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Retour à Pise et envol

Adio à la casa familiale de Simone et des gamins. La nonna surveille leur sommeil tandis que Simone met au four les croissants et les boules de pain surgelés pour notre petit-déjeuner avancé à L’Ogliera.

Nous prenons près de l’église le bus de 7h40 pour Portoferraio : 1h30 de virages avec le soleil dans l’œil. Nous repassons par Zanca puis par Marciana, sur nos traces. Puis nous allons directement au ferry de 9h30, Un Moby nommé Kiss. Il est rempli de familles sur le retour.

A l’arrivée, avec retard, nous avons juste le temps de courir pour attraper le train qui nous mènera à Campiglio, d’où nous changerons pour le « rapide » de Florence qui s’arrête à Pise. Sur le quai de Campiglio est élevée une statue de pierre au chien Lampo, plus une peinture à l’intérieur du bar. Ce fameux chien était celui du chef de train, il le suivait partout. Un jour, il s’est fait écraser dans une manœuvre.

En attendant à la gare, je vois une fille de 15 ans au short en coton souple couleur chair si court et si tiré qu’il dessine le pli de la vulve comme le pli des fesses. Cette blonde a un joli visage mais met tellement en valeur ses jambes de pin-up que s’en est gênant.

Dans le train, outre deux Albanais gras et vulgaires, une bande de garçons de 16 ans accompagnés de leur coach vont à Milan. Ils rentrent semble-t-il d’un stage de voile et sont tout dorés par le soleil et blondis par le sel. Un costaud bouclé lit La case de l’oncle Tom en italien, un gros pavé dont il a laborieusement regardé deux pages avant de le refermer. Est-ce la mode ? Est-ce au programme ? Son copain Riccardo, appelé par ses copains Riki, écoute la musique téléchargée sur son smartphone ; il a la voix grave et roule les r à la perfection. Son italien est très agréable à entendre.

Nous ne sommes plus que cinq à prendre le vol EsayJet de 19h20 – qui sera en retard d’une bonne demi-heure. En attendant, nous faisons un petit tour dans Pise, des courses. Les filles cherchent du parmesan, de l’huile d’olive et du vin de Toscane. Au Coop, d’énormes barils de spaghetti de marque La Molisana attirent mon attention.

Les boutiques regorgent de charcutaille artistement présentées, de fromages divers, de pâtisseries.

Je retrouve le restaurant de l’autre jour et nous y mangeons des pizzas. Un caboulot spécialisé dans le tout-cochon, juste en face, nous fait acheter des sandwiches pour le soir. Ils sont assez bourratifs et de fait pas très utiles.

Pour rentrer, huit moyens de transport successifs sont requis : le bus, le ferry, le train 1, le train 2, la navette, l’avion, l’Orlybus, enfin le métro ligne 4 jusqu’à Odéon. L’une des filles me dit que cela fait partie du voyage, elle qui doit encore rejoindre La Rochelle, puis Surgères, puis le bled à côté où elle habite…

F I N du voyage sur l’île d’Elbe

Voyage réalisé avec l’agence Chemins du sud

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Philippe Mertz, La descente du Laps

Le laps est cet espace infime qui s’écoule dans le temps, comme on dit un laps de temps. C’est aussi un étrange ruisseau qu’il faut découvrir dans les dunes du Crotoy, en baie de Somme, une légende.

Le narrateur s’appelle Gaspard ; il a 50 ans et est reporter de guerre à Bagdad. Il se souvient d’une explosion et d’Ali, son chauffeur, qui le pressait de revenir à la vie. Lui se retrouve à Roissy et demande au taxi s’il pourrait le conduire au Crotoy, ville balnéaire où il a passé ses vacances d’enfant blond, jusqu’à l’âge de 8 ans où sa mère est morte.

