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Lucian Boia, La fin du monde

La fin du monde, c’est demain, disent les partisans de Trump qui a quitter la Maison blanche. Mais c’est de tous temps : le Déluge, l’Apocalypse, les terreurs de l’An mil, la grande Peste, les comètes, le péril jaune, les extraterrestres, la Bombe atomique, le bug de l’An 2000, le terrorisme de l’islam, le calendrier maya, la Grande pédophilie des élites selon Q anon… la fin du monde a toujours existé. Et en même temps n’est jamais arrivée. C’est que l’humain est ambivalent, effrayé et empli d’espérance. Toute fin du monde est toujours celle du monde présent, inconfortable, honni ; elle appelle à un nouveau monde à naître plus beau, plus fraternel.

Lucian Boia est roumain et historien ; au cœur de l’Europe, il analyse la culture. L’imagination n’a pas de frontière mais les mythes occidentaux sont particuliers : depuis la Bible, l’histoire est dotée d’un sens – unique. D’où ces hypothèses de « fin du monde » lorsque Dieu reprendra la main, alors que, dans les univers non-bibliques, l’histoire se déroule par cycles, un monde nouveau naissant du monde ancien depuis toujours.

Nous sommes à une époque de fin du monde – celui que nous avons connu. Déjà l’empire américain touche à sa fin, comme la domination occidentale (blanche, mâle, de culture classique) ; déjà aux Trente glorieuses ont succédé les Trente piteuses et le pétrole s’épuise tandis que le climat s’échauffe ; déjà l’utopie communiste a explosé en nationalismes autoritaires et volontiers racistes (de l’expulsion des Juifs d’URSS à la répression han des Tibétains et des Ouïghours) ; déjà les religions intolérantes relèvent la tête et brandissent les sabres (des islamistes aux hindous en passant par les sectes à prétexte chrétien). La fin du monde approche clament les écolos, repentez-vous en délaissant la viande, l’avion et la bagnole pour vous nourrir de son, marcher à pied ou en vélo. Rien ne sera plus comme avant glapissent les effrayés, la pandémie forcera à changer d’habitudes, de production, de relations. Un autre monde est possible, murmurent les gauchistes invétérés, orphelins de l’espérance communiste, qui n’ont plus guère d’espoir de faire entendre leurs théories devant les faits du climat et du virus…

« La fin du monde signifie le changement radical, la restructuration globale. Ce n’est pas un hasard si on la rencontre sous ses formes extrêmes dans les sociétés en proie à des crises de croissance ou en train de changer fondamentalement leurs systèmes de rapports et de valeurs », écrit l’auteur en conclusion. La fin du monde antique a préparé le monde médiéval avec les invasions barbares, la chute de l’empire romain, la peste ; la fin du monde médiéval a préparé le monde rationalisé avec la Renaissance puis le monde moderne avec les révolutions anglaise, hollandaise, américaine, française ; la crise mentale autour de 1800 a engendré « l’âge de l’optimisme » que fut selon l’auteur le XIXe siècle avec son progrès industriel, des transports, des mentalités, des modes de vie ; avant la crise autour de 1900 préparée par les déconstructeurs Darwin, Marx, Nietzsche, Freud, Kandinski, accompagnée par l’explosion du volcan Krakatoa et les tremblements de terre de la Montagne Pelée, San Francisco, Valparaiso, Messine, la Provence, avec le déclin de l’Occident analysé par Spengler – juste avant les deux guerres suicidaires de 1914 et de 1940.

Nous sommes aujourd’hui devant une nouvelle « menace du vide » après dissolution des structures considérées jusqu’alors comme stables. L’homme se retrouve libéré des entraves admises et cette liberté lui fait peur. « Les marginaux, les communautés opprimées, font volontiers appel aux cavaliers de l’Apocalypse : ils ont tout à, gagner, plus rien à perdre », écrit Lucian Boia dans sa conclusion de 1989. L’invasion armée des milices Trump au Capitole est de cet ordre-là. Ce sont les rejetés du système qui prônent le chaos, ces gilets jaunes yankees avides de selfies narcissiques devant les ors du pouvoir. « C’est l’angoisse partie de soi-même qui se traduit en peur de l’Autre (…) la Cité est assiégée de l’intérieur ». Mais n’est-ce pas cela la dynamique de l’histoire ?

Un petit livre qui se lit bien et galope à travers les époques pour lister toutes les fins du monde qui ont été prophétisées – et ce qu’il en est advenu. Salubre en ces temps de croyances sans raison et d’engouements de foule sans tête.

Lucian Boia, La fin du monde – Une histoire sans fin, 1999, La Découverte poche essais 1999, 261 pages, €13.34 e-book Kindle €8.99

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Joseph Kessel, Les captifs

Un roman sur la vie en sanatorium qui fut oublié… jusqu’au Covid-19. Car la tuberculose, due au bacille de Koch, est restée une loterie de santé jusqu’aux antibiotiques. Les gens mouraient – ou non – selon leur robustesse, confortant la mentalité sociale-darwiniste de l’entre-deux guerres. Le conflit de 14-18 (la guerre décidément la plus con) avait « brutalisé » les âmes et raidi les comportements. Les hommes se voulaient plus mâles et les femmes se devaient d’être plus soumises, la proie des « bêtes » de proie des virils qui les « tombaient » comme un exploit. Marc Oetilé est un jeune homme de cette trempe : « Mais n’était-ce pas son métier viril, ne le faisait-il pas avec succès et élégance ? » p.306 Pléiade. Son passage en sana va le convertir à l’humanité.

Tout le monde est captif de la prison sociale. Il doit faire « comme il se doit », selon les conventions de son temps. Le guerrier revenu de quatre ans de tranchées et de gaz ne peut être cet efféminé de l’arrière qui fait des ronds de jambes et porte attention aux vapeurs des femmes. Marc, exaspéré par une mère frivole et bordélique qui l’a privé de son père très tôt par divorce, en veut à la gent femelle tout entière. Il se consume en fêtes, alcools et conquêtes sans lendemain ; il ne voue un attachement qu’aux automobiles, mécaniques logiques, fidèles et froides – efficaces. Ce n’est que lorsqu’il se trouve atteint par la maladie et qu’il fait plusieurs mois l’expérience du mouroir d’altitude au sanatorium pour gens chics, qu’il découvre l’humanité des autres et se repent. C’est une véritable conversion à la charité d’essence religieuse, même si lui ne l’est pas et que passe, en une phrase, un rabbin.

L’hôtel sanatorium du Pelvoux en Suisse est le microcosme d’un monde blessé et Marc se rend compte du factice social qu’il y a à constamment faire semblant : d’être courageux, en rémission, d’avoir les moyens, de faire la fête à Noël comme si de rien n’était. Les divertissements comme le poker ou le whisky étourdissent, comme les soirées habillées. La quête permanente d’un amour impossible révèle le manque fondamental de ces humains livrés à leur sort. C’est la misère affective, Marc refuse à Thérèse une simple tendresse pour ne pas être « attaché » : « Il parut à Marc qu’elle cherchait à obtenir de lui un engagement. Et d’engagement, si limité qu’il fut, il n’en voulait pas. Toute sa brutalité d’ailleurs se trouvait déchaînée, toute sa haine contre l’empire que les femmes tâchaient de prendre » p.308 Pléiade. Louvier joue avec Edith pourtant sa fiancée : « Dès qu’on veut me tenir – coup de frein et marche arrière » p.316. Marthe voue au très jeune Pierre un amour interdit qui les consume tous les deux, le coiffeur Portin qui a prêté son masque à gaz à un compagnon de combat et a été affaibli du poumon a attrapé la tuberculose et contaminé sa femme – qui en est morte. L’amour est « une duperie mutuelle », l’un cherchant le sexe où l’autre réclame l’affection, la conquête contre la durée, la séduction d’un soir contre la relation durable…

L’enfermement des montagnes enferme le sanatorium qui enferme les corps malades renfermés dans leurs conventions sociales. Les captifs sont aliénés physiques, moraux et spirituels. Marc est moins touché au corps et se remet ; il voit mourir les autres et cela finit par le toucher à l’âme. Notamment Michelle, cette jeune fille de 16 ans qui vient de Tunisie où ses parents tiennent une fabrique d’huile qui fait faillite. La môme aux grands yeux craint et admire l’homme fait. Marc lui fait peur et en même temps l’attache, figure paternelle pour qui a manqué d’affection. Le jeune homme trouve en elle son double inversé en son adolescence et cela le fascine et l’émeut. Il devient le « porteur » de Michelle dans la vie jusqu’à la mort – malheureusement trop proche et programmée. Porteur comme le porteur de Christ, Christophe de Lycie, réprouvé devenu saint pour avoir aidé un enfant (Jésus incognito) à traverser la rivière. Il est la force brute mise à la disposition de la faiblesse vulnérable, l’offrande du fort au faible, le rapport de force inversé en générosité, la charité humaine.

Portin qui épouse bien au-dessus de sa condition la fille Verneuil qui s’est donnée à tous pour des instants de tendresse, le docteur Albert qui veut « sauver » ses malades au détriment de sa vie familiale, sont des exemples multipliés de rémission spirituelle dans ce monde malade. Les « soignants » sont des héros, ils ne sont pas que médicaux.

Dans ce roman inspiré de sa propre expérience avec sa femme Sandi, morte de tuberculose dans un sanatorium, Kessel cherche à transfigurer sa peine et la portant à l’universel. Nous sommes dans les tranchées de la guerre, dans les camps de prisonniers en Allemagne, au goulag de Soljenitsyne ; nous sommes dans tous ces lieux d’enfermement hors du monde qui révèlent le monde tel qu’il est en faisant ressortir le meilleur et le pire en l’être humain. Huis clos : l’enfer, ce n’est pas les autres car ils peuvent ouvrir au paradis.

Joseph Kessel, Les captifs, 1926, Folio 1992, 224 pages, €6.90

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Nicolas Bouvier, Le vide et le plein

Nicolas Bouvier, grand voyageur, cueille ici le Japon avant qu’il ne soit connu, avant que l’industrialisation et la mondialisation ne l’ouvrent au grand large. C’est d’autant plus précieux que le pays, après le grand séisme de la défaite de 1945 qui a suivi un demi-siècle de nationalisme fier de lui et dominateur, s’est lentement transformé. Je l’ai connu pour la première fois en 1989, à la presque apogée de sa puissance financière, avant le krach et la décennie de récession et stagnation qui a suivie ; puis en 2004 et en 2006, après « la crise » des valeurs technologiques. Il avait déjà changé mais était difficile à appréhender. Remonter le temps jusqu’aux années 1960 permet de prendre la température d’une culture toujours vivace, bien qu’atténuée, d’un tempérament national original, puisque de la Japon est non seulement une île mais aussi un confins, l’extrême lieu d’une Asie qui se perd dans le Pacifique.

Dernière remarque du carnet de voyage de Bouvier : « Le Japon est un très grand pays (de Copenhague à Casablanca) qui n’a pas de grands paysages. Pour la grandeur, il n’y a que la mer » p.157. Ce fut le cas même de la Grèce, dans l’Antiquité, avant qu’Alexandre ne parte à la conquête de l’Asie. Peut-être est-ce pour cela que le Japon a envahi la Mandchourie, colonisé la Corée et Taiwan ? « La culture japonaise est trop particulière, trop détachée du reste de l’Asie (…), un terminus, ce n’est pas un carrefour » p.121. Malgré la proximité géographique de l’immense Chine, la culture japonaise lui est complètement imperméable, la cuisine chinoise n’a par exemple jamais fait école, le canard et le cochon ne sont pas frits mais bouillis. Même le bouddhisme, venu des Indes, a été adapté à la sauce nippone sous la forme du zen, assez loin du chan chinois. Il cohabite avec le shinto, sans exclusive, bien que cette religion – la plus ancienne encore vivante au XXIe siècle – soit un réseau de présences, de croyances et de fêtes. Malgré le zen et la discipline de soi qu’il promeut, la nature selon le shinto est habitée de forces opaques que chacun doit se concilier.

Est-ce l’origine de la tendance des Japonais à se réfugier derrière le « on » du groupe, du clan, du village ou de l’entreprise, au détriment du « je » ? La personne est aliénée aux autres, l’estime de soi se mesure au regard des autres, la personnalité se façonne au statut social, à l’uniforme d’appartenance, au rang dans la hiérarchie sociale. « Un Japonais, ôtez-lui sa situation, son grade, ses dans ; ses patrons qui le font trimer et ceux qu’il peut faire trimer à son tour, on a le sentiment qu’il ne reste rien ! » p.27. Il est analogue au bambou, arbuste très populaire dans l’archipel, dit Nicolas Bouvier. Il apparaît comme lui à la fois gracieux et dur, en même temps sensible et frémissant au bout des branchages – mais creux dedans. « Dans bien des cas, l’individu s’abstient de se prononcer ou de prendre un parti et laisse ce soin à sa compagnie, à sa famille, le club auquel il appartient, etc. Pour savoir véritablement où l’on en est, il faut attendre que ces instances plus ou moins occultes aient rendu leur arrêt » p.40.

