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L’homme irrationnel de Woody Allen

Abe Lucas (Joaquin Phoenix) est un prof de philo bidon en Volvo européenne d’intello aux Amériques, un mâle qui se laisse aller à la quarantaine, un désespéré de théâtre qui cite Kant et Kierkegaard pour conclure devant ses étudiants que toute la philosophie, « c’est de la merde ». En bref un manipulateur impuissant qui se croit un rôle.

Comme des mouches, il attire les femmes. La mûre Rita Richards (Parker Posey), professeur de chimie nymphomane bien de son époque (née en 1968) le désire ; elle est lasse de son train-train avec Paul, mari insignifiant, comme de son poste de manipulatrice de produits chimiques sans intérêt devant des jeunes peu intéressés. Elle bâtit un château en Espagne, pays où elle voudrait changer de vie. L’étudiante Jill Pollard (Emma Stone) est fraîche et naïve ; elle fonce, donc séduit le prof qui n’a dans les copies étudiantes que les resucées du cours. Pour une fois quelqu’un pense hors des codes. Mais il ne songe pas à la baiser, elle est en couple avec le joli gentil Roy (Jamie Blackley), et lui est devenu impuissant.

Jill s’accroche, séduite par le dépressif ténébreux et sujette à des orgasmes fantasmés de philo ; elle suce ses paroles faute d’autre organe. Lors d’une conversation qu’elle surprend derrière elle dans un fast-food, elle demande à Abe de s’asseoir à ses côtés pour écouter. Une femme se plaint d’un juge : lors de son prochain divorce, il menace de lui retirer la garde de ses enfants petits alors que mari les laisse dans le garage sans s’en occuper. Abe est philosophiquement scandalisé par cette injustice manifeste. Jill lui monte la tête en lui demandant quoi faire – sur le plan théorique. Dans sa jeunesse, il est allé manifester sans que jamais rien ne change, il est allé au Bangladesh aider les réfugiés sans que le monde en soit meilleur. Il en a marre de rester intello, il veut de « l’action directe » (c’est lui qui le dit).

Il songe alors à supprimer le juge nuisible. Il aura au moins accompli une action concrète pour le « bien ». Mais qu’est-ce que le bien ? Jill et lui en ont deux conceptions opposées. Pour la petite femelle conventionnelle, c’est la morale de la société ; pour le mâle mûr au statut dominant, c’est le relatif de son jugement. Est « bien » ce qu’il décide être « bien » – pas le code social ni religieux jamais mis en cause par la grande majorité des gens.

Abe espionne le juge, note ses habitudes, entreprend de trouver du poison à l’université en volant la clé de sa maîtresse Rita, échange son gobelet standard de jus d’orange avec celui du juge. Lequel meurt, « d’une crise cardiaque » puis d’empoisonnement quand la police regarde d’un peu plus près. Mais Abe n’est pas inquiété : nul ne sait ce qu’il a fait, il ne connait pas la victime, qui pourra remonter jusqu’à lui ?

L’action le fait revivre ; il peut enfin bander et baiser Rita. Il succombe trop volontiers aux avances répétées de Jill, qui ne cesse de fantasmer sur lui en comparaison avec le trop jeunot Roy. Il tète moins de whisky à la fiasque. Mais, comme auparavant dans la déprime, il se laisse aller dans l’euphorie. Au lieu de passer à autre chose, il encourage par jeu Jill à développer ses théories sur la mort du juge qui la fascine en lisant le journal parce qu’elle l’a idéalement souhaitée. Rita a quelques hypothèses délirantes dont elle rigole ouvertement, et de toutes façons elle s’en fout si Abe a tué ou pas, ce qu’elle veut est aller avec lui en Espagne. Jill, tout au contraire, révèle sa nature de petite pute moraliste : une vraie femme américaine. Tout ce qu’elle veut, c’est baiser ; faire le bien ne l’intéresse pas. Une fois l’homme ferré et le cul satisfait, mission accomplie ; on redevient petite bourgeoise dans les normes du qu’en-dira-t-on – un candy raton.

Plus vous la découragez, plus elle veut vous baiser ; plus vous l’encouragez, plus elle vous pousse à agir. Mais lorsque l’acte est accompli, rétropédalage immédiat : ah mais non, c’est pas ça ! je n’ai jamais voulu ! quelle horreur, il faut vous dénoncer ! si vous ne le faites pas je le fais ! Et de se remettre illico avec Roy, qui n’en peut mais et se laisse faire : un vrai mâle passif comme les juments yankees les aiment. Jill apparaît une double salope au fond, dans le sexe comme dans l’action. Woody Allen n’est pas tendre avec la gent femelle – il a de quoi vouloir se venger à cause de sa vie personnelle.

Tuer n’est pas « bien » en termes de morale universelle à la Kant ; inventer ses propres valeurs comme le prônait Nietzsche n’est pas donné à tout le monde (encore moins au « dernier homme »), notamment si l’on ne tient en rien compte des autres. Mais se réfugier dans les convenances dès que l’on se sent « choquée » par le politiquement incorrect n’est pas vraiment moral non plus. C’est une démission, ne pas assumer la responsabilité de ses désirs, rester dans le fantasme et l’illusion à la Disney plutôt que d’agir. Il y avait probablement d’autres voies que le meurtre pour contrer le juge, notamment engager un bon (donc cher) avocat, pétitionner, alerter les voisins, les médias. Mais aux Etats-Unis tout se règle par le Colt ou la Bible. L’homme a choisi le Colt, la femme choisit la Bible. Et Jill n’en ressort pas grandie même si se prendre pour Dieu est le péché suprême des religions du Livre.

A ceux qui n’ont pas eu le plaisir de voir le film (un peu chiant au début, emballant dès le milieu), je ne dis pas la fin. Sauf qu’il se produit un net retournement physique qui est aussi de situation, et que le moteur en est une lampe de poche qui roule – un cadeau de fête foraine dû à la « chance » d’Abe qui l’a offert à Jill. Un humour paradoxal très Woody Allen. L’opposé de Point Break.

DVD + copie digitale L’homme irrationnel (Irrational Man), Woody Allen, 2015, avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, TF1 studios 2016, 1h36, €8.65 blu-ray €25.69

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Cancun – Mexico

Nous arrivons à la nuit à Cancun, peu avant 20h. Nous sommes fatigués de cette longue journée de route et de visites. Par rapport à celles que nous avons traversées, la ville nous paraît artificielle, fêtarde, moderne. Minettes et minets déambulent sur les trottoirs. Cancun est une ville sans histoire, créée de toute pièce en 1970 par le gouvernement pour faire du cordon dunaire entre les lagunes et la mer des Caraïbes une station balnéaire à la mode. « Sea, sex and sun » sont au programme, dans toutes les positions et selon toutes les combinaisons. Les simulations sur ordinateur ont associé le climat, les marées, la température de l’eau, les courants, les communications, les possibilités d’approvisionnement – sauf les ouragans. Le fameux Gilbert au prénom de « fofolle » du 14 septembre 1988 a emporté plusieurs hôtels de luxe et le sable blanc des plages…

Nous ne verrons de la ville que ses artères de nuit et la rue de l’hôtel Xbalanque. Sitôt arrivés et les bagages déposés dans les vastes chambres, nous nous préoccupons d’aller dîner. Luis, le chauffeur, conseille un bar à grillades à quelques centaines de mètres. Il est très long à servir mais fait une promotion sur la bière : 10% de réduction si nous les prenons par deux ! Nous n’hésitons pas. L’après-dîner, dans le hall de l’hôtel décoré de scènes mayas, nous disons adieu à Luis.

Nous nous réveillons à 5h30 pour prendre l’avion Cancun-Mexico deux heures plus tard. La ville est presque vide ; elle vit le soir. Des taxis en maraudent cherchent les clients du petit matin mais ne semblent pas en trouver beaucoup. Les premiers employés de service se hâtent vers leur poste. A l’aéroport, embarquent sur le même vol que nous deux Américaines. Elles se veulent jumelles en apparence, elles sont mère et fille en réalité, ce que l’on distingue parfaitement de près. Mais toutes deux ont ce blond décoloré, ce maquillage rose, ces vêtements « décontracté » en blanc et bleu clair, ce jean artistement reprisé mais maniaquement lavé, ces ongles des mains et des pieds passés au vernis rose nacré, cet anneau d’orteil et ces sacs Vuitton pour poupée qui sont la quintessence de l’esprit Disney. Elles sont les Peter Pan version fille, la Mater Pan perdues dans un rêve sucré, naïf, innocent, enfantin, immaculé, où « tout va bien » toujours, comme chez les très petites filles. Potelées, il en faut peu pour qu’elles basculent obèses, n’étant pas du genre à faire effort pour pratiquer quelque « sport ». La plus jeune mâchonne un chewing-gum depuis des heures avec cet air bovin que donne la ruminance. De son sac émerge encore une boite de Nuts aux trois quarts terminée. Tout est prévu pour se contenter en permanence, pour diffuser du plaisir en continu comme une drogue paradisiaque. Dans ces esprits de gamines de deux ans, la moindre frustration serait insupportable.

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Mort sur le Nil de John Guillermin

Ce célèbre film sorti en 1978 tiré du célèbre roman policier d’Agatha Christie paru en 1937, met en scène une enquête difficile menée par le gros détective belge Hercule Poirot à la moustache en crocs. Même si l’on se souvient vaguement de la fin, l’intrigue est suffisamment tordue pour que l’on en ait oublié une grande partie, ce qui ne gâche pas le plaisir de revoir (ou de relire). Il est d’ailleurs dit dans le film que ce qui compte est le voyage, pas le but. Ce pourquoi je ne comprends pas cette déception de gamin de deux ans frustré de sa sucrerie envers les « spoilers » comme on dit en étranger. C’est un concept qui n’est pas français : on peut très bien connaître la fin sans déprécier le chemin. Il n’y a que les Yankees pour se moquer des moyens et pour courir avidement à la gagne.

Pour ma part, j’ai bien vu Mort sur le Nil cinq ou six fois et lu au moins trois fois le roman depuis mes 11 ans ; cela n’a jamais été avec ennui. Surtout que le décor du Nil reconstitué fin des années trente à la fin des années soixante-dix, et la brochette d’acteurs et d’actrices au mieux de leur forme professionnelle, sont un enchantement. Avec ces scènes d’humour telles l’accueil du capitaine égyptien qui croit deviner qui est qui, ces gamins qui montrent leur cul nu à la vieille anglaise collet monté et gantée en train de prendre le thé sur le pont, et cette succession de cadavres que l’on descend en brancard en arrière-plan de Poirot et du colonel qui philosophent sur la vie.

Peter Ustinov est moins bon que David Suchet en Poirot imbu de lui-même, snob jusqu’au bout des ongles et à l’intellect acéré, mais David Niven est parfait en colonel resté Intelligence Service et devenu avocat (ce qui est la même chose dans les affaires). Quant aux veuves emperlousées, Dame Christie n’a jamais été aussi féroce avec ses congénères oisives britanniques. Angela Lansbury en écri(vaine) hantée par le sexe a l’attitude ondulante et le maquillage outré d’un serpent obsédé de sa proie, voyant dans le temple de Karnak des béliers « priapiques, lascifs et lubriques », tandis que Bette Davis en vieille riche portée sur les perles fait un duo de charme avec une Maggie Smith desséchée sur pied en infirmière gouvernante. La fille Ridgeway (Lois Chiles, 30 ans quand même au tournage) en est la version moderne avec Jane Birkin en soubrette folle dingue d’un mec marié tandis que Mia Farrow joue la folle couronnée de cheveux roux.

L’enjeu des jeunes dames est le magnifique mâle anglais Simon (Simon MacCorkindale, 26 ans au tournage) lisse, blond, sportif, intelligent – mais qui n’a pas le sou. Il aimait Jakie de Bellefort (Mia Farrow) mais a épousé pour son fric la fille Ridgeway lorsqu’il l’a rencontrée dans son château anglais où Jakie voulait le faire nommer intendant. D’où jalousie et poursuite de harpie harcelant partout où il va le nouveau couple, jusqu’au sommet d’une pyramide.

Mais la trop riche et trop gâtée fille Ridgeway, qui n’est qu’une héritière « parasite social » comme le dit l’étudiant marxiste du bord (Jon Finch), a l’art de se faire des ennemis de tout le monde. Elle est trop arrogante, provocante, trop sûre du pouvoir de son argent, trop pressée pour se préoccuper des autres, sauf peut-être de Simon – en bref trop américaine. On sent là le ressentiment des vieux Anglais après la guerre fratricide de 14 pour les nouveaux riches d’Outre-Atlantique, vulgaires et parlant haut. Ridgeway a piqué son mec à sa meilleure amie et désormais la déteste ; elle a insulté le docteur de clinique allemand Bessner parce qu’une vague connaissance à elle a été prise de pelade sous son traitement ; elle s’est découverte insultée par l’obsédée sexuelle auteur de romans « passionnés » qui l’a décrite sans guère de gants ; elle a refusé la dot promise à sa soubrette lorsqu’elle se marierait… Elle va crever c’est fatal et le lecteur comme le spectateur s’y attendent : haine accumulée et juste retour des choses sont les ressorts du roman policier.

Tous les protagonistes se retrouvent à l’hôtel Old Cataract d’Assouan chère à Christie, puis embarquent sur le bateau à roue Karnak (en réalité le Memnon), réservé aux touristes de première classe avec ses cabines spacieuses et son bar-salle à manger en bois vernis. Il est l’unité de lieu propice aux coups de théâtre avec cour et jardin, bâbord et tribord. L’unité de temps est la remontée du Nil, durée déjà grosse des drames accumulés qui vont électrifier l’atmosphère jusqu’à l’éclatement de l’orage. L’unité d’action commence une fois le méfait accompli, la mort tragique de celle qui n’était qu’en sursis à cause de ses malveillances : l’enquête, les subtilités de l’intrigue, la maestria des déductions. Et tout se résout au salon, en dernier acte, devant les survivants réunis comme souvent chez Christie. Who done it ? – Qui l’a fait ?

Avec cette fin morale tirée de Molière assénée par Poirot au colonel : « La grande ambition des femmes est d’inspirer l’amour ». Jusqu’à la haine.

Une nouvelle version cinéma de Mort sur le Nil réalisée et jouée par Kenneth Branagh en Poirot est prévue pour 2021.

DVD Mort sur le Nil (Death on the Nile), John Guillermin, 1978, avec Peter Ustinov, David Niven, Lois Chiles, Mia Farrow, Jane Birkin, Maggie Smith, StudioCanal 2008, 2h20, €8.99 blu-ray €10.95  

Coffret 3 DVD Hercule Poirot : Le Crime de l’Orient Express + Mort sur Le Nil + Meurtre au Soleil réalisés par Sidney Lumet, John Guillermin, Guy Hamilton, StudioCanal 2011, 6h21, €70.00

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Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith

Ce livre court est une suite d’articles et de préfaces mal reliés ensemble dans un corpus scolastique comprenant « propositions » et « scolies ». Ce jeu d’expert ne convainc pas. L’argumentation se perd, de fragments de raisonnements en intuitions intéressantes jamais approfondies. Le superficiel et le brillant sont des travers français. Exister dans la mode des idées est bien vu mais le lecteur attend maintenant un service après-vente. Comment s’appliquent ces théories aux pratiques historiques ?

Si je tente de mettre au clair le « message » de Michéa, je crois son diagnostic classique. Il constate un divorce entre le discours de la société sur elle-même et ses pratiques concrètes. L’idéologie est à l’optimisme, la technologie créant abondance et richesse, information et démocratie ; la réalité est en revanche pessimiste, exigeant flexibilité, vérité des coûts et revendications contradictoires d’un individualisme croissant. Notons tout de suite la faille : l’idéologie est américaine, la pratique critiquée européenne. Le divorce apparaît bien moins grand en Amérique même où le modèle social n’est plus celui de l’État–providence mais reste tellement attractif que l’immigration de tous ceux qui veulent améliorer leur existence dans la liberté et la responsabilité ne se dément toujours pas.

En réalité, Michéa ne pense pas si loin. Son adversaire n’est pas le modèle américain, peu le libéralisme occidental, mais surtout la simple gauche française. Le débat s’en trouve réduit malgré ses tentatives brouillonnes et peu développées pour l’en sortir.

Le grand écart de la gauche, selon lui, serait entre le culte du progrès technique et l’héritage politique des Lumières vers l’émancipation. Michéa ne démontre pas, en militant il martèle : les mots soulignés sont de lui : « il n’existe à mon sens qu’une seule possibilité de développer de façon intégralement cohérente l’axiomatique ambigu des Lumières : c’est l’individualisme libéral ». Remarquons, outre le jargon philo branché, le flou du raisonnement, écartelé entre « intégralement cohérente » et « axiomatique ambiguë ». Soit l’ambiguïté permet plusieurs possibles, soit la cohérence « intégrale » (intégriste ?) n’en permet qu’un. N’y a-t-il pas ici quelque caricature ? La gauche actuelle (laquelle ?) Et le libéralisme actuel (lequel ? Le suédois ? L’allemand ? Le français ? L’américain ?) s’abreuve aux mêmes sources. « Seule l’économie politique – comme religion du capital – a su conduire l’individualisme des Lumières à son extrémité logique : une monadologie radicale, dans laquelle le marché demeure l’unique instance capable de préétablir une harmonie entre des individus rationnels, définis par hypothèse comme sans filiation ni attachement particulier, c’est-à-dire comme simples calculateurs égoïstes » p.178.

Après avoir vu enfoncer de telles portes ouvertes, le lecteur n’est pas plus avancé. Il sait bien que le mythe de « l’individu rationnel et calculateur » n’est qu’une approximation sans grande utilité. « Individu individualiste porté à suivre ses propres intérêts » suffirait, cela permettrait de conserver l’affectif en sus du rationnel, les dons aux œuvres, les échanges familiaux, le militantisme, le bénévolat, tout comme l’instinctif, l’amour viscéral des enfants, la vie de couple, l’amitié… Mais pourquoi chercher trop loin ? Le libéralisme est plus pragmatique que philosophique, plus amateur de droits concrets que de théorisation abstraite. Michéa peut bien critiquer cette indigence conceptuelle, il combat des moulins car ce n’est pas ce qui importe au quotidien.

Il tente d’opposer « le don », à la suite « des recherches de Nash et Debreu » au libre-échange « généralisé » (toujours ce vocabulaire agaçant de l’extrémisme). Il remet en question le dogme de la raison et du progrès, sans en référer à Nietzsche qui, pour lui gauchiste bon teint, doit sentir le soufre. Quelle nouveauté théorique ! Quand la religion recule après les guerres du XVIe siècle, la « seule » base sur laquelle reconstruire une société pacifiée « est la raison, ou lumière naturelle ». Elle est nécessaire, oui, mais est-elle suffisante ? Pas sûr. Surtout que l’auteur ajoute un « postulat supplémentaire » : la forme « la plus haute » (toujours ce vocabulaire extrémiste agaçant !) de la raison qui serait « la rationalité scientifique », « principe du progrès technique et industriel » (mais pas de l’émancipation humaine par la connaissance ?). Michéa nie donc ces « liens logiques » comme si un quelconque dieu les avait imposés et non pas la société se créant par elle-même dans l’histoire. Mais c’est pour critiquer aussitôt l’une des dérives extrêmes, « l’espoir d’organiser scientifiquement l’humanité » mais – en citant Renan, l’aimable théoricien en chambre, plutôt que Lénine ou Mao, grands massacreurs concrets au nom de cette « organisation scientifique ». Il y a des tabous gauchistes qu’il ne surmonte pas.

