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Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

Montaigne ne se découvre véritablement qu’à la fin de la trentaine, à l’âge où lui-même a commencé à écrire. Le corps apprécie sa tempérance, le cœur s’apaise comme le sien, l’esprit en vient à l’équilibre et l’âme aspire à la sagesse.

Cette vertu n’est pas innée et, sans elle, il est malheureux. Devenir sage est une éducation. Cela ne se confond pas avec le savoir, qui ne concerne que l’esprit, ni avec l’expérience qui concerne le corps et les passions. Cela s’apprend par la philosophie qui est l’art de réfléchir sur soi, de découvrir ce qui est juste pour soi – juste moment et juste dose pour rebâtir à chaque moment son équilibre.

Toute la sagesse de Montaigne est contenue dans la première phrase de l’étude de Marcel Conche, qui le cite : « Moi qui n’ai d’autre fin que de vivre et me réjouir ». Le but de la vie est d’être heureux et libre, la justification de la vie est dans la vie même, vivre est agir naturellement avec « une conscience intensifiée » du moment, « un respect religieux » de cette seule tâche humaine qui soit sérieuse. Montaigne enseigne la vie bonne et l’à-propos. L’individu doit se situer par rapport aux autres et trouver sa place d’homme raisonnable ; fonder son éthique et acquérir des croyances personnelles sans prétendre à la Vérité absolue ; devenir maître de soi et joyeux de ses mouvements naturels.

L’homme est un être sociable qui se frotte aux autres par besoin d’échanges (d’idées, d’affection et d’entraide) mais, au fond, il ne se doit qu’à lui-même parce qu’il est unique. Les autres auront toujours besoin de nous, mais il nous faut garder nos distances sous peine d’être dévoré. A chacun de balancer la juste proportion entre distance et devoir, garder son quant à soi et donner aux autres leur dû : justice, respect, honnêteté, une aide le cas échéant – mais pas notre substance. Cela n’exclut ni la bonté, ni la pitié, ni la tendresse, ni l’horreur de la souffrance et de la haine – mais nous ne sommes pas Dieu pour nous sentir coupables de toute la misère du monde et des ratés de la Création. Nous devons aider mais nous ne remplacerons jamais la volonté de s’en sortir de celui qu’on aide – à moins qu’il ne soit malade ou en incapacité. La paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux.

Montaigne refuse l’exigence infinie qui arrache l’individu à son privé et le jette en politique. Car la politique ne peut atteindre à ses résultats décisifs sans faire sacrifice de son honnêteté, comme le montrera Machiavel. A cette école, les plus belles natures se corrompent et la vertu disparaît. La fin ne saurait justifier n’importe quel moyen. L’agir est la vie même et la vie de chacun appartient à chacun, pas au groupe ni au parti. Le danger de la politique est dans la tentation de l’illimité : nourrir des desseins à long terme, c’est jouer avec le bonheur des hommes. Pour savoir ce que l’on fait et se garder de toute démesure, il faut agir pragmatiquement, au jour le jour, par la réforme de proche en proche, par des tâches de raccordement, de conciliation, d’arbitrage. Montaigne, né au siècle des guerres de religion et des rois contestés, voyait bien la nécessité de tout cela.

C’est à partir des autres que chacun peut se situer, trouver sa place : voyager, étudier l’histoire, lire des livres, s’intéresser aux gens du commun comme aux figures de grandeur et de sagesse qui définissent l’humain en éprouvant ses limites. Que l’homme discerne les ressorts de sa folie et il pourra revenir à soi, être heureux par équilibre.

Au fond, dit Montaigne si l’insensé reste pris dans sa folie, c’est qu’il le veut bien ; il est attaché à son mal et sans lui il n’est rien. Il n’y a donc rien à faire pour lui d’autre que le minimum vital et il constitue pour le sage un spectacle édifiant. A force de ne vivre que pour les apparences des choses et des êtres, ces humains-là ne sont plus qu’apparences, masques, théâtre. En matière de vérité, chacun doit donc se faire sa propre religion. Montaigne ruine toute prétention à fonder quelque vérité en soi : il n’y a pas de connaissance possible sur l’inconnaissable, mais des hypothèses personnelles ou des croyances dogmatiques. Les simples, qui ont peu d’imagination et ne sont pas curieux, ont un bonheur épais et sûr ; ils ont l’humilité qui manque aux doctes et le bon sens sans lequel il n’est pas de vertu. Pour Montaigne,

