L’avenir n’est écrit nulle part dit Montaigne

En son 11ème texte de ses premiers Essais, Montaigne lit Cicéron – il s’en trouve bien et tout conforté. C’est que les « pronostications » sont charlatanisme, déjà avant Jésus elles étaient contestées. Les pronostics sont les oracles que la pythie délivrait à Delphes dans les vapeurs de soufre ou les prédictions que les Romains tiraient du foie des victimes. Comme si les bêtes étaient fabriquées pour servir aux augures, raille Cicéron !

Reste « la forcenée curiosité de notre nature », dit Montaigne, qui remplace les superstitions antiques par d’autres plus modernes : le destin « dans les astres, dans les esprits, dans les figures du corps, dans les songes » plutôt que dans la science et sa méthode. Je m’étonnerais que cela soit toujours d’actualité malgré leur peu d’effet, si je n’avais la conviction que l’humaine nature est plus croyante et avide de soumission que raisonnable et aspirant à la liberté. Les horoscopes fleurissent et nombreux sont ceux qui y croient. Faites le test, comme je l’ai souvent fait à celles qui me juraient mordicus que c’était vrai : auquel cas, disais-je, si ça marche, vous qui me connaissez de caractère, de quel signe du zodiaque suis-je donc ? Jamais une seule fois ledit « signe » en réponse évidente ne fut le bon. Quant à invoquer les esprits, le Totor national le fit ; tourner les tables lui fit tourner la tête. Quant à la morphologie du crime ou la bosse des maths, chacun sait que c’est foutaise, les pires tueurs en série ont l’apparence de tout le monde et le voisin violeur et assassin était bon père et bon camarade. Quant aux songes, que voit-on en rêve ? Ses fantasmes sexuels, répondait Freud, ce qui a calmé les esprits, du moins ceux qui se piquent d’être de « beaux » esprits.

« Il n’est pas utile de connaître l’avenir », écrit Cicéron reprit par Montaigne. C’est « se tourmenter sans profit » – car l’avenir n’est écrit nulle part, n’en déplaise aux complotistes qui aimeraient bien un Dieu qui tire les ficelles pour mieux lui obéir et s’en faire les clercs zélés. Ainsi François, marquis de François, roi de France, qui trahit en Italie parce qu’il avait été convaincu par des charlatans payés par Charles-Quint que des maux étaient « préparés à la couronne de France et aux amis qu’il y avait ». Or ce fut la victoire du roi François 1er et le traître fut trahi par ses inquiétudes sans fondement. Montaigne de citer alors Horace :

« Il est maître de lui et peut vivre dans la joie

Celui qui peut dire chaque jour :

« J’ai vécu ; qu’importe si demain

Jupiter voile le ciel de nuages sombres

Ou nous donne un soleil radieux ».

C’est vrai, qu’importent les oracles ? L’avenir n’existe pas, seul le présent existe – éternellement. Induire que la divination existe parce que les dieux (qui sont censés commander au destin) existent, c’est se mordre la queue car si la divination existe, c’est donc que les dieux existent ! Ainsi se moque Cicéron et Montaigne après lui. « J’aimerais mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes », s’écrie notre philosophe – avec raison. Et de citer Platon qui en fait une régulation de sa république. Le hasard fait bien mieux les choses que les prédictions car les croyants ne retiennent que les 50 % en leur faveur, délaissant l’autre moitié qui va contre. Ainsi les ex-voto de ceux qui avaient échappé aux naufrages dans les chapelles. Diagoras lui-même, grec de Samothrace cité par Montaigne d’après Cicéron, s’en moquait déjà quand il s’agissait des temples : « ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurés noyés, en bien plus grand nombre ».

A quoi cela sert-il de « rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leurs malheurs », demande Montaigne ? Ne vaut-il pas mieux chercher en soi et dans ce que l’on a fait ? Ainsi l’Inde était plus sage, qui enseignait que le destin de chacun est ce qu’il en a fait, le karma qui le suit, le cycle des causes et des conséquences de sa propre existence, et dont il ne peut s’en prendre qu’à lui-même en ses actes passés. Chacun est responsable de soi, on a toujours le choix de ses actes – même lorsqu’il paraît impossible. Chercher en l’oracle, la prédiction ou le destin écrit un bouc émissaire est démissionner de soi, se faire esclave de ce qui vient avec l’excuse victimaire du « c’est pas ma faute ».

« Le démon de Socrate était à l’aventure certaine impulsion de volonté », analyse Montaigne, « une opinion prompte, véhémente et fortuite » qui pourrait « être jugée tenir quelque chose d’inspiration divine ». Mais cet oracle-là, qui est l’expression d’une conviction, n’est que raison opérante, opinion qui s’impose soi, et non vérité écrite de tout temps.

Ce que chacun sait bien, en vérité, sinon pourquoi « le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique, auquel leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu’il lui plaira », s’amuse Montaigne ? Ainsi des oracles de Delphes comme des prophétie de l’apothicaire Nostradamus, charlatan obscur du temps de Montaigne, auquel certains croient encore !

Moi, ce qui m’amuse toujours, est que Madame Soleil, qui prédisait soi-disant l’avenir, n’avait pas prévu son contrôle fiscal… Lors d’un voyage, une inspectrice des impôts nous avait détaillé l’enquête et ses résultats.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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