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Écrire, selon Bouvard et Pécuchet

Nos deux « Cloportes » selon leur père auteur, synthétisent une méthode pour écrire une pièce. Comme tout avec eux, c’est tout simple : il suffit de copier.

« Le difficile c’était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, , enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminant côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s’enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle. On développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement de recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des Causes célèbres, un tas d’histoires.

(…)

Une illumination lui vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans La pratique du théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes : si la comédie peut s’écrire en vers, – si la tragédie n’excède point les bornes en tirant sa fable de l’histoire moderne, – si les héros doivent être vertueux, – quel genre de scélérats elle comporte, – jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ? Que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute !

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts ?

Que dans tous vos discours, la passion émue

Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Comment chauffer le cœur ?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie. Et le génie ne suffit pas.

(…)

C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter ?

Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. »

Amis auteurs en herbe, bon courage !

Surtout ne cherchez pas à copier ces conseils, lancez-vous et puis vous verrez.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Livre de poche 1999, 474 pages, €4,60 e-book Kindle €2,99

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Sa propre conscience vaut mieux que la gloire, dit Montaigne

La gloire est l’objet du long chapitre XVI du Livre II des Essais. C’est que la gloire importe à une société aristocratique qui ne vit que pour elle. La gloire des armes, la gloire des hauts faits, la gloire de servir. Mais « il y a le nom et la chose », commence Montaigne. Et de citer « Dieu, qui est en soi toute plénitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroître au-dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroître par la bénédiction et louange que nous donnons à ses ouvrages extérieurs. »

L’être humain doit être à l’image de Dieu, suggère Montaigne, meilleur au-dedans qu’au-dehors, « le nom » n’étant qu’une image qu’ont les autres, et non pas la réalité de la vertu. « Chrysippe et Diogène ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire ; et entre toutes les voluptés, ils disaient qu’il n’y en avait point de plus dangereuse ni plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. » Ah ! Être d’accord ! Quel confort – mais quelle lâcheté ! S’agit-il d’image ou de réalité ? De vertu véritable ou de marketing affiché ?

« Il n’est chose qui empoisonne tant les princes que la flatterie, ni rien par où les méchants gagnent plus aisément crédit autour d’eux ; ni maquerellage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paître et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les sirènes emploient à piper Ulysse est de cette nature. » Notons que les mots « paître » et « piper » ne sont pas à prendre à leur sens sexuel d’aujourd’hui ; il ne s’agit ni de brouter la touffe, ni de faire une pipe mais de caresser dans le sens du poil et de duper.

Épicure, relate Montaigne, conseillait de cacher sa vie pour être heureux et vertueux – donc de ne pas chercher la gloire, qui est tout l’inverse. « Aussi conseille-t-il à Idoménée de ne régler aucunement ses actions par l’opinion ou réputation commune ». Donc de ne pas chercher à « être d’accord » avec la masse. « Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables », dit Montaigne – « Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons ». C’était peut-être pour lui le cas de « Dieu », auquel il croyait sans y croire et ne pouvait s’en défaire parce porté par tout son temps et sa société.

D’où le moment deux du discours, qui prend la position inverse, juste pour voir où elle mène. Carnéade, Aristote, Cicéron vantent la gloire qui fait désirer la vertu. Mais, « si cela était vrai, il ne faudrait être vertueux qu’en public », objecte Montaigne. Et c’est bien ce à quoi nous assistons de la part des politiciens, des patrons de grands groupes et des histrions médiatiques. Vertu affichée, turpitudes cachées – on en apprend tous les jours.

« De faire que les actions soient connues et vues, c’est le pur ouvrage de la fortune », dit Montaigne en un troisième moment de son discours. Dans les batailles, nombreux sont les hommes vertueux qui ont réussi à vaincre, sans que cela soit porté à leur crédit dans le grand chaos général. Montaigne le savait bien, qui avait combattu. « Et, si l’on y prend garde, on trouvera qu’il advient par expérience que les moins éclatantes occasions sont les plus dangereuses ». Citant saint Paul dans la IIe Épître aux Corinthiens : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience ». Il faut aller à la guerre pour son devoir, dit Montaigne, et n’attendre de récompense que de sa conscience, du travail bien fait. « Il faut être vaillant pour soi-même et pour l’avantage que c’est de voir son courage logé en une assiette ferme et assurée contre les assauts de la fortune. »

Car que vaut la gloire ? C’est une réputation que nous fait autrui, notre « prochain » selon Nietzsche, celui dont on attend un jugement. Mais qu’est-ce que le prochain, sinon le tout-venant ? « La voix de la commune et de la tourbe, mère d’ignorance, d’injustice et d’inconstance », dit Montaigne. Et de citer Cicéron : « Quoi de plus stupide, alors qu’on méprise les gens en tant qu’individus, d’en faire cas une fois réunis ? ». Ou Tite-Live : « Rien n’est plus méprisable que les jugements de la foule ». Car souvent foule varie : elle suit en mouton, elle s’enfle et se passionne sans raison, elle lynche avec avidité du sang et impunité du nombre. « Démétrios disait plaisamment de la voix du peuple qu’il ne faisait non plus de recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas. » En ce chaos de masse, dit Montaigne, « en cette confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut établir aucune route qui vaille. » Préférons la raison – et l’opinion nous suivra si elle veut.

« Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autrui, comme je me soucie quel je sois en moi-même. Je veux être riche par moi, non pas emprunt. » Il cite Horace, qui s’applique fort bien à Zemmour ou Mélenchon aujourd’hui, tout comme à Trump ou à Raoult : « Qui, sinon le fourbe et le menteur, est sensible aux fausses louanges et redoute la calomnie ? » Agrandir son nom, dit Montaigne, le faire briller, est « ce qu’il peut y avoir de plus excusable », mais… – toujours un mais. « Mais l’excès de cette maladie en va jusque-là que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. »

Or mon nom, dit Montaigne, n’est pas seulement le mien ; il est celui d’autres familles homonymes et de descendants « à Paris et à Montpellier (…) une autre en Bretagne et en Saintonge ». Mon prénom est commun. Grâce aujourd’hui à l’Internet, chacun peut trouver des gens de même nom et prénom que soi qui sont soit bébés encore vagissants, soit retraités d’une profession très différente, soit déjà annoncés morts. Qu’est-ce donc, dans les siècles, que la gloire du nom ? Et que sont nos actions, en nos quelques années, qui passeront les siècles ? C’est la vanité des jeunes qui croient que le monde est né avec eux, que tout doit être compté, y compris leur insignifiance. « Pensons-nous qu’à chaque arquebusade qui nous touche, et à chaque hasard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui l’enrôle et cent greffiers, outre cela, le pourront écrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la vue de personne. » On pourrait croire que Montaigne avait l’intuition des blogs !

Mais – encore un mais, Montaigne adore ce balancement – à propos de la vertu affichée qu’on appelle gloire : « Si toutefois cette fausse opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est éveillé à la vertu ; si les princes sont touchés de voir le monde bénir la mémoire de Trajan et abominer celle de Néron ; si… (…) qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra ». Vertu de l’exemple – mais cela fait beaucoup de « si ». Tenir le peuple en bride « avec quelque mélange ou de vanité cérémonieuse, ou d’opinion mensongère » est le fait des législateurs et des religions, dit Montaigne. De même pour les dames qui « défendent leur honneur » ; il est bien mal placé : « leur devoir est l’essentiel, leur honneur n’est que l’écorce ». Mieux vaut la conscience que l’honneur. Certains, cependant, n’ont ni l’un, ni l’autre.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le Prête-nom de Martin Ritt

Nous sommes en 1952, à l’ère McCarthy aux États-Unis, en pleine guerre froide. L’URSS est l’Ennemi et vient d’acquérir la Bombe à cause de la trahison de sympathisants juifs du communisme, les Rosenberg. Ces personnages sont repris dans les actualités en début de film. L’époque est au soupçon, au resserrement des rangs, à la traque idéologique des déviances. Le communisme est une peste pour l’esprit américain et les vrais « patriotes » doivent isoler ceux qui en sont contaminés. Quelques années plus tard, ce sera au tour des Soviétiques de traquer les « dissidents » et de les envoyer se faire « rééduquer » dans des camps de travail. Aux États-Unis, il s’agit seulement d’isoler.

Circulent alors des listes noires (blacklists) élaborées par le FBI du paranoïaque homosexuel avéré ou refoulé Edgar Hoover, qui « conseillent » fortement aux compagnies de divertissement d’éviter d’employer les acteurs et scénaristes qui ont été atteints par le virus communiste à un moment ou à un autre de leur vie. Plus de trois cents artistes (dont Charlie Chaplin) ne pourront plus travailler aux États-Unis. La « transparence » exige « la vérité » et qu’on avoue par écrit ses « tendances » de gauche.

Alfred Miller (Michael Murphy) est l’un de ces écrivains qui ne peuvent plus travailler. Les scénarios qu’il écrit sont très bons mais la pression psychologique du FBI est trop forte sur les producteurs ; notamment ces agents qui font du zèle en se faisant payer pour enquêter officieusement afin d’éviter tout ennui, comme Hennessey (Remak Ramsay) et profiter de la manne financière récoltée par la télé. Celle des patrons aussi, comme ce commerçant aux trois succursales de supermarché qui veut afficher son boycott au cas où la chaîne de télé passerait outre. Un vrai « réseau social » avant la lettre ! Il s’agit de lyncher en bonne conscience, ni de comprendre, ni de pardonner. Ce qui est fort peu chrétien, bien que les Yankees proclament haut et fort leur foi biblique – mais orgueil et égoïsme avant tout.

Un ami de classe (Woody Allen) est alors approché pour faire le prête-nom. Lui n’est pas fiché car il n’est que caissier de bar. Il se laisse convaincre par l’ami de ses 12 ans, juif comme lui, de livrer les scénarios contre un pourcentage des recettes. Puis il y prend goût. Il tombe amoureux d’une productrice de télé qui l’admire et veut en faire plus, Florence Barrett (Andrea Marcovicci). Il engage Miller à contacter des amis dans la même situation pour livrer d’autres scénarios. Ils lui sont livrés selon la vraie méthode des espions, en se croisant dans la rue sans s’arrêter pour échanger une enveloppe. Il acquiert ainsi une certaine aisance qui lui permet de ne plus apparaître comme un raté aux yeux de son frère fourreur comme à ses propres yeux. Il est courtier entre le talent et la production et cela lui suffit.

Sauf que l’amour s’en mêle. La fille est idéaliste et écœurée de la lâcheté des producteurs face à la pression de l’opinion « bien-pensante » officielle. Elle décide de démissionner de son poste lorsqu’elle assiste au licenciement pour motifs hypocrites de l’acteur fétiche de l’émission, Hecky (Zero Mostel – lourdingue), un autre juif nommé Bronstein. Il a tenté d’espionner Howard pour le compte du FBI qui ne le connaît pas (ce qu’il fait dans ses loisirs, qui sont ses amis), mais n’a pas obtenu d’être blanchi. Après une fête en solitaire dans un grand hôtel, il saute par la fenêtre. N’y aurait-il que des Juifs dans les listes de proscription ? L’exemple des Rosenberg fait-il de tout juif un traître car sans-patrie ? C’est ce que disait Hitler, c’est ce que pensera Staline – et Poutine après lui – mais aux États-Unis ? Ce film est aussi une charge contre l’antisémitisme latent.

La fille déclare qu’il suffit de dire « non ». Que pourrait-il arriver ? Ces listes noires ne sont pas officielles et le droit d’expression est garanti par la Constitution – tout comme le 5ème amendement qui permet de ne pas répondre aux questions qui pourraient vous inculper.

Howard Prince resterait bien confortablement dans sa position neutre mais le fait qu’il aime l’oblige à choisir. Il est justement convoqué par le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (dissout seulement en 1975), composé de membres du Congrès. Il peut invoquer le 5ème amendement ou s’y rendre. Dans le premier cas il sera blacklisté, dans le second il devra répondre aux « questions ».

Il décide d’y aller et d’éluder les réponses. Ainsi lorsque le juriste lui pose cette simple question « connaissez-vous Alfred Miller » (dont il connaît déjà la réponse), Prince demande pourquoi, puis quel Alfred Miller parmi les homonymes (il en existe des tas !). Mais la « démocratie » américaine est fondée sur vérité et transparence – mentir est le péché suprême – donc il faut tout avouer en public à la façon protestante (alors que les catholiques se contentent de la confession privée au prêtre). Excédé, Howard Prince décide de suivre le principe de son amoureuse : « Je conteste au comité le droit de me poser de telles questions ». Jusque-là, il aurait pu l’emporter en droit. Mais il ajoute, comme tout juif qui en fait toujours trop : « Et allez tous vous faire foutre ». Il est donc inculpé, au moins d’injure au comité. Il est emmené menotté tandis qu’une manifestation de soutien brandit des pancartes en hurlant autour de lui.

Le générique rappelle pour chaque acteur de 1976 sa position sur liste noire 1952. Le réalisateur Martin Ritt a été lui-même placé sur liste noire durant ces années-là. Il se venge avec ce film juste après la dissolution du Comité.

Ce n’est pas un grand film, même si Woody Allen est drôle. C’est un film engagé, ce qui lasse un peu une fois la cause entendue. La guerre du Vietnam venait, au début des années 1970, rappeler à la fois que le communisme restait un ennemi et que la liberté de s’exprimer restait constamment menacée au nom de la raison d’État.

Aujourd’hui, c’est moins la raison d’État que la pression des réseaux sociaux auto-intoxiqués qui pose question. Ils sont la tyrannie de la majorité – manipulée. Les listes noires existent toujours : elles s’appellent woke et mitou. Peu importe la justesse morale de leur cause, le mouvement même de submerger le droit de s’expliquer et de se défendre par la réprobation publique immédiate et le boycott violent doit être combattu.

Vaste programme !… comme disait De Gaulle de la connerie humaine – qui est sans fin.

DVD Le Prête-nom (The Front), Martin Ritt, 1976, avec Woody Allen, Zero Mostel, Wild Side video, 1h35

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Ne vous laissez pas aveugler par la coutume, dit Montaigne

Le chapitre XLIX des Essais, livre 1, revient une fois de plus sur la relativité des choses. En l’espèce « les coutumes ». « C’est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés », observe Montaigne. L’autorité de l’usage aveugle car imiter ses semblables est irrésistible pour se sentir exister. De même, critiquer les autres et leurs coutumes « barbares » permet de s’assembler.

Ainsi j’ai entendu des voyageurs, du temps où les gens partaient (par mode), de retour des Indes, d’un certain âge et d’un certain milieu pas très ouvert, critiquer entre eux les repas, les hôtels, les transports, les guides… Ainsi ai-je entendu aussi tout récemment, du temps où les gens votaient pour un nouveau président (par coutume démocratique), d’un certain âge et d’un milieu plutôt riche et traditionnel, critiquer entre eux (et leurs médias exclusifs) les nourritures exotiques, les gourbis et casbahs, les RER de la peur et les bandes organisées et basanées des cités… « Je me plains de sa particulière légèreté, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent », déplore Montaigne. Voyager, c’est se transporter ailleurs et hors de soi ; accueillir moins l’immigration que les enfants et petits-enfants nés français de ces immigrés, serait-ce les vouloir d’une seule tête et d’une seule coutume, comme si la diversité n’existait pas en France ? Mais les régions n’ont-elles pas leur langue, leur chaîne télé et leurs journaux, leur gastronomie, leurs paysages et leurs coutumes ?

D’autant que par ailleurs, ces mêmes qui rappellent à son de trompe l’éternité figée de la Tradition, s’empressent « de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume », notait déjà Montaigne de son temps. Du XVIe au XXIe, le Français de cour n’a pas changé : il est celui qui compte et fait l’Opinion, que ce soit dans les médias parisiens ou sur les réseaux zozios (qui piaillent et criaillent en chœur).

Or nous constatons une « continuelle variation des choses humaines », analyse Montaigne. La lecture des Anciens, l’observation des autres et les voyages permettent d’en avoir « le jugement plus éclairci et plus ferme ». Suit une interminable recension de tout ce que les Romains faisaient que le Français à l’époque de Montaigne ne faisait plus : se laver nu et entièrement, se faire frotter par l’autre sexe dans les bains publics, manger couché sur un lit, se torcher le cul avec une éponge (« il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles », se moque Montaigne de ce vocabulaire cru), pisser dans les demi-cuves disposées dans la rue, enneiger le vin pour qu’il soit froid, placer l’hôte d’honneur au milieu de la table et non pas au haut bout, porter le deuil en blanc, avoir le poil long par devant et tondu à l’arrière de la tête comme les Gaulois (la mode footeuse varie plus souvent de nos jours).

Tout cela est ondoyant et divers, en bref très humain. Pourquoi, dès lors, se dévouer à une coutume au prétexte qu’elle est celle de la mode ? C’est porter un uniforme pour être reconnu. Or ne faut-il pas penser par soi-même, se vêtir selon ses goûts, en bref être avant tout soi-même ? Ce n’est qu’à cette aune que nous serons ouverts aux autres. Qui, au contraire, n’est pas sûr de soi (comme les adolescents et les intellos des réseaux), va se conformer aux autres, à l’opinion commune, à ce qui se fait, se pense et se dit. La tyrannie démocratique peut ainsi se révéler aussi forte que la tyrannie soviétique ou chinoise : le camp, c’est l’exclusion sociale ; le goulag, c’est le woke. « Barre-toi, t’es pas d’ma bande », chantait déjà Renaud, le post-soixantuitard.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Sondages

Rappelons qu’un sondage n’est pas une élection et que 1500 personnes, même triées selon la méthode des quotas, ne font pas 47.9 millions d’électeurs

L’opinion publique est une cristallisation de la diversité des opinions privées en « courant ».

  • D’un côté, l’opinion est soumise à la contrainte sociale, culturelle et historique. Elle est convenue, stéréotypée, elle recherche le semblable.
  • De l’autre, chaque opinion est relativement libre, non-conformiste, originale, issue de l’histoire personnelle affective, familiale, sociale, éducative et professionnelle de l’individu.

C’est le propre de la raison grecque que d’avoir fait émerger l’individu pensant ; c’est le propre de la politique grecque que d’avoir fait se rencontrer les individus-citoyens sur une agora pour en débattre de façon démocratique.

Via les Lumières et sa valorisation de l’éducation, nous sommes héritiers de cette « libération » du biologique, du clanique, du social et du dévot. Ces clans, traditions et religions qui restent si prégnantes dans d’autres civilisations visent à empêcher chacun de se faire par lui-même une opinion éclairée.

Publique, l’opinion assure la cohésion de groupe nécessaire à tout projet politique.

Privées, les opinions préparent les changements lents de la société.

La gageure des sondeurs est de transformer l’opinion individuelle, recueillie en expression personnelle de face à face, en une opinion commune censée représenter au mieux l’état du sentiment public.

  • Pour schématiser la France entière, la méthode est de recourir à un échantillon statistique représentatif de la population. Cet échantillon ne doit pas être trop grand pour des raisons d’efficacité (trop de temps et trop de coût), mais pas trop petit non plus sous peine de ne plus signifier grand-chose (notamment pour les proportions faibles). Il est souvent autour de 1500 personnes, sachant qu’il faut en contacter le double pour avoir des réponses sur un peu plus de 1000.
  • La loi statistique de Laplace-Gauss permet d’estimer avec, par exemple, une probabilité de 95 chances sur 100 que les réponses se situent dans un intervalle d’écart peu significatif (écart-type), dit « de confiance ». Pour réduire de moitié l’intervalle de confiance, il faut multiplier par quatre la taille de l’échantillon.
  • Plus la fréquence relative observée de la réponse est faible, moins la donnée est précise. C’est l’une des raisons pour lesquelles le vote Le Pen a été sous-estimé en 2002 et le vote Mélenchon mal situé fin 2011.

Est utilisée le plus souvent la méthode des quotas qui est un modèle réduit de la population en âge de voter à partir des grandes variables que sont le sexe, l’âge, la situation matrimoniale, la catégorie socioprofessionnelle, la préférence politique, le niveau d’instruction, le revenu, la religion, la commune habitée, etc. Il ne s’agit donc pas d’interrogations au hasard de personnes dans la rue, par téléphone ou Internet, ni d’une seule région, ni de gens qui se connaissent entre eux.

Les limites de cette méthode sont connues : elles exigent un recensement récent et fiable de la population ce qui, malgré les progrès de l’INSEE, n’est jamais qu’approximation. Surtout que le recensement général est abandonné car trop cher, au profit d’estimations par sondages de population. Le calcul des chances qu’a un individu d’appartenir à l’échantillon est impossible à préciser, on le met donc arbitrairement dans des « cases » préétablies ; le contrôle scientifique des instituts d’enquêtes est difficile, chacun ayant sa méthode d’interrogation, ses approximations statistiques pour catégoriser l’échantillon et ses « recettes » empiriques de redressement des sous ou surévaluations connues.

Le questionnaire soumis à l’échantillon sondé doit être examiné avec attention.

  • Un sondage qui soumet la préférence pour le candidat à la Présidentielle à des choix de « couples » (Macron/Pécresse ou Pécresse/Zemmour) : induit une idée reçue de monarchisme, de pipolisation et même de staracadémisation. Ce point de vue est biaisé – car le vote est pour un décideur sur un projet politique, pas sur une future dynastie destinée à assurer un héritier…
  • Plus la question est compliquée, moins la réponse sera claire.
  • Moins l’alternative est nette (oui ou non), moins le résultat sera « estimable » (au sens statistique). Notamment les alternatives négatives « n’avez-vous pas déjà… » : en bonne logique on peut répondre « oui, je n’ai pas déjà » ou « non, je n’ai jamais » – ce qui est inexploitable.
  • Plus le questionnaire est long, plus la tendance est de répondre vite sur la fin.
  • Plus les mots sont évaluatifs (pire, meilleur, plus apte…), moins la réplique sera fiable.
  • Certaines questions suggèrent même la réponse dans leur formulation : « ne pensez-vous pas que M. X est le meilleur pour… ».
  • Quant aux questions dites « ouvertes » pour ne pas enfermer les réponses dans la seule alternative oui ou non, elles intimident, elles engendrent incompréhension ou réplique maladroite, envie de « faire plaisir » à celui qui pose la question… bref, elles biaisent sérieusement les résultats quand la population n’est pas homogène !