Qu’il y ait dans notre société un besoin anthropologique du don, héritage culturel de la civilité et de l’entraide, une résistance à devenir « particule élémentaire », « homme sans qualités » ou « femme objet », que l’homme soit un « animal politique », cela ne nous donne aucune clé pour comprendre la société d’aujourd’hui. Qu’il faille insister sur la relation plutôt que sur l’intérêt n’est une surprise pour personne, sauf pour ceux qui, comme Michéa, prennent les mots pour les choses. Inutile de remonter à la gauche ouvrière du XVIIIe siècle, ces luddites, chartistes et canuts qui, avec « le fétichisme des gens simples » préféraient « un idéal communautaire à l’individualisme destructeur » : cela ne nous apprend rien sur l’irrésistible montée de l’individualisme dans la modernité, ni sur l’aspiration au progrès matériel des sociétés peu développées non occidentales. Curieusement, Michéa évoque incidemment « la pensée chinoise » (du passé ») mais jamais la Chine d’aujourd’hui, pourtant toujours mené par un parti « communiste » et aspirant en même temps à « attraper les souris » du progrès technique comme les capitalistes.

Le progrès va-t-il trop vite ? Michéa pointe le bout de son nez en regrettant cet « âge d’or » où l’intellectuel (évidemment socialiste) pouvait se pencher sur le peuple (évidemment réactionnaire) pour le guider et le former, en tirant satisfaction morale et légitimité sociale. « Non seulement une certaines sensibilité conservatrice n’est pas incompatible avec l’esprit révolutionnaire, mais l’histoire montre qu’elle en est généralement la condition et qu’à l’origine, c’est souvent le désir de protéger des choses anciennes qui ont conduit aux transformations les plus radicales » p.121. Ayant co-intitulé le livre « Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche », Jean-Claude Michéa paraît mûr pour intégrer le mouvement écologiste, chantre des communautés et de la conservation de tout ce qui existe.

Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, 2002, Champs Flammarion 2010, 184 pages, €8.20 e-book Kindle €7.99

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Colibris, coati, paresseux

Le Costa Rica est réputé être le paradis des animaux.

Nous visitons en face du restaurant un jardin de colibris où de petits vases à embouchure étroite les attirent parce qu’ils contiennent de l’eau sucrée. Mais ce n’est pas le moment où les colibris vont boire, d’ailleurs difficiles à saisir en photo tant ils sont vifs. Dans le sous-bois s’étale un jardin de mousse naturelle. L’eau, le soleil et l’absence de saison, plus l’altitude, donnent un paysage luxuriant et très vert. Il ressemble à l’intérieur de l’île de Tahiti mais à une altitude plus élevée.

Un peu plus haut se dresse une boutique de souvenirs peinte aux couleurs vives et crues des hippies. Le terme « pura vida » est écrit en lettres formées de branches d’arbres courbées qui servent de barrières. Adrian nous dit que la boutique est tenue par deux Américaines « libérales » (au sens yankee de gauchistes) venues s’installer ici dans les années soixante-dix.

Sur la route, nous croisons un coati ; il est de la famille du raton-laveur et se laisse prendre en photo avec complaisance, la queue dressée toute droite comme un chat.

Une cascade, dans un virage, est l’occasion de nous dégourdir les jambes.

Nous voyons aussi l’iguane dont une Canadienne a voulu faire l’élevage – mais les contraintes administratives du pays ont fini par la faire renoncer. Un cafetier en a gardé un couple dans un « sanctuaire » pour attirer les touristes. Ils mangent de la salade et ne sont pas farouches.

Dans ce café à l’orée d’un pont, nous prenons une glace « à la figue de barbarie » nous dit Adrian ; c’est en fait le fruit du dragon (pitaya) et la glace est d’une belle couleur violette au goût acidulé.

Sous le pont, des caïmans se prélassent dans le fleuve boueux.

Cette journée est en bus avec beaucoup de paroles de la part d’Adrian. Le chauffeur se nomme Luis Angel mais tout le monde l’appelle Tita. Nous nous acclimatons, goûtons des boules de coco et des bananes séchées achetées au bord de la route. Les villes portent tous des noms importés : Marseille, Venise, Firenze, Monterey… Ecoliers et collégiens sont tous en uniforme. Ici, les manières sont notées, même la discipline (comportement, tenue, assiduité). L’école a lieu en deux horaires : 7 h-12h30 (avec cantine gratuite) et 12h30–17 h. Des bus scolaires emmènent les enfants. Le pays ne comprend pas d’armée depuis la guerre civile de 1948, c’est sa particularité. Il comprend aussi peu d’impôts, sauf la TVA et l’impôt foncier. Il attire donc tous les ultralibéraux des États-Unis et d’Europe. Le régime est présidentiel et, malgré l’épisode de dictature du général Federico Tinoco Granados de 1868 à 1931, le régime reste républicain et présidentiel. Le président élu est à la fois chef de l’État et du gouvernement. Le parlement élu pour quatre ans au suffrage universel comprend 57 députés, vote le budget et fait les lois. La plus haute instance judiciaire est la Cour suprême. Le président depuis le 8 mai 2018 est un journaliste et écrivain, Carlos Alvarado.

Notre hôtel-lodge de ce soir est à l’écart de la ville. Il est constitué de pavillons séparés pour deux personnes avec salle de bain dans un jardin. Son nom ? Hôtel Arenal Montechiari. Il a plu ces jours derniers mais nous avons du soleil aujourd’hui. Les animaux sortent et c’est la fête.

Près d’un supermarché nous pouvons observer des paresseux, au bord de la route des singes hurleurs. Dans les prés des vaches Holstein sont dites « du pauvre » car en noir et blanc comme les anciennes télévisions. Elles donnent moins de lait mais il est plus gras.

Nous partons à pied pour le restaurant à 18h30. Il est situé dans la ville et s’appelle La mancaderia del coyote (la boucherie du coyote). Il est clairement pour étrangers, avec musique obligatoire, même si nous assimiler à des chiens de prairie est un peu méprisant. Un jeune homme talentueux joue de la guitare et chante, reprenant des tubes américains. Mais cette ambiance trop bruyante tue toute conversation autre que celle avec ses voisins immédiats. Je fais connaissance de Zizi au surnom plutôt raide qui lui va bien, elle vend d’ailleurs de longs téléobjectifs photo. Mon vis-à-vis est Rice, en année sabbatique.

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Caracas

Au sortir de l’aéroport de Caracas, la moiteur, la température et la pollution vous sautent – dans cet ordre – à la gorge. La ville, que l’on aborde en bus depuis l’aéroport international situé à l’écart, comprend 6 millions d’habitants en 2004 qui s’entassent entre des collines arides et habitent maisons de briques ou béton moderne. Les bidonvilles sont ici des « briquevilles » d’un  niveau de vie un peu supérieur dans la pauvreté. Briques et tôles ondulées ne coûtent pas cher et l’on bâtit soi-même pour suivre la croissance frénétique de la mégalopole. Dans les ruelles en pente entre ces bâtisses qui vont parfois jusqu’à comprendre un étage, courent des gamins bruns à moitiés nus. Sur 25 millions d’habitants en 2004, 31% ont moins de 14 ans et, s’il naît 2.36 enfants par femme (le double d’en France), il en meurt presque 24 pour 1000 (27 pour les garçons), ce qui fait chuter l’espérance de vie à la naissance. Les gens confondent souvent espérance d’atteindre un âge avancé et espérance de vie « à la naissance ». Car, une fois passés les premiers mois de la vie, qui dépendent fortement des conditions d’hygiène et des infrastructures médicales, la durée de vie est très proche au Venezuela et en Europe.

Une mosquée, entrevue au bord de l’autoroute, est un curieux bâtiment, rectangulaire comme un garage. Les bulbes et les minarets islamiques ne sont qu’évoqués en grillage fin de fil de fer ! Il y a pourtant 96% de catholiques romains au Venezuela et seulement 2% de non-chrétiens. Cette mosquée se tient en face de panneaux publicitaires à l’américaine. L’une d’elle est torride, présentant des fesses de femme en porte-jarretelles embrassées par un tout petit garçon blond – pour une compagnie d’assurance, je crois. Machisme hispanique et dévergondage à l’américaine font bon ménage face à l’islamisme rigoriste.

Le quartier des affaires est bâti d’étranges buildings en béton mat. La plupart sont sans style et brut de décoffrage mais d’autres tentent des essais d’architecture laborieux, plus scolaires qu’esthétiques. Le parc automobile est envahi de voitures américaines d’âge certain, par exemple une Ford Mustang au museau agressif ou de vieilles Chevrolet des années 80 pétaradant sourdement de leur 24 soupapes. Le Venezuela est devenu, depuis la découverte du pétrole dans les années 1920, une enclave américaine exploitée sans vergogne par Exxon et Shell et ne s’alimentant guère que de produits importés.

La nationalisation des hydrocarbures et la réforme agraire par Chavez ont à peine changé ces habitudes : les exportations sont à 88% du pétrole et des produits miniers ; les importations sont à 79% des produits manufacturés que le Venezuela est incapable de produire et que Chavez a délaissés ; les plus riches ont des 4×4 japonais noirs qui dévorent le pétrole. Peu importe, le pays en produit et en exporte largement. Javier nous apprendra qu’un litre de diesel coûte en 2004 50 bolivars au Venezuela – contre près de l’équivalent de 2400 bolivars en France. Il faut dire que nous avons près de 80% de taxes sur l’essence, même s’il y en a moins à l’époque sur le diesel – pourtant plus polluant – corporatisme camionneur oblige.

Le chauffeur de notre minibus (nous sommes répartis en deux véhicules), négocie le change tout en conduisant d’une main. Il offre 2400 bolivars pour 1 dollar US et 2600 bolivars seulement pour 1 euro. Il préfère manifestement le roi dollar, comme tous ici, puisque l’écart de change est de plus de 20% en faveur de l’euro, en ce moment, 1.24 dollar pour 1 euro pour être précis ! Si l’on prend 2400 bolivars pour 1 dollar, nous devrions avoir 2976 bolivars pour 1 euro. Méfiance pour des billets somme toute récents ? Peur des faux ? Moindre utilité au change ? Toute devise forte est bonne dans les pays de forte inflation, comme l’est le Venezuela depuis quelques années, mais la proximité du grand frère américain fait préférer le billet vert à toute autre devise. Cela dit, étant données les faibles sommes en jeu, je change 50 euros et cela me suffira pour l’ensemble du séjour, pourboires locaux compris.

Notre hôtel, l’Altamira, est situé dans le quartier aisé du même nom, avenidad San Juan Bosco. Il est protégé de hautes grilles d’acier aux barreaux de près de trois mètres surmontés de pointes. Un garde armé d’un fusil à pompe d’un demi-mètre de long surveille la seule porte. Il paraît que ces grilles ont été installées récemment, en raison des troubles récurrents au Venezuela depuis l’arrivée au pouvoir du président Chavez. Elles ont été montées miraculeusement avant les manifestations du mois dernier qui ont fait plusieurs morts dans la capitale. La chambre 501, au 5ème étage, est propre et spartiate. La fenêtre offre une vue plongeante sur une briqueville juste en-dessous, des boites rouges bien carrées au couvercle de zinc : une favela incongrue entre des immeubles d’un certain standing. Vers 18h30 montent du quartier des chants religieux. Ce n’est pas le muezzin mais d’authentiques hymnes catholiques d’une messe de samedi soir.

Javier sera notre guide local. Il est Vénézuélien et francophone, ayant passé un an en France, à Montpellier puis à Orléans. Il étudie la géophysique, il est en quatrième année et désire travailler sur les plateformes pétrolières quelque temps, une fois terminées ses études, « parce que cela paye bien ». Il exhibe en ce premier jour des pectoraux de lutteur moulés dans un tee-shirt kaki étroit et un visage métissé. Outre son grand-père d’origine espagnole des Canaries et sa grand-mère d’origine italienne, ses ascendances africaines ne font aucun doute et sa lèvre inférieure proéminente l’ont fait appeler « Sébastien » par les filles à la fac. C’est une référence qu’il nous explique : dans le dessin animé de Walt Disney, La Petite Sirène, le crabe Sébastien a pour caractéristique cette même lèvre inférieure proéminente. Dès lors, celui qui se destine à être le bouffon du groupe, se met à appeler notre guise systématiquement « Sébastien ». C’est plus facile à prononcer pour un gosier français que « Javier » qui ne se prononce pas ici « gzavier » mais « rhavier » et commence par un feulement de gorge difficile à émettre pour un gosier non familier de l’arabe, qui a donné cette lettre à l’Espagne. Après un intermède brouillon, dans lequel Javier nous explique qu’il nous fallait dès maintenant diviser nos sacs en deux, puis en trois, nous allons dîner au-dehors.

La Fogata del Pollo, tout près de l’hôtel, fait flamber le poulet comme son nom l’indique, mais sert aussi selon Javier « la meilleure viande de la ville ». Il y a du poulet et du bœuf, du poisson et des pâtes. Tout ce qui vient de la mer est déconseillé par notre guide étant donnée la pollution des côtes proches et le peu de fiabilité de la chaîne du froid jusqu’à la capitale. Nous mangerons du poisson dans le delta quand nous y serons. Le bœuf est produit en quantité dans les llanos de l’Apure, immenses savanes au sol sableux que le propriétaire visite en petit avion depuis son hacienda.

Des familles locales sont venues dîner. L’une d’elles, très étendue, fête un anniversaire. Des adolescentes métisses sont déjà plantureuses à 12 ou 13 ans, leur poitrine bien formée débordant de leurs caracos serrés, selon la mode véhiculée par la télévision. Elles nous jettent des regards aguicheurs sans le vouloir, mélange de curiosité et d’avidité, déjà femelles mimant les stars de feuilletons. Restes de mœurs latines, elles aiment à porter les bébés et à jouer avec les tout-petits.

Moi qui ne mange que rarement du bœuf, pour cause de « folie » et d’un certain écœurement pour la viande rouge passé 40 ans, je prends ici un lomito de bœuf, un pavé épais, grillé à point et fort tendre. Il est servi sur sa planche en bois comme au Far West. Des patates frites, des bananes frites et des racines de manioc bouillies – appelées ici yuca – sont servies comme accompagnement dans des plats à part. Cela sert de pain. La bière locale est la Polar. La variété Solar est « la meilleure du pays » selon Javier. Comme elle est « chère » pour le standard local – 50 centimes d’euro – elle n’est vendue qu’en « quarts » de 18 cl. Nous goûtons également tous ensemble une bouteille de vin rouge chilien vieux de trois ans, l’année 2001. Il est rude, puissant, deux fois plus cher que la bière, mais sa saveur va mieux à la viande.

 

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Gens de Riga

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Il n’est pas possible en si peu de temps de connaître la population de Riga, ses quelques 640 000 habitants, sans compter les provinciaux montés à la capitale et les touristes qui viennent de tous les pays.

Lettonie Riga (1)

Une vieille mendie, sa retraite collectiviste ne lui permettant probablement pas de vivre décemment dans le pays… Il ne faut jamais faire confiance au socialisme, toujours préoccupé de distribuer plutôt que de produire. Deux filles court vêtues, tout entière tournée vers la modernité à l’américaine, ne lui jettent même pas un regard : le socialisme est ringard et fait partie d’un passé que l’on ne veut plus voir.

Lettonie Riga (8)

Un vieil homme nourrit les pigeons.

Lettonie Riga (9)

Un couple d’amoureux s’est installé à l’écart, pour discuter.

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Nous sommes dans l’Europe paisible, libérale depuis que le soviétisme a failli. C’est l’été, le climat est doux bien plus qu’en hiver où l’on peut mesurer -34° parfois.

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La Polynésie est quand même un paradis

Conseils à ceux qui viendront : il n’y a que 22 heures d’avion depuis Paris et le dépaysement est garanti. Bons mois : septembre, octobre, novembre.

Il y a la mer et la couleur de l’eau, les coquillages et les perles. La « culture » des perles à Tahiti débute dans les années 1960. Elles sont cultivées dans l’huître appelée « lèvres noires » d’un diamètre qui peut atteindre 25 cm à maturité et dont la nacre est noire. L’insémination de fragments de manteau (tranches de tissu vivant) découpés dans une autre huître perlière de la même espèce et d’un noyau rond (petit grain de nacre sphérique prélevé dans la coquille d’une moule d’eau douce du Mississippi), doit donner de magnifiques perles noires. Les huîtres ensemencées sont immergées en mer à 2 ou 3 m de profondeur ; leur gestation dure entre 2 et 3 ans. Elles sont remontées tous les 15 jours pour un nettoyage du plancton qui risquerait de les étouffer. Les huîtres peuvent être réutilisées une fois, rarement deux. Les perles obtenues sont de 9 à 18 mm de diamètre. Elles sont de toutes les nuances de gris : tourterelle, paon, aubergine, vert ou bleu, anthracite.

perle noire

Les samedis, les dames vont à la mer, sur une plage privée de la famille. Nous partons avec une gamelle sous le bras pour acheter le maa chez le traiteur (je parlerai du maa un peu plus loin). Le repas est pris en commun, chacun ayant pris qui un plat, qui un dessert, qui des fruits, qui une bouteille de vin, il y a de quoi nourrir un régiment. Les Polynésiens adultes ne nagent pas beaucoup, ne s’étalent pas non plus beaucoup sur le sable, mais ils s’installent dans l’eau pour papoter, marchent un peu, laissant leur tête émerger de l’eau. Ils s’allongent, toujours dans l’eau, pour se protéger des rayons. Les canettes de bière ou l’eau fraîche sont dans une immense glacière sur la plage et c’est chacun à son tour d’aller puiser le précieux liquide.

paradis polynesie

Il y a les fleurs, épanouies, parfumées et innombrables. Le tiare, ‘gardenia tahitensis’ est la fleur symbole de Tahiti. On la cueille sur un petit arbuste aux feuilles d’un beau vert brillant. Les pétales sont d’un blanc éclatant disposés en étoile ; ils dégagent un parfum doux et agréable. Dans le mythe polynésien de la création du monde, le tiare apparaît lors de la création des plantes. Tressées en couronne de bienvenue, ces fleurs sont offertes aux voyageurs en guise d’accueil. Elles se portent aussi pour leur parfum sur l’oreille ou piquées dans les cheveux. Presque tous les Polynésiens font pousser des pieds de tiare dans leur jardin.

tiare tahiti

Il y a les fruits, délicieux ! Le cocotier, par exemple, est très voisin du palmier à huile africain. Vous savez que le palmier sert à tout sous les tropiques : en plus de l’utilisation de la noix, le cœur du cocotier est mangé en salade, les palmes séchées servent à la fabrication des toits en formant un revêtement imperméable, tressées, on en fait des nattes, des paniers, des chapeaux, les troncs peuvent être sculptés. J’ai eu la chance de manger du cœur de palmier à Huahine car on en avait abattu un, ce qui n’arrive pas tous les jours. Le goût ne ressemble pas à nos cœurs de palmier en boite, c’est autrement délicieux et tellement plus authentique !

La cuisine avec les produits des îles. Tous les mercredis, je reçois mon maa à Tahiti. Il s’agit d’un repas rituel composé de poisson cru à la sauce coco et citron vert. Il s’agit du poisson du large, en principe du thon rouge ou blanc. Les poissons du lagon se mangent frits ou au court-bouillon avec les légumes-pays : uru (fruit de l’arbre à pain), fei (banane sauvage orangée), taro, umara (patate douce), le tout arrosé de mitihue (sauce de lait de coco où le poisson a macéré). Vous pouvez mettre aussi du fafaru mais, alors là, attachez vos ceintures ! Pince à linge sur le nez obligatoire et petit sac comme dans les avions à portée de la main gauche ! Ce plat national doit en effet être mangé avec la main droite.

