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Boucle d’or

Boucle d’or est « une toute petite fille » blonde et ondulée ; elle habite près du bois, source de fascination, de mystère et de peur.

Mais la fillette voit briller une jacinthe bleue au printemps. Juste « trois pas » pour la cueillir, son odeur enivrante m’a toujours emporté et je comprends Boucle d’or. « Un peu plus loin », une jacinthe blanche, irrésistible, puis encore un peu plus loin « tout un tapis de jacinthes ». De quoi y courir derechef et « en faire un gros bouquet ».

Mais voilà, de plus à un peu plus et à toujours plus, par insouciance et désir d’en avoir toujours plus, le chemin est perdu. Le pire est d’en prendre un au hasard, et c’est ce que fait la fillette désorientée. Elle se perd de plus en plus (perseverare diabolicum apprendrai-je plus tard en cours de latin).

« A la fin, bien fatiguée, bien triste, elle allait se mettre à pleurer ». Tous les enfants le ressentent, cette sensation d’abandon, de se retrouver tout seul sans repères. Pis encore dans l’obscurité d’un grand bois où toute ombre est menaçante, cachant peut-être une bête à crocs (fantasme sadique d’avalage) et griffes (fantasme masochiste de déchirement). Rien de pire.

Heureusement pour l’histoire, montée à son premier paroxysme, Boucle d’or découvre une maisonnette. Voilà qui est civilisé, qui rappelle sa propre maison et sa maman. La fenêtre est ouverte, signe qu’on ne craint rien du dehors. Tout est bien rangé : trois tables, trois chaises, trois bols, trois lits, à chaque fois du plus grand au plus petit.

Elle entre, rassurée, teste chacune des chaises et des soupes, enfin s’assoit dans la petite chaise, comme faite à sa taille, et avale le petit bol de soupe qui était tout à fait à point pour elle. Puis elle avise les lits et trouve le plus petit fait pour elle.

La voilà qui dort. Les habitants de la maison reviennent. « C’étaient trois ours » et ils sont mécontents : « quelqu’un a touché à ma chaise… à ma soupe… à mon lit » Cela ne se fait pas. Nul n’entre dans une maison sans être invité.

Le petit ours découvre une petite fille dans son petit lit : « A ce cri, Boucle d’or se réveilla et elle vit les trois ours devant elle ». Second paroxysme qui fait sursauter les plus petits à la lecture (prendre le ton adapté). Elle ne fait qu’un bond à bas du lit, et un autre par la fenêtre !

Mais aucun des trois ours n’est « méchant » (ouf). Le père lui fait la morale d’écouter sa maman, la mère lui dit qu’elle a oublié son bouquet, le petit lui conseille le chemin pour sortir du bois. Elle retrouve sa maison : « Ce petit ours a été bien gentil. Et pourtant, je lui ai mangé sa soupe ! »

Outre les hantises d’abandon de tout enfant et l’affolement des jacinthes, j’aimais surtout les boucles d’or de la fillette. Elle était si jolie. Il doit m’en être resté quelque chose car l’une de mes copines a été ainsi coiffée.

Rose Celli, Boucle d’or et les trois ours, dessins de Gerda, 1956, Albums du Père Castor, Flammarion 2018, 32 pages, €5.25

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A.E. Van Vogt, Ténèbres sur Diamondia

Poursuivant la relecture des œuvres de science-fiction de ma jeunesse, je tombe sur cet opus Van Vogt à la fois étrange et fascinant. Diamondia est une planète lointaine, située à 700 années-lumière de la planète Terre. En l’an 3100 et quelques, elle a été colonisée depuis plusieurs centaines d’années et comprend désormais 500 millions de Diamondiens en plus du milliard d’Irsk, la population indigène. Les humains ont reconstitué l’Italie et la Nouvelle-Naples, sur le modèle anglo-saxon de la Nouvelle-Angleterre, New York et autres New Amsterdam. On vit bien sur Diamondia, le climat est chaud et la mer turquoise, des forêts ont été peuplées d’animaux terrestres, dont les fauves et les daims, et la population pourrait vivre le bonheur en paix.

