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Trop de paroles sont vanité, dit Montaigne

En cette approche finale du Livre 1 des Essais, Montaigne examine combien les paroles peuvent devenir enflées et leurs auteurs des enflures. « Un rhétoricien du temps passé disait que son métier était, de choses petites les faire paraître trouver grandes ». C’est ainsi que l’on flatte l’orgueil des gens en leur métier, ou des citoyens en leurs votes. L’exaltation théâtrale des attitudes n’incite pas au compromis mais plutôt au fanatisme. Telles furent la Révolution française et ses orateurs, l’enflure Victor Hugo en exil, les rodomontades des badernes de 14-18, la Grandeur de la Vrounze gaullienne alors que le pays était vaincu et soumis au catho tradi Pétain (ex ambassadeur auprès de Franco), le Changer la vie socialiste que le machiavélien Mitterrand laissa faire jusqu’au bord de la faillite avant de mettre le marché en main des démagogues : ou vous changez et quittez la communauté européenne, ou vous faites des compromis.

Compromis : nous y sommes. L’Assemblé nationale ne dispose plus de majorité absolue et le pays est enfin parlementaire comme les autres, plus que présidentiel à l’américaine. Les enflures vont se retrouver baudruches et leur ridicule absolutiste, une fois crevé, les déconsidérera. Le « nous ne lâcherons rien » des bornés fera d’eux des lâches, inaptes à gouverner bien qu’aspirant avec fascination à la proportionnelle. Le compromis allemand, les accords scandinaves, les négociations italiennes vont devenir notre lot, au détriment de la gestion techno. C’est sans doute un progrès, si les Français savent s’y adapter.

Rien n’est moins sûr selon Montaigne, qui se réfère aux Antiques pour brocarder les vanités de son pays. « On eût fait donner le fouet en Sparte, de faire profession d’un art pipeur et mensonger ». Or la politique est en France particulièrement cet art pipeur et mensonger. Emmanuel Macron, peu politique et plus technocrate, a changé la donne cinq ans, mais elle revient en force avec des histrions comme Mélenchon, Le Pen ou Zemmour, qui séduisent les foules – lesquelles adorent la flatterie et se faire courtiser. « Ariston définit sagement la rhétorique : science à persuader le peuple ; Socrate, Platon : art de tromper et de flatter. » Nous n’avons pas fini d’être Trumpé en fausses vérités et mensonges staliniens qui deviennent vérités par la force. Ainsi d’une supposée « victoire de la gauche » en cette nouvelle Assemblée : il suffit de regarder la répartition dans l’hémicycle pour voir que « la gauche » (même rebaptisée Nupes) est en nette minorité. Le Mélenchon « pipeur et mensonger » a fait « de choses petites les faire paraître trouver grandes ». Une enflure qui vise à tromper le peuple ignorant et versatile pour masquer sa défaite imposer sa loi au rebours du vote (« la République, c’est moi ! »).

« C’est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune déréglée, et est un outil qui ne s’emploie qu’aux états malades », observe Montaigne. Là où « les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs ». Car il est plus facile de suivre et « d’être d’accord » (cette scie des commentaires sur les réseaux sociaux) que de penser par soi-même et de réfléchir à tête reposée. Notre philosophe du milieu juste vilipende « la bêtise et facilité qui se trouve en la commune, et qui la rend sujette à être maniée et contournée par les oreilles au doux son de cette harmonie, sans venir à peser et à connaître la vérité des choses par la force de la raison ».

Il ajoute : il « est plus aisé de le garantir par bonne institution ». Or la Ve République voulue par De Gaulle, malgré les dégradations apportées par les apprentis sorciers Jospin-Chirac, donne à l’Exécutif les moyens de gouverner, même avec un Parlement rétif. Tout le réglementaire (art. 37) est prévu pour, tout comme l’art. 40 pour freiner les initiatives dépensières des députés ou l’art. 47 pour assurer un Budget malgré le blocage du Parlement (contrairement aux États-Unis).

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Radicalisation politique

L’intolérance croit, la « vérité » de quelques-uns s’impose par la force, les mensonges font recette s’ils sont accompagnés de violence. Le droit devient celui du plus fort, du plus gueulard, du plus brutal. C’est ainsi que l’on peut analyser nos sociétés depuis moins d’une décennie, encore « démocratiques » mais pour combien de temps ? Non que « la crise » soit pire, ce concept de « crise » n’est que prétexte récurrent pour dire l’ennui qu’on a de s’adapter au changement perpétuel du monde. Mais les gens sont de plus en plus impatients, bornés et égoïstes, comme des gamins de 2 ans qui font leur « crise » et trépignent de frustration quand tout ne marche pas comme ils veulent.