Et il y a la gentillesse et la bonhommie habituelle des gens. Je descends de mon nid d’aigle faire des courses, à pied. Je passe devant une école élémentaire. Une personne de l’école m’interpelle : Madame, tu passes toujours par ici, où tu habites ? Où tu vas ? ». Je vais faire quelques achats au magasin : « Madame, tu marches toujours ? Tu n’as pas de voiture ? Alors prends la servitude à droite (chemin de terre desservant des habitations), elle te mène directement au magasin. Si tu vas à la banque, tu prends la passerelle pour traverser la quatre voies et après tu marches un peu jusqu’à la pharmacie. » Quelques jours après, on klaxonne. Je ne me retourne pas, ce n’est sans doute pas pour moi. On insiste, je me retourne, c’est la surveillante de l’école : « Viens ! Tu ne me reconnais pas ? Ah, si. Où tu vas ? Je te mène, monte ! » Elle me tends la joue : « moi, c’est Yolande, et toi ? ». Devant le magasin, une femme vend des poissons de lagon, perroquets, rougets, dorades… « Tu me vends les deux perroquets ? – Non, tu dois prendre tout le lot de poissons attachés par la corde. – Dommage, c’est trop pour moi. Nana. » Je reprends ma marche. Un jeune homme en vélo me double : « Alors, t’as pas acheté les poissons ? – Non, il y en avait trop pour moi toute seule. – Ben t’avais qu’à les mettre au congélateur ou les donner pour ceux qui ont faim. – C’était trop pour une seule personne. – Ah, ouais, t’as raison. Nana. » (Nana est l’abréviation de ‘Ia orana’ qui signifie « je te souhaite une bonne journée », donc à te revoir bientôt.)

fleur

Je photographiais les fleurs rencontrées en chemin. Un papa s’arrête près de moi, me regarde faire. Tout lui indique que je ne suis pas Polynésienne. Il ouvre sa bouche édentée mais reste muet. « Papa, tu as de belles fleurs, je les mets dans ma boite à images. – Américaine ? – Non, non, Française. – D’où ? – Paris. – Mon arrière grand-père était originaire de l’Aube. Il était parti en Californie pour trouver de l’or, il n’en a pas trouvé. Alors il a pris un bateau, est arrivé à Tahiti, a épousé une Tahitienne, fait des enfants, et est resté. Tu sais, on est beaucoup. Tu es sûre que t’es pas Américaine ? – Non, sûre papa. – Ben tu ressembles pourtant à une Américaine. Nana. »

Hiata de Tahiti

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Allons-nous penser Internet ?

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) se développent rapidement ; en moins de 20 ans, elles ont bouleversé les mœurs apparentes : ordinateur portable, téléphone mobile, liaisons Internet, réseaux sociaux, smartphone, montre connectée, objets intelligents… Mais vivons-nous une « révolution » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’outils nouveaux utilisés par les populations traditionnelles, dont les façons de vivre et de penser ont une lente inertie ?

Certes, des changements dans les comportements ont lieu : les natifs digitaux lisent moins à cause des écrans multiples qui sollicitent en permanence l’attention et empêchent de se concentrer, écrivent plus mal en raison des textos et des twit qui exigent une extrême concision, réagissent plus aux images animées émotionnelles qu’aux mots trop rationnels, ont des réflexes mieux aiguisés grâce aux jeux vidéo, ont un réseau de relations plus étendu par Facebook, Twitter, Tumblr et autres Skype. On a parlé de « génération Y » (à cause des fils d’écouteurs toujours sur la gorge – photo ci-dessous) et de « pensée PowerPoint » – mais ne s’agit-il pas de mode plus que d’une nouvelle façon de voir le monde ?

ado generation y

Croire que les innovations techniques ne peuvent qu’améliorer l’existence de chacun et la vie collective parce qu’elles émiettent les comportements en segments captables et calculables n’est-il pas un mythe ? Additionner les données sur chacun dans de gigantesques bases dont on croit pouvoir tirer des conduites prévisibles (en termes de santé, de commerce ou de risques) est-ce rationnel ? Est-ce un progrès social ? Les situations sociales complexes se réduiraient-elles vraiment à de simples problèmes dont on peut calculer les solutions, ou à des processus dont on peut optimiser la formule ? Je l’aime, elle me quitte, je crois que je vais tout foutre en l’air – est-ce soluble par algorithme ?

Pour cette croyance – typiquement américaine – efficacité, communication et transparence sont les maîtres mots. Pensée d’ingénieur orientée vers la solution pratique, raisonnable, politiquement correcte, sans aucun souci des sentiments, des traditions ou de la politique. Dans cette mentalité scientiste, l’Internet serait une révolution sociale, un modèle missionnaire pour repenser l’ensemble de la vie collective selon la morale « évidente », naturelle (en fait socialement consensuelle). Vérité, décentralisation, ouverture, innovation constante, seraient des vertus applicables partout, à la science comme à la culture, aux comportements individuels comme à la morale sociale, à l’église comme à la politique.

engrenage technique

Est-ce que l’imprimerie ou le télégraphe ont engendré des révolutions ? Platon se lamentait déjà sur la perte de l’éloquence, plus efficace que l’écrit froid, croyait-il, pour faire passer la pensée. Or la pensée s’est multipliée pour chacun avec le document imprimé, puis avec le télégraphe et la radio. Ces révolutions techniques n’ont été au fond que des outils pour penser plus vite, avec plus d’espace, et pour communiquer mieux. Internet et le mobile ne font que prolonger la même tendance. Ce n’est pas la technologie qui façonne la société mais tout un ensemble de civilisation, dont la technique permet des outils parmi d’autres. Aucune technologie n’est fixe, anhistorique, elle ne cesse d’évoluer avec les gens et les mentalités. Chacun sait bien que c’est l’ouvrier qui fait l’efficacité du marteau et pas le marteau qui façonne la façon de penser de l’ouvrier.

Les vertus prêtées à la technique de l’Internet sont-elles propres à l’outil ou à la société dominante, américaine ?

La transparence est utile mais elle n’a (hélas ! comme toute vertu sur cette terre) pas que des bons côtés : elle favorise le cynisme, la caricature, le zapping, la mise sur le même plan de toutes les opinions, la dépolitisation. En démocratie, la transparence publique est nécessaire, mais la transparence privée prépare plutôt une société totalitaire.

Les collectifs horizontaux sont utiles, mais à leur place : ce ne sont pas eux qui peuvent trancher pour tous lorsqu’il s’agit de choisir, de prendre une décision pour la cité. L’intelligence collective ne s’applique pas en politique : oui pour préparer, non pour décider. Car l’ordre politique est différent de l’ordre scientifique, la collecte du calculable diffère de l’intuition pour accomplir. Savoir et agir ne mettent pas en question les mêmes vertus, la volonté ne peut être remplacée par le processus…

Les solutions technologiques ou technocratiques (soi-disant neutres) permettent surtout de noyer le poisson et d’éviter les débats proprement politiques. Remplacer la parole par un process à la manière des techniciens est un vieux mythe scientiste qui n’a jamais eu la moindre efficacité en science sociale. Les gens ont besoin d’exprimer leurs émotions, de se battre pour leurs passions, d’échanger des arguments rationnels – de changer d’avis. La raison seule ne suffit pas à la société, le mythe est nécessaire à toute politique : il s’agit de faire rêver. Les divergences d’opinions ne sont pas uniquement « des asymétries d’accès à l’information ».

Certains croient qu’accumuler les données sur tous permettra de mieux « gérer » chacun, de sa naissance à son décès, en passant par sa santé et son éducation, et ses éventuelles dérives nuisibles pour la société. Et pourquoi pas ses idées ? Si tout le monde sait tout sur tout le monde, le monde en est-il meilleur ? Savoir qui a couché avec qui, qui a trompé qui avec qui, est-ce une façon d’améliorer les relations humaines ? Les expériences des communautés hippies, entre autres, montrent qu’il n’en est rien… Lorsque la morale et le devoir civique sont remplacés par une contrainte technologique, où est le « progrès » humain pour l’individu, où est la volonté de vivre ensemble ? Lorsque tout est calculé à tout moment, que deviennent l’imagination et la créativité ?

C’est réduire la pensée à la seule logique, la raison au raisonnement et le possible au calculable. Est-ce bien raisonnable ? Ne retrouve-t-on pas dans la pensée Internet cet homo oeconomicus des économistes desséchés, que l’on voue par ailleurs (dans les mêmes milieux geeks libertaires), aux gémonies ?

cerveau generation Y

La pensée Internet est bien une pensée américaine, sans histoire ni pâte humaine, obsédée d’efficacité programmable et de consensus social « cool », tout entière au présent. Ni collectif, ni psychologie, ni histoire… La page blanche d’un continent neuf, où réaliser l’éternelle Cité de Dieu, comme le voulaient les pèlerins du Mayflower, puritains hantés par le fantasme de pureté ici-bas et tourmentés d’obéissance religieuse. La technique apparaît neutre car le calcul est le même pour tous ; obéir à la machine revient à obéir aux lois immuables, donc à Dieu, suivre la conformité du Dessein intelligent qui nous dépasse tous. Ce n’est pas par hasard que cette théorie archaïque du Dessein intelligent revient aussi fort aux États-Unis… Comme hier les marxistes croyaient aux lois de l’Histoire et en son progrès mécanique. Comme aujourd’hui l’Éducation nationale ne croit qu’aux notes chiffrées et sélectionne par les maths, moins socialement « connotées », croit-elle.

Ne pas confondre efficacité du système avec capacité de réflexion, ni mesurable avec « vérité ».

Le déterminisme technologique est un moyen d’évacuer tout débat citoyen et de sortir de l’histoire. Or l’histoire existe même si l’on ne veut pas d’elle, le 11-septembre le prouve à l’envi aux Américains qui se croyaient immunisés, le 7-Janvier le prouve à l’envi à la gauche française tout entière dans le déni que l’islam puisse aussi générer du mauvais… Les fantasmes technocratiques d’apporter « scientifiquement » la démocratie en Irak et en Afghanistan, les fantasmes philosophiques des « belles âmes » de forcer la Libye à la démocratie, ont échoué.

La pensée Internet apparaît comme un nouveau mythe, un réductionnisme de la pensée, pour mieux faire passer le contrôle social et commercial, voire militaire… américain. Un nouvel impérialisme intellectuel ?

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Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie

jerome arnaud wagner la femme de ma deuxieme vie
L’amour est plus fort que la mort ! Ce puissant mythe est revivifié en français contemporain par un cadre des médias admirateur de Love Story. C’est beau, entraînant, captivant – le lecteur ou la lectrice ont envie d’y croire. En près de 400 pages, ils le peuvent, s’isolant du monde comme dans une bulle irisée où ni le temps ni l’espace ne comptent plus. Un bel exercice romanesque qui poursuit un récit tristement véridique : la disparition de son épouse, écrite par l’auteur dans un précédent livre : N’oublie pas que je t’aime (2010).

Sans cesse, Jérôme-Arnaud ressasse la disparition de l’amante fusionnelle, Emmanuelle, disparue à 35 ans dans un hôpital pour cause de mauvaise administration. Elle lui a laissé deux enfants, garçons jumeaux de quatre ans qu’il va s’efforcer d’élever seul. Reviens mon ange (2012) s’égarait déjà vers le roman pour chanter le même amour, avec une tentation policière. Cette fois, l’auteur réunit les deux avec un brio sans conteste. Imaginez un couple idéal, beau, parisien, aimant, deux enfants ; un soir de Noël, l’épouse est séparée de son époux parce que la porte du métro bondé se referme avant qu’elle ait pu monter. Nul ne la reverra plus – ou plutôt jamais en chair et en os, mais peut-être en rêve, ou bien… A-t-elle disparue volontairement, puisque son corps n’a pas été retrouvé ? Sinon, qui peut être son assassin ?

Wagner écrit dans le troisième volume de sa (peut-être) tétralogie, sa conviction que rien n’est jamais perdu, que rien n’est perdu à jamais, que le mot « jamais » ne saurait exister. Un jour, quelque part, sur cette terre ou au-delà, les amants se rejoignent car l’amour transcende la mort… Mais ici-bas, en attendant, il faut bien vivre. Et c’est ce contraste qui donne du ressort à l’histoire. Raphaël a perdu Laura ; il ne l’oubliera jamais mais rencontre Aurélie ; il l’aime, ils se marient, elle est une mère pour les jumeaux orphelins, confortés jusqu’ici par leur parrain Marc (beau portrait de parrain, si utile à la construction des enfants). Aurélie n’est pas la femme de sa vie, mais la femme de sa deuxième vie : où vous apprendrez le distinguo subtil entre « âme jumelle » et « âme primordiale » – la première fusionne avec vous, la seconde vous complète. Mais c’est toujours l’Amour, peu importe quel vecteur il prend.

Ce romancier-philosophe de l’amour parsème son livre de citations des acteurs et chanteurs aussi profondes que la mode… Sa leçon du vivre est un kit pratique de survie pour ménagères de moins de 50 ans : il faut avant tout penser au présent, sans se perdre dans le passé ni fantasmer trop sur l’avenir. Mais cette philosophie de magazine fonctionne : on a envie d’y croire. Le présent, ce sont les enfants qui ont besoin d’un père, la seconde épousée qui a besoin d’être aimée, France-Télévision qui a besoin d’un professionnel, la police qui a besoin de poursuivre l’enquête.

La vision de l’auteur, écrivain dès l’âge de 11 ans mais baignant dans la com, reste désastreusement américaine. Ce français qui écrit est acculturé, brossant sans nuance un portrait « d’inspecteur » de police issu des romans noirs newyorkais des années 50 avec imper, chapeau et whisky, une image surréaliste de policiers sortant « leurs colts », un autre portrait de psychiatre suisse allemand de caricature qui établit un diagnostic au mépris de toute procédure réaliste, un idéal typiquement américain monomaniaque de « transparence » dans le couple, une vision hollywoodienne de la mort comme couloir des âmes vers le paradis où « Dieu » les accueille, un sentimentalisme d’amour fusionnel rose bonbon à la Love Story

Le lecteur littéraire et français voit qu’on se moque un peu de lui, au moins dans l’absence de cette obsession – pourtant elle aussi bien américaine – du détail vrai : il y a bien longtemps en France que l’on ne dit plus « inspecteur » mais lieutenant ou capitaine, et les policiers parisiens n’ont jamais été armés de « colts » mais d’un bon vieux Sig-Sauer. Il aurait suffit de solliciter les deux ados de l’auteur, probablement adeptes de Wikipedia, pour l’apprendre en deux minutes… Légèreté française ? Relecture non travaillée ? Inculture de masse ? C’est un peu dommage, d’autant que p.219 Aurélie évoque devant les enfants de 10 ans l’accusation de meurtre portée contre leur père sans que ceux-ci n’y fassent attention ni s’en émeuvent le moins du monde ! Est-ce bien réaliste ?

jerome arnaud wagner et jumeaux

Mais au total le positif l’emporte. Il y a du romanesque, de l’idéal et de l’action. Le roman est dynamique et généreux, il laisse confiant en l’avenir et dans l’amour entre les êtres – malgré tout. « L’amour, c’est Dieu lui-même (…) Et il a tous les visages » p.233. Le mot « Dieu » peut désigner l’énergie qui meut l’univers, comme le croyaient les stoïciens, ou Brahman, l’esprit de l’univers, comme le croient les yogis – chacun met ce qu’il croit dans ce concept-valise accessible sans avoir fait d’études.

Amour en couple, reconstruction après décès du partenaire, fidélité dans le mariage, attention portée aux enfants – ces valeurs de tradition sont ici revivifiées et actualisée d’un souffle salvateur. Ni le superficiel de la baise, ni le virtuel des « amis » ne remplacent les véritables relations humaines. Ce n’est rien de le dire, c’est mieux avec talent. La raison n’est rien sans les passions, qui elles-mêmes ne sauraient vivre sans les pulsions. L’amour est cette synthèse qu’opère « l’intelligence du cœur ». Et ce beau roman d’amour, malgré tout, emporte sur ses ailes.

Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie, 2014, éditions Les nouveaux auteurs, 388 pages, €18.00

 

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Donna Leon, Le meilleur de nos fils

Ce roman est l’un des plus noirs de la série. Peut-être est-ce parce qu’il a été écrit en 2003, après les attentats du 11-Septembre de terrifiante mémoire pour une Américaine, et après l’invasion de l’Irak par une Administration conservatrice, menteuse et revancharde ? Donna Leon est, faut-il le rappeler, une Américaine vivant à Venise qui enseigne la littérature à la base de Vicense.

donna leon le meilleur de nos fils

Noir, ce roman l’est parce que telle est la couleur de la cape militaire des cadets d’une école de l’armée ; noir parce qu’il plonge dans les âmes des prévaricateurs de cet état italien miné par la corruption ; noir parce que les « arrangements » avec la morale et le civisme plongent probablement, selon l’auteur, dans les habitudes du Vatican, que la Mafia a copiées et l’armée italienne reprises. Vous ne sortirez pas indemne de cette noirceur, lecteurs, vous aurez une piètre idée des Italiens, des institutions et de la justice. Est-ce vrai ? Est-ce outré ? C’est en tout cas un point de vue, et je souhaiterais la réaction des Italiens sur ce sujet.

Au total, quelle justice ? « Il n’y a aucune justice là-dedans, dottore », dit le commissaire Brunetti au père de la victime, à la dernière page. Il y a des statuts sociaux qui permettent l’exercice des intérêts d’argent et de pouvoir ; ces intérêts sont défendus par le clan avec la dernière énergie – et il n’y a aucune justice là-dedans, point final. Vous, qui entrez ici, laissez toute espérance… Comme quoi il y a pire qu’en France et qu’il est utile, dans nos perpétuelles guerres de religions idéologiques, de regarder les pays voisins, même avec des lunettes venues d’ailleurs.

On peut le regretter, mais l’époque veut cela : Donna Leon a passé trop de temps en Italie, elle s’est trouvée trop longtemps exilée de ses racines morales et démocratiques pour ne pas se trouver désespérée de cet apparent immobilisme italien, de ces constantes ‘combinazione’, de ces sempiternels arrangements avec le ciel. Venise existe à peine dans ce roman-là, juste comme un décor de carton-pâte. Le commissaire, d’habitude amoureux de sa ville comme de toute beauté qui l’entoure, objets, monuments, paysages ou êtres, n’est plus capable de rien voir, de rien sentir, éprouvé par cette douleur sourde envers l’inhumanité de ses concitoyens, envers la lèpre dissimulée par les masques, envers cette indifférence foncière de la ville pour tout ce qui la ronge. Il est fatigué ; il craint pour ses enfants ; il en a assez de ce métier.

Il n’y a pas de justice. Ou plutôt la justice, en Italie contemporaine vue d’ailleurs, obéit à l’uniforme : ‘Uniform Justice’ est justement le titre de l’édition américaine, plus juste que le choix de l’éditeur français, trop troisième degré. Ce qui est décidé ‘convenable’ par les intérêts bien compris de quelques-uns est le nom de cette justice là.

Écrit en 2003, répétons-le, ne faut-il pas y voir une satire à peine voilée des mœurs américaines de l’époque ? Le mensonge d’État pour accuser l’Irak, la vengeance personnelle d’un fils président contre qui a menacé son père, les intérêts boursiers des clans aux commandes… États-Unis/Italie, le parallèle est-il volontaire ou seulement inconscient ? Est-ce vraiment l’Italie ou la catharsis émissaire d’une Américaine blessée de son pays ?