Le principe de tout sondeur devrait être de partir de l’idée cynique que tout questionné est borné, changeant et de mauvaise humeur. Cet ours mal léché, on l’ennuie avec ces questions persos un peu intellos. La possibilité de se voir répondre n’importe quoi, même du ton le plus froid, ne doit jamais être négligée. Il faut donc être clair, utiliser un langage approprié à la population enquêtée en évitant le jargon, les poncifs, le technocratique, les mot-valise, la résonance affective ou polémique, etc. Rien n’est simple quand tout se complique, dessinait Sempé…

Depuis une soixantaine d’années que les sondages se sont acclimatés en France, les méthodes se sont affinées et sont devenues professionnelles. Mais la course au résultat, notamment lorsque la politique est en jeu, fait souvent aller trop vite.

Il faut notamment remettre en cause de façon régulière les méthodes de « redressement ».

Il s’agit de vérifier, par des échantillons superposés, que les taux de réponses reçues par catégorie statistique ne varient pas trop. Éventuellement de « corriger » les écarts trop grands par des coefficients testés.

  • Les personnes aux deux extrémités de l’échelle sociale sont moins facilement joignables et répugnent plus que les autres à répondre, par exemple.
  • Les personnes âgées sont plus méfiantes envers les questions.
  • Les habitants des villes, très sollicités par les démarcheurs en tous genres, se mettent aux abonnés absents ou bloquent les numéros signalés comme spams.
  • Les électeurs portés à voter autrement que politiquement correct ont soit tendance à en rajouter « pour emmerder le monde », soit à minimiser leurs préférences pour cacher leurs convictions intimes.
  • Les jeunes (18-30 ans) sont hésitants, parfois peu informés, souvent indifférents, ou alors extrêmement convaincus… par ce qu’ils entendent des autres comme eux. Auquel cas les sondages successifs accentuent leurs convictions – jusqu’au second tour où ils doivent choisir un autre candidat quand le leur n’est pas passé.
  • Les réponses par Internet sont hautement fantaisistes, attirant les geeks qui se foutent de la politique ou, à l’inverse, des réseaux bien organisés qui boostent une réponse standard pour influencer.

Et cela change selon les époques ! Ainsi, le vote Le Pen apparaissait-il comme « honteux » en 2002, mais beaucoup moins depuis 2012 où il s’est normalisé. Il était même « de mode » jusqu’à ce que survienne le trublion Zemmour qui, à la fois, attire et repousse. Une sous-évaluation il y a 5 ans peut devenir une surévaluation aujourd’hui si les statisticiens ne surveillent pas attentivement le phénomène. Ledit Zemmour, apparu tout récemment, est probablement surévalué faute de références longues.

Sonder est un métier, interpréter les sondages aussi. Plus une science se veut opératoire, plus elle doit avoir conscience de ses limites.

  • Les chiffres bruts ne sont jamais à prendre au premier degré, surtout lorsqu’on est loin de l’élection.
  • Et encore moins anticiper le second tour alors que le premier n’est pas encore passé !
  • Les tendances importent, les évolutions au fil du temps qui dégagent des courants.
  • Mais il faut surtout observer les sous-catégories où les variations se partagent. Si le résultat électoral ne compte ni les abstentions ni les votes blancs, il ne faut jamais oublier les « non réponses » ou les « indifférents » dans les enquêtes.
  • Moins les gens répondent, moins le sondage doit être pris au sérieux.

En bref, la méthode du sondage est empirique ; elle n’a rien de scientifiquement prédictif. Elle est manipulée par ce qu’on attend comme réponse, utilisée comme propagande par les gagnants. C’est curieux comme les politiciens affectent de mépriser les sondages quand ils ne leur sont pas favorables… et s’empressent de les valoriser quand la tendance se raffermit pour eux !

Mais c’est bien ça la politique : la mauvaise foi, la caricature, la calomnie. De quoi se méfier encore et toujours des politiciens, de quelque bord qu’ils soient, et leur opposer encore et toujours des contrepouvoirs. Dont le premier est la vérification des faits et des affirmations.

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Le populisme se nourrit des errements du gouvernement

Le constat :

« Les gens » en ont marre globalement. De « la crise » qui dure depuis 1974, de la démocratie représentative qui bavasse de ce qui ne les intéresse pas, ou qui « réduit les avantages acquis » des travailleurs, des pauvres, des sans voix, de la pandémie avec son cortège d’injonctions contradictoires et autoritaires, des « aides au développement » de pays qui vont de coups d’Etat et dictatures, à commencer par l’Afghanistan, le Mali, Haïti, la Guinée.

Ce sont plus les peu lettrés qui râlent en ayant l’impression qu’on ne les entend pas. Ainsi, selon une étude de la Fondation pour l’innovation politique, vague 4 de juin 2021, 65% des diplômés au-delà de bac+2 ont une opinion négative des gilets jaunes tandis que 54% des sans diplôme ou BEP en ont une opinion positive. Ce sont les mêmes qui ne font pas confiance aux médias traditionnels en déclarant à 61% que les médias « parlent de sujets qui ne les concernent pas ». Les mêmes encore qui disent le plus utiliser les chaînes d’information en continu, à 40 % des personnes proches du RN et 33% des personnes proches de LR – ou qui s’informent d’abord sur Internet (42% pourraient voter pour un(e) candidat(e) du RN au premier tour.

Selon l’étude, 4 Français sur 10 se situent à droite (en augmentation) et 2 sur 10 à gauche (en diminution) et un tiers des 18-24 ans se situent désormais à droite. Ce qui fait peur, comme partout en Europe, est l’immigration, jugée excessive car trop nombreuse trop vite pour être assimilée correctement, notamment à cause de l’islam radical qui effraie (la moitié des votants à gauche en France pensent de même selon une étude de la même Fondation sur quatre pays européens en mai 2021).

Les fractures territoriales et le rejet du centralisme alimentent en France la protestation électorale et ce vote croît fortement dans les communes rurales ainsi que dans les villes petites et moyennes, note l’étude. 74% des sondés réclament « que plus de décisions politiques soient prises dans les régions, les départements et les communes, et moins à Paris ». La position plus à droite est également favorable à plus d’autonomie pour les petites et moyennes entreprises, à moins d’assistanat centralisé d’Etat et à la réussite individuelle érigée en norme sociale.

Au global, 80% des électeurs ne font pas confiance aux partis politiques, 64% au gouvernement, 62% aux syndicats, 61% aux députés ou encore 60% au président de la République. Ce pourquoi l’idée d’un candidat qui ne viendrait d’aucun parti séduit majoritairement (55 %).

Mais qui ferait mieux ?

L’Opposante en chef Marine Le Pen n’a pas une aura de compétence reconnue mais pourrait être un vote de rupture si tout va mal ; si tout s’améliore, elle pourrait à la rigueur gagner par accident électoral en profitant de la nette droitisation de l’électorat.

C’est pourquoi le mythe d’une candidature Zemmour est très utile. Je ne crois pas qu’un polémiste solitaire qui ne dispose d’aucun parti puisse réussir à franchir même le barrage des 500 signatures pour accéder au premier tour, mais il fait d’ores et déjà du tort à Marine Le Pen en mordant sur ses électeurs. L’érosion du privilège de compétence accordé aux partis de gouvernement réduit le repoussoir du populisme, même si les Français sont plus rationnels en général que les Américains et autres Brésiliens. Le cas anglais du Brexit est différent, le chauvinisme îlien des Grands Bretons est bien plus fort et plus ancré que le simple patriotisme français qui ne date que de la Révolution mais s’est dilué avec la croissance des « issus de l’immigration » qui ont aussi d’autres allégeances.

Emmanuel Macron reste la meilleure option. Car si 78 % envisageaient en juin de voter pour un parti protestataire, de voter blanc ou de s’abstenir – c’était à un an des présidentielles, alors que ni le vaccin ni la reprise économique n’étaient encore visibles. La « première dose » pour le gros de la population adulte ne pouvait être obtenu avant mai au minimum. C’est là une erreur du gouvernement que d’avoir communiqué trop tôt sur « les vaccins », alors même que leur livraison n’était que prévue sur le papier et que l’organisation des centres était un foutoir sans nom. Le « c’est comme si c’était fait » ne tient pas face aux faits. Marine Le Pen avait alors un potentiel électoral de 10% minimum avec un intermédiaire à 20% tandis qu’Emmanuel Macron était à 5 % et 15%. L’été a remis les choses en place en montrant que tout finit par arriver – même le meilleur – et que les errements de com et d’administration n’étaient que provisoires. A l’époque déjà, « pour une majorité des personnes interrogées, les partis d’opposition, de droite ou de gauche, n’auraient pas fait mieux s’ils avaient eu à gérer la pandémie » – c’était en juin, c’est d’autant mieux en septembre.

Les sondages reflètent l’amertume ou l’espoir des électeurs au moment de leur déclarations. Il ne faut pas les prendre pour argent comptant jusqu’à leur vote réel, on l’a bien vu dans les divers scrutins récents. Ce pourquoi la stratégie du président actuel est la bonne : se saisir des doléances en décideur, même si aucune grande réforme ne pourra être mise à l’agenda du Parlement avant l’été prochain. Il montre qu’il écoute, qu’il a conscience, qu’il fait étudier. Lui travaille plutôt que de promettre. Lui agit plutôt que de battre seulement les estrades médiatiques.

Il n’est pas compétent en Covid 19 ? Mais qui l’est, si l’on écoute les divers « médecins » qui hantent les plateaux télé ? Rappelons aussi que la médecine est un art, pas une science exacte, et que le travail scientifique consiste à émettre des hypothèses puis à les tester avec tout l’appareil de vérification nécessaire, avant de conclure. Affirmer en gourou n’a rien de scientifique, même si formuler des hypothèses hors des normes a sa vertu.

Par exemple les écologistes français, avec leur positionnement d’urgence absolue et d’autoritarisme punitif ne passent pas. Pour les trois-quarts des électeurs, la croissance économique est parfaitement compatible avec la préservation de l’environnement. Il ne faut pas confondre l’élection écolo locale avec un mouvement national ; voter pour un maire ou un conseiller régional n’a rien à voir avec voter pour un président.

Par exemple aussi « la gauche », ardente à dénoncer en morale et beaucoup moins à proposer concrètement au-delà de ce qui a été fait quand elle était au pouvoir (et pas très bien fait si l’on en juge par l’état de l’éducation, la santé, la justice, l’armée… après cinq ans de Hollande).

Et la droite ? Elle se cherche, ses électeurs écartelés entre Le Pen et Macron, sans leader d’envergure comme le gaullisme le veut.

La politique est, comme la médecine, un art, celui de concilier les contraires, de ramener les personnalités diverses et les idées éparses en une équipe apte à proposer et à décider de ce qui est possible – avec le peuple qu’on a, les médias qu’on a et la conjoncture qu’on a – pas dans l’abstrait des grands mots et des grandes causes.

Tout le reste n’est qu’agitation de croyances que seuls suivent les idiots.

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Gustave Flaubert, Le candidat

Pour sa première – et heureusement seule ! – pièce de théâtre, ce fut un four (Le sexe faible ne compte pas, elle était la pièce de Louis Bouilhet que Flaubert a terminée par fidélité à son ami). Elle fut retirée en 1874 après quatre représentations. C’est que Gustave est un naturaliste, pas un matamore. Or il faut au théâtre accentuer le trait, forcer la caricature, donner l’illusion – simplifier (d’où le succès du théâtre aujourd’hui dans les collèges). Flaubert exècre l’illusion ; il lui préfère les petits faits vrais.

Le candidat est une comédie sur la politique. Flaubert aurait pu en faire une satire, ce qui était dans son tempérament. Il l’avait commencé dans L’éducation sentimentale avant de poursuivre avec Bouvard et Pécuchet et le fameux Dictionnaire des idées reçues. Hélas ! il ne réussit qu’à être plat. Son candidat est d’accord avec tout le monde – le type même du démagogue qui veut surtout accéder au pouvoir pour les honneurs. Il se dit donc légitimiste devant le comte qui veut le soutenir avant de virer libéral devant l’industriel qui le pousse, de se dire républicain face à son mentor en politique, puis carrément « socialiste » (le pire !) devant les ouvriers venus en populace brailler dans son salon. Cela aurait pu être du plus haut comique… si l’ornière du déjà-vu répétitif ne finissait par lasser.

Rousselin, le candidat, est un bourgeois riche retiré des affaires qui s’ennuie en province ; il se dit que le titre de député ne déparerait pas une carte de visite. Aucune conviction, aucune mission, aucun service : il s’agit seulement de se placer. Le comte de Bouvigny est un aristocrate ruiné par les révolutions, qui est légitimiste par désir surtout de conservatisme social ; il n’est candidat avec « ses » paysans que pour « faire barrage » (comme on dit aujourd’hui) aux affreux révolutionnaires que sont les républicains, les libéraux et les socialistes ou pour « faire pression » sur Rousselin afin qu’il marie sa fille à son fils : rien de positif, seulement une réaction. Gruchet, industriel de filature en mauvaise posture financière, se veut républicain et joue le démagogue avec « ses » ouvriers, mais il ne s’agirait pas d’encourager la chienlit (comme disait le général) : il n’est poussé à la candidature que par Murel qui veut lui aussi « faire pression » sur Rousselin afin qu’il finance son journal – Gruchet se retirera de la candidature après avoir négocié la remise de sa dette auprès de Rousselin. Lequel se retrouve donc au milieu, qu’il prend pour le « juste » milieu (comme disent aujourd’hui les socialistes). S’il est favori, malgré sa peur de ne pas l’emporter, c’est qu’il ne fâche à peu près personne en général, mais seulement certains en particulier – ce qui se négocie avec de l’argent et des honneurs. Il a surtout une fille, Louise, à marier. L’attrait de la fortune et de la position sociale vaut bien pour les adversaires un bulletin de vote…

C’est donc un constant mélange de politique et de famille, de corruption et de maquignonnage, qui se développe autour de Louise. Elle aime Murel, le mentor en politique de son père et principal actionnaire du journal local qui « fait l’opinion » (comme on le croit encore aujourd’hui alors que les gens votent bien souvent pas comme on croit). Mais son père hésite à la donner pour le prestige social au fils du comte, un gandin niais et religieux sans métier, ou à Murel, qui va le faire élire et qui aime la donzelle. Laquelle en pince pour lui bien que son père finisse par la « vendre » au vicomte pour assurer son élection. Quant à Julien le journaliste poète, jeune premier romantique qui aurait pu être sympathique, il n’est qu’un exalté miséreux, qui plus est amoureux d’une femme mûre, l’épouse Rousselin de 38 ans ! L’époque sait bien, avec Balzac, que « La femme de trente ans » connait son acmé et que la suite n’est que progressive ruine. Le spectateur ne peut adhérer à cet amour incohérent et surtout passé de mode.

Non seulement la pièce ne fait pas rire mais elle n’est pas engagée : l’auteur met tous les partis sur le même plan. Certes, l’opportunisme est le principal ressort de la politique, avec les intérêts particuliers et la corruption – encore eût-il fallu le mieux montrer. Une pièce politique qui est apolitique est un comble ! C’est tout régime représentatif qui se trouve ainsi dévalué, les individus étant peints comme des coquins qui ne poursuivent que leurs propres buts égoïstes au détriment de tout « intérêt général » (comme disaient les gens de 1789). Le suffrage « universel » (tout récent à l’époque) se réduit à la foire d’empoigne des petits intérêts qui se négocient en coulisse, les commerçants exigeant les libertés de faire et moins d’impôts, les paysans illettrés tenus par le curé voulant qu’on suive leur comte traditionnel et ses intérêts de caste, les ouvriers livrés à leurs instincts et pulsions restant sans conscience sociale (comme les gilets jaunes et Black blocs d’aujourd’hui).

Des candidats sans envergure et des électeurs sans jugement… n’est-ce pas encore un peu le cas de nos jours ?

Gustave Flaubert, Le candidat, 1873, Livre de poche 2017, 224 pages, €4.10

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

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Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale

Frédéric Moreau est un jeune homme moyen ; en 1840 il vit sa jeunesse comme un dû. Moyen physiquement, il n’a aucune de ces fortes pulsions qui poussent un individu à agir ; moyen affectivement et moralement, il n’a aucune passion assez puissante pour lui permettre de s’imposer dans la vie ; moyen intellectuellement (et nul spirituellement), il n’est que velléitaire, sans études et sans métier, sans rien qui l’intéresse un tant soit peu : il ne peint pas, n’écrit pas, ne plaide pas. Frédéric Moreau est un raté et son « éducation sentimentale » durera toute sa vie. Il terminera fruit sec en se félicitant d’avoir connu un seul moment de bonheur : celui ou, avec son ami de collège Deslauriers, il va aux putes à 16 ans et décide par peur du ridicule de ne pas consommer…

Comme l’écrit Edmond de Goncourt, cela demeure « un roman qui raconte dans une sacrée nom de Dieu de belle langue l’histoire d’une génération » (lettre du 14 novembre 1869 citée p.618 Pléiade). Celle qui va de 1840 à 1851 et a vécu trois régimes, du légitimiste au bonapartiste en passant par l’orléaniste, sans compter « l’esprit de pion » du socialisme qui a flotté sur tout cela. Où les soubresauts de la société ont accouché du chacun pour soi ; où l’incertitude de tout lendemain ont incité à l’égoïsme, recentré sur le jouir ; où le peuple lâché dans les rues comme des barbares a conduit à voter pour l’ordre et le conservatisme. Tiens ! notre époque en serait-elle un reflet ? « La France veut un bras de fer pour être régie », fait dire Flaubert au père Roque. 1848 veut singer 1789 qui voulait singer les Romains : la somme des désillusions pourrit tout idéalisme politique dans un avortement général de l’esprit. La société est désormais condamnée au matérialisme bourgeois, à l’enrégimentement des convenances et à la platitude des idées reçues. Tout cela préparait le prurit égalitaire effréné de notre époque post-moderne, le triomphe de l’opinion que Tocqueville commençait à dénoncer, la loi du marché, la marchandisation de l’art comme des corps, la peur de tout. Eh ! nous y sommes.

Frédéric – dont le prénom signifie ‘protecteur de la paix’ en germanique – est un faible, velléitaire, lâche et impuissant ; un indécis travaillé de vastes illusions et qui se serait bien contenté de naître s’il eût été riche et noble. Mais voilà, dans ce siècle bourgeois il faut se faire par soi-même et le fils unique d’une veuve provinciale en est bien incapable.

Il tombe en amour à 18 ans sur le bateau qui le ramène en Normandie d’une femme adulte, déjà mère de famille, Madame Arnoux. Il gardera cet amour platonique sa vie durant, tel un chevalier courtois, sans jamais oser le réaliser. Monté à Paris pour étudier le droit (qui ne lui servira à rien), il soudoie une cocotte, puisque cela se fait par tout le monde dans le monde. Sa Rosanette, passée entre toutes les bites depuis l’âge de 15 ans où elle fut vendue par sa mère, est vulgaire et ignorante mais bonne fille ; l’enfant qu’elle met au monde est-il celui de Frédéric ? Rien n’est moins sûr car elle accueille plusieurs hommes, mais elle veut le lui faire croire et y croit peut-être elle aussi. Le marmot a la décence romanesque de mourir au bout de quelques mois d’une quelconque maladie, pauvre gamin. Ces deux femmes sont le jour et la nuit, l’amour et le sexe, encore que Frédéric soit peu ardent à la baise.

Deux autres vont se partager son cœur décidément irrésolu : Madame Dambreuse et Louise. La première est son idéal social, pas très belle mais sûre d’elle-même grâce à sa fortune et à sa position dans le monde. Elle n’aime guère son mari et préfère s’afficher avec de jeunes hommes qui lui font la cour, sans aller jusqu’à l’alcôve ; Frédéric est de ceux-là au bout de quelques années. La Dambreuse lui propose le mariage dès que son mari crève mais Frédéric l’indécis, flatté, finit par refuser sur un mouvement d’humeur lorsqu’elle acquiert par jalousie un coffret de Madame Arnoux vendu aux enchères après saisie des biens. Elle est l’intrigante et la bourgeoise, toute sociale, le contraire de Louise Roque, jeune oison campagnarde connue tout enfant par Frédéric, son voisin de Nogent. Le père Roque est riche car il a bâti sa fortune en maquignon avisé ; la mère de Frédéric verrait bien son fils épouser la donzelle, pas vraiment jolie mais vive et amoureuse, toute animale. Goncourt, dans sa lettre précitée, déclare « une scène bijou est la scène où la petite Louise, une de vos créations les plus délicieuses, envie la caresse que les poissons ressentent partout, on n’est pas plus cochonnement et plus enfantinement sensuelle, et le cri suave (voilà une épithète que je vous envie) qui jaillit comme un roucoulement de sa gorge. C’est du sublime de nature ». L’observateur Flaubert a su croquer les enfants, leur côté direct et animal, indompté socialement. Mais croquer n’est pas croquer et le dessin ne fait pas l’ogre : Frédéric est attendri mais préfère les mûres.

Entre ces quatre femmes, la jeune animale et l’adulte sociale, la femme idéale et la putain pratique, le jeune homme reste niais. Il ne peut choisir parce qu’il ne veut choisir. Décider en tout lui est un supplice, il préfère se laisser bercer par les événements comme un petit garçon dans les bras de maman. Dès lors, ce sera la société qui l’agira et non pas lui qui agira sur la société. Il subira et passera le siècle sans le vivre. Sans cesse il « aspire à » mais reste sans volonté, inapte à vouloir son désir.