Mais ce n’est pas le cas car les Irsks ont découvert qu’ils étaient peu à peu « contaminés » par les humains. Leur léthargie heureuse a été bouleversée par mimétisme, par l’agitation constante, les embouteillages monstres et les criailleries (à l’italienne) des colons. La Commission de négociation envoyée par la Terre ne parvient pas à se faire entendre des Irsks, méfiants et à juste raison. Car des Diamondiens « bien intentionnés » veulent – comme dans toutes les colonies – conserver le pays à leur profit et intriguent pour s’allier aux « bons » Irsks contre les « méchants ».

Mais cela ne se passe par comme ça sur Diamondia. Les Irsks, malgré leurs tentacules, glissent avec une vitesse étonnante lorsqu’ils veulent agir et il semble qu’ils puissent communiquer entre eux par télépathie. Il semble même qu’un anneau magnétique autour de la planète soit une « obscurité » capable de focaliser une puissance énorme sur tout ce qui est fait de fer – dont les bâtiments et les véhicules.

L’auteur s’ingénie à contrecarrer tous les plans que se forment les protagonistes. Le colonel Morton, des services secrets terriens, est mandaté avec l’aval de l’ambassadeur pour enquêter sur les pro-Diamondia menés par la belle putain Isolina qui avoue se faire vingt mâles par mois. Mais il cligne des yeux trop souvent et s’évanouit de temps à autre. Une puissance prend alors le pas sur son esprit dans l’obscurité et lui s’aperçoit qu’il peut entrer dans les esprits des autres, même des Irsks ! Dont un certain Lositeen, gardien d’une arme irsk dont les autres voudraient bien prendre le contrôle pour « éliminer » radicalement tous les humains perturbateurs de la planète.

Le lieutenant Bray, du même service, aidera le colonel Morton, mais le capitaine Mariott semble faire cavalier seul. Et s’il désirait le pouvoir pour lui tout seul ? Les Irsks sont fascinants car ils conservent leurs morts et une étrange entité lumineuse plus grande qu’un homme et entièrement transparente, apparaît parfois aux moments cruciaux.

Le livre peine à débuter puis s’emballe dans une action qui rebondit sans cesse et laisse sans solution à la fin. Sauf qu’une paix peut être entrevue et la cohabitation des êtres aussi différents que les humains et les Irsks envisagée autrement que par la mort du demi-milliard d’hommes, de femmes et d’enfants venus de la Terre.

Mais est-ce une réalité vécue ou une histoire écrite ? Car le lieutenant Bray se pique d’écrire des histoires et le colonel, à qui il fait la conversation dans la voiture, cligne des yeux et tombe un moment dans l’inconscience lorsqu’il évoque le sujet.

A.E. Van Vogt, Ténèbres sur Diamondia (The Darkness on Diamondia),1972, J’ai lu SF 1974, 247 pages, €4.90

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Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface

Jünger poursuit sa réflexion sur les événements qui surviennent dans son existence. Il a passé 70 ans et ces pages sont un carnet de vieillesse. Il ne sait pas encore qu’il dépassera les 100 ans et que la vieillesse est donc toute relative. Il évoque les insectes, les plantes, les rêves qu’il fait, les amis qu’il rencontre, les voyages qu’il accomplit. Et toujours, trente ans plus tard, la blessure qui jamais ne se refermera, le fils aîné disparu, Ernstel, comme une branche coupée.

