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Paul Guimard, L’ironie du sort

Paul Guimard, qui fut pendant la guerre journaliste de des faits divers à L’Ouest-Éclair est mort il y a 20 ans, en mai 2004, à 83 ans. François Mitterrand l’approchera vers 1965 et ils deviendront proches. Tous deux aimaient à songer au destin, à la mort, à l’au-delà possible.

Chacun croit maîtriser son destin et donc être libre, alors que le sort est ironique et, à dix secondes près, peut changer votre sort à tout jamais. C’est ce qui est arrivé au jeune Antoine Desvrières, 22 ans, un résistant de Nantes chargé de tuer un enquêteur de la Wehrmacht qui a accumulé un dossier sur leur réseau clandestin. Le lieutenant Werner de Rompsay est issu de Huguenots français émigrés en Allemagne après le diktat du Roi-Soleil révoquant l’édit de Nantes qui tolérait la religion réformée. Désormais Allemand, portant un prénom allemand, le lieutenant aristocrate combat pour sa patrie et traque les terroristes. Antoine est tout aussi légitime que lui à résister à l’occupation et à tuer l’ennemi. Là n’est pas la question.

La question est : va-t-il réussir ?

Tout est minutieusement préparé, l’arme, l’heure, le lieu, l’itinéraire de fuite, l’alibi. A onze heure du soir précise, dissimulé dans l’ombre d’un porche après le couvre-feu, Antoine est prêt à tirer avec un pistolet Wembley de 9 mm. Il attend le lieutenant qui rentre tous les soirs à pied de la Kommandantur jusqu’au logis de sa maîtresse, la jeune Micheline de 19 ans qui se laisse sauter sans vergogne. Antoine vient de quitter Marie-Anne de Hauteclaire, sa fiancée, fille d’un bâtonnier pétainiste mais en révolte contre ses conceptions archaïques du monde et de la société. Ils ont déjà fait l’amour, elle attend un enfant. Antoine ne le sait pas encore.

Dès lors, le destin va s’en mêler. Le chauffeur de la patrouille, Helmut Eidemann, a du mal à démarrer sa traction-avant Citroën, souvent en panne. À quelques secondes d’intervalle, il fera basculer le destin. Aurait-il réussi auparavant, tout se serait passé comme prévu. Hélas, il a eu une douzaine de secondes de retard, et a surgi dans la rue plein phares juste au moment où Antoine venait de tirer et de tuer le lieutenant. Il a saisi son pistolet et l’a déchargé sur la silhouette, le blessant aux jambes. Antoine est pris, il sera interrogé et condamné à mort. Marianne, sa fiancée, se consolera dans les bras de Jean, l’ami le plus cher d’Antoine et tous les deux élèveront le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’ils prénommeront Antoine.

Ou alors, seconde hypothèse, le chauffeur a démarré à l’heure et a pu rattraper au lieutenant, lui proposant de lui faire faire un bout de chemin en voiture, juste avant qu’Antoine ne puisse tirer. L’opération a donc échoué et le dossier accumulé par Werner et donné à la Gestapo va démanteler tout le réseau. Antoine ne sera pas inquiété, mais Jean, qui travaille à l’Ouest–Eclair, sera raflé, interrogé et condamné à mort. Antoine se mariera avec Marie–Anne et ils élèveront ensemble le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’il prénommeront Jean, le nom du meilleur ami disparu.

Telle est l’ironie du sort. Une sorte de grain de sable qui enraye les mécaniques les mieux huilées. Les conséquences de ces deux scénarios se feront ressentir en ondes concentriques bien des années après encore. Dans le premier cas, Antoine sera un héros et son beau-père pétainiste sera blanchi des accusations de collaboration, tandis que que dans le second, il sera radié du barreau et déchu de sa Légion d’honneur. Dans le premier cas, le père d’Antoine deviendra maire du petit village natal près de Nantes, dans le second il restera professeur dans la ville jusqu’à sa retraite.

Et Antoine, s’il vit, divorcera quelques années plus tard lorsque son fils aura dans les 13 ans. Marie Anne qui avait épousé un héros de guerre a vécu avec un fonctionnaire international à l’Unesco devenu plan-plan. Elle ne pourra le supporter. Antoine rencontrera Ursula sur le seuil de son bureau, une Suissesse à la famille dont les bifurcations du destin ont été nombreuses. Il en prendra conscience dans l’album de photos déposé exprès sur sa table de nuit.

Au fond, quoi que l’on fasse, notre liberté ne s’exerce que dans les limites du hasard. Toute une série de causes surviennent au même moment qui empêchent parfois de réaliser ce que l’on a prévu. Nous n’avons pas plus de prise sur notre existence que le capitaine sur son frêle esquif dans une mer démontée. À nous de surnager et de nous adapter ou, quand il s’agit de vie ou de mort, de subir le sort qui nous est imparti.

Un film d’Édouard Molinaro a été tiré de ce roman en 1974 mais il ne fait pas l’objet d’édition en DVD.Il reste que ce court texte alimente la réflexion sur le hasard et la nécessité, la liberté et le destin.

Paul Guimard, L’ironie du sort, 1961, Folio 1974, 160 pages, €7,80

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Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur

Ce film avait marqué mon adolescence lors d’un Cinéma de minuit sur Antenne 2 dans les années 70, présenté par Claude-Jean Philippe (Claude Nahon, mort à 83 ans en 2016). Il est effrayant quand vous êtes encore impressionnable et le regardez le soir en lumière tamisée dans le silence d’une maison déserte… Car l’imagination fait tout.