Il va revivre des souvenirs, en vivre de neufs, dans des scènes bien écrites, contées d’une écriture fluide, sans cliché. Se succèdent les scènes réalistes et bien vécues du foot sur la plage avec les copains d’Yvan le taxi, le dîner de grand-mère, la pension où allait petit et où il dîne, le mal de Max, 8 ans, à la table voisine parce que sa mère est morte, les jambes d’une femme nommée Monia, le bar-PMU et ses turfistes qu’il rend heureux, le neveu de la patronne, inventeur adolescent d’appareils numériques destructeurs…

Se noue une intrigue entre la tante de l’enfant qui devient fou et lui-même, puis l’enfant Max disparaît une nuit, en fugue, ayant piqué la clé dans la poche de son père qui dort. Gaspard est interrogé par les gendarmes, soupçonneux, mais rien n’est retenu contre lui, pas plus contre la tante ni le père. Il va donc à la plage, où le beau temps dure déjà depuis des jours ; il photographie, par réflexe professionnel, et se trouve à suivre une silhouette fine comme un roseau qu’emmène en riant une femme svelte vers les vagues.

Mais la marée monte et il s’inquiète : les deux ne vont-ils pas trop loin ? La femme rit au gamin qui exulte, et lui demande à la fin de rejoindre Gaspard pour le ramener, tandis qu’elle-même ira nager vers le large. Bien que rattrapés par le flot qui va comme un cheval au galop, l’homme et l’enfant sont recueillis par les sauveteurs, prévenus par une plaisancière. L’enfant, c’est Max, le gamin fugueur, que Gaspard n’a reconnu que lorsqu’il a pu s’approcher d’eux, les vagues leur léchant déjà les chevilles.

Cette femme, c’est la mère de Max. Monia avouera qu’elle a en effet disparu pour mourir, mais que personne n’a retrouvé le corps. Gaspard retrouvera fortuitement la nageuse en interrogeant un apprenti de 14 ans au langage original, qui voit chaque matin une grande brune nager une heure. Le narrateur et elle lient connaissance. Elle veut devenir photographe de guerre, comme lui.

Et c’est là que le récit, jusqu’ici captivant et linéaire, dérape dans le surréel. Alors que Gaspard apprend à Iris comment tenir son appareil en vue et se mettre à l’affut de tout cadrage propice, des bombes éclatent sur la plage, des chars lancent leurs obus sur les restaurants, sans qu’aucun estivant ne s’en émeuve. Tout serait-il dans leur imagination ? C’est « une perte de cohérence du monde, un épuisement de sa logique », énonce l’auteur p.156. Avant d’ajouter, perfide : « tu déambules sur les vestiges de ton activité cérébrale au bord de l’extinction irréversible » p.157. Pour comprendre, il vous faudra lire ce livre qui captive.

Tout se terminera par la descente du Laps, ce ruisseau de légende dont nul qui a navigué dessus n’a jamais parlé. De l’eau qui coule comme le temps, un laps de temps.

Le roman est étrange et envoûtant ; il se lit d’une traite et le dérapage dans le surréel vers la fin, s’il apparaît un peu long, prend tout son sens dans les dernières pages. C’est bien trouvé, concentré. Une bonne lecture où Le Crotoy agit en thérapie avec sa lumière et l’immensité de la mer. Un hymne à la région de France haute, une vague inquiétude sur le monde que nous prépare le numérique, et une méditation sur l’existence et ce qui vaut en elle.

Philippe Mertz, La descente du Laps, 2014, éditions Les soleils bleus, 170 pages, €17.00 (occasion €4.35)

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Des enfants aux citoyens

Ce texte est déjà paru dans un précédent blog en 2006, sous Chirac. Sarkozy et Hollande sont passés – et RIEN n’a changé. De quoi mieux comprendre pourquoi le PS perd systématiquement toutes les élections et que l’abstention monte à un niveau record, faisant le lit de l’extrémisme de droite.

Élever des enfants consiste à leur assurer protection, à entretenir leur santé, puis à les instruire. Dans cet ordre sans doute, puisque la faim n’est plus, dans nos sociétés, le mal le plus urgent. Avoir régulièrement cette tâche oblige à réfléchir. Ce qui est routine le plus souvent, s’avère « vital » lorsque des circonstances surgissent, qui bouleversent l’existence. Les fondamentaux de la famille et de la société prennent alors tout leur sens.