Il faut lire Jünger avec une flore à proximité pour saisir le sel de ses remarques sur les plantes. De même pour les insectes. Ces bestioles m’intéressent peu, comme les rêves de l’auteur qui restent hors de mon domaine et dont la description, toujours très personnelle, toujours absurde, m’agace un brin. Cela vient moins des images elles-mêmes, d’un surréalisme systématique, que du sens caché que s’obstine à chercher Jünger sans jamais mener sa réflexion jusqu’au bout, comme s’il en avait peur. Le flou lui convient, il se complaît dans cette atmosphère de mystère auto-entretenu. De là mon agacement. C’est la vieille tentation romantique allemande de considérer chaque chose comme un reflet d’un autre monde, comme dépositaire d’un sens caché. L’Initié est alors celui qui a reçu le don du regard. Il n’est pas le savant qui promène sa pauvre lumière dans les recoins obscurs, mais le détenteur de la grâce, une sorte de poète qui « voit » sans avoir besoin d’aiguiser son regard. Quel orgueil ! Cela est furieusement protestant, naïvement adolescent aussi. Jünger, malgré son âge, n’avance pas en sagesse. Il ne voit pas la faiblesse de cette approche, cette conviction d’être en quelque sorte élu. Il est trop envahi de culture germanique, trop naïvement sérieux pour s’en rendre compte. Que le lucane soit un arcane heurte notre vieux bon sens latin.

Ce « positivisme » est sans doute un trait de caractère propre à la culture française, comme le note justement l’auteur à propos de la traduction de ses œuvres : « le Français tend au ‘de deux choses l’une’, et l’Allemand au ‘les deux choses à la fois’. C’est ainsi que le texte gagne en clarté et qu’il perd peut-être en profondeur » II p.527. Je m’interroge sur cette « profondeur », bien proche me semble-t-il de l’obscurité. Ne s’agit-il pas d’une angoisse « profonde » ? Ne préfère-t-on pas laisser dans le flou ce que l’on a peur de découvrir, signe d’une identité peu sûre d’elle-même ? D’où la fascination, peut-être, pour les insectes blindés qui croissent et multiplient sans état d’âme. Programmés, ils n’ont pas le fardeau de leur culture à vivre, ni celui de leur histoire à accomplir. Quel exemple fascinant pour un Allemand qui se recrée sans cesse depuis un siècle ! Une Europe enfin unie pourra-t-elle un jour rassurer ce peuple pris entre le nord et le sud, l’est immense et l’ouest impérieux ?

Au fil des jours, beaucoup d’observations donnent à penser – ce pourquoi on lit Jünger et pourquoi je préfère son journal à ses essais. Il est plus particulièrement apprécié en France où, malgré Montaigne, le superficiel semble avoir gagné presque tous les contemporains.

Je note cependant dans Soixante-dix s’efface le style de plus en plus allusif, le dédain de préciser la pensée, les grands rapprochements d’idées sans en tirer leçon. Il semble qu’avec l’âge qui s’avance, la paresse envahisse le style au rythme où se perd la vitalité. Le style, justement, semble se pétrifier. L’âme se cherche sous les fleurs, la terre et le rocher. Grande est la nostalgie de l’Ordre, de ce qui perdure et ne change pas. Fascinant est cet amour du classement, de la mise en nom des insectes ou des plantes, et des humains aussi, en parallèle, avec leurs modèles historiques.

Jünger se révèle profondément conservateur. Il est un paysan de l’ordre ancien, antérieur aux Lumières. Il observe l’histoire comme le cycle des saisons, les individus comme les archétypes véhiculés par les ballades et les légendes. Il cherche à percevoir le destin dans les cartes, les nombres, l’ésotérisme. Le présent le déçoit, il le préfère hermétique. Ce pourquoi il aime « le vieux Boutefeu (Nietzsche), plutôt voyant que philosophe » II 571. Est-ce pour l’excitation intellectuelle ? Car Nietzsche n’a pas ce conservatisme viscéral de la pensée, il hait la « lourdeur » allemande, sa satisfaction de vache à l’étable, son classement sans fin du monde établi. Il rêve d’un homme qui se surmonte, acteur de son histoire, qui bâtisse sa morale sans ressasser le vieux livre millénaire lui enjoignant d’obéir sans penser. Il préfère qui construit une éthique avec ce qu’il vit et comprend, pareil à ces Vikings qu’aimait aussi Jünger : « Notre prédilection de jeunesse et leur monde moral – au sens du « moral » bien entendu. Ma passion avait gagné Ernstel ; la saga de Gisli–le–Proscrit et de son dernier combat sur la falaise, était le récit qu’il préférait » 28 juillet 1968.