Donna Leon, Le meilleur de nos fils, 2003, Points policier mars 2007, 297 pages, €6.93

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Jean M. Auel, Le pays des grottes sacrées

L’auteur, née en 1936 à Chicago et mère de cinq enfants, a publié entre 1980 et 2011 une saga préhistorique en 6 tomes, Les enfants de la terre. L’histoire se passe il y a 30 000  ans en Europe, et met en scène une Cro-mignonne de 5 ans, Ayla, devenue orpheline à cause d’un tremblement de terre et recueillie par les Néandertaliens. La petite fille grandit mais elle est le vilain petit canard de la portée. Exclue du Clan, elle est suffisamment fine et intelligente pour avoir appris à chasser et à guérir ; elle apprivoise un lion, une jument, recueille un louveteau… puis rencontre le grand amour en la personne d’un jeune homme de sa race, grand, blond aux yeux bleus, Jondalar, un Homo doublement Sapiens comme elle (et pas Sapiens Neandertalensis). Elle part avec lui et ils explorent la contrée entre Caucase et Atlantique. Ils rencontrent les chasseurs de mammouths et autres peuplades proches mais différentes, chaque « caverne » se créant ailleurs quand il y a trop de monde.

jean m auel le pays des grottes sacrees 6

Nous sommes dans l’univers darwinien de Tarzan, revu par le féminisme gender américain des années 1980. Le grand mâle blanc est une femme, les Homo double Sapiens forment une société matriarcale dans laquelle seules les femmes sont chefs de famille, prêtresses et guérisseuses, parfois « Femmes qui commandent ».

Les mâles ne sont que des bites à offrir le Plaisir, et des muscles destinés à la chasse. Pour le reste… ils sont flemmards, insouciants – des enfants. Ils sont portés sur l’alcool, bagarreurs et frimeurs lorsqu’ils sont jeunes. Seule la Mère est la déesse adorée, Doni, semblable à la statuette de « Vénus » callipyge découverte sculptée en ivoire de mammouth (dont l’auteur semble avoir pris les formes plantureuses). Il n’y a aucun dieu masculin, pas même ces « sorciers » bandant ou ces bisons sexués, peints pourtant sur les parois des grottes. Ce féminisme militant a quelque chose d’agaçant, parce que systématique.

Dans le monde réel connu des ethnologues, depuis quelques siècles que l’observation ethnologique existe, aucune société n’est matriarcale ; il ne s’agit que d’une utopie véhiculée par Engels et les marxistes, sans aucun fondement attesté. La transmission matrilinéaire existe (héritage de la famille maternelle via l’oncle), mais pas le pouvoir aux femmes : les Amazones ne sont qu’un mythe.

jean m auel

C’est dire combien le féminisme affiché par l’auteur passe mal en Europe, moins candidement naïve que l’Amérique – pour qui tout ce qui est « nouveau » est forcément vrai et bon. La doxa dit que Jean M. Auel se documente toujours plus, lisant, reprenant des cours à l’université, participant en 1990 «  pendant quatre mois » à une campagne de fouilles en Périgord, écoutant le préhistorien Jean Clottes… Mais tous les indices des fouilles ou des peintures de grottes sont tordus par l’idéologie politiquement correcte de la femme de pouvoir.

Les Néandertaliens, appelés « têtes plates » dans le roman, sont considérés comme les Noirs aux États-Unis : pas très doués mais respectables, machos mais nantis de mémoire, sachant à peine parler mais ayant le sens du rythme, les mariages mixtes avec les Blancs aboutissant toujours à des traumatismes de sang-mêlé. On croirait la description d’une banlieue de Chicago…

jean m auel ayla et la tete plate

Le pays des grottes sacrées est le dernier des 6 tomes (en 2 volumes chez Pocket). Il a été publié 10 ans après le précédent. Le couple s’est sédentarisé, parent d’une petite fille au nom composé des deux leurs : Jonayla. Il est promis un fils à la fin du tome, mais un bébé intermédiaire a été « pris par la Mère », autrement dit avorté. Puisque Jean M. Auel s’est « documentée » auprès des sources scientifiques, porte ouverte par le succès des premiers tomes, elle nous convie à un American tour des grottes ornées du Périgord. Disparues Rouffignac, Castelmerle, Laugerie, Cap Blanc, Combarelles et Font de Gaume…

Foin de la chronologie, tout est prétexte à ramener ce qui existe au fantasme auélien : Ayla-First. La tarzanide Ayla a tout vu tout compris, tout créé à partir de rien. Le monde moderne commence avec elle, comme avec les États-Unis commence le monde contemporain : apprivoiser cheval et chien, répandre le propulseur à sagaies, guérir par les plantes inconnues, communiquer avec l’au-delà, ajouter une strophe au Credo religieux récité par tous, rééquilibrer les relations hommes-femmes… Superwoman en pagne (et souvent seins nus), manipule son mâle comme un rien (et pas seulement par la queue).

Je reste sceptique sur l’idée (biblique) que les hommes préhistoriques « croyaient » en l’esprit qui apportait les enfants, resucée de Gabriel archange.

Sceptique sur l’invention (biblique) que la Femme a forcé l’homme à la Connaissance du bien et du mal, autrement dit du sexe.

Sceptique sur l’inutilité (féministe) des mâles aux époques farouches. Tous les indices matériels vont dans l’autre sens…

Étaient-ils si niais, ces humains d’avant l’histoire ? Ils avaient pourtant les mêmes capacités intellectuelles que nous. Leurs peintures et dessins des grottes sont d’une précision aiguë. Leurs outils de silex montrent qu’ils étaient ingénieux. La façon qu’ils avaient d’enterrer leurs morts prouve leur sensibilité au mystère de la vie. Observateurs, habiles et sociaux, pourquoi auraient-ils laissé la naissance hors de leur réflexion ? Le tabou biblique, revu censure morale américaine, n’étaient pas leur premier souci !

jean m auel les enfants de la terre 9 volumes pocket

Ce tome 6 est un peu long, pas toujours intéressant, avec une fin abrupte. Mais reste un vrai talent de conteuse, malgré le tourisme obligé et la psychologie de série télé dans ce dernier volume. Quelques remarques de bon sens « humanisent » le temps lointain où, pourtant les êtres étaient double sapiens comme nous. « S’ils décidaient par exemple d’aller chasser, ils ne choisissaient pas forcément de suivre le meilleur chasseur mais plutôt celui qui dirigerait le groupe de façon qui garantirait une chasse fructueuse pour tous » p.48. Le tome 6 commence d’ailleurs par une chasse impromptue aux lions des cavernes…

Mais cela ne va pas sans quelques naïvetés spontanéistes : « Le monde l’âge glaciaire, avec ses glaciers étincelants, ses rivières aux eaux claires, ses cascades grondantes, ses troupeaux gigantesques, était d’une beauté spectaculaire mais terriblement dur, et les rares êtres humains qui y vivaient avaient conscience de la nécessité absolue de maintenir des liens puissants. Vous aidiez quelqu’un aujourd’hui parce que vous auriez probablement besoin d’aide demain » p.69. Ou la préhistoire revue par les yeux américains, l’expérience des pionniers du Nouveau monde…

Il y a des restes soixantuitards tirés du baiser sans entraves avec « l’initiation » des jeunes garçons dès la puberté (vers 12 ou 13 ans) aux relations sexuelles par des « femmes-donii » plus mûres (elles existent aujourd’hui sous le nom américain de femme-cougar). Mais seules les très jeunes filles de 11 à 12 ans se voient gratifiées d’une cérémonie des « Premiers rites » en bonne et due forme, initiées au sexe par des hommes plus âgés (chose aujourd’hui réprouvée par le politiquement correct américain). Ces étalons sont cependant choisis par les Femmes qui savent… En revanche, ni gai, ni lesbienne, ni bi ou trans, dans ce naturel humain : l’auteur choisit son politiquement correct !

jean m auel film ayla jeune

Ce sont les petits détails de la vie matérielle qui font le principal intérêt romanesque. Le lecteur entre en empathie avec l’humain livré à lui-même dans la nature foisonnante et dure à vivre. Ayla se harnache de tout un équipement avant d’aller voyager : « Elle passa son bâton à fouir sous la lanière en cuir qui lui ceignait la taille et accrocha l’étui de son couteau à droite. Sa fronde lui entourait la tête et elle portait les pierres qui lui servaient de projectiles dans un des sacs qui pendaient à sa ceinture. Un autre sac contenait un bol et une assiette, de quoi allumer un feu, un petit percuteur en pierre, un nécessaire de couture avec des fils de tailles diverses… » p.169. Nous nous retrouvons tel Robinson sur son île déserte ou comme un jeune scout (jeannette pour les filles) parti camper en pleine nature.

Si l’on veut quitter le quotidien et le contemporain pour rêver à l’humanité en ses aubes, rien de tel que ces gros livres. Ne pas croire qu’ils disent le vrai, ignorer leur côté vulgairement américain, laisser aux chiennes de garde le militantisme du « genre ». Se laisser emporter par les personnages, humains et animaux, et par les péripéties de l’histoire. Il est préférable de commencer par le tome 1 et de les lire dans l’ordre.

Jean m auel les enfants de la terre 7 volumes

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 1, Pocket 2003, 537 pages, €6.84

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 2, La vallée des chevaux,  Pocket 2003,   €6.84 

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 3, Les chasseurs de mammouths,  Pocket 2008,  914 pages, €7.22 

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 4-1, Le grand voyage, Pocket 2003, €6.84 

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 4-2, Le retour d’Ayla, Pocket 2003, €6.84

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 5-1, Les Refuges de pierre, Pocket 2004, 510 pages, €6.84 

Jean M. Auel, Les Enfants de la terre – tome 5-2, Les Refuges de pierre, Pocket 2003, 510 pages, €6.84 

Jean M. Auel, Les Enfants de la Terre – tome 6-1 – Le pays des grottes sacrées, Pocket 2012, 606 pages,  €7,69

Jean M. Auel, Les Enfants de la Terre – tome 6-2 – Le pays des grottes sacrées, Pocket 2012, 568 pages,  €7,69 

Film en DVD : Le Clan de la caverne des ours, réalisé par Michael Chapman, avec Daryl Hannah et Pamela Reed, en français Metropolitan video 2009, 98 mn, €12.15 

Le site en français de Jean M. Auel avec interviews vidéo.

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Donna Leon, De sang et d’ébène

Faut-il être américaine pour saisir mieux que les Italiens eux-même l’essence de la vie vénitienne ? Sans doute. Jamais le lecteur non-italien ne comprendra mieux qu’en lisant Donna Leon les combinazione et les petits arrangements entre amis exigés par le devoir citoyen ou pour faire correctement son travail. Le commissaire Brunetti est chargé de faire respecter la loi. Or, son supérieur le convoque pour lui dire de n’en rien faire. Un Noir a été tué sur la piazza, un vendeur de faux sacs de luxe, immigré illégalement et sans papiers ? – Aucune importance, faites comme si vous ne pouviez rien trouver.

Donna Leon De sang et d ebene

Cela choque l’Italien humaniste qu’est Brunetti, respectueux du travail et soucieux d’élever ses enfants dans le droit chemin. Sa fille adolescente ne déclare-t-elle pas qu’il s’agit « seulement » d’un ‘vu compra’, ce terme vénitien méprisant pour les immigrés au parler petit-nègre ? (Du ‘vous’ français avec le ‘compra’ italien qui veut dire achetez). Où l’on apprendra d’ailleurs qu’une ado de 15 ans est complètement incohérente, et que c’est normal. « Si suffisamment de personnes approuvent telle idée ou telle opinion, il y a des chances pour qu’elle considère que cette idée ou cette opinion sont raisonnables ; si suffisamment de personnes les rejettent, elle révisera ce qu’elle en pense et changera peut-être d’avis. Et, du fait de son âge, il y a tout ce qui lui bourdonne dans la tête ; il lui est difficile de réfléchir longtemps de manière autonome » p.247. Cette description dit mieux que tous les savants traités pédagogo enfeignants pourquoi lycéens et étudiants font grève sur n’importe quelle manipulation…

Dans le cas qui l’occupe, le commissaire Brunetti va agir à l’italienne : dire oui-oui à sa hiérarchie et n’en faire qu’à sa tête, aidé par les amis sur lesquels il peut compter dans la brigade et dans la ville. L’astucieuse signora Elettra, secrétaire du chef et experte en maniement d’ordinateurs, trouve les adresses des loueurs possibles de logements aux immigrés ; elle aura l’habileté de se faire payer un nouvel ordinateur juste avant Noël, période que les agents du Ministère de l’Intérieur (équivalent de notre DST) mettent à profit pour fouiller partout et détruire tous les éléments sur cette enquête devenue – on ne sait pourquoi – sensible. Et l’on apprend (p.285) la bonne manière d’utiliser les règlements bureaucratiques pour remplacer un ordinateur presque neuf par un autre. Un ancien ami de son père, courtier en pierres précieuses, puis son beau-père introduit dans les milieux huppés, le comte Falier, enfin un associé à la mafia qu’il tient par une affaire ancienne, aideront tous Brunetti à y voir clair.

Pour une fois, justice ne sera pas rendue, mais le lecteur saura pourquoi : affaire d’Etat. Sous le régime Berlusconi d’alors cela n’étonnera personne, et surtout pas la démocrate Donna Leon. Elle est d’autant plus libre de dénoncer les passe-droits et l’affairisme qu’elle n’est pas italienne. Sachez que l’immigré anodin que personne ne voit vraiment n’est pas toujours celui qu’il paraît. Et que la poudre aux yeux offerte aux Européens par l’Italie berlusconienne vaut bien qu’on se penche sur son fonctionnement concret. Il y a la loi théorique – pour l’extérieur, pour justifier les critères de Schengen – et la pratique – laxiste, personnelle, centrée sur les intérêts pécuniaires. Un pays du club Med, l’Italie ? A découvrir les histoires désabusées et fort documentées de Donna Leon, on le croit volontiers.

Donna Leon, De sang et d’ébène (Blood from a stone), 2005, Points policier 2009, 318 pages, 6.93€

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Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi

En six nouvelles, Drieu décrit sa guerre de 14 avec le recul des années. Il avait 21 ans en 1914 et était encore capable d’exaltation guerrière, cette « puberté de la vertu » à la suite des légendes de Napoléon et de Marathon qui avaient enfiévré son enfance. Lorsqu’il publie La comédie, en 1934, il a vingt ans de plus et l’amertume de constater que la guerre n’a décidément rien appris aux démocraties parlementaires, toujours aussi affairistes, démagogues et bureaucrates. C’est cette même année 1934 qu’il publie l’essai Socialisme fasciste, tirant progressivement vers les nazis. Il n’entrera au PPF de Doriot qu’en 1936, mais sur son expérience de guerre, des vrais « chefs » qu’il décrit dans La comédie de Charleroi.

Pierre Drieu La Rochelle La comédie de Charleroi

Ce livre est peut-être son meilleur, mais je n’ai pas encore lu le reste. Il est en tout cas bien composé, style entraînant et réflexions utiles. Drieu parlant de lui est véridique, même si « le narrateur » n’est pas toujours son double, n’ayant pas combattu exactement comme lui. Il s’agit bien d’une expérience romancée, Drieu a passé un peu plus de 5 mois au front, le reste du temps blessé ou malade ou un temps pistonné par une femme. Cela n’enlève rien à la fraîcheur et à la violence de ses expériences vécues : Charleroi, Verdun, les Dardanelles.

« Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire. Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent dire grâce et miracle. Il y a quelque chose d’humain dans ces mots. Ils veulent dire exubérance, exultation, épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance, ivresse. (…) C’était donc moi ce fort, ce libre, ce héros. (…) Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. (…) l’homme qui donne et qui prend dans la même éjaculation » (I.IV). Au cri d’exubérance exaltée du jeune homme de 21 ans en 14 – « l’explosion suprême de l’enfance » (IV) – répond le cri de peur sorti des entrailles sous l’obus à Thiaumont en 17. Entre les deux, le passage de la charge à l’attente, du guerrier au bombardement industriel. « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre c’était des hommes debout » (I.II). De la chevalerie à la masse, du combat d’homme à homme à l’écrasement de fer anonyme. En cause : la démocratie et la technique.

La démocratie, cela fait « ces paysans alcooliques, dégénérés, maladifs », « des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés », des officiers « ronds-de-cuir qui attendaient leur retraite », « cette armée si peu militaire, parquée dans les casernes » qui ne connaît « que l’exercice imbécile dans la cour et la théorie ». Sur le terrain, contrairement aux Allemands en feldgrau, « seuls nos pantalons rouges animaient le paysage. Stupide vanité, consternante idiotie de nos généraux et de nos députés ». En bref « l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour moi le plus grand supplice de la guerre, cette médiocrité qui avait trop peur pour fuir et trop peur aussi pour vaincre et qui resta là pendant quatre ans, entre les deux solutions » (I.II). « Depuis que j’étais né dans ce pays (…) on n’entendait parler que de défaites. Enfant, on ne me parlait que de Sedan et de Fachoda quand ce n’était pas de Waterloo et de Rossbach » (I.VII). La guerre va-t-elle retremper les âmes ? « Cet espoir, c’était que l’événement allait faire justice de la vieille hiérarchie imbécile, formée dans la quiétude des jours » (I.IV). Mais nous sommes en 1934 et les parlementaires sont toujours aussi médiocres. Le 6 février n’est pas loin ! « Je suis contre les vieux » (I.VIII). Car la Grande guerre a vaincu les hommes, elle ne les a pas régénérés.

cadavre allemand tranchee 14-18

En cause, la technique. « Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre d’industrie et de commerce. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. Cette guerre de ministres, de chefs syndicalistes, d’empereurs, de socialistes et de démocrates, de royalistes, d’industriels et de banquiers, de vieillards et de femmes et de garçonnets. Cette guerre de fer et de gaz. Cette guerre faite par tout le monde, sauf par ceux qui la faisaient. Cette guerre de civilisation avancée » (I.IV). Avancée comme le camembert lorsqu’il est fait… Il n’y a pas que les démocrates français, les impériaux allemands sont pris aussi dans cette absurdité industrielle : « J’ai vu ça en 1918, cette chère vieille infanterie allemande crever décidément sous le flot de l’industrie américaine. Ah ce tonnerre énorme, omnipotent, si bien installé, si sûr de lui. Dieu était avec eux » (I.IV). Quant aux fascistes, nés après guerre, ils seront pris aussi : « La guerre moderne est une révolte maléfique de la matière asservie par l’homme » (I.IV). Heidegger le pense au même moment. « Trop de ferraille (…) un supplice inventé par des ingénieurs sadiques pour des bureaucrates tristes. Mais ça n’est pas une guerre pour guerriers » (IV).

Drieu est contre la démocratie, contre la ville, contre la technique – « Je haïssais le monde moderne » (IV). La modernité, c’est aussi le nationalisme, dévoiement politicien du patriotisme pour les masses. Drieu est pour l’Europe, contre les nations. « Le nationalisme, c’est l’aspect le plus ignoble de l’esprit moderne ». Il est fabriqué par la mémoire reconstruite, « on définit le passé (…) Et ce sont les politiques qui font ces définitions ». Or « une culture aujourd’hui, c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme, et interdite par les douanes du pays voisin (…) Je ne veux pas me battre pour une chose frelatée (…) Car plus on défend une culture, plus elle devient sèche, moins elle est digne d’amour » (V). Aujourd’hui lui donne raison, qu’aurait-il dit des lois mémorielles et de l’identité nationale ? Mais sa contradiction est d’avoir rejoint le fascisme qui était plus totalitaire encore dans l’exaltation de l’identité raciale.