Rassurer et encadrer l’existence de l’enfant, vous l’aurez noté, est du domaine de l’affectif, de l’émotion, des passions.

Nourrir et exercer est du domaine du ventre, des jambes, des tripes.
Instruire, ouvrir l’esprit aux logiques à l’œuvre dans l’univers, mais aussi l’âme à la nature, aux bêtes, aux plantes et aux gens, appartient au domaine du rationnel et du spirituel.

Rien ne réussit sans être au calme, dans la paix intérieure qui permet l’exploration extérieure sans danger. La quiétude d’esprit qui naît de se savoir reconnu, entouré, est la condition nécessaire pour sortir du cocon, donc de soi, afin de se tester, de se découvrir et de devenir soi-même.

La faim et l’envie de bouger sont « naturelles », elles n’ont besoin d’aucun effort, dans les jeunes années, pour s’assouvir et s’exercer. Il faut voir dévorer les petits au goûter, ou les adolescents au dîner, pour prendre plaisir à leur cuisiner ce qu’ils aiment, tout en variant les menus et la palette des goûts pour l’équilibre alimentaire. Il suffit d’ouvrir la porte et de lâcher la bride pour qu’ils courent tout seul, luttent entre eux et se dépensent derrière une raquette ou un ballon, sur la pelouse, le court ou dans la boue.

Une fois tout ceci accompli, mais peut-être pas avant, l’être jeune est disponible pour le reste. Il est curieux des choses, savoir comment ça marche, comprendre d’où ça vient ; il est soucieux des gens, pourquoi ils font ceci, dans quel but ils disent cela ; il se prend d’engouement pour sa bande, une équipe, son pays. Il veut qu’on lui explique, il analyse les gestes, repasse la stratégie. Il veut comprendre. Il est mûr pour apprendre.

grimaces frere et soeur

Dépensé, rassasié, il faut lui imposer le calme des devoirs, sans les sollicitations de la télé, des jeux vidéo ou des messageries chats. Il a besoin qu’on le contraigne. C’est le signe qu’on s’intéresse à lui, à son futur proche (le DST*) comme à sa destinée (son « plus tard »). Ne le libérer qu’à certains moments est le signe qu’on l’aime. La liberté, comme tout ce qui est humain, s’apprend. Elle n’est pas laisser-faire spontané mais une maîtrise qui s’apprivoise.

Le spirituel viendra en sus, et sans qu’on le convoque. L’être humain est religieux de nature, allant par raison vers les causes dernières, par passion vers ce qui le dépasse ou par ses tripes vers ceux qui lui sont proches. Même les parents qui ne pratiquent rien ont cette dimension spirituelle ; elle peut se manifester devant la lune qui se lève dans le ciel, devant les images insoutenables des orphelins du tsunami à la télé ou devant « la fête » d’une coupe du monde presque gagnée. La religiosité est avant toute religion ; elle est ce qui relie, surtout communion.

Et quand vous aurez saisi tout cela, qui concerne les enfants, vous comprendrez la politique un peu mieux, qui concerne les citoyens. Vous vous direz qu’on ne peut rien entreprendre sans sécurité civile, sans liberté d’aller et venir sans danger dans la rue, le quartier ou les transports. Et qu’être rassuré prime sur tout le reste dans nos sociétés où la faim n’est plus le premier des maux. Mais, au-delà de la nourriture de base, vous aurez besoin de savoir manger équilibré, de trouver des produits sains et d’avoir quelques moyens et loisirs pour les cuisiner à plaisir.

Mere et fille

Vous ne pourrez que vous intéresser à l’économie, cette nourriture des nations, aux mécanismes qui produisent des biens que chacun consomme, et pourquoi nous sommes trop chers ou plus habiles, pourquoi il est nécessaire de vendre ce que nous savons faire pour acheter ce qui nous manque, pourquoi sans liberté d’entreprendre on ne peut que subir. Et vous aurez compris très vite la raison qui pousse à s’intéresser au travail, à l’industrie, aux services, avant (bien avant) de se préoccuper de la guerre au loin ou du « prestige » diplomatique. Un Président qui n’agit qu’à l’extérieur est comme un père qui court les cafés ou les réunions, délaissant ses enfants.