Mais Jünger est las de se battre. En témoigne cette réflexion du 25 mai 1971 : « L’aspect féminin de la nature est conçu comme immortel, le masculin, en revanche, comme éternellement changeant et ne subsistant qu’en vertu d’un rajeunissement perpétuel, qui suppose une mort perpétuelle ». Ce pourquoi beaucoup d’hommes sont plus sensibles aux petits garçons qu’aux petites filles – sauf exception, comme l’auteur le 24 avril 1978 : « Des petites filles chevauchaient les canons – tableau fantastique ». Sensuel aussi, le vieil austère ne le dit pas.

Car « un journal intime a de l’importance presque comme la prière, qu’il remplace d’ailleurs en partie », 20 mars 1980.

Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, Gallimard 1984, 553 pages, tome I €28.40, tome II €50.52, tome III €29.40, tome IV €35.50, tome V €19.80

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Julien Green, Minuit

julien green minuit

Julien Green excelle à peindre une atmosphère, en touches égales ajoutées successivement, accumulation progressive qui capte l’attention et sollicite l’imagination.

Le début du roman suggère un univers à la Dickens : un suicide passionnel un jour de grand vent, des femmes avares, âgées et à moitié folles, un vieux gâteux bougon – et comme héroïne une petite fille, volontaire déjà, mais pour lors effrayée.

Les meilleures scènes se déroulent à Fontfroide, vaste bâtisse qui tient du couvent abandonné et de l’antique château fort. Les pièces, immenses, ouvrent sur des couloirs déserts ; elles sont glacées, lugubres, moisies, recèlent des recoins innombrables. Les personnages errent dans ce décor obscur ; ils apparaissent mystérieux, bouffons, énigmatiques. En ce lieu hors du monde, on ne vit que la nuit.

Fontfroide est l’antichambre de l’autre monde : celui des moines, des mystiques et des enfants. Cet ailleurs étrange est celui que les très jeunes connaissent en rêve et dont ils partent en quête lorsqu’ils sont plus grands. Le récit se situe à l’adolescence, âge balancé où l’imaginaire et le spirituel se confondent encore, sans que la raison ne bride ni ne canalise les éruptions fantasques dans l’esprit.

Élisabeth, la jeune héroïne, se trouve secrètement ravie, bien qu’effrayée au premier abord, par les énigmes et par les caractères. Mais elle pénètre bientôt au cœur du mystère par une initiation qui la fait passer de l’enfance à l’adulte. Elle rencontre Serge, puis Monsieur Edme. Serge est un magnifique garçon à peine plus âgé qu’elle dont elle entrevoit la vigueur hâlée par les déchirures de sa chemise et dont elle apprécie la sauvagerie des gestes et du regard. Monsieur Edme, dont on prononce le nom avec respect, règne sur le domaine en ruines. Élisabeth est sa fille adultérine et il veut l’appeler à une vie nocturne et recueillie. Le malheur a voulu que la jeune fille ait rencontré Serge avant lui. Le trouble né en elle l’empêche désormais de s’ouvrir aux injonctions spirituelles.

Meurtre du père et refus de Dieu, Élisabeth choisit la vie charnelle et l’avenir ici-bas avec Serge plutôt que la réclusion du cloître et le mysticisme tourné vers l’au-delà. Mais choisit-elle vraiment ? Son corps, son instinct, sa chair, choisissent pour elle. On peut presque parler de destin : elle est ce que veut son énergie vitale, expression jaillissante irrépressible de la vie, la volonté vers la puissance de Nietzsche.

Paradoxe tragique voulu par la culpabilité catholique de l’auteur : en choisissant la jeunesse, elle choisit la mort, puisque le maître de Fontfroide est si puissant en son domaine qu’il oblige les deux enfants à la violence. Acculé, Serge tire pour défendre Élisabeth ; en essayant de fuir par une fenêtre, il lâche prise et se tue. La jeune fille se penche au balcon et le regarde. Elle le suivra.