Car l’Europe pour Drieu est le berceau d’une race, et il considère le mélange comme une dégénérescence biologique : « C’était plein de nègres, de Chinois, d’Hindous, et d’un tas de gens qui ne savaient pas d’où ils étaient – ils étaient nés dans le grand tunnel où, entre les deux tropiques, la misère et le lucre se battent et copulent » (III.IV). Le problème du Juif est qu’il a délaissé sa race pour les patries : « Ils s’en sont donné du mal pour les Patries dans cette guerre-là, les Juifs », tandis que les chrétiens n’osent pas croire en leurs propres dieux européens mais en cette religion « qui humilie la chair comme le vice » (IV). « Qu’est-ce qu’un chrétien ? Un homme qui croit dans les Juifs. Il avait un dieu qu’il croyait juif et, à cause de cela, il entourait les Juifs d’une haine admirative » (I.IV). Son ami Claude Praguen est juif, qui sera tué en août 14 ; le Jacob qu’il évoque devant son capitaine est aussi juif français. Drieu n’a pas de haine pour « les Juifs » dans ce livre ; il considère que les patries ne sont pas leur place et que l’Europe doit se bâtir sans eux, sans leur mentalité d’affaires « un peu servile », « un peu relâchée » (I.II), selon les stéréotypes d’époque. Il aurait probablement bien accueilli Israël.

jeunesse allemande

Reste qu’au-delà de ces considérations politiques, pas simples en 1934 lorsque l’on n’a le choix qu’entre Staline, Hitler et les ploutocrates de la démocratie parlementaire – Drieu reste Drieu. Il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il parle de lui, lorsque son narrateur coïncide avec sa personne intime. Ni officier, ni homme du rang, Drieu sera caporal, puis sergent, jamais vraiment à sa place, toujours entre deux. « Je ne suis pas un intellectuel parce que je ne reconnais que l’expérience et la pratique. (…) Je ne suis pas un bourgeois, car j’ai toujours mis mes besoins au-dessus de mes intérêts. Je ne suis pas un prolétaire, car je profite d’une éducation. Peut-être suis-je un noble ? Mais non, je ne suis pas assez égoïste et mégalomane. Peut-être suis-je un homme ? Mais vous allez me parler d’humanisme. Je suis moi et qui m’aime me serre la main » (V). Certes, ce n’est pas Drieu directement qui parle, ni son masque le narrateur, mais un déserteur. Mais lorsque tout fout le camp, ne faut-il pas déserter ? Cette grande tentation, Drieu l’a éprouvée tout au long de la guerre et tout au long de sa vie. Son suicide final sera dix ans plus tard une désertion, aussi le déserteur parle en son nom.

Reste une alternance de témoignages et de satires, de récits et de comédie, de personnages positifs et négatifs. Car si la mère Praguen est négative, son fils Claude est positif ; si le lieutenant est couard, le colonel est fier ; si tant de galonnés sont planqués, le général est en première ligne. Il y a donc des capitaines courageux, comme avait dit Kipling – c’est bien la première fois dans un roman de Drieu La Rochelle. Une bonne réflexion sur la guerre industrielle donc toujours d’actualité, malgré quelques mots égarés sur les Juifs.

Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi, 1934, Gallimard l’Imaginaire 1996, 238 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

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Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer

Une Américaine d’origine japonaise écrit ici l’histoire romancée de ces femmes venues du Japon aux États-Unis pour se marier. Elles furent « achetées » par des Japonais travaillant aux États-Unis avant Pearl Harbor. De courts chapitres tentent de se mettre dans la peau de ces étrangères parfois très jeunes (13 ou 14 ans) venues dans un pays immense pensé comme un Eldorado, avec des coutumes différentes.

Julie Otsuka Certaines n avaient jamais vu la mer

La première nuit sur le bateau, les fantasmes battent leur plein et quelques idylles avec les marins du pont s’ébauchent ; le sexe a toujours été libre au Japon. Rencontre des Blancs mais, surtout, de leurs maris Japonais, travailleurs au bas de l’échelle dans les plantations, les laveries ou les restaurants. Le peuple xénophobe confronté à la xénophobie des autres, Blancs, Nègres et Latinos. On est toujours le nègre de quelqu’un, notamment lorsque la guerre menace et que l’on est désigné comme bouc émissaire, traître en puissance. Mais auparavant, naissances, enfants qui s’adaptent bien mieux, malheureux cependant d’être ostracisés à cause de la guerre mondiale. Enfin derniers jours, déportation dans les camps de l’intérieur, puis « disparition » des quartiers japonais sur la côte ouest.

Surprise des parents qui ne reconnaissent plus leurs enfants, nés en Amériques et devenus (presque) comme les autres : « Nous les reconnaissions à peine. Ils étaient plus grands que nous, plus massifs. Bruyants au-delà de toute mesure. Je me sens comme une cane qui a couvé les œufs d’une oie. (…) Nos filles marchaient à grands pas, à l’américaine, elles se déplaçaient avec une hâte dépourvue de dignité. Elles portaient leurs vêtements trop lâches. Roulaient des hanches comme des juments. Jacassaient comme des coolies dès qu’elles rentraient de l’école en disant tout ce qui leur passait par la tête. (…) Nos fils (…) refusaient d’utiliser des baguettes. Buvaient des litres et des litres de lait. Inondaient leur riz de ketchup. Ils parlaient un anglais parfait, comme à la radio, et chaque fois qu’ils voyaient nous incliner devant le dieu de la cuisine en frappant dans nos mains, ils roulaient des yeux et nous lançaient : « Maman, pitié ! ». » p.85. Où l’on voit que l’intégration réussie passe par une certaine acculturation. C’est la culture qui ramènera le goût des ancêtres, le retour du Japon. Pas question d’enfermer les adolescents en ghettos, leur souhait le plus cher est de se mesurer aux autres, d’être intégrés comme tout le monde. Avis aux « belles âmes » qui fondent de respect devant les mœurs archaïques des banlieues de l’Islam, en croyant qu’il suffit de laisser proliférer les entorses à la lois et aux mœurs pour que l’enfant né en France devienne un vrai Français.

Le style Otsuka est fait de litanies, mais ces incantations ne sont pas misérabilistes ni victimaires. Elles sont un chant, mais sur le mode très japonais du constat : voilà ce qui est arrivé, voilà comment nous l’avons pris, comme cela venait. Rien à voir avec l’obsession juive après les camps. Bien sûr ce n’était pas drôle, quel exilé trouve une vie rose quand il doit tout recommencer à zéro, le travail comme la langue ? Mais les Japonais-américains, après l’épisode (compréhensible) de la guerre mondiale et du choc de l’attaque surprise de Pearl Harbor sans déclaration de guerre, se sont fondus dans la population. Ils ne forment pas de ghettos, ne ravivent pas sans cesse la mémoire, ne s’enferment pas dans le ressentiment.

C’est pourquoi je trouve presque dommage que le prix Femina étranger 2012 ait été accordé à ce livre. La distinction française tord son message, ramené au victimaire, à l’éternelle revendication des ex : anciens esclaves, anciens déportés, anciens colonisés, anciens génocidés, anciens prolétaires, anciens prisonniers… La France s’est faite une spécialité de cette incantation des victimes, avec cette naïve croyance « de gauche » qu’il y a toujours plus prolétaire que le vrai et que seul le plus déshérité est la lumière du monde et le levier du « changement ». Changement pour quel pire possible pas prévu ? On l’a constaté dans le réalisé avec Khomeiny ou le Hamas, après l’avoir constaté avec Pol et ses potes. Les Japonais des États-Unis ne réclament pas cela. Ils savent ce qu’est la résilience, mot qui semble inconnu du dictionnaire de ceux qui sont toujours prêts à faire d’une victime une cause.

Ignorez les prix, toujours écœurants de politiquement correct, ignorez la bannière qu’on voudrait à Saint-Germain des Prés lui faire porter, lisez ce livre simplement pour ce qu’il est.

Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer (The Buddha in the Attic), 2011, Phébus 2012, 143 pages, €14.25

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Elisabeth George, Anatomie d’un crime

Elisabeth George Anatomie d un crime

Les lecteurs assidus de cette américaine spécialiste du Londres contemporain se souviennent que, lors d’un précédent roman de la série ‘Thomas Lynley l’aristo et Barbara Havers la prolo’, tous deux membres de Scotland Yard, la femme de Lynley se trouvait abattue par un minoritaire ethnique sur le pas de sa porte. Pour rien, juste parce qu’elle se trouvait là. L’auteur devait se trouver en panne  sèche pour faire redémarrer la suite car elle a choisi, depuis deux romans, les chemins de traverse.

Anatomie d’un crime’ explore l’existence de la petite frappe qui a tiré, occasion de faire dans le social et de se plonger avec une certaine délectation professionnelle dans l’exploration intime des enfances malheureuses. Le titre anglais est très explicite : ‘Ce qui est arrivé avant qu’il la descende’.

Élisabeth George (pseudonyme), est née dans l’Ohio. Elle s’est intéressée à la littérature anglaise et à la psychopédagogie durant ses études. Enseignante durant 13 ans, elle connaît le monde ado. Choisir Londres et le roman de style policier lui permet le décalage nécessaire pour parler de ce qui l’intéresse sans braquer ses lecteurs américains et Noirs : l’origine sociale et ses conséquences. En ceci, elle est peu américaine au fond, prêtant beaucoup moins d’attention aux gènes et à la « nature » qu’on ne le fait aux États-Unis. Elle apparaît moins éthologue que behavioriste, pour parler jargon. Pour elle, les capacités innées existent, mais elles se révèlent si le milieu y consent, pas autrement.

C’est justement l’histoire de Joel, le tueur de 12 ans, qu’elle veut nous conter. Mélange ethnique de Noir, de Blanc et d’Asiatique (le politiquement correct ne peut pas l’accuser de stigmatiser une minorité…), le gamin « exhibait un visage couvert de taches de la taille d’une dragée qui ne mériteraient jamais le nom de taches de rousseur et qui trahissait la lutte ethnique et raciale dont son sang avait été le théâtre dès l’instant où il avait été conçu. (…) Il avait les cheveux impossibles qui partaient dans tous les sens et ressemblaient à un tampon à récurer couvert de rouille » p.16 Malgré la cruauté ironique du propos, Joel est présenté tout au long du livre comme un préado sympathique, protecteur de son petit frère, s’efforçant d’être responsable et qui fait ce qu’il peut. Mais à cet âge, comment lui demander d’assumer le rôle d’homme dans une famille déstructurée ?

Père drogué repenti, abattu par hasard parce qu’il avait pris le mauvais trottoir au mauvais moment ; mère psychotique qui a failli par deux fois « effacer » son petit dernier en tentant de le jeter du troisième étage, puis en poussant son landau sous un bus, aujourd’hui enfermée chez les fous ; grand-mère coureuse et lâche qui abandonne ses petits-enfants chez une autre de ses filles ; tante, travailleuse méritante mais qui ne peut avoir d’enfant, vite dépassée par une reconstruction trop tardive des mômes. Desdits mômes, Joel est le plus équilibré. Ce n’est que par une suite logique due à un raisonnement de base naïf, qu’il se fourre dans le pétrin. Mais, à cet âge, comment lui demander d’avoir la subtilité d’un adulte ?

Sa sœur de 15 ans, Ness, a été violée dès 10 ans par les copains soûlards de son grand-père ; depuis, « elle aime la bite » et aguiche à qui mieux mieux pour se faire considérer : « Si elle avait retiré sa veste, sa tenue l’aurait également fait remarquer : un petit top à paillettes qui laissait son ventre à nu et mettait en valeur ses seins voluptueux » p.16 Elle ne trouve rien de pire que de provoquer le caïd du quartier, dit « la Lame », expert ès deal en tout genre. Lui la prend, puis la jette comme ses pareilles quand ça lui chante. Dans l’ambiance locale, toutes les pouffes sont des trous putassiers qui ne demandent que protection et sniffe. Ness décide de le quitter, ce qui lance toute l’histoire…

Joel est en effet un petit mâle dont le seul exemple est celui de la rue. On n’y existe que parce qu’on y inspire « le respect ». Pour cela, il faut soit faire peur, soit faire allégeance. A 12 ans, on est à l’âge de l’entre deux, trop fier pour se soumettre et pas les couilles pour s’imposer. Le ressort de l’intrigue est là.

Elle se déploie sur plus de 750 pages qu’on lit avec passion. Ce n’est jamais ennuyeux ni racoleur. Après le décor planté, plutôt sordide, l’engrenage suit sa progression d’horloge, chaque événement entraînant par pente naturelle un second. Parce que sa sœur, pute mais pas soumise, ne suit pas les règles de la rue, le petit frère à moitié débile Toby se fait agresser par une bande de gamins, dont le chef, à peine plus âgé que Joel, voit comme un défi à sa virilité qu’il parle à sa copine dans la même école.

Tout s’enchaîne et Joel, 12 ans, qui ne se drogue pas, ne viole ni n’agresse personne par plaisir et n’est même pas tenté par le sexe, qui écrit dans une « activité » des poésies de rue où les mots se bousculent mais avec vérité, Joel est entraîné dans le maelström. Adultes impuissants à offrir des modèles positifs, protection sociale éclatée, flics débordés qui se contentent de contenir, pas de prévenir – comment un gamin baigné dans un tel milieu pourrait-il s’en sortir ?

Écrivant au scalpel, Élisabeth George ne manque pas d’ironie. Elle pointe les contradictions des gens. D’une musulmane voilée qui veut quand même travailler, et ce dans un pays qu’elle considère ‘impie’ : « Rand travaillait à la vitesse d’une tortue sous calmants, sa vue étant gênée par le stupide drap de lit noir qu’elle s’obstinait à porter, comme si Sayf al Din allait la violer sur le champ dès qu’il aurait la possibilité d’apercevoir son visage » p.549. Des chansons de rue que la démagogie médiatique présente comme de ‘l’art’ : « La radio sur le plan de travail ajoutait encore à la cacophonie ambiante. Du rap s’en échappait sous forme de grognements incompréhensibles émanant d’un chanteur que le DJ présenta comme Queue de Béton » p.658. D’une travailleuse sociale, pleine de bonnes intentions : « Elle était blanche, blonde, bien propre sur elle : ce n’étaient pas des défauts mais des handicaps. Elle se considérait comme un modèle au lieu de se voir comme ce qu’elle semblait être aux yeux de ses patients : une ennemie incapable de rien comprendre à leurs vies » p.652

Est-ce à dire que c’est à désespérer de tout et qu’il n’y a rien à faire pour ces minorités sinon, comme les flics, du ‘containment’ social ? Écrit l’année 2005 en pleine ère George W. Bush, ce roman ne le laisse pas penser. Le problème est énorme : immigration incontrôlée, sexe à tout va encouragé par la pub, naissances multiples non planifiées, système scolaire inadapté, mafias qu’on laisse se développer faute de moyens…

Mais les solutions existent. Le gamin, pas plus que sa sœur, n’est montré irrécupérable. Cette dernière a failli s’en sortir jusqu’à ce qu’une agression issue de ses actions passées ne la rattrape. « Joel a besoin d’un suivi psychologique tout comme Ness, mais il a besoin de plus que cela. Il a besoin d’une prise en charge sérieuse, d’un objectif, d’un centre d’intérêt sur lequel se focaliser, d’un exutoire et d’un modèle masculin auquel s’identifier. Il faut lui procurer tout cela ou alors envisager d’autres solutions » p.629. CQFD

Elisabeth George, Anatomie d’un crime (What came before he shot her), 2006, Pocket 2008, 764 pages, €7.98

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Méliandre Stern, Les étoiles de Tareth 1

Méliandre est une fille de l’Essonne qui n’a pas vingt ans et publie déjà son premier roman. Une épopée échevelée d’heroic fantasy un peu bizarre, pleine d’action et d’imagination. D’une famille de « cultureux » comme on dit en province, Méliandre appartient aux grands lecteurs par hérédité. Son prénom, déjà, a l’originalité de ne pas être référencé dans les sites d’orientation des parents. On dit que l’auteur commence des études d’histoire bien qu’elle mêle allègrement prénoms grecs et langue « runique » dans un pays imaginaire aux noms slaves et au paysage mésopotamien. Métissage culturel très tendance, chaos historique dû à la déstructuration de l’Éducation nationale, nous sommes au présent, dans un temps « ancien » avec chevaux, arcs et épées mais nous ne savons rien d’autre.

L’histoire est celle de six adolescents d’un petit village, enfuis pour échapper aux sbires du Gouverneur. Mais ils seront arrêtés, emprisonnés, torturés. Ils s’évaderont, seront rattrapés, passés au fil de l’épée… mais comme ils ont neuf vies, survivront. Les personnages sont très jeunes, 12 à 19 ans semble-t-il, mais ils ne sont jamais décrits, pas même comment ils sont vêtus (sauf une pintade, fille de gouverneur). Ils pourraient être attachants si l’on en savait un peu plus sur eux, ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, qui ils aiment. C’est ainsi qu’un gamin de 13 ans se retrouve « un poignard dans le torse »… Étrange façon de dire : on ne parle de torse que lorsqu’il est nu, serait-ce le cas ? Sinon on dit poitrine ou dos, ce qui est plus précis. Le lecteur adulte a l’impression de suivre par écrit un jeu vidéo où les rôles sont incarnés par des personnages standards : le Voyant, le Guerrier, le Magicien…

Divers tropismes montrent que l’auteur a été très influencée par les séries américaines. Les filles ont naturellement un plus beau rôle que les garçons, féministe militant oblige. Dommage qu’elles ne soient pas plus consistantes. Comment aimer de telles poupées Barbie, même prénommées Électre ou Mira ?

Rêve étasunien de la jeunesse actuelle pour l’au-delà du réel, chacun est doté par hérédité de « pouvoirs » sans qu’il en soit pour rien. Pas d’initiative, pas de courage, la simple mécanique des gènes qui le « font » lire l’avenir ou être habile aux armes. L’imprégnation de la mentalité d’outre Atlantique transpire nettement dans ces déterminations : chacun n’est-il pas « de naissance » ci ou ça, gros ou mince, homo ou hétéro, pervers ou normal…? Toute la recherche psy américaine se focalise sur « le gène » qui va tout expliquer.

Autre fascination d’époque : la torture et la mort. On ne compte plus les pages où les filles ont les extrémités écrasées, les os brisés, les oreilles arrachées, après que « toute la garnison » leur soit passée dessus. Pas les garçons, ce qui est étrange, à moins qu’ils soient épargnés par l’auteur fille parce qu’ils sont trop jeunes ? Les hommes, cependant, sont volontiers dénudés, liés, tailladés, les plaies enduites de vinaigre et enfin brûlés vifs avec le bois du coin…

Défauts de la mode et du premier roman, dira-t-on, ce pourquoi nous sommes indulgents. Il reste une épopée qui se lit avec plaisir si l’on se laisse emporter par le galop de l’action, en « oubliant » l’absence de profondeur et la profusion massive de personnages qui embrouille. Peut-être les tomes suivants seront-ils plus mûrs, moins jetés comme scénarios de série télé et plus écrits, laissant moins place aux rôles standard au profit d’être humains plus véridiques ? Il ne s’agit pas d’écrire aujourd’hui comme Flaubert, mais de donner un peu de consistance aux héros, de façon à ce que le lecteur les aime.

Un bon point : l’absence totale de faute de français et d’orthographe. On ne peut pas en dire autant de tous les livres de l’éditeur et c’est à marquer.