Ce fonctionnement holiste de la société rappelle curieusement l’attitude actuelle des « gilets jaunes » : aucun « je », aucun leader, toute tentative de devenir « porte-parole » se heurte très vite à des jalousies envers qui « se croit » et même à des menaces de mort (!) de tous les envieux et méfiants. Pourquoi ? Parce que les classes moyennes qui portent un gilet jaune sont creuses comme les Japonais des années 60. Le « on » parle pour eux, le « je » n’existe pas faute de structure intime. Au Japon existe, selon l’auteur, « une sorte de correction technique (qui) vient souvent à la rescousse du manque d’invention » p.10. En France, « on » manifeste techniquement faute de savoir inventer la sortie, de traduire en politique concrète (et suivie) un mouvement spontané (probablement éphémère). Une éruption ne fait pas une pensée, ni une doctrine. Au Japon, « toutes les plus hautes vertus sont situées dans le social – des événements à la famille, au clan et au pays – et les perturbations et événements essentiels sont tous dépendants d’un système de référence sociale. C’est pour cela sans doute qu’un Japonais a tant de peine à sentir – plutôt à savoir ce qu’il sent – en dehors de son contexte habituel » p.54. Nous pouvons en dire autant du vide de la pensée braillarde : elle brandit, elle gueule aux médias, elle casse ou laisse casser dans un ressentiment jubilatoire. No future.

Explorer le monde permet de mieux se voir soi.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein – Carnets du Japon 1964-1970, Hoëbeke 2004, 192 pages, €18.50

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Christian de Moliner, Vais-je tuer un enfant ?

Avec ce titre choc fait pour provoquer, c’est un recueil de 23 nouvelles que nous livre l’auteur. Observateur aigu des passions bêtes des pauvres humains, il va d’un rythme pressé pour nous dire la vengeance, les relations de couple, les amours futuristes, les troubles de l’âme, la peur de la mort et les illusions.

L’art de la nouvelle n’est pas aisé ; on n’écrit pas court comme on écrit un roman – le temps de développer manque. D’où l’importance de la chute, précédée du déploiement de l’histoire qui la rendra percutante. C’est ainsi que l’assassinat prémédité d’un enfant par une mère de famille ayant perdu le sien par la faute du père du premier, est à mon avis à travailler. Il serait plus fort d’arrêter le texte au moment où la vengeresse accélère… et laisse le lecteur (au sens neutre de la langue française !) supputer si elle va aller jusqu’au bout de son geste primaire. Tout le développement qui suit ce moment dans la nouvelle qui donne son titre au recueil aurait pu être renvoyé avant, de façon à ce qu’on puisse conclure sans être certain. C’est la même chose pour cette autre nouvelle intitulée Je vais te tuer, où le paragraphe ajouté au final est de trop.

Pour le reste, les histoires sont riches de dit et de non-dit, chacun se reconnaîtra en partie dans les illusions ou fantasmes de son existence avec les autres. Ah, les autres ! Quel enfer, semble-t-il ! Sommes-nous comme nous rêvons d’être, ou seulement comme les autres nous voient ? Les masques sociaux que nous empruntons suivant la mode ne nous rendent pas services ; ils masquent nos fragilités et nous empêchent de les traiter comme il se doit. Epouse, mari, élèves, décoration, promesses publicitaires, machos et pétasses – ou l’inverse – sont autant de boulets à traîner. Rompre ses chaînes n’est pas facile…

Christian de Moliner, Vais-je tuer un enfant ? 2017, Editions du Val, e-book format Kindle €2.99, édition brochée possible, 154 pages, €45.97

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Naples a gagné !

Le foot est ici une religion. Aussi, lorsque nous cherchons un restaurant pour dîner sur le port au retour de Capri, tout est plein ou fermé. Beaucoup de restaurants sont clos le dimanche soir. Le Ristorante Paolo qui propose un « menu de la victoire » est bourré à craquer. Il nous faut attendre la Piazza de la République, au San Salvatore, pour trouver deux places, et encore très tard. Nous attendrons longtemps pour être servis en ce soir exceptionnel où Naples a gagné la coupe italienne de football contre Milan AC. « Il faut nous excuser », nous demande le patron. Nous comprenons. Mais, comme pour une fois nous ne voulons pas prendre le « vin de la maison », toujours mauvais pour nos palais délicats de Français, il me désigne les murs du restaurant, tous garnis de casiers supportant des bouteilles : « choisissez celui que vous voulez, c’est le même prix de toute façon. » Je choisis un Grignolani de la région d’Asti, dans le Piémont, de quatre ans d’âge (pas trop vieux car je me méfie des procédés locaux de vinification). Les Italiens se moquent du millésime et boivent le vin de l’année, les petites exploitations n’ont pas assez de trésorerie pour financer des stocks de garde. Le vin était délicieux : capiteux, fruité, long en bouche.

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Le soir dans les rues, c’est la liesse ; tout se passe dans une atmosphère constamment bon-enfant, sans aucune trace d’agressivité. Une exubérance se décharge, ce n’est pas la guerre. Personne ne se bouscule, sauf sans le faire exprès – et alors, là, les deux parties s’excusent mille fois, avec des sourires.  Vous pouvez vous lancer dans la foule, tout le monde vous évitera, les voitures s’écarteront – les deux-roues moins car ils sont montés par de jeunes fous et ils vont plus vite.

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Quel contraste avec la France, où toute manifestation de cette ampleur dégénère en énervement, sinon en bagarres sporadiques, voire en casses pour faucher, où nul ne prend garde aux autres, sauf à lui entrer dedans méchamment ! Etonnant écart : ici on braille, on fait n’importe quoi, mais existe une mystérieuse limite qui est celle de la réprobation des autres. On s’exprime, c’est un théâtre public, mais sans l’accord du public la théâtralité tombe à plat et l’on fait bien attention de rester dans le ton. La joie ne revendique qu’elle-même, comme dans l’opéra bouffe, invention napolitaine que Rossini a rendu acceptable aux bourgeois français.

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Il fallait être plongé dans les manifestations d’enthousiasme de ce soir, jusque très tard dans les rues puisque Naples a réussi à gagner ce fameux match, pour se rendre compte de tout cela ! L’atmosphère était à la révolution. Les drapeaux étaient furieusement brandis, les klaxons bloqués à fond, les voitures avançaient au pas, serrées les unes derrière les autres, les piétons envahissant la chaussée, surchargées de gens sur les capots, juchés sur les toits, tous braillant, sifflant, trompettant, hurlant.

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Nous croisions parfois de vieilles carcasses dont on avait ôté volontairement les portes et le toit à la scie, presque exclusivement d’antiques Fiat 500 en fin de vie, achetées pour l’occasion trois sous, qui brinquebalaient des grappes de garçons et de filles, même des gosses, sans craindre rien de la circulation. Les chauffeurs, excités, fonçaient dans les endroits dégagés, pilaient devant les obstacles, le chargement humain se cramponnant en hurlant et riant à la fois, le pilote faisant rugir le moteur épuisé, insoucieux des rayures et des chocs. La ferraille tombe en panne ? n’a plus d’essence dans le réservoir ? Elle a été achetée pour cela : on la retourne aussi sec en pleine rue, on la hisse à huit bras, on la pousse sur un trottoir, portes arrachées, vitres brisées, perdant son huile, en holocauste. On la laisse là, elle sera ramassée par les ferrailleurs ou mise à feu plus tard dans la nuit, quand la foule sera partie se coucher et que ne resteront que les fêtards invétérés, imbibés de bière. Entre la station Mergellina et la Stazione Centrale, j’ai vu ainsi ce soir trois Fiat 500 et 600 dans cet état.

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Les jeunes fêtaient cela en bandes, les enfants petits restaient serrés en famille par peur de se perdre dans cette foule, des couples en profitaient pour se coller l’un contre l’autre, très près, comme certains copains d’âge très tendre qui se tenaient par le cou ou les épaules. C’est la fête, tous s’expriment, tous participent. Lorsque les cars de police circulent, deux agents à pied repoussent la foule doucement devant le camion qui avance au même rythme. Aucune acrimonie, chacun joue son rôle. On boit une bière, un Coca pétillant, un broc de vin jeune. On mange rapidement une pizza, un sandwich, ou encore une salade verte à la tomate et à la mozzarella, aux couleurs de l’Italie, puis on replonge dans la foule en traînant ses amis, sa conjointe ou ses bambins. Papiers, bouteilles, banderoles en plastique bleu poubelle – les trottoirs sont vite jonchés d’ordures.

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Nous sommes rentrés à pied en cinquante minutes de la Piazza della Republica à la Piazza Garibaldi vers minuit. La foule était encore dense.

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Nul n’est rationnel

Le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier son ouvrage. Le calcul s’est développé jusqu’aux complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, vérifiées. Les erreurs finissent par être corrigées, les fraudes par être détectées, les mythes idéologiques battus en brèche. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Lyssenko pourrait affirmer que la génétique est fausse puisque issu de savants « réactionnaires » d’une classe bourgeoise aux abois…

La science avance sur une méthode. Elle est faite d’observations aussi rigoureuses que possible et de tests reproduisant des invariants qui deviennent des « lois », sans que jamais observations ni tests ne s’arrêtent. Les « lois » ne sont ainsi jamais définitives mais corrigées, complétées ou infirmées. Le calcul ne serait rien sans l’intuition des hypothèses, ni sans la faculté de synthèse des observations. C’est ainsi que l’esprit de finesse est aussi utile à la science que l’esprit de géométrie.

prof de chimie

L’économie se veut depuis toujours une « science ». Elle aspire aux observations neutres et aux tests dont les invariants produiraient des « lois ». Elle a même créé cet être abstrait ni n’a jamais existé : l’homo oeconomicus rationnel, sensé fonctionner comme un calculateur sur le modèle des abeilles cher à Mandeville. Las ! L’humain est difficilement calculable, même avec les machines les plus puissantes ; il est mû par autre chose que par la pure logique… Et les êtres justement les plus froids et les plus calculateurs se révèlnt des monstres d’égoïsme ou des tueurs en série.

Ces dernières années, le libéralisme en acte aux États-Unis ou en Angleterre délaisse les théories abstraites pour le bel et bon pragmatisme, le concret de ce qui fonctionne. Ces peuples collent au terrain, ce pourquoi ils inventent l’Internet et pas le Minitel, le Boeing 737 et pas le Concorde, le skate et pas la patinette, Amazon et pas la loi de protection du prix du livre, ou encore Google et pas le site centralisé gouv.fr. Ils ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut de pouvoir, social ou universitaire en dépendait. Leur monde bouge, pas le nôtre ; leurs jeunes sont en mouvement et inventent, pas les nôtres.

skate 13 ans

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont tous théoriquement logiques. Depuis 25 ans les neurosciences prouvent le contraire en pratique : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent sur les choix rationnels…

C’est que la raison n’est pas la logique. La différence entre ces deux termes tient au poids de l’humain :

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, elle est une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bons sens à la sagesse, en passant par l’acceptable. On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse).

L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « logiques », ils sont « raisonnables » : les expériences menées sur ce sujet montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur !

Pascal Picq France metaphysique

L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus tels qu’ils sont et non aux principes abstraits de morale. D’où l’importance de l’émotion, du sentiment, de la psychologie. Les uns s’habituent aux autres et anticipent leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains qui n’existent qu’en société depuis toujours.

Est-ce à dire que l’émotion l’emporte, comme dans le romantisme à la Rousseau ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables à l’équilibre : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif, dominé par les interactions sociales.

Mais au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. C’est Adam Smith lui-même qui expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce qu’en pensent les autres… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que le choix des actions en bourse ressortait plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes financiers.

C’est à ce moment que l’on mesure le handicap mental des Français : toute leur éducation formatée au pur rationnel, sélectionnée par les seuls maths, aspire à l’immobilité de la « loi » définitive en science, égale pour tous en économie, répandue partout dans un monde où chacun serait rationnel. Sauf que d’autres savent exploiter nos inventions, produire de meilleure qualité, imposer leurs règles de négociation.

Nous avons beaucoup plus de mal que les autres à équilibrer instincts, émotions et raison, parce que nous croyons – à tort – que la seule raison nous fait humains (élus ? missionnaires ?). Au lieu de se lamenter à longueurs de commémorations sur les valeurs si vivantes « avant », ou à longueur de programmes scolaires sur les horreurs si condamnables « avant », ne serait-il pas temps d’encourager une éducation moins logique et plus raisonnable ?

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Gagner en bourse

Bernard Madoff avait tout compris de la bourse lorsqu’il a monté son escroquerie de… 50 milliards de $. La technique est classique : rembourser les sortants par les capitaux des entrants. Mais la technique n’est rien sans l’entregent. Or, (presque) tout en bourse est de la poudre aux yeux : des annonces d’entreprises aux chiffres du bilan, des supputations des analystes aux engouements de marché, des déclarations de traders à la presse aux spéculations. Tout (ou presque) ressort du mimétisme, du m’as-tu-vu, du concours de beauté. Ce que Madoff, ex-maître nageur des plages chics, avait acquis à la perfection.

Pour les (vrais) gérants – qui sont long terme – c’est le « presque » qui importe. Pas l’esbroufe des gourous de la finance, ni les émotions médiatiques soigneusement calculées. Le « presque », c’est ce que considère Warren Buffet de l’entreprise qu’il achète : quoi ? où ? comment ? S’il ne comprend pas le métier c’est que le métier n’est pas indispensable au grand public. Si l’usine de production est située loin des centres nerveux de communication, d’accès à l’énergie, et des consommateurs visés, cela coûtera trop cher de produire. Si les dirigeants ne pensent qu’à leur cours de bourse, à leurs stock-options et à leur voiture de fonction, l’entreprise ira dans le mur.