Vous aurez alors souci d’éducation et de savoir, vous récriminerez contre les criminels qui, au prétexte de « pédagogie », tentent d’imposer leur idéologie de classe, nivelant tout pour apparaître comme « spécialistes » et prendre ainsi le pouvoir.

Vous n’aurez que mépris pour ces faux savants qui écrivent des manuels abscons où, en trois chapitres, vous n’aurez toujours rien compris vous, adulte, à la fécondation et au patrimoine génétique – alors qu’une série de définitions de base auraient largement suffi pour saisir.

Vous trouverez inepte qu’on oblige les gamins à user de linguistique universitaire en cours de français pour décortiquer un texte, sans aucun souci de la beauté des mots en phrases judicieusement assemblées.
Vous regarderez, ébahis, les exercices de math où l’élève doit trouver « la largeur d’un ruisseau » alors que la réponse juste est au-delà de 50 mètres – soit en bon français « un fleuve » ! Le cloisonnement des disciplines, l’illettrisme des rédacteurs, l’indigence des méthodes pédagogo, tout cela vous sautera aux yeux – pour peu que vous vous intéressiez à ce que font vos enfants.

Vous aurez l’intuition du pourquoi les crédits de recherche sont si faibles et le train de vie de l’Élysée si dispendieux, pourquoi les chars et les avions apparaissent prioritaires pour aller frimer au Liban, en Bosnie, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, au Tchad, au Gabon, au Congo, Bosnie, en Syrie et dans toutes ces contrées bien loin, où rien n’est contrôlable par le citoyen, et alors qu’existent des organismes internationaux comme l’ONU ou des forces locales aptes à remplir les missions sans que les « missiés » s’en mêlent.

Et vous comprendrez alors mieux la politique : l’école « à la française » ressemble à la politique « à la française » – élitiste, hiérarchique, clanique.

  • S’asseyant sur toute tradition s’il s’agit de capter le pouvoir.
  • Déclarant n’importe quoi pourvu que ce soit médiatique.
  • Se moquant surtout du monde : des enfants, des gens, de vous.

La famille n’est pas la société, mais élever des petits d’hommes vous rend plus « politique » que ceux dont c’est l’avide métier.

* Un DST est un devoir sur table dans le jargon enfeignant

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Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa

yasunari kawabata chronique d asakusa

Asakusa est le quartier de Tokyo où le touriste débarque en premier. Le temple bouddhiste Sensō-ji, pagode à cinq étages, impressionne d’autant qu’il abrite la déesse bodhisattva Kannon. Les commerces s’étalent le long de l’allée qui mène au temple, inoculant la fièvre acheteuse. Mais, il y a presqu’un siècle, avant la guerre et le grand incendie, Tokyo n’était pas le même, Asakusa était un quartier populaire où se réfugiaient les ados venus de la campagne en quête de petits boulots. Ces vagabonds, Kawabata les a observé dans les années 1920 pour le journal Asahi Shimbun, il en est tombé amoureux, il y a fait ses premiers pas d’écrivain.

Ce sont ces chroniques écrites pour le journal qui sont reprises en ébauche de roman. Le style n’est pas mûr, la construction hasardeuse, l’auteur intervient et revient en arrière… Mais la fraîcheur des premières impressions subsiste. Cette extrême jeunesse des filles et des garçons, apprenties geishas et petits commis ou malfrats, Yasunari en était encore proche à 25 ans, mais avec le recul d’une maturité tôt obtenue. Orphelin progressif, Kawabata n’a connu que le déchirement et la solitude : père mort quand il a 1 an, mère morte à ses 2 ans, grand-mère morte à ses 7 ans, sœur morte à ses 10 ans, grand-père mort à ses 15 ans, il cherche l’amitié et l’amour où il les trouve. Il ne peut qu’être remué, voire ému, des misères des jeunes, qui contrastent avec leur beauté androgyne. Il est passé par là.