La radicalisation politique n’est que la conséquence dans la cité de ce travers psychologique. « Yaka », « faucon », disait-on autrefois pour se moquer des propos de café du commerce. Aujourd’hui, on ne peut plus, le yaka est devenu politique par les voix des tribuns. L’un au nom de « l’urgence » sociale se prend pour Robespierre (ce délicat démocrate…) et déclare en direct « la République, c’est moi ! » ; l’autre au nom de « l’urgence » démographique veut déporter tous les arabes et africains posés en France par le hasard ou les passeurs ; l’autre encore, toujours au nom de « l’urgence » mais cette fois écologique et climatique, veut imposer par la force restrictions et interdits. Le débat ? Connais-pas. Le droit ? On l’impose. La constitution ? On la change par plébiscite populiste. Les traités signés ? On s’asseoit dessus.

Ce qui est intéressant est que cet épisode politique s’est déjà produit dans l’histoire.

En témoigne l’historienne romaine Claudia Moatti dans une note de la Vie des idées du 24 juin dernier, Réflexions sur la fin de la république romaine. Au IIe siècle avant, le refus des réformes par le sénat romain a entraîné la radicalisation des revendications de la plèbe puis une montée de la violence jusqu’à la guerre civile… appelant très vite les dictateurs, puis l’empire.

Il s’agissait à l’époque moins de défendre les « zacquis » des nantis que de déconsidérer l’Autre comme sujet de droit et citoyen, au nom de la Res publica indivisible, rendue essentielle. En posant ce nouveau dieu, la fin justifie les moyens. C’est ce que font aujourd’hui Poutine en posant la société traditionnelle russo-soviétique, Erdogan la société musulmane impériale turque, Trump le petit Blanc chrétien pionnier, Xi Jinping la Chine impérieuse forte de son milliard et demi d’habitants – ou nos politicards leur petite soupe cuite à petit feu dans leur petit coin (blanchitude, national socialisme à la cubaine, écologisme de punition).

De la Vérité d’un seul considérée comme absolue découlent l’intolérance et les mensonges.

Peu importe le chemin, le but est d’arriver. Mentir n’est qu’enjoliver la vérité, faire croire n’est qu’un moyen habile pour convaincre de suivre, chauffer la salle, la foule ou les médias une façon d’emporter par la force les choses. Ainsi Trump lorsqu’il refusait d’être battu par les urnes ; ainsi Mélenchon qui a fait croire que « la gauche a gagné » à la nouvelle Assemblée alors qu’elle est nettement minoritaire en sièges, même regroupée frileusement en Nupes sous l’égide d’un seul dictateur. Mais lorsque les choses résistent, ou que le peuple reste sceptique, quoi de mieux que la violence ? Elle sidère, elle effraie, elle précipite dans les bras du sauveur. Ainsi de Robespierre et de sa Terreur ; ainsi de Xi et de sa répression ; ainsi de Poutine qui n’hésite pas à faire empoisonner ses opposants ou a les flanquer en camp comme un vulgaire nazi. Hitler a fait pareil sans vergogne et assassiné les SA de façon expéditive. Ah mais ! La vérité ne se discute pas, pas plus que le Chef ne se conteste. Avis à ceux qui voudraient résister ! Même se vouloir « neutre » est un crime dans la Russie de Poutine comme au temps de Hitler.

Notre France n’en est pas (encore) là mais elle y vient peut-être.

La radicalisation des positions des uns et des autres se fait sentir, bien que les Français aspirent manifestement à être gouvernés « raisonnable », sinon au centre. Ce pourquoi Macron a été élu et réélu. Les assauts des adversaires qui l’accusaient de « dictature » sanitaire et sociale ont chauffé les esprits, prêts désormais à ne tolérer aucun compromis au nom des « compromissions ». Quelle belle bande de démocrates que ces radicaux révolutionnaires ! Vont-ils mettre de l’eau dans leur alcool fort ? Même le vin ne leur convient plus, trop faible. Vont-ils participer aux débats à l’Assemblée et voter des lois constructives, après les avoir négociées ? Mais négocier signifie admettre que l’on n’a pas toujours raison sur tout et qu’il faut laisser certaines revendications parce que les autres n’en veulent pas.