Longtemps nous avons gérés en suiveurs, il est temps de reprendre de la hauteur. Les gérants valeur (value) peuvent rebâtir un processus qui tienne sur le long terme.

vals market paris rue st jacques

Il est dommage de constater que nous ne sommes pas du tout dans une société qui favorise le long terme. Plutôt que le texte qui induit réflexion, elle favorise l’image qui provoque l’émotion. Plutôt que laisser mûrir les débats, les technologies, les enfants, elle précipite toute le monde dans le tout-tout-de-suite. Plutôt que de fixer des règles longuement négociées, contrôlées par des contrepouvoirs, elle s’agite et centralise.

Le scandale Madoff devrait faire réfléchir ceux qui croient mordicus que, hors du contrôle d’État, point de salut. C’est oublier un peu vite la faillite récurrente des administrations dès qu’il s’agit d’anticiper : le nuage de Tchernobyl qui s’arrête miraculeusement sur la ligne bleue des Vosges, la vache folle qu’une armée de techniciens contrôleurs n’a pas su empêcher d’arriver sur les étals, la banque nationalisée du Crédit Lyonnais (gérée par un énarque) qui a perdu l’argent des contribuables durant des années dans des fantasmes d’Hollywood, les déboires à répétition de Natixis, l’aveuglement de la SEC (l’Autorité des Marchés Financiers américaine) sur le fonds LTCM en 1998, sur la société de gestion Madoff en 2008, sur les fraudes de Lehman Brothers, sur le Libor, l’aveuglement complice des frasques du trader Kerviel dans une Société générale impérieuse et sûre d’elle-même…

Mais une société qui vieillit a besoin de long terme. Qui va payer les retraites et comment ? Qui va financer et développer le système de santé indispensable ? Qui va assurer les conditions d’une croissance durable ? Ce n’est ni la démagogie, ni l’émotion médiatique, ni l’enflure de la législation…

Ce sont des entrepreneurs motivés, œuvrant sur le long terme, et soutenus par des banques avisées et des règles (notamment fiscales) qui ne changent pas tous les matins. Ce sont des media qui offrent autre chose que la dilution des dépêches d’agence ou le conditionnel des supputations vaines. Ce sont des parlementaires qui arrêtent de jouer à leurs petits jeux politiciens, refusant le plan de crise pour faire gagner un Républicain aux États-Unis, refusant la loi Macron de simplification en France, obstruant les débats et ridiculisant la démocratie en ajoutant amendement sur amendement, sans aucun rapport avec le sujet débattu.

La crise, c’est grave. Le chômage est la première préoccupation des Français – pas le mariage « pour tous » ni les hochets symboliques agités par le pouvoir. La démocratie s’est écroulée presque partout dans les années 30 : jouer avec est irresponsable.

Et ce n’est pas « le libéralisme » qui est responsable, du moins pas l’espèce de poupée vaudou fabriquée par les impuissants du politique comme bouc émissaire commode de leurs échecs à répétition.

L’une des rares banques à avoir échappé à la séduction Madoff est la banque privée Bordier en Suisse. Et comment ? Simplement parce qu’elle a installé des règles, négociées par tous en interne, et des contrepouvoirs pour les faire respecter. Très exactement ce que prônait Montesquieu, l’un des premiers libéraux français. A se réjouir de piquer une poupée imaginaire, on en vient vite à quitter la réalité pour le doudou…

La bourse vit d’anticipations. Qui sont réalisées sur le court terme moins par étude ou réflexion personnelle que calquées sur les émotions des autres. Pour gagner en bourse, il est nécessaire de quitter le court terme, les émotions médiatiques et les manipulations à la seconde des traders ou des algorithmes automatiques. Investissez long terme sur un raisonnement de fond !

Retenez la leçon de Madoff, maître ès nage : ne brassez plus, faites la planche !

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Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels

bernard moitessier la longue route j ai lu
Presqu’un demi-siècle après son tour du monde en solitaire, je ne suis pas prêt d’oublier Bernard Moitessier. Les navigateurs d’aujourd’hui sont de bons ouvriers de la mer, efficaces petits soldats du système sponsors-medias-industrie. Moitessier, vaguement hippie et écologiste avant les idéologues, en dédaignant le système fit rêver toute une génération. Heureux qui, comme Ulysse, vécut une Odyssée moderne ! Il a chanté l’homme libre, livré à lui-même, en harmonie avec les matériaux, les éléments et les bêtes. Le Vendée Globe est une compétition technique ; le Golden Globe était une aventure humaine.

Avec la crise de civilisation que nous vivons, des attentats inouïs du 11-Septembre et du 7-janvier à l’escroquerie des subprimes et autres pyramides Madoff, de l’échec impérial US au réchauffement climatique, on ne peut que mesurer combien la Longue Route 1968 diffère des courses aux voiles d’aujourd’hui.

Bernard Moitessier était un hippie, élevé en Indochine et sensible aux bruits de la forêt comme aux mouvements de la mer, commerçant sur jonque avant de construire ses propres bateaux pour errer au gré du vent, marié avec une passionnée qui lui donne des enfants. Éternel nomade en quête de soi, Moitessier était l’homme de la Route, celle de Kérouac, celle de Katmandou, celle d’une génération déboussolée – déjà – par les contradictions anti-droits-de-l’homme des guerres coloniales ou impérialistes (Algérie, Vietnam, Hongrie, Tchécosclovaquie), par la robotisation de la modernité (le film ‘Mon oncle’ de Tati) et le maternage d’État-Providence technocratique (mai 68 venait d’avoir lieu). Cette génération cherchait la Voie, pas à gagner une coupe, ni une masse de fric, ni à parader dans l’imm-média. Elle cherchait une harmonie avec le monde, pas l’aliénation consumériste. Deux de mes amis les plus chers ont tenté leur Odyssée sur les traces de Moitessier avant de se ranger pour élever leurs enfants. Ils n’ont plus jamais été dupes de l’infantilisme politique ou marchand.

Moitessier La longue route Arthaud

The Sunday Times’ organisait alors un défi comme au 19ème siècle, sans enjeu médiatique ni industriel, juste pour le ‘beau geste’ (en français oublié dans le texte), avec une récompense symbolique. L’exploit consistait à tester les limites humaines comme dans leTour du monde en 80 jours de Jules Verne. Il s’agissait de partir d’un port quelconque d’Angleterre pour boucler un tour du monde en solitaire et sans escale, en passant par les trois caps. Il n’y avait alors ni liaison GPS, ni PC météo, ni vacations quotidiennes aux média, ni balise Argos, ni assurances tous risques obligatoires, ni matériel dûment estampillé Sécurité.

Moitessier embarque sans moteur, fait le point au sextant, consulte les Pilot charts et sent le vent en observant un vieux torchon raidi de sel qui s’amollit quand monte l’humidité d’une dépression ; il communique avec le monde en lançant des messages au lance-pierre sur le pont des cargos, par des bouteilles fixées sur des maquettes lancées à la mer ou en balançant ses pellicules photos dans un sac étanche à des pêcheurs qui passent.

Moitessier La longue route ketch 12m Joshua

Sur 9 partant, 1 seul reviendra au port, Robert Knox-Johnson, 1 disparaîtra corps et bien, tous les autres abandonneront pour avaries graves… et 1 seul – Bernard Moitessier – poursuivra un demi-tour du monde supplémentaire avant de débarquer à Tahiti. Il passera seul dix mois de mer, parcourra 37 455 milles marins sur ‘Joshua’, son ketch de 12 m à coque acier et quille automatique. Parti le 22 août 1968 de Plymouth, il ralliera Tahiti le 21 juin 1969, trop distant de la société marchande des années 60 pour revenir en Europe toucher ses 5000£, comme si de rien n’était.

Moitessier La longue route carte tour du monde et demi

« Le destin bat les cartes, mais c’est nous qui jouons » (p.63) dit volontiers ce hippie marin. Pas question de se laisser aller à un mol engourdissement à l’Herbe, pour cause de mal-être. Mieux vaut vivre intensément le moment présent : voir p.87.

Égoïsme ? Que nenni ! Cette génération voulait se sentir en harmonie avec le monde, donc avec les autres, matériaux, plantes, bêtes et humains. « Tu es seul, pourtant tu n’es pas seul, les autres ont besoin de toi et tu as besoin d’eux. Sans eux, tu n’arriverais nulle part et rien ne serait vrai » p.66. Ses propres enfants sont des êtres particuliers, non sa propriété : « Les photos de mes enfants sur la cloison de la couchette sont floues devant mes yeux, Dieu sait pourtant que je les aime. Mais tous les enfants du monde sont devenus mes enfants, c’est tellement merveilleux que je voudrais qu’ils puissent le sentir comme je le sens » p.216. C’était l’époque où l’on vivait nu (sans que cela ait des connotations sexuelles, contrairement aux yeux sales des puritains d’aujourd’hui). C’était pour mieux sentir le soleil, l’air, l’eau, les bêtes, les autres, leurs caresses par toute la peau – réveiller le sens du toucher, frileusement atrophié et englué de morale insane du Livre chez nos contemporains.

Mousses a l orphie

La vie en mer n’est jamais monotone, elle a « cette dimension particulière, faite de contemplations et de reliefs très simples. Mer, vents, calmes, soleil, nuages, oiseaux, dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avec l’univers » p.99. Il lit des livres : Romain Gary, John Steinbeck, Jean Dorst – naturaliste et président de la Société des explorateurs – il est un vrai écologiste avant les politicards. Il pratique le yoga, observe en solitaire mais ouvert, écrit un journal de bord littéraire.

Deux des plus beaux passages évoquent cette harmonie simple avec les bêtes, cet accord profond de l’être avec ce qui l’entoure.

Une nuit de pleine lune par calme plat, avec ces oiseaux qu’il appelle les corneilles du Cap, à qui il a lancé auparavant des morceaux de dorade, puis de fromage : « Je me suis approché de l’arrière et leur ai parlé, comme ça, tout doucement. Alors elles sont venues tout contre le bord. (…) Et elles levaient la tête vers moi, la tournant sur le côté, de droite et de gauche, avec de temps en temps un tout petit cri, à peine audible, pour me répondre, comme si elles essayaient elles aussi de me dire qu’elles m’aimaient bien. Peut-être ajoutaient-elles qu’elles aimaient le fromage, mais je pouvais sentir, d’une manière presque charnelle, qu’il y avait autre chose que des histoires de nourriture dans cette conversation à mi-voix, quelque chose de très émouvant : l’amitié qu’elles me rendaient. (…) Je me suis allongé sur le pont pour qu’elles puissent prendre le fromage dans ma main. Elles le prenaient, sans se disputer. Et j’avais l’impression, une impression presque charnelle encore, que ma main les attirait plus que le fromage » p.120.

Moitessier La longue route oiseaux

Quelques semaines plus tard : « Une ligne serrée de 25 dauphins nageant de front passe de l’arrière à l’avant du bateau, sur tribord, en trois respirations, puis tout le groupe vire sur la droite et fonce à 90°, toutes les dorsales coupant l’eau ensemble dans une même respiration à la volée. Plus de dix fois ils répètent la même chose. (…) Ils obéissent à un commandement précis, c’est sûr. (…) Ils ont l’air nerveux. Je ne comprends pas. (…) Quelque chose me tire, quelque chose me pousse, je regarde le compas… ‘Joshua’ court vent arrière à 7 nœuds, en plein sur l’île Stewart cachée dans les stratus. Le vent d’ouest, bien établi, a tourné au sud sans que je m’en sois rendu compte » p.148. Moitessier, averti par les dauphins qu’il court au naufrage, rectifie la direction puis descend enfiler son ciré. Lorsqu’il remonte sur le pont, les dauphins « sont aussi nombreux que tout à l’heure. Mais maintenant ils jouent avec ‘Joshua’, en éventail sur l’avant, en file sur les côtés, avec les mouvements très souples et très gais que j’ai toujours connus aux dauphins. Et c’est là que je connaîtrai la chose fantastique : un grand dauphin noir et blanc bondit à 3 ou 4 m de hauteur dans un formidable saut périlleux, avec deux tonneaux complets. Et il retombe à plat, la queue avers l’avant. Trois fois de suite il répète son double tonneau, dans lequel éclate une joie énorme » p.149

Toute la bande reste deux heures près du bateau, pour être sûre que tout va bien ; deux dauphins resteront trois heures de plus après le départ des autres, pour parer tout changement de route… Je l’avoue, lorsque j’ai lu la première fois le livre, à 16 ans, j’ai pleuré à ce passage. Tant de beauté, de communion avec la nature, une sorte d’état de grâce.

Il y aura encore cette merveille d’aurore australe qui drape le ciel de faisceaux magnétiques « rose et bleu au sommet » p.178 ; ces phoques qui dorment sur dos, pattes croisées (p.139) ; le surf magique sur les lames, à la limite du « trop » (p.186) dont j’ai vécu plus tard une version légère ; les goélettes blanches aux yeux immenses (p.238).

À côté de ces moments de la Route, comment l’exploit technique des sympathiques marins techniques de nos jours, leurs clips radio matérialistes de 40 secondes d’un ton convenu de copain, leur mini-vidéos pour poster vite, leurs Tweets clins d’œil, pourraient-il nous faire rêver ? « Qu’est-ce que le tour du monde puisque l’horizon est éternel. Le tour du monde va plus loin que le bout du monde, aussi loin que la vie, plus loin encore, peut-être » p.211. Les marins à voile d’aujourd’hui font bien leur boulot ; Bernard était un nouvel Ulysse – c’est là la différence, que l’inculture ambiante risque de ne jamais comprendre…

Bernard Moitessier, La longue route – seul entre mers et ciels, 1971, J’ai lu 2012, 440 pages, €7.60
Édition originale 1971 avec 3 photos de l’auteur, occasion €10.00

La pagination citée dans la note se réfère à l’édition originale 1971.