Roman symbolique de la chair contre l’esprit, où la lumière tente de combattre l’obscurité comme le bien combat le mal. Mais où est le bien ? Où est le mal ? Dans les commandements du Père ? Dans l’esprit guide ? Le roman est torturé comme une âme catholique. Un bonheur ne peut se vivre sans qu’un malheur ne vienne à le briser bientôt, comme par jalousie du Père éternel qui ne veut d’amour que pour lui. Blanche, Lerat, Agnel, Edme, Serge, Élisabeth, sont des êtres purs qui ne peuvent demeurer sur cette terre où ils se sentent étrangers. L’intensité de leur passion les détruit. Ils périssent tous de mort violente : par amour, par bonté, par innocence, par charité, ou par cet obscur instinct animal, admirable chez Serge, où la sensualité engendre le respect jusqu’au don de soi.

Élisabeth est traversée et séduite par ces passions incandescentes qu’elle voit surgir autour d’elle. Attirerait-elle les êtres qui en sont possédés ? Elle quitte ce monde au plus riche moment de l’existence – et au plus douloureux. Elle vit la fin de son enfance et ses premières émotions de femme.

Julien Green n’a voulu retenir que l’enfance. Sa faculté d’émerveillement transmute toute ombre en fantôme et peuple l’obscurité de présences. Sa pureté qui fait tout accepter du bien, comme par instinct. Contre l’intégrisme de la religion et le dogmatisme des Commandements.

Julien Green, Minuit, 1936, Livre de poche 1996, 276 pages, €4.99

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Leçons de Nietzsche aux socialistes

Il ne s’agit pas de ce que pensait Nietzsche des socialistes de son temps, mais des leçons que la philosophie nietzschéenne offre aux socialistes d’aujourd’hui. Nietzsche fait de la force de vie en chacun des êtres l’origine de la volonté. Pour lui, la politique est un instinct qui part de l’énergie pour aller au rationnel, en passant par les émotions. Or, sans vitalité propre, on attend des autres ou de « la Morale » un commandement de faire. Là où la volonté fait défaut, la foi survient qui fait marcher au pas cadencé des églises et des partis. Qui ne sait pas être soi-même, se maîtriser pour être un maître, qui ne sait pas vouloir – aspire à ce qu’un autre veuille pour lui. C’est le danger du socialisme embrigadé…

« La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté : car la volonté étant la passion du commandement, elle est le signe distinctif de la maîtrise et de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu’un sait commander, plus il aspire violemment à quelqu’un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un État, un médecin, on confesseur, un dogme, une conscience de parti. » 347

Quant à « la Morale », elle donne bonne conscience à ceux qui censurent et qui punissent, mais elle ne change ni les choses ni les êtres. Trois générations de redressement soviétique l’ont montré abondamment, aucun homme « nouveau » n’est né… sauf le bureaucrate obtus, l’apparatchik sadique et le gardien de camp égalitaire. Vouloir changer l’autre vous change, et pas toujours en mieux ! Qu’est-il donc préférable ? Plutôt que de blâmer, donnez l’exemple. C’est votre lumière, socialistes, qui éclairera ceux qui cherchent la voie. Cessez d’enduire de moraline tous les actes des autres, dans l’éternel ressentiment qui se contente d’être contre, de « réagir » : proposez du positif ! Proposez une alternative crédible et tentante, une voie vers la lumière ! Tous ceux qui sévissent et punissent plutôt que de créer et d’enthousiasmer sont des aigris, des mécontents, des esclaves de leur sinistrose – des faibles qui ne méritent pas les suffrages.