Les années sont folles comme en Europe après la première Guerre mondiale, la croissance économique a explosé au Japon aussi et la crise de 1929 n’a pas commencée aux États-Unis. Cette mutation sociale bouleverse les mœurs et encourage l’avant-garde. « La Bande des ceintures rouges » est composée d’adolescents qui dansent et font du théâtre, livrent des paquets ou s’entremettent pour leurs copines de 15 ans tout en gardant une mystérieuse gaminerie. Le vagabondage a quelque chose à voir avec le rêve, la jeunesse et l’éphémère. Tout ce qui est profondément japonais et vigoureusement Kawabata.

Il aime la sensualité de la jeunesse, l’érotisme du corps entrevu ou du visage tendre. « Quand Yumiko [15 ans], par exemple, marche à côté du jeune acteur Utasaburô [13 ans], elle ressemble bien plus à un jeune garçon que cet adolescent aux lèvres d’une indicible beauté » p.101. Amoureux à 20 ans d’une serveuse de 15 ans qu’il ne touchera jamais, Kawabata retrouve cette première empreinte dans toutes les très jeunes filles qu’il croise, de Yumiko à Asakusa aux Belles endormies de l’auberge près de la mer et à la fille de Pays de neige.

L’une d’elle va empoisonner dans un baiser aux pilules d’arsenic son galant, une autre sera accusée d’être « de gauche » autrement dit mal famée, une troisième lance la mode des ceintures rouges de kimono en signe de ralliement aux hommes, d’autres dansent nues et s’affichent « Hit-girl, numéro fou de danse de nu des ballets Ero-Ero », des fillettes se parent comme des princesses, une vieille est devenue « la pocharde de la berge ». « Érotisme, absurdité, vitesse, humour de bande dessinée d’actualité, chansons de jazz et jambes de femmes… » p.42. L’auteur est dans son élément, pris dans le tourbillon.

« Asakusa l’universelle ! Il en sort toutes sortes d’objets vivants. On y voit, à nu, palpiter tous les désirs. C’est une immense marée où se trouvent mêlés divers types et classes d’hommes. A l’aube ou au crépuscule, c’est un flot insondable et ininterrompu. Asakusa vit… » p.41. Ce jaillissement vivace plaît infiniment à Kawabata, les corps palpitent, la nudité physique et morale s’expose, les cœurs s’ouvrent et se ferment, les âmes luisent comme des lucioles batifolant dans l’obscurité du monde.

Yasunari Kawabata, Chronique d’Asakusa, 1930, traduit du japonais par Suzanne Rosset, Livre de poche biblio, 1992, 220 pages, €6.27

Les romans de Kawabata chroniqués sur ce blog

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Filles et garçons au Japon

Nul doute que la société japonaise change : je l’ai vu en 15 ans. Il suffit de revoir par exemple le film d’Ozu, « Le goût du saké » qui date de 1962, pour constater que ce changement n’est pas nouveau mais constant, avec le monde.

Le film montre un Japon de la fin des années cinquante, défait militairement, devenu productiviste et consommateur. La jeunesse ne rêvait alors que d’individualisme, d’appareils ménagers et de clubs de golf. Les traditions se perdaient et les vieux maîtres n’étaient plus reconnus ni récompensés dans leur vieillesse. Les familles éclataient déjà. Chacun tendait à vivre seul – hantise des hommes japonais dont toute l’éducation a été à l’inverse : maternés durant leur enfance, servis dans l’entreprise comme au bar, servis chez eux par leur femme et leur fille mineure, au pouvoir dans la société. Or, le modernisme, dès 1962, faisait que leurs secrétaires les quittaient pour se marier, leurs filles aussi : rien n’allait plus… Ozu est un bon sociologue.

Le visiteur constate le changement en observant garçons et filles dans leur comportement aujourd’hui. A Nara, Horyu ji, ce sont des centaines de collégiens des deux sexes, de quatrième et troisième selon nos classifications, qui envahissent les allées. Ils sont divisés par classes numérotées de 1 à 4 matérialisées par des panneaux portés par des accompagnatrices. Toujours l’appartenance au groupe, ainsi proclamée. Mais les filles sont mêlées aux garçons sur un pied d’égalité, pas comme dans le film d’Ozu un demi-siècle avant.