Aujourd’hui, il effraie moins car on en a vu d’autres. Ce n’est pas seulement la maturité mais aussi la poupée ridicule du « monstre » soi-disant sorti de l’enfer païen, mélange de Pazuzu et de chimère qui surgit de la nuit au galop d’une nuée de feu. Les effets spéciaux des années 50 n’étaient pas aussi crédibles que ceux des années 2000. Le réalisateur ne voulait d’ailleurs pas avant la fin montrer le monstre (mots qui ont la même racine…) mais le producteur yankee a insisté, toujours à gros sabots pour le niveau très bas du public là-bas.

Dans l’Angleterre d’après-guerre, le professeur Henry Harrington (Maurice Denham) voulait dénoncer les activités dangereuses du mystérieux docteur Julian Karswell (Niall MacGinnis) à la barbiche diabolique. S’il le fait, prévient Karswell, il mourra dans trois jours. Et c’est ce qui arrive. De retour dans la nuit en voiture, il ne l’a pas sitôt rangée, feux éteints, qu’une nuée embrase l’horizon et se précipite sur lui, jetant sur terre un monstre de cauchemar. Harrington remonte en auto, effectue affolé une marche arrière et va heurter un poteau électrique qui tombe et l’électrocute. Mort par accident ? Le doute est permis lorsque l’on examine l’état du corps, écrasé et déchiqueté.

Ce pourquoi le bon docteur John Holden (Dana Andrews) vient des Etats-Unis pour un congrès de parapsychologie ; il apprécie beaucoup les travaux de Harrington et veut interroger un criminel devenu fou après avoir vu le démon, même s’il n’a probablement pas tué, n’étant que le messager. On note en effet à chaque fois un énigmatique rouleau de papier sur lequel en écriture runique figure un sort mortel – un appel au démon qui viendra zigouiller.

Holden prépare sa conférence avec d’autres éminents spécialistes du sujet, dont un Indien qui y croit. Il cherche pour cela un livre au British Museum, un exemplaire unique vieux de quatre cents ans, mais celui-ci a disparu. C’est Karswell qui l’a, ce qui lui donne le pouvoir de traduire les runes. Il s’invite au Museum pour rencontrer le savant rationaliste qui non seulement ne croit pas à l’ésotérisme mais de plus ne veut pas le rencontrer – et dénoncer toutes ce genre de pratiques. Comme il s’agit du gagne-pain de Karswell, et qu’il est de plus tenu par le démon de lui obéir ou périr, il est très ennuyé. Il tient à convaincre Holden d’abandonner, comme Harrington, mais celui-ci refuse net. En faisant tomber exprès les notes de Holden, le démonologue y introduit un rouleau de papier portant un sort runique.

Cet alphabet scandinave païen appelé futhark (formé des premières lettres comme notre alpha beta devenu alphabet) servait à écrire, donc à transmettre des « secrets ».  Mais la chrétienté affolée des monastères pillés par les vikings en a fait des formules « magiques », le canal même du démon, le rival maléfique du seul Dieu biblique. Holden va d’ailleurs examiner les pierres levées de Stonehenge où il aperçoit des inscriptions runiques, dont l’incantation même qui est écrite sur son rouleau de papier maudit. Karswell lui a en effet annoncé à lui aussi sa mort dans trois jours exactement.

Dans l’avion qui le menait en Angleterre, le docteur Holden a rencontré par hasard Joanna Harrington (Peggy Cummins), la nièce du professeur tué, parce qu’elle était dans le siège derrière le sien et que cela donné quelques scènes ironiques sur la gêne entre passagers à cause des dossiers qui s’abaissent. Elle veut savoir comment son oncle est mort et pourquoi, aussi suit-elle Holden dans son enquête. Ce n’est pour une fois pas une nana hystérique – il faut dire que le film est anglais, pas américain.

Lorsqu’ils vont rendre visite à Karswell dans son manoir champêtre, puisqu’il les a conviés, il le trouve en train d’amuser les enfants du village par la magie blanche. Mais elle apparaît un brin noircie à qui sait observer : c’est un chat noir qui sort du chapeau et pas un lapin blanc, du chocolat noir donné aux garçons et pas des bonbons colorés. Le barbichu est inquiétant et renouvelle son avertissement : abandonnez, ou sinon… Holden sera l’objet d’une double menace en signe du pouvoir de Karswell : un cyclone en Angleterre, surgi brusquement dans un ciel serein et qui fait fuir les enfants, une nuée embrasée dans les bois où repart Holden le soir venu, lors d’une autre de ses visites au manoir. Phénomènes naturels ou autosuggestion ? Tourneur ne choisit pas et laisse planer le doute. Le spectateur est envoûté.

La mère de Karswell (Athene Seyler) les met en garde, elle convoque un médium pour faire parler Harrington défunt, mais Holden n’y croit pas. Il est foncièrement américain donc rationaliste (à cette époque, c’est le mythe : la science se trouve aux Etats-Unis et nulle part ailleurs). Il interroge donc en public le fou interné soi-disant criminel qui, sous hypnose, parle. Il a bien livré un rouleau de papier à celui qui est mort, sur ordre mais forcé car il serait mort lui-même s’il ne l’avait pas fait. Il faut en effet rendre le rouleau à celui qui vous l’a donné pour contrer le sort, révèle-t-il.

Voilà qui est rationnel dans l’irrationalité et ne tombe pas dans l’oreille d’un borné. Holden va donc rendre son rouleau à Karswell. Les runes sont attirées par le feu mais, fort heureusement, la cheminée de l’hôtel londonien où brûle une belle flambée est munie d’une grille pare-feu efficace qui l’empêche de se détruire, scellant le sort à jamais. Holden garde donc précieusement le rouleau dans son portefeuille. Il le rendra au démonologue qui fuit par le train ; celui-ci n’en veut pas mais l’américain est rusé.

