, parce que pour la première fois chacun d’eux sortait de sa solitude psychique et trouvait un interlocuteur à qui il n’avait pas besoin d’expliquer ce qu’il ressentait, mais qui le comprenait intuitivement parce qu’il avait vécu de son côté une épreuve similaire. Le bâtard reconnaît dans l’orphelin un compagnon d’infortune, et leurs sensibilités exacerbées les conduisent aussitôt à une entente qui, le plus souvent, n’eut même pas besoin de mots » p.129. Étienne mettra en garde Michel contre sa frénésie sexuelle avec des femmes mariées, ce qui présentait à tout moment le risque d’être découvert et tué. Nul que la tempérance de son ami n’influençât le jeune homme pour le reste de sa vie.

Montaigne se marie en 1565, 4 ans après la mort de son père, pour récupérer son héritage, dont le titre. C’est un mariage de raison qui donnera six enfants mais dont une seule fille survivra, Léonor, à laquelle Montaigne ne s’est guère attaché. Il n’aimait pas les « petits enfants » et préférait parler d’égal à égal sur les idées. Après 13 ans de vie parlementaire, il se retire à 37 ans sur son domaine, qu’il est soucieux de faire rendre. De sa tour librairie, il peut surveiller les alentours et les soins de ses gens à sa vigne.

C’est là qu’il commence à écrire ses Essais, à 39 ans. Christophe Bardyn nous révèle que leur plan est calqué sur Saint-Augustin, non pour le démarquer mais pour s’en inspirer – et prendre le plus souvent des opinions contraires, étayées par des citations d’auteurs latins. « En utilisant les thèmes de la Cité de Dieu comme canevas, et en brodant ses propres motifs par-dessus, Montaigne se donnait une structure invisible qui lui permettait d’échapper à l’emballement en tous sens de son ‘cheval échappé’ et lui fournissait un discret fil conducteur. Mais, en même temps, il saisissait l’opportunité d’affirmer ses propres thèses par contraste avec celles du plus célèbre et du plus influent père de l’Église d’Occident » p.257. Il procède de même avec le Livre III, qu’il écrit en miroir des Confessions.

Il ne publiera les Essais qu’en 1580 mais passera deux années à publier les œuvres de son ami La Boétie, en même temps qu’il écrit probablement le pamphlet le plus virulent et le plus intelligent sur Catherine de Médicis, appelé le Discours merveilleux. Il ne l’a pas signé, ni revendiqué jamais, mais l’on y découvre son style. Avec l’Apologie de Raymond Sebond, il exprime aussi sa conviction de « moyenneur », partisan du juste milieu sur l’interprétation des dogmes catholiques.

Femme et homme à chapeaux 17ème

Il est nommé gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France en 1573, puis obtient le même titre auprès du roi de Navarre en 1577 grâce à Marguerite de Valois, l’une de ses maitresses. « En réalité, Montaigne fut un très grand séducteur. Certes il était petit, et ses attributs virils manquaient d’envergure, mais il avait bonne figure, était très vigoureux [six postes par nuit], et avait assez d’esprit pour faire oublier tout le reste » p.305. Le chapitre 5 du Livre III des Essais s’intitulera même Sur des vers de Virgile, dont l’innocence champêtre masque une érotique contrepèterie !

Il voyage en Italie 17 mois et 8 jours, où il apprécie la bonne chère mais moins les femmes, trop grasses pour son goût. Il apprend dans une ville près de Pise où il prend les eaux contre les calculs rénaux, que ses collègues l’ont nommé maire de Bordeaux et, après un premier refus et quelques tergiversations, un ordre du roi le fait accepter. Il rentre en France pour n’en plus repartir, lui qui a eu la tentation de Venise, s’y voyant volontiers ambassadeur sur la fin de sa vie.

Être maire n’est pas de tout repos lorsque la guerre civile menace, les dogmatiques des deux religions se haïssant comme communistes et capitalistes. Montaigne négocie, s’entremet, anticipe. Il se sortira de tous les mauvais pas, même de la peste, qui vida Bordeaux de la moitié de sa population. Il reçoit en son château de Montaigne le roi de Navarre le 19 décembre 1584, avant d’être obligé de fuir en roulotte avec sa famille jusque vers Paris, où Catherine de Médicis le renfloue pour ses talents politiques et lui confie quelques missions secrètes dont il ne peut parler en ses livres, mais dont les correspondances historiques font foi.

Dans le Livre III des Essais qu’il entreprend à ce moment, il fustige les catholiques zélés de la Ligue, aussi sûr de leur bonne foi que vantards : « Ils nomment ‘zèle’ leur propension vers la malignité et violence : ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt. Ils aiment la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est guerre » cité p.387. Il faut dire que huit guerres civiles en 25 ans peuvent rendre sceptique quiconque pense par soi-même sur le ‘bon droit’ d’une cause. Les choses n’ont guère changé depuis, les catholiques ont laissé la place aux jacobins puis aux communistes avant tous les avatars du gauchisme et de l’écologisme, mais le ‘zèle’ est toujours aussi borné…

Montaigne, lui, reste « le premier empiriste sceptique de notre histoire » p.404. Il adopte un point de vue raisonnable sur la vérité : « Il n’y a pas de science certaine, puisque tout est sujet au doute, mais nous devons nous faire une opinion sur tout ce qui concerne notre vie, sans quoi nous serons paralysés et inactifs » p.407. L’utilité pratique sur le moment est bien ce qui importe, ce à quoi jamais les dogmatiques ne pourront se soumettre, soumis à « la peste de l’homme, l’opinion de savoir ».

Lire et relire Montaigne est une cure de santé instinctive, affective, mentale et spirituelle. « Récapitulons : il est hédoniste dans sa vie privée (de tendance néocyrénaïque), néocynique dans sa vie publique (il s’inscrit dans le courant érasmien de dénonciation de la folie politique), empiriste sceptique du point de vue de la connaissance, naturaliste radical pour envelopper le tout, c’est-à-dire ne connaissant et ne suivant que la nature » p.410. Que voilà un homme séduisant que l’on peut prendre pour modèle ! Surtout en notre époque de vanité et d’ignorance, où faire le paon suffit à contenter une vie.

Une bonne et lourde biographie écrite avec gourmandise et beaucoup de savoir que tout homme libre goûtera – et où les femmes pourront reconnaître cette civilité française que l’obscurantisme méditerranéen conteste aujourd’hui.

Christophe Bardyn, Montaigne – La splendeur de la liberté, 2015, avec 16 illustrations en cahier central, Flammarion, 543 pages, €25.00
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Jean de La Bruyère, Les Caractères

jean de la bruyere les caracteres livre de poche

Une Corneille bossue est perchée sur la Racine de La Bruyère et boit l’eau de La Fontaine Molière. Certains lecteurs, formés en un autre temps, auront peut-être reconnu le procédé mnémotechnique conservé des Grecs pour garder une leçon. A l’époque où l’enseignement apprenait à retenir, accumulant ainsi les bases pour réfléchir par soi-même, cette phrase résumait la liste des principaux auteurs de talent du Grand Siècle. De cette liste, je veux tirer un nom que l’on ne lit plus guère – à tort. Jean de La Bruyère, né à Dourdan (Essonne) en 1645, qui fut baptisé dans l’île de la Cité à Paris avant de mourir à Versailles.