« Ne pensons plus autant à punir, à blâmer et à vouloir rendre meilleur ! Nous arriverons rarement à changer quelqu’un individuellement ; et si nous y parvenions, peut-être sans nous en apercevoir, aurions-nous fait autre chose encore ? – Nous aussi, nous aurions été changés par l’autre ! Tâchons plutôt que notre influence sur ce qui est à venir contrebalance la sienne et l’emporte sur elle ! Ne luttons pas en combat direct ! – et toute punition, tout blâme, toute volonté de rendre meilleur est cela. Élevons-nous au contraire nous-mêmes d’autant plus haut ! Donnons à notre exemple des couleurs toujours plus lumineuses ! Obscurcissons l’autre par notre lumière ! Non ! A cause de lui nous ne voulons pas devenir plus obscurs nous-mêmes, comme tous ceux qui punissent, comme tous les mécontents. Mettons-nous plutôt à l’écart ! Regardons ailleurs ! » 321

Certes, il est plus facile de critiquer ceux qui font que de faire soi-même. Cette attitude réactive est paresse, amour de la souffrance. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux ! Seule la souffrance des autres mobiliserait la volonté : or c’est là du négatif, une attitude « réactionnaire » qui se contente de réagir à ce qui survient sans avoir rien prévu, ni bâti pour l’avenir… Pourquoi se construire une chimère ? Pour mieux se sentir un héros en combattant les moulins ? Mieux vaut prendre à bras le corps les réalités telles qu’elles se présentent ! Il est tellement plus facile de se créer son propre ennemi, comme ces poupées vaudou qu’il suffit de piquer d’épingles pour se sentir vengé… C’est là manque de vigueur. Socialistes, vous n’êtes rien sans les autres, votre Sarko vaudou, vous manquez de force – alors que vous devriez (selon vos discours enflés) être ce dynamisme en marche vers l’avenir !

« Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir, pour faire de grandes choses. La détresse est nécessaire ! De là les criailleries des politiciens, de là les prétendues ‘détresses’ de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de se faire du bien à eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs inventions pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres ! – Pardonnez-moi, mes amis, j’ai osé crayonner au mur mon bonheur. » 56

Quel avenir ? L’apitoiement sur lépludémunis ? sur ceukisouffr ? Se lamenter c’est surtout ne rien faire. Tandis que l’avenir est l’épanouissement de l’homme, sans les carcans économiques et sociaux qui l’inhibent et le rabaissent dans sa condition servile. Nietzsche exalte la vitalité parce qu’il veut un homme énergique complet, l’idéal grec antique, « le bonheur d’Homère » pour tous. On a cru un matin que les socialistes français voulaient incarner cette utopie d’avenir… mais quand on les regarde et les écoute, bof !

« Avoir des sens subtils et un goût raffiné ; être habitué aux choses de l’esprit les plus choisies et les meilleures, comme à la nourriture la plus vraie et la plus naturelle ; jouir d’une âme forte, intrépide et audacieuse ; traverser la vie d’un œil tranquille et d’un pas ferme, être toujours prêts à l’extrême comme à une fête, plein du désir de mondes et de mers inexplorées, d’hommes et de dieux inconnus ; écouter toute musique joyeuse comme si, à l’entendre, des hommes braves, soldats et marins, se permettaient un court repos et une courte joie, et dans la profonde jouissance du moment seraient vaincus par les larmes, et par toute la pourpre mélancolie du bonheur, qui donc ne désirerait pas que tout ceci fut son partage, son état ! Ce fut le bonheur d’Homère ! » 302

Au lieu qu’être socialiste aujourd’hui, dans le parti de Martine Aubry, c’est aller au pas, bien discipliné, obéissant aux ordres, sans élever la voix. Le Parti a toujours raison, le Parti seul sait, le Parti veut le Bien donc connaît seul la Vérité dans l’obscurité du Secrétariat et les fumées des Congrès. Dans le Parti, seul le tout petit noyau dirigeant sait ce qu’il y a à savoir, surtout pas les autres, les militants, les godillots qui vont à la soupe électorale et qui ont besoin de l’onction centrale. Cette allure-là rend lourd… Le socialisme se montre comme l’organe de ceux qui vont au pas, le ventre empli de pommes de terre et l’esprit au ras des sondages. Bien loin des ailes qu’on rêverait pour l’homme.

« Aller au pas – quelle existence !

Cette allure-là rend allemand et lourd.