Flaubert, en écrivain réaliste qui « fouille et creuse le vrai tant qu’il peut » (lettre à Louise Colet 12 janvier 1852 citée p.1043 Pléiade) – Zola en fera le précurseur du naturalisme -, montre comment un même tronc d’une génération de province peut se diviser dans la société : son ami Deslauriers épousera Louise et deviendra préfet raté, mal vu du gouvernement ; Frédéric, après avoir mangé les trois-quarts de sa fortune dans les futilités et les lorettes, deviendra rentier médiocre resté célibataire. Ces Bouvard et Pécuchet du grand monde illustrent la condition petite-bourgeoise du temps : beaucoup de désirs et peu de qualités, une ambition démesurée mais aucun entregent. L’Education sentimentale est le pendant des Illusions perdues balzaciennes (1843). Monsieur Frédéric, contrairement à Madame Bovary, ce n’est pas lui.

Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1859 (relu 1880), Folio 2015, 512 pages, €6.30

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

Gustave Flaubert, Madame Bovary – L’Éducation sentimentale – Bouvard et Pécuchet – Dictionnaire des idées reçues – Trois Contes, Laffont Bouquins 2018, €30.00 e-book Kindle €19.99

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Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute dit Montaigne

Telle est la conclusion d’un long chapitre du premier livre des Essais, le chapitre XIV, intitulé « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons ». C’est l’idée que nous nous faisons des choses qui les rend bonnes ou mauvaises – pour nous. Donc, « si les maux n’ont entrée en nous que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner à bien ». Cette idée stoïcienne fait les choux gras du bouddhisme, qui considère que toute douleur en ce monde vient que nous nous en tourmentons et que surmonter la maladie, la vieillesse et la mort nous rendra libre, apte à l’éveil de la conscience, au nirvana. « Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes étrangement fous de nous bander pour le parti qui nous est le plus ennuyeux », dit Montaigne en sa langue verte.

Ce que nous appelons le mal ne l’est pas en soi, mais seulement par l’opinion que nous en avons ; il peut d’ailleurs être un bien pour les autres – ainsi « d’éradiquer les mécréants » selon les Talibans qui n’ont que foutre des « droits de l’Homme ». La diversité des opinions dans le monde sur des sujets semblables montre que tel est bien le cas. Ainsi la mort, la pauvreté et la douleur, examine Montaigne.

Il donne force exemples de la mort acceptée et même recherchée par certains, soit parce qu’ils croient en quelque chose de plus fort, soit parce qu’ils ne veulent pas se soumettre. Ainsi de Socrate, premier grand exemple, cité par Montaigne, avant les pendus qui refusent la grâce parce que la garce qui leur est proposée à féconder ne leur convient pas. Ou de ces « femmes et concubines, ses mignons » qui se jettent allègrement au feu de leur chef mort. « Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie ». C’est parfois ce que nous appelons fanatisme, dont le pendant positif est la foi.

Et de citer Pyrrhon, le philosophe stoïcien, qui se trouvait un jour sur un bateau pris dans la tempête. Aux plus effrayés, il montrait un cochon qui ne s’en souciait pas. « Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, de quoi nous faisons tant de fête, et pour le respect duquel nous nous tenons maîtres et empereurs du reste des créatures, ait été mis en nous pour notre tourment ? » s’interroge Montaigne. L’intelligence nous conduit-elle à notre ruine ? Le raisonnement s’emballe-t-il au point de nous étouffer de craintes ? La vie exige la mort au bout et, si certains espèrent un au-delà, il n’est rien moins que certain. La mort viendra et peut-être le néant, pourquoi donc nous en tourmenter toute notre vie durant ?

Pire serait la douleur ? Car nos sens ne nous trompent pas : le pourceau de Pyrrhon « est bien sans effroi à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente », expose raisonnablement Montaigne. Citant Ovide, il affirme même que « la mort fait moins de mal que l’attente de la mort ». Rien n’est pire que l’incertitude, elle fait travailler l’imagination et s’épouvante de fantômes grossis et amplifiés. « Et à la vérité ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur, son avant-coureuse coutumière ». Souffrir est bien pire que finir, la douleur est « le pire accident de notre être » dit Montaigne qui avoue la fuir autant qu’il le peut. « Mais il est en nous, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par la patience, et, quand bien le corps s’en émouvrait, de maintenir ce néanmoins l’âme et la raison en bonne trempe ». D’ailleurs « la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution », que seraient-elles sans « la douleur à défier » ? Où serait l’aventure s’il n’y avait danger ? Le plaisir de l’effort si tout était confortable ? Et de citer Lucain en résumé : « il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coûte cher ».

En bon héritier des classiques de l’Antiquité, Montaigne hiérarchise ce qui nous fait humain : les pulsions sont toutes instincts et même la plante en a ; les émotions sont passions et les animaux en sont doués ; seul l’être humain est pourvu d’une raison évoluée, apte au langage et à l’abstraction, ce que l’époque de Montaigne appelle « l’âme ». Puisque nous sommes humains, il nous faut donc prendre notre principal contentement en l’âme et non dans le corps, c’est elle qui nous fera supporter, « seule maîtresse de notre condition et conduite », dit le philosophe. La douleur « se rendra de bien meilleure composition à qui lui fera tête. Il se faut opposer et bander contre ». Ce qui n’a rien à voir avec la jouissance sexuelle du masochiste, soit dit en passant, Montaigne parle dru mais sa langue est celle de son siècle. « Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l’âme » – qui se laisse aller souffre bien plus que celui qui résiste. Et de citer les femmes des Suisses mercenaires qui accouchaient debout sans prendre de repos, le Romain Mucius Scévola qui se laissa griller le bras pour affirmer sa volonté de tuer son ennemi, ou encore le gamin spartiate qui, par discipline, laissa un jeune renard lui dévorer le ventre plutôt que de broncher à l’exercice. C’est « notre opinion [qui] donne prix aux choses (…) et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons » – ainsi « l’achat donne titre au diamant », alors que ce n’est qu’un vulgaire caillou dur et brillant, note l’avisé Montaigne.

La pauvreté, en ce sens, est un point de vue. Ce n’est pas la quantité de richesses qui importe mais le bonheur que l’on trouve en chaque instant avec les moyens que l’on a. Et Montaigne de citer son propre exemple :

1/ insoucieux jusqu’à 20 ans, « n’ayant d’autres moyens que fortuits », il fut fort heureux ;

2/ lorsqu’adulte il eut de l’argent, il s’en est tourmenté : en avait-il assez en cas d’accident ? suffisamment en ses voyages ? trop pour susciter la tentation et le vol ? « Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir » – l’avarice vient avec la richesse ;

3/ dans « une tierce sorte de vie », due au plaisir de certains voyages, « je fais courir ma dépense avec ma recette ; tantôt l’une devance, tantôt l’autre ; mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d’avoir de quoi suffire aux besoins présents et ordinaires ; aux extraordinaires, toutes les provisions du monde n’y sauraient suffire ». Il se contente donc de ce qu’il a (quoi qu’il ait) et vit heureux – c’est-à-dire en accord avec lui-même. J’ai rencontré de ces gavroches au Népal qui vivaient au jour le jour de fruits ramassés et de vente de petites babioles, en guenilles et pieds nus mais fort heureux dans l’animation de la rue, avec leur fratrie et copains, qui s’initiaient à plusieurs langues pour faire guides, plus tard. « L’aisance donc et l’indigence dépendent de l’opinion d’un chacun », conclut Montaigne, et de répéter : « chacun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve ».

« La fortune ne nous fait ni bien ni mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence, laquelle notre âme, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il lui plaît, seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse ». Oh, bien sûr, celui qui meurt de faim ne peut que rêver d’un peu, le feignant a tourment de l’étude, tout comme le luxurieux voit la frugalité qui le réfrène comme un supplice, mais c’est « notre faiblesse et lâcheté » qui font les choses difficiles et douloureuses, pas les choses elles-mêmes. « Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nôtre ».

« Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute » et il nous faut choisir entre résister ou fuir, vivre ou mourir. Mais c’est bien nous qui choisissons, même en laissant faire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Jules Vallès, La rue

La rue est peuple, la rue est liberté. Ce sont les maître-mots de Vallès l’insurgé. La rue s’oppose à la maison, à l’immeuble, au collège, à la prison, à l’université. La rue est la vie, le « pays natal » de l’auteur, là où il trouve un monde à découvrir. La rue, c’est aussi le titre qu’a donné à son journal éphémère Jules Vallès, journaliste. D’où ce recueil d’articles parus un ailleurs lorsque sa feuille fut interdite – par trois fois sous le Second empire. Il a donc écrit un peu partout et donne ses billets en témoignage, mais tronqués, censurés, domptés par la bienséance et le régime. Ce livre recueil est une expérience vécue d’informer et d’opiner en temps d’autorité. Un exemple d’histoire pour notre présent.

Né dans le jacobinisme et le goût du soldat, Jules en est venu à haïr la guerre, la « tradition », le devoir, les classiques appris sous la férule au collège – en bref tout ce qui empêche en tout temps un jeune de vivre sa propre vie d’aujourd’hui. C’est pourquoi il déboulonne avec parti-pris et parfois mauvaise foi Homère, Michel-Ange, Victor Hugo, tous ces génies de leur temps devenus statues à imiter. Vallès est effervescent comme un comprimé enfermé dans un verre ; il se sent vaincu mais bouge encore.

D’où ce livre patchwork, fait de bouts ramassés entre 1865 et 1866. Il y mêle le vécu et le senti, la critique et la pitié, les voyages et les lectures. Il comprend 43 articles en 6 parties : la rue, souvenirs, les saltimbanques, Londres, la servitude, la mort. L’on y retrouve les thèmes qui font écrire Vallès, l’enfance, le spectacle de la rue à Paris, les libertés de Londres, l’évasion des nomades baladins, tout le contraire des servitudes des « galériens » et de « la mort ».

Les galériens surtout excitent sa verve. Non seulement les condamnés au bagne dont il décrit les trognes, mais aussi tous ceux qui sont contraints par la misère ou le métier à obéir, à se couler dans le moule, à « être vus » d’une certaine façon par l’opinion. Ainsi ces fils de criminels, ou chétifs mal élevés par des parents inaptes, ou orphelins que l’on fait domestique et martyr des frustrations bourgeoises, ou ceux qui voient leur nom insulté sur les murs et dans les chiottes, ou ces colocataires forcés de vivre ensemble et qui s’agacent de leurs petites habitudes sans pouvoir se quitter, ou ceux qui ont du succès et qui se sentent obligés de ressembler au Personnage que les gens se sont composés d’eux, où ceux condamnés au bon mot parce que c’est leur image au point qu’on rie alors qu’ils ne disent que « bonjour ou j’ai faim » (p.799 Pléiade). Une galère que l’image, la réputation, l’étiquette qu’on vous colle ! Vallès n’a pas de mot assez dur pour dire toute la tyrannie des autres (cet « enfer » dira Sartre), de l’opinion commune, de la moraline universelle.

Mais pour Zola, ce livre montre un Vallès en hercule de foire, du talent d’expression et de la vigueur mais des convictions peu établies hormis celles d’avoir souffert. « Il faut croire à quelque chose en art, il faut avoir une foi artistique, n’importe laquelle, si l’on ne veut crier dans le vide et dépenser une force herculéenne à des jeux puérils. Les phrases sont des phrases, si coloriées et pittoresques qu’elles soient. Lorsqu’on les jette au hasard, selon les caprices du jour, on ressemble à cet homme dont le génie s’use à appeler la foule dans sa baraque pour lui faire admirer des tours de force » p.1476 Pléiade.

Car il n’est pas encore fini, Vallès Louis-Jules, né en 1832 le 17 juin, et qui a déjà 33 ans lorsqu’il égrène ses articles. A l’âge où finit le Christ, Vallès commence à peine. Il est passé de l’état de chameau qui subit durant son adolescence au personnage de lion qui se révolte et rugit en sa jeunesse, selon les Trois métamorphoses de Nietzsche. Il lui restera à accomplir la dernière étape de la chrysalide : devenir l’Enfant – innocence et oubli, enfin créateur – ce qu’il n’accomplira qu’après la Commune et la double défaite, celle de l’Empire et celle du peuple et dont il fera une trilogie.

Jules Vallès, La rue, 1866, Nabu Press 2010, 330 pages, €23.03 e-book Kindle BnF 2015 €2.99

Jules Vallès, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1975, 1856 pages, €68.00

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Pourquoi l’écologie à la française reste un échec ?

Les nantis appellent à la restriction, les émergents trouvent légitime leur consommation, tandis que les plus pauvres attendent une fois de plus une sempiternelle « aide » internationale pour conforter les élites corrompues. L’Europe, divisée, moraliste, repue – a disparu. Le monde tourne autour du duo des hyperpuissances : les Etats-Unis et la Chine. Tant pis pour nos écolos.

Une fois de plus, ils n’ont rien compris. Trop bourgeois, trop chrétiens, trop social-moralistes, ils ont cru que réaliser des happenings en société du spectacle suffisait à galvaniser le monde. Eux donnaient la direction, révélée d’en haut ; les autres devaient suivre, convaincus par le marketing vertueux. Donc les pauvres restent pauvres, on leur fait la charité ; les émergents n’émergent plus, coincés sous le plafond de verre de la pollution ; les nantis restent nantis, tout au plus prendront-ils le vélo plutôt que la voiture… Eh bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Si « nos » écolos s’auto-intoxiquaient moins par leurs fumeux battages, s’ils secrétaient moins de moraline, s’ils analysaient les intérêts et les potentialités en réalistes plutôt qu’en histrions télégéniques, peut-être parviendraient-ils à comprendre un peu mieux le monde pour mieux le changer ? L’écologisme a pris la suite du communisme comme religion laïque. Mais s’il s’agit seulement de croyance, qui croira ? Qui y aura « intérêt » ? Pour quel « au-delà » ?

Or il importe d’analyser cette croyance. Fondée en apparence sur les scientifiques et leur « consensus » autour des travaux du GIEC (groupe international d’études sur le climat), la croyance récuse toute contestation, même venue de scientifiques. Comme si la science et sa méthode devaient s’arrêter aux convenances. Non, écolos dogmatiques, le doute reste fondamental ! Le savoir avancé exige la liberté de penser, de chercher et de dire. Le tropisme stalinien venu du passé gauchiste de trop d’écolos européens tend à faire de chaque climatologue un petit Lyssenko (dont on se rappelle tout le bien qu’il a pu faire à l’agriculture). La science est sans cesse en mouvement, elle progresse par essais et erreurs, par accumulation et confrontation. Figer le savoir en une vérité définitive, c’est nier la science et l’utiliser comme pancarte dans une manif – avec le même débat au degré zéro, la même tentative d’imposer sa vérité en force.

Alors qu’il suffirait de parler de la balance des risques pour rester rationnel, donc convaincant :

· Postulat n°1 : on ne sait pas (déjà, prévoir le temps local à trois jours, alors le climat planétaire dans 50 ans !…

· Postulat n°2 : quand on ne sait pas, on fait comme si le risque existait ;

· Postulat n°3 : dès que l’on en sait un peu plus, on corrige le tir, mais on est préparé.

C’est bien mieux pour susciter l’adhésion que la terreur millénariste !

Car si la science ne se confond pas avec la croyance, elle n’est pas non plus scientisme. La vérité ne sort pas tout armée et de façon définitive de la bouche des savants. Ceux-ci ne sont pas les exégètes d’une Parole éternelle qu’il suffit de « découvrir » comme on le fait d’un drap. Ils sont des chercheurs, ceux qui soumettent à expérience sans cesse une réalité mouvante. Il y a déjà eu des glaciations et des réchauffements, bien avant que l’homme ne fasse un feu ni ne domestique une vache ! Bien avant les centrales à charbon et le moteur à explosion ! Pourquoi le minimiser ? Cessons donc de nous croire le centre du monde, maîtres et possesseurs de la nature, ayant vocation à tout contrôler.

Chinois, Indiens, Japonais, Nigérians, ont une autre conception que celle, binaire, hiérarchique et impériale, qui est la nôtre dans le monde occidental (même pauvre), celle des religions du Livre. Eux voient la nature comme cyclique, les existences comme des réincarnations, le cosmos comme sans cesse mouvant et sans cesse à parcourir. Ce que disait Héraclite avant l’idéalisme de Platon, repris avec délectation par le christianisme (dont il confortait le Dieu unique) puis par le positivisme (qui voulait bâtir une ‘cité de Dieu’ laïque). Ce mouvement, cette infinitude, cette relativité, c’est bien ce qu’ont redécouvert Einstein, Bohr et Heisenberg après l’échec du rationalisme face aux passions de 1914. Les écolos ont, à l’inverse, la pensée régressive.

Que devient l’histoire, justement ? La tradition grecque, reprise par l’humanisme Renaissance puis par le libéralisme des Lumières, fait de l’être humain un animal inachevé, sans cesse en apprentissage, créant son propre destin par son histoire et en aménageant son milieu. Or les écolos remplacent l’histoire de chacun comme l’histoire des peuples ou même celle de la planète par un engrenage unique : l’Apocalypse ! C’est une régression à la pensée antimoderne, celle des légitimistes d’Ancien régime. Finie l’histoire en construction, l’être humain est réduit à sa seule condition naturelle, il doit subir. La Nature, substitut du Dieu tonnant d’hier, le punira. Il sera chassé du Paradis et condamné à errer dans les limbes laissés par la montée des eaux, l’assèchement des terres fertiles et des énergies fossiles, les forêts rabougries ravagées par les incendies et les tempêtes – comme s’il n’y en avait jamais eu avant. Il verra en tout frère un Caïn en puissance, prêt à lui sauter dessus pour lui prendre son eau, son blé ou le pucelage de sa fille. Est-ce la loi de la jungle dont se réclament les écolos ?

Il y a du ‘no future’ dans l’écologisme en Europe. D’où l’échec devant la planète. Le monde entier n’est pas prêt à croire à ce malthusianisme de développés, à cette morale de nantis issue du Dieu proche-oriental, à cet histrionisme médiatique en cercle fermé. D’autant qu’il y a collusion de système : médias comme consultants, labos comme industries spécialisées, crient après le financement. Plus ils font de bruit, plus ils parlent catastrophe, plus ils ont de retentissement dans cette société du zapping et du spectacle permanent ! Pour exister, faire peur ; pour obtenir des financements, manipuler l’opinion ; pour acquérir du pouvoir, faire pression médiatique sur les gouvernants.

Pour ma part, il n’est pas question de suivre les histrions, ni de naturaliser l’histoire, ni de dissoudre l’humain dans la mécanique scientiste. En revanche, soyons réalistes, c’est bien plus réconfortant et bien plus efficace. Il y a quelque chose à faire. Le défi de l’environnement est une nouvelle frontière :

  • Face aux ressources limitées de la planète, nous avons besoin de faire des économies.
  • Face aux défis climatiques et alimentaires, nous avons besoin d’innover et de faire avancer plus encore le savoir scientifique.
  • Face aux rumeurs, croyances et autres complots « pour le Bien », nous avons besoin de véritable information scientifique, de rationnel et de travailler en commun sans obéir aux diktats des clercs de la nouvelle mode, ni aux prophètes d’Apocalypse.

Economie, innovation, science – vous avez bien lu. Quelle est la méthode la plus efficace capable de réaliser l’un et l’autre ? L’autoritarisme d’Etat ? La dictature du parti unique ? Une nouvelle théocratie d’écolos initiés ? L’anarchie de petits groupes réfugiés dans leurs grottes en montagne bouffant bio ? Vous n’y êtes pas… Les Chinois le redécouvrent depuis plus de 40 ans, il n’y a qu’un seul système d’efficacité, apte à fonctionner sous tous les régimes politiques : le capitalisme.

Je ne parle évidemment pas des traders et autres financiers manipulateurs, qui doivent être régulés par des autorités responsables, mais du capitalisme industriel : celui qui sait produire le mieux avec le moins à condition qu’on l’oriente (loin de la mode, du fric et des paillettes, du sport-spectacle et autres histrionismes infantiles). Quand les écolos reconnaîtront que le savoir scientifique, appliqué à la technologie, et que la méthode capitaliste, appliquée à l’économie, sont capables à la fois de réaliser la sobriété nécessaire et d’innover pour vivre bien – alors on les écoutera.

Daniel Cohn-Bendit, en vrai politique, le savait déjà. Reste à convaincre tous les illuminés qui ne servent pas la cause de la planète avec leurs glapissements effrayés. Ni la cause de l’Europe, rendue inaudible aux Etats-Unis, comme en Chine ou en Inde, par sa propension à la morale et son appel à la décroissance. Mais, comme le disait de Gaulle d’un autre travers (la connerie) : « vaste programme ! ».

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L’avenir n’est écrit nulle part dit Montaigne

En son 11ème texte de ses premiers Essais, Montaigne lit Cicéron – il s’en trouve bien et tout conforté. C’est que les « pronostications » sont charlatanisme, déjà avant Jésus elles étaient contestées. Les pronostics sont les oracles que la pythie délivrait à Delphes dans les vapeurs de soufre ou les prédictions que les Romains tiraient du foie des victimes. Comme si les bêtes étaient fabriquées pour servir aux augures, raille Cicéron !