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Michel Leiris, Fibrilles – La règle du jeu 3

michel leiris fibrilles
L’auteur accentue ses défauts dans ce volume linéaire, divisé arbitrairement en quatre chapitres. On ne se refait pas, surtout passé 60 ans ; les défauts ressortent. L’auteur ne sait pas aller au but, il n’en a pas la volonté, il ne sait que penser autour, laissant l’impensé au cœur. Le lecteur ne peut s’étonner qu’il ait eu besoin de la psychanalyse.

Nous avons donc une suite de phrases, longues, souvent intellos, parfois avivées par l’action, « la formulation écrite de cet immense monologue » dit-il p.591 Pléiade. Quelques anecdotes égayent cette litanie du moi en voyage, « le tout s’accumulant sans grand profit en une profusion baroque » à la manière de cet « esbroufeur professionnel » (p.706) vu à l’Alhambra de Paris à 14 ans.

L’auteur rappelle ses errances accompagnées en Égypte et en Grèce, puis à Kumasi en Afrique et dans la Chine de Mao en 1955, et même son suicide raté volontairement (ce grand voyage), mais avoue qu’il faut toujours lui tenir la main. Il ne sortirait pas tout seul de sa coquille de confort – somme toute bourgeois. Révolutionnaire en idées, oui, en actes, surtout pas ! Cela dérangerait ce perturbé d’origine. Un bel exemple de l’égoïsme bobo parisien des années où les intellos se prenaient encore pour les juges des valeurs sur le monde entier… « Quand j’aimerais être ailleurs j’ai peur de m’en aller d’ici, et ailleurs, quand j’y suis, ne m’apporte guère de repos, soit qu’il continue d’être ailleurs et que je m’y sente désorienté, soit que m’y suive un regret de ce que j’ai quitté, soit que cet ailleurs ne puisse être un ici que de façon trop fugitive pour que je l’estime autre que dérisoire » p.599.

Les fibrilles sont les éléments allongés des fibres musculaires, une chair réactive qui se contracte et se rétracte selon l’environnement. Tout comme l’auteur, dont j’avoue non seulement qu’il m’ennuie, mais qu’il est humainement déplaisant, trop centré sur lui-même, trop velléitaire par la seule pensée sur les autres. Il n’aime que lui, et les images chéries que les souvenirs font ressurgir des autres. Il n’aime pas les autres, sinon de façon abstraite, le peuple « exploité » en général, les masses en mouvement chinoises, les « naturels » africains. Tous ces êtres ne sont que des catégories à classer, qu’il préfère aimer loin de lui, de son appartement au 4ème étage du quai des Grands Augustins, dans le 6ème arrondissement parisien. « Mauvaise conscience mise à part, le rigorisme des faiseurs de plans est cependant pour moi une cause de malaise et m’oblige à me poser personnellement cette question : est-ce agir dans un sens correct (pour soi comme pour ceux qui viendront après) que travailler à quelque chose dont on sait que chacun doit s’y consacrer pleinement (la demi-mesure étant exclue en matière de révolution) mais dont on sait aussi qu’y adhérer sans réserve peut amener à se nier en ce qu’on a de plus intime et tuer ainsi dans l’œuf ce qui serait votre véritable apport à l’œuvre collective ? » p.550.

Ce velléitaire n’est à gauche que par confort intellectuel, tout son milieu parisien des sciences humaines et de la littérature se voulant « révolutionnaire ». Il n’est pas authentique mais apparaît comme « un salaud » au sens de Sartre, un esclave du plus fort. « Me situer politiquement ‘à gauche’ (dernier et pâle avatar de ma croyance en l’impossibilité d’être à la fois poète et respectueux de l’ordre établi) » p.756.

Il se sent écartelé entre « la poésie » africaine (qui est plutôt sensualité pour le nu et la sexualité directe) et « la sagesse » chinoise du Grand bond en avant maoïste (avant la Révolution culturelle qui allait révéler ce que l’instituteur promu avait de dictatorial et de manipulateur, responsable de millions de morts dans son propre peuple, par famine et idéologie). Le passé et l’avenir, le bas-ventre et la raison – le cœur au milieu ? Jamais : Leiris est un « déséquilibré », alternant sans cesse entre le corps et l’esprit, « primitivisme » et rationalisme, sans jamais incarner la plénitude équilibrée des trois étages antiques (sexe, cœur, raison), plénitude revue par Montaigne puis par Pascal avec ses les trois ordres de la chair, du cœur et de l’esprit et par Nietzsche avec les instincts, les passions et l’intelligence. Il se tourmente, un brin sadique, sexuellement tourmenté.

torture ado

Fibrilles paraît en 1966, au moment même de la Grande révolution culturelle prolétarienne confiée aux cinq Espèces rouges (fils de paysans pauvres, d’ouvriers, de martyrs, de soldats et de cadres révolutionnaires) qui doivent rééduquer ou abattre profs et intellos – en même temps que les cadres du parti adversaires de Mao… L’effondrement socialiste du grand récit progressiste en Chine fait s’effondrer le modèle intime de la Règle du jeu : Leiris voulait progresser dans sa connaissance de lui-même par les règles de la raison, tout comme la masse chinoise progressait par la raison marxiste pour accoucher de l’Histoire. Las ! Il n’y a pas d’Histoire comme dessein intelligent, mais un chaos d’où émergent des forces qui s’imposent un moment. Les paroles dites ne créent pas l’être, elles en sont le masque ; les mots sont des caricatures et des prétextes – une illusion. Se raconter – « ce livre, tissé de ma vie et devenu ma vie même » p.728 – ne fait pas accoucher de soi mais ne fait qu’embrouiller les souvenirs dans l’imaginaire. L’auteur construit son personnage, il ne se révèle pas tout entier – surtout à ses propres yeux.

Ce livre est-il un échec ? Non, une tentative littéraire. Nous ne sommes pas obligés de le lire mais qui aime bien la masturbation intello peut s’y plonger avec délices, il sera bien servi.

Michel Leiris, Fibrilles, 1966, Gallimard L’imaginaire 1992, 308 pages, €9.00
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50
Les oeuvres de Michel Leiris chroniquées sur ce blog

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Michel Leiris, Fourbis – La Règle du jeu 2

michel leiris fourbis la regle du jeu 2
La règle du jeu est celle de l’existence particulière : Michel Leiris se demande ce qui a bien pu déterminer ce qu’il est devenu. Dans un premier volume, touffu et brouillon, il a beaucoup biffé, s’est quelquefois trompé, a voulu trop embrasser. Dans ce second tome de sa recherche des temps enfuis, il inverse les syllabes : Biffures devient Fourbis. Il approfondit certains thèmes, les principaux à ses yeux, et les organise. Ce sont, dans l’ordre la mort (qu’il écrit Mors en latin, par crainte superstitieuse) qu’il s’agit d’apprivoiser, l’agir authentique sous couvert des Tablettes sportives, et l’élan vers les autres (souvent bafoué, parfois impuissant) qu’il intitule bibliquement Vois ! déjà l’ange…

La première partie a les défauts du premier volume, accentués : dérives, associations, incidentes, ressassement… Petite fourbi qui va en portant son fardeau au nid commun pour nourrir la reine, Leiris ne sait pas dire, il ne sait qu’ajouter des mots aux mots pour entourer le message qui reste parfois flou, parfois ambigu : « une trame que j’ignore ou dont je n’entrevois jamais que des brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence » p.302 édition Pléiade. Nous sommes entraînés du coup de vieux de l’auteur lorsqu’il écrit autour de la cinquantaine aux peurs enfantines du crépuscule, aux hantises des grottes et gouffres, à l’angoisse des grandes catastrophes telles celle de Saint-Pierre de Martinique engloutie par la lave en 1902 ou de cette petite ville américaine dévastée par la rupture d’un barrage, aux zombies de Haïti rencontrés lors d’un séjour, aux personnages figés d’un musée de cire ou à une momie desséchée, aux robots et autres êtres mécaniques jusqu’au théâtre et à la corrida, avant les cadavres, pour terminer par son refus obstiné de procréer – de transmettre la vie.

Ce style, qui ressurgit tout au long du volume mais souvent heureusement s’efface, plaît aux intellos critiques qui lui ont donné un prix à l’époque, tant ce qui est incompréhensible dans les milieux littéraires fait partie de la Distinction au sens de Bourdieu. Mais il plaît moins au lecteur d’aujourd’hui, qui n’aime pas être enfumé et préférerait un peu plus d’authentique : l’obscurité du discours ne laisse-t-elle pas penser que l’auteur qui dit se livrer tout nu a quelque chose à cacher ? Que penser par exemple de cette phrase sur la fin : « il y avait quelque chose d’ambigu et de presque agréable dans ma crainte directement physique d’être pris pour cible : conscience corporelle portée au maximum, ainsi qu’il en est dans le désir par quoi se révèle parallèlement à l’existence superlative d’un autre corps notre propre nature d’organisme actuellement debout (ou placé peu importe comment) dans un vide meublé par rien autre que lui et que cet autre corps, dont il me semble possible de hausser d’un degré encore l’enivrante réalité qui nous fait nous sentir plus réel qu’en le mettant à nu en même temps que le nôtre » p.433. On dirait du Sartre contaminé dans ses pires moments par la philosophie allemande…

C’est dans les deux autres parties que se déchirent un peu ces voiles. Mieux écrites et avec plus de maturité, le lecteur est emmené par elles dans les anecdotes d’enfance sur le sport, puis dans celles de la jeunesse avec les putes.

Michel Leiris n’a jamais été sportif. S’il s’est passionné pour les jockeys qui couraient à Auteuil, c’était parce qu’ils sévissaient près de chez lui et que son frère Pierre en était épris, tous deux impressionnés par leur rectitude. La gymnastique où il est envoyé autour de la puberté pour faire de lui un homme est pour partie une torture : s’il aime courir et sauter, il déteste monter à la corde, évoluer à quatre mètres du sol sur des passerelles terminées par un toboggan ou, pire, être pendu par les bras en arrière aux échelles, en « supplice chinois ».

mouille voile

Mettre en mouvement tout son corps pour ses passions ou ses idées est cependant la seule façon d’être authentique – vertu première de ce demi-siècle qui commence avec Sartre. Il s’agit de ne pas jouer un personnage après l’autre (comme jouer au soldat avec sa panoplie, p.422) mais de s’investir dans son choix, le rôle s’effaçant devant l’être en acte. Sauf que Michel Leiris est peu combatif : « Un certain besoin de me sentir protégé, de me mettre sous l’égide, est vraisemblablement l’un de mes traits les plus constants » avoue-t-il p.373. Peut-on être authentique en restant toujours en retrait reste la grave question que l’auteur ne saura jamais résoudre. Il gardera « cette allure réservée qu’il a et dont il joue volontiers (cherchant à maquiller en élégance son effective timidité) traduit directement sa crainte de se voir mis à nu et révélé pour ce qu’il est au vrai, en même temps qu’elle aiguille vers un simple défaut de confiance qui serait sans fondement et ne ferait que témoigner d’une exigence trop rigoureuse à l’égard de soi-même » p.403.

Les filles, idéalisée et jamais touchées durant l’enfance, deviennent des supports à fantasmes à l’adolescence, puis des corps à caresser, embrasser et plus si affinités dès les 17 ans atteints. Jusqu’à cet acmé avant les quarante ans, avec la putain arabe Khadidja, au bordel de Beni-Ounif, où l’auteur passe la drôle de guerre comme chimiste artilleur en bordure du désert. Reste une image forte à la mémoire : la nudité révélée sous le maillot de bain rendu transparent par l’eau d’une fillette d’une douzaine d’années – âge de l’auteur – sur une plage de Ramsgate ou de Biarritz (p.388).

A l’issue de cette lecture, nous en savons un peu plus sur Michel, assez peu sur Leiris encore. Deux autres tomes nous attendent.

Michel Leiris, Fourbis – La Règle du jeu 2, 1955, Gallimard L’imaginaire 1991, 252 pages, €8.00
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50

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Alexandre Feraga, Je n’ai pas toujours été un vieux con

alexandre feraga je n ai pas toujours ete un vieux con
« Il devient impensable que le papy amarré à son lit d’hôpital ait pu un jour envoyer une saloperie de balle de golf avec un balancement souple du tronc » p.1 Eh bien si ! A l’adolescence, se remémore-t-il, « arrondis, souples, liquides, électriques, nos corps donnaient à la musique une consistance heureuse » p.39. A 78 ans, après l’incendie de son appartement et être tombé du lit, cassé de partout et surtout des hanches, il lui reste l’œil et l’imagination. L’un pour le présent, l’autre pour le passé.

« Pourquoi j’écris ? Parce que je ne veux pas crever avant d’être sûr que ce que j’ai vécu a réellement existé » p.98. Les 43 chapitres font deux ou peut-être quatre pages, alternés entre aujourd’hui et hier et pris dans une histoire quasi policière. Né pauvre, n’ayant jamais ouvert un livre de sa vie, il n’a pas moins folâtré qu’un autre. Malgré le fauteuil roulant de sa maison de retraite Les Primevères, chambre Amaryllis, il garde l’œil acide. Comme dans sa jeunesse : « Je ne comprenais pas non plus pourquoi personne n’avait l’idée de créer un illustré racontant les exploits des hommes dans la fonderie » p.32. Au présent, il observe les tarés qui l’entourent : « j’ai fait la connaissance d’un peintre qui ne peint pas et d’un non-muet qui ne veut pas parler » p.78.