Une série B au suspense prenant dont la peur s’instille en vous, malgré vous, de façon très prenante. Le choix du noir et blanc contrasté, le couloir obscur, la fuite nocturne en forêt inquiétante emplie de bruits et sous une boule de brume qui grossit inexplicablement, l’escalier au premier plan duquel une main griffue apparait furtivement sur la rambarde, le fracas des trains à vapeur hurlant de leur sirène de part et d’autre d’un homme affolé – sont des procédés efficaces pour instiller la peur, le doute, l’hallucination. Bien sûr, il faut se laisser aller à l’histoire racontée, ne pas résister en sceptique invétéré – ce qu’on peut parfaitement assumer dans la vraie vie. 

DVD Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon), Jacques Tourneur, 1957, avec Dana Andrews, Peggy Cummings, Nial McGinnis, Athene Seyler, ‎ Wild Side Video (Miaw !) 2016, 1h31, €9.99 blu-ray €12.99

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L’avenir n’est écrit nulle part dit Montaigne

En son 11ème texte de ses premiers Essais, Montaigne lit Cicéron – il s’en trouve bien et tout conforté. C’est que les « pronostications » sont charlatanisme, déjà avant Jésus elles étaient contestées. Les pronostics sont les oracles que la pythie délivrait à Delphes dans les vapeurs de soufre ou les prédictions que les Romains tiraient du foie des victimes. Comme si les bêtes étaient fabriquées pour servir aux augures, raille Cicéron !

Reste « la forcenée curiosité de notre nature », dit Montaigne, qui remplace les superstitions antiques par d’autres plus modernes : le destin « dans les astres, dans les esprits, dans les figures du corps, dans les songes » plutôt que dans la science et sa méthode. Je m’étonnerais que cela soit toujours d’actualité malgré leur peu d’effet, si je n’avais la conviction que l’humaine nature est plus croyante et avide de soumission que raisonnable et aspirant à la liberté. Les horoscopes fleurissent et nombreux sont ceux qui y croient. Faites le test, comme je l’ai souvent fait à celles qui me juraient mordicus que c’était vrai : auquel cas, disais-je, si ça marche, vous qui me connaissez de caractère, de quel signe du zodiaque suis-je donc ? Jamais une seule fois ledit « signe » en réponse évidente ne fut le bon. Quant à invoquer les esprits, le Totor national le fit ; tourner les tables lui fit tourner la tête. Quant à la morphologie du crime ou la bosse des maths, chacun sait que c’est foutaise, les pires tueurs en série ont l’apparence de tout le monde et le voisin violeur et assassin était bon père et bon camarade. Quant aux songes, que voit-on en rêve ? Ses fantasmes sexuels, répondait Freud, ce qui a calmé les esprits, du moins ceux qui se piquent d’être de « beaux » esprits.

« Il n’est pas utile de connaître l’avenir », écrit Cicéron reprit par Montaigne. C’est « se tourmenter sans profit » – car l’avenir n’est écrit nulle part, n’en déplaise aux complotistes qui aimeraient bien un Dieu qui tire les ficelles pour mieux lui obéir et s’en faire les clercs zélés. Ainsi François, marquis de François, roi de France, qui trahit en Italie parce qu’il avait été convaincu par des charlatans payés par Charles-Quint que des maux étaient « préparés à la couronne de France et aux amis qu’il y avait ». Or ce fut la victoire du roi François 1er et le traître fut trahi par ses inquiétudes sans fondement. Montaigne de citer alors Horace :

« Il est maître de lui et peut vivre dans la joie

Celui qui peut dire chaque jour :

« J’ai vécu ; qu’importe si demain

Jupiter voile le ciel de nuages sombres

Ou nous donne un soleil radieux ».

C’est vrai, qu’importent les oracles ? L’avenir n’existe pas, seul le présent existe – éternellement. Induire que la divination existe parce que les dieux (qui sont censés commander au destin) existent, c’est se mordre la queue car si la divination existe, c’est donc que les dieux existent ! Ainsi se moque Cicéron et Montaigne après lui. « J’aimerais mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes », s’écrie notre philosophe – avec raison. Et de citer Platon qui en fait une régulation de sa république. Le hasard fait bien mieux les choses que les prédictions car les croyants ne retiennent que les 50 % en leur faveur, délaissant l’autre moitié qui va contre. Ainsi les ex-voto de ceux qui avaient échappé aux naufrages dans les chapelles. Diagoras lui-même, grec de Samothrace cité par Montaigne d’après Cicéron, s’en moquait déjà quand il s’agissait des temples : « ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurés noyés, en bien plus grand nombre ».

A quoi cela sert-il de « rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leurs malheurs », demande Montaigne ? Ne vaut-il pas mieux chercher en soi et dans ce que l’on a fait ? Ainsi l’Inde était plus sage, qui enseignait que le destin de chacun est ce qu’il en a fait, le karma qui le suit, le cycle des causes et des conséquences de sa propre existence, et dont il ne peut s’en prendre qu’à lui-même en ses actes passés. Chacun est responsable de soi, on a toujours le choix de ses actes – même lorsqu’il paraît impossible. Chercher en l’oracle, la prédiction ou le destin écrit un bouc émissaire est démissionner de soi, se faire esclave de ce qui vient avec l’excuse victimaire du « c’est pas ma faute ».

« Le démon de Socrate était à l’aventure certaine impulsion de volonté », analyse Montaigne, « une opinion prompte, véhémente et fortuite » qui pourrait « être jugée tenir quelque chose d’inspiration divine ». Mais cet oracle-là, qui est l’expression d’une conviction, n’est que raison opérante, opinion qui s’impose soi, et non vérité écrite de tout temps.

Ce que chacun sait bien, en vérité, sinon pourquoi « le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique, auquel leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu’il lui plaira », s’amuse Montaigne ? Ainsi des oracles de Delphes comme des prophétie de l’apothicaire Nostradamus, charlatan obscur du temps de Montaigne, auquel certains croient encore !