  • On ne peut se fonder sur « Dieu » car, en croyant le penser, nous ne faisons que projeter hors de nous des qualités seulement humaines, même si elles sont grossies jusqu’à l’absolu – et l’homme ne peut donc se penser au-delà de lui-même.
  • On ne peut se fonder sur « la nature » car les hypothèses de la science ne sont que des hypothèses plus ou moins opératoires dans des champs déterminés, sans cesse remises en question par l’avancée des sciences mêmes, et ne nous livrent que des approximations du réel.
  • On ne peut se fonder sur « l’homme » car il est inconnaissable à lui-même et fort divers sur la planète.

Si l’essence des choses ne fait pas irruption en nous par la révélation (qui est du domaine de la foi), le mouvement de pensée ne peut prendre appui que sur les apparences sensibles. Elles sont trompeuses – mais on le sait – et seul l’insensé convertit en « êtres » les existants. Il se donne l’illusion de figer en concepts absolus ce qui n’est qu’apparence éphémère en ce monde. Donc, avec les sceptiques, il convient de suspendre son jugement sur les choses et, avec les dogmatiques, il faut s’essayer à juger et à vivre avec la vie de l’intelligence. On se formera une opinion mais on ne prétendra pas exprimer LA vérité. « La signification de la philosophie ne sera plus de révéler les choses telles qu’elles sont en vérité mais de permettre au philosophe de prendre conscience de soi » p.59. Pas de sagesse universelle mais une méthode pour y parvenir avec mesure.

Le jugement est l’activité la plus nôtre ; il est la manifestation par excellence de la liberté. Le doute n’est pas un état mais une action, la condition du mouvement de la pensée. Montaigne : « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise » II.12. La philosophie est sans fin ni commencement, l’étonnement est son fondement, la quête son progrès, l’ignorance le bout. Pour Montaigne, la pensée est toujours au matin, d’où ses « Essais » discontinus où le jugement s’exerce et se tempère à propos de tout. Mais ses idées s’organisent sans qu’il l’ait cherché. Cette vision cohérente exprime la profonde unité d’une nature d’homme. Son livre est l’acte par lequel il prend conscience de soi. Montaigne ne vise qu’à s’apprendre pour vivre ce qu’il est. Il veille sans cesse à choisir, c’est-à-dire à juger. Il ne rapporte aucune vérité mais le progrès de mieux juger, plus finement, pour devenir chaque jour un peu meilleur qu’il n’est. La philosophie ne consiste qu’en cet apprentissage – pas à énoncer d’autres dogmes comme les religions. Il faut éduquer l’enfant à philosopher par lui-même, donc à penser de façon autonome et à mesurer les pressions qui peuvent l’influencer. Qu’il n’oublie pas que, comme tout un chacun, il est doué de raison et qu’il peut exercer ce « bon » sens par lui-même en toute autonomie.

Des possibilités de sagesse sont inscrites dans la nature de chacun. A chacun donc de les mettre au jour et de les cultiver, en bon jardinier qui observe et tempère, gardant son quant à soi et frottant son jugement à celui d’autrui. Si l’on veut convaincre, il faut d’abord écouter, faire accoucher l’autre de sa propre vérité, ce à quoi excellait Socrate. Le sage ne réduit pas les différences, il les goûte comme Montaigne qui pensait ainsi rejoindre la nature, elle qui a cherché la diversité. La sagesse consiste à accueillir par la joie les dons qui nous sont faits. Rien ne fâche Montaigne comme le mécontentement, ce que Nietzsche nommera le ressentiment, cette rumination de ne jamais être à propos mais toujours envieux des autres. Le mécontentement est faiblesse, lassitude, manque d’énergie et de courage ; se plaindre est plus facile que d’agir pour faire cesser le trouble. Au contraire, jouir est faire acte de grâce, c’est respecter avec humilité et accueillir avec reconnaissance. C’est aimer ce qui nous arrive, en faire son miel, un acte religieux de communion avec la puissance génésique de la nature. La sagesse n’a pas à être « inventée », elle est déjà-là, en nous. Soyons nature comme les sauvages du Nouveau monde et nous vivrons à propos, sans excès ni démesure. Mûrissons avec notre âge,

  • Soyons enfant et sage de jouer et d’explorer en imitant ;
  • Soyons jeune et sage de dépenser son énergie et de se passionner, avide de curiosité pour tout et tous ;
  • Soyons adulte et sage de réfléchir à ce qu’on fait, d’agir à propos et de bien savoir aimer ;
  • Soyons vieillard et sage de trouver jouissance dans ses limites et de bien vivre malgré les ans.