Il est l’auteur d’un seul livre, le reste de ses œuvres étant fort mince et de peu d’intérêt autre qu’historique. Les Caractères, ou les Mœurs de ce Siècle, publié pour la première fois en 1687, est resté immortel. Le duc de Saint-Simon le décrit comme « un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes ».

Réédité continûment jusqu’en 1696 du vivant de l’auteur, celui-ci l’a enrichi et complété jusqu’à sa mort. Son livre résume une vie ; il expose sous forme archétypale les types humains et les relations sociales de la Cour de son roi, Louis XIV. Né quelques années après lui, Jean de La Bruyère est parti avant lui, en 1696, d’une attaque d’apoplexie à 51 ans. Ami de Bossuet, qui le recommandera auprès des Condé pour qu’il éduque le dernier de la lignée, il entrera, après parution des Caractères à l’Académie Française en 1693. Son élève, le duc de Bourbon, avait 16 ans lorsqu’il le prit en main pour lui enseigner l’histoire, la géographie, les institutions de la France et les dynasties royales. Le garçon, très petit de taille et plus féru de chasse et de danse que de livres, avait cependant de la curiosité pour les causes des décisions royales et pour les logiques des batailles. Il épousera la fille de Louis XIV et de Madame de Montespan un an plus tard, suivant les leçons de son mentor une année de plus.

la bruyere maison a paris rue st augustin

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage », commence La Bruyère. Il veut son livre édifiant sur les mœurs du temps, avec la vague idée de participer à leur réforme par ce simple miroir. Bien que construit a posteriori, son plan va de l’individu (‘Des ouvrages de l’esprit’, ‘Des mérites personnels’) à la religion dernière (‘De la Chair’, ‘Des esprits forts’), en passant par toute la société (‘Des femmes’, ‘Du cœur’, ‘Des biens’, ‘De la ville’, ‘De la Cour’, ‘Des Grands’, …). En 16 chapitres, il conduit de la personne à Dieu – ainsi le dit-il.

Mais ce n’est pas cette édification, bâtie sur la philosophie catholique de l’homme dont la nature est le vice s’il n’est touché par la grâce, qui nous plaît aujourd’hui. Ni le succès de scandale en son temps, ni sa participation aux débats moraux qui le font discuter Descartes, Pascal ou Bossuet, et contester Corneille, jugeant Racine bien plus fin. Ce qui reste, de nos jours, est le beau langage et le style.

Sa phrase court par périodes, rythmée par les virgules ou les subordonnées comme dans la conversation. On sent l’influence de la rhétorique latine comme l’usage permanent des alexandrins en poésie ou tragédie. L’époque est élitiste, hiérarchique, centrée sur la Cour, et ce microcosme se regarde, se parle et se jauge. Comme en toute société resserrée, la parole et la civilité prennent une importance cruciale dans le « rang » que l’on acquiert à l’ombre de la faveur.

la bruyere plaque a paris rue st augustin

La Bruyère invente donc en littérature le style français. Il est caractérisé à notre sens par trois dispositions : la maxime, le bon mot et le trait.

  1. La maxime se veut édifiante parce qu’elle élève le cas particulier au cas général, dans la lignée des philosophes antiques.
  2. Le bon mot est la façon de faire passer ses avis dans une société encombrée où chacun veut la parole et ne retient que ce qu’il peut répéter. Les Anglais avec plus d’affectif en feront l’humour, les Français le réduiront aux « petites phrases » ironiques et mordantes, dont les media de nos jours raffolent.
  3. Le meilleur du style français est cependant le « trait ». Ce terme foisonnant évoque à la fois le dard de l’épigramme, le crayon acéré du peintre et la traction qui enlève. Il exige maîtrise des mots et virtuosité de la langue. Il est rapide, marque une action et distingue impitoyablement.

la bruyere

C’était le propre de l’intelligence de Cour que d’être très rapide. La Bruyère le note même : « Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentiments : il faudrait leur parler par signes, ou sans parler se faire entendre » (Des ouvrages, 29). Lui n’a pas cette ambition, en adulte réaliste qui écrit par plaisir : « Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est trop grande entreprise » (Des ouvrages, 2). « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s’il donne quelque tour à ses pensées, c’est moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l’impression qui doit servir à son dessein » (Des ouvrages, 34). L’impression compte plus que la vérité, déjà les bases de la com’ sont lancées…

Son observation des hommes, des vanités et des envies, de l’esprit et de la générosité, de l’être et du paraître, du « tels qu’ils sont » et du « tels qu’ils devraient être » (sur Racine et Corneille, ‘Des ouvrages, 54) – reste d’une actualité mordante. La France est encore aujourd’hui une société de cour, hiérarchique, organisée spontanément en castes et coteries, envieuse et prête à tout pour se faire valoir et obtenir la faveur. Qu’on en juge par les quelques exemples ci-après.

Nombre de commentateurs de blogs : « Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point ; les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible » (Des ouvrages, 35). Entre les médiocres et les grands, les « beaux » se font valoir, tout dans l’apparence, théâtreux plus qu’intelligents.

Les intellos-médiatiques : « De bien des gens il n’y a que le nom qui vaille quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c’est moins que rien ; de loin ils imposent » (Du mérite, 2).

La StarAc, les concours de Miss : « J’ai vu souhaiter d’être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux ; et après cet âge, de devenir un homme » (Des femmes, 3)

La redistribution administrative ‘de gauche’ : « La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu’à donner à propos » (Du cœur, 47). Équité plutôt qu’égalité, ce que la plèbe va pourtant imposer depuis deux siècles, la gauche poussant toujours plus dans l’égalitarisme forcené, jamais assez égal pour l’idéal.

Des hommes populaires : « Il y a de certains grands sentiments, de certaines actions nobles et élevées, que nous devons moins à la force de notre esprit qu’à la bonté de notre naturel » (Du cœur, 79). Le cœur a sa raison… pas toujours raisonnable, et l’esprit ne l’emporte pas toujours.

Les bobos intellos : « Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l’intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes » (De la société, 5). De toutes façons, on ne les changera pas, ces paons de cour qui veulent se faire mousser et se donner bonne conscience.

Les énarques : « Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui » (De la société, 16). La langue de bois des euphémismes administratifs ne froisse personne, tout en diluant le sens pour tous.

Les patrons : « N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point : ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir ; cela est trop cher, et il n’y a rien à gagner à un tel marché » (Des biens, 13).

La banlieue : « L’incivilité n’est pas un vice de l’âme, elle est l’effet de plusieurs vices : de la sotte vanité, de l’ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie » (De l’homme, 8).

La Bruyere Oeuvres completes pleiade

L’arrogance française : « La prévention du pays, jointe à l’orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l’on pense juste partout où il y a des hommes : nous n’aimerions pas à être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares ; et s’il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à être épouvantés de voir d’autres peuples raisonner comme nous » (Des jugements, 22). Non, nous ne sommes pas « une exception française », nous sommes comme tout le monde – encore faut-il aller y voir.

L’investisseur avisé : « Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard ; mais ils le préparent, ils l’attirent, et semblent presque le déterminer : non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire se servir du hasard quand il arrive ; ils savent même profiter par leurs précautions et leurs mesures d’un tel ou tel hasard, ou de plusieurs tout à la fois : si ce point arrive, ils gagnent ; si c’est cet autre, ils gagnent encore ; un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières ; ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme la vertu » (Des jugements, 74). Ce n’est pas « par hasard » si la France a le plus fort taux de chômage, d’impôts et de taxes, de fonctionnaires par habitant, de pessimisme sur l’avenir et de politiciens… « Précautions » et « mesures » ne sont pas prises car nos politiciens, depuis des décennies, ne sont point « sages ».