Moi, ce qui m’amuse toujours, est que Madame Soleil, qui prédisait soi-disant l’avenir, n’avait pas prévu son contrôle fiscal… Lors d’un voyage, une inspectrice des impôts nous avait détaillé l’enquête et ses résultats.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le masque de la mort rouge de Roger Corman

Une épidémie menace le nord de l’Italie à la Renaissance – déjà ! C’est « la mort rouge » qui saisit les gens et les contamine, une métaphore diabolique de la peste, de la variole ou de toute autre maladie. Ce film fantastique du satanisme années 60 est tiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée en 1842 et l’acteur principal, qui joue le prince Prospéro (Vincent Price), y apparaît suavement pervers.

Au crépuscule menaçant de nuages noirs, une vieille cueille la ramée pour son foyer. Un homme vêtu en moine écarlate, capuche sur la tête, lui donne une rose que, d’un tour de main, il mute de blanche en rouge. Il lui dit d’annoncer au village que chacun va prochainement être libéré de ses chaînes. Le soir même, le prince Prospéro arrive en carrosse confirmer sa fête annuelle au village de masures ; il leur jettera les restes du festin. Son véhicule manque d’écraser une fillette qu’un jeune dépoitraillé en tunique de cuir sauve in extremis, Gino (David Weston). Mais comme il ouvre sa gueule, le prince ordonne qu’il soit étranglé.

Sa fiancée, la jeune et rousse Francesca supplie le seigneur de lui pardonner et d’avoir pitié. Touché plus par sa beauté extérieure que par son âme pure, mais un brin émoustillé de pouvoir la souiller corps et âme tout en faisant souffrir son cœur, il consent à surseoir et le fiancé comme le père de la fille sont emmenés au château et jetés aux oubliettes – où l’on n’aura garde de les oublier. Ils doivent en effet participer au plaisir de la société en se battant en duel à mort. Seul le survivant sera gracié – ou pas. Des cris déchirants de vieille clament au seigneur que la mort rouge est là : Prospéro fait brûler le village et chasser les habitants. Il court se réfugier au château, vaste demeure bien garnie et inexpugnable sur un piton rocheux qui domine la plaine.

Prospéro, viveur mûr revenu de tout et notamment de « l’amour », après l’avoir abondamment consommé avec telle ou telle, s’est voué au Diable depuis qu’il a constaté que le Dieu de bonté n’agit nullement en ce monde : ce ne sont que pestes, famines, guerres, viols, pillages et trahisons. Il se livre donc à ce qui est qualifié de « vices » par l’Eglise, ce qui veut dire l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la luxure, la paresse et la gourmandise – en bref les sept péchés capitaux, pour lui capiteux. Il a créé en son logis une chambre secrète toute noire vouée au culte de Satan, appelé jadis Bélial. On n’y accède qu’après avoir traversé la chambre jaune, la chambre violette et la chambre blanche – une allégorie des divers types de personnalités humaines. Seule la couleur rouge est bannie des yeux du prince, lui rappelant le sang, la mort, le diable.

Il fait conduire Francesca dans la chambre de sa femme et la fait jeter dans la baignoire pour s’y décrasser de la vie ; l’épouse laissée prendra une autre chambre. La paysanne en ressort parfumée et parée comme une princesse, digne d’être aux côtés du prince pour une soirée de bal masqué où il a convié tous les seigneurs de la région, ses féaux, pour les protéger de la mort rouge qui rôde et s’amuser de leur sottise. Il a fait fermer les frontières du castel, porte et herse à défaut de pont-levis. Tous ceux qui viennent demander asile une fois les portes fermées sont rejetés comme contaminés et, s’ils récriminent, le prince les fait flécher du haut des remparts. Après tout, n’est-ce pas leur rendre service que de leur donner la mort subite plutôt que la mort lente dans les affres de la maladie ? Ainsi raisonne le Malin, feintant la bonté pour mieux arrimer les âmes. Pour nier la mort, il faut assouvir tous les désirs que suscite la vie : ordonner, posséder, tuer, violer, dominer, jouir. Le seigneur agit comme le Seigneur : il est tout-puissant sur son terrain.

Francesca est horrifiée et sa foi simple comme sa bonté naïve séduisent Prospéro. Elle est originale, bien supérieure à la mentalité des riches qui font la cour et à l’abbé confit en perversités sexuelles qui se ferait bien la naine Esmeralda à l’apparence d’une fillette de dix ans (Verina Greenlaw). Comme elle passe trop près de lui en dansant devant les invités, elle renverse sa coupe et il la gifle. Le nain Quasimodo (Skip Martin) n’aura de cesse que de se venger – par ruse – en faisant déguiser le gros abbé en singe avant de le livrer aux bouffons. Francesca est un défi, un ange qu’il faut déchoir. Prospéro s’y emploie sans y parvenir et cela l’excite.

Cela excite aussi la jalousie de Juliana (Hazel Court), la princesse en titre, qui a été réticente jusqu’ici à se vouer à Satan. Devant sa rivale plus jeune et plus séduisante, elle doit par vanité faire le grand saut pour s’attirer ainsi les grâces renouvelées de son seigneur. Mais péché d’orgueil est toujours puni : sa beauté parée, marquée au fer par une croix inversée l’engageant au Malin, se trouve déchirée par un oiseau de proie, corbeau ou faucon. L’abbé est grillé par ses désirs ardents. Prospéro lui-même est rattrapé par la mort qui surgit au bal en froc rouge, malgré son ordre de bannir la couleur.