Reste « la forcenée curiosité de notre nature », dit Montaigne, qui remplace les superstitions antiques par d’autres plus modernes : le destin « dans les astres, dans les esprits, dans les figures du corps, dans les songes » plutôt que dans la science et sa méthode. Je m’étonnerais que cela soit toujours d’actualité malgré leur peu d’effet, si je n’avais la conviction que l’humaine nature est plus croyante et avide de soumission que raisonnable et aspirant à la liberté. Les horoscopes fleurissent et nombreux sont ceux qui y croient. Faites le test, comme je l’ai souvent fait à celles qui me juraient mordicus que c’était vrai : auquel cas, disais-je, si ça marche, vous qui me connaissez de caractère, de quel signe du zodiaque suis-je donc ? Jamais une seule fois ledit « signe » en réponse évidente ne fut le bon. Quant à invoquer les esprits, le Totor national le fit ; tourner les tables lui fit tourner la tête. Quant à la morphologie du crime ou la bosse des maths, chacun sait que c’est foutaise, les pires tueurs en série ont l’apparence de tout le monde et le voisin violeur et assassin était bon père et bon camarade. Quant aux songes, que voit-on en rêve ? Ses fantasmes sexuels, répondait Freud, ce qui a calmé les esprits, du moins ceux qui se piquent d’être de « beaux » esprits.

« Il n’est pas utile de connaître l’avenir », écrit Cicéron reprit par Montaigne. C’est « se tourmenter sans profit » – car l’avenir n’est écrit nulle part, n’en déplaise aux complotistes qui aimeraient bien un Dieu qui tire les ficelles pour mieux lui obéir et s’en faire les clercs zélés. Ainsi François, marquis de François, roi de France, qui trahit en Italie parce qu’il avait été convaincu par des charlatans payés par Charles-Quint que des maux étaient « préparés à la couronne de France et aux amis qu’il y avait ». Or ce fut la victoire du roi François 1er et le traître fut trahi par ses inquiétudes sans fondement. Montaigne de citer alors Horace :

« Il est maître de lui et peut vivre dans la joie

Celui qui peut dire chaque jour :

« J’ai vécu ; qu’importe si demain

Jupiter voile le ciel de nuages sombres

Ou nous donne un soleil radieux ».

C’est vrai, qu’importent les oracles ? L’avenir n’existe pas, seul le présent existe – éternellement. Induire que la divination existe parce que les dieux (qui sont censés commander au destin) existent, c’est se mordre la queue car si la divination existe, c’est donc que les dieux existent ! Ainsi se moque Cicéron et Montaigne après lui. « J’aimerais mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes », s’écrie notre philosophe – avec raison. Et de citer Platon qui en fait une régulation de sa république. Le hasard fait bien mieux les choses que les prédictions car les croyants ne retiennent que les 50 % en leur faveur, délaissant l’autre moitié qui va contre. Ainsi les ex-voto de ceux qui avaient échappé aux naufrages dans les chapelles. Diagoras lui-même, grec de Samothrace cité par Montaigne d’après Cicéron, s’en moquait déjà quand il s’agissait des temples : « ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurés noyés, en bien plus grand nombre ».

A quoi cela sert-il de « rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leurs malheurs », demande Montaigne ? Ne vaut-il pas mieux chercher en soi et dans ce que l’on a fait ? Ainsi l’Inde était plus sage, qui enseignait que le destin de chacun est ce qu’il en a fait, le karma qui le suit, le cycle des causes et des conséquences de sa propre existence, et dont il ne peut s’en prendre qu’à lui-même en ses actes passés. Chacun est responsable de soi, on a toujours le choix de ses actes – même lorsqu’il paraît impossible. Chercher en l’oracle, la prédiction ou le destin écrit un bouc émissaire est démissionner de soi, se faire esclave de ce qui vient avec l’excuse victimaire du « c’est pas ma faute ».

« Le démon de Socrate était à l’aventure certaine impulsion de volonté », analyse Montaigne, « une opinion prompte, véhémente et fortuite » qui pourrait « être jugée tenir quelque chose d’inspiration divine ». Mais cet oracle-là, qui est l’expression d’une conviction, n’est que raison opérante, opinion qui s’impose soi, et non vérité écrite de tout temps.

Ce que chacun sait bien, en vérité, sinon pourquoi « le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique, auquel leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu’il lui plaira », s’amuse Montaigne ? Ainsi des oracles de Delphes comme des prophétie de l’apothicaire Nostradamus, charlatan obscur du temps de Montaigne, auquel certains croient encore !

Moi, ce qui m’amuse toujours, est que Madame Soleil, qui prédisait soi-disant l’avenir, n’avait pas prévu son contrôle fiscal… Lors d’un voyage, une inspectrice des impôts nous avait détaillé l’enquête et ses résultats.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Alain Denizet, Le roman vrai du curé de Châtenay – Partie 1

C’est toute une époque que nous raconte Alain Denizet en parlant simplement de toute une vie. Mais une vie exemplaire des questions de son époque : l’Eglise et l’Etat, l’opinion et la presse, la vie et la foi, la sexualité et l’amour (les deux ne se confondent pas). La grande histoire abordée par les petits faits divers est d’une exploration passionnante. L’auteur a effectué ses recherches aux Archives nationales, départementales, diocésaines, à la Bibliothèque nationale de France, sur les sites des journaux anciens français et étrangers, dans les papiers des Jésuites. C’est avec sérieux et drôlerie que le lecteur s’y plonge.

Le sérieux est l’histoire d’un curé de campagne pareil à tous les autres, élevé à la ferme mais préférant rêver à l’église, plus influencé par maman que par papa car plus tendre, décidant à 13 ans – l’âge des premiers émois – d’entrer au petit séminaire Saint-Chéron à Chartres (actuel lycée Fulbert) avant de rejoindre le grand séminaire pour s’isoler du monde hostile et participer à la gloire de Dieu en le servant au titre d’intermédiaire. Une ambition sociale naïve dans une croyance ancrée. Car la société rurale de la Beauce à la fin du XIXe est déjà largement déchristianisée et l’école publique – laïque et obligatoire – a modifié en profondeur les manières de penser et de vivre depuis Jules Ferry. Joseph Delarue est né en 1871 en Beauce à Ymonville d’une famille de paysans moyens, aîné de trois enfants dont une sœur et un frère. Le séminaire sélectionne des enfants « doux, pieux, dociles et purs » p.21, « des anges dans des corps mortels » p.22 pour en faire des fonctionnaires zélés de l’Eglise. Ferdinand Buisson : « L’esprit clérical, c’est la prétention de cette minorité à dominer la majorité au nom d’une religion » p.22.

Pour cela, il faut mortifier la chair, cette hantise chrétienne et surtout catholique car les prêtres jurent chasteté. La dompter passe par la prière, la mortification et l’examen de conscience journalier prescrit par le supérieur, préparatoire à la confession hebdomadaire. Le compagnon de séminaire Adrien Hénault, âgé d’un an de plus, se mortifie cinq fois par jour – et meurt d’ailleurs à 17 ans. L’homélie de saint Basile incite à « mépriser la chair, elle a des désirs contraires à ceux de l’esprit » p.40. « Dans les manuels du confesseur, le péché de chair occupe une place prépondérante, signe de l’obsession que lui porte l’Église » p.53. « Que connaissent Joseph et les futurs prêtres du corps féminin ? Peu et mal » p.39. « Puisque les prêtres doivent être le temple de Dieu et le sanctuaire du Saint-Esprit, il est indigne qu’ils s’adonnent aux choses sexuelles et souillées », édicte le deuxième Concile de Latran en 1139 – p.44.

L’éducation est tout édifiante, littérature classique mais expurgée de ce qui est inconvenant pour la morale catholique, peu d’histoire, pas de moyen-âge ni de Renaissance sauf saint Louis et Philippe 1er d’Espagne, l’histoire contemporaine s’arrête à la révolte polonaise de 1830 – soit un demi-siècle avant le présent. Evidemment la Bible et les martyrs des saints. L’enseignement prône le conservatisme, la monarchie, la campagne, la supériorité de l’homme blanc. Au grand séminaire de Chartres sont ajoutées philosophie chrétienne et théologie. « Une atmosphère de serre » p.39 qui rend captif et craintif, et laisse sans défenses hors de l’Eglise face aux tentations du monde.

L’ordination de Joseph Delarue a lieu en 1895, à 24 ans, il est nommé curé de Châtenay en 1898 à 27 ans, une commune située à équidistance entre Chartres et Etampes, en pleine Beauce. « L’assistance à la messe de Pâques s’est effondrée dans l’arrondissement de Chartres de 20 % à 12 % de 1874 à 1898 et, dans le canton d’Auneau qui est celui de Châtenay, la messe dominicale n’est suivie que par 20 % des femmes et par 3 % des hommes » p.51. Messes, visites, conférences épiscopales, retraites, tombolas, jeux pour enfants, vélo, photo, pèlerinages, « l’abbé Delarue est un homme sensible et bon. En quelques mots, il sait réconforter » p.57. On salue sa tolérance, sans façon et accessible, bon garçon. La grande œuvre de l’abbé est l’école privée de filles à partir de 1903. C’est à ce moment qu’arrive Marie Frémont l’institutrice.

Le 24 juillet 1906 commence l’affaire Delarue : le curé a disparu.

Son histoire personnelle devient alors une romance pour la presse en plein essor, un fait divers devenu symbole social. « Le 3 août, l’envoyé spécial de La Croix apprend que la gendarmerie d’Étampes « vient de retrouver le corps du curé. Il a bien été victime d’un crime » p.78. Fausse nouvelle : le cadavre n’est pas le bon. Les hypothèses fusent, de la fugue amoureuse, aux détournements de fonds, ou à la fuite aux Amériques. « Le fait divers occupe une part croissante de la surface rédactionnelle – 10 % pour les quatre grands de la presse à grand tirage. En même temps que le haut du pavé, il gagne toutes les couches du millefeuille social, indigents, paysans, ouvriers ou bourgeois, femmes et hommes. Une culture de masse naît ainsi de la simultanéité de l’information et de sa diffusion pour tous. Le succès du fait divers est tel qu’il concurrence le récit d’aventures » p.97. Le quotidien Le Matin mène la danse, adepte du scoop à l’américaine. Le sujet fascine où s’entremêlent religion et politique, amour, sexe et argent. « L’énigme du curé de Châtenay traverse frontières et océans : Le Vingtième siècle [Belgique] titre le 7 août sur la « mystérieuse disparition », La Stampa [Italie], le 11 sur « le roman du prêtre disparu », The Hull Daily Mail [Angleterre], le 17 sur « une affaire pour Sherlock Holmes » et The Evening mail [Australie], le 7 septembre sur « l’étrange disparition d’un prêtre français » » p.99.

L’affaire est aussi politique. « En arrière-plan, il y a l’année 1906 riche en débats ponctués de noms d’oiseaux entre cléricaux et anticléricaux : l’encyclique Vehementer en février, les inventaires des biens des églises en mars, les élections législatives de mai, la polémique sur le travail dominical en juin, l’application à venir de la loi de Séparation et là-dessus, comme un poil à gratter, la disparition de l’abbé Delarue » p.99. Gouvernement anticlérical, francs-maçons et Juifs s’opposent à l’Eglise, aux catholiques et aux conservateurs.

Et c’est alors que le rire s’élève.

Tout est grotesque : l’enquête, les supputations, les fantasmes. On retrouve son vélo, son chapeau, des témoins l’ont vu pédaler. « Le 15 août marque le début d’une abracadabrante séquence de sept jours. Tout commence par la découverte du vélo de l’abbé par un mage hindou, Devah » p.106. Il y aura un autre devin, Ramanah, des voyants et pythonisses, le magnétiseur Pickman, le dompteur Pezon et sa hyène Carlos, engagée pour rechercher le cadavre ! Ces bêtes-là sentent en effet la charogne de très loin. Étampes, qui d’ordinaire somnole au pied des ruines de son donjon quadrifolié, vit dans l’agitation perpétuelle. La ville a pris « une allure de station balnéaire, ce ne sont qu’autos, motos et bicyclettes qui sillonnent les routes » p.114. Le « juge Germain, très controversé depuis le début de l’instruction. On souligne son inexpérience, on évoque ses revers passés, on rappelle surtout comment ce pistonné hérita d’un poste pour lequel il n’était pas préparé. Ce « jeune fat » p.122. Cela nous rappelle les affaires Bruay-en-Artois, Outreau, Grégory…

Qu’est-il advenu du curé Delarue ? Les adeptes des énigmes policières arrêteront là leur lecture et sauteront la note de demain ; les férus de l’histoire peuvent poursuivre car même si l’on connait la fin, ce qui donne du plaisir est le chemin. Seuls les infantiles qui croient au Père Noël salivent devant « la surprise ».

Suite à la prochaine note, demain…

Alain Denizet, Le roman vrai du curé de Châtenay 1871-1914, ELLA éditions 2021, 380 pages, €20.00

Attachée de presse Emmanuelle Scordel-Anthonioz escordel@hotmail.com 06 80 85 92 29 Linkedin

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Le Casse du siècle d’Adam McKay

La crise économique mondiale de 2008, préparée par la spéculation américaine sur les prêts immobiliers irremboursables de 2007, est racontée de façon à la fois pédagogique et déjantée, à l’américaine. C’est instructif et biaisé, comme toujours dans les films yankees à la gloire des yankees. Déjà les attentats de 2001 avaient rendu paranoïaques les Etasuniens, en 2007 ils sont carrément devenus incontrôlables et, avec Trump, ils ne se sentent plus, trop contents d’eux et xénophobes. De bonnes raisons pour prendre de la distance avec ce peuple infantile et vaniteux, d’un égoïsme forcené, qui ne comprend que la loi du plus fort. J’ai longtemps travaillé avec des Américains, et longtemps sur la bourse en tant que gérant, analyste et stratège ; je les connais bien. Ce qu’ils sont devenus depuis vingt ans m’écœure. Ce film est une pierre noire supplémentaire à leur tombeau. Il est tiré du livre paru en 2010 d’un des leurs, Michael Lewis, The Big Short : Inside the Doomsday Machine (Le grand pari à la baisse : dans la machine à Jugement dernier).

Il tourne autour de quatre personnages qui, par esprit de contradiction et par tempérament pionnier, osent aller contre les conventions de leur milieu d’affaires et contre les valeurs établies. Le premier, dès 2005, est le docteur Michael Burry (Christian Bale), un gestionnaire de fonds spéculatif qui tient au titre de « docteur ». Outre qu’il l’a brillamment obtenu comme neurologue et que, comme le dieu Odin, il ne voit que d’un œil, il l’oppose à sa propre apparence « californienne » : pieds nus au bureau, voix qui bafouille et air planant du syndrome d’Asperger, tee-shirt bleu uniforme tous les jours. Il se gave à fond de heavy metal et semble ne pas écouter ses interlocuteurs. Mais il découvre que le marché de l’immobilier résidentiel américain est un château de cartes fondé sur des prêts sans garanties consentis à des acheteurs insolvables, souvent immigrés et parfois au chômage.

Le vendeur en salle de marché de la Deutsche Bank de New York Jared Vennett (Ryan Gosling), entend parler de Burry par un banquier qui s’en gausse et trouve qu’il y a au contraire à creuser : si tout le monde pense dans le même sens, faire fortune consiste à prendre le pari inverse – même si cela peut prendre un certain temps : le balancier des excès revient toujours dans l’autre sens.

Le hasard d’un coup de téléphone au mauvais numéro fait réfléchir le gestionnaire de hedge fund Mark Baum (Steve Carell), juif psychotique qui en veut à la terre entière et qui cherchait déjà des incohérences dans le Talmud étant enfant, au grand dam de son rabbin. Il est convaincu par Vennett de la probabilité non négligeable d’un retournement et va sur place observer la situation du marché immobilier subprimes (à risques plus élevés que la norme), celle des bénéficiaires des prêts, la spéculation d’une strip-teaseuse qui a acheté à crédit cinq maisons plus un appartements sans avoir le premier sou, et des courtiers prêteurs qui font du bonus sans se préoccuper de la suite.

Charlie Geller (John Magaro) et Jamie Shipley (Finn Wittrock), jeunes créateurs d’un fonds de placement de mprovince qui est passé de 110 000 à 30 millions de dollars en quelques années découvrent par le bouche à oreille la prise de position baissière des iconoclastes et y croient. Ils ne sont pas assez gros pour avoir accès au ISDA Master Agreement, une autorégulation de l’International Swaps and Derivatives Association visant à canaliser les contrats d’échanges privés en bourse. Ils demandent au trader repenti Ben Rickert (Brad Pitt) de les épauler ; ils ont fait sa connaissance en promenant le chien.

L’opinion générale en 2005-2007 est que l’immobilier reste un placement sûr et que les prêts seront toujours remboursés, même par voie judiciaire et saisie du bien. Sauf que non seulement le risque est grand en cas de retournement économique à cause des taux variables dont les mensualités sont fondées sur la valeur de la maison, mais les prêts à peu près solvables deviennent de plus en plus rares, incitant les courtiers à prêter à n’importe qui et les banques à revendre ces prêts à faible espoir de remboursement (subprimes) aussitôt sans contrôle. Cela par le tour de passe-passe de la titrisation hypothécaire Mortgage Backed Securities (MBS). Dès 2006 la rentabilité s’effrite et le taux de défaut augmente. Les mauvais crédits notés B sont mélangés à d’excellents crédits notés AAA par les agences de notation devenues sociétés de commerce et qui ont donc un intérêt financier à « bien » noter le titre final pour plaire à leur client. Pire, avec deux titres, les banques en créent un troisième qui contient une part de chacun des deux et est vendu comme « synthétique », les Collateralized Debt Obligations (CDO). L’effet de levier des bénéfices est enclenché… mais aussi celui des pertes éventuelles.

En bref, tous les acteurs du marché boursier obligataire américain ont intérêt à voir perdurer le système de spéculation : les emprunteurs ont enfin leur rêve de maison réalisé, les courtiers en prêts s’en mettent plein les poches en bonus, les banques refourguent à leur clientèle de fonds de pension et d’investissement les titres risqués enjolivés d’un joli ruban de notation pour lesquelles les agences touchent une grasse commission, la Fed (banque centrale) ou la SEC (qui surveille la bourse) n’y voient rien d’inquiétant ou d’illégal. Mais l’appât du gain aveugle ceux qu’il veut perdre et la finance comportementale (citée dans le film) montre qu’une suite de gains réguliers ne préjuge jamais du futur. Les moutons de Panurge se précipitent tous d’un même élan à la baille sans réfléchir parce que le premier a sauté.

Nous sommes début 2007 et, dès que les taux variables vont varier à la hausse, le vélo spéculatif va ralentir sa course et précipiter de plus en plus de détenteurs de titres subprimes en pertes. Pour parier contre le marché, tous contractent des Credit Default Swap (CDS), options d’assurance qui montent quand les titres hypothécaires tombent. Au Forum de la Titrisation américaine à Las Vegas (ville du jeu et de la démesure), Baum déjeune avec un administrateur de CDO synthétiques qui avoue la pyramide de paris de plus en plus gros et risqués qui existe sur les prêts subprimes. Le marché atteint déjà vingt fois la taille de l’économie sous-jacente et l’explosion – inévitable – de la bulle risque d’entraîner toute l’économie.

Il faut attendre plusieurs mois, tandis que les clients sont inquiets de perdre les appels de marge tant que les subprimes montent ou restent à niveau, mais le marché finit par retrouver le réel : il s’effondre et le fonds de Michael Burry gagne 2,3 milliards de dollars, soit + 489 %. Mais huit millions de gens perdent leur emploi, six millions sont jetés à la rue après la saisie de leur maison, des retraités sont ruinés, des insolvables saisis, perdant souvent espoir et parfois la vie. Lehman Brothers fait faillite, Bear Stearns et Merrill Lynch sont absorbés par d’autres banques, Citicorp comme Deutsche Bank sont renflouées avec l’argent des contribuables et les activités de banque d’affaires séparées des activités de dépôts par décision du Congrès. Mais un seul banquier (suisse) sera mis en prison, tous les autres s’en tireront sans dommages, certains même entreront au Government Sachs composé en 2009 par Barack Obama… L’Islande, la Grèce, l’Irlande, sont en grave défaut de paiement et il faudra dix ans pour qu’ils réémergent.

Malgré un son mal mixé qui rend tonitruantes les musiques vulgaires du rap et du metal, les sons acculturés de l’Amérique contemporaine qui s’assourdit pour ne rien entendre du vrai, malgré les images parfois hachées, comme subliminales, faites pour zapper la trépidation spéculative et la fièvre du fric, le spectateur va apprécier quelques moments d’ironie assez lourde (le voyant qui n’a qu’un œil, la fille de l’agence de notation aux lunettes très noires qui « n’y voit rien ») et de bons moments de pédagogie, comme ce chef cuisinier qui prend l’exemple du flétan qu’il n’a pas venu à ses clients et qu’il remixe dans un consommé à la carte, donc apprécié comme « nouveauté ». Moins les produits vendus sont clairs et compréhensibles, plus il faut se méfier : aux Etats-Unis, l’arnaque est un sport national et faire du fric le but ultime de l’existence. Les lanceurs d’alerte sur les subprimes ne sont d’ailleurs pas philanthropes : ils ont gagné beaucoup d’argent en pariant à l’envers des cons qui suivent béatement le mouvement et s’en confortent dans les dîners arrosés et les boites à filles. Mais, fortune faite, Michael Burry investit sur une seule matière première : l’eau ; Beckett fait pousser des graines bio dans son potager ; Baum ne se vante plus de niquer les autres et se recentre sur sa famille ; les deux jeunes provinciaux jouissent de leur réputation sans plus spéculer. Aux Etats-Unis, pays brutal, il faut une baffe pour que vienne la sagesse !

Un bon film sur la finance, sur la folie tradeuse et sur la démesure vaniteuse yankee. Et si vous ne vous intéressez pas à la finance, vous avez tort – car elle commande à l’économie et à votre épargne retraite.