Le Parti Socialiste ou tout parti idéologique : « Cette même religion que les hommes défendent avec chaleur et avec zèle contre ceux qui en ont une toute contraire, ils l’altèrent eux-mêmes dans leur esprit par des sentiments particuliers, ils y ajoutent et ils en retranchent mille choses souvent essentielles, selon ce qui leur convient, et ils demeurent fermes et inébranlables dans cette forme qu’ils lui ont donnée » (Des esprits forts, 25).

Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les mœurs de ce siècle, 1688, Livre de poche 1976, 633 pages, €5.60

e-book format Kindle, €1.99

Jean de La Bruyère, Œuvres complètes, Gallimard Pléiade 1935 toujours réédité, 739 pages, €40.10

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Maître Kong dit Confucius

Etiemble Confucius

Il y a un demi-siècle Etiemble, professeur de chinois, écrivain et traducteur, commit un livre sur Confucius, réédité en 1985 en Folio. De l’homme, on sait peu de choses sinon que les Jésuites en Chine latinisèrent son nom de Kong Fuziu en « Confucius ». Il a vraiment existé mais n’est pas l’auteur de toutes les œuvres qu’on lui attribue. Il est né autour de 551 avant notre ère et mort à peu près vers – 479. Moraliste à la manière de Montaigne son successeur de 2000 ans plus tard sans le connaître, il a pensé une période semblable aux guerres de religions françaises. Car de – 591 à la fin officielle des Tcheou au 3ème siècle avant, la Chine n’a connu que des conflits entre chefferies. Sage et non prophète, Confucius est l’auteur d’essais que l’on connaît sous le titre d’Entretiens familiers.

Dans la Chine de cette époque, on ne pouvait être que noble ou esclave. Les nobles sans terres, amenuisées par les partages successifs, ne pouvaient que se faire lettrés et conseiller les princes. Confucius fut l’un des derniers et le plus flamboyant de cette lignée de clercs. De bonne naissance mais pauvre et orphelin, il n’avait que 17 ans lorsqu’un grand officier sur le point de mourir l’institua maître de son fils. « On le chargea de l’intendance, dès lors les comptes furent exacts. On le chargea du bétail, dès lors le cheptel prospéra » p.64. Car l’essentiel, pour Kong, est la vertu.

Certes, les hommes n’en sont pas remplis mais « les oiseaux et les bêtes sauvages, nous ne pouvons nous associer à eux ni vivre en leur compagnie. Si je ne fréquente pas les hommes tels qu’ils sont, avec qui frayer ? » p.65. La base est de bien définir les mots du discours, pour bien comprendre et bien être compris. En effet, « dénominations incorrectes, discours incohérents ; discours incohérents, affaires compromises ; affaires compromises, rites et musique en friche, punitions et châtiments inadéquats (…) le peuple ne sait plus sur quel pied danser, ni que faire de ses dix doigts » p.69. Nos politiciens pourraient utilement s’inspirer de ces conseils de bons sens lorsqu’ils prononcent leurs discours ou qu’ils élaborent la loi. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. De plus, si l’on se dit « souverain », « ministre », « père », ce sont autant de noms qui engagent comme la noblesse oblige. Il n’y a de vertu que dans la droiture de l’intention et la pureté du cœur. Cela se manifeste par la civilité, le premier des rites, qui est respect pour autrui autant que pour soi-même.

L’homme n’est pas un être idéal mais un naturel que l’on éduque par l’exemple plus que par les conseils. Le recours aux anciens permet de tourner les croyances et les manies, mais c’est bien l’homme présent qui doit réfléchir par lui-même et agir. « Parce que je suis maître de moi, je suis maître de l’univers, ou digne de le devenir. Qui veut gouverner doit d’abord se gouverner ». Car tel est la sagesse : on ne change pas le monde par décret, non plus que le peuple, ni les comportements. On ne peut commencer que par ce qui est à notre portée. En premier par soi-même (ce pourquoi François Hollande a entrepris un régime amaigrissant avant les élections). Seul le maintien d’une bonne santé, puis l’exemple de la vertu permettront, de proche en proche, de changer comportements, hommes et monde. Tout le reste n’est qu’utopie dans son sens maléfique d’idéal inaccessible, donc d’alibi pour – surtout – ne rien faire. Si nos « alter » en politique veulent changer quoi que ce soit, ils doivent commencer par comprendre le monde, puis eux-mêmes, enfin donner l’exemple. La première vertu est de donner un modèle. Par sa réussite « exemplaire », les convictions se feront et le monde pourra suivre. Ce n’est pas l’inverse qui est vrai.

Confucius médaille

Ne jamais désespérer de l’homme, dit Confucius, mais aimer comme haïr avec discernement. Point de juste milieu mais le « milieu juste », tel la flèche tirée au centre de la cible et pas à côté. Pour cela respecter, écouter, étudier avant de dire et d’agir. « L’homme de qualité n’est pas un spécialiste » p.107 Mais il est amateur de tout et il s’enquiert. L’homme vulgaire ne pense qu’à son bien-être et à son intérêt, tandis que celui qui aspire à l’équité s’ennoblit. Sa récompense est la paix du cœur et de l’esprit en voyant se diffuser la justice et le bonheur qui va avec autour de lui. Pas besoin de dieux pour injonction ou pour sanction, l’homme suffit qui est semblable à nous, un frère.

« Tout passe comme cette eau ; rien ne s’arrête, ni jour, ni nuit » p.115 – et l’homme de qualité imite ce mouvement, cette fluidité de l’intelligence (qui est faculté d’adaptation) dans le changement incessant des choses (qu’on ne peut immobiliser). L’homme de qualité vit dans le temps, avec son temps, sans regretter un mythique âge d’or ni se consoler dans un quelconque avenir radieux. Ce qu’il faut changer est ici et maintenant, avec les hommes tels qu’ils sont et les rapports de force présents. Pour guide, le sage a la « raison raisonnable et non point rationaliste, et nullement ratiocinante » p.129 : point de technocratie ni de foi aveugle dans le seul « calculable », point de coupage de cheveux en quatre idéologique pour noyer le poisson. La justice exige le bon sens, la voie juste, un regard étendu et l’écoute de tous, même si la décision est une. Dialectiquement, elle se situe « après ».

Confucius entretiens

« Les anciens, qui désiraient que la terre entière resplendit de la resplendissante vertu, commençaient par bien gouverner leur principauté.

« Comme ils désiraient bien gouverner leur principauté, ils commençaient par mettre en ordre leur famille. Comme ils désiraient mettre en ordre leur famille, ils commençaient par se perfectionner eux-mêmes.

« Comme ils désiraient se perfectionner eux-mêmes, ils commençaient par régler leur cœur.

« Comme ils désiraient régler leur cœur, ils commençaient par purifier leurs intentions.

« Comme ils désiraient purifier leurs intentions, ils commençaient par étendre leur savoir » p.137.

Tout maître Kong est là – et tout est dit. Il sert de grand exemple aux Chinois d’aujourd’hui. Et les vaniteux intellos et politiciens français pourraient en tirer des leçons d’humilité au lieu de donner des leçons de socialisme et de démocratie au monde entier.