Il demeure que l’on est touché de l’inventivité de cet univers onirique. Pour un premier roman, écrit à moins de vingt ans, c’est une réussite. Peut-être en calmant un peu les chevaux de l’imagination, en lui tenant mieux la bride par des rajouts qui éclairent (ainsi écrivait Balzac), en donnant plus de consistance aux personnages par des descriptions, des états de pensée, des anecdotes édifiantes sur leur caractère, en remplissant un peu plus le canevas de l’aventure – peut-être la suite sera-t-elle mieux réussie ? Relire le Seigneur des anneaux (le livre) serait probablement de bon conseil.

Mais n’hésitez pas à passer une heure dans le livre de Méliandre, elle mérite des encouragements.

Méliandre Stern, Les étoiles de Tareth 1 – Les monts perdus, juin 2012, éditions Baudelaire, 136 pages, €12.83

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Brunetti passe à table

Connaissez-vous Venise ? Oui, mais la Venise actuelle, celle où les habitants vivent tous les jours ? Rien de tel que de suivre Donna Leon, américaine qui travaille depuis 40 ans dans la ville. Elle a créé le personnage du commissaire Brunetti, plus vrai que nature, humaniste et gourmand, qui adore sa famille et Venise. Quoi de mieux que de suivre ses traces pour bien manger ?

« Mangia, mangia, ti fa bene », ce cri du cœur qu’on croirait sorti de la poitrine opulente d’une mamma italienne est en fait toute une philosophie : celle du bien vivre. Mange, mange, ça te fera du bien ! Goûter les produits est une pause sensuelle dans le cours d’une existence agitée ; un moment convivial à passer à table ou au comptoir avec ses enfants ou son collègue ; un amour revivifié pour l’épouse qui sait si bien concocter. A moins qu’on ne s’y mette soi-même, au risque de l’expérimentation. Vouloir bien manger est un acte positif, un élément de santé et une déclaration d’amour. A la nature qui offre ses produits, aux commerçants avec qui l’on discute, aux convives à qui l’on fait goûter, aux proches que l’on soigne par l’alimentation. Il y a du sens à être sensuel : c’est vouloir n’être pas que cérébral, mathématisé jusque dans le comportement comme l’Éducation nationale nous déforme. C’est vouloir être complet et jouer de toutes les notes du piano corporel ; c’est être dans le monde et ne pas se croire au-dessus.

Contre la malbouffe, l’Américaine d’origine irlando-allemande (et peut-être un brin italienne) Donna Leon s’est associée à son amie vénitienne Roberta Pianaro, orfèvre et ménagère, pour cuisiner simple et bon. Brunetti passe à table, il avoue : il aime bien manger et manger vénitien. Ce sont près de cent recettes qui sont détaillées ici, illustrées par les dessins désuets de Tatjana Haupfmann. Vous saurez tout sur les antipasti (entre apéritif et hors-d’œuvre), sur les premiers plats (souvent de pâtes, mais qui peuvent servir de plat principal), sur les viandes, poissons et fruits de mer, sur les légumes à la vénitienne, enfin sur quelques desserts au doux nom de dolci (prononcer dolchi).

Mais ce livre de recettes n’est pas qu’utile, il sait aussi se faire « lire ». Le détail des plats est entrecoupé de récits inédits de Donna Leon, bonne journaliste de la bouffe quand elle s’y met, et d’extraits des enquêtes du commissaire Brunetti, ces moments où il se met à table. Paola sa femme concocte des petits plats savoureux selon les saisons, les ados dévorent tout en testant leur roublardise, le commissaire se détend, après un verre de vin blanc ou autre dolcetto.

Que diriez-vous d’une omelette aux courgettes en apéritif (petites portions) ou d’une salade de crevettes, melon et roquette ? Nous pourrions poursuivre par des fusillis aux olives vertes que Brunetti déguste en terrasse dans ‘La petite fille de ses rêves’ ou (ma spécialité) des spaghettis aux moules. Brunetti préfère des tagliatelles aux cèpes, question de saison (‘L’affaire Paola’), de même que le risotto à la courge, bien vu en automne (‘Mort en terre étrangère’). Avec bien sûr du parmesan.

Pour l’hiver, les légumes ne sont pas en fête mais les endives au speck sont un délice. Sinon, laissez-vous tenter par les courgettes à la ricotta, tendres et crémeuses à souhait ! Quant aux « carottes savoureuses », elles sont le délice de Brunetti, d’autant qu’elles sont assaisonnées de tomates et de poireaux, relevés de raisins secs, de gingembre frais et d’huile d’olive.

En poisson, vous aurez le choix qui nage dans la lagune, notamment les lottes, cuisinées à la tomate (‘Requiem pour une cité de verre’) ou aux poivrons jaunes, les soles aux artichauts émincés et à la roquette (‘De sang et d’ébène’), l’espadon pané aux câpres – et le loup au four, un met d’exception dans ‘Une question d’honneur’. Mais si vous préférez le blanc de poulet aux artichauts, recette facile en 20 mn, pas de problème. Pas plus pour le lapin aux olives et à la saucisse, délicieux avec les copains des enfants dans ‘Une question d’honneur’. C’est dans ‘Le meilleur des fils’ que Brunetti déguste avec Chiara et Raffi du filet de veau aux graines de fenouil, ail, romarin et lard dont la simple énumération met l’eau à la bouche. Paola peut aussi cuisiner le veau en ragoût aux aubergines. Mais les frimas qui s’annoncent (Venise est proche des Alpes !) font apprécier un bon ragoût de porc aux cèpes et polenta dont vous me direz des nouvelles. Son évocation paraît d’ailleurs dans ‘Péchés mortels’, c’est dire !

Pour terminer en douceur, rien de tel qu’une demi-pomme au four avec crème pâtissière et crème fouettée, un peu long à faire mais facile et qui fait chaud à l’estomac comme au cœur. Vous avez aussi le choix entre une tarte aux pommes, citron, oranges et Grand-Marnier, célèbrée dans ‘Mortes eaux’, le gâteau aux poires à la crème pâtissière d’ ‘Une question d’honneur’, ou les cerises frites en beignets.

Toute cette énumération culinaire, élevée au rang d’œuvre littéraire entre deux meurtres sanglants, ne vous donne-t-elle pas envie de vous mettre au fourneau ? Rien ne coûte d’essayer, vous ferez des heureux, à commencer par vous.

Buon appetito !

Donna Leon et Roberta Pianaro, Brunetti passe à table – recettes culinaires de R.P et récits de D.L (A Taste of Venice : At Table with Brunetti), 2010, Points policier, Seuil janvier 2012, 307 pages, €6.65 ou – pour offrir un bon livre de recettes – l’édition Calmann-Lévy 2011, 275 pages, €21.13

Quelques romans de Donna Leon chroniqués sur ce blog 

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Venise vue par le commissaire Brunetti

Vous connaissez probablement Venise, ses palais mirant leurs façades dans les eaux du Grand Canal, ses musées emplis d’œuvres d’art, ses restaurants de pâtes et poisson. Vous ignorez sans doute comment vivent les Vénitiens. Je me souviens de mon philosophique « étonnement », à 20 ans, lorsque j’avais vu un employé en costume cravate parcourir les rues animées d’une fin août touristique, le porte-documents à la main. Il y avait donc des « habitants » à Venise ? Des gens qui vaquaient à leurs affaires comme dans toute ville moderne, habillés et non pas en short et polo de touriste ?

J’ai lu avec plaisir, dans les années 1990, la plupart des romans policiers qu’écrivit Donna Leon. Cette américaine vit à Venise depuis la fin des années 80. Elle enseigne la littérature dans une base OTAN de l’armée américaine. Son commissaire de police, Guido Brunetti, est particulièrement réussi. Brunetti sort du petit peuple vénitien, il a suivi des études d’histoire puis de droit grâce à la démocratie d’après-guerre avant d’entrer dans la police. Il a eu la chance d’épouser par amour la fille d’un comte, Paola, professeur de littérature anglaise à l’université, qui lui a donné deux enfants : Raffaele alias Raffi, 15 ans dans le premier volume, et Chiara, 12 ans. Très humainement, ces enfants grandissent de volume en volume, passant par les phases de l’adolescence révoltée, des études prenantes et des ami(e)s pour la vie. Paola l’universitaire, comme les enfants lycéens, sont un pôle de stabilité pour Brunetti : ils assoient concrètement son idée de la vérité, de la justice et du bon vivre social. Car, en bon Italien, Brunetti aime sa famille, les bons repas et la justice ; en bon vénitien, il se méfie des apparences, des produits pollués et de l’incompétence administrative. Donna Leon fait bien ressortir ce qu’il y a d’humaniste dans le métier de policier à Venise.

Chaque volume aborde un thème différent, typiquement vénitien, mais documenté à l’américaine. Mort à la Fenice (1992) se situe dans le monde de l’opéra, Mort en terre étrangère (1993) analyse les échanges mafieux entre industriels peu soucieux d’environnement et militaires américains de la base de Vicence, Un Vénitien anonyme (1994) aborde le milieu des travestis et du porno, Le prix de la chair (1995) s’intéresse à la prostitution venue de l’Est, Entre deux eaux (1996) trempe dans le monde de l’art et des faux, Péchés mortels (1997) parmi les institutions religieuses, Noblesse oblige (1998) dans l’aristocratie vénitienne, L’affaire Paola (1999) autour de la pédophilie, Des amis haut placés (2000) dans le monde des usuriers, Mortes-eaux (2001) chez les pêcheurs de la lagune. Il y aura encore Une question d’honneur (2002) sur le trafic d’œuvres d’art, Le meilleur de nos fils (2003) dans une académie militaire, Dissimulation de preuves (2004) et les filières d’immigration clandestines, De sang et d’ébène (2005) sur les vendeurs de rue africains, Requiem pour une cité de verre (2006) à propos de pollution industrielle, Le cantique des innocents (2007) et le trafic d’enfants, La petite fille de ses rêves (2008) à propos des Roms, La femme au masque de chair (2009) sur les ravages de la chirurgie esthétique, Les joyaux du paradis (2010) sur la corruption. Plus deux autres pas encore traduits en français. Des téléfilms ont été tirés des enquêtes, diffusés en Italie, en Allemagne et en France.

Venise, la ville et l’Etat italien en prennent pour leur grade, surtout vus d’Amérique. Mais l’auteur a un faible pour les Vénitiens particuliers, qui sont loin d’être « tous pourris », même si nombre d’entre eux sont ambitieux, hypocrites et cupides. N’est-ce pas le comte Falier, beau-père de Brunetti, qui déclare : « Nous sommes une nation d’égocentriques. C’est notre gloire mais ce sera aussi notre perte, car pas un seul de nous n’est capable de se vouer corps et âme au bien commun. Les meilleurs d’entre nous parviennent à se sentir responsables de leurs familles mais, en tant que nation, nous sommes incapables d’en faire davantage. » (Mort en terre étrangère, p.255)

Il faut dire que, lorsque l’Etat est faible, prolifère la bureaucratie. La France devrait s’en souvenir, la IVème République n’est pas si loin. Et quand je pense que certains à gauche souhaitent la proportionnelle et le retour au parlementarisme d’hier, devenu « italien » quand Rome l’a imité en 1946, je ne peux que leur conseiller de lire Donna Leon ! Le « pouvoir des bureaux », faute d’Exécutif ferme et durable, fait régresser la politique aux relations claniques et incitent les citoyens à ignorer la loi. La clé de la survie, dans ce genre d’Etat faiblard, est de « faire confiance » à des personnes réelles, pas au droit ni aux fonctionnaires : « telle était la réalité, malléable, docile : il suffisait de s’ouvrir un chemin à la force du poignet, de pousser un peu dans la bonne direction, pour rendre les choses conformes à la vision qu’on en avait. Ou alors, si la réalité se révélait intraitable, on sortait l’artillerie lourde des relations et de l’argent, et on ouvrait le feu. Rien de plus simple, rien de plus facile » (Des amis haut placés, p.185). « Combinazione » et « conoscienze » – les arrangements et le réseau -, ces outils du survivre en anomie, ont été inventés en Italie.

Les idéaux de 1968 qu’avaient Paola et Guido durant leur jeunesse ont fait naufrage sous les vagues des scandales politiques, de la corruption mafieuse et des mainmises d’intérêts économiques. Guido à la questure comme Paola à l’université sont confrontés à la prévarication, au favoritisme, à l’égoïsme de leurs contemporains : « toi, tu as affaire au déclin moral, déclare Paola. Moi, à celui de l’esprit » (Des amis haut placés, p.169). Venise badaude, la crédulité y est reine, tout comme le quant à soi. Un peuple sans esprit critique avale tout ce qu’il lit dans les feuilles à scandales, croit tout ce qu’on lui dit ; l’apparence se doit d’être sauve. Quant à la morale romaine des vieux livres de chevet, elle a sombré avec les siècles. Un dicton vénitien dit cependant : « tout s’écroule mais rien ne s’écroule ». Ce qui signifie : on se débrouille toujours et la vie va.

Car il reste Venise, l’architecture magnifique, son ‘ombra’ bu au comptoir, ses ‘vongole’ délicieux dans les spaghettis – et le printemps, qui est un ravissement. Les gens y sont beaux plus qu’ailleurs. Le sens de la relation humaine est porté à un art inégalé. Donna Leon a capté cette sensibilité quasi religieuse du peuple italien : Luciano, 16 ans, a plongé en simple jean coupé pour reconnaître un bateau coulé ; lorsqu’il ressort de l’eau, secouant la tête d’où des gouttes jaillissent, « le soleil émergeait des eaux de l’Adriatique. Ses premiers rayons, s’élevant au-dessus des digues de protection et de la langue de sable de la petite péninsule, tombèrent sur Luciano lorsqu’il s’immobilisa en haut de l’échelle, métamorphosant le fils du pêcheur en une apparition divine surgie des eaux, ruisselante. Il y eût un grand soupir collectif, comme en présence d’un prodige » (Mortes-eaux, p.20). La beauté de l’adolescent nu fait passer un frisson de sacré sur le peuple, comme il y a deux mille ans. Ou encore : Brunetti « se dit qu’il avait la chance de vivre dans un pays où les jolies filles abondaient et où les très belles femmes n’étaient rien d’exceptionnel » (Des amis haut placés, p.207). Le commissaire est constamment ému de voir ses enfants grandir, il aime le havre de paix du dîner où tout le monde est réuni, il apprécie le stimulant d’une conversation sérieuse avec sa femme. Il aime à lire Gibbons, Sénèque ou Xénophon et à rencontrer ses amis d’hier, Vénitiens comme lui, qui lui apportent des informations sur les rouages sociaux et les tempéraments. Il n’y a pas de secrets dans cette île-ville où tout le monde se connaît.

Brunetti cherche à compenser ce que l’existence peut avoir d’injuste pour les uns ou pour les autres par l’application du droit. Il n’est pas un cow-boy comme certains détectives américains, il n’est pas la Justice en personne malgré les tentations qui lui viennent souvent devant l’impéritie officielle ou la bêtise de son supérieur, le servile et vaniteux Patta. Il veut rester digne du devoir moral qu’il s’est donné jeune et qui prolonge la tradition romaine. Il vise à protéger les faibles et les enfants, à empêcher vautours et prédateurs de nuire en toute impunité. Vaste travail, chaque jour recommencé, mais qui est déjà beaucoup. En lisant ces romans policiers, de psychologie plus que d’action, vous pourrez pénétrer, touristes, dans l’intimité vénitienne, dans l’état d’esprit du peuple vénitien, bien mieux que par les visites guidées de palais morts.

Donna Leon site officiel en français

Les romans de Donna Leon chroniqués sur ce blog

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John Burdett, Bangkok psycho

Attention, roman littéraire ! Les indignés habitués aux trente pages, les ennuyés du pavé qui préfère le numérique ou la barricade au livre, se détourneront sans regret. Place aux autres : ceux qui aiment la psychologie et la littérature. Car le monde de la nuit thaïlandais est ici rendu avec acuité et brillant. Le lecteur, éventuel touriste qui a survolé la Thaïlande quelques jours, ne comprend rien aux apparences. Il ne peut pas, faute de détenir les codes. Toute société a sa propre culture ; elle reste irréductible à la soupe multiculturelle montée par l’industrie du divertissement et transformée en idéologie pour bobos.

Ignorez-vous que la Thaïlande est un pays d’Asie qui n’a jamais été envahi, jamais été colonisé ? Dommage pour vous… La Thaïlande n’est ni la Chine revancharde, ni le Vietnam écolier, mais un royaume (encore aujourd’hui) où la religion est bouddhiste mais sur un fond chamaniste (comme au Japon). Où la culture est fière mais millénaire, bien assise, juste effleurée par les modes américaines mondialisées. Où le sexe est une hygiène, mais l’amour exclusif ; où les enfants se débrouillent et où les hommes dominent… mais où l’argent est détenu par les femmes.

L’auteur n’est pas américain mais avocat anglais de Hongkong avant de venir vivre à Bangkok pour écrire. Il est un excellent passeur de cultures. Ainsi pour la « prostitution » : il n’a pas l’œil moral des religions du Livre pour juger au nom de Dieu ; il se contente d’analyser les comportements et les fait expliquer par son héros : « Le moteur de tout cela est un besoin humain primordial et sain de chaleur animale et de réconfort. Durant toutes les années que j’ai passées dans le métier, je n’ai rencontré qu’une demi-douzaine de cas graves d’abus et, selon moi, la raison en est que tout cela fonctionne parfaitement en tant que manifestation d’une moralité naturelle et d’un capitalisme de base. Notre fonction d’intermédiaire est semblable à celle des agents immobiliers, sauf que la nôtre porte sur la chair et non sur la pierre. En revanche, monter tout ça artificiellement afin que les gras du bide du Sussex ou de Bavière, du Minnesota ou de Normandie, puissent se branler sans avoir à se fatiguer l’imagination, cela me paraît carrément immoral, presque une crime contre la vie » p.152. Choc des cultures, renversement des valeurs. L’Occident croit en la marchandise, l’Orient en la relation humaine… Baiser réellement est moins immoral que regarder des acteurs le faire.

L’auteur crée ici l’exception, l’abus, un portrait psychologique puissant d’une Thaï d’origine khmère, Damrong. Une fille qui a dû lutter seule depuis son enfance pour survivre, assumer les viols, protéger son petit frère, se garder de ses parents. Son père l’a prise lorsqu’elle était fillette et l’a vendue à 14 ans à un bordel malais où elle devait par contrat contenter vingt clients par jour. De quoi se forger une âme d’acier et expérimenter un talent physique utile. Drogué, alcoolique, le père un peu bandit voulait se taper le petit frère mais la fille a dit stop. Elle l’a dénoncé aux flics pour un flagrant délit. Le père violeur, brutal et indigne est mort dans ce « jeu de l’éléphant » que je laisse le lecteur découvrir… Coutume locale impressionnante s’il en est.

Mais Damrong atteint la trentaine et son frère est adulte, devenu moine après avoir étudié à l’université. L’inspecteur fétiche de l’auteur, Sonchaï Jitpleecheep, est un fils de pute thaï et d’un soldat américain en repos du Vietnam. Entre deux cultures, il a le recul nécessaire pour juger en thaï la superficialité occidentale et, en occidental, les superstitions thaïes. Pourtant, chaque nuit, le fantôme de Damrong vient le hanter, aussi fort que si la présence physique était avec lui. Il en rêve, il la baise, se réveillant torse trempé et couilles vidées, ayant gémi dans son sommeil. Car le bouddhisme admet la réincarnation et, avant elle, un purgatoire où les fantômes rôdent, leurs passions subsistant quelque temps lorsqu’elles ont été trop fortes. Or Damrong a travaillé dans le bordel familial de l’inspecteur ; Damrong l’a asservi de son corps, le rendant amoureux comme jamais ; Damrong est morte assassinée, comme en témoigne un snuffmovie dont le DVD est envoyé au commissariat.