Tous se voulaient puissants et invulnérables, tous sont frappés. Seuls les purs survivent : la fillette des villageois épargnés par la peste mais fléchés par le seigneur, Francesca que Prospéro ne peut se résoudre à souiller, son fiancé plein de vie Gino pour le happy end hollywoodien de rigueur (qui ne figure pas chez Poe), et le couple de nains : les premiers seront les derniers…

Outre l’outrance symbolique biblique, rajoutée par le réalisateur, l’opposition constante entre la vie et la mort, la jeunesse et l’âge mûr, le cuir ouvert sur la poitrine nue et le fin costume chamarré d’or, la puissance et la ruse, font de la Mort rouge une allégorie du Bien et du Mal, de la Vie et de la Mort. Nul n’échappe à son sort, petit ou grand, puissant ou misérable. La pandémie frappe où elle veut, qui elle veut, sans considération de rang ou d’âge. Le masque de la mort rouge est-il de Dieu ou de Satan ? Nul ne sait, sinon que le destin est le même pour tous.

A revoir pour la puissance des images, le jeu des acteurs… et la résonance avec l’actualité la plus immédiate.

DVD Le masque de la mort rouge (The Mask of the Red Death), 1964, Roger Corman, avec Vincent Price, David Weston, Hazel Court, Jane Asher, Nigel Green, Patrick Magee, Sidonis Calista 2011, 1h25, €9.97 blu-ray €25.99

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Jules Verne, Le testament d’un excentrique

jules verne le testament d un excentrique

En cette fin de siècle XIXe, les Etats-Unis fascinaient la France. Ils étaient le pays neuf qui devenait puissant, empli de vitalité, de liberté, d’audace et d’ingéniosité. Y régnaient le jeu, l’entreprise et l’argent, tout y était possible. Aussi le feuilletoniste pour la jeunesse Jules Verne ne pouvait qu’éprouver de l’enthousiasme pour un tel pays et en faire le théâtre d’une aventure.

Celle-ci est bien différente des quêtes habituelles, car il s’agit d’un jeu. William J. Hypperbone, un milliardaire de Chicago et membre éminent du Club des Excentriques, a légué sa fortune de 60 millions de $ à sa mort au joueur qui parviendra le premier au jardin de l’Oie, à l’issue d’un périple de 63 cases au travers des Etats-Unis. Six noms de personnes nées à Chicago ont été tirés au sort, et un septième rajouté par codicille au testament sous les initiales énigmatiques de X.Y.Z. Chacun doit partir sur un coup de dés et effectuer son étape en 15 jours, à peine d’être disqualifié. Les dés sont tirés tous les deux jours, aussi chaque joueur recevra un télégramme à midi sonnante à l’étape où il se trouve.

jules verne le testament d un excentrique jeu de l oie des etats unis

Le jeu de l’Oie connaissait un grand engouement à la fin du siècle. On le disait venu des Grecs mais il était probablement une copie d’Egypte où existait le jeu du Serpent. Il s’agit d’une spirale de 63 cases, marquée d’oies de 9 en 9, où deux dés servent à avancer ou à reculer selon le sort. Des pièges sont disposés sur le parcours comme les primes à payer, le puits, la prison, le labyrinthe ou la mort. Le jeu de l’Oie figure un destin humain géré par le sort. Jules Verne y ajoute, aux Etats-Unis, le mérite. 63 cases pour 50 Etats, chacun doit se préoccuper d’être à la bonne heure au bon endroit, ce qui n’est pas toujours aisé. Si le chemin de fer forme une toile dense au nord-est, c’est moins le cas vers l’ouest et vers le sud ; il faut alors emprunter le steamer sur la mer ou sur les fleuves, la diligence ou le cheval – et même la triplette ou l’automobile à pétrole !

jules verne le testament d un excentrique gravure

Malgré un voyage dépourvu de sens, cette aventure bien encadrée ne va pas sans péripéties, et les caractères des personnages sont contrastés pour l’effet. Flanqué d’un commensal, chacun va mener le jeu à sa façon, matamore ou dilettante, avide ou généreux ; chacun va trouver son trésor en allant : l’amour pour la jeune vendeuse Lissy Wag et pour le peintre Max Real, les sensations et des articles pour le reporter Harris T. Kymbale, la publicité pour le boxeur illettré Tom Crabbe, la découverte d’une vraie vie de dépense pour le couple usurier Titbury, la réalité des éléments et du sort pour l’irascible commodore Hodge Urican. Et jusqu’à la fortune pour le mystérieux X.Y.Z.

jules verne voyages extraordinaires pleiade

Le lecteur suit une cavalcade au travers des Etats-Unis encore pionniers, où les bandits ne sont pas absents, ni les parieurs sans scrupules, où l’on peut se passionner de faire s’emboutir deux locomotives à pleine vitesse sur un tronçon de railroad, et où les coyotes en bande peuvent attaquer de paisibles cyclistes en Californie. Les joueurs voyagent sans voir, le plus souvent, morts-vivants manipulés comme des pions – mais s’ils le veulent seulement. Max Real s’enchantera du parc national de Yellowstone et en ramènera des peintures ; Lissy Wag visitera le labyrinthe grandiose des grottes de Mammoth au Kentucky. Jusqu’aux avares Titbury qui, malgré eux mais au final ravis, passeront deux semaines à 100$ par jour dans un palace de la Nouvelle-Orléans.

Ce n’est pas le plus passionnant des romans de Jules Verne, mais il a été bien injustement oublié. Le lecteur est captivé par la course et pris par le jeu. Le premier chapitre ne dévoile que lentement l’histoire et le dernier laisse pantois, ce qui est du grand style.

Jules Verne, Le testament d’un excentrique, 1899, Livre de poche 1979, 474 pages, €10.78

e-Book format Kindle, éditions Arvensa, 531 pages, €0.99

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Voyage au centre de la terre, De la terre à la lune, Autour de la lune, Le testament d’un excentrique, Gallimard Pléiade 2016, 1376 pages, €50.00

Les romans de Jules Verne déjà chroniqués sur ce blog

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Christian Ehrhart, Les chroniques d’Injambakkam – Parcours d’un résilient

christian ehrhart les chroniques d injambakkam

Le titre est peu compréhensible mais c’est normal, il est tamoul, du nom d’une banlieue en bord de mer de Chennai au Tamil-Nadu, où l’auteur vit depuis quelque temps.