Etiemble, Confucius, Folio essais, 1986, 320 pages, €3.49

Confucius, Entretiens, Folio2€, 2005, 144 pages, €1.90

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Jardin et Colline du Paysage

Les autres retournent au marché de la soie ; quelques-uns et moi allons en taxi au parc Daguan Yuan. Il est le « jardin du Paysage » ouvert en 1986 à l’écart de la ville et des touristes. Il ambitionne de reproduire le jardin du roman fameux de Cao Xueqin, Le Rêve dans le Pavillon Rouge, écrit vers 1750, où « les plus beaux paysages de la terre sont ici rassemblés », selon Yuanchun, concubine impériale.

daguan yuan pekin reve du pavillon rouge

Nous trouvons un jardin chinois traditionnel, aménagé soigneusement, où rien n’est laissé au hasard ni à la nature. Comme le jardin « à la française », tout est ici bien délimité, taillé, contraint. Les pavillons sont séparés de murs, les courettes et les galeries sont peintes, les arbres sont plantés au centre de mers de galets, les chemins dallés dirigent le visiteur –  « défense de marcher sur les pelouses » – ils serpentent entre lacs et ponts. Tout est ici rigueur physique pour inciter à la fantaisie mentale. Rien de sauvage ne subsiste, qui pourrait éveiller les instincts ; tout est cohérence et contrôle, comme doivent être les émotions et la raison.

costumes mao pekin 1993

Nous sommes en hiver et certaines cours me font penser à un squelette de jardin, à cet ancêtre des jardins « secs » que cultivent avec attention les moines zen au Japon. Nous ne rencontrons ici aucun Occidental ; ils préfèrent rester dans les cadres habituels des organisations. En revanche, beaucoup de Chinois visitent ce jardin. La plupart ont déjà leur billet, peut-être offert aux méritants ou achetés en comité d’entreprise. Ce parc doit être superbe au printemps, la floraison doit lui donner une âme, toutes ces pousses vertes et ces fleurs à peine décloses sont autant de vies qui incitent à chanter et à oublier tout ce qui n’est pas l’ici et le maintenant. En ce 19 février d’un hiver encore rigoureux, le jardin est endormi, comme une belle princesse que la saison doit réveiller. Nous sommes venus trop tôt. Mais je suis content d’être, pour une fois, hors des hordes. Nous rencontrons enfin les Chinois dans leur Chine traditionnelle, recréée lentement depuis 1978 par le dégel idéologique. Ils viennent se retremper ici dans leur culture comme des paysans empruntés s’aventurent pour la première fois au musée, avec un sentiment presque sacré et une intuition des traditions profondes qu’ils reconnaissent.

parc Behai pekin

Nous revenons pour midi à l’hôtel où nous attendons « les autres ». Nous avons décidé d’aller tous ensemble au parc Behaï et sur la Colline du Paysage. En attendant, nous décidons de tester un restaurant sur place, au nord de la Cité interdite. Nous retenons, d’après les indications du guide de Pékin que j’ai emporté, le restaurant Dasanyuan. Le guide note que l’on peut y manger du chat, du chien, plusieurs sortes de serpents et de la salamandre géante ! Je prends bien garde de n’en point parler à ces dames. Il y a aussi des nourritures plus classiques qui leur conviendront. Mais je serais tenté de goûter ce plat au nom plein de panache, « le combat du dragon et du tigre ». Il se compose d’un chat entier et de trois sortes de serpents venimeux sautés, le tout accompagné d’une vingtaine de condiments, allant des feuilles de citronnier aux pétales de chrysanthèmes. Las ! Il n’y en a pas – une expression que nous entendons souvent en Chine, et qui sonne à l’oreille comme « mao » ou « mouéon », quelque chose entre le grognement du chat dérangé dans sa sieste et le glapissement exaspéré d’une concierge à qui l’on demande pour la centième fois le bon étage. Nous restons donc classiques avec porc aigre-doux, chou chinois étuvé, et vermicelle de riz aux crevettes. Je prends quand même un petit plat de serpent, pour goûter. Je trouve cela bon ; l’espèce de serpent qui m’est servie a la consistance du poulpe, un peu gélatineuse, et le goût d’aubergine. On le sert accompagné de lamelles de légumes et de gingembre. Serpent et gingembre sont un mélange aphrodisiaque classique dans la symbolique chinoise, mais l’hiver assagit beaucoup de choses.

colline du paysage au loin Tour tambour et cloche

Sur la Colline du Paysage, le soleil est bien établi et nous pouvons voir la ville de haut. A l’époque des Yuans, ce parc était réservé à l’empereur. Ce n’était pas un lieu élevé et ce n’est qu’à l’époque Ming qu’il est devenu colline avec les remblais provenant du palais impérial à son pied. Cette colline fut dite « de charbon » parce qu’on croyait que l’empereur y avait caché du charbon en réserve. Comme toujours, de nombreux Chinois sont en visite. Il est vrai qu’à part les fonctionnaires, dont le repos obligatoire a lieu le dimanche, tous les autres travailleurs pratiquent le repos tournant, et ce dernier peut tomber n’importe quel jour de la semaine. Voici l’explication sociologique du nombre d’oisifs que nous observons en promenade, se photographiant, grignotant une brochette, caressant l’enfant trop petit pour l’école. Quant aux écoliers, nous en rencontrons de sortie avec leur uniforme. Ils portent un survêtement bleu ou rouge identique ou, le plus souvent, une casquette jaune en laine tricotée. Certains portent le foulard rouge des Pionniers. Le jaune d’or, le bleu roi et le rouge vermillon, qu’ils affectionnent, leur vont bien au teint.

colline du paysage Cite interdite

La circulation en taxi le confirme, les Chinois 1993 n’ont aucune notion de ce que nous nommons la « civilité ». A pied comme en vélo, ou en voiture pour les pontes, ils s’imposent pour passer. Rien de franchement agressif, mais de l’obstination têtue, celle exigée des masses par le parti qui a profondément imprégné les mentalités et les comportements. Le plus « faible » – le moins convaincu – cède et s’adapte.

Le Parc Behaï, à l’ouest de la colline du Paysage, n’est visitable que pour sa partie nord. La partie sud forme la « Nouvelle Cité Interdite » réservée aux pontes du parti et aux membres du gouvernement. Mao y avait sa résidence de Pékin. Les étrangers ne sauraient y être admis.

grand dagoba blanc pekin

Au nord, donc, nous montons les marches vers le grand Dagoba Blanc, sanctuaire bouddhiste de 1651 et la tour des Dix mille Bouddhas qui nous attendent, restaurés industriellement, vernissés sur fond bleu turquoise. La bêtise primaire du parti communiste chinois s’étale dans la visite des temples. Dans tous les temples bouddhistes que nous avons visités, l’itinéraire obligatoire, balisé, nous obligeait à tourner à l’envers du sens religieux. On contourne traditionnellement le temple par la gauche, dans le sens des aiguilles d’une montre, pour participer à la grande roue cosmique de l’énergie. Les communistes, dans leur athéisme militant, méprisent cette habitude et exigent de chacun de se conformer à ce que l’administration dit penser. Mesquinerie chinoise : comme si tout ceci avait de l’importance. C’est bien dans le ton règlementaire, inhumain et grossier, que se sont donné les nouveaux nationalistes chinois.