Sonchaï va enquêter parce que cette affaire le touche de près, parce que l’amour transcende le devoir. Son chef, le corrompu colonel Vikorn, veut utiliser l’idée du snuffmovie pour trafiquer plus vite et plus universel que l’héroïne. Il est reconnaissant à Sonchaï de lui donner ce concept d’affaires juteuses et le laisse donc s’amuser à jouer au policier. Car en Thaïlande la police royale ne fait son travail que lorsque le système féodal le lui permet. On ne touche pas aux puissants, mieux vaut les faire chanter, actionner ce renvoi d’ascenseur du don réciproque qui est la « face » de l’honneur asiatique. Que peut comprendre un ‘farang’ (étranger) à ce système social complexe ? A cette culture où la virginité n’est pas déifiée ? A ce peuple pour la mort n’est qu’un passage vers une ‘autre’ vie ?

Les détails ne manquent pas sur l’industrie pornographique asiatique, sur l’affairisme des pontes, sur l’avidité naïve des occidentaux mal aimés chez eux et trop infantiles pour s’en sortir tout seul.

Il y a les comparses : le colonel Vikorn, affreux mais fidèle ; Lek l’adjoint de l’inspecteur, katoey efféminé qui veut devenir femme ; Kimberly l’américaine appelée miss FBI, jument esseulée car égoïste, qui se tue au travail car elle n’a que ça ; Phra Titanaka, moine expert en méditation, qui a du mal à se libérer des liens charnels avec sa sœur. Mais le personnage principal est fouillé, digne d’un romancier : Damrong a conduit sa vie comme elle voulait, après en avoir pris très tôt les rênes ; bien que morte, elle continue à actionner les vivants pour se venger. Le titre anglais (Bangkok Haunts) joue sur l’ambiguïté du mot haunts : à la fois fantômes et action de hanter. L’image de Damrong vous restera à l’esprit une fois le livre refermé !

Un grand roman, encore plus abouti que les précédents. A lire pour mieux comprendre la Thaïlande si vous envisager d’aller y faire un tour.

John Burdett, Bangkok psycho (Bangkok Haunts), 2007, 10-18 2011, 439 pages, €8.36

J’ai chroniqué les volumes précédents sur un blog précédent, aujourd’hui fermé. Je les republierai ultérieurement ici.

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Elisabeth George, Le cortège de la mort

Voici un pavé bienvenu. Ce roman policier qui a le talent du roman psychologique à l’anglaise (bien qu’écrit par une Américaine) est en effet « un double », comme on le dit d’un whisky qu’on commande au barman. Son nombre de pages mêle deux intrigues, intriquées en chapitres distincts à caractères typographiques différents. Je ne vous en dirais pas plus, sinon que ce n’est pas par hasard.

Tout commence par un crime, un double crime comme il se doit. Les deux ont lieu à dates différentes mais à Londres, lieu de perdition comme Babylone pour les Américaines qui veulent se faire des frissons.

Le premier meurtre a pour cadre un cimetière et pour victime une femme, égorgée de face par quelqu’un qui la connaissait : tous les ingrédients de la terreur politiquement correcte, entre Bible et féminisme. Sauf que la victime vient de la campagne, orpheline très tôt, et qu’elle a cherché « depuis l’âge de douze ou treize ans » le garçon qui la contente. On apprendra en fait que c’était depuis l’âge de onze ans et avec tous ceux qui la sollicitaient… Encore une fois, l’Angleterre d’aujourd’hui est pour Elisabeth George, née dans l’Ohio et vivant à Washington, ce qu’était la Germanie pour le romain Tacite : un lieu mythique où tous les fantasmes peuvent se réaliser.

Le second crime est plus sordide, même s’il est inspiré d’une histoire vraie, le meurtre du petit James Bulger en 1993 : trois gamins de onze ans, racailles déstructurées (blanches) de banlieue, ont enlevé, dénudé, battu à la brique et à la barre de fer, violé au manche de brosse dans l’anus et tué dans des WC chimiques… un garçonnet de deux ans. Des vidéos de surveillance attestent de l’enlèvement et différents témoins des étapes suivies. Le titre américain du roman parle de « body » of death. Comme souvent le mot a plusieurs sens : le corps, mais aussi le corsage ou la coque, la force (au sens d’un vin qui a du corps), la collection ou même la forme (l’emboutissage). L’idée sous-jacente est que le morbide entraîne la mort qui, par enchaînement, se répand… Notre société moderne début XXIème siècle est mortifère, du moins sa caricature babylo-londonienne.

C’est ce qui arrive dans l’intrigue. Mais l’optimisme américain élève contre ce pessimisme les personnages positifs que sont la cohorte des flics. Nous avons comme toujours l’inspecteur comte Thomas Lynley, qui se remet peu à peu du meurtre de sa femme « pour rien », par un Noir déstructuré de onze ans ; le sergent Barbara Havers aux dents épouvantables et à la vêture banlieue ; son collègue méticuleux, ex-gangster rasta Nkata ; la commissaire par intérim divorcée Isabelle Ardery qui siffle des mignonettes de vodka pour contrer le stress d’un milieu machiste et d’une hiérarchie qui la met sous pression ; la petite Haddiyah, pakistanaise de 9 ans, qui finit par retrouver sa mère… Comme quoi la résilience est possible à ceux qui ont une base éducative. Pas aux autres. Leçon des Lumières américaines au laisser-faire anglais.

Les ingrédients sont nombreux et les fausses pistes ne manquent pas. Le lecteur ne devine rien – et tout ne se met en place que très tard, dans ce grand art du suspense qu’Elisabeth George possède à la perfection. Londres renvoie au Hampshire, l’existence urbaine close aux grands espaces de la New Forest près de l’île de Wight où les cottages ont encore le toit de chaume, réparés par des chaumiers aux outils forgés spécialement, et où les poneys paissent librement, surveillés par des agisters. Vous ne savez pas ce que c’est ? Moi non plus avant de lire. Eh bien (si vous avez cliqué sur le lien), vous voilà au courant maintenant. On apprend tous les jours.

L’enquête est faite non de rôles convenus comme à Hollywood, mais de personnes avec leurs propres vies et leur affectivité. Elle fera rencontrer des tranches de vies snob ou sordides, courriers du cœur ou cocktails mondains. J’aime le sens aigu d’observation de l’auteur, tels ces « adolescents en quête d’un refuge où traîner, envoyer des SMS et, le reste du temps, avoir l’air cool » p.313. Plus vrai que nature, ce raccourci ! Nous ferons connaissance de Yolanda la spirite au tailleur Chanel orange, d’un schizo japonais commandé par les anges, d’un patineur aux trois épouses et quatre enfants, d’un italo-baiseur aux deux métiers, d’une écolo-logeuse… Ou encore ce spécimen rare : « Il a fréquenté les écoles privées. Il porte des chemises roses. Il a cette voix… Il prononce toutes ses phrases si loin dans la gorge qu’il faut presque l’opérer des amygdales pour arriver à lui extraire les mots » p.900. Comment peut-on être persan ? Au fait, Lynley a changé de voiture, il a délaissé la Bentley pour rouler désormais en Healey Elliott 1948.

C’est ce patchwork qui fait la densité des romans d’Elisabeth George. Certes, celui-ci est long, mais il mérite d’être dégusté à petites doses, posé et repris jusqu’au final. Il ne perd rien à mûrir, comme le bon whisky !

Elisabeth George, Le cortège de la mort (This Body of Death), 2010, Pocket 2011, 1016 pages, €9.31

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Mohammed, notre Breivic national

« Anders n’est pas fou, seulement paranoïaque. Sa logique glacée vient du sentiment d’être cerné, personnellement sans amour, socialement noyé, culturellement métissé. C’est un activiste du choc des civilisations à la Huntington, proche en pensée de la droite israélienne et des Nachis de Poutine. Behring n’est pas fasciste, il ne croit pas aux mouvements de masse ni aux partis autoritaires bottés sous le charme d’un gourou charismatique. Il est hyperindividualiste, ne croyant qu’en lui-même et aux actes personnels, proche en cela des ultraconservateurs américains, libertariens adeptes des milices armées civiles. Ce pourquoi les bobos intellos du Nouveau Snob se trompent, trop bardés de tabous politiquement corrects pour comprendre la différence entre extrême droite et anarchisme. »

Ainsi écrivis-je en juillet 2011 sur « le monstre » de Norvège. Il me suffit de répéter ce texte pour l’appliquer tel quel à Mohammed Merah. Islamisme et anarchisme hyperindividualiste se confondent lorsqu’il s’agit de passer à l’acte pour éradiquer « tous les aliens ». Et les bonobos de gauche (bourgeois NouvelObs bohêmes) qui accusaient déjà l’extrême-droite s’en mordent les doigts. C’est que le politiquement correct pavlovien n’explique rien, il dissimule. On ne veut pas voir…

Oui, l’islam, comme toutes les religions (y compris la communiste), suscite son propre intégrisme.

Mais il ne faut pas confondre l’islam avec l’islamisme, ni la politique d’Israël à Gaza avec le judaïsme, ni le christianisme avec l’Inquisition, ni la philosophie de Marx avec la Tcheka créée par Trotski, les camps par Lénine et les massacres de masse par Staline, Mao et Pol Pot. Mohammed a assassiné une fillette de sept ans en l’attrapant par les cheveux avant de lui loger une balle dans la tête. Le prophète Mohammed ? Non pas, mais d’un croyant qui porte ce beau nom pour en salir la mémoire. On peut très bien analyser, juger et condamner les massacreurs sans manquer de « respect » à une religion, quelle qu’elle soit. Et la gauche à la mode ne se trouve pas grandie des commentaires vains qu’elle a sur ces événements.

  • Sarkozy a été dans son rôle de président, il a réendossé la fonction, ce qui lui manquait souvent durant son quinquennat. La droite peut se féliciter de l’efficacité de la police, que la polémique inepte sur les lacunes du « renseignement » ne saurait diminuer. Faudrait-il emprisonner, fliquer, déchoir de leur nationalité, expulser… tous les jeunes tentés par un séjour dans un camp islamiste ou autre ? Allons donc ! Nous devons rester un État de droit.
  • Hollande a été digne et discret, faisant ce qu’il fallait faire, sans récupération ni accusations.
  • Bayrou a été nul : retombant dans ses travers de moraliste catho-pétainiste, il ne peut pas s’en empêcher.
  • Le Pen fille a été mauvaise, dans tous les sens du mot, appelant à la retenue lorsque la piste de l’extrême-droite a été évoquée, tirant à boulets rouges quand l’information a révélé l’islamisme de petit délinquant de banlieue (tout ce qu’elle « aime »).
  • Mélenchon a eu raison de dire que la vie continue malgré tout, mais déconsidéré de refuser de participer à ce qu’il voit comme un cirque alors qu’il s’agit d’un rare moment de réunion nationale ; son affirmation très légère selon laquelle « l’immigration n’est pas un problème » en sort ridiculisée : ce n’est certes pas le flux en soi des gens qui est problème, mais leur intégration s’ils veulent rester et leur volonté d’être comme les autres Français s’ils sont fils ou petit-fils d’immigrés…
  • Quant aux écolos, la Duflot a montré son inanité une fois de plus en accusant Sarkozy d’effrayer les enfants ! Caroline Eliacheff a très bien remise à sa place sur France-Culture l’égérie verte à tête de linotte en déclarant que les enfants savent bien que les adultes sont bouleversés, que ce n’est donc pas les « protéger » que de nier cette réalité là, que dire que cela aurait pu arriver à n’importe qui, dans n’importe quelle école, donc à eux aussi, c’est renforcer le sentiment d’appartenance, de solidarité, c’est ne pas distinguer une école confessionnelle (juive) des autres écoles de France…

Car de quoi cette affaire est-elle le nom ?

Du tabou : de la croyance de gauche en ces opprimés palestiniens ou afghans (bien réels) comme néo-prolétaires de la mondialisation (ce qui reste à démontrer), donc vecteurs du progrès de l’Histoire (n’ayons jamais peur des grands mots). Donc tout ce qui est connoté islamisme, anti-israélien, anti-impérialiste est « bon » ; tout ce qui vient de là ne peut qu’être « dans le sens » de l’histoire. Les mauvais sont les fascistes, les extrêmes de la droite – jamais de la gauche. Ce sont ces lunettes roses qui valent de ne pas comprendre.

Car de qui s’agit-il ?

D’un Français, né à Toulouse, dans une banlieue modeste mais pas misérable. D’un petit délinquant mal scolarisé, sans père, enfermé dans un ghetto de « potes ». D’un être de ressentiment, qui en veut à la France de ne pas avoir réussi à l’intégrer, ni à l’école, ni dans l’armée, ni dans la société.

Il s’agit donc (à ce stade des informations) d’un de nos « fils », de nos « frères », qui a dérapé dans la croyance – ni plus, ni moins que les activistes trotskistes ou maoïstes d’Action directe, ou les « nationalistes » basques de sa propre région. Il ne s’agit ni d’un fou (terme commode par lequel on évacue toute analyse), ni d’un révolutionnaire (d’un quelconque projet politique), ni d’un « étranger », allogène, d’origine, mouton noir dans un troupeau blanc. Il s’agit d’un Français né en France, élevé en France, qui a été mal intégré par sa propre société. Il a donc cherché ailleurs, dans une secte violente, un idéal pour exister. Son rattachement islamiste est reconstruit, il ne lui est ni congénital, ni familial, ni algérien.

La question est donc celle d’un échec de notre « modèle social français ».

Modèle qui fait eau de toutes parts, de la faute des élites comme des politiciens (pour éviter le terme « hommes » politiques qui déplaît tellement aux femmes féministes politiquement correctes). A croire l’Arabe néo-prolétaire à « sauver » dans l’histoire, à taper sur « l’identité nationale » en l’accusant de tous les rejets et de tous les colonialismes, en promouvant la repentance pour le n’importe quoi (la loi contre la « négation » des crimes contre les Arméniens étant la dernière invention), en ne proposant RIEN de positif autre que cette soupe tiède du « multiculturel » où personne ne se reconnaît (sauf les futiles bobos assez riches pour aller dissiper leur vie à s’amuser entre New-York, Marrakech ou les Bahamas) – la France 2012 a permis un Mohammed Merah.

Parce que l’identité n’est pas le rejet, que le melting-pot des cohabitations à l’américaine n’est pas un modèle enviable, ni qui correspond à notre histoire de France. Parce que les Lumières libèrent, elles n’assignent pas les gens à leur essence. La liberté des diverses religions et croyances n’est permise que par la laïcité. L’égalité devant la loi donne à chacun le droit de faire, de croire et de dire tout ce qui ne pas contre la vie de la cité. Ce vivre ensemble, en bonne entente, est la fraternité. Avec Mohammed, la France d’aujourd’hui connaît donc un triple échec, fait de nos démissions :

  1. Démission sur la laïcité qui seule permet la liberté, en feignant de croire qu’il serait des religions ou des « communautés » plus respectables que d’autres ; que la viande halal peut être imposée à tous en catimini, sans traçabilité ; qu’on pourrait se voiler le visage sans conséquences sur les relations sociales ; qu’il faut voiler Voltaire sur les façades du Louvre…

2. Démission sur l’égalité en exigeant d’interdire par la loi toutes les déviances d’analyse et de discours sur l’esclavage arabe, l’histoire juive, le génocide arménien, la place des femmes, des gais, des handicapés… En laissant les « appartenances » fleurir dans le joyeux festif du multiculturel où le tag est équivalent à la Joconde ou l’éructation ado sur trois accords égal aux Beatles. En refusant d’accomplir la culture des Lumières, qui vise à « libérer » les individus de ces appartenances automatiques que sont la biologie, la famille, le clan, la bande, la mode, l’idéologie, la croyance.

3. Démission sur la fraternité en faisant de Mohammed Merah un faux français, tout de suite qualifié « d’origine », algérienne, musulmane, alors que ni l’école, ni les associations, ni la société, ne lui ont offert un destin.

Les tueries de Toulouse sont donc un symptôme de notre société française.

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Edith Wharton, Les mœurs françaises

La romancière américaine Edith Wharton habite Paris depuis 1907. Après la guerre de 14-18, elle écrit une série d’articles sur les mœurs françaises pour familiariser ses compatriotes amenés à résider en Europe dans le cadre des négociations de paix. Elle y peint une délicieuse manière d’être faite de goût et d’équilibre, ce fameux bon sens à la française qu’elle oppose aux manières un peu frustes et à la culture kitsch des Américains. Certes, la France a bien changé en un siècle… Mais il reste quelques traces de cet écart.

Par exemple que la femme est influente dans la société, à travers son intimité avec les hommes. Bien loin du cantonnement des bourgeoises bostoniennes ou des vamps fatales. La jument féministe, sûre d’elle-même et égocentrique, reste le modèle de la femme aux États-Unis, fort heureusement bien loin du nôtre.

En revanche, ce qu’elle dit de l’honnêteté intellectuelle française mérite quelque doute. La faute au communisme stalinien et à la fascination des intellos pour la force brute, si prégnante dans les années 1950 avec Sartre et Althusser, avant que les doutes des années 1960 avec Foucault, Glucksman et quelques autres ne viennent tempérer cet aveuglement. Les politicards ont repris le flambeau aujourd’hui, toujours en retard d’une mentalité. Il est admis comme vérité scientifique chez les bobos que la droite ne saurait être qu’illégitime et que la gauche a toujours raison, dans l’histoire, dans la morale et dans les consciences… Aussi, quand je lis que « les Français se sont débarrassés des croquemitaines, ont ‘chassé de leur esprit les chimères’ et affronté la Méduse et le Sphinx d’un œil froid, et avec des questions pénétrantes » (p.22), je me dis que nombre d’écolos et de socialistes ne sont décidément pas « français » à cette aune ! Fukushima n’a-t-il pas « médusé » les antinucléaires ? Empêché de penser « d’un œil froid » ?

Ce n’était guère que la France bourgeoise que peignait Edith Wharton, peut-être pas la France dans ses profondeurs… Ainsi ce principe de liberté, « éclairant le monde » (p.30) qui ferait mouvoir les Français. N’est-ce pas plutôt la rage égalitaire qui l’emporte ? Rage qui contraint la liberté et réduit la fraternité à l’unanimisme fusionnel : qui n’est pas comme nous, à l’unisson, sans penser par lui-même, n’est pas notre « frère ». Sauf si nous allons le « sauver » comme en Libye, apparaissant ainsi tout naturellement comme protecteur et éclairé, donc supérieur. On veut bien être généreux quand on est supérieur. Mais pas de fraternité qui tienne pour les immigrés qui fuient leur dictature !

Reste vrai « le respect des usages » qu’elle note (p.41), la civilité se manifestant par ce qui se fait et par ne pas empêcher les autres de se faire entendre dans une conversation. Mais n’est-ce pas le cas de tous les peuples ? Les usages sont si lourds en Grande-Bretagne ou au Japon… comme dans les pays d’islam en ce qui concerne les femmes ! Dans « les salons », évidemment, « il y a là un rituel presque religieux, organisé dans le seul but de tirer les meilleurs discours des meilleurs causeurs » p.43. Comme la société française s’est démocratisée, cela s’étend désormais aux universités où les colloques sont l’occasion aux ‘chers collègues’ de se faire des ronds de jambe en public, tout en descendant leurs travaux dans le secret de leur cabinet au nom de la liberté de la recherche.

Car « la conception française de la société est hiérarchique et administrative, à l’image de son gouvernement (quelle que soit sa nature) » p.127. Rien de plus vrai, et qui n’a pas changé d’un iota ! L’honneur familial, social ou national compte plus que l’individu et doit s’y soumettre – le contraire de l’Amérique.