DVD Le Casse du siècle (The Big Short), Adam McKay, 2015, avec Christian Bale, Steve Carell, Ryan Gosling, Brad Pitt, Paramount Pictures 2016, 2h05, €6.99 blu-ray €10.98

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Philippe Barrot, Ne pas dire

La tyrannie de foule se met en place trop facilement en démocratie. Plus la démocratie est ancienne, plus sa vertu s’émousse au profit de l’opinion commune, qui devient obligatoire. Les angoisses du temps génèrent une réaction de frilosité qui pousse à se réfugier dans le nid, la tribu, la horde. Des comportements de lynchage deviennent alors courants. Au nom du « Bien » – qui est naturellement défini comme ce que pense la majorité – laquelle majorité est définie par quelques faiseurs d’opinion seulement. Ce qui rappelle la Terreur de 1793 et le « qui n’est pas avec nous est contre nous », les Bolcheviks de l’URSS qui surveillaient la population par commissaires politiques et « normalisaient » les comportements par la police politique et envoyaient en camp de redressement psychiatrique les « malades » déviants qui ne pensaient pas comme tout le monde.

Dans « Ne pas dire », Philippe Barrot se lance dans un (long) monologue sur le sujet où il s’efforce de dire qu’il ne faut rien dire, tout en le disant sans le dire.

Pour s’élever contre une tendance, un auteur peut suivre cinq voies au moins : informer, dénoncer, railler, analyser, mettre en scène.

Il peut recenser la montée des cas d’injonctions et donner des exemples pour montrer combien devient dangereuse cette dérive – il s’agit d’informer par constat comme Davet-Lhomme interrogeant François Hollande dans Un président ne devrait pas dire ça ou le général Soubelet dans Tout ce qu’il ne faut pas dire.

Il peut dénoncer les dénonciateurs dans leur impunité en montrant où sont leurs préjugés, leur intolérance et les intérêts qu’ils masquent dans leur croisade de vertu – il s’agit d’écrire un pamphlet comme Mathieu Bock-Côté au Québec avec L’Empire du politiquement correct.

Il peut railler le ridicule des censeurs, comme Molière le fit dans Tartuffe, et montrer combien leur bon plaisir remplace les règles de la liberté, combien leur « droit » d’imposer les convenances est celui du plus fort plus que celui du Bien – il s’agit alors de satire comme dans les films Les bronzés sur les années 80 ou Ridicule sur le comportement (français) de cour, aussi réel sous Louis XIV qu’à l’Elysée.

Il peut chercher les présupposés idéologiques, philosophiques, psychiatriques des adeptes de la Cancel culture (la culture qui interdit aux autres d’émettre une opinion dissonante, au détriment de la liberté comme de l’égalité), ou de la culture de la dénonciation (fondée sur la paranoïa et la tactique facile du bouc émissaire, fille alors de la culture de l’excuse : « c’est pas ma faute ») – il s’agit alors d’un essai comme Natacha Tcherniak (dite Nathalie Sarraute) le fit dans Tropismes ou Alain Finkielkraut dans L’Identité malheureuse.

Il peut enfin mettre en scène des personnages qui incarnent les délateurs et les partisans de la liberté, le néo-clergé du vertueux et les néo-libertins – il s’agit alors d’un roman ou d’une pièce de théâtre comme hier Montherlant dans Le démon du bien et de nos jours dans la pièce Le prénom qui a donné un film hilarant du même nom.

Rien de tout cela dans cette plaquette où le discours sans fin dit qu’il ne dit rien pour gémir sans lendemain sur le « ne pas dire ». C’est une sixième voie, pas forcément la plus heureuse : le monologue du vagir (définition ici pour les nuls).

Avec quelques fulgurances dans le texte qui font penser, comme cette véritable allergie psychique qui sévit comme une épidémie : « Où est l’épicentre de ce séisme allergisant ? De l’autre côté de l’Atlantique… Prenez une conférence faite par une femme sur un sujet tabou, sans nom, ou dont le nom même provoque une réaction immédiate… il y a une police de médecins qui intervient de suite pour que personne dans l’assistance n’ait de choc allergique, ne se sente humilié, dégradé, déchiré par des propos franchement inadmissibles… Des lieux d’enseignement transformés en espaces sécurisés, entourés de matelas épais où les mots n’ont plus cours… on n’est plus dans l’indicible mais dans l’inaudible » p.18.

Ou encore la nouvelle expression faite de clichés et de mots basiques pour « limiter le pouvoir des arrière-pensées et des sous-entendus ». Il s’agit de la même novlangue soviétique après celle créée par la Révolution française : tout rebaptiser pour éradiquer le « vieil homme » (les vieilles femmes suivront). Aujourd’hui, « aucune complication, des mots courts, des phrases courtes pour habituer le cerveau à fonctionner de cette façon et ne pas inscrire en lui des complexités de grammairien intéressé par la langue. Non, le cerveau occupé par des circuits courts, neurones auxquels on a retiré l’envie du compliqué et le besoin d’opacité. L’expression « ça me prend la tête » résume à elle seule cette perspective pédagogique. Il ne faut pas fatiguer le cerveau, auquel on donne une bouille globale et prédigérée pour produire, plus tard, un art prétendument dérangeant qui ne dérange rien puisque cela reste dans le silence du « ne pas dire ». La nouvelle langue est amorphe, remplie d’amortisseurs, de clichés mis à toutes les sauces, « pas de souci ». » p.45. Je me demande s’il n’y a pas une contamination aujourd’hui de l’informatique dans la façon de penser, comme hier de la cybernétique dans le structuralisme. La soi-disant « intelligence » artificielle ne serait-elle pas au fond la rencontre d’un cerveau de plus en plus réduit aux automatismes avec une informatique de plus en plus adaptée au complexe ? Drôle de Dessein intelligent pour ceux qui y croient…

Un étonnement m’étonne à propos de « l’Etat de droit ». L’auteur semble dire que l’expression est un pléonasme redondant qui noie le dire dans le « ne pas dire » en mélangeant tout pour entretenir la confusion des mots. Mais « Etat de droit » a un sens précis : il s’agit d’un Etat qui respecte le droit défini préalablement dans tous ses actes et qui est contrôlé par un troisième pouvoir plus ou moins indépendant pour faire respecter les règles. Le droit s’y impose à tous, y compris à l’État lui-même. Chacun sait qu’il existe d’autres Etats qui ne respectent rien, pas plus le droit que les coutumes : ce sont les Etats totalitaires ou seulement illibéraux selon leur degré de cynisme. Le droit est alors remplacé par le fait du prince et la règle égale pour tous par le bon plaisir du plus fort. L’Etat de droit est donc – par sa Constitution, par les traités internationaux signés, par les lois votées après débat contradictoire, par la jurisprudence d’un corps de juges – un rempart contre le totalitarisme, y compris celui de l’intolérance en démocratie. Le harcèlement, la diffamation, la liberté d’expression « dans le cadre des lois en vigueur », sont (heureusement) défendues. Bien plus en France, au Royaume-Uni, en Allemagne – et même aux Etats-Désunis de Tweeter Trompe – qu’en Russie de Poutine, en Chine de Xi, en Turquie d’Erdogan, en Biélorussie de Loukachenko, en Arabie Saoudite de MBS, en Iran mollarchique et dans tant d’autres contrées plus ou moins xénophobes et national-religieuses.

Philippe Barrot, Ne pas dire, 2020, PhB éditions, 54 pages, €10 (à paraître)

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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Eric Bohème, Le Monico

La surprise du jour : un joli roman présenté sous la forme d’un joli petit livre soigneusement édité.

L’auteur se met dans la peau d’Arlette, une femme dotée d’une grosse poitrine comme on en voit parfois dans les entreprises artisanales de mecs, et qui adore les trains. Je ne sais si la SNCF sponsorise des auteurs mais ce roman aurait tout à fait sa place dans un palmarès. Vierzon voisine avec Bois d’Oingt-Légny auquel succèdent Lamure-sur-Azergues, Les Echarmeaux, Albigny-Neuville, Dompierre-sur-Besbre, La Clayette-Baudemont, Dompierre-Saint-Fons, Saint-Symphorien-des-Bois, Varennes-sur-Fouzon, Chauffailles, Saincaize et même… Paris !

Le chant des noms du centre de la France apaise, au rythme des bogies sur les rails. Qui connaîtrait ces bleds perdus sans le train ? Arlette va de wagon à l’ancienne en moderne TER, se remémore les monstrueuses et éructantes locomotives à vapeur dont le nom donnait le nombre d’essieux, admire moins les contemporaines motrices électriques ou diesel. Elle se pose des questions sur les nouvelles poubelles design entre les sièges, que nombre « d’usagers » ne comprennent pas, laissant donc leurs déchets par terre – mais soigneusement rangés.

Elle descend dans les hôtels « de la gare », des Nations, du « lion d’or » (lit où on dort…), où elle regarde volontiers « la télé sur le canal 251, celui d’une chaîne chinoise » p.44. Cela lui permet de voir « les mêmes spectacles idiots qu’à la télévision française » mais les « fadaises des présentateurs » en moins. Elle fréquente les buffets – quand il en reste – et admire les graffitis des toilettes de première classe : « gros zob 06 71 XX XX XX ». Arlette appelle mais le numéro ne répond pas. Puis on la rappelle… d’Afghanistan ou ledit gros zob est militaire en opération. Comme il ne peut assurer son annonce, il délègue un copain « depuis le CM1 » – mais qui arrive flanqué d’un chiard braillard qui fait ses dents dont il a la garde alternée.

Écœurée, Arlette rappelle son ami René-Georges, représentant-placier chez Noilly-Pratt, entreprise qu’il va quitter pour une autre où il sera chef avec une Volkswagen Passat de fonction. Mais celui qu’elle préfère, son amant de cœur, est Juju, ex-otage au Soudan durant trois ans et qui se reconstruit lentement au rythme des psy. C’est lui qu’elle rejoint au night-club Monico à Chauffailles.

Il aime décliner son érudition à propos. Comme ce phénomène « d’inférence : on juge les autres, les réactions des autres, le comportement des autres en fonction de son propre système de croyance et de convictions. Evidemment, cela n’aboutit qu’à des tensions ou à des incompréhensions, concluait Juju » p.16. Il précise un peu plus tard que « rien n’est normal ou anormal ; tout n’est que conformité ou non à une norme qui varie selon les lieux ou les époques. Juju alors souriait » p.47. Avis aux polémiqueurs qui se muent volontiers en inquisiteurs censeurs !

Il y a donc de la philosophie chez Arlette. Elle observe, elle analyse, elle déduit – mais suspends son jugement car une opinion n’est que relative à un lieu et un moment. Voilà qui est bien une sagesse, la sagesse du train qui passe.

C’est drôle, court et enlevé – un bonheur. Voici donc un bon roman d’un « écrivain français d’expression ivoirienne » comme il se présente volontiers, déjà auteur de Réalités métissées, livre chroniqué sur ce blog. Un roman qui tient en outre dans une poche « normale », c’est-à-dire plus petit que les soi-disant « livres de poche » qui n’y entrent pas souvent.

Eric Bohème, Le Monico, 2019, illustré par Aliona Ojog, éditions Antidata, 105 pages, €8.00

Les éditions aNTIDATA

Le wiki (squelettique) de rigueur

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Adultes mais diminués

De temps à autre, au détour d’une conversation, je me rends compte que les gens que je peux côtoyer tous les jours ne vivent pas dans le même monde que le mien, ni au même rythme. L’histoire peut avoir plusieurs vitesses.

À l’occasion d’un emménagement, les deux hommes qui ont monté les meubles et les cartons dans le camion ont déclaré qu’ils n’avaient jamais pris l’avion. Djamel, Algérien d’origine élevé à Marseille, devait justement le prendre pour la première fois de sa vie, d’Orly à Marseille–Marignane, la semaine suivante. Il avoue : « j’ai la trouille… on m’a dit, c’est surtout au décollage, mais à l’atterrissage aussi ». L’autre, un franchouillard de banlieue, a acquiescé : « oui, moi non plus je n’aime pas. Je n’ai pas envie de commencer ». Djamel : « je crois qu’avant, je vais me prendre quelque bières, histoire de dormir pendant le vol, quoi ».

Ces gros machos qui en rajoutent, roulant tout à l’heure des mécaniques en soulevant l’un de mes cartons remplis de livres d’art : « ouf ! Ça, c’est pas un carton de pédé ! », ont la trouille de simplement prendre l’avion. C’est le fait de la télé et de l’amplification de l’opinion. Je découvre un pan du monde où la frilosité naît de l’ignorance, où le conservatisme est viscéralement une réaction de peur devant l’inconnu et la nouveauté.

On pourrait me rétorquer qu’il faut avoir les moyens de prendre l’avion. Erreur : ce n’est plus le cas aujourd’hui, et cela depuis quelque temps déjà. Les tarifs promotionnels d’Air France sur Marseille, par exemple, sans parler des compagnies low cost, rendent le voyage moins cher que le train et à peine plus qu’à deux en voiture par les autoroutes à péage. Encore faut-il le savoir, s’informer, donc écouter ou lire. Les agences de voyages sont désormais partout, y compris en banlieue, mais il faut faire la démarche de chercher. Tout le monde n’a pas accès ou ne sait comment prendre Internet encore aujourd’hui.

Car ce processus cumulatif de vouloir et de savoir chercher commence dès l’enfance. Les mauvais élèves resteront des adultes diminués, craignant tout ce qui change. La curiosité, l’ouverture au monde, l’attrait du nouveau ou du neuf sont un apanage de l’enfance dont les petits cancres sont pourvus comme les autres, et peut-être plus que les autres. Mais cela s’amenuise dès l’adolescence je l’ai constaté moi-même au service militaire, et disparaît complètement dès l’entrée dans le couple et dans la vie professionnelle. Un garnement plein d’initiative et de vie devient un adulte falot trop rangé.

Est-ce un trait national français, issu d’une culture d’origine paysanne ? Faut-il incriminer l’organisation éducative qui récompense la conformité et le caractère placide ? Ou l’esprit national fonctionnaire, hostile à toute prise de risque et à toute aventure ? Ou encore l’enracinement catholique, envieux de toute « inégalité », jaloux de tout « tempérament », cupide devant toute « fortune » ?

Plus profondément, ne pas savoir, c’est craindre. Réflexe de survie : l’angoisse naît de l’ignorance. La mort est l’ignorance suprême or, en avion, le passager est complètement dépendant des conditions météo, de la mécanique, de l’équipage, d’éventuels terroristes. Lorsque l’angoisse devient insupportable, les illusions offrent un refuge commode : l’idée de paradis, la vie communautaire de secte, les croyances occultes, l’alcool, la drogue, les somnifères, etc.

Pour moi, rien ne vaut un bon livre ou encore Internet pour creuser la question et raisonner sur le sujet. Mais l’éducation nationale produit peu de personnalités assez sûres d’elles-mêmes pour se forger une opinion hors du bouche-à-oreille et du conformisme ambiant.

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Patricia Highsmith, Le meurtrier

Le titre en français fait peut-être plus vendeur que le titre américain mais « le gaffeur » (the blunderer) décrit bien le personnage principal. Patricia Highsmith est une observatrice aigue de la société de son pays et de son époque. Les années 1950 aux Etats-Unis sont celle de la réussite sociale encouragée par les biens de consommation ménagers, et les couples s’enferment en égoïsme, surtout lorsqu’ils n’ont pas d’enfants. Chacun y écluse force scotch et cocktails pour les riches, bière en boite pour les pauvres – même avant de prendre le volant après la « soirée ». Et l’on y fume comme des cheminées.

Walter Stackhouse (rien à voir avec un steack) est un avocat d’affaires qui a épousée une névrosée redoutable dans la vente immobilière. Il est toujours amoureux et sexuellement attiré, pas elle. Il divorcerait bien mais, à chaque tentative, Clara entreprend un suicide. Ne reste que le meurtre… qui lui effleure l’esprit à la lecture d’un fait divers dans un journal. Une femme a été tuée à un arrêt de car, attirée dans un buisson, et son mari a un alibi qui repose sur un témoignage : il était au cinéma.

Crime parfait ? Walter découpe l’article (Internet n’existait pas) et va pour le classer dans un cahier d’observations sociales qu’il tient peut-être comme Patricia Highsmith pour en tirer des idées de futurs romans. Et puis il le jette ; il est amoureux de sa femme et va plutôt forcer le divorce. Si elle réussit son suicide, pas besoin de la tuer !

Il est en revanche fasciné par le mari du fait-divers et va jusqu’à sa librairie pour le voir physiquement. A-t-il été capable de tuer ? C’est la première d’une série de gaffes qui vont se multiplier, faisant de lui un coupable lorsque sa femme meurt lors d’un arrêt de car où elle va voir sa mère mourante qu’elle déteste. Elle est retrouvée fracassée en bas d’une falaise. A-t-elle sauté ? L’a-t-on poussée ? La première hypothèse est vraisemblable mais le gaffeur a été jusqu’à suivre sa femme jusqu’au premier arrêt du car longue-distance, comme hypnotisé par l’exemple du libraire. Il ne l’a pas trouvée mais s’est fait remarquer – troisième gaffe.

Le jeune inspecteur fédéral Corby s’acharne sur les dossiers car il a les dents longues. Il retrouve la coupure de presse classée dans l’album de Walter, qui croyait l’avoir jetée mais que sa femme de ménage consciencieuse a ramassée. Et il découvre que l’avocat a été rendre visite au libraire avant la mort de sa femme. Il n’aura de cesse, dès lors, de monter les deux hommes l’un contre l’autre afin de les faire avouer. Sans Stackhouse, Melchior le libraire aurait vécu tranquille et sans soupçons. Mais la façon dont sa femme a été éliminée a inspiré un copieur, ce qui ramène le projecteur sur lui.

Cette rivalité se double d’une lutte de classes : « C’était bien le genre d’endroit où il s’attendait à voir vivre Stackhouse, une grande maison, de la bonne construction solide et chère, comme un livre relié en parchemin blanc, et pourtant sans rien d’ostentatoire : Stackhouse était si profondément homme de goût, si bien retranché derrière la barrière de son argent, de sa classe sociale, de son allure d’Anglo-Saxon » p.335 édition Pocket. Cette peinture de mœurs fait beaucoup pour l’attrait des livres.

Mais c’est surtout la fabrique du coupable qui est le ressort du roman. Le vrai coupable du premier chapitre sait se faire oublier ; le faux coupable de la suite multiplie les erreurs et se laisse manipuler. C’est l’époque autoritaire où l’on ne peut entendre sonner un téléphone sans décrocher, même au milieu de la nuit, ni entendre sonner à la porte sans ouvrir. Où les rumeurs sociales s’enflent en milieu fermé, la femme ménage déclarant au kiosquier qui le répète à la charcutière, ce qui arrive aux oreilles de l’ami ou du patron… Où les journaux s’emparent des affaires juteuses et spéculent sur la culpabilité à partir de menus faits, faisant des coïncidences des preuves et des gaffes des aveux. C’est particulièrement net aux Etats-Unis, et déjà dans les années cinquante du maccarthysme où chacun soupçonnait chacun de possible trahison. C’est que les sociétés puritaines sont portées à s’épier mutuellement, à dénoncer les déviances de « la ligne », à chercher le « péché » dans tout comportement. C’est le cas en islam, c’est le cas dans la société communiste (et peut-être bientôt en société écologiste), c’est particulièrement le cas aux Etats-Unis. Dans ce genre de société, seule compte l’apparence, la réputation, l’opinion. Peu importe la vérité, elle n’est que contingente et relative ! Chez Patricia Highsmith en 1954, comme chez Donald Trump en 2017. Car il s’agit bien de la même société.

La fin est désagréable et bâclée, la vieille vicelarde de Patricia Highsmith, auteur de Plein soleil, n’ayant aucun sens du bien ni de la morale. Mais, après tout, l’inattendu fait le sel du roman policier.

Un film de Claude Autant-Lara a été réalisé en 1963 sous le même titre, Le meurtrier.

Patricia Highsmith, Le meurtrier (The Blunderer), 1954, Livre de poche 1991, 384 pages, €7.30

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Orphelins de l’État

Le mal français, pour tout citoyen qui veut laisser un moment le rôle d’acteur pour celui d’observateur, est historiquement profond. Le centralisme jacobin, parisien, aime avoir les commandes bien en main. Comme les grenouilles qui voulaient élire un roi, les Français adorent l’élection présidentielle, spectacle quinquennal où renverser la table. Ils contestent le vainqueur aussitôt sa première année de règne écoulée. Car le citoyen français aime gueuler : dans la rue il braille, dans les cafés il râle, au guichet des administrations il se plaint. Mais pour lui, sans l’État, point de salut !

Incite-t-on à payer ou à envoyer des papiers en ligne ? Ce ne sont que récriminations amères. « On paye trop d’impôts ! – mais on veut toujours plus de services publics. Il y a trop de règlements et de paperasses – mais, pour n’importe quel problème, que fait le gouvernement ? Les flics sont des fachos violents valets des patrons – mais on n’est jamais protégé. Trop d’accidents et de morts sur les routes ? – mais c’est un scandale de limiter la vitesse à 80 km/h et de prôner le zéro alcool au volant. » Et ainsi de suite…

L’État n’a pourtant pas vocation à intervenir partout et en tout. L’exemple soviétique a montré que c’était non seulement inefficace mais corrupteur, secrétant par système une caste de privilégiés. Le français aime l’égalité mais n’aime pas voir autour de lui de plus égaux que les autres. Les Allemands ou les Suisses, qui ont moins d’État central et plus d’autonomie civile, sont bien plus heureux. Ils payent aussi moins d’impôts et ne sont pas socialement plus mal traités. Ils ont au contraire pris l’habitude des initiatives (par exemple pour proposer des référendums concrets en Suisse) et savent se prendre en main un peu plus (comme la cogestion syndicats-patronat en Allemagne). Quand on voit les contraintes du plan antiterroriste pour les écoles – et comment elles sont très peu et mal appliquées quelques mois plus tard – on se dit que « L’État peut tout » est un danger pour l’esprit : il vaudrait bien mieux que chacun des citoyens ose se prendre en mains !