Petit Breton monté à Paris après maintes fugues, dépucelé en deux minutes à 16 ans par une pute offerte par un truand qui l’emploie comme mulet, il note finement p.111 qu’« un beau cul est un bon coup ». Des décennies plus tard, revenu de la vie, il dira p.131 : « La volonté et le courage ne valent rien dans l’erreur. Ils accélèrent la chute, c’est tout. Je ne respecte pas l’absurde obstination. — Croire en l’amour, c’est absurde ? — Oui, si l’amour auquel on croit est une chimère. Je ne suis pas pour faire rimer amour et toujours, comme les poètes stériles ou les chansonniers du dimanche ».

Pris ado, en prison pour mineurs, il s’évade du service militaire avant l’Algérie, embarque comme matelot au Havre. Lors d’une escale à Boston, il apprend auprès d’une Jenny « un anglais soutenu alors que mon français était fait d’argot, de patois et d’insultes » p.151. Ensuite ? « J’ai voyagé. J’ai rencontré beaucoup de monde. J’ai fait beaucoup de conneries » p.156, malgré Margarita et les chutes d’Iguaçu. En fait, il tuait « à petit feu l’orphelin en intégrant la grande famille du crime organisé » : « fausse monnaie, faux papiers, entreprises bidon et diverses grosses escroqueries » p.163. Revenu à Paris à 44 ans, il tombe pour un braquage de banque qui a foiré. Et c’est alors que, 35 ans plus tard, dans la maison de retraite Les Primevères… Mais je ne vous dis rien de la suite, c’est trop beau, poignant, humain.

L’auteur de 34 ans en son premier roman n’a pas hésité cependant à donner de ses nouvelles. Son personnage a le cynisme humaniste et le style d’un Céline qui n’aurait pas été paranoïaque (je sais, c’est beaucoup demander). Mais que dire de cet humour réjouissant qui éclate ici ou là :

« À cette époque, Radio Paris dominait les ondes de la France occupée et dépendait du service de propagande allemand. Il y avait bien des décrochages régionaux, mais obtenus par des autonomistes bretons presque aussi fascistes que les occupants. Le poste TSF à accus de marque Telefunken était le seul luxe de la maison. Une marque allemande. Il n’y a pas de limites à la tragédie humaine » p.12.

« — Vous savez Léon, aujourd’hui je suis en pleine forme. — J’en suis ravi. — Et vous voulez savoir pourquoi ? Est-ce que j’ai envie de savoir pourquoi ? Non, je m’en fous comme de ma première dent. Si j’avais un jour voulu savoir pourquoi les gens vont bien ou mal, j’aurais acheté un divan » p.23.

Grave philosophie aussi, celle de la vie : « On ne peut pas vouloir jouir sans arrêt et refuser la merde qui tombe un jour ou l’autre sur notre tête » p.102. Reste quoi, d’ailleurs, de cette vie ? Les souvenirs vécus, qui se ravivent dans le regard des autres. « C’est parce que tu existes dans les yeux de celui qui t’écoute ici et maintenant que ton souvenir a du sens. Si demain la solitude te prend tout entier, tu viendras à douter de ce que tu as vécu. Tu existes avant tout dans le regard de l’autre » p.157. Pas mal pour un ancêtre, un croulant, un débris, un soixante-dix-huit tours mal éduqué et malfrat sur les bords, Léon Pannec alias Léo Faubert.

Ramassé, percutant, célinien, vous pouvez suive Alexandre Feraga en sa première aventure romanesque.

Alexandre Feraga, Je n’ai pas toujours été un vieux con, 2014, Flammarion Le texte vivant, 250 pages, €18.00
Format Kindle, €14.99

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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Le Clézio, Poisson d’or

L’auteur n’a pas intitulé ‘roman’ mais ‘conte’ son livre, sur la quatrième de couverture. Le poisson d’or est une fillette du sud-marocain, volée à sa famille par un clan jaloux et vendue à une femme dans une ville de la côte. Comme un poisson dans l’eau, Laïla – qui veut dire ‘la nuit’ – se débrouille dans toutes les situations. Elle sait éviter les mâles qui, par construction, ne cessent de vouloir emboiter leur engin dans son creux. Elle sait éviter les femelles qui, par atavisme, sont prêtes à la protéger jusqu’à l’étouffer – non sans arrière-pensées sexuelles parfois. Mais le poisson est d’or parce qu’indestructible et toujours frétillant. Il n’aura de cesse de remonter à sa source, thème très leclézien, déjà abordé dans ‘Désert’.

Rendue sourde d’une oreille à 6 ans par un camion, battue par la belle-fille au décès de sa maîtresse, hébergée par un bordel où elle croit que les dames sont des princesses puisqu’elles ne font rien de la journée, prédélinquante au bord de l’adolescence, Laïla finit par émigrer en France avec l’une des putes. Elle connaîtra Paris, la grande ville cosmopolite, le racisme ordinaire et la charité égoïste des bobos. Elle obtiendra une carte de séjour, sera incitée à passer le bac en candidat libre, gagnera une carte verte américaine, se fera remarquer dans la musique… Mais à chaque fois elle fuit, quitte l’intégration possible pour s’exiler toujours plus loin. Il y aura happy end peut-être, mais Le Clézio n’aime pas fermer ses histoires.

Durant le premier tiers du roman, le lecteur se dit qu’il lit une autre mouture de ‘Désert’, le souffle épique en moins, une actualisation réaliste de l’existence d’une maghrébine pauvre et exilée. Ne nous voilà-t-il pas dans le sempiternel poncif misérabiliste et un peu complaisant, comme Romain Gary le fit jadis avec ‘La vie devant soi’ ou Michel Tournier dans ‘La goutte d’or’ ? Mais, vers le milieu du conte, le lecteur s’aperçoit qu’il fait fausse route. Comme ses illustres devanciers, Le Clézio insère quelques phrases montrant qu’il n’est pas dupe du boboïsme sentimental qui fait soutenir les ‘sans-papiers’ parce-qu’on-est-de-gauche et qu’on manifeste contre-le-racisme tout en se gardant bien de reconnaître la richesse de l’autre. « Je pensais que, depuis que j’étais enfant, les gens n’avaient pas cessé de me prendre dans leurs filets. Ils m’engluaient. Ils me tendaient les pièges de leurs sentiments, de leurs faiblesses » p.130.

L’aide au tiers-monde ? Oui, mais à condition de faire ça comme une B.A., le don sans s’impliquer, se voir si beau dans le miroir, se donner le beau rôle. « Les gens sont partis les uns après les autres. Peut-être qu’ils avaient peur que je ne cause un problème. C’étaient des gens importants, des critiques d’art, des cinéastes, des politiciens. Ce sont toujours eux qui s’en vont en premier » p.175. Ils tiennent à leur ‘image’, cette posture sociale leur est plus importante que la rencontre avec le différent, dont ils ne reconnaissent ni la valeur ni la liberté. Les bobos se croient naturellement l’avant-garde, ils se sentent une mission de dire ce qu’il faut à tous les peuples-enfants de la terre…  Ils veulent bien ‘intégrer’ parce qu’ils n’aiment pas l’aliénation, mais pas question que cent fleurs s’épanouissent : l’intégré doit obéissance, qu’il se formate pour être conforme, la reconnaissance en plus. Ce pourquoi Laïla, irréductiblement libre, lit et relit Franz Fanon. Elle ne renoncera jamais à être elle-même comme cette Simone, haïtienne battue par un docteur haïtien trop intégré ; ni comme El Hadj, ce grand-père mourant qui rêve encore du fleuve où il voguait enfant, sans jamais pouvoir y retourner – même les pieds devant.

On ne refait pas le bobo, aliéné de son image, caporal-prof qui sait bien mieux que vous ce qu’il vous faut. Laïla préfère Nono, très jeune camerounais fan de boxe et de rythmes, battant le tambour tout nu une partie de la nuit. Il est respectueux, attentif, débrouillard. « Son député socialiste lui avait promis une carte de séjour s’il remportait le match » p.180. Laïla n’aime pas ce politicien d’apparence « un peu sportif, un peu policier ». Pourquoi appelle-t-il Nono par son nom « comme s’il avait des droits, comme s’il était du même bord » ? «  Une fois ou deux, il avait essayé de savoir où j’en étais avec la loi, si j’avais une carte de séjour. Je n’aimais pas qu’il me pose des questions, je n’aimais pas qu’il tutoie tout le monde, comme s’il n’y avait pas de différence entre lui et nous » p.182 La différence, justement, les bobos la nient : eux montrent la voie, ce qui est « bien », tous les pauvres n’ont qu’à les suivre. C’est ça la bonne conscience branchée.

Pour cela, la petite musique du conte finit par pénétrer, laissant sa trace. J’aime les Laïla qui vont dans la vie comme une force, pliant où il faut plier mais n’oubliant pas de revenir droite, comme un roseau pensant. Ce qu’elle apprend des gens de France n’est souvent pas à l’honneur de notre image : « Maintenant, je n’avais plus peur des mêmes choses. Je pouvais regarder les gens droit dans les yeux et leur mentir, même les affronter. Je pouvais lire leurs pensées dans leurs yeux, les deviner, et répondre avant qu’ils aient eu le temps de poser une question. Je pouvais même aboyer, comme ils savent si bien le faire » p.224. Mentir, dans l’hypocrisie sociale ; aboyer, comme le caporal-prof qui se sent des ailes « morales », ange illusoire faisant la bête.

C’est pour cela que le lecteur s’attache à Le Clézio, pour son réalisme, son empathie, son intransigeance envers le mensonge. Il a la capacité à nous faire sentir par l’esprit, le cœur et les sens : les autres – ces vrais aliens pour les bobos français.

Le Clézio, Poisson d’or, 1997, Gallimard Folio, 298 pages, 6.93€

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Nicolas Bouvier par François Laut

Nicolas Bouvier était Genevois, né en 1929. Il est mort en 1998 à 69 ans, laissant deux fils, des photos et quelques livres. Il était voyageur, lui qui se voyait voyant. Étouffant dans la ville calviniste enserrée entre lac et montagnes, sous le couvercle six mois l’an des nuages qui stagnent sur le Léman, il s’est voulu nomade, poète et voyeur-écrivain. Ses références étaient Arthur Rimbaud pour la vision, Henri Michaux pour l’acuité des mots et Louis-Ferdinand Céline pour le style.

Mais il était lui-même. Il a été élevé dans le milieu aisé des intellectuels suisses, préservé de la guerre et aimé au collège d’un plus grand de 13 ans depuis qu’il en avait 11. Cet ami particulier lui est resté pour la vie. Thierry Vernet est devenu peintre et Nicolas Bouvier écrivain. Tous deux se sont mariés et ont accompli leur œuvre. Frères siamois, ils sont morts tous deux d’un cancer, à cinq ans d’intervalle. Mais ils avaient accomplis « le voyage », cette initiation à la vie que tout être doit avoir. C’était en 1953, durant seize mois de Genève à Ceylan, dans une minuscule mécanique Fiat Topolino. Bouvier en tirera ‘L’usage du monde’, des années plus tard, qui fera sa réputation.

Lorsque Thierry s’arrête pour épouser la femme de sa vie, Nicolas poursuit en 1955 jusqu’au Japon. Il en ramènera ‘Chroniques japonaises’ qui me l’ont fait connaître. C’était il y a des années, à la fin de cette décennie 1980 où « le voyage » commençait en France à prendre des couleurs. Le tourisme vivait son essor démocratique pour le meilleur et pour le pire. Il entraînait avec lui l’exigence d’un périple plus vrai. Jacques Lacarrière l’avait prévu ‘Chemin faisant’, puis Barret & Gurgand en pérégrinant tout seuls à pied de Vézelay à Compostelle. Nicolas Bouvier commençait à peine d’être reconnu. Refusé par Gallimard, comme jadis Proust et Céline, car comme eux trop décalé de l’air du temps, il s’éditera à compte d’auteur avant qu’une maison suisse le publie. Gallimard ne se rattrapera qu’en 2004 avec la publication des ‘Œuvres’ en collection Quarto.

Nicolas distillait simplement ce sentiment du monde qui emplit du bonheur d’exister. Une émotion océanique, immédiate comme un satori. Le vrai voyageur sort de lui-même, il est voyeur et voyant. Il pratique l’usage fraternel du monde, une vie émue qu’il aspire à transmettre. Écrire, ce n’est pas se raconter soi en voyage, mais dire ce qu’on voit des autres et les choses comme elles sont. Effacer son moi pour garder l’œil ouvert à ce qui survient, cœur sensible et intelligence en éveil, pour trouver ces moments d’harmonie absolue avec le monde où tout n’est qu’au présent. Tel est le zen, ce pourquoi Nicolas Bouvier a tant aimé le Japon.

Je suis de la génération de ses fils et je reconnais en lui un art du voyage tel qu’il me convient, à la Montaigne, son philosophe de prédilection. Se transporter dans le monde sorti du sentiment de supériorité du Blanc, de la croyance au Progrès venu d’Europe, de la naïveté d’être les professeurs du monde en marche. Sauf que Nicolas Bouvier voulait s’y perdre, dans le voyage. Il était volontiers dépressif, sombrant dans l’alcool une fois l’âge venu. Il était trop sensible, ayant besoin à demeure d’un compagnon ou d’une compagne, longtemps castré enfant par une mère régentant tout.