Nous descendons ensuite vers le lac « aux vagues déferlantes ». Dans la galerie qui longe le lac, je prends en photo un gamin en gilet rouge ; il est couché, le pied levé appuyé sur une colonne, l’autre pendant. Il va très bien au paysage, d’autant qu’on a l’impression qu’il prend sa course à la verticale ! Comme une fusée vers l’avenir.

gamin couche palais des vagues déferlantes

Habitués comme nous le sommes, nous prenons à nouveau un taxi pour rejoindre l’hôtel. Nous traversons les embouteillages de cinq heures du soir : autos, bus, trolleys et vélos s’entremêlent, tournant en tous sens sans se préoccuper de règles quelconques. On passe au feu rouge, on coupe les lignes continues, on traverse n’importe où. La contrainte hiérarchique et administrative est socialement si pesante que la route, très encombrée, est un espace de liberté où l’on se conduit à sa guise. Aucun contrôle n’est possible sur les masses en mouvement, et les individus, qui sont les atomes des masses, en profitent.

pekin 1993 circulation

A la nuit tombée, nous effectuons une promenade sur Wangfujing, cette rue près de l’hôtel de Pékin où s’ouvrent une librairie internationale (décevante) et la pharmacie chinoise traditionnelle Yongrentang. Nous sommes très intéressés par les cornes de biche, les racines de ginseng, les piments secs, l’hippocampe, la chauve-souris séchée, les peaux racornies de plusieurs animaux, et diverses racines ou herbes de la pharmacopée ancienne. Celle-ci reste une fierté de la Chine nouvelle car c’est un savoir « issu du peuple » et une tradition non-occidentale, donc non-capitaliste.


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Propos et anecdotes sur la vie selon le Tao

Propos et anecdotes sur la vie selon le taoLa morale politique des siècles d’or chinois il y a 2200 ans, compilés par un lettré et choisis par un spécialiste contemporain. Un petit bijou à La Rochefoucauld. Toute politique n’est efficace que si elle est « morale », ce qui veut dire qu’elle obéit à la vertu, conduite humaine en harmonie avec l’ordre du monde. Qui s’en abstrait échoue, nos politiciens pourraient l’apprendre…

La façon chinoise de faire de la philosophie n’est pas de proposer un traité logique, partant de l’abstrait hors du monde pour fixer les règles du concret dans le monde. Ce serait plutôt l’inverse : les faits historiques engendrent des réflexions, nourries d’entretiens des hommes exemplaires entre eux. Seule l’expérience historique est garante de la vérité. Ce qui a été vécu une fois, discuté et médité, vaut bien mieux que tous les traités bâtis en chambre par un seul esprit enfiévré. Là encore, la Chine n’est pas l’Occident, privilégiant le collectif à l’individuel.

Nous sommes à une époque d’empire centralisé, qui règne grâce à une armée de fonctionnaires, quelques 400 ans après Confucius. La seule certitude à laquelle l’être humain puisse s’accrocher est la vertu. Or celle-ci consiste observer la réalité ici et maintenant, dans ce monde et avec les hommes et les choses tels qu’ils sont. Existe-t-il une conscience supérieure ? Une vie après la mort ? Il faudra attendre de passer de l’autre côté avant de le savoir. En attendant, l’existence concerne les vivants, et leur comportement doit y être adapté. C’est le rôle des rites, qui sont proches du droit, soit un ensemble de règles de vie en société qui vont du gouvernement à la civilité entre individus, en passant par les relations commerciales et politiques. La civilisation est une politesse, mais cette courtoisie englobe la maîtrise de soi et la culture.

Pas de « bon sauvage » (idée absurde à un Chinois), mais un être naturellement prêt à être éduqué par ses parents, sa famille, son milieu, la société et l’État. La « vertu » est ce qui résulte de cet élevage – au sens premier de l’élévation d’un être. Certes, nous sommes il y a des milliers d’années et la liberté individuelle comme l’égalité revendiquée ne faisaient pas partie de l’univers chinois. Mais il y avait respect et hiérarchie. Fidélité de l’inférieur au supérieur et du supérieur à l’inférieur. Une sorte de relation féodale où la puissance s’étendait par débordement à l’ensemble de la maisnie. La mentalité bourgeoise, de mise depuis le XVIIIème siècle en France (voir Le Bourgeois gentilhomme…) est imperméable à cet esprit aristocratique, mais il subsiste chez les militaires, les sportifs et dans certaines entreprises – comme dans certains jeux vidéos appréciés des ados et tirés des vastes fresques intergalactiques, fantastiques ou vampiriques.

Un homme de pouvoir vertueux ne pouvait imposer à quiconque ce qu’il n’était pas prêt lui-même à faire. La culture est la nature, ou plutôt une harmonie de sagesse entre l’être vivant et l’univers dans lequel il vit, qu’il soit inerte, alimentaire, humain ou cosmique. La culture de soi est donc plus importante que l’apparence, élégance et esprit valent mieux que titre ou Rolex. Le bien entraîne le bien, le mal entraîne le mal. Et les puissants ne sont pas à l’abri d’une erreur. Ce pourquoi existent les sages, qui sont ceux qui savent parler sans fard et oser critiquer le pouvoir lorsqu’il le faut. Rien de pire pour le vertueux que d’être entouré d’admirateurs qui n’ont que louanges à la bouche. « Qui aime la guerre va à sa perte, mais qui oublie la guerre est en danger. » Vigilance et  persuasion sont nécessaires pour mener le char de l’État.

« Confucius était juge suprême depuis sept jours lorsqu’il fit exécuter quelqu’un. » Ses disciples s’interrogent. Confucius répond : « Il faut condamner à mort cinq sortes d’hommes, qui n’ont rien à voir avec les bandits et les voleurs. Les premiers utilisent leur perspicacité pour faire des coups fourrés ; les seconds trompent les autres parce qu’ils sont très malins ; les troisièmes ont une conduit mauvaise et s’entêtent sans vouloir se réformer ; les quatrièmes ont des ambitions stupides et en même temps de vastes connaissances ; les cinquièmes raisonnent faussement mais avec tellement de brio qu’on ne s’en aperçoit pas. (…) Si on les laisse pratiquer leur fausseté, leur intelligence leur permettra d’exciter les foules et leur puissance de diriger le pays dans leur propre intérêt. Il faut absolument éliminer ces aventuriers félons. » Mais Confucius d’ajouter : « Évidemment, une condamnation à mort pour une telle raison peut susciter doutes et inquiétude chez l’homme de bien et laisser l’imbécile décontenancé » p.115.

Chacun reconnaîtra aisément le portrait de politiciens français contemporains dans cette description précise du philosophe chinois.

Quant à l’État, voici pourquoi il part à vau l’eau : « Notre souverain est jeune et faible ; les dignitaires sont des prévaricateurs, ils se liguent en factions pour accaparer postes et titres ; les fonctionnaires exercent un pouvoir dictatorial sans même informer leurs supérieurs ; les réformes politiques ne peuvent s’inscrire dans la réalité et on en change plusieurs fois en cours de route ; la plupart des lettrés sont rusés et cupides et en même temps éprouvent du ressentiment. Voilà les véritables présages funestes du royaume de Zhai » p.130. Tout est dit de notre présent – et avec plus de clarté et de talent que n’importe quel chroniqueur politique.