Leur vérité n’est pas une juste cause si elle n’est pas partagée par au moins une majorité, donc amendée, nuancée, rétrogradée parfois. L’intransigeance n’est pas démocratique mais conduit au diktat – mot russe, d’ailleurs… Je ne vois pas Macron faire assassiner Mélenchon ou Le Pen, mais l’inverse me paraît moins improbable – à terme. Sauf si le discours change et que les actes suivent – mais peut-on changer passé 60 ans ? S’opposer est normal, se créer en alternative d’un bloc en refusant tout compromis est anormal.

Ce serait alors la guerre totale, à l’intérieur comme, très vite, à l’extérieur. Sylla le Romain, comme Poutine le kaguébiste l’ont montré. Emprisonnement, réduction en esclavage, annexions territoriales, sont le lot des tyrannies. Sylla, Hitler, Poutine, demain Mélenchon ou Le Pen/Z – même combat. La société se polarise, la tolérance recule, l’envie de tout foutre en l’air croit avec le sentiment de no future et de n’être rien dans un pays en indifférence générale aux autres.

Seule la pratique démocratique, qui passe par le débat et le compromis, par le respect du droit et des procédures, par les contre-pouvoirs, peut permettre de dépasser cette « crise ». Les mois qui viennent diront s’il y a blocage, donc dissolution, et peut-être guerre civile, ou non. Mais rappelons que l’abstention a été la grande gagnante des Législatives et que la nouvelle Assemblée, même en apparence plus « proportionnelle », n’est pas le reflet réel du peuple réel.

Qui pourrait bien (se) manifester en réaction aux excès des uns comme des autres.

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Pour le pire et pour le meilleur de James Brooks

Huis-clos entre trois personnages, chacun enfermé dans sa paranoïa, et tous enfermés dans la grosse pomme, la New York polluée de la foule solitaire. Nous sommes à la fin des années 1990 et les Yankees réfléchissent avant de sombrer dans le chaos mental de l’après 11-Septembre. La solitude de chacun est construite, pas une destinée manifeste. En sortir est possible, sans l’aide des psys et autres monnayeurs de soins personnels. Pour en sortir, il faut agir par soi-même, procéder par petits pas, arriver à « l’aussi bon que possible » (as good as it gets) – qui est le titre américain du film.

Melvin Udall (Jack Nicholson) est un auteur sentimental à succès qui vit seul, affligé de névrose obsessionnelle compulsive. Elevé par un père sévère qui lui tapait sur les doigts lorsqu’il fautait au piano, il est devenu maniaque. Tout doit être dans le même ordre, rangé, chacun à l’heure, se défiant de la saleté. Il ferme sa porte à double tour, répétant trois fois la fermeture ; il n’utilise qu’un savon neuf à chaque fois qu’il se lave les mains, puis le jette aussitôt ; il évite soigneusement de marcher sur tous les joints des dalles au sol et un carrelage en damier trop petit le met en transes ; il porte des gants pour toucher toutes choses et apporte ses propres couverts en plastique au restaurant pour manger… Lorsqu’on l’interroge pour savoir comment il comprend si bien les femmes, il a cette réplique culte : « j’écris au masculin, puis j’enlève toute logique et toute responsabilité ». Il ne supporte pas que le chien d’en face vienne pisser le long du mur au lieu de prendre l’ascenseur. Il le fourre donc dans le vide-ordure.

Lorsque Simon Bishop (Greg Kinnear), le pédé d’en face, cherche son petit amour frisé de griffon bruxellois nommé Verdell, Melvin le rembarre : il n’en a rien à foutre du pisseux, rien à foutre de la pédale dépoitraillée qui s’offre à son regard, rien à foutre des autres. Il travaille et ne veut pas être dérangé. C’est le concierge qui rapporte le chienchien à son maîmaître en pleine partouse artistique entre mâles avec whisky, champagne et petits fours. Car Simon est peintre ; il a fait ses premiers essais durant sa prime adolescence, lorsque sa mère posait nue pour lui en toute innocence (c’était après 68…). Son père qui l’a découvert s’est mis en fureur et l’a interdit, finissant par frapper son fils pour que cela marque sa psychologie. Déjà tendancieux, Simon a viré pédale, incorporant l’interdit des femmes. A l’âge de l’université, papa l’a mis dehors et il vit de ses toiles pour lesquelles il demande des modèles dans la rue à son agent Franck Sachs (Cuba Gooding Jr).