Mais que serait l’œuvre sans la souffrance qui fait chanter ? Sur ses propres enfants qu’il observe, Thomas et Manuel, il écrit. 1974, ils ont 10 et 12 ans, un maître d’hôtel en Roumanie prépare sa phrase en français pour lui dire qu’il a deux garçons ravissants. « Ils entrent sur la pointe des pieds dans ce que notre vie a de grave, de douloureux aussi. » 1979, ils sont adolescents, 14 et 16 ans : « Ils sont exquis de fraîcheur, d’égoïsme, de confiance. J’essaie de leur rendre ce qu’ils me donnent. Je crois qu’ils sont heureux » p.247. Cette densité d’écriture fait son charme d’éternel voyageur qui ne s’étale ni sur lui-même ni sur l’exotisme. Ce qui compte est la curiosité qu’on a – et le besoin de ce qu’on voit. Nicolas Bouvier a aimé la vie, son copain Thierry, sa femme Éliane, ses fils Thomas et Manuel ; il a aimé le monde et les gens qui s’y trouvent plus que les paysages, l’accord entre humains et nature étant le meilleur.

Vivre, regarder et sentir, écrire ces instants brefs et complets qui donnent l’accord avec le cosmos et les autres. Nicolas Bouvier est ainsi décrit par un voyageur qu’il accompagne en groupe : « un homme ouvert, au savoir naturel et sans ostentation, dépourvu de tout sens hiérarchique, avec une âme d’enfant souvent loufoque, sans cesse rebelle, joueuse : toujours prêt à contourner le discours officiel… » p.264. Nicolas, ou le portrait d’un frère.

Cela n’est possible que dans un monde ouvert car il note, en 1974, dans le pays des Ceausescu : « Fatigue et grand coup de cafard totalitaire. Sentiment typique des démocraties populaires que la vie est une grande école mal foutue » p.238. Les progressistes parlent volontiers de l’aliénation capitaliste mais ne disent jamais rien de l’aliénation socialiste, cette école perpétuelle où le parti vous corrige toujours en maître, vous faisant la morale sur ce qu’il faut faire pour votre bien collectif.

Nicolas Bouvier n’est plus et j’aime bien cette biographie honnête où François Laut, agrégé d’histoire né en 1953 et romancier ayant vécu un temps au Japon, reste au plus prêt des faits sur ce voyant marginal qu’il a rencontré plusieurs fois. A la mort de sa grand-mère, « Nicolas Bouvier explique à sa mère que la mort ne change pas le cours des affections ; que ceux que nous avons violemment aimés nous habitent et nous parlent ; que la mort les éloigne sans les détruire ; qu’il faut seulement faire un effort pour les rejoindre » p.36. François Laut a composé son tombeau, à lire en apéritif aux œuvres éblouissantes du maître.

François Laut, Nicolas Bouvier l’œil qui écrit, 2008, Petite bibliothèque Payot, 2010, 350 pages, €8.55

Nicolas Bouvier, Œuvres, 2004, Gallimard Quarto, €32.30

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Petite bibliothèque Payot, 2001, 418 pages, €9.97

Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises, Petite bibliothèque Payot, 2001, 227 pages, €8.55

Sur François Laut

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Faiblesse des croyants

Les croyants ont besoin de leur croyance. Nietzsche voit dans cette béquille mentale et affective une faiblesse de l’énergie vitale. « Car l’homme est ainsi fait : dès lors qu’il a besoin d’un article de foi, dut-on le lui avoir réfuté de mille manières, il ne cessera pas de le tenir pour ‘vrai’, conformément à cette célèbre ‘épreuve de force’ dont parle la Bible. » Le désir de posséder quelque chose d’absolument stable, de prêt-à-penser, va de :

  • l’idée à la mode
  • au Livre divin qui résume tout du monde et de la vie,
  • en passant par ‘la’ science (divinisée alors qu’elle est chemin tortueux avec des impasses)
  • et par la doctrine, celle du Parti ou des politiciens qui disent ce qu’on a envie d’entendre.

On se préoccupe fort peu des arguments et démonstrations, ce qui compte est l’appui, le dogme.

Cet aveu de faiblesse est celui de la plante à la tige trop faible, qui exige un tuteur. Nombre de gens ont ainsi la tige trop faible. Ils ont peur de leur liberté car elle implique leur responsabilité. Qu’ils se prennent donc en main avant de se plaindre du sort et d’accuser les autres ! Par lâcheté, ils préfèrent déléguer aux parents, aux profs, aux médecins, aux technocrates, aux partis, de réaliser ce qui est bon pour eux.

Ils se gardent le droit de médire et critiquer, la râlerie étant le symptôme le plus français du ressentiment des faibles : ceux qui ne veulent pas faire par flemme et qui jugent; ceux qui accusent les autres, les marchés, le destin alors qu’eux-mêmes n’ont rien fait pour étudier, travailler, empêcher les démagogues dépensiers. « Inspecteur des travaux finis » était une scie de la génération avant celle de mon père, c’est dire si ce travers remonte à loin. Ce pourquoi :

  • le fusionnel collectiviste est une démission, un retour au ventre maternel.
  • le nationalisme est une régression, un repli sur soi figé en identité éternelle.
  • la xénophobie et le racisme sont des pathologies de la peur, celle de ne pas être à la hauteur et d’être englobé malgré soi dans autre chose que l’habitude.

Moins on peut, plus on aspire à un pouvoir fort qui contraigne et qui puisse à sa place. L’envie jalouse exige la contrainte tyrannique pour se venger de n’être rien. Le ressentiment social naît de la faiblesse de soi. Parce qu’on n’a rien foutu à l’école, parce que l’on n’a pas su se faire une place en société, parce que d’autres ont mieux réussi en amour, en métier, en affaires. La « justice » est le grand mot qui masque trop souvent l’envie. Les institutions ont à rester neutre sur les revendications particulières en fonction d’un droit commun, là est seulement la justice – elle n’est pas la rectification forcée de ceux qui réussissent pour les mettre au niveau des plus nuls.

Ce pourquoi le scepticisme est une force bien plus grande qu’une foi ou qu’un dogme. Car le sceptique, comme Montaigne ou Nietzsche, ne prend jamais pour argent comptant ce qu’on lui conte ou montre. Il cherche ce que le masque recouvre : que l’endettement d’État n’est pas la faute « des marchés » mais de la gabegie politique, que ce n’est pas la finance qui contraint le foot mais l’incroyable avidité des joueurs, des clubs et des médias à faire du fric, que ce n’est pas la faute aux autres ni au système si DSK a fauté. La foi n’écoute pas, le dogmatique braille en fanatique pour couvrir toute critique – seul le sceptique écoute, analyse et pense par lui-même. Tout ce qui est figé, soi-disant intangible, est illusion. Cherchez à qui le crime profite !

Qui est au pouvoir (même un tout petit pouvoir) veut le conserver et l’amplifier. Aux dépend des autres qui doivent résister et se faire reconnaître. La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Dans un monde qui bouge, sans cesse en devenir, dans un univers en perpétuel mouvement, la lutte est sans repos. Contre l’entropie matérielle, contre la maladie et la mort, contre la tyrannie des autres. La démocratie est comme la santé ou la vie : une énergie sans cesse renouvelée pour aller contre les forces d’inertie, d’immobilisme, de conservatisme.

Nietzsche se voulait un danseur, sans cesse sur la corde raide.

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Elliot Perlman, Ambiguïtés

Simon enlève à la sortie de l’école un petit garçon de six ans. Il le ramène chez lui, lui donne à boire du chocolat et le gamin s’endort en confiance car il l’a déjà sauvé d’une noyade dans sa piscine. La maîtresse de Simon trouve les deux très sages en rentrant et appelle la police. Rien de plus, il ne s’est rien passé. Pourquoi cet enlèvement ? Pourquoi ce petit garçon ? Pourquoi appeler la police plutôt que les parents ?

C’est toute l’histoire – ambigüe – de ce happening qu’on peut appeler crime ou dérapage, c’est selon. Sept personnages vont raconter leur version de l’histoire, successivement. Sept personnages en quête de sens, car ce fait divers interpelle leur propre vie. Qui sont-ils pour juger en bloc ? Existe-t-il une frontière nette entre le Bien et le Mal ? N’y aurait-il pas plutôt une marge grise entre le bon et le mauvais de chacun ?

La justice passera, elle se fraiera un chemin pas si mauvais au fond, mais qui prendra du temps. Le lecteur s’attachera à chacun des personnages car chacun reste ambigu, avec sa part de bon et de mauvais, ses forces et ses faiblesses. Il tirera de tout cela une leçon de sagesse sur le monde et les gens, en ce début du XXIème siècle. Car la société a changé, elle est sans cesse en mouvement, obsédée de réussite, de consommation ostentatoire et d’argent. Chacun est insatisfait car il se compare moins à un idéal qu’au beau-frère ou au collègue plus adapté. L’auteur nous donne à voir successivement l’univers d’un intellectuel instituteur, d’une petite-bourgeoise dans une société de service à l’emploi, d’un parvenu courtier en bourse, d’un analyste financier, d’un psychanalyste, d’une étudiante paumée devenue putain puis escort girl, enfin d’une étudiante fille de l’un des protagonistes qui revit – mais à l’envers et une génération plus tard – la saga de Simon.

En fait, ce qui est écrit dans ce roman dense, un peu bavard parfois, est une immense histoire d’amour. Simon ne supporte pas que son amour de jeunesse l’ait quitté il y a dix ans. Le petit garçon qu’elle a eu d’un autre lui ressemble et il en est amoureux comme un père peut l’être d’un enfant de cet âge. Il n’y a rien de sexuel, rien de pervers, seulement l’admiration pour un être neuf, empli de hardiesse et de curiosité, mais fragile car en devenir. C’est pour Sam, le gamin, que Simon va provoquer l’événement. Pour que sa mère stoppe son adultère naissant, pour que son courtier de père arrête de préférer son Audi Quattro à son fils, pour que les gens aient enfin une vie plus saine en regardant les autres et pas leur nombril, en songeant aux conséquences de leurs actes plutôt qu’à leur aura sociale narcissique. Vaste programme ! aurait dit De Gaulle (il parlait de la connerie).

L’auteur, juif australien, fait partie de cette littérature mondiale marquée par la Shoah, la communauté juive et l’esprit torturé des intellectuels de gauche dans un monde qui rejette les idéaux d’après-guerre. Moins cérébral de Jonathan Littel, moins clownesque et nettement plus empathique, il livre dans le pavé de presque 900 pages une analyse critique aiguë de la société contemporaine. La démolition systématique et jubilatoire du déconstructionnisme de Derrida (fort à la mode dans le monde anglo-saxon) et le week-end de « formation personnelle » payée aux cadres d’une entreprise financière valent à eux seuls leur pesant d’or !

« Les Lumières sont achevées. Il n’est pas besoin d’être un génie pour s’en apercevoir. (…) Le fondamentalisme est partout, qu’il soit religieux ou économique, et partout on constate une réaction face à la complexité, une tentative d’ignorer les contradictions et les énigmes de notre existence. Les gens ont un besoin maladif de la simplicité, de ces paradigmes en noir et blanc faciles à assimiler. Le moindre flou, la moindre ambiguïté sont perçus avec hostilité » p.852. Il suffit de quitter une seconde son petit moi pour écouter les autres et s’en apercevoir.

Un grand livre, passionnant à lire à longues goulées pour ne pas perdre le fil.

Elliot Perlman, Ambiguïtés (Seven Types of Ambiguity), 2003, 10-18, 2006, 857 pages, €11.40 

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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Sont-elles devant nous les Trente glorieuses ?

Article repris par Medium4You.

Oui ! répondent en chœur deux économistes. Ce sont deux femmes, ce pourquoi elles portent un regard différent des hommes sur la matière ; elles sont passées par la fonction publique, ce qui leur a permis de mesurer la dégradation politique du système social ; elles ne sont pas politiques, ce qui leur laisse un regard de technicien sur l’avenir. Ce qu’elles proposent est donc une richesse et un handicap. La chance à saisir pour un pays qui se pose des questions sur son avenir et donc sur son identité ; l’infirmité de la courte vue, du déficit abyssal et de la ponction fiscale déjà au sommet des pays comparables. Quel politicien pourra reprendre cette utopie pour sa campagne 2012 ? On se demande – d’où l’intérêt de lire ce livre.

Foin de la crise économique, disent les auteurs, ce n’est qu’actualité immédiate. Projetons-nous de suite dans l’utopie : cet an 40 où tout ira bien, 2040 en inverse de 1940. La France y sera le pays d’Europe le plus prospère et le plus peuplé, avec pas moins de 80 millions d’habitants, plus que l’Allemagne. Mais il n’est pas dit de quelle culture : le melting-pot français, appelé hier « intégration » aura-t-il fonctionné ? L’Éducation nationale aura-t-elle réussi à redresser la barre de l’échec à lire-écrire-compter pour les sortants sans qualification du collège ? La recherche aura-t-elle ses bataillons d’ingénieurs motivés dès l’enfance, et de techniciens bien formés nécessaires à son expansion ? Rassurons-nous, on nous assure que tout cela n’a pas d’intérêt car le taux de chômage est retombé à 5,5 %, ce qui rassure les classes sociales en déclin et leur permet d’accepter les autres, tous ceux qui ne sont pas comme eux.