La sagesse est d’explorer les limites et de les accepter ; elle est de vivre selon soi-même. Montaigne jeune homme a bien baisé et bien joui ; Montaigne adulte a évité les occasions de troubles (procès, jeux, discussions fiévreuses, prises de position politiques, etc.). A chacun de définir ce que sont ses limites par l’expérience qu’il fait de lui-même. Il faut amplifier la jouissance par la maîtrise et la prise de conscience pour « en peser et estimer le bonheur ».

Le sage, comme l’enfant, dit « oui » à la vie, mais en conscience.

Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, 1964, PUF Quadrige 2015, 650 pages, €16.00, e-book format Kindle €14.99

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Des enfants aux citoyens

Ce texte est déjà paru dans un précédent blog en 2006, sous Chirac. Sarkozy et Hollande sont passés – et RIEN n’a changé. De quoi mieux comprendre pourquoi le PS perd systématiquement toutes les élections et que l’abstention monte à un niveau record, faisant le lit de l’extrémisme de droite.

Élever des enfants consiste à leur assurer protection, à entretenir leur santé, puis à les instruire. Dans cet ordre sans doute, puisque la faim n’est plus, dans nos sociétés, le mal le plus urgent. Avoir régulièrement cette tâche oblige à réfléchir. Ce qui est routine le plus souvent, s’avère « vital » lorsque des circonstances surgissent, qui bouleversent l’existence. Les fondamentaux de la famille et de la société prennent alors tout leur sens.

Rassurer et encadrer l’existence de l’enfant, vous l’aurez noté, est du domaine de l’affectif, de l’émotion, des passions.

Nourrir et exercer est du domaine du ventre, des jambes, des tripes.
Instruire, ouvrir l’esprit aux logiques à l’œuvre dans l’univers, mais aussi l’âme à la nature, aux bêtes, aux plantes et aux gens, appartient au domaine du rationnel et du spirituel.

Rien ne réussit sans être au calme, dans la paix intérieure qui permet l’exploration extérieure sans danger. La quiétude d’esprit qui naît de se savoir reconnu, entouré, est la condition nécessaire pour sortir du cocon, donc de soi, afin de se tester, de se découvrir et de devenir soi-même.

La faim et l’envie de bouger sont « naturelles », elles n’ont besoin d’aucun effort, dans les jeunes années, pour s’assouvir et s’exercer. Il faut voir dévorer les petits au goûter, ou les adolescents au dîner, pour prendre plaisir à leur cuisiner ce qu’ils aiment, tout en variant les menus et la palette des goûts pour l’équilibre alimentaire. Il suffit d’ouvrir la porte et de lâcher la bride pour qu’ils courent tout seul, luttent entre eux et se dépensent derrière une raquette ou un ballon, sur la pelouse, le court ou dans la boue.

Une fois tout ceci accompli, mais peut-être pas avant, l’être jeune est disponible pour le reste. Il est curieux des choses, savoir comment ça marche, comprendre d’où ça vient ; il est soucieux des gens, pourquoi ils font ceci, dans quel but ils disent cela ; il se prend d’engouement pour sa bande, une équipe, son pays. Il veut qu’on lui explique, il analyse les gestes, repasse la stratégie. Il veut comprendre. Il est mûr pour apprendre.

grimaces frere et soeur

Dépensé, rassasié, il faut lui imposer le calme des devoirs, sans les sollicitations de la télé, des jeux vidéo ou des messageries chats. Il a besoin qu’on le contraigne. C’est le signe qu’on s’intéresse à lui, à son futur proche (le DST*) comme à sa destinée (son « plus tard »). Ne le libérer qu’à certains moments est le signe qu’on l’aime. La liberté, comme tout ce qui est humain, s’apprend. Elle n’est pas laisser-faire spontané mais une maîtrise qui s’apprivoise.