Un jour, le jeune modèle dans la dèche Vincent (Skeet Ulrich), qui croyait devoir coucher et s’est mis aussitôt à poil, encourage ses copains à voler le pédé pendant qu’il se pavane devant lui pour qu’il le dessine. Un coup classique de la drague homo. Simon lui révèle la beauté qu’il voit dans chacun lorsqu’il le regarde assez longtemps pour percevoir ce qui est sous la surface sociale : une vieille dame, un enfant, n’importe qui dans la rue ou au café. Vincent est touché mais ses copains font du ramdam et le chien aboie. Simon va voir alors qu’il n’aurait pas dû. Il est tabassé sévèrement malgré Vincent qui s’interpose. Il finit à l’hôpital où sa beauté est ravagée pour plusieurs semaines, ce qui le met en dépression. C’est pire lorsqu’il sort : il est ruiné par les frais indécents de la médecine privée américaine, 61 000 $ pour les trois semaines.

Pendant ce temps, Melvin a gardé le chien. A contre cœur au début, forcé par l’agent de Simon qui lui fait les gros yeux et en rajoute sur l’attitude autoritaire pour lui renvoyer la sienne en miroir. Verdell le clebs se fait tout humble devant la grosse voix puis s’apprivoise. Il ne mange plus ni croquettes ni pâtée pour chien mais du bon : du rôti, de bacon. Il est pris par le ventre et n’a plus trop envie de retrouver son vrai maître, qui accuse un peu plus le coup lorsqu’il s’en rend compte. Personne ne l’aime, personne ne le comprend, l’art est une occasion de le flouer, et ainsi de suite. Franck l’agent va solder ses comptes, relouer son appartement en meublé, prêter sa voiture, une Saab décapotable bleu ciel pour que Simon aille demander personnellement de l’aide à ses parents… et c’est Melvin l’asocial qui va le conduire ! Il faut toujours forcer la main à ceux qui n’osent pas sortir de leur cocon mental.

Melvin va déjeuner chaque jour dans le même restaurant de son quartier de Manhattan ; il prend la même table et exige la même serveuse, Carol (Helen Hunt). Celle-ci l’a trouvé séduisant la première fois, puis insupportable par la suite, et elle le rembarre lorsqu’il va trop loin. Mais l’accoutumance est trop forte et elle est comme une drogue pour Melvin : elle le rend meilleur, plus efficace que le psy qu’il voit et qui ne jure que par les pilules à vendre. Mais Carol a un talon d’Achille, son fils Spencer (Jesse James à 8 ans) coiffé en blond cocker et asthmatique au dernier degré. L’hôpital public ne fait que des analyses superficielles et le gamin est obligé d’être conduit aux urgences six fois le mois. Un jour donc, elle s’est fait remplacer au restaurant, au grand dam de Melvin qui ne le supporte pas et est chassé par le patron sous les applaudissements des clients réguliers, outrés du malotru qui a traité la nouvelle de grosse vache. Carol se cache derrière son petit malade pour éviter de vivre, malgré les encouragements de sa mère Beverly (Shirley Knight). Pour son confort, Melvin engage à ses frais le mari docteur de son éditrice à succès pour soigner Spencer et que Carol revienne. Cette générosité égoïste n’en reste pas moins une générosité, tout comme la garde du chien et la conduite à Baltimore.

Car Melvin convainc Carol de se joindre à Simon et lui pour les deux jours d’aller et retour chez les parents de Simon. Son idée est de draguer Carol tout en faisant une bonne action pour Simon, sur la demande de Franck. Les relations sont compliquées mais chacun doit y trouver son intérêt. Les présentations sont vite faites, à la brute, version Nicholson de la grossièreté habituelle aux Américains : « je vous présente : la serveuse, la pédale ». Chacun est étiqueté et fait avec. Le voyage voit se concilier Simon et Carol tandis que Melvin est relégué à l’arrière de la voiture. Simon raconte son histoire, ce qui touche Carol. Melvin tente de se rattraper au restaurant de tourteaux où il emmène Carol seule, Simon préférant rester au lit. Il lui raconte son âme à lui mais la blesse par des propos trop directs, comme ce « tablier » qui lui sert de robe. Carol le quitte et rentre ; Simon, couché mais pas endormi, la voit se couler un bain dénudée et est pris d’une envie folle de la dessiner, tout comme il dessinait maman jadis. Il reprend goût à la vie et décide de seulement téléphoner à sa mère, sans rien demander aux parents ni les voir s’ils ne le souhaitent pas.