Comment cela a-t-il été possible ? C’est très simple, les idées étaient dans l’air dès 2007 avec la commission Attali. Il s’est agi de faire émerger de façon volontariste des champions nationaux dans l’industrie, surtout énergie (avec un mixte de solaire et de nucléaire) et chemin de fer, vieux tropisme centraliste d’État. On peut se demander si cette palette industrielle n’est pas un peu courte… Le nouveau cycle fait la part belle aux technologies de l’information et l’on ne voit guère où elles peuvent se nicher dans le train et l’énergie. Évidemment il a fallu lancer un « grand » plan d’investissement auprès duquel celui de la commission Attali a fait pâle figure. Mais il fallait rattraper toute une génération perdue sous Mitterrand et Chirac. Il a donc été nécessaire de négocier âprement avec les Allemands qui ont horreur de la dépense non financée dans un système monétaire commun. A été mise en œuvre une enveloppe fiscale européenne analogue à feu le serpent monétaire, un couloir limité dans lequel se tiennent tous les pays afin de limiter le dumping.

Ah oui, petit détail : la relance de l’immigration. Elle était indispensable pour servir l’ambition industrielle, nécessitant des bras jeunes et des cerveaux neufs. Il n’est pas dit d’où elle vient, mais l’on peut supputer qu’il s’agit de pays francophones, plus quelques centaines de milliers de Chinois parce qu’ils sont trop nombreux en Chine et qu’ils y manquent de femmes.

S’agit-il de méthode Coué ? D’optimisme systématique pour se poser contre le pessimisme ambiant ? La Société de confiance’, dont parlait Alain Peyrefitte dans sa thèse, peut-elle se régénérer simplement par volontarisme d’État ? Pour ces auteurs femmes, « le modèle social français » si archaïque, si rigide, si décrié, n’est pas le problème mais la solution. Il ne marche plus si l’on ne considère que la dépense obligatoire, la protection sociale. Mais il fonctionne très bien si on le met en regard de la quantité de biens produits pour un même montant de ressources. En rationalisant, on consomme moins d’énergie et moins de matières premières importées, ce qui augmente d’autant le pouvoir d’achat des Français. Il suffisait d’y penser.

A condition de respecter la devise liberté, égalité, fraternité.

Liberté ? Elle ne naît pas toute armée dans les cerveaux français, plus tentés par la fonction publique protégée que par l’entreprise : 77% des jeunes rêvent d’être fonctionnaires… La France reste sous-investie car le privé se développe ailleurs, là où les marchés s’ouvrent et offrent une population jeune avide de produits de qualité française. Il faut donc que l’État retrouve son rôle d’incitateur et d’encadrement par ses commandes publiques. Le budget, en déficit permanent depuis 1974, ne le permet plus, d’où le grand plan volontariste. S’enclencherait alors un cercle vertueux, là aussi fort libéral, où le fait d’investir redonne le goût du risque d’entreprise, ce qui favorise en retour l’investissement… donc l’emploi. Et tout le monde est content.

Égalité ? Pour les auteurs, il faut que chaque citoyen participe au progrès – c’est là une conception libérale au sens noble où la solidarité est une convergence d’intérêts. L’augmentation des salaires (donc des cotisations) permet la protection sociale et celle-ci participe à la productivité des Français ; elle n’est pas un boulet qui coûte mais un investissement rentable qui fait que chacun travaille mieux et avec moins de craintes pour l’avenir.

Fraternité ? Il réside dans ce mélange unique de service public à la française, d’ouverture européenne âprement négociée, et d’immigration ouverte pour augmenter la richesse du pays.

L’intérêt du livre en 2011 est que les auteurs tiennent à chiffrer leur plan, ce qui est assez rare dans l’intellocratie française pour le souligner. Ils retiennent 5 indicateurs clés : le taux de croissance, la productivité des ressources, le taux de pauvreté après transferts sociaux, le nombre d’années de vie en bonne santé, et la consommation d’énergie renouvelable.

En fait rien de bien neuf, mais remis en perspective. Cette analyse montre qu’un certain avenir est possible, il suffit de le vouloir. Pour cela, quitter ces minables querelles d’ego, attisées par des médias avides de faire du fric avec les scoops des petites phrases assassines. Quand Nicolas Sarkozy suit le rapport de la commission Attali, il est dans le vrai : pourquoi ne pas le dire ? Quand François Hollande réclame une réforme fiscale d’ampleur qui rétablisse l’égalité des citoyens devant la ponction publique, il est loin d’avoir tort : pourquoi ne pas l’avouer ? Quand Jean-Pierre Raffarin fait la bronca sur une hausse du taux de TVA sur les parcs d’attraction, il est politiquement minable au regard des enjeux : pourquoi faire semblant de comprendre ce petit intérêt catégoriel régional ? Sur la convergence économique européenne, la protection contre le dumping social chinois ou les errements de la finance, chacun a des idées qui devraient être mises en œuvre plutôt que jetées à la tête de ses adversaires.

C’est la limite du livre : l’utopie est belle et bonne, mais sa réalisation ne peut passer que par la politique – et là, tout se gâte immédiatement !

Karine Berger et Valérie Rabault, Les Trente Glorieuses sont devant nous, mars 2011, éditions Rue Fromentin, 204 pages, €19

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Leçons de Nietzsche aux socialistes

Il ne s’agit pas de ce que pensait Nietzsche des socialistes de son temps, mais des leçons que la philosophie nietzschéenne offre aux socialistes d’aujourd’hui. Nietzsche fait de la force de vie en chacun des êtres l’origine de la volonté. Pour lui, la politique est un instinct qui part de l’énergie pour aller au rationnel, en passant par les émotions. Or, sans vitalité propre, on attend des autres ou de « la Morale » un commandement de faire. Là où la volonté fait défaut, la foi survient qui fait marcher au pas cadencé des églises et des partis. Qui ne sait pas être soi-même, se maîtriser pour être un maître, qui ne sait pas vouloir – aspire à ce qu’un autre veuille pour lui. C’est le danger du socialisme embrigadé…

« La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté : car la volonté étant la passion du commandement, elle est le signe distinctif de la maîtrise et de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu’un sait commander, plus il aspire violemment à quelqu’un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un État, un médecin, on confesseur, un dogme, une conscience de parti. » 347

Quant à « la Morale », elle donne bonne conscience à ceux qui censurent et qui punissent, mais elle ne change ni les choses ni les êtres. Trois générations de redressement soviétique l’ont montré abondamment, aucun homme « nouveau » n’est né… sauf le bureaucrate obtus, l’apparatchik sadique et le gardien de camp égalitaire. Vouloir changer l’autre vous change, et pas toujours en mieux ! Qu’est-il donc préférable ? Plutôt que de blâmer, donnez l’exemple. C’est votre lumière, socialistes, qui éclairera ceux qui cherchent la voie. Cessez d’enduire de moraline tous les actes des autres, dans l’éternel ressentiment qui se contente d’être contre, de « réagir » : proposez du positif ! Proposez une alternative crédible et tentante, une voie vers la lumière ! Tous ceux qui sévissent et punissent plutôt que de créer et d’enthousiasmer sont des aigris, des mécontents, des esclaves de leur sinistrose – des faibles qui ne méritent pas les suffrages.

« Ne pensons plus autant à punir, à blâmer et à vouloir rendre meilleur ! Nous arriverons rarement à changer quelqu’un individuellement ; et si nous y parvenions, peut-être sans nous en apercevoir, aurions-nous fait autre chose encore ? – Nous aussi, nous aurions été changés par l’autre ! Tâchons plutôt que notre influence sur ce qui est à venir contrebalance la sienne et l’emporte sur elle ! Ne luttons pas en combat direct ! – et toute punition, tout blâme, toute volonté de rendre meilleur est cela. Élevons-nous au contraire nous-mêmes d’autant plus haut ! Donnons à notre exemple des couleurs toujours plus lumineuses ! Obscurcissons l’autre par notre lumière ! Non ! A cause de lui nous ne voulons pas devenir plus obscurs nous-mêmes, comme tous ceux qui punissent, comme tous les mécontents. Mettons-nous plutôt à l’écart ! Regardons ailleurs ! » 321

Certes, il est plus facile de critiquer ceux qui font que de faire soi-même. Cette attitude réactive est paresse, amour de la souffrance. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux ! Seule la souffrance des autres mobiliserait la volonté : or c’est là du négatif, une attitude « réactionnaire » qui se contente de réagir à ce qui survient sans avoir rien prévu, ni bâti pour l’avenir… Pourquoi se construire une chimère ? Pour mieux se sentir un héros en combattant les moulins ? Mieux vaut prendre à bras le corps les réalités telles qu’elles se présentent ! Il est tellement plus facile de se créer son propre ennemi, comme ces poupées vaudou qu’il suffit de piquer d’épingles pour se sentir vengé… C’est là manque de vigueur. Socialistes, vous n’êtes rien sans les autres, votre Sarko vaudou, vous manquez de force – alors que vous devriez (selon vos discours enflés) être ce dynamisme en marche vers l’avenir !

« Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir, pour faire de grandes choses. La détresse est nécessaire ! De là les criailleries des politiciens, de là les prétendues ‘détresses’ de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de se faire du bien à eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs inventions pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres ! – Pardonnez-moi, mes amis, j’ai osé crayonner au mur mon bonheur. » 56

Quel avenir ? L’apitoiement sur lépludémunis ? sur ceukisouffr ? Se lamenter c’est surtout ne rien faire. Tandis que l’avenir est l’épanouissement de l’homme, sans les carcans économiques et sociaux qui l’inhibent et le rabaissent dans sa condition servile. Nietzsche exalte la vitalité parce qu’il veut un homme énergique complet, l’idéal grec antique, « le bonheur d’Homère » pour tous. On a cru un matin que les socialistes français voulaient incarner cette utopie d’avenir… mais quand on les regarde et les écoute, bof !

« Avoir des sens subtils et un goût raffiné ; être habitué aux choses de l’esprit les plus choisies et les meilleures, comme à la nourriture la plus vraie et la plus naturelle ; jouir d’une âme forte, intrépide et audacieuse ; traverser la vie d’un œil tranquille et d’un pas ferme, être toujours prêts à l’extrême comme à une fête, plein du désir de mondes et de mers inexplorées, d’hommes et de dieux inconnus ; écouter toute musique joyeuse comme si, à l’entendre, des hommes braves, soldats et marins, se permettaient un court repos et une courte joie, et dans la profonde jouissance du moment seraient vaincus par les larmes, et par toute la pourpre mélancolie du bonheur, qui donc ne désirerait pas que tout ceci fut son partage, son état ! Ce fut le bonheur d’Homère ! » 302

Au lieu qu’être socialiste aujourd’hui, dans le parti de Martine Aubry, c’est aller au pas, bien discipliné, obéissant aux ordres, sans élever la voix. Le Parti a toujours raison, le Parti seul sait, le Parti veut le Bien donc connaît seul la Vérité dans l’obscurité du Secrétariat et les fumées des Congrès. Dans le Parti, seul le tout petit noyau dirigeant sait ce qu’il y a à savoir, surtout pas les autres, les militants, les godillots qui vont à la soupe électorale et qui ont besoin de l’onction centrale. Cette allure-là rend lourd… Le socialisme se montre comme l’organe de ceux qui vont au pas, le ventre empli de pommes de terre et l’esprit au ras des sondages. Bien loin des ailes qu’on rêverait pour l’homme.

« Aller au pas – quelle existence !

Cette allure-là rend allemand et lourd.

J’ai dit au vent de m’emmener,

L’oiseau m’a appris à planer.

Vers le midi, j’ai passé sur la mer. » Appendice

Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.41

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Flaubert : être heureux en trois leçons

« Être bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu. » Flaubert, lettre à Louise Colet 13 août 1846. Ne voilà-t-il pas la sagesse de base ? Certes, les gens cultivés se diront que le niveau est plutôt celui du petit-bourgeois content de lui-même, à la Bouvard & Pécuchet. Mais surmontons ce réflexe bégueule ou cépanou pour nous pencher sur la vérité profonde contenue dans ces phrases. Examinons le contexte, le prétexte puis le texte.

Tout d’abord le contexte. Flaubert répond à sa maîtresse qui lui « dit des choses dures » parce qu’elle est atteinte d’une « lassitude de chagrin ». Il se justifie : « Je suis sûr que tu me crois égoïste ». Il l’est, mais « là-dessus, chacun s’illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-être que beaucoup, plus peut-être que d’autres. » La charité de saint Vincent de Paul n’est-elle pas égoïste elle aussi, puisqu’obéissant à « un appétit de charité » ? N’est-ce pas une forme d’égoïsme que de se faire du bien ? d’obéir à l’un de ses appétits ? « Chacun jouit à sa mode et pour lui seul. » Il y a « les prodigues et les avares. Les premiers prennent plaisir à donner, les autres à garder. »

Première leçon : ne pas se fier aux apparences. Les motivations des gens ne sont pas aussi pures qu’elles paraissent, parfois même à leurs propres yeux. Ils « se la jouent » comme disent souvent les ados.