Les traditions des années cinquante subsistent, mais la jeunesse joue avec. Si le pantalon noir des garçons ne peut avoir pour seule fantaisie que d’être parfois « taille basse », à la mode, la chemise blanche se porte sous toutes ses formes : avec ou sans tee-shirt, avec ou sans cravate, le col ouvert d’un bouton discret ou débraillé jusqu’à quatre.

Un gavroche à visière a la chemise sortie du pantalon. C’est un moyen pour lui d’affirmer son identité à l’intérieur des uniformes. Aujourd’hui, les normes officielles sont relâchées et le « déviant » est accepté officiellement (ce qui veut dire par le gouvernement et par les professeurs, sous la pression de la société). Mais dans certaines limites : pas question de cheveux jaunes ou de téléphones portables, ni de chaînes au cou à l’école, ni le droit de porter autre chose que les éléments indispensables de l’uniforme, chemise blanche et pantalon noir ou jupette pour les filles. La cravate, en revanche, n’est pas exigée.

Elle l’est même tellement peu que le boutonnage de la chemise des garçons est laissé à l’appréciation du climat et des hormones.  Ou de la mode américaine du décolleté pour laisser admirer son teint de pêche et sa peau de bébé. Les Asiatiques sont à l’aise dans cette norme de l’éphèbe : bronzé naturellement et sans poils. Le stoïcisme d’être peu vêtu dans le frais ou sous la pluie est apprécié au Japon, trait culturel de « virilité ». Le Franciscain portugais Luis Frois, qui a vécu plus de 30 ans dans le pays au XVIe siècle, constatait déjà que les enfants « d’Europe sont élevés avec beaucoup de câlins et de douceur, de la bonne nourriture et de bons vêtements ; ceux du Japon à moitié nus et presque privés de tendresse et d’attentions » (Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993).

Les filles sont toujours habillées de façon plus stricte, plus « tenues » par une société qui reste machiste, mais elles aiment aussi « souffrir » et « transpirer » comme les garçons, selon les valeurs de discipline japonaise. Midori, la petite amie du héros de « La ballade de l’impossible » de l’écrivain Haruki Murakami (1987), explique pourquoi elle a eu le tableau d’honneur à l’école : « justement parce que je détestais cette école à en mourir. C’est pour cela que je n’ai jamais manqué. Je ne voulais pas m’avouer vaincue. Je me suis dit que ce serait la fin si j’abandonnais. » (p.97) Serrer les dents, voilà du stoïcisme moins physique que rester en chemise sous la pluie, mais non moins révélateur d’un trait de la personnalité japonaise, valable pour les deux sexes. Ce qui n’empêche pas les filles d’avoir des gestes que les garçons n’auront jamais, même les mignons efféminés. La conscience des limites existe ici plus qu’ailleurs.

Aujourd’hui, les jupettes plissées noires des collégiennes ne tolèrent aucune fantaisie, le corsage blanc ne dégage pas le cou mais reste noué par un lacet. Elles portent de grosses chaussettes dont le noir tente d’amincir leurs mollets arqués peu esthétiques. Ces jambes arquées, que les garçons n’ont pas, seraient dues à la position assise, socialement seule acceptable pour les filles : à genoux. Les garçons peuvent s’asseoir en tailleur, le sexe toujours protégé de short ou pantalon – pas les filles, dont la jupe reste ouverte. D’où cette déformation des jambes.

Sorties de l’âge ingrat, nettement plus sévère au Japon pour les filles que pour les garçons (c’est l’inverse en Angleterre), les jeunes femmes peuvent être très belles,. Vers 17 ou 18 ans elles arborent le corps souple d’une liane et les traits fins. d’une miniature d’ivoire Elles sont souvent séduisantes dans leur façon de parler et de s’intéresser à vous, comme la jeune aubergiste de Dorogawa qui a flirté quelques minutes avec chacun des mâles du voyage – ou presque.

Ozu, Le goût du saké, DVD

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (1987), Points Seuil

Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993

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