Ils rentrent donc tous ensemble à New York, ce qui ne fait pas les affaires de Melvin. Franck a installé le lit de Simon chez Melvin « provisoirement », en attendant de trouver un logement plus raisonnable à son poulain désargenté. Melvin accepte Simon après le chien mais pas question de coucher ensemble, il en pince pour Carol. Pourquoi ne pas aller le lui dire directement et dès maintenant, dit Simon requinqué ? Qu’à cela ne tienne, aussitôt dit, aussitôt fait et Melvin se rend chez Carol à deux heures du matin. Ils sortent se balader et s’embrassent, enfin conciliés.

Melvin, Simon, Carol, Spencer, Verdell, tout est aussi bon que possible. Les relations ne seront peut-être pas idéales ni sans orages à l’avenir, mais chacun a rentré ses piquants pour faire de la place aux autres sans se blesser mutuellement. Les compromis dans la vie permettent de faire société. Melvin en perd ses manies et en devient humain, Simon se reprend à dessiner, Carol à espérer autre chose que sa vie de serveuse et de garde-malade. Le petit Spencer vient de marquer un but au foot, pouvant enfin courir sans cracher ses poumons, enfant enfin normal vis-à-vis de ses copains.

La suite de ce couple à trois semble cependant incertaine ; ils vont rester amis et unis, mais sans peut-être aller plus loin. Les relations de Simon et de Spencer, soigneusement évitées dans le film, ne sauraient être que scabreuses au vu des mœurs affichées de Simon. Quant à un mariage entre Melvin et Carol, il reste très improbable. « Aussi bon que possible », mais il ne faut pas trop demander.

Jack Nicholson et Helen Hunt ont reçu l’Oscar du meilleur acteur.

DVD Pour le pire et pour le meilleur (As Good as It Gets), James L. Brooks, 1997, avec Jack Nicholson, Helen Hunt, Greg Kinnear, Cuba Gooding Jr, Shirley Knight, Skeet Ulrich, Jesse James, Sony Pictures 1998, 2h13, €10.00 blu-ray €12.67

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Le vent se lève de Ken Loach

L’Irlande secoue en 1920 la tutelle impériale britannique. L’insurrection de Pâques 1916 à Dublin, en pleine guerre mondiale, avait proclamé la république mais avait été durement réprimée par des navires de guerre, et ses meneurs exécutés. Le sentiment d’indépendance continue néanmoins à couver et le parti indépendantiste Sinn Fein a remporté haut la main les élections de 1918. Le gouvernement anglais a interdit le parlement. C’est dans ce contexte que les partisans irlandais rendent le pays ingouvernable par la grève, le boycott des tribunaux et des impôts, le refus syndical de transporter des troupes dans les trains. Les Anglais réagissent comme des Anglais : brutalement. Pour eux, les Irlandais sont des bougnoules incultes, paysans sous la coupe des prêtres catholiques, et il faut les mater comme fut matée en Inde la révolte des Cipayes.

Damien Donovan, devenu docteur en médecine, prépare son départ pour un hôpital de Londres. Il participe à un dernier tournoi de hurling avec ses copains lorsque des paramilitaires anglais, les Black and Tans (noirs et fauves), les alignent contre le mur de la ferme et les humilient au bout de leur fusil. Ils ont le courage des lâches : la sauvagerie faute de légitimité. Comme Micheál Ó Súilleabháin, un adolescent de 17 ans au nom imprononçable pour un anglais, refuse d’articuler avec l’accent requis, il est emmené à l’intérieur, torturé et tué. « Ça fait un de moins, sergent ! », s’exclame un jeune con, sûr de sa bande et des fusils. Damien témoin s’insurge mais ne peut rien ; il semble se résigner malgré les objurgations de ses amis pour qu’il reste parmi eux, avec les partisans.