Ensuite le prétexte. Le bonheur est un état physique et physiologique d’équilibre. Être bête signifie ne pas trop réfléchir, prendre les choses comme elles viennent, apprécier l’ordinaire – qui ne manque jamais – comme les animaux, sans se prendre la tête. La bêtise étant la chose du monde la mieux partagée, le bête est heureux parmi d’autres bêtes ; il s’y sent bien, la vue courte, en troupeau. Rires lourds, blagues grasses, connivence entre mâles ou entre épouses, sentiment fusionnel entre militants de la même secte. Rien ne vient troubler la béatitude de la bête. La bonne santé, répétition ironique du dicton populaire (‘quand la santé va, tout va’) n’est que redondance des deux premiers concepts. L’état physiologique du bonheur est un corps qui fonctionne bien.

Seconde leçon : l’égoïsme est une réaction d’aise du mouton lambda rassuré dans sa bergerie, on est bien, au chaud, entre nous. Ne pas penser soi-même mais rester fusionnels, le troupeau pense pour vous. Voilà qui est confortable.

Enfin le texte. « Mais si la première vous manque, tout est perdu. » La première condition, c’est d’être « bête ». Si l’on pense trop, on s’illusionne, on s’inquiète, on n’est plus dans le présent immédiat des choses terrestres. Soit l’on ressasse le passé (‘comme tout était mieux avant ! Le niveau baisse !’), soit on craint l’avenir (et si… le monde allait venir frapper à notre porte ? …les réformes allaient changer mon confort ? …les jeunes allaient me prendre mon travail ? …le complot des multinationales ? et si…) Cette frilosité réactionnaire est clairement celle du « bourgeois » que Flaubert a toujours poursuivi de sa hargne. Avec une arrière-pensée anticléricale en ces temps où le goupillon s’alliait volontiers au sabre et où le Pape bullait contre la république. « Heureux les bêtes », semble énoncer Flaubert, parodiant l’Évangile, la référence des bien-pensants de son époque (« Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume de Dieu est à eux » Mt 5,8). Évangile d’apparence, empressons-nous de le préciser, car Jésus dit clairement « lorsque tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi comme font les hypocrites, dans les synagogues et dans les rues, afin d’être glorifiés par les hommes. » (Mt 5,6)

Troisième leçon : n’est-ce pas justement le propre de la bêtise de prendre l’apparence pour la réalité et le mot pour la chose ?

Conclusion : l’homme heureux est une bête à l’étable, broutant paisiblement le foin de la ferme d’État, conduite par son berger qui lui dit ce qu’il faut faire, quand et comment, et le mène en troupeau dans les prés lorsqu’il n’y a aucun risque d’orage ni de loup. L’homme heureux rumine, force tranquille qui regarde passer les trains bovinement. Cet homme béat est le « dernier homme » de Nietzsche, une bête à l’engrais voué à produire et à se reproduire sans conscience. L’intelligence veut la volonté sans laquelle elle n’est rien, la curiosité d’explorer l’ailleurs et les autres, aime à se confronter pour se remettre en cause, tourmenté de mettre en question ses habitudes, son confort et ses zacquis pour vivre plus. L’homme complet n’est pas heureux, il est joyeux !

Gustave Flaubert, Correspondance tome 1 – Janvier 1830-Mai 1851, Gallimard Pléiade 1973, 1232 pages, €53.79

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Flaubert voyage en Orient

Article repris par Medium4You.

La correspondance de Flaubert est la partie la plus vivante de son œuvre. Il y est tout entier, primesaut et direct, sans souci des convenances puisqu’il écrit aux proches et aux amis. Il a toujours aimé aller voir l’ailleurs, ce pourquoi il est moderne. Critique de son temps et curiosité des autres vont souvent de pair.

Pour faire rêver aux temps enfuis, alors que le monde où l’on peut voyager sans crainte se rétrécit, voici quelques « cartes postales » envoyées par Flaubert des lieux magiques, il y a un siècle et demi :

Égypte : « Hier nous avons passé devant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement. Les montagnes (c’était au coucher du soleil) étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion » (à sa mère, 8 mars 1850). Notons que casse-péter signifie dans l’argot flaubertien à peu près s’éclater au sens des jeunes 2011, être étourdi d’un coup brutal qui fait exploser avec bruit.

1854 Gizeh sphinx John B. Greene

Jérusalem : « est d’une tristesse immense. Ca a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines » (à sa mère, 9 août 1850).

1852 Jérusalem St Sépulcre extérieur

Byzance-Constantinople-Istanbul : « est éblouissant. Figure-toi une ville grande comme Paris, où il y a un port plus large que la Seine à Caudebec, avec plus de vaisseaux que dans Le Havre et Marseille réunis ; dans la ville, des forêts qui sont des cimetières ; certains quartiers rappellent les vieilles rues de Rouen, dans d’autres broutent les moutons ; le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, et pleins de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon et trois mers qui baignent la ville » (à sa mère, 14 novembre 1850)

1859 Athènes Acropole

Athènes : « Sans blague aucune, j’ai été ému plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire. – Ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. (…) Voilà l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : ‘C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses » (à Louis Bouilhet, 19 décembre 1850).

1857 Naples enfant pêcheur de Carpeaux

Naples : « La quantité de maquereaux qu’il y a ici est chose plaisante. On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé » (à Camille Rogier, 11 mars 1851).

1850 Rome forum

Rome : « Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste » (à Louis Bouilhet, 9 avril 1851).

Mais comme il le disait lui-même, ne voyons pas le monde en noir et blanc, « la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. (…) Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon. » (à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850).

Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79 

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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

« Ca a débuté comme ça » est la première phrase du roman. Elle vous dit tout sur le reste : le fil de l’eau qu’est la vie, « voyage dans l’hiver et dans la nuit », le destin qu’est le « ça » contre lequel on ne peut rien, le style populaire qui véhicule l’émotion avant la raison. « Ça a débuté comme ça », par la guerre, la grande, l’absurde – stupidement célébrée ces dernières années ; puis l’arrière et ses fumiers profiteurs et ses poules avides de sexe ; puis la colonie où l’on envoie les ratés, les vicieux, les petits maîtres ; puis l’Amérique, ce rêve de modernité où la machine va plus vite mais n’a pas plus de cœur ; enfin la banlieue, autour de Paris, la « zone » où survivent les pauvres, les petits, les sans grades, dans la boue, le voisinage haineux et la peur de manquer. Et toujours Robinson, le double caricatural de Céline, solitaire et démerde comme le naufragé de Defoe. « Ça a débuté comme ça » et ça finit par un remorqueur sur la Seine, qui emporte tout, « qu’on n’en parle plus ». C’est la dernière phrase du livre.

Mais entre temps, on en a parlé, sur 504 pages Pléiade. Avec crudité et fine observation, avec cynisme et moments d’émotion, avec amertume et rire. La vie, quoi. Le ‘Voyage’ est l’Odyssée moderne avec la guerre industrielle comme Iliade, qui dissout les héros dans la crasse et les puces. Céline n’est pas un voyeur misérabiliste qui jouit de l’indigence des autres en se croyant au-dessus. Céline n’est pas Zola. Il en est, lui, de ce peuple petit pauvre, issu d’un couple d’employé subalterne aux assurances et d’une boutiquière en mode du passage Choiseul. Céline s’est arrêté au certificat d’études, à 12 ans. Il n’a repris l’école qu’après la guerre, passant un bac oral – light – pour anciens combattants et parce qu’on manquait cruellement d’instruits après les millions de morts. Il a fait l’école de médecine, la voie de l’enseignement professionnel, avant de finir son diplôme en faculté. Il n’a jamais soigné que les pauvres, Céline, et quelques mois les ratés de Sigmaringen. Le peuple, il connaît : il en est. Peut-être est-ce justement parce qu’il n’est pas un intello bourgeois intégré au « milieu » littéraire avec plein de copains médiatiques qu’il a raté le prix Goncourt en 1932 pour ‘Voyage’. La mode l’a attribué à un écrivaillon dont on s’est empressé d’oublier jusqu’au nom, tant les prix récompensent rarement le talent mais plutôt la lèche. On lit encore ‘Voyage au bout de la nuit’, il y a belle lurette qu’on a oublié ‘Les loups’, prix Goncourt 1932 !

Le populo, Louis-Ferdinand Céline le sait par cœur. « Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinoche, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante, d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques » p.346.

Ils habitent loin du centre, où c’est pas cher et où on dépense rien pour eux. « Les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendant, les chemises des pauvres, à entendre le bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boites à ordures » p.95. En métropole ou aux colonies, même combat : « La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes ; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d’enfants et encore moins de linge sale et moins de vin rouge autour » p.142.

Toute leur vie, leur énergie, leurs désirs, sont brimés par les maîtres et leur condition vile. « Presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison » p.200. Ils sont dressés dès l’enfance, les pauvres. « Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les grandes personnes derrière les comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi, les enfants. C’est à coup de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs » p.312. Alors ils se vengent dès qu’ils peuvent, les pauvres, sur les autres qu’ils jalousent, sur les plus faibles qu’eux surtout. Comme aux colonies.

La philosophie du pauvre est le destin, le renoncement. « Sa formidable résignation l’accablait, cette qualité de base qui rend les pauvres gens de l’armée ou d’ailleurs aussi faciles à tuer qu’à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demanderont le pourquoi les petits, de tout ce qu’ils supportent » p.151. Ceux qui ont les moyens, sur cette terre, sont des demi-dieux. « Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. (…) Les femmes des riches bien nourries, bien menties, bien reposées elles, deviennent jolies. Ca c’est vrai. Après tout ça suffit peut-être. On ne sait pas. Ca serait au moins une raison pour exister » p.332.

D’où le divorce entre la cucuterie d’idéal pour les riches et la condition réelle du peuple : « Pour Lola, la France demeurait une sorte d’entité chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concerne l’enthousiasme » p.52. Quelle çonnerie, la guerre ! disait l’autre. Le peuple est réaliste, naturel, il ne se grise pas de mots. « L’esprit est content avec des phrases, le corps c’est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps » p.272. Céline est matérialiste, pas idéaliste ! « L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal » p.52

La vérité est dans la matière et l’amour « vrai » veut toucher, peloter, baiser. Telle Sophie la Slovaque : « Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! Elle n’était diminuée cette beauté par aucune de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les conversations trop occidentales. (…) L’ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir… (…) Permission d’abord de la Mort et des Mots… Que de chichis puants ! C’est barbouillé d’une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu’au trognon d’excréments artistiques que l’homme distingué va tirer son coup… » p.472. La nature est vigoureuse et saine, le naturel est beau et désirable. Les nègres musclés et leurs femmes aux seins nus sont « tout juste issus de la nature si vigoureuse et si proche » p.150. En Afrique, la nature a plus de force qu’ailleurs, racine de la fascination de Céline pour le biologisme nazi. « La végétation bouffie des jardins tenait à grand-peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison » p.143 « L’infinie forêt, moutonnante de cimes jaunes et rouges et vertes, peuplant, pressurant monts et vallées, monstrueusement abondante comme le ciel et l’eau » p.163. Éternel retour pour ces « bestioles du bled qui se coursent pour s’enfiler ou se bouffer, j’en sais rien » p.164.

L’amour romantique est l’opium du pauvre, le film des pulsions, la guimauve commerciale. Les pauvres piquent ça aux bourgeois, selon la « civilisation des mœurs » du haut vers le bas, chère à Norbert Elias. « Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble, moi ? Ca ressemble à faire l’amour dans les chiottes ! » p.493. L’Hamour, disait Flaubert par dérision, « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » dit Céline p.8. Montherlant écrira ses ‘Jeunes filles’ pour dire pareil et Matzneff ses ‘Lèvres menteuses’.

Bien sûr, l’émotion existe sous les oripeaux idéalisés. Les mots ne disent pas le vrai. Le film n’est pas la réalité. La vacherie est première mais parfois l’être se révèle. « Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux s’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour » p.395. « Moi (…) un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres » p.496. Ce qu’ont Alcide le sergent colonial qui trafique pour payer la pension chez les sœurs d’une nièce de dix ans ; et Molly la pute américaine, qui entretient les amants auxquels elle tient.

Malgré le ton et le cynisme, il y a du rire chez Céline. Rien que les noms donnés aux bateaux ou lieux-dits des colonies valent leur pesant de sexe. Il est partout présent, depuis le bateau Amiral Bragueton (braguette) suivi du Papaoutah (empapaouter), de la compagnie Pordurière (amalgame de portuaire et ordurière), jusqu’à San Tapeta (tapette), lieu d’où il est embarqué sur la galère Infanta Combitta (con-bite)… Le boy noir est « lascif comme un chat » (p.143), les petits nègres aiment à se faire caresser sous la culotte (p.167) – tout comme Bébert, neveu de concierge du Raincy, sept ans, qui « se touche » : « C’est pas vrai, c’est le môme Gagat qui m’a proposé… » p.244. Gaga, bien sûr, c’est comme ça que ça rend, l’astiquage de tige. Céline appellera son chat Bébert, du nom du môme qu’est crevé d’une mauvaise typhoïde, en 1944. Il y a encore le curé Protiste, au nom d’unicellulaire ou le chercheur biologiste russe Parapine… Saint Antoine, alias San Antonio, le patron des cochons, s’en est inspiré. Lire encore la description en Amérique du dieu Dollar (p.193) auquel on va rendre ses dévotions à mi-voix devant un minuscule guichet, comme au confessionnal. Avant d’aller déféquer dans les cathédrales à merde, en sous-sol, où chacun attend son tour à la queue pour se déculotter.

C’est un moment d’humanité carabinée que ce Céline là.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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