C’est la même chose pour les monopoles : le privé s’en occupe mieux que l’État, puisque les « fonctionnaires » (comme le mot l’indique) sont des gens souvent très compétents mais qui « fonctionnent », c’est-à-dire qui attendent les ordres. Ces ordres doivent venir des décideurs qui, eux, sont les politiciens élus pour cela. Mais leur lâcheté clientéliste font qu’ils ont peur de décider et qu’ils préfèrent suivre l’opinion commune – ou plutôt médiatique (ce qui signifie, dans un pays aussi centralisé et parisien que la France, l’opinion des éditorialistes les plus en vue de la presse et de la télévision).

EDF et SNCF restent peut-être les deux monopoles d’État dont le Français est fier, montés avant la modernité sur le modèle napoléonien de l’armée. Il y avait la Poste, France Télécom, Air France, Charbonnages de France, voire Renault – tous monstres « sacrés » – mais qui se sont dilués dans la concurrence européenne et l’informatisation des organisations. Or produire de l’énergie ou faire rouler les trains n’est pas par nature une fonction d’État. Rien à voir avec l’armée ou la justice par exemple, ou même comme ces entreprises d’intérêt stratégique que sont les chantiers navals, l’aviation de chasse ou les logiciels cryptés.

En revanche, que l’on garde le capital et les infrastructures entre des mains nationales et que l’on établisse un cahier des charges contraignant (comme pour les autoroutes) est parfaitement légitime de la part de l’État. À condition que des contrôles soient effectués et effectivement suivis d’effet – encore une décision politique : donc aux mains des décideurs élus qui doivent assumer leurs responsabilités. Ce n’est pas vraiment le cas, à en croire les rapports successifs de la Cour des Comptes.

EDF comme SNCF sont devenus des monstres, fort endettés, trop hiérarchiques, gaspilleurs d’argent public pour de « grands » projets inefficaces (comme le réacteur EPR) ou peu adaptés aux réalités du terrain (le TGV qui s’arrête dans toutes les capitales régionales du trajet au lieu de foncer à sa vitesse de croisière).

La France est un pays d’ingénieurs et de militaires, où l’école Polytechnique (fondée par Napoléon 1er) est la véritable école de l’élite, bien plus que l’ENA. C’est là où le bât blesse : la diversité des approches est trop peu présente dans les grands corps de l’État et ce n’est pas se contentant de « supprimer » l’École nationale d’administration que cela changera.

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Philippe Pelletier, Japon crise d’une autre modernité

Saisir le Japon n’est pas aisé. L’auteur y a vécu sept ans, professeur de géographie, et nous offre une synthèse utile qui n’a rien perdu de son actualité, détaillée en thématiques.

Le Japon est une suite de 6852 îles, mais centré sur lui-même. Au contraire des Anglais, qui sont marins et sillonnent le globe, les Japonais sont pêcheurs et ramènent leurs prises chez eux. Le pays se vit comme un bastion assiégé par l’immense Chine qui a failli l’envahir en 1274 et en 1281, et que les kamikaze (vents divins) ont sauvé en dispersant la flotte de Kubilaï Khan. La fermeture au monde des Tokugawa a encouragé un développement interne à côté des techniques occidentales jusqu’au forcement de blocus du commodore Perry.

Les échanges existent, mais au profit de l’archipel. La riziculture inondée est une technique importée de Chine via la Corée dès le VIIIe siècle avant. Le tissage de la soie, la fabrication de papier, la fonte de métaux, viennent de Corée, les lettres de Chine, comme le bouddhisme au VIe siècle après, qui sera japonisé en zen. L’écriture japonaise sera elle aussi créée en rivalité avec l’écriture chinoise, vers le IXe siècle. Seul le christianisme a été rejeté par les shoguns car il n’était pas une croyance tolarante mais totalitaire (Credo in unum Deum…).

C’est la pêche qui a organisé l’espace autour des côtes et des ports, aucun lieu n’atant à plus de 100 km de la mer. Elle a orienté les choix agricoles en facilitant une culture intensive localisée sur les 19% du territoire qui est habitable – car les montagnes occupent les trois-quarts du pays, le mont Fuji culminant à 3776 m. L’agriculture est fondée sur le riz et l’irrigation, stimulée par apport d’engrais issus des algues ou du poisson. Toutes les grandes villes japonaises sont des ports par besoin d’échanger avec le reste du monde.

Cette géographie d’archipel, isolé à l’extrême point de l’Asie et ouverte sur l’océan, a façonné une mentalité particulière. Le climat japonais va de subpolaire à Hokkaido à subtropical à Okinawa. Les risques naturels y sont élevés : tremblements de terre, tsunamis, typhons, pluie abondantes, habu (serpent mortel des îles du sud). Ils ont engendré une culture de l’éphémère et du changement permanent, renforcé par le bouddhisme (tout est impermanence) – en même temps que des techniques ingénieuses : irrigation, constructions en bois antisismiques (les pagodes) ou en bambous (échafaudages, maisons paysannes), observations de la nature (truites des temples qui prévoient les tremblements de terre). La brièveté des secousses sismiques, les brusques éruptions volcaniques, les dévastations brutales de typhons ou des tsunamis, la floraison des cerisiers, le flamboiement des érables, l’éphémère des lucioles d’été – ont conduit aux haïkus, ces poèmes courts centrés sur une émotion, à l’architecture de bois qui se reconstruit périodiquement à l’identique, aux jardins intégrés dans le paysage, aux villes sans centre mais aux zones accolées. L’espace est organique, comme la pensée.

Car la société se vit collective, imbibée d’esprit communautaire. Il est né des communautés villageoises autour de la culture du riz et, dans les villes modernes, des groupements de quartier informent les habitants, nettoient les rues, surveillent les jeunes. Les rapports sociaux tournent autour de la loyauté et des devoirs réciproques. Des liens émotionnels forts sont créés dans la prime enfance avec la mère (amae), tandis que la compétition est encouragée entre les groupes (de garçons) à l’adolescence. Le poids du groupe soulage autant qu’il pèse : il dilue la responsabilité mais encourage le conformisme. La langue japonaise efface l’ego, le sujet est remplacé par un présentatif qui varie suivant l’interlocuteur et la condition. La morale est donc plus de situation qu’assise sur des principes généraux ; ce qui marche le mieux aujourd’hui à moindre frais est privilégié. D’où la conception du travail, plus artisanale que créative : le souci de perfection, l’attachement à la précision, le culte de la patience, l’emportent sur l’élan et l’originalité. La perméabilité du sujet est le fondement du besoin d’harmonie et de consensus. « De façon compulsive, l’individu japonais veut être dans l’ambiance, dans la note commune, ne pas dissoner » p.127.

Cela explique l’emprise des rites, des cérémonies, des valeurs sûres. Les comportements sont prévisibles, la honte est tenue à distance. Les Japonais sont « extrêmement sensibles au regard et à l’opinion d’autrui », d’où leur attitude de bon élève. Mais il y a aussi la perméabilité du monde, les morts avec les vivants, l’endroit inséparable de l’envers, le bon inséparable du mauvais, l »’invisible avec le visible, l’impalpable avec le palpable. D’où cette culture de masques, de reflets, d’ombres, de surface, de rôles.

Le Japon de l’ouest, centré sur Osaka, domine aujourd’hui. C’est une région qui s’est mise très tôt à l’école de la Chine, espace maritime et marchand aux puissantes sectes bouddhistes et aux pirates, aux aristocrates de cour et aux commerçants influencés par l’Europe. Le Japon de l’est, centré historiquement sur Tokyo, est plus homogène, héritier d’une culture de paysans guerriers samouraïs, pionniers devenus chevaliers, agraires et terriens. Plus guindés et conservateurs, ils sont plus volontiers néo confucianistes que bouddhistes.

Les valeurs traditionnelles sont érodées par le modernisme qui promeut des aspirations hédonistes et individualistes, mais subsistent plus fort qu’en Europe. D’autant que les sports de masse croisent les valeurs japonaises : goût du travail synonyme d’effort, fonctionnement collectif, encouragements politiques. Le football est perçu comme un jeu mondial, pas spécifiquement américain ; le sumo s’exporte, Jacques Chirac en était fan. Le voyage permet de sortir du quotidien et du conventionnel. Il y avait 300 000 touristes japonais en 1970 ; 18 millions en 2000.

Philippe Pelletier, Japon crise d’une autre modernité, Belin/Documentation française 2003, 207 pages, €20.30

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Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz

Clausewitz demeure ambigu malgré cette interprétation attentive et posée. Raymond Aron raisonne en généalogiste, il suit la formation de la pensée, le développement de la théorie. Cela suppose que la pensée soit une graine qui germe et croisse, avant de s’épanouir en fleur et finir en graine. Est-ce toujours comme cela que fonctionne l’esprit humain ? De la naissance à la mort, sans jamais régresser ?

Mais admettons. Je fais confiance à Raymond Aron et à sa méthode car il me paraît avoir été un intellectuel pointu et honnête. Il l’a prouvé de son esprit critique lorsque la mode du marxisme a déferlé sur l’université dans les années 1960 pour tout emporter et droguer les intellectuels comme un opium.

Karl von Clausewitz a toujours été militaire. Il n’a pas eu sitôt fini de jouer au soldat durant ses enfances qu’il est entré dans l’armée prussienne ; il a 12 ans, c’est en 1792. Il deviendra général avant de mourir du choléra en 1831, à 51 ans. Sa famille était de noblesse douteuse et Karl en a souffert toute sa jeunesse. Le contraste entre ses origines et le milieu qu’il fréquentait a accentué son penchant au repli sur soi et à la gravité. D’où le regard impitoyable qu’il porte sur les êtres et sur les situations. Sa pensée et sa philosophie appartiennent au XVIIIe siècle, au monde des Lumières. Le philosophe qui a servi de modèle est le Montesquieu de L’Esprit des lois. Il raisonne par les extrêmes, afin de dégager des idéaux-types.

Pour lui, la guerre est un art, non une science. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » – telle est la définition qu’il en donne. Instinct violent et naturel, livré au jeu de la probabilité et du hasard, donc des passions, la guerre vise une fin politique qui ressort de la raison. Instinct, passion, raison – la guerre met en jeu l’homme tout entier, voire Dieu en sus.

Le Traité de Karl von Clausewitz se déroule dialectiquement, comme sa pensée :

  • La première opposition est celle du moral et du physique : l’action des hommes aux prises les uns avec les autres à travers le temps et l’espace, le chef assumant la volonté de mouvoir la masse en dépit du frottement.
  • La seconde opposition est celle des moyens et des fins : la tactique utilise les forces armées dans le but d’obtenir des victoires, tandis que la stratégie utilise les victoires pour la fin visée par la guerre elle-même.
  • La troisième opposition est celle de la défense et de l’attaque : c’est une épreuve de volonté, l’un des lutteurs voulant conquérir quelque chose que l’autre ne veut pas lui céder.

Il importe à chaque niveau, politique, stratégique, tactique, de ne pas imposer le combat dans des conditions qui n’offriraient pas de chance de succès. Pour Clausewitz, la guerre n’implique pas l’anéantissement de l’adversaire, seulement de le « jeter à terre ». Si la logique est dialectique (l’ascension aux extrêmes), elle s’accomplit dans la guerre par le déchaînement des passions mais les fins appartiennent aux Etats et elles sont rationnelles.

D’où l’importance du moral. Celui du peuple en tant qu’opinion, de sa conviction d’un combat juste pour résister ou conquérir. Celui des combattants et de leurs chefs, portés par les succès ou déprimés par les revers. En 1799, « les Français portés par l’esprit de la Révolution à briser toutes les entraves et à n’attendre de résultats que d’actes audacieux, obéissaient à cette impulsion quand ils ne voyaient pas d’autre issue. Les Autrichiens, élevés dans la dépendance de la volonté, habitués à des règles, paralysés par le souci de leur responsabilité, demeuraient inactifs quand ils se trouvaient en difficulté ». Mais le citoyen n’est pas le soldat. La guerre est un métier que la bravoure et l’enthousiasme ne suffise pas à pratiquer, rappelle Clausewitz. Il y faut aussi le « drill » – l’entraînement – et l’expérience.

La stratégie consiste à s’assurer la supériorité du nombre en un certain point, à un certain moment. L’effet de surprise est plutôt rare et la ruse réduite. Le courage est celui de risquer sa vie mais aussi de prendre ses responsabilités. Il y a dialectique entre entendement et affectivité pour être résolu, décider malgré l’incertitude, apte à la présence d’esprit. La défense ne peut être pensée sans contre-attaque, et toute attaque doit prendre en compte une défense comme un mal nécessaire (ce qui fut l’erreur monumentale d’Hitler en Russie). Une guerre politiquement défensive peut être menée de façon stratégiquement offensive, pour renverser le rapport de forces physiques et morales.

Les deux héros de Clausewitz sont Frédéric II et Napoléon 1er. Frédéric a toujours proportionné ses entreprises à ses moyens. Napoléon élaborait de bons plans mais sa démesure l’a poussé aux erreurs. Il tente son dernier pari en Russie et il le perd parce qu’il se trompe sur son ennemi.

On cite souvent Clausewitz sans toujours le connaître. L’étude de Raymond Aron, rigoureuse et proche des textes, aide à comprendre son œuvre.

Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz, 1976, Gallimard Tel, tome 1 L’âge européen, €12.50 e-book Kindle €8.49, tome 2 L’âge planétaire, €13.50 e-bbok Kindle €9.49

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Vera Caspary, Etranges vérités

Cinq romans policiers américains sur le mensonge et l’ambigu, au pays où la vérité n’est que ce que les gens croient. Vera Caspary, née en 1899 et fille d’immigrés juifs venus de Russie, devient publicitaire avant d’écrire des romans policiers. Laura sera, à 46 ans, son grand succès, adapté à l’écran par Otto Preminger qui en fait un film d’atmosphère avec Gene Tierney.

Laura est un personnage façonné par le regard des autres, son amant, son mentor et le policier chargé d’élucider sa mort. Elle a été découverte tuée d’un coup de feu en plein visage. Est-elle la « vraie » Laura ou seulement une image ? Le personnage n’apparaît vrai que selon le regard que l’on porte sur lui et le meurtrier, l’amant, les amis, le policier s’y laissent prendre. L’intrigue vise à déstabiliser justement l’idée qu’on s’en fait !

Bedelia, à mon avis le meilleur roman des cinq, brosse le portrait d’une femme mythomane qui change de personnalité comme d’apparence et chasse les maris. De petits mensonges en omission, son dernier mari, qui l’aime, devient soupçonneux. La confondre n’est pas aisé car elle use de toutes les ruses du sexe et de l’affection. Qui est la « vraie » Bedelia ? Et qu’est-ce donc que « la » vérité ? Est-elle utile ou l’illusion suffit-elle pour vivre heureux ? N’est-elle que le regard des autres ou faut-il en appeler à Dieu et à la morale dans l’absolu ? Paru tout d’abord en feuilleton, le roman pèche par quelques longueurs où l’histoire se délaye mais reste passionnant par son portrait de femme.

L’étrange vérité règle des comptes avec le monde des fausses vérités : celui de la publicité dans lequel l’auteur a un temps baigné. Un self-made man sauvé de sa jeunesse désorientée par l’invention d’une philosophie pratique (comme George W. Bush re-né – born again), le personnage principal devient un faux prophète qui vend sa méthode et devient millionnaire (comme Donald Trump avec The Art of the Deal), bien que l’on apprenne qu’il a intégralement tout piqué dans l’œuvre d’un obscur (comme le fondateur de Facebook). Nous sommes en plein dans l’univers mental yankee ! Il reste malheureusement d’une foncière actualité…

Erreur sur le mari met en scène une vieille fille, riche héritière des emballages et conserves, qui veut à tout prix se trouver un homme, comme ses sœurs. Mais l’élu l’aime-t-il pour elle-même ou pour sa fortune et sa notoriété qui lui sert en affaires ? Quelle est la vérité ? Les apparences tiennent-elles lieu de vrai ? Ou le réel concret vaut-il pour vrai dans l’absolu ? C’est la même chose en affaires – le mariage serait-il une affaire comme une autre, fondé sur l’illusion ? Cette psychologie sensible est traitée dans le grand monde des hôtels chics londoniens, avec tentatives de meurtres à la clé.

Le manteau neuf d’Anita aborde le milieu étroitement snob de l’art contemporain. La peinture que les gens aiment est-elle de la « vraie » peinture qui apporte un regard neuf et approfondit notre vision du monde – ou est-elle une illusion collective entretenue par de rares critiques intellos qui écrivent des articles obscurs et compliqués sur elle ? La vérité de l’art se réduit-elle au consensus ? Ou à ce qu’exige le réseau industriel des galeristes, experts et marchands ? Comme toujours, les habitants des Etats-Unis sont pratiques et avides de dollars. Une œuvre qui se vend a forcément quelque chose à voir avec le génie, même si son auteur n’est pas d’accord et cède à sa bonne femme pour la vêtir de fourrure et la loger en belle maison. Confondant art et respectabilité, l’épouse est capable de tout pour conserver sa fortune et son statut social. D’où une subtile intrigue policière écrite sans longueurs.

Au total, la société américaine est saisie dans sa vanité et son inculture, fondée sur l’opinion publique plus que sur la pensée personnelle. Est « vrai » ce que tout le monde croit vrai ou qui se vend bien. Seuls certains marginaux, ambitieux ou enquêteurs ne jouent pas le jeu social économique. Même les journalistes et les policiers se fourvoient lorsque les faits ne cadrent pas avec l’idée qu’ils s’en font. D’où les ambiguïtés et le drame – et l’argent omniprésent. Ce recueil vous permet de lire comme des romans le genre « film noir » de la période faste d’Hollywood.

Vera Caspary, Etranges vérités (Laura, 1942 – Bedelia, 1945 – L’étrange vérité, 1946 – Erreur sur le mari, 1957 – Le manteau neuf d’Anita, 1971), Omnibus 2012, 980 pages, €23.00

DVD Laura, Otto Preminger, avec Gene Tierney, Dana Andrews, Clifton Webb, Vincent Price, Judith Anderson, 20th Century Fox 2006, 1h28, standard €8.33 blu-ray €15.27

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Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

Montaigne ne se découvre véritablement qu’à la fin de la trentaine, à l’âge où lui-même a commencé à écrire. Le corps apprécie sa tempérance, le cœur s’apaise comme le sien, l’esprit en vient à l’équilibre et l’âme aspire à la sagesse.

Cette vertu n’est pas innée et, sans elle, il est malheureux. Devenir sage est une éducation. Cela ne se confond pas avec le savoir, qui ne concerne que l’esprit, ni avec l’expérience qui concerne le corps et les passions. Cela s’apprend par la philosophie qui est l’art de réfléchir sur soi, de découvrir ce qui est juste pour soi – juste moment et juste dose pour rebâtir à chaque moment son équilibre.

Toute la sagesse de Montaigne est contenue dans la première phrase de l’étude de Marcel Conche, qui le cite : « Moi qui n’ai d’autre fin que de vivre et me réjouir ». Le but de la vie est d’être heureux et libre, la justification de la vie est dans la vie même, vivre est agir naturellement avec « une conscience intensifiée » du moment, « un respect religieux » de cette seule tâche humaine qui soit sérieuse. Montaigne enseigne la vie bonne et l’à-propos. L’individu doit se situer par rapport aux autres et trouver sa place d’homme raisonnable ; fonder son éthique et acquérir des croyances personnelles sans prétendre à la Vérité absolue ; devenir maître de soi et joyeux de ses mouvements naturels.

L’homme est un être sociable qui se frotte aux autres par besoin d’échanges (d’idées, d’affection et d’entraide) mais, au fond, il ne se doit qu’à lui-même parce qu’il est unique. Les autres auront toujours besoin de nous, mais il nous faut garder nos distances sous peine d’être dévoré. A chacun de balancer la juste proportion entre distance et devoir, garder son quant à soi et donner aux autres leur dû : justice, respect, honnêteté, une aide le cas échéant – mais pas notre substance. Cela n’exclut ni la bonté, ni la pitié, ni la tendresse, ni l’horreur de la souffrance et de la haine – mais nous ne sommes pas Dieu pour nous sentir coupables de toute la misère du monde et des ratés de la Création. Nous devons aider mais nous ne remplacerons jamais la volonté de s’en sortir de celui qu’on aide – à moins qu’il ne soit malade ou en incapacité. La paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux.

Montaigne refuse l’exigence infinie qui arrache l’individu à son privé et le jette en politique. Car la politique ne peut atteindre à ses résultats décisifs sans faire sacrifice de son honnêteté, comme le montrera Machiavel. A cette école, les plus belles natures se corrompent et la vertu disparaît. La fin ne saurait justifier n’importe quel moyen. L’agir est la vie même et la vie de chacun appartient à chacun, pas au groupe ni au parti. Le danger de la politique est dans la tentation de l’illimité : nourrir des desseins à long terme, c’est jouer avec le bonheur des hommes. Pour savoir ce que l’on fait et se garder de toute démesure, il faut agir pragmatiquement, au jour le jour, par la réforme de proche en proche, par des tâches de raccordement, de conciliation, d’arbitrage. Montaigne, né au siècle des guerres de religion et des rois contestés, voyait bien la nécessité de tout cela.

C’est à partir des autres que chacun peut se situer, trouver sa place : voyager, étudier l’histoire, lire des livres, s’intéresser aux gens du commun comme aux figures de grandeur et de sagesse qui définissent l’humain en éprouvant ses limites. Que l’homme discerne les ressorts de sa folie et il pourra revenir à soi, être heureux par équilibre.