C’était déjà pensé et mis en lettres il y a plus de deux mille ans…

Yiqing Liu, Propos et anecdotes sur la vie selon le Tao – précédé de Jardins d’anecdotes, environ 50 avant J-C, traduit du chinois par Jacques Pimpaneau, 2002, Picquier, 223 pages, €33.56

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Edith Wharton, Les mœurs françaises

La romancière américaine Edith Wharton habite Paris depuis 1907. Après la guerre de 14-18, elle écrit une série d’articles sur les mœurs françaises pour familiariser ses compatriotes amenés à résider en Europe dans le cadre des négociations de paix. Elle y peint une délicieuse manière d’être faite de goût et d’équilibre, ce fameux bon sens à la française qu’elle oppose aux manières un peu frustes et à la culture kitsch des Américains. Certes, la France a bien changé en un siècle… Mais il reste quelques traces de cet écart.

Par exemple que la femme est influente dans la société, à travers son intimité avec les hommes. Bien loin du cantonnement des bourgeoises bostoniennes ou des vamps fatales. La jument féministe, sûre d’elle-même et égocentrique, reste le modèle de la femme aux États-Unis, fort heureusement bien loin du nôtre.

En revanche, ce qu’elle dit de l’honnêteté intellectuelle française mérite quelque doute. La faute au communisme stalinien et à la fascination des intellos pour la force brute, si prégnante dans les années 1950 avec Sartre et Althusser, avant que les doutes des années 1960 avec Foucault, Glucksman et quelques autres ne viennent tempérer cet aveuglement. Les politicards ont repris le flambeau aujourd’hui, toujours en retard d’une mentalité. Il est admis comme vérité scientifique chez les bobos que la droite ne saurait être qu’illégitime et que la gauche a toujours raison, dans l’histoire, dans la morale et dans les consciences… Aussi, quand je lis que « les Français se sont débarrassés des croquemitaines, ont ‘chassé de leur esprit les chimères’ et affronté la Méduse et le Sphinx d’un œil froid, et avec des questions pénétrantes » (p.22), je me dis que nombre d’écolos et de socialistes ne sont décidément pas « français » à cette aune ! Fukushima n’a-t-il pas « médusé » les antinucléaires ? Empêché de penser « d’un œil froid » ?

Ce n’était guère que la France bourgeoise que peignait Edith Wharton, peut-être pas la France dans ses profondeurs… Ainsi ce principe de liberté, « éclairant le monde » (p.30) qui ferait mouvoir les Français. N’est-ce pas plutôt la rage égalitaire qui l’emporte ? Rage qui contraint la liberté et réduit la fraternité à l’unanimisme fusionnel : qui n’est pas comme nous, à l’unisson, sans penser par lui-même, n’est pas notre « frère ». Sauf si nous allons le « sauver » comme en Libye, apparaissant ainsi tout naturellement comme protecteur et éclairé, donc supérieur. On veut bien être généreux quand on est supérieur. Mais pas de fraternité qui tienne pour les immigrés qui fuient leur dictature !

Reste vrai « le respect des usages » qu’elle note (p.41), la civilité se manifestant par ce qui se fait et par ne pas empêcher les autres de se faire entendre dans une conversation. Mais n’est-ce pas le cas de tous les peuples ? Les usages sont si lourds en Grande-Bretagne ou au Japon… comme dans les pays d’islam en ce qui concerne les femmes ! Dans « les salons », évidemment, « il y a là un rituel presque religieux, organisé dans le seul but de tirer les meilleurs discours des meilleurs causeurs » p.43. Comme la société française s’est démocratisée, cela s’étend désormais aux universités où les colloques sont l’occasion aux ‘chers collègues’ de se faire des ronds de jambe en public, tout en descendant leurs travaux dans le secret de leur cabinet au nom de la liberté de la recherche.

Car « la conception française de la société est hiérarchique et administrative, à l’image de son gouvernement (quelle que soit sa nature) » p.127. Rien de plus vrai, et qui n’a pas changé d’un iota ! L’honneur familial, social ou national compte plus que l’individu et doit s’y soumettre – le contraire de l’Amérique.

Vrai aussi le réflexe de déni. Il demeure plus que jamais ! « Il y a un réflexe de négation, de rejet, à la racine même du caractère français : un recul instinctif devant ce qui est nouveau, qui n’a pas été tâté, qui n’a pas été éprouvé » p.46. Mais, plutôt que de « caractère français », j’évoquerais les périodes de crise. L’après 1918 en était une, tout comme 1940 et aujourd’hui. Ce n’était aucunement le cas des années 1960 à 1990, période où la jeunesse croissait en proportion de la population et où la curiosité pour le monde et pour les idées était au sommet. Depuis une décennie, le repli sur soi tient certes à la crise, mais surtout au vieillissement démographique et aux idées qui vont avec, selon lesquelles les enfants et les excentriques n’ont pas leur mot à dire. Retour du collège fermé avec les Choristes, de l’encadrement religieux avec les scouts, du flicage dans les rues et du surveiller et punir sur l’Internet.

Il reste un « art de vivre » qu’Edith Wharton appelle « le goût » et qui tient plus aux habitudes transmises : bien manger, de vrais repas sans grignoter, en famille et entre amis, prendre du loisir, jouer avec ses enfants, aller au spectacle ou à la fête… Nous ne sommes pas dans le ‘divertissement’, organisé façon marketing et soigneusement commercialisé comme aux États-Unis – du moins pas encore – nous sommes encore dans le loisir où aller à la pêche tout seul ou sortir en bande de copains compte plus qu’acheter un ‘tour’ ou louer un ‘resort’. Pour l’instant.

Il est vrai que les États-Unis n’ont jamais été envahis, ce pourquoi les attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center ont tant traumatisé le peuple américain. Dans leur univers, tout doit être rose, couleur optimiste où tout est bien qui finit bien – comme dans les westerns. C’est que Dieu leur a confié une Mission… Pas aux Français qui ont connu de multiples invasions et le tragique de la défaite et des révolutions. « Le prix en a été lourd, mais le résultat en valait la peine, car c’est justement parce qu’elle est la plus adulte que la France domine intellectuellement le monde » p.74. Hum ! C’est un peu pompeux, mais le fond de vérité est que nous sommes souvent sans voix devant les naïvetés américaines en politique étrangère : contre Staline, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… La gestion du contre-terrorisme en Algérie n’a-t-elle pas servi de modèle aux militaires américains éclairés, contre les idéologues de George W. Bush qui croyaient que quelques missiles et forces spéciales suffisaient à instaurer ‘la démocratie’ ? « Théoriquement, l’Amérique tient l’art des idées en estime, mais sa population ne les recherche pas, ou ne les désire pas » p.78.

La conclusion de l’auteur, en 1929, est un intéressant parallèle entre les faux amis que sont les mots gloire, amour, volupté et plaisir. La glory anglo-saxonne est une vanité, pas la gloire française qui aurait plutôt quelque chose à voir avec l’élégance, le panache. « Amour contient bien plus de choses que love. Pour les Français, amour signifie une somme indivisible de sensations et d’émotions complexes qu’un homme et une femme s’inspirent l’un à l’autre ; tandis que love, depuis l’époque élisabéthaine, n’a jamais été plus, pour les Anglo-Saxons, que deux moitiés de mot – une moitié toute de pureté et de poésie, l’autre toute de prose et de lubricité » p.117. De même que l’anglais voluptuousness fait penser au sérail, le Français « volupté signifie le charme intangible que l’imagination extrait de choses tangibles, (…) toute une conception de la vie (…) [qui] exige d’abord la liberté pour l’esprit de jouer sur tous les faits de la vie, et ensuite, pour les sens, une finesse qui leur permet de distinguer l’aura qui entoure les beautés tangibles » p.123.