J’ai dit au vent de m’emmener,

L’oiseau m’a appris à planer.

Vers le midi, j’ai passé sur la mer. » Appendice

Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.41

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Albert Camus le Méditerranéen

A plusieurs reprises Albert Camus s’est affirmé porteur d’une culture « méditerranéenne » opposée à la culture « du nord ». Il s’est voulu héritier des Grecs, lucide, clair et populaire, contre les brumes jargonnantes et élitiste de « l’idéologie allemande ». Dans ‘L’exil d’Hélène’, texte qu’il date de 1948 et paru dans le recueil d’essais ‘L’été’, il précise cette appartenance.

La pensée méditerranéenne est celle du soleil. Son tragique est celui du soir où « monte alors une plénitude angoissée ». Le soir qui masque la beauté dans l’obscurité. Qu’est-ce que la beauté ? C’est le sens clair des proportions et des limites, une harmonie. « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. » Il oppose cette paix avec le monde à l’inquiétude névrosée de la pensée d’Europe du nord, cette maniaquerie obsessionnelle en quête de « la totalité », d’empire absolu de la raison sur les choses.

Camus limite le nord européen aux penseurs allemands du XIXe. On peut trouver pourtant dans les sagas scandinaves un bon reflet de ce qu’il appelle la pensée grecque : l’amour tragique de la vie, le souci de l’équité et des libertés, le débat au parlement, l’exil plutôt que la condamnation à mort. A l’inverse, nombre de cultures méditerranéennes aliènent leur existence à un Dieu jaloux ou à un Livre prophétique, ne vivant que pour le Salut dans l’obéissance absolue au Texte. Prenons donc l’antinomie camusienne entre Méditerranée et Nord pour ce qu’elle est : une abstraction, un ideal-type.

La justice, pour les Grecs, est une balance qui équilibre ; la limite d’un plateau est toujours le poids de l’autre plateau : pour les hommes, la liberté commence où s’arrête celle des autres. Dans l’idéologie allemande (hégélienne issue de la platonicienne), au contraire, la Justice doit être absolue, « totale » – ou elle n’est pas. Tout compromis est inéquitable, même s’il est provisoire. On ne vit que dans l’éternel immédiat et l’absolu pour toujours. Le nord préfère la puissance (Hegel, Marx) à l’aveu méditerranéen qu’on ne sait pas tout (Socrate). La maîtrise du ciel et de la terre par la raison a déplacé les bornes, tout est vide hors le raisonnement – même l’énergie de vivre. On ne fait plus d’enfant par désir mais seulement si cela ne dérange pas la carrière et en sachant combien ça coûte.  « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté ». Telle est la conscience des villes.

« C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde la tragédie de l’âme. » Le monde est beau, ici et maintenant. Les eschatologies religieuses ou laïques méprisent ce monde-ci et le maintenant : ils le voient comme ces ombres sur les murs de la caverne. Ils veulent le changer, ils désirent une autre vie dans l’au-delà de la caverne ou dans l’avenir radieux, forcément radieux. « Tandis que les Grecs donnaient à la volonté les bornes de la raison, nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière. » Ce ne sont ni l’industrie des chambres à gaz, ni l’organisation bureaucratique contraignante du socialisme « réel », ni la science appliquée à Hiroshima, ni l’explosion des subprimes qui le démentiront… Seul le rationnel est réel, disait l’autre, mais quand le réel se borne au rationalisme, il délire dans l’ivresse logique du docteur Folamour ! « Les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire. »

Les adeptes de la Raison pure, ceux qui veulent transformer le monde faute de le comprendre sont des tyrans dangereux. « L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. » Camus rejoint Nietzsche du côté des artistes, des créateurs de monde – à l’opposé de Marx héritier de Hegel et de sa pesante prophétie de l’Histoire, trop contente d’elle-même. « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. »

Camus conclut – prophétique dès 1948 ! : « D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. »

Nous avons nous-même trop de respect des êtres pour suivre les inquisiteurs.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

Albert Camus, Oeuvres complètes tome 3 Pléiade, 2009 

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