Au fond, dit Montaigne si l’insensé reste pris dans sa folie, c’est qu’il le veut bien ; il est attaché à son mal et sans lui il n’est rien. Il n’y a donc rien à faire pour lui d’autre que le minimum vital et il constitue pour le sage un spectacle édifiant. A force de ne vivre que pour les apparences des choses et des êtres, ces humains-là ne sont plus qu’apparences, masques, théâtre. En matière de vérité, chacun doit donc se faire sa propre religion. Montaigne ruine toute prétention à fonder quelque vérité en soi : il n’y a pas de connaissance possible sur l’inconnaissable, mais des hypothèses personnelles ou des croyances dogmatiques. Les simples, qui ont peu d’imagination et ne sont pas curieux, ont un bonheur épais et sûr ; ils ont l’humilité qui manque aux doctes et le bon sens sans lequel il n’est pas de vertu. Pour Montaigne,

  • On ne peut se fonder sur « Dieu » car, en croyant le penser, nous ne faisons que projeter hors de nous des qualités seulement humaines, même si elles sont grossies jusqu’à l’absolu – et l’homme ne peut donc se penser au-delà de lui-même.
  • On ne peut se fonder sur « la nature » car les hypothèses de la science ne sont que des hypothèses plus ou moins opératoires dans des champs déterminés, sans cesse remises en question par l’avancée des sciences mêmes, et ne nous livrent que des approximations du réel.
  • On ne peut se fonder sur « l’homme » car il est inconnaissable à lui-même et fort divers sur la planète.

Si l’essence des choses ne fait pas irruption en nous par la révélation (qui est du domaine de la foi), le mouvement de pensée ne peut prendre appui que sur les apparences sensibles. Elles sont trompeuses – mais on le sait – et seul l’insensé convertit en « êtres » les existants. Il se donne l’illusion de figer en concepts absolus ce qui n’est qu’apparence éphémère en ce monde. Donc, avec les sceptiques, il convient de suspendre son jugement sur les choses et, avec les dogmatiques, il faut s’essayer à juger et à vivre avec la vie de l’intelligence. On se formera une opinion mais on ne prétendra pas exprimer LA vérité. « La signification de la philosophie ne sera plus de révéler les choses telles qu’elles sont en vérité mais de permettre au philosophe de prendre conscience de soi » p.59. Pas de sagesse universelle mais une méthode pour y parvenir avec mesure.

Le jugement est l’activité la plus nôtre ; il est la manifestation par excellence de la liberté. Le doute n’est pas un état mais une action, la condition du mouvement de la pensée. Montaigne : « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise » II.12. La philosophie est sans fin ni commencement, l’étonnement est son fondement, la quête son progrès, l’ignorance le bout. Pour Montaigne, la pensée est toujours au matin, d’où ses « Essais » discontinus où le jugement s’exerce et se tempère à propos de tout. Mais ses idées s’organisent sans qu’il l’ait cherché. Cette vision cohérente exprime la profonde unité d’une nature d’homme. Son livre est l’acte par lequel il prend conscience de soi. Montaigne ne vise qu’à s’apprendre pour vivre ce qu’il est. Il veille sans cesse à choisir, c’est-à-dire à juger. Il ne rapporte aucune vérité mais le progrès de mieux juger, plus finement, pour devenir chaque jour un peu meilleur qu’il n’est. La philosophie ne consiste qu’en cet apprentissage – pas à énoncer d’autres dogmes comme les religions. Il faut éduquer l’enfant à philosopher par lui-même, donc à penser de façon autonome et à mesurer les pressions qui peuvent l’influencer. Qu’il n’oublie pas que, comme tout un chacun, il est doué de raison et qu’il peut exercer ce « bon » sens par lui-même en toute autonomie.

Des possibilités de sagesse sont inscrites dans la nature de chacun. A chacun donc de les mettre au jour et de les cultiver, en bon jardinier qui observe et tempère, gardant son quant à soi et frottant son jugement à celui d’autrui. Si l’on veut convaincre, il faut d’abord écouter, faire accoucher l’autre de sa propre vérité, ce à quoi excellait Socrate. Le sage ne réduit pas les différences, il les goûte comme Montaigne qui pensait ainsi rejoindre la nature, elle qui a cherché la diversité. La sagesse consiste à accueillir par la joie les dons qui nous sont faits. Rien ne fâche Montaigne comme le mécontentement, ce que Nietzsche nommera le ressentiment, cette rumination de ne jamais être à propos mais toujours envieux des autres. Le mécontentement est faiblesse, lassitude, manque d’énergie et de courage ; se plaindre est plus facile que d’agir pour faire cesser le trouble. Au contraire, jouir est faire acte de grâce, c’est respecter avec humilité et accueillir avec reconnaissance. C’est aimer ce qui nous arrive, en faire son miel, un acte religieux de communion avec la puissance génésique de la nature. La sagesse n’a pas à être « inventée », elle est déjà-là, en nous. Soyons nature comme les sauvages du Nouveau monde et nous vivrons à propos, sans excès ni démesure. Mûrissons avec notre âge,

  • Soyons enfant et sage de jouer et d’explorer en imitant ;
  • Soyons jeune et sage de dépenser son énergie et de se passionner, avide de curiosité pour tout et tous ;
  • Soyons adulte et sage de réfléchir à ce qu’on fait, d’agir à propos et de bien savoir aimer ;
  • Soyons vieillard et sage de trouver jouissance dans ses limites et de bien vivre malgré les ans.

La sagesse est d’explorer les limites et de les accepter ; elle est de vivre selon soi-même. Montaigne jeune homme a bien baisé et bien joui ; Montaigne adulte a évité les occasions de troubles (procès, jeux, discussions fiévreuses, prises de position politiques, etc.). A chacun de définir ce que sont ses limites par l’expérience qu’il fait de lui-même. Il faut amplifier la jouissance par la maîtrise et la prise de conscience pour « en peser et estimer le bonheur ».

Le sage, comme l’enfant, dit « oui » à la vie, mais en conscience.

Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, 1964, PUF Quadrige 2015, 650 pages, €16.00, e-book format Kindle €14.99

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Faits, opinions et intérêts…

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Est-ce que ça dépend ? Et pourquoi ?

En théorie, les faits disent le vrai, ce qui s’est réellement produit. Mais chacun sait que l’observation des uns n’est pas celle des autres et que le « témoignage » varie largement ! C’est donc l’observation « neutre » des faits qui permettent d’établir le vrai. Mais chacun sait que le neutre n’est qu’une convention de procédures et d’analyses, qu’il standardise l’observation pour éviter la subjectivité et qu’il ne prend pas en compte la totalité du réel. Le fait est donc un regard normalisé mais pas complet. La méthode scientifique a justement pour but d’affiner ce regard par de nouvelles techniques plus précises d’observation et des procédures plus complètes d’examen. Mais il s’agit d’un idéal, d’une tendance dont on ne verra jamais la fin. Le fait restera donc approximatif.

La vérité est alors affaire d’opinion. Comme l’a dit Nietzsche, il s’agit d’une métaphore, donc d’un résumé qui fait illusion. Prendre l’illusion pour la réalité est une faute. En revanche, avoir la « volonté de vérité » est un mouvement pour approcher sous plusieurs angles et en creusant plus profond le fait.

  1. Il y a l’opinion paresseuse, qui s’appuie sur les préjugés (ce qu’on croit avant même de savoir), et plus encore sur le grand nombre (si beaucoup sont d’accord, alors ce doit être vrai). Le fait, alors, est établi comme une croyance partagée, pas comme une réalité objective. Et cela donne la croyance aveugle en religion, le plébiscite en politique, le lynchage en justice et l’insurrection braillarde en démocratie.
  2. Il y a l’opinion éclairée, qui s’appuie sur le raisonnement (cet instrument de jugement qui s’élève au-delà des apparences pour se hausser au contexte et à la synthèse). Le fait, alors, n’est établi qu’avec de multiples précautions, techniques diverses d’observation, mesures à différents moments, regards croisés, recoupements. C’est plus long, plus incertain, mais plus efficace à la fin. Et cela donne l’agnosticisme en religion (le peut-être de Jean d’Ormesson, le pari de Pascal), le régime représentatif en politique, les différents étages de juridiction en justice avec avocat, droits de la défense et procédures d’appel, le débat avec vote libre et non faussé en démocratie.

La seconde option est plus longue et plus ardue, elle demande plus d’effort à l’être humain (mâle, femelle ou neutre) ; elle répugne donc au grand nombre, plus porté à se soumettre à un dieu dont on croit qu’il dit tout et sait tout, à accuser d’abord et à réfléchir ensuite, à se créer des boucs émissaires faciles et à actionner le yaka expéditif plutôt que de se demander concrètement comment changer les choses. En gros, la traduction politique en est Trump, Erdogan, Poutine ou Mélenchon (voire Le Pen si elle n’était pas quasiment éliminée par sa médiocrité).

Les modernes sont relativistes, car ils savent que « la vérité » n’est jamais qu’approchée, qu’elle ne règne pas immuable dans le ciel des Idées ni est écrite dans un Ciel mais qu’elle se construit pas à pas. Les antimodernes, qui se font appeler « conservateurs » ici ou là sont absolutistes, car ils croient que « la vérité » est donnée une fois pour toute, qu’elle règne par la voix d’un Dieu machiste et tonnant qui a seul raison, et qui a élu un seul peuple (le Blanc pour les Trumpistes, Israël pour les Juifs, la communauté des croyants pour l’Islam) pour faire advenir son Règne unique.

Les faits, pour les conservateurs, « ne se discutent pas » : ils sont vrais parce que c’est dit comme ça. Cette « post-vérité » peut être contraire à la vérité, qu’importe ? C’est la vérité du moment et de la communauté qui y croit. Cette façon de voir les faits est « politique » car le mensonge y est permis s’il s’agit de servir une cause plus haute, celle de « Dieu », du Parti ou d’un Chef ; il ne s’agit pas d’un péché contre l’Esprit mais d’une tactique de guerre utile.

Or le modernisme s’est imposé contre le conservatisme depuis les révolutions du XVIIIe siècle, tout comme l’Occident sur les autres peuples du monde par la colonisation, puis par la technologie et le dollar.

  1. Certains en réaction à cette domination mâle, blanche et fondée sur l’expertise scientifique prônent donc son radical inverse : valorisation du féminisme, des peuples de couleur et de l’antisystème. Leur « politiquement correct » combat la morale sexuelle traditionnelle pour l’hédonisme libertaire, la prétention occidentale à être seule interprète de « l’universalisme » et exercent une « déconstruction » critique de la « domination » (qu’ils voient partout à l’œuvre).
  2. D’autres, tout aussi en réaction mais réactionnaires au sens politique, réaffirment cette supériorité supposée du mâle, blanc, fondé sur la science (mais soumise dans ses recherches aux dogmes du Livre). Ils combattent le politiquement correct des libertaires sur le sexe avec n’importe qui, la repentance occidentale pour tout et la critique dissolvante, afin de rétablir les traditions et les dominations « légitimes » selon Dieu ou l’histoire.

Comme on le voit, rien n’est simple et tout se complique ! Il n’y a pas le « progrès » d’un côté et « l’obscurantisme » de l’autre, la raison contre l’émotion, la démocratie contre la tyrannie, la liberté contre le dogmatisme, ni même la gauche contre la droite ou la laïcité contre les religions…

  1. Il y a les passions croissantes qui submergent la raison et exige des politiciens du symbole plus que des mesures, l’affirmation de la souveraineté du pays plus que des accords internationaux, la protection des retardataires plus que la promotion des leaders.
  2. Il y a l’individualisme croissant induit par le mouvement de la société et par les technologies ; il produit du débat mais aussi des invectives et tend de plus en plus à coaguler des communautés virtuelles qui se ferment pour rester entre-soi en excluant tous les autres qui dérangent.
  3. Il y a la complexité croissante des savoirs qui ne permet plus au grand nombre de comprendre ce qui se passe, comment on peut aller dans la lune ou si c’est du cinéma, pourquoi les datas sont collectées aussi massivement et l’obscurité de leur tri pour leur « faire dire » quelque chose. La paresse est de voir des complots là où on ne comprend pas.

Dans ce magma, les faits deviennent vite opinions, lesquelles ne sont le plus souvent que le paravent d’intérêts communautaires ou particuliers.

Croyez-vous que Trump gouverne pour l’Amérique ou pour son clan ? Qu’Erdogan soit le président des Turcs ou seulement des musulmans conservateurs turcomans qui adulent son parti ? De même, croyez-vous que ceux qui votent extrémiste en Europe soient de purs fascistes ou gauchistes tentés par le césarisme – ou des déboussolés qui voudraient bien calmer le jeu de la finance, de l’immigration et de la dérégulation ? Les Somewhere combattent les Anywhere : ceux qui sont de quelque part ceux qui sont de nulle part.

Sans être un militant engagé ni souscrire à tout ce qu’il fait, il est possible de penser qu’un Emmanuel Macron tente le soi-disant impossible (selon Chirac, Sarkozy et Hollande) de concilier ces contraires : promouvoir les leaders en même temps qu’il protège les retardataires. C’est du moins ce qu’il dit, probablement ce qu’il veut, peut-être ce qu’il va réussir.

 

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Thellier et Vallerand, Boussus 3 – L’émergence de la réduve

La réduve c’est la Bête, celle de l’Apocalypse pour les Blancs normaux que nous sommes. Cette punaise chie une merde qui infecte le sang… et qui produit une mutation génétique rare : rendre télépathe en plus de la cyphose cervicale  – autrement dit « boussu ». Ce troisième tome de la saga nous en dévoile un peu plus, mais toujours à ce train un brin agaçant de sénateur perclus.

L’univers décalé par des noms de lieux déformés de la réalité, tels Hâble-vil pour Abbeville ou la baie d’Osmose pour la baie de Somme, est riche d’imaginaire : nous sommes aujourd’hui mais ailleurs, ou peut-être demain dans un aujourd’hui prolongé (mais pas tellement numérique, ce qui en fait douter).

L’ambiance générale des administrations de la santé et de la police, chargées de protéger les citoyens des agressions multiples, sont rendues avec une acuité réjouissante. Les minables egos des flics gradés ou de base, des médecins chefs ou spécialistes, des mâles en rut et des femelles en manque sont un bonheur de lecture.

Les personnages prennent un peu de consistance dans ce tome 3.

Le style est varié, parfois orné de coquetteries littéraires, les mots mis en jeu engendrant une jubilation d’écriture qui séduit à la lecture.

Mais le lecteur peine à suivre le fil d’Ariane – qui ne cesse de disparaître sans jamais arriver quelque part. Chaque tome mélange plusieurs histoires dans une sorte de découpage ciné sans queue ni tête :

  • Vous avez les Boussus, nouvelle race mutante considérée soit comme des handicapés à quota, soit comme des bougnoules invasifs à éradiquer – mais l’histoire ne se développe pas, se contentant de décrire une situation.
  • Vous avez l’errance du couple Téléman, docteur sain amouraché d’Ariane, vraie boussue enceinte – qui ne commence ni ne finit dans ce tome.
  • Vous avez les prises de positions politiciennes des gouverneurs d’Etat et des membres du parti « civiste », très front et très national, mais qui ne débouchent ni sur un noyautage, ni sur une élection, ni sur une révolution.
  • Vous avez les egos des différents médecins en charge de la santé du coin qui se télescopent, s’amourachent, se confrontent – sans que cela mène à quoi que ce soit.

Le propre d’une saga est certes de conserver des personnages qui évoluent et s’approfondissent, mais surtout de conter une histoire. Chaque épisode doit avoir un début et une fin, l’attachement aux protagonistes faisant désirer la suite au lecteur. Notamment un ou deux personnages principaux ou « héros », auxquels s’identifier.

Or, qu’avons-nous ici ? Ariane semble l’héroïne d’une nouvelle ère mais elle n’apparaît qu’en creux, passive, enceinte ; Téléman semblait un héros possible dans le 1, il est réduit à presque rien dans ce 3 ; Adjinvar était aussi mystérieux qu’un espion à la John Le Carré, il se révèle compilateur de données à transmettre, sans plus ; Rostein, le bon docteur baiseur, est presque sympathique mais particulièrement peu consistant… Et il ne se passe rien.

Alors où va-t-on ? Ce qui manque à cette suite de tomes est un thème à chaque fois.

Pourtant, la quête est intéressante et la problématique du boussu passionnée. Doit-on « intégrer » qui va nous supplanter ? La « distance », autre nom de la xénophobie, est à double sens : pas seulement le fait des « Blancs nationaux normaux » mais aussi le fait des boussus envers les normaux. Les politiciens sont tout aussi largués que sous Hollande ou Chirac, incapables, suivant l’opinion publique puisqu’ils sont réputés en être le chef. Le texte est bien écrit, la langue primesautière et très agréable à lire.

Sauf qu’il y a un univers mais pas d’histoire : ce qui commence comme une quête policière (qui a tué Harold, mari d’Ariane, retrouvé noyé et menotté dans les marais ?) vire très vite au problème d’administration médicale (le sang contaminé par la réduve) – sans que ni l’enquête, ni le problème ne trouvent de solutions. Dommage…

Thellier et Vallerand, Boussus 3 – L’émergence de la réduve, 2017, éditions les Soleils bleus, 355 pages, €20.00

Les précédents tomes des Boussus sur ce blog

Bios de Jacques Vallerand, médecin inspecteur et de Pierre Thellier artiste-peintre

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Montherlant dénonce la France courtisane

La mode célèbre le 18 juin mais, en 1940, il y avait très peu de Jean Moulin – seulement 12 200 personnes à l’été. En Gaule un seul de Gaulle, selon les témoins. L’un des plus improbables vient d’un grantécrivain oublié parce que son époque refuse la vertu et préfère l’idéologie allemande à la sagesse antique. Réformé pour blessure après la guerre de 14, qu’il a faite, Henry de Montherlant s’engage comme correspondant de guerre en mai 1940. Il peut observer tout ce qu’a décrit Marc Bloch dans L’étrange défaite : la bureaucratie, l’impéritie du commandement, la politichiennerie. Mais, comme il est écrivain plutôt qu’historien, il va plus loin.

Il rappelle que Saint-Simon, Byron, Rousseau et Chateaubriand, entre autres, disaient des Français qu’ils étaient courtisans, ne faisant rien que par mode et contagion. « Il faut faire comme les autres : c’est la première maxime du pays », selon Rousseau. Faites et dites comme les autres, disait Louis XIV au duc de Saint-Simon (p.1510). La Cour autrefois, les journaux avant 1940 et la télé aujourd’hui, formatent l’opinion commune. « La foule s’y engouffre, dit Montherlant, son rêve millénaire est de ‘penser’ en commun » (Le solstice de juin, p.903). Eloquence parlementaire, parlotte médiatique, enflure hugolienne – « Nous sommes imbibés de paroles. Et notre mollesse ne vient-elle pas en partie de cette imbibition ? » A la radio « revient le règne des hommes-disques ». Ils « font tourner frénétiquement, et presque inconsciemment, les moulins à couplets : couplets d’espoir, couplets de confiance, couplets de chauvinisme, couplets d’adulation. » Vice du verbiage, des petites phrases et du n’importe-quoi-pourvu-que-ça-mousse… tellement à la mode en politique, dans la France actuelle, toujours.

Ecrit en 1942 et refusé par tous les journaux sous le gouvernement Pétain, Montherlant parodie la bêtise collectiviste de la Révolution nationale dans une ‘lettre persane’ intitulée Les zanfandeyzécols (Textes sous une occupation, p.1449). La population d’une petite ville de province est conviée « impérieusement » à la fête du Travail « pour y célébrer le culte du gouvernement ». La société de Cour, retournée à l’Ancien régime, fonctionnait à plein. « Il y avait là les corps constitués ; les fonctionnaires, fonctionnant à plein gaz, car ils tremblaient pour leur fonction ; la police en uniforme et de préférence en civil ; le clergé, toujours affamé de coller au pouvoir, dans l’espoir d’être confondu avec lui ; tous les citoyens, certains convaincus de l’excellence du gouvernement, les autres de l’excellence de la liberté personnelle, qu’ils avaient chance de perdre si leur zèle était suspecté ; enfin, au grand complet, cette puérile brigade des acclamations, dont le nom seul nous indique que nous sommes chez les Turcomans, les ‘zanfandeyzécols’, et qui est d’un si grand secours à tous les gouvernements du monde. Les zanfandeyzécols, vu leur âge, ne peuvent être que la complaisance même ; ils approuvent tout ce qu’on veut et, s’il le faut, à trois semaines de distance les idéaux antagonistes, avec un enthousiasme d’autant plus enthousiaste qu’ils ne savent jamais de quoi il s’agit. »

Ces maréchalistes feront bientôt de bons communistes. Mais ne rions pas : ils furent aussi de parfaits robespierristes et le Mélenchon d’aujourd’hui rêve d’en faire de bons gauchistes… Toujours ce rêve de l’unité fusionnelle, de la ruche à Reine pondeuse et experts affidés, du citoyen sans cesse mobilisé pour faire la guerre à tout ce qui n’est pas la mode politique, l’idéologie du moment, la parole cheftaine. Montherlant oppose aux zanfandeyzécols trois petits sauvages qui font du feu tout seuls dans la montagne, résistant au troupeau. De futurs gaullistes, peut-être…

Car si la mode glorifie la Résistance, c’est à ces allergiques à la ruche, aux réfractaires à ces mots d’ordre collectifs que la Résistance existe. Il y a donc quelque contradiction à prôner le « j’veux voir qu’une tête » des partis totalisants d’aujourd’hui (Mélenchen le Pont), en même temps que chanter un hymne à la Résistance complaisant (aux extrêmes gauche et droite) !