D’où le plaisir français, qui n’est pas le comfort anglo-saxon ni le divertissement superficiel. « Le plaisir consiste à se livrer à une délectation des sens libre, franche et autorisée (…) [sans] aucune insinuation de vice furtif » p.124.

Un joli petit livre, au fond, qui fait penser à cette mystérieuse « identité nationale » de la France, acquise non par les gènes mais par la culture, les institutions, la transmission – un certain art de vivre. Il est utile d’écouter ce que les étrangers ont à dire de nous, même à un siècle de distance.

Edith Wharton, Les mœurs françaises et comment les comprendre, 1919, Petite bibliothèque Payot 2003, 137 pages, €6.08

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Bréviaire des politiciens par le cardinal Mazarin

Un bréviaire est ce que les prêtres doivent lire chaque jour, un bref, un résumé des rituels.  Celui-ci est destiné aux politiciens, ils doivent le lire et le relire, méditer ses maximes pour en faire utile usage. Le livre n’est pas DU cardinal Mazarin mais il est LE cardinal Mazarin, habile homme s’il en est. L’époque se préoccupait peu de « propriété », conception bourgeoise de l’avoir à laquelle l’aristocratie d’Ancien Régime était étrangère. Mais l’époque aimait les grands hommes, leur origine, leurs succès, leurs recettes en société. C’est pourquoi ont été pieusement recueillies et éditées (en latin à Cologne) ces maximes. Elles n’ont pas écrites forcément par Mazarin mais ont été dites par lui ou résumées par son entourage. Après tout, les Évangiles ou le Coran ont-ils été composés autrement ?

Nous tombons ici dans un véritable art de la Cour où la question n’est jamais ‘qui suis-je’ mais ‘quelle image présenté-je aux autres’. Pire, car il s’agit d’y croire ! – ‘comment me manifesté-je à moi-même.’ Nous sommes déjà en pleine société du spectacle, née dans l’Italie des petits royaumes et acclimatée sans mal dans la France royale centralisée à la cour.

Comme le rappelle Umberto Eco dans la préface de ce petit livre, « Mazarin nous donne une splendide image de l’obtention du pouvoir grâce à la pure et simple manipulation du consensus. Comment plaire non seulement à son maître (axiome fondamental), non seulement à ses amis – mais aussi à ses ennemis, qu’il faut louer, amadouer, convaincre de notre bienveillance et de notre bonne foi afin qu’ils meurent, mais en nous bénissant. » Les personnages du vaudeville qu’offrent récemment le parti Socialiste en sa primaire ou l’UMP en son université d’été (que ceux qui se prennent au sérieux appellent « psychodrame » pour faire bien) s’inspirent du grand Mazarin, tout en art d’exécution. Ses maximes, courtes, directes et percutantes, sont à méditer pour tout politicien.

L’Introduction débute d’ailleurs ainsi : « Les anciens disaient : contiens-toi et abstiens-toi. Nous disons : simule et dissimule ; ou encore : connais-toi toi-même et connais les autres – ce qui, sauf erreur de ma part, revient strictement au même. » Parmi les leçons, deux à retenir toujours :

  1. Première leçon : « Tu dois apprendre à surveiller tes actions et à ne jamais relâcher cette surveillance. » Car même si tu agis spontanément, sans penser à mal, soit sûr que les autres penseront mal systématiquement. Le dernier mauvais exemple a été donné par DSK.
  2. Seconde leçon : « Tu dois avoir des informations sur tout le monde, ne confier tes propres secrets à personne, mais mettre toute ta persévérance à découvrir ceux des autres. Pour cela, espionne tout le monde, et de toutes les manières possibles. » Nicolas Sarkozy fait ses fruits de cette maxime fondamentale.

Si tu soupçonnes quelqu’un d’avoir une opinion sur un sujet sans l’exprimer, soutiens le point de vue opposé dans la conversation, il aura du mal à ne pas se trahir. Annoncez la suppression d’une niche fiscale et vous verrez les intérêts catégoriels surgir du bois où ils se tenaient coi !

Pour découvrir ses vices, amène la conversation sur ceux dont tu soupçonnes ton adversaire atteint : « Sache qu’il n’aura pas de mots assez durs pour réprouver et dénoncer le vice dont il est lui-même la proie. » Est-ce que Martine aime à dépenser l’argent public ? François le laisse entendre sans le dire…

A l’inverse, « Tu reconnaîtras la vertu et la piété d’un homme à l’harmonie de sa vie, à son absence d’ambition et à son désintérêt pour les honneurs. » Là… il n’y a guère d’exemple en politique depuis Delors.

‘Les hommes en société’ sont la partie la plus fournie du recueil de maximes. Il s’agit d’obtenir la faveur d’autrui tout en ne se laissant pas surprendre, de ne jamais offenser et d’agir avec prudence, de tenir conversation et d’éviter les pièges, de simuler des sentiments et dissimuler ses erreurs, contenir sa colère et mépriser les attaques verbales, détourner les soupçons et savoir la vérité… Échec sur presque toute la ligne pour l’actuel Président. Le précédent était nettement plus habile à faire comme si rien ne s’était jamais passé. N’a-t-il pas réussi la dernière performance de publier ses Mémoires à quelques semaines d’un rapport médical prouvant qu’il la perd ?

Pour obtenir la faveur de quelqu’un, rien de compliqué : « Parle-lui souvent de ses vertus ; de ses travers, jamais. » Maintiens le contact en lui parlant ou lui écrivant régulièrement. « Ne défends jamais une opinion contraire à la sienne. » Ou alors feint de te laisser aisément convaincre par ses arguments. « Néanmoins, n’essaie en aucun cas de t’attirer l’amitié de quelqu’un en imitant ses défauts. »

Et ceci, bien utile pour répondre à nombre de ‘commentaires’ sur les blogs : « Si tu ne peux éviter de critiquer certaines personnes, ne t’en prends jamais à leur manque de jugement ou de compétence. Dis, par exemple, que leurs projets, leurs initiatives sont en tout point dignes d’éloge. Fais-leur cependant remarquer les graves ennuis auxquels ils s’exposent, ou le coût élevé de leur entreprise. »

Il est utile de ne jamais être pris au dépourvu. Pour ce faire, « mémorise de manière à l’avoir toujours à ta disposition, un répertoire de formules pour saluer, répliquer, prendre la parole et, d’une manière générale, faire face à tous les imprévus de la vie sociale. » Nous appelons cela la langue de bois, mais la cour nommait cette faculté la civilité.

Un conseil étonnant, vu l’époque non démocratique de Mazarin, mais qui s’applique parfaitement à notre univers médiatisé porté à la démagogie : « Ne va jamais à l’encontre de ce qui plaît aux gens du peuple, qu’il s’agisse de simples traditions ou même d’habitudes qui te répugnent. » A fortiori s’il s’agit du ‘peuple socialiste’, largement composé de profs et de militants qui se veulent intellos. Ou de parlementaires UMP, qui ont peur de ne pas être réélus si les avantages catégoriels sont supprimés.