Le livre est peu classable mais c’est normal, il est la transcription d’un blog, celui d’un résilient du cancer, Christian dit Grancric. Musicien autodidacte, il est passé par toutes les drogues, les picoles et les sports des années post-68, marié et trois enfants (dont il ne parle quasiment jamais), ingénieur de formation avant d’attraper le crabe.

« Ne pas se plaindre de son sort, l’accepter, a-t-on le choix, et continuer à marcher, ‘keep on walking’ comme disait le Mahatma Johnny Walker » p.293. L’auteur n’a pas toujours autant d’humour, il fait nombre de fautes d’orthographe (les accords !…), sa syntaxe est plus parlée qu’écrite, il emprunte nombre de tics d’époque comme l’agaçant « ou pas » après chaque tentative d’affirmation de n’importe quoi, des ‘sic’ un peu partout et ces fameux trois points d’exclamation qui sont l’inverse même de la pensée, un hurlement d’écrit qui ne donne aucun argument. Mais l’écriture blog n’est pas l’écriture livre, cela le prouve.

Un blog est une tranche de vie faite pour être lue à mesure ; elle donne envie de vivre et là est sa valeur. Rassemblée en volume, elle est un témoignage – mais qui ne devrait pas aller sans notes de bas de page, tant l’actualité brûlante est vite oubliée. Qui se souvient du « petit timonier » puisque son successeur bisounours est plus insignifiant et plus inefficace ? Qui se souvient de la Marine nationale et de ses légions de blonds-blanc-bourges puisque « la démocratie » (boudée par les électeurs de gauche et les jeunes) lui a offert 25% des voix exprimées aux dernières élections – faute que les zélites agissent pour le peuple comme elles devraient ? Râler en blog, à longueur de jours, est défoulant – mais ne fait pas avancer d’un pouce la politique, ni même la réflexion. Or un livre est fait pour durer, pas pour consommer de l’immédiat.

Les meilleures pages de ce recueil sont sur l’expérience intime de la maladie, quelques réflexions un peu à froid sur l’argumentation à opposer aux braillards dans les rues, la description imagée de l’Inde du sud. En revanche, je suis resté dubitatif sur les curieux calculs de démographie à l’envers et sur les généralités emplies de préjugés sur les scouts. Écrire vite, à l’emporte pièce, c’est du blog, pas du livre.

christian ehrhart« Lutter pour survivre, ça me connait, il faut avoir une bonne condition physique, un moral de triple marathonien, de seconde ligne suffit visiblement aussi, et être bien accompagné » p.252. Voilà qui est bien dit, émouvant. Mais comment s’appelle l’épouse, « IE » ou Caroline ? Que fait-elle dans la vie en-dehors d’assister l’auteur ? Qui sont les enfants, quel sont leurs noms, que deviennent-ils dans la débâcle familiale, nationale et morale (à en croire celui qui l’écrit) ? Que pensent-ils du blog de papa, de la politique et du monde ? Pourquoi cet exil brusque à Chennai ? On ne sait pas ; par empathie (puisque tel semble être le but de la publication), le lecteur de 330 pages aimerait connaître le contexte un peu mieux.

Me gêne la contradiction entre l’appel aux lecteurs pour partager une expérience éprouvante, celle de la lutte avec la mort – ce qui est le meilleur du texte – et la fausse pudeur qui consiste à cacher tout ce qui est personnel (lieu de vie, épouse, enfants, famille, amis). Si l’on veut « protéger » ses proches (pourtant adultes), il faut prendre un pseudo ou transposer le tout dans un roman. Vouloir livrer un témoignage exige des éléments concrets pour l’empathie, c’est la seule façon d’être cru, accompagné, aimé.

Ce livre est un blog imprimé, écrit au fil de l’eau, ce qui n’est pas si mal mais frustrant. Un bon blog peut-il faire un bon livre ? A mon avis de blogueur praticien sur dix ans, pour passer à l’édition en livre, les chroniques de blog devraient être réorganisées, soigneusement relues, et complétées. Ce qu’on appelle « le travail », mot mal vu des ex-soixantuitards, voire tabou pour les ennemis de « l’exploitation ». Mais alors pourquoi publier ? Un livre devrait être moins zapping et plus réfléchi, moins superficiel et plus profond, moins mélange des genres entre témoignage personnel et message universel.

Mais ce cri à vif, s’il est à lire, l’est d’urgence : l’actualité, rapidement effleurée par la pensée de l’auteur, n’est déjà plus au présent – qui va s’en souvenir l’an prochain ?

Christian Ehrhart, Les chroniques d’Injambakkam – Parcours d’un résilient, 2014, Bloggingbooks, 331 pages, €46.15

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Yukio Mishima, L’ange en décomposition

yukio mishima l ange en decomposition folio

Nous arrivons au terme de la tétralogie wagnérienne de Mishima, un volume plus court, bâclé sur la fin, qui n’aboutit qu’au néant. Ayant fait revue de toute sa vie depuis les sens jusqu’à l’esprit, en passant par la passion, Mishima conclut à l’inanité des choses, au courant perpétuel du temps, à l’effacement de toute mémoire.