Le spirituel viendra en sus, et sans qu’on le convoque. L’être humain est religieux de nature, allant par raison vers les causes dernières, par passion vers ce qui le dépasse ou par ses tripes vers ceux qui lui sont proches. Même les parents qui ne pratiquent rien ont cette dimension spirituelle ; elle peut se manifester devant la lune qui se lève dans le ciel, devant les images insoutenables des orphelins du tsunami à la télé ou devant « la fête » d’une coupe du monde presque gagnée. La religiosité est avant toute religion ; elle est ce qui relie, surtout communion.

Et quand vous aurez saisi tout cela, qui concerne les enfants, vous comprendrez la politique un peu mieux, qui concerne les citoyens. Vous vous direz qu’on ne peut rien entreprendre sans sécurité civile, sans liberté d’aller et venir sans danger dans la rue, le quartier ou les transports. Et qu’être rassuré prime sur tout le reste dans nos sociétés où la faim n’est plus le premier des maux. Mais, au-delà de la nourriture de base, vous aurez besoin de savoir manger équilibré, de trouver des produits sains et d’avoir quelques moyens et loisirs pour les cuisiner à plaisir.

Mere et fille

Vous ne pourrez que vous intéresser à l’économie, cette nourriture des nations, aux mécanismes qui produisent des biens que chacun consomme, et pourquoi nous sommes trop chers ou plus habiles, pourquoi il est nécessaire de vendre ce que nous savons faire pour acheter ce qui nous manque, pourquoi sans liberté d’entreprendre on ne peut que subir. Et vous aurez compris très vite la raison qui pousse à s’intéresser au travail, à l’industrie, aux services, avant (bien avant) de se préoccuper de la guerre au loin ou du « prestige » diplomatique. Un Président qui n’agit qu’à l’extérieur est comme un père qui court les cafés ou les réunions, délaissant ses enfants.

Vous aurez alors souci d’éducation et de savoir, vous récriminerez contre les criminels qui, au prétexte de « pédagogie », tentent d’imposer leur idéologie de classe, nivelant tout pour apparaître comme « spécialistes » et prendre ainsi le pouvoir.

Vous n’aurez que mépris pour ces faux savants qui écrivent des manuels abscons où, en trois chapitres, vous n’aurez toujours rien compris vous, adulte, à la fécondation et au patrimoine génétique – alors qu’une série de définitions de base auraient largement suffi pour saisir.

Vous trouverez inepte qu’on oblige les gamins à user de linguistique universitaire en cours de français pour décortiquer un texte, sans aucun souci de la beauté des mots en phrases judicieusement assemblées.
Vous regarderez, ébahis, les exercices de math où l’élève doit trouver « la largeur d’un ruisseau » alors que la réponse juste est au-delà de 50 mètres – soit en bon français « un fleuve » ! Le cloisonnement des disciplines, l’illettrisme des rédacteurs, l’indigence des méthodes pédagogo, tout cela vous sautera aux yeux – pour peu que vous vous intéressiez à ce que font vos enfants.

Vous aurez l’intuition du pourquoi les crédits de recherche sont si faibles et le train de vie de l’Élysée si dispendieux, pourquoi les chars et les avions apparaissent prioritaires pour aller frimer au Liban, en Bosnie, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, au Tchad, au Gabon, au Congo, Bosnie, en Syrie et dans toutes ces contrées bien loin, où rien n’est contrôlable par le citoyen, et alors qu’existent des organismes internationaux comme l’ONU ou des forces locales aptes à remplir les missions sans que les « missiés » s’en mêlent.

Et vous comprendrez alors mieux la politique : l’école « à la française » ressemble à la politique « à la française » – élitiste, hiérarchique, clanique.

  • S’asseyant sur toute tradition s’il s’agit de capter le pouvoir.
  • Déclarant n’importe quoi pourvu que ce soit médiatique.
  • Se moquant surtout du monde : des enfants, des gens, de vous.

La famille n’est pas la société, mais élever des petits d’hommes vous rend plus « politique » que ceux dont c’est l’avide métier.

* Un DST est un devoir sur table dans le jargon enfeignant

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