Vrai aussi le réflexe de déni. Il demeure plus que jamais ! « Il y a un réflexe de négation, de rejet, à la racine même du caractère français : un recul instinctif devant ce qui est nouveau, qui n’a pas été tâté, qui n’a pas été éprouvé » p.46. Mais, plutôt que de « caractère français », j’évoquerais les périodes de crise. L’après 1918 en était une, tout comme 1940 et aujourd’hui. Ce n’était aucunement le cas des années 1960 à 1990, période où la jeunesse croissait en proportion de la population et où la curiosité pour le monde et pour les idées était au sommet. Depuis une décennie, le repli sur soi tient certes à la crise, mais surtout au vieillissement démographique et aux idées qui vont avec, selon lesquelles les enfants et les excentriques n’ont pas leur mot à dire. Retour du collège fermé avec les Choristes, de l’encadrement religieux avec les scouts, du flicage dans les rues et du surveiller et punir sur l’Internet.

Il reste un « art de vivre » qu’Edith Wharton appelle « le goût » et qui tient plus aux habitudes transmises : bien manger, de vrais repas sans grignoter, en famille et entre amis, prendre du loisir, jouer avec ses enfants, aller au spectacle ou à la fête… Nous ne sommes pas dans le ‘divertissement’, organisé façon marketing et soigneusement commercialisé comme aux États-Unis – du moins pas encore – nous sommes encore dans le loisir où aller à la pêche tout seul ou sortir en bande de copains compte plus qu’acheter un ‘tour’ ou louer un ‘resort’. Pour l’instant.

Il est vrai que les États-Unis n’ont jamais été envahis, ce pourquoi les attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center ont tant traumatisé le peuple américain. Dans leur univers, tout doit être rose, couleur optimiste où tout est bien qui finit bien – comme dans les westerns. C’est que Dieu leur a confié une Mission… Pas aux Français qui ont connu de multiples invasions et le tragique de la défaite et des révolutions. « Le prix en a été lourd, mais le résultat en valait la peine, car c’est justement parce qu’elle est la plus adulte que la France domine intellectuellement le monde » p.74. Hum ! C’est un peu pompeux, mais le fond de vérité est que nous sommes souvent sans voix devant les naïvetés américaines en politique étrangère : contre Staline, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… La gestion du contre-terrorisme en Algérie n’a-t-elle pas servi de modèle aux militaires américains éclairés, contre les idéologues de George W. Bush qui croyaient que quelques missiles et forces spéciales suffisaient à instaurer ‘la démocratie’ ? « Théoriquement, l’Amérique tient l’art des idées en estime, mais sa population ne les recherche pas, ou ne les désire pas » p.78.

La conclusion de l’auteur, en 1929, est un intéressant parallèle entre les faux amis que sont les mots gloire, amour, volupté et plaisir. La glory anglo-saxonne est une vanité, pas la gloire française qui aurait plutôt quelque chose à voir avec l’élégance, le panache. « Amour contient bien plus de choses que love. Pour les Français, amour signifie une somme indivisible de sensations et d’émotions complexes qu’un homme et une femme s’inspirent l’un à l’autre ; tandis que love, depuis l’époque élisabéthaine, n’a jamais été plus, pour les Anglo-Saxons, que deux moitiés de mot – une moitié toute de pureté et de poésie, l’autre toute de prose et de lubricité » p.117. De même que l’anglais voluptuousness fait penser au sérail, le Français « volupté signifie le charme intangible que l’imagination extrait de choses tangibles, (…) toute une conception de la vie (…) [qui] exige d’abord la liberté pour l’esprit de jouer sur tous les faits de la vie, et ensuite, pour les sens, une finesse qui leur permet de distinguer l’aura qui entoure les beautés tangibles » p.123.

D’où le plaisir français, qui n’est pas le comfort anglo-saxon ni le divertissement superficiel. « Le plaisir consiste à se livrer à une délectation des sens libre, franche et autorisée (…) [sans] aucune insinuation de vice furtif » p.124.

Un joli petit livre, au fond, qui fait penser à cette mystérieuse « identité nationale » de la France, acquise non par les gènes mais par la culture, les institutions, la transmission – un certain art de vivre. Il est utile d’écouter ce que les étrangers ont à dire de nous, même à un siècle de distance.

Edith Wharton, Les mœurs françaises et comment les comprendre, 1919, Petite bibliothèque Payot 2003, 137 pages, €6.08

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Quelles solutions à la crise de la zone euro ?

Article repris par Medium4You et par AuxerreTV.

La situation des pays européens est paradoxale : zone de richesse la plus forte de la planète, ils se trouvent empêtrés par la crise bancaire et économique dans un endettement public non prévu, non pensé et difficile à réduire. Les économistes – dont la majorité n’avait rien vu – s’empressent de donner des leçons de « gouvernance » à grands coups de yakas médiatiques. C’est que les élections présidentielles prochaines en France pourraient bien conduire l’opposition au pouvoir et qu’il est bon de se placer au cas où…

Que faudrait-il faire en Europe ? Un grand chambardement politique avec référendum, démocratie à tous les étages, protectionnisme économique et solidarité-providence partout ? Ce serait sain, mais qui le veut parmi les peuples européens ? Même pas les Grecs… Or on ne fait pas l’Europe tout seul. Reste donc à faire avec ce qu’on a, une construction européenne tiraillée entre grand marché et fédéralisme, dont aucune nation ne veut absolument l’un comme l’autre. Nous sommes dans l’entre-deux et y resterons probablement un long moment. Mais nous pouvons y faire face.

Solution 1 : Efforts et volonté politique

Conjugués, ils permettent une trajectoire de redressement des comptes extérieurs et une réduction progressive des déficits publics. C’est ce qu’ont fait l’Irlande et l’Espagne et ces deux pays vont mieux. Reste à fixer un cap consensuel entre les partis et assurer l’intérêt national au-delà des idéologies. Ce n’est pas encore le cas en Italie, ni franchement en Grèce, cela reste peu probable en France où règne l’illusion du yaka imposer plus « les riches » pour que tout aille pour le mieux dans la meilleure des Europe possibles… Comme si l’Europe de la zone euro n’était pas avant tout l’Allemagne qui a supprimé il y a des années son impôt sur la fortune et qu’on pouvait, comme ça, s’affranchir de la convergence avec l’économie allemande sans divorcer peu à peu de l’euro.

La politique irlandaise et espagnole est donc possible, mais douloureuse en temps de démagogie électorale : le candidat socialiste ne doit-il pas laisser tomber l’intégralité du programme de mai, que l’évolution de la crise rend complètement anachronique ?

Solution 2 : la planche à billets.

Il existe une autre politique que l’effort et le projet politique, sauf qu’elle est américaine… Il est amusant de constater que nombre d’économistes « de gauche » se précipitent dans les recettes libérales venues de la Fed pour résoudre l’impossible équation social-étatiste. Yaka financer à guichets ouverts, en dernier ressort.

Ce qu’ils demandent à la Banque centrale européenne est ce que fait la Federal Reserve américaine. Or les chiffres publiés du troisième trimestre aux États-Unis semblent montrer que cette politique entre rigueur budgétaire et souplesse monétaire fonctionne. L’investissement privé hors logement monte de 16,3%. L’investissement logement monte même de 2,4%. Le déstockage se poursuit, mais permet d’espérer un certain rattrapage par la suite. La consommation croît de 2,4% et le commerce extérieur est positif, les exportations ayant progressé plus que les importations, à 4% contre 1,9%. Les dépenses publiques sont restées nulles, mais les bénéfices des entreprises sont bons, à 14% du PIB.

Comment réussir aussi bien ? Le réglage conjoncturel a mixé vigilance budgétaire et souplesse monétaire. La dépense publique est contenue. La Fed prête en dernier ressort pour acheter de la dette publique sans limite. Les marchés financiers des États-Unis, bien plus mûrs que les traders de la City ou de Zurich, montrent une aversion au risque maîtrisée, ce qui permet à l’indice actions américain d’être en hausse depuis le début d’année.

Est-ce possible en Europe ?

Ce que peuvent les États-Unis est difficile en Europe parce que justement faite d’États non unis. L’Union monétaire reste empêtrée dans les souverainetés nationales non coordonnées, les petits calculs politiciens nationaux et le tabou qui vient de la période pré-hitlérienne que la dette est l’ennemi, l’inflation un désastre social et la déstabilisation du système bancaire la voie ouverte vers le nazisme. Les États font de la rigueur budgétaire et la Banque centrale garde une vigilance monétaire excessive, refusant le statut de prêteur en dernier ressort. Il faudrait qu’un pied continue d’actionner le frein (les États), tandis qu’un autre pied relance l’investissement en Europe (la BCE).

L’Allemagne change, mais très lentement, poussée par le développement de la crise plus que par conviction profonde. Donc cela coûte de plus en plus cher et l’Allemagne paie – mais bien plus qu’elle ne devrait. Jusqu’à quand ? Probablement jusqu’à ce qu’un grand pays de la zone euro dise non et se replie sur son petit nationalisme sous prétexte de « démocratie ».

Il est facile de faire des incantations à la « démocratie » quand on fait peur aux gens : le vote est-il libre et non faussé ? La Grèce a lancé l’idée mais elle compte peu en termes économiques dans l’ensemble de la zone. Si d’aventure l’Italie, l’Espagne ou la France devaient dire « non » (comme en 2005) à un plan européen, c’en serait fait de l’euro. Certains politiciens nationaux en rêvent, car le chaos leur profite. Plus c’est le bordel, plus leur grande gueule domine les autres et a des chances de se faire entendre. Ce n’est pas du « populisme » mais de la grasse démagogie, dont Aristote (un Grec déjà…) avait fort bien décrit les mécanismes. La suite de la démagogie est bien connue : c’est la tyrannie (toujours décrite avec logique par le précepteur d’Alexandre).

La Banque centrale européenne peut-elle changer ?

Certain le croient avec le passage de témoin entre Jean-Claude Trichet, haut fonctionnaire étatiste, et Mario Draghi, homme de marché italien passé par Goldman Sachs. Sa première conférence de presse du 3 novembre a pointé qu’une récession arrivait en Europe, justifiant la baisse de 0.25% du taux directeur (désormais à 1.25%, taux auquel se refinancent les banques de la zone euro). Il devrait aller plus loin, comme en témoigne l’action de la BCE la seconde semaine de novembre : elle rachète des emprunts d’État italien tandis que les banques s’en désengagent peu à peu. Il s’agit de planche à billet non officielle, à l’image de la Fed, avec cette différence que cette dernière assume. Mais ne brusquons pas trop vite la vertu et les tabous allemands…

Les économistes de gauche vont donc devoir applaudir l’homme de Goldman Sachs, qui agit comme les Américains. N’est-ce pas d’une superbe schizophrénie politique ?

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Deon Meyer, 13 heures

Un roman policier sud-africain, cela change des éternels thrillers sordides des banlieues américaines ou des états d’âme des petit-bourgeois français. Nous sommes dans la « nouvelle » Afrique du sud, mosaïque ethnique multiculturelle où les Blancs sont minoritaires et les Noirs divisés entre Zoulous, Xhosas et autres Bantous. Sans compter les immigrés kenyans et zimbabwéens… Le pays va mal parce que l’ordre est loin de régner et que les chamailleries ethniques ont repris comme jamais. Peut-être est-ce une image prémonitoire de ce que sera l’Europe dans deux générations ?

La police n’échappe pas à ce mouvement de fond et les quotas cantonnent les Blancs comme les Zoulous et les Xhosas à des postes où le professionnalisme compte moins que l’appartenance ethnique. C’est dire si c’est le souk, où la bureaucratie amplifie l’incompétence tandis que certains en profitent. Rien de nouveau sous le soleil quand le peuple n’a plus d’unité. La police municipale méprise la police criminelle, que les douanes ignorent, tandis que les avocats s’en donnent à cœur joie pour défendre leurs clients nantis et que les pauvres se débrouillent dans les trafics.

Le roman est découpé en séquences horaires minutées, de 5h36 à 18h37. En 51 chapitres, eux-mêmes divisés en paragraphes de l’ordre du quart de page à une page, l’action se veut dynamique et haletante. Elle commence vivement mais hélas se perd dans les sables. Ce n’est que vers la page 350 qu’elle revient. Entre temps, tout un exposé lourdingue sur les particularismes locaux, le ressentiment ethnique et les ego misérables, l’arrivisme et l’alcool, la putasserie et les affaires. Rien de bien passionnant car la fragmentation d’une société est déprimante en soi. Même notre éventuel futur comme thème d’intrigue ne passionne pas.

Une Américaine est égorgée au matin tandis qu’une autre court la ville en jogging pour échapper… à qui ? Suspense. Est-elle une « mule » pour la drogue ? S’agit-il de trafic de chair blanche ? A-t-elle vu ce qu’elle ne devait pas voir ? Ceux qui la poursuivent sont une équipe mondialisée de Blancs et de Noirs, Afrikaans d’origines diverses, anglo-néerlando-russe d’un côté et xhosa-zoulou de l’autre. Ils sont tous jeunes, beaux, sportifs, armés, et évoluent en virtuoses dans une valse de 4×4 et autres puissantes bagnoles, sans aucune pitié. La séance de torture à laquelle nous fait assister l’auteur veut le prouver. Dans cet exposé de mondialisme exacerbé, Deon Meyer ne manque pas de caricaturer la « conne américaine » (ce n’est pas bien difficile…). La fille va trouver les bandits pour leur demander s’ils ont bien fait ce dont on a été témoin. C’est la meilleure façon de se faire égorger, mais les oies blanches de l’Indiana sont tellement connes que s’en est véridique ! Il y a évidemment les flics ripoux, la corruption sud-africaine, le papa américain qui a des relations, les maîtres du monde qui régentent les politiciens zoulous depuis Washington, et ainsi de suite.

Au total, le roman peut se lire mais traîne trop en longueur. Lorsque l’intrigue se dévoile sur la toute fin, le lecteur est un peu déçu : tout ça pour ça ? Meyer aime à compliquer une action banale sans que cela apporte d’épice à la lecture. La seule virtuosité technique (indéniable) ne remplace pas l’idée (indigente). Un pays qui a explosé en multiples baronnies et clans ethniques, pays qui se raccroche désespérément à l’international pour seulement exister, nous intéresse peu. Mais ne vous méprenez pas, ça se parcoure quand même. Lisez-le si vous avez un (très) long voyage en train (ce qui n’est pas rare avec la SNCF), sinon évitez l’heure de la sieste, ce serait mortel !

Deon Meyer, 13 heures, 2008, Points policier, Seuil, mars 2011, 566 pages, €7.41

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William Boyd, Orages ordinaires

Nous sommes à Londres après la crise financière. Un jeune anglais divorcé d’une jument hystérique américaine (pléonasme) revient dans son pays pour trouver un poste de chercheur en climatologie. Il sort à peine d’un entretien lorsqu’il lie connaissance avec un convive dans un restaurant. Une brève conversation s’échange, le quidam acquitte son addition et quitte la salle. Il a oublié un dossier sur son siège. Comme tout le monde, Adam Kindred, le jeune chercheur, veut lui rapporter. Rendez-vous est convenu le soir même par téléphone. Lorsqu’Adam arrive à la résidence sécurisée de l’oublieux, il laisse son nom et son adresse à l’entrée, monte à l’étage, voit la porte entrouverte, puis son interlocuteur un couteau à pain planté dans la poitrine qui lui fait signe d’approcher…

C’est ainsi qu’un jeune homme se trouve embarqué dans une histoire qui pourrait arriver à n’importe qui. Tout laisse soupçonner qu’il est le meurtrier, y compris sa panique en entendant du bruit sur le balcon. Rentré à son hôtel, ne voilà-t-il pas qu’un inconnu dans la rue l’interpelle ? Il ne se laisse pas faire et va désormais entrer dans l’ombre. Comment faire pour disparaître ? Dans une grande ville comme Londres, c’est assez facile : il suffit de ne plus être immatriculé nulle part. Exit téléphone portable, carte bancaire, compte en banque, carte de transport, immatriculation de véhicule, adresse, sécurité sociale. Quand vous n’êtes plus aucun des numéros, vous n’existez plus. Vous passez sous le radar du système. Vous êtes un sans domicile fixe, vivant d’expédients, mais libre et invisible.

Être intelligent ne nuit en rien à la clochardise, au contraire ! Adam trouve un square coincé à l’entrée d’un pont d’un quartier chic. Un buisson le rend invisible à tout le monde, très proche et ignoré à la fois. Mendier le rend presque riche, fréquenter une « église » parmi toutes celles qui pullulent permet un repas chaud (après un interminable sermon) et des rencontres utiles. Se laver dans les toilettes des gares, même payantes pour la totale, est à la portée de n’importe qui. C’est ainsi que l’on se reconstruit une identité, que l’on échappe aux préjugés policiers et – surtout ! – aux officines privées qui vous cherchent pour vous faire disparaître pour d’obscures raisons.

William Boyd côtoie sans cesse le roman policier dans ce roman littéraire. Il continue d’analyser la société anglaise, désormais hantée de fric, égoïste et médiatique au point que quiconque ne joue pas le jeu disparaît de la scène officielle en un clin d’œil. La différence avec le genre policier est que sa conclusion reste romanesque : pas de fin à l’enquête ni aux personnages. Ils sont laissés en plan sans conclusion. On ne sait même pas si ni pourquoi certaines officines des services secrets étaient impliquées. Tout reste possible, au contraire du happy end des thrillers ou des enquêtes dans le modèle consacré. Adam Kindred se trouve mêlé malgré lui à une affaire de tests en phase III pour homologuer un médicament attendu contre l’asthme. Des morts inexpliquées de cobayes, des enfants humains, pourraient compromettre le dossier. Est-ce pour cela que le chercheur responsable a été tué ? Kindred, pour sa seule défense, va chercher à fouiller, regarder l’informatique d’hôpital, impliquer un journaliste, jouer sur Internet, manipuler le système boursier… C’est l’ensemble du réseau alternatif qu’il va actionner pour échapper à la toile officielle qui cherche à l’immobiliser.

Adam Kindred est un universitaire spécialiste des nuages, qu’il sait faire tomber en pluie. Il aime les femmes et ne résiste pas à baiser qui lui plaît, après les préliminaires de sa génération. Il n’est pas indifférent aux enfants et ne peut s’empêcher de savoir ce qu’est devenu celui qu’il a apprivoisé et dont la mère, une demandeuse d’asile pakistanaise faisant la pute, l’a aidé et en est morte. Son nom, Kindred, signifie similaire, parenté, ressemblance. Autrement dit le parfait quidam, interchangeable, dans la société réduite des années 2000. Et pourtant la société hyper individualiste, égocentrée, à l’élitisme friqué et qui court à la catastrophe sans le savoir, comme un Titanic du XXIe siècle, recèle bien des surprises. « A savoir que les myriades de liens entre deux existences discrètes – proches, distantes, se chevauchant, se frôlant – sont là presque entièrement inconnues, inaperçues, un immense réseau invisible de l’à-peu-près, du quasiment, de ce-qui-aurait-pu-être. De temps en temps, dans la vie de tout un chacun, le réseau est entrevu, un court instant, et l’événement reconnu avec un cri d’étonnement ravi ou un frisson d’inconfort surnaturel » p.493.

Un bon roman, avec une histoire, une psychologie, de l’action, qui se lit avec fluidité.

William Boyd, Orages ordinaires, 2009, Points Seuil avril 2011, 498 pages, €7.60

Existe aussi en audio-livre, 2CD, Audiolib, octobre 2010, €21.85

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