La fraternité, cet idéal français, est autre chose que ce collectivisme que les partis veulent imposer pour se servir des gens. Montherlant le décrit en 1941 dans Le solstice de juin. Il cite un souvenir personnel, le défilé du 24 mai 1936. « Dans ce spectacle, il n’y avait (…) rien pour le lyrisme. Il ne s’agissait pas ici de la noblesse des sentiments, mais du naturel des sentiments. La grandeur venait d’une unanimité en vue d’une requête qui était naturelle et juste, qui demandait seulement que quelque chose fut fait qui atténuât en ces hommes le sentiment séculaire de leur dégradation (à quatorze ans, les mains pourries pour la vie après un mois de travail) ; qui leur donnât en une année plus de cinquante jours de vie vivable ; qui les rendît moins à la merci de tous, et d’eux-mêmes. (…) Je n’aimais pas ce mot de ‘camarade’, à la mode en ce temps-là, quand c’était un homme politique ou un littérateur qui en usait : j’y croyais sentir alors une pointe de pose. Mais il me touchait dans la rue, dit par un obscur, et employé avec le ‘vous’ : « Camarade, ne poussez pas… » (…) Le ‘vous’ reconnaissait une inégalité fatale de conditions, inhérente à la société comme à la nature ; le ‘camarade’ joint à lui, laissait entendre qu’avec un peu d’intelligence, de bonne volonté et de générosité (…) la camaraderie pouvait subsister par-dessus cette inégalité » (p.929).

Car la fraternité vécue ne va jamais sans liberté… La révolution de 1789 fut libérale, la gauche l’oublie bien trop souvent au profit de sa phase 1793 dictée par Robespierre. La fraternité n’est ni l’encasernement partisan, ni l’unanimisme forcé de gouvernement, ni la terreur du penser-unique.

Montherlant relève du libéral anglais Stuart Mill, dans ses Carnets d’époque : « Le simple exemple de non-conformité, le simple refus de s’agenouiller devant la coutume est en soi-même un service. Précisément parce que la tyrannie de l’opinion est telle qu’elle fait un crime de l’excentricité, il est désirable, afin de briser cette tyrannie, que les hommes soient excentriques » (Carnet XX p.1012).

Ce sont les marmousets qui jouent dans la montagne contre les zanfandeyzécols rameutés en ville. Ce sont les Anglais volontiers excentriques, ce pourquoi ils n’ont jamais accepté le fascisme chez eux (forçant à la démission leur roi Edouard VII fasciné par Hitler). Le contraire des Français, si volontiers à la mode comme le raillait déjà Rabelais avec les bêtes du sieur Panurge – ce pourquoi ils ont suivi en masse le Maréchal, son armistice, sa collaboration et son retour à la terre.

La mode est aujourd’hui d’aller contre la mode – et cette contradiction ne choque en rien la fraction inculte du showbiz, de la politicaille et des médias… Souvenons-nous bien que ladite mode célèbre le 18 juin et que, en 1940, il y avait très peu de Jean Moulin, toute la Gaule ne comprenant qu’un seul de Gaulle.

Henry de Montherlant, Essais, Pléiade Gallimard 1963, 1648 pages, €62.00 

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Flaubert et le tempérament artiste

Nul n’écrit bien sans passion. Ni sans travail non plus, mais il vient par-dessus. Il faut l’instinct du sujet, la passion d’écrire et la raison qui maîtrise et ordonne.

En janvier 1860, Flaubert écrit à son amie Edma Roger des Genettes : « Le tempérament est pour beaucoup dans nos prédilections littéraires. Or, j’aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau ; et cela me tient au cœur, la diversité de nos appréciations. Je m’étonne que vous n’admiriez pas cette grande palpitation qui a remué un monde. Est-ce qu’on obtient de tels résultats quand on n’est pas sincère ? Vous êtes, dans ce jugement-là, de l’école du XVIIIème siècle lui-même qui voyait dans les enthousiasmes religieux des mômeries de prêtres. Inclinons-nous devant tous les autels. Bref, cet homme-là [Voltaire] me semble ardent, acharné, convaincu, superbe. Son Écrasons l’infâme me fait l’effet d’un cri de croisade. Toute son intelligence était une machine de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c’est le dégoût que m’inspirent les voltairiens, des gens qui rient sur les grandes choses ! Est-ce qu’il riait, lui ? Il grinçait ! » (Correspondance III 72).

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Flaubert aimait Voltaire parce qu’il était un positif doublé d’un enthousiaste – tout le contraire de Rousseau, pétri de ressentiment et de lâchetés (au point d’abandonner les enfants qu’il faisait au hasard des servantes). Voltaire écrivait à la Montaigne, comme une « soldatesque » : droit au but. Toute sa volonté était de croisade. « Toute son intelligence était une machine de guerre. » Mais Voltaire n’était pas romancier – cet inventeur de mondes. Le romancier, tel un dieu, s’efface devant sa création : il reste personnellement neutre, il se laisse posséder par ses personnages inventés.

Voltaire, lui, donnait sans cesse son avis. C’était un essayiste de talent mais un analyste – pas un créateur. « On s’extasie devant la correspondance de Voltaire, écrit Flaubert le 26 août 1853 à sa maîtresse Louise Colet. Mais il n’a jamais été capable que de cela, le grand homme ! c’est-à-dire d’exposer son opinion personnelle ; et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre, dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres, et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le seigneur Pococurante, où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une merveille de la prose. Elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d’un demi-siècle d’efforts. Mais j’aurais bien défié Voltaire de faire la description seulement d’un de ces tableaux de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles » (Correspondance II 417).

Pour « faire rêver », il faut se contenter de décrire sans expliquer : « sereines d’aspect et incompréhensibles ». Faire naturel, c’est préciser la nature sans rien lui ajouter mais en détourant ses traits. Pour cela, ne pas démonter ses rouages mais les laisser vivre leur vie. Rester démiurge à la manière grecque, pas comme un Dieu jaloux intervenant sans cesse et tonnant comme dans la Bible.

Ce n’est ni l’idéalisme, ni le matérialisme, ni même le réalisme mais, selon Flaubert, le « naturalisme ». Un courant littéraire qui ira jusqu’au Surréalisme, ce réel non pas platement exposé mais souligné, plus vrai que nature mais nullement inventé.

Ce pourquoi Flaubert révère la « force », le « lyrisme », « cette grande palpitation qui a remué un monde ». Il écrit à Louise Colet, le 15 juillet 1853 : « Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et les mots, depuis l’oreille jusqu’aux sabots. La vie ! la vie ! bander, tout est là ! C’est pour cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie. Elle est là toute nue et en liberté. (…) Aussi, comme les grands maîtres sont excessifs ! Ils vont jusqu’à la dernière limite de l’idée. (…) Les bonshommes de Michel-Ange ont des câbles plutôt que des muscles. Dans les bacchanales de Rubens on pisse par terre. Voir tout Shakespeare, etc., etc., et le dernier des gens de la famille, ce vieux père Hugo. Quelle belle chose que Notre-Dame ! J’en ai relu dernièrement trois chapitres, le sac des Truands entre autres. C’est cela qui est fort ! Je crois que le plus grand caractère du génie est, avant tout, la force. Donc ce que je déteste le plus dans les arts, ce qui me crispe, c’est l’ingénieux, l’esprit » (Correspondance II 385). Nietzsche ne dira pas autre chose : l’esprit seul reste sec sans la volonté, qui vient de l’instinct de vie qui donne envie et des passions qui font désirer.

Être artiste réclame du « tempérament ». Être romancier, ce n’est pas être « journaliste » ! (Correspondance II 806)

Gustave Flaubert, Correspondance, t.II, édition Jean Bruneau, La Pléiade, Gallimard 1980, 1542 pages €61.00

Gustave Flaubert, Correspondance janvier 1859-décembre 1868, t.III, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1991, 1727 pages, €63.50

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Droite et gauche du même capitalisme

Comme le yin et le yang, droite et gauche sont intégrées dans le même système économique et social. La droite a en son sein un peu de gauche par la voix des libéraux, la gauche a de même en son sein un peu de droite par la voix des sociaux-démocrates. Mais la vielle droite traditionnelle n’existe plus, pas plus que la gauche de papa. De Gaulle avait déjà renouvelé la droite, Mitterrand a enterré la gauche. Depuis, la société a muté et les clivages droite-gauche subsistent, mais liés dans le même système.

Le monde s’est globalisé, la communication développée, et chacun voit bien que le seul système qui fonctionne est capitaliste. Exit la prétention scientiste d’ordonner la société d’en haut, de planifier l’existence de la naissance à la mort, de gérer l’économie par le fonctionnariat. Même l’extrême-gauche ne réclame plus le totalitarisme d’Etat à la Lénine ; pas plus que l’extrême-droite le fascisme organique. Tous deux se contentent de brailler plus fort pour se poser en justiciers de la morale – sans surtout vouloir un jour gouverner. Marine Le Pen serait bien embêtée si elle devait être élue en mai.

L’initiative privée des libéraux rejoint la créativité de chacun pour les socialistes, la vertu du libre-échange rencontre l’universalisme multiculturel. Droite ou gauche, les valeurs vont à l’individu. Cette révolution culturelle, émergée après 1968, est l’aboutissement du processus des Lumières via l’égalité chrétienne devant Dieu, la raison ou le bon sens en chose du monde la mieux partagée, et du processus démocratique vers l’égalisation des citoyens décrit par Tocqueville. Ce pourquoi l’antiracisme a engendré le mouvement des sans-frontières et des droits « pour tous », redonnant à la gauche un rôle. Ce pourquoi les industries du divertissement et des réseaux ont encouragé le narcissisme de masse, chacun se mirant au miroir de l’autre, changeant le rôle de la droite. Et les deux sont liés, droite et gauche, la « progression » des droits dépendant étroitement des performances de l’économie de marché…

Bien sûr, subsistent des différences. La droite préfère partir de l’individu pour aller vers la société, l’Etat se présentant alors comme régulateur et protecteur ; la gauche préfère aller de la société à l’individu, l’Etat octroyant toujours plus de nouveaux droits.

Sauf que la migration de masse qui débute à peine et le terrorisme en épiphénomène intérieur, changent les choses. La société devrait une fois de plus muter, suscitant une nouvelle droite et une nouvelle gauche bien différentes de celles d’aujourd’hui. La planification d’en haut retrouve un sens via la régulation des flux, le contrôle des frontières, la sécurité, la défense des industries. L’initiative d’en bas ne doit pas être découragée par le prurit réglementaire et l’assommoir fiscal.

Comme toujours, tout commence dans l’excès, car pour se faire entendre dans le piaillement de volière des réseaux et autres forums de l’Opinion, il faut forcer le trait.

La droite nouvelle se veut extrême – mais plus elle approche du pouvoir effectif, plus elle se nuance. Regardez Donald Trump à une semaine d’intervalle : imprécateur éructant en meeting, rationnel posé devant le Congrès. Regardez Theresa May : Brexit means Brexit, mais prenons le temps d’examiner rationnellement les choses et de négocier serré. La France manque d’intellectuels à droite pour penser la nouveauté migratoire et la nouvelle société, mais le tropisme conservateur du peuple confronté à la peur d’un brutal changement offre un boulevard pour les politiciens prêts à se saisir concrètement du problème.

La gauche nouvelle reste à naître, car ce n’est pas avec les vieux ronchons comme Mélenchon que l’on fait surgir du neuf, malgré l’hologramme et autres paillettes technologiques. Benoit Hamon est lui-même un vieux de la vieille, trop professionnel de la politique pour être innovateur ; il tente l’impossible « synthèse » de l’éternel socialisme entre utopies qui font rêver et réalités qui s’imposent au pouvoir. Comme le pouvoir s’éloigne, priorité à l’utopie – il sera temps ensuite de doucher les trop crédules, comme Mitterrand en 1983 et Hollande en 2013. Reste que la gauche des ex-frondeurs comme celle des radicaux n’a rien à dire sur la migration de masse, sur le terrorisme religieux, rien à opposer aux angoisses populaires. Elle apparaît, malgré ses oripeaux « révolutionnaires », en retard d’une époque.

Je ne sais pas qui va l’emporter in fine, après les récentes élections aux Pays-Bas, d’ici l’été en France et à l’automne en Allemagne. Nous pourrions fort bien voir la pression de l’extrême-droite batave, du Front national français et la chute d’Angela Merkel. Ce pourquoi Theresa May ne se hâte que lentement : l’Europe risque de changer drastiquement en 2017. Mais la mutation sociale se poursuit, quels que soient les aléas politiques, écume de la vague de fond. Globalisation, numérisation et migration vont changer la donne de l’individualisme hédoniste développé depuis 1968 en Occident. Peut-être le nouveau modèle se trouve-t-il en Chine ou en Inde aujourd’hui ? Ou quelque part dans le renouvellement de notre passé d’Ancien régime ? Que l’on en pense du bien ou du mal, il faudra avant tout l’analyser pour le comprendre.

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Psychanalyse du libéralisme

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Répétons-le, le libéralisme n’est pas le capitalisme :

  1. Le capitalisme est une technique d’efficacité économique qui vient de la comptabilité née à la Renaissance italienne et qui recherche l’efficience maximum, prouvée par le profit.
  2. Le libéralisme est une doctrine politique des libertés individuelles, née en France et en Angleterre au 18ème siècle contre le bon plaisir collectif aristocratique, et qui s’est traduite dans l’économie tout d’abord par le laisser-faire, ensuite par la régulation.

Le libéralisme économique a utilisé le capitalisme comme levier pour démontrer sa croyance. Laissez faire les échanges, l’entreprise, l’innovation – et vous aurez les libertés, la richesse et le progrès. Mais s’il est vrai que l’essor des découvertes scientifiques, des libertés politiques et du capitalisme économique sont liés, il s’agit d’un mouvement d’ensemble dont aucune face n’est cause première.

Comme il est exact que la compétition des talents engendre l’inégalité dans le temps, le libéralisme politique cherche un permanent rééquilibrage : d’abord pour remettre en jeu la compétition, ensuite pour préserver la diversité qui est l’essence des libertés. Toute société est organisée et dégage des élites qui la mènent. Les sociétés libérales ne font pas exception. Ce sont ces élites qui sont en charge du rééquilibrage. Mais elles sont dégagées selon la culture propre à chaque pays :

  • l’expérience dans le groupe en Allemagne,
  • l’allégeance clanique au Japon,
  • l’efficacité financière et le bon-garçonnisme aux Etats-Unis,
  • l’appartenance au bon milieu social « naturellement » compétent en Angleterre,
  • la sélection par les maths dès la 6ème et l’accès social aux grandes écoles en France…

Tout cela est plus diversifié et moins injuste que le bon vouloir du Roy fondé sur la naissance aux temps féodaux, ou la cooptation et le népotisme fondé sur le respect des dogmes aux temps communistes. Pour appartenir à l’élite, il ne suffit plus d’être né ou d’être le béni oui-oui du Parti, il faut encore prouver certaines capacités. Le malheur est que la pente du népotisme et de la conservation guette toute société, notamment celles qui vieillissent et qui ont tendance à se figer. Ainsi de la France où le capitalisme devient “d’héritier”, tout comme la fonction politique.

C’est là qu’intervient la « vertu » dont Montesquieu (après Aristote) faisait le ressort social. La « vertu » est ce qui anime les hommes de l’intérieur et qui permet à un type de gouvernement de fonctionner sans heurt.

  • la « vertu » de la monarchie serait l’honneur, ce respect par chacun de ce qu’il doit à son rang ;
  • la « vertu » du despotisme (par exemple communiste ou Robespierriste jacobin) serait la crainte, cette révérence à l’égalité imposée par le système ;
  • la « vertu » de la république serait le droit et le patriotisme, ce respect des lois communes et le dévouement à la collectivité par volonté d’égale dignité.

Cette « vertu », nous la voyons à l’œuvre aux Etats-Unis – où l’on explique que la religion tient lieu de morale publique. Nous la voyons en France – où le travail bien fait et le service (parfois public) est une sorte d’honneur. Nous la voyons ailleurs encore. Mais nous avons changé d’époque et ce qui tenait lieu de cadre social s’effiloche.

C’est le mérite du psychanalyste Charles Melman de l’avoir montré dans L’homme sans gravité, sous-titré « Jouir à tout prix ». Pour lui, la modernité économique libérale a évacué l’autorité au profit de la jouissance. Hier, un père symbolique assurait la canalisation des pulsions : du sexe vers la reproduction, de la violence vers le droit, des désirs vers la création. Freud appelait cela « sublimation ». Plus question aujourd’hui ! Le sexe veut sa satisfaction immédiate, comme cette bouteille d’eau que les minettes tètent à longueur de journée dans le métro, le boulot, en attendant de téter autre chose au bureau puis au dodo. La moindre frustration engendre la violence, de l’engueulade aux coups voire au viol. La pathologie de l’égalitarisme fait de la perversion et de la jouissance absolue des « droits » légitimes – bornés simplement par l’avancement de la société. Les désirs ne sont plus canalisés mais hébétés, ils ne servent plus à créer mais à s’immerger : dans le rap, le tektonik, la rave, la manif, le cannabis, l’ecstasy, l’alcool – en bref tout ce qui est fort, anesthésie et dissout l’individualité. On n’assume plus, on se désagrège. Nul n’est plus responsable, tous victimes. On ne se prend plus en main, on est assisté, demandant soutien psychologique, aides sociales et maternage d’Etat (« que fait le gouvernement ? »).

Il y a de moins en moins de « culture » dans la mesure ou n’importe quelle expression spontanée devient pour les snobs « culturelle » et que toute tradition est ignorée, méprisée, ringardisée par les intellos. L’esthétisme est révolutionnaire, forcément révolutionnaire, même quand on n’en a plus ni l’âge, ni l’originalité, ni la force – et que la « transgression » est devenue une mode que tous les artistes pratiquent… Le processus de « civilisation » des mœurs régresse car il est interdit d’interdire et l’élève vaut le prof tout comme le citoyen est avant tout « ayant-droit ». Il élit son maître sur du people et s’étonne après ça que ledit maître commence sa fonction par bien vivre. La conscience morale personnelle s’efface, seule l’opinion versatile impose ce qu’il est « moral » de penser ici et maintenant – très influencée par les séries moralistes américaines (plus de seins nus, même pour les garçons en-dessous de 18 ans) et les barbus menaçants des banlieues (qui va oser encore après le massacre de Charlie dessiner « le Prophète » ?).

Je cite toujours Charles Melman : plus aucune culpabilité, seuls les muscles, la thune et la marque comptent. A la seule condition qu’ils soient ostentatoires, affichés aux yeux des pairs et jetés à la face de tous. D’où la frime des débardeurs moule-torse ou des soutien-gorge rembourrés, du bling-bling si possible en or et en diamant qui brillent à fond et des étiquettes grosses comme ça sur les fringues les plus neuves possibles (une fois sale, on les jette, comme hier la voiture quand le cendrier était plein). Quand il n’y a plus de référence à l’intérieur de soi, il faut exhiber les références extérieures pour exister. On « bande » (nous étions 20 ou 30) faute d’être une bande à soit tout seul – Mandrin contre Renaud. La capacité à se faire reconnaître de son prochain (son statut social) devient une liste d’objets à acheter, un viagra social. En permanence car tout change sans cesse.

Pour Charles Melman, cet homme nouveau est le produit de l’économie de marché. La marchandisation des relations via la mode force à suivre ou à s’isoler. D’où le zapping permanent des vêtements, des coiffures, des musiques, des opinions, des idées, de la ‘morale’ instantanée – comme la soupe. Les grandes religions dépérissent (sauf une, en retard), les idéologies sont passées, il n’y a plus rien face aux tentations de la consommation. D’où le constat du psychanalyste : « La psychopathologie a changé. En gros, aux ‘maladies du père’ (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) ont largement succédé les ‘maladies de la mère’ (états limites, schizophrénie, dépressions). »

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Il nous semble que cette réflexion, intéressante bien que « réactionnaire », est un peu courte. Charles Melman sacrifie à la mode « de gauche » qui fait de l’Amérique, de la consommation et du libéralisme anglo-saxon le bouc émissaire parfait de tous les maux occidentaux – et surtout français.

L’Amérique, Tocqueville l’avait déjà noté à la fin du 19ème siècle, est le laboratoire avancé des sociétés modernes car c’est là qu’on y expérimente depuis plus longtemps qu’ailleurs l’idée moderne d’égalité poussée à sa caricature. Egalité qui permet le savoir scientifique (contre les dogmes religieux), affirmée par la politique (contre les privilèges de naissance et de bon plaisir), assurée par les revenus (chacun peut se débrouiller en self made man et de plus en plus woman). Cet égalitarisme démocratique nivelle les conditions, mais aussi les croyances et les convictions. Big Brother ne s’impose pas d’en haut mais est une supplique d’en bas : le Big Mother de la demande sociale.

L’autorité de chacun est déléguée – contrôlée mais diffuse – et produit cette contrainte collective qui soulage de l’angoisse. On s’en remet aux élus, jugés sur le mode médiatique (à la Trump : plus c’est gros, plus ça passe), même si on n’hésite pas à les sanctionner ensuite par versatilité (attendons la suite). Ceux qui ne souscrivent pas à la norme sociale deviennent ces psychopathes complaisamment décrits dans les thrillers, qui servent de repoussoir aux gens « normaux » : blancs, classe moyenne, pères de famille et patriotes un brin protectionnistes et xénophobes (le contraire même du libéralisme).

La liberté est paternelle, elle exige de prendre ses responsabilités ; l’égalité est maternelle, il suffit de se laisser vivre et de revendiquer. « Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents de la vie privée semblent les faire naître et, pour les goûter, il ne faut que vivre. » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II.1) La marchandisation, c’est le laisser-aller groupal des modes et du ‘tout vaut tout’. Y résister nécessite autre chose que des slogans braillés en groupe fusionnel dans la rue : une conscience de soi, fondée sur une culture assimilée personnellement. On ne refait pas le monde sans se construire d’abord soi-même. Vaste programme…

Charles Melman, L’homme sans gravité, 2003, Folio essais 2005, 272 pages, €7.20

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique tome II, Garnier-Flammarion 1993, 414 pages, €7.00

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