Pour être aimé, il ne faut point blesser : « Donne-toi pour règle absolue et fondamentale de ne jamais parler inconsidérément de qui que ce soit – pas plus en bien qu’en mal – et de ne jamais révéler les actions de quiconque, bonnes ou mauvaises. » Sarkozy comme Bayrou devraient en prendre de la graine ! Peut-être moi aussi, mais j’ai l’excuse de ne pas être entré en politique.

Pour faire passer de nouvelles lois et éviter les fortes oppositions (comme en ce moment auprès des lobbies des niches fiscales, hier sur les retraites et avant-hier sur la suppression des départements…), « commence par en démontrer l’impérieuse nécessité à un conseil de sages, et mets au point cette réforme avec eux. Ou bien fais que se propage simplement la nouvelle que tu les as consultés, et qu’ils t’ont abondamment conseillé. Puis légifère sans te soucier de leurs conseils, comme bon te semble. » Plus vrai que nature, n’est-ce pas ? J’en connais qui devraient lire et relire ce Bréviaire.

Conseil à ceux qui écrivent des livres, des articles ou des billets de blog : « Dans des écrits que tu feras circuler, fais le plus grand éloge des exploits des autres – quitte à les élever sur des piédestaux bien trop haut en réalité – tu seras ainsi associé à leur gloire et tu t’attireras leur bienveillance sans t’exposer à leur jalousie. »

Conseil aux étudiants : c’est particulièrement vrai dans le milieu universitaire, resté très Ancien Régime dans ses mœurs. Citez les profs et leurs titres universitaires en entier, citez leur bibliographie même les articles dans les revues inconnues. « Pour éviter de déplaire à quiconque lorsqu’on écrit des traités ou des lettres censées contenir des conseils, le mieux est d’employer la forme du débat et de développer successivement les arguments qui vont dans un sens, puis ceux qui vont dans un autre, en prenant soin de ne jamais prendre parti, de ne pas livrer son opinion ni celle qu’on souhaite faire prévaloir. »

Et ceci qui s’applique de façon quasi universelle, ce pourquoi nul ne prévoit jamais les crises ni les difficultés : « Ne vas pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge. (…) Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. Agis donc comme si ton seul désir était de ne devoir tes charges et tes prérogatives qu’à la bienveillance de ton maître. » Dans les grandes sociétés, cela s’appelle lécher les bottes ; dans les concours administratifs, régurgiter bêtement les références et l’état d’esprit exigés de la caste, via les prépas ; en société mafieuse, cela s’appelle devoir à quelqu’un.

Les sociétés de Cour – et la France en reste une ! – réclament allégeance : les médiocres ne font jamais d’ombre et dépendent, les hypocrites sauvegardent toujours les apparences, ce pourquoi ces deux catégories sont précieuses aux dirigeants. Voilà qui explique la pâleur des personnalités qui gravitent autour des astres médiatiques.

Ce petit bijou de recueil se termine ainsi :

« Aies toujours à l’esprit ces cinq préceptes :

  1. Simule
  2. Dissimule
  3. Ne te fie à personne
  4. Dis du bien de tout le monde
  5. Prévois avant d’agir. »

Révolutionnaire, non ?

Cardinal Jules Mazarin, Bréviaire des politiciens, 1684, Arléa 1997, 137 pages, €6.65

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Plage

La plage est une zone frontière entre la terre et l’eau, entre la civilité urbaine et la vie sauvage. Que faut-il pour faire une plage ? L’horizon sans limites de la mer, la surface égale du sable et le soleil par-dessus qui permet de se mettre nu. Le lieu est éphémère, changeant, sans cesse remis en mouvement par l’énergie des houles et l’ampleur des marées. Il est à l’image de l’homme d’aujourd’hui, juvénile, dynamique, zappeur ; c’est pour cela qu’il fascine.

L’eau accueille et pénètre, délicieusement fraîche, vigoureuse gifle, ondulée et salée, mettant en appétit. L’eau est faite pour caresser la peau, se couler autour du corps, résister à la nage.

Le sable n’est qu’élément temporaire apporté par la mer et emporté par elle ; il est remué, lavé et lissé chaque matin le long des océans à marées. Le sable est une eau terrestre, fluide mais chaude, qui moule en creux les corps, s’accroche aux peaux salées de vagues ou graissées d’huiles. Le sable est fait pour s’allonger, être creusé, s’enfouir.

Le soleil aveugle le regard et bronze l’épiderme ; il chauffe la plage et enfièvre les corps. L’alternance de l’eau froide et du soleil brûlant raffermit et excite.

Il suffit alors de quitter la ville, où la promenade du bord de mer fait frontière, pour entrer dans cet univers à part. Pas tout à fait sauvage : il faut aller sur les flots – mais plus civilisé : les comportements n’y sont plus les mêmes. Chaque famille recompose sur le sable vierge son territoire, tel Robinson. Le vêtement se réduit au pagne du sauvage, voire à rien du tout pour les petits Vendredi. La quasi nudité rend fragile, exposé, direct. Les relations sont plus franches, plus brutes, plus belles. Les éléments invitent à l’assaut : les vagues à affronter, le sable à se rouler, les autres à se montrer.

Il a été observé, dans la quasi-totalité des espèces étudiées, que les jeunes mammifères mâles jouent plus longtemps et plus rudement que les femelles. Le jeu permettrait d’intégrer les règles de la société et d’apprendre à lutter, à échapper, être ensemble (revue scientifique ‘La Recherche’, n°420, juin 2008, p.79). Ce pourquoi les petits garçons des plages sont plus vifs, crient plus fort et se démènent en groupe bien plus que les petites filles. Les seules exceptions observées sont celles des filles qui intègrent les groupes de garçons, mais avant la sexualisation des rôles vers dix ans.

Ce qui compte à la plage est la prestance physique : elle est accessible tout de suite au regard, sans aucune des afféteries sociales dues aux vêtements. Chacun est différent, mais réduit à soi, donc sur un pied d’égalité. Il y a peu de façon de se distinguer avec un simple slip. Même s’il peut être bermuda pour les garçons ou une-pièce pour les filles (rallongement prude du retour des religions) au lieu du string pour tous un moment à la mode (après 1968). Plus grandes et mieux formées, les filles et les femmes retrouveront matière à exhiber la mode avec les bikinis à fanfreluches ou les deux-pièces sexy – mais il s’agit surtout de cacher certaines parties pour suggérer le reste, et de mettre le corps nu en valeur !

N’est-ce pas ce qui nous distingue, nous Européens, des autres civilisations du Livre ? Juifs orthodoxes comme musulmans intégristes se baignent de nos jours tout habillés, comme les cathos décrits par Flaubert ou Proust à Houlgate ou Deauville à la fin 19ème (voir ci-dessous). Il suffit de voir la photo d’une plage de Gaza… N’était-ce pas déjà la nudité aux Jeux Olympiques qui distinguait les Grecs civilisés des ‘barbares’ jadis ?

L’été, sur la plage, quand vous n’avez rien à faire d’autre que de laisser errer votre pensée, observer et réfléchissez. Vous y verrez les humains tels qu’ils sont, libérés des vêtements qui les cachent et les déguisent, libérés de nombre de contraintes sociales, faisant famille, jouant à l’exilé ou au sportif de saison. Cela vous passera le temps.

Toute l’humanité est offerte aux regards, toute sa fragilité, sa fraternité – et sa beauté.

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