Nous sommes en 1970 et Honda, le seul lien et mémorialiste de la tétralogie, a 76 ans. La vieillesse est là, cruelle, que Mishima l’auteur veut à tout prix éviter pour lui-même, préférant mourir en beauté mais en pleine jeunesse, comme Achille, à décrépir peu à peu en ronchonnant sur l’époque. « Tout lui déplaisait, la laideur de cette chair impuissante, les bavardages inutiles qui masquaient l’impuissance, le radotage lassant, des cinq ou six fois, l’automatisme dont le radotage même faisait un tourment, la suffisance et la poltronnerie, la cupidité et l’égocentrisme, cette lâcheté d’une frayeur constante de la mort, cette licence totale, ces mains ridées, cette démarche de chenille arpenteuse, ce mélange d’insolence et d’obséquiosité sur le visage. Dire que le Japon fourmillait de vieilles gens » (chap.26). On comprend qu’il ait voulu échapper à cette déchéance, comme Montherlant, mais avec l’histrionisme en plus.

Honda, passant par hasard près d’un point de guet pour les bateaux entrant et sortant du port, fait la connaissance de Toru (prononcer Torou), adolescent de 16 ans dont le maillot de corps laisse entrevoir les trois grains de beauté qu’avaient Kiyoaki, Isao et Ying Chan réincarnés. Enquête faite, une incertitude subsiste tant sur la date de la mort de Yin que sur la naissance de Toru, mais Honda veut y croire ; il n’a plus le temps. Il adopte le garçon et l’éduque, certain qu’il trouvera la mort avant ses 21 ans, comme les autres, fauché en plein élan de beauté et d’énergie.

Malignité du destin qui se moque des humains, coquinerie du sort qui n’aime rien tant qu’à égarer la raison, Toru se laisse éduquer puis, la majorité atteinte, n’en fait plus qu’à sa tête. Il manigance un coup tordu pour rompre ses fiançailles avec la fille qu’il n’aime pas et organise la mise en tutelle de son père adoptif. Heiko, la vieille amie gouine de Honda, invite le garçon un Noël pour tout lui révéler, et combien lui, le seigneur sans passion, manipulateur intellectuel des autres (son QI est de 156), s’est fait berner. Le miroir de Narcisse du guetteur-voyeur Toru se brise, comme celui de Senkitchi dans L’école de la chair, l’entraînant dans un engrenage pareil à celui de l’adolescent Noburu dans Le marin rejeté par la mer, tandis que le vieux manipulateur Honda ressemble de plus en plus au Shunsuké des Amours interdites. L’imagination de Mishima tourne en rond, il commence à ressasser. Il abrège dès le chapitre 28 et bâcle le finale. De désespoir, le garçon s’empoisonne, ce qui le rend aveugle, et se laisse soigner par Kinué, la laide folle qui est raide folle de lui.

Honda a gagné une demi-victoire : ce n’est pas la mort, mais l’impuissance qui attend Toru, la vieillesse précoce où il se laisse aller. La réincarnation d’humain en ange entre en décomposition, Toru présente les cinq signes fatidiques recensés par le bouddhisme (chap.8). La conscience alaya (celle qui subsiste au-delà du Moi), se désagrège dans le grand Tout bouddhiste en bouclant Kiyoaki l’ami par Toru le fils : « Il y avait là, dans le moindre détail, et jusque dans l’absence d’un but quelconque, le double de Honda, mis à nu dans un néant limpide » (chap.10).

Honda, une dernière fois, à 81 ans, va rendre visite à Satoko, abbesse du monastère Gesshuji depuis ses vœux prononcés après sa rupture avec Kiyo, 60 ans auparavant. Celle-ci a conservé sa beauté, épurée par l’âge, mais elle a épuré aussi ses souvenirs, ne gardant que ceux qui valent durant cette vie. Et Kiyoaki, l’amant magnifique, n’en fait pas partie. Honda est déconcerté d’apprendre que l’oubli a emporté tout ce à quoi il a voué son existence. Lui fini, cette belle histoire de réincarnation sera néant, même le Journal de ses rêves de Kiyo que Toru a brûlé. Les êtres passent comme les saisons, mais le temps demeure. Un signe à son arrivée au monastère aurait dû l’avertir : « Il se rappelait l’image lumineuse des quatre saisons sur le paravent en ce temps-là. On l’avait remplacé par un paravent tout uni en roseaux tressés » (chap.30). Commencée en hiver, la tétralogie se termine en plein été. Si blanche, si neuve, si pure, c’est pourtant la destinée de la neige de printemps de fondre au soleil, alimentant l’éternelle cascade dont aucune molécule n’est jamais la même, et qui va se perdre dans la mer de la fertilité – avant que l’évaporation ne fasse à nouveau naître la neige… Illusion d’existence stable, de moi constant, la cascade s’oppose à la neige, le flux à l’immobilité, le passage incessant du temps à l’être.

ange de paille

Mishima garde une lecture nihiliste du bouddhisme. Comme de la vie moderne : « L’ordre était-il protégé, toutes choses se déroulant selon un code de lois, sans qu’on put déceler nulle part la moindre trace d’amour ? (…) Le ‘facteur humain’ avait-il été soigneusement balayé ? » (chap.26). L’écrivain, en sa toute dernière œuvre (rendue à l’éditeur le matin de son suicide), lance un cri affectif, il hurle ce qu’il n’a pas eu enfant : affection et attention, insertion dans une famille et dans un groupe. Comme lui, Toru est orphelin, donc glacé, incapable de relations humaines normales. La neige fraîche devenue glace figée, l’inverse du nirvâna bouddhiste, idéal de fusion dans le flux d’énergie de l’univers. La dernière phrase du livre, de la tétralogie comme de l’œuvre entière de l’écrivain Mishima, est celle-ci : « Le plein soleil d’été s’épandait sur la paix du jardin ».

Ce pourquoi Mishima ne croit qu’à l’énergie, un instant incarnée dans un être jeune, en pleine passion et beauté. L’éternité éphémère qu’il cherche est celle du souvenir, de ces deux ou trois générations de la mémoire, incarnées ici en Honda. Ce pourquoi lui, Kimitake Hiraoka né en hiver un 14 janvier, voudra mourir en Yukio Mishima à 45 ans en automne, un 25 novembre. Sinon en héros, du moins en symbole pour le Japon, s’éventrant au sabre court avant de se faire décapiter par un compagnon selon la tradition. Comme un guerrier samouraï, même si ce geste spectacle est dérisoire dans la société industrielle en plein essor de 1970.

La lecture de la tétralogie achevée, je la trouve un peu décevante, baroque, bariolée, ressassant les fantasmes mille fois écrits de l’auteur. Il avait probablement conscience de tourner en rond et de quitter son public, d’où ses éclats publicitaires des dernières années. Neige de printemps est le plus séduisant des quatre tomes, Le temple de l’aube le plus lourd. Mais il faut dire que la traduction depuis l’anglais n’arrange rien de la fluidité du texte comme de sa compréhension ! Les approximations, les faux synonymes, les anglicismes, les virgules mal placées abondent. Pourquoi qualifier une chaîne à médaille, au cou de Toru, de « collier » ? Pourquoi la procédure d’empêchement juridique de Honda vise-t-elle à le dire « inhabile », alors qu’inapte serait médicalement plus juste et surtout incapable est le seul mot juridiquement correct ? Pourquoi parler de « l’impossibilité » plutôt que de l’impossible ?

Il manque une vraie bonne traduction directement du japonais de l’œuvre de Yukio Mishima.

Yukio Mishima, L’ange en décomposition, 1970, Gallimard Folio 1992, 288 pages, €5.89

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Faiblesse des croyants

Les croyants ont besoin de leur croyance. Nietzsche voit dans cette béquille mentale et affective une faiblesse de l’énergie vitale. « Car l’homme est ainsi fait : dès lors qu’il a besoin d’un article de foi, dut-on le lui avoir réfuté de mille manières, il ne cessera pas de le tenir pour ‘vrai’, conformément à cette célèbre ‘épreuve de force’ dont parle la Bible. » Le désir de posséder quelque chose d’absolument stable, de prêt-à-penser, va de :

  • l’idée à la mode
  • au Livre divin qui résume tout du monde et de la vie,
  • en passant par ‘la’ science (divinisée alors qu’elle est chemin tortueux avec des impasses)
  • et par la doctrine, celle du Parti ou des politiciens qui disent ce qu’on a envie d’entendre.

On se préoccupe fort peu des arguments et démonstrations, ce qui compte est l’appui, le dogme.

Cet aveu de faiblesse est celui de la plante à la tige trop faible, qui exige un tuteur. Nombre de gens ont ainsi la tige trop faible. Ils ont peur de leur liberté car elle implique leur responsabilité. Qu’ils se prennent donc en main avant de se plaindre du sort et d’accuser les autres ! Par lâcheté, ils préfèrent déléguer aux parents, aux profs, aux médecins, aux technocrates, aux partis, de réaliser ce qui est bon pour eux.

Ils se gardent le droit de médire et critiquer, la râlerie étant le symptôme le plus français du ressentiment des faibles : ceux qui ne veulent pas faire par flemme et qui jugent; ceux qui accusent les autres, les marchés, le destin alors qu’eux-mêmes n’ont rien fait pour étudier, travailler, empêcher les démagogues dépensiers. « Inspecteur des travaux finis » était une scie de la génération avant celle de mon père, c’est dire si ce travers remonte à loin. Ce pourquoi :

  • le fusionnel collectiviste est une démission, un retour au ventre maternel.
  • le nationalisme est une régression, un repli sur soi figé en identité éternelle.
  • la xénophobie et le racisme sont des pathologies de la peur, celle de ne pas être à la hauteur et d’être englobé malgré soi dans autre chose que l’habitude.

Moins on peut, plus on aspire à un pouvoir fort qui contraigne et qui puisse à sa place. L’envie jalouse exige la contrainte tyrannique pour se venger de n’être rien. Le ressentiment social naît de la faiblesse de soi. Parce qu’on n’a rien foutu à l’école, parce que l’on n’a pas su se faire une place en société, parce que d’autres ont mieux réussi en amour, en métier, en affaires. La « justice » est le grand mot qui masque trop souvent l’envie. Les institutions ont à rester neutre sur les revendications particulières en fonction d’un droit commun, là est seulement la justice – elle n’est pas la rectification forcée de ceux qui réussissent pour les mettre au niveau des plus nuls.

Ce pourquoi le scepticisme est une force bien plus grande qu’une foi ou qu’un dogme. Car le sceptique, comme Montaigne ou Nietzsche, ne prend jamais pour argent comptant ce qu’on lui conte ou montre. Il cherche ce que le masque recouvre : que l’endettement d’État n’est pas la faute « des marchés » mais de la gabegie politique, que ce n’est pas la finance qui contraint le foot mais l’incroyable avidité des joueurs, des clubs et des médias à faire du fric, que ce n’est pas la faute aux autres ni au système si DSK a fauté. La foi n’écoute pas, le dogmatique braille en fanatique pour couvrir toute critique – seul le sceptique écoute, analyse et pense par lui-même. Tout ce qui est figé, soi-disant intangible, est illusion. Cherchez à qui le crime profite !

Qui est au pouvoir (même un tout petit pouvoir) veut le conserver et l’amplifier. Aux dépend des autres qui doivent résister et se faire reconnaître. La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Dans un monde qui bouge, sans cesse en devenir, dans un univers en perpétuel mouvement, la lutte est sans repos. Contre l’entropie matérielle, contre la maladie et la mort, contre la tyrannie des autres. La démocratie est comme la santé ou la vie : une énergie sans cesse renouvelée pour aller contre les forces d’inertie, d’immobilisme, de conservatisme.

Nietzsche se voulait un danseur, sans cesse sur la corde raide.

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