Mais lorsqu’il va pour prendre le train, il assiste à une nouvelle brimade des Anglais armés sur la population. Une escouade menée par un sergent irascible exige de monter dans le train, ce que refusent le chef de gare et le chauffeur. Ils sont frappés. Ils seraient même tués si la troupe ne retenait son sergent, le train ne pouvant partir sans conducteur… Damien décide alors de rester pour faire cesser cette barbarie. Seule l’indépendance conquise les armes à la main permettra de bouter les impériaux hors d’Irlande et de vivre enfin en paix. Il rejoint donc son grand frère Teddy O’Donovan, chef de maquis et recherché.

Menacé en sa famille par son seigneur foncier sur la requête d’officiers anglais, un jeune homme que Damien a vu grandir livre l’endroit où les partisans se cachent. Ils sont encerclés par les paramilitaires, capturés, emprisonnés. Teddy est torturé pour lui faire avouer où sont les (rares) armes ; on lui arrache les ongles un à un à la pince. Il ne parle pas et son frère Damien le soigne. Ecœuré, une jeune recrue d’origine irlandaise ouvre les cellules et déserte avec eux. Sauf trois car il n’a pas la clé ; ils se feront fusiller. Teddy et Damien retrouvent ceux qui les ont trahis et les exécutent en pleine campagne.

Dès lors, ce sont des actions de guérilla. La ferme des Donovan est incendiée en représailles et la fiancée de Damien rasée. Mais survient la trêve, message apporté par un gamin à vélo envolé : un accord proposé par le Premier ministre britannique David Lloyd George en 1921 pour un Etat libre d’Irlande mais sans six des neufs comtés de l’Ulster au nord, et avec exigence de rester dominion de l’empire. Ceux qui acceptent le compromis et ceux qui veulent lutter pour une complète indépendance s’affrontent – et les deux frères se déchirent comme Abel et Caïn. Le traité est ratifié par le Dáil Éireann, le parlement d’Irlande, en décembre 1921. Mais une majorité du peuple le rejette, d’où la guerre civile jusqu’en 1923.

Ken Loach montre la contradiction entre les nationalistes (qui se contentent provisoirement de l’acquis) et les révolutionnaires (qui veulent instaurer une république de plein exercice et sociale). En caricaturant : les bourgeois et les prolétaires. L’Eglise, comme toujours, est du côté des puissants. Mais le curé est désorienté lorsqu’il voit plus de la moitié de ses paroissiens quitter « son » église quand il les somme de se taire et d’obéir – comme s’il était la Voix de Dieu lui-même, orgueil habituel  à ceux qui croient détenir la Vérité. Quant aux bourgeois, ils agissent comme les Anglais il y a peu, alignant les paysans contre les murs pour trouver les armes, arrêtant les opposants et les faisant fusiller s’ils refusent de parler…

Damien y passera, tué par son frère pour la même cause, mais chacun pris dans l’engrenage de son propre engagement. Damien, qui a exécuté le traître qu’il avait vu grandir, mais qui a livré le groupe aux Anglais, ne peut pas trahir à son tour – même au nouveau gouvernement irlandais. Une tragédie bien amenée dans la camaraderie de combat et les verts paysages. Un grand film.

Le titre anglais est un vers du médecin poète irlandais Robert Dwyer Joyce (1830-1883), né à Limerick, qui chantait la Rébellion de 1798 en Irlande où les partisans emportaient de l’orge dans leurs poches comme provision. Lorsqu’ils étaient tués et enterrés à même la terre, l’orge poussait sur leurs tombes comme une régénération de la vie.

Palme d’or du Festival de Cannes 2006.

DVD Le vent se lève (The Wind that Shakes the Barley), Ken Loach, 2006, avec Cillian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham, Gerard Kearney, William Ruane, Arcadès 2019, 2h07, €17.00

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L’Année du dragon de Michael Cimino

New York 1981, le capitaine Stanley White (Mickey Rourke) est muté sur la demande de son ami Bukovski (Raymond J. Barry) dans le quartier de Chinatown pour qu’il se rapproche de lui. Le mariage de Stanley avec Connie (Caroline Kava) bat en effet de l’aile et Bukovski les aime tous les deux. White est rentré de la guerre du Vietnam décoré mais aigri, la victoire ayant échappé à l’Amérique à cause de la ruse des Bridés. Bukovski, un peu plus âgé et plus posé, a fait la guerre de Corée et comprend son ami.

Mais ce dernier est impossible, tout en excès pour résoudre ses fêlures intimes. Pour gagner, il s’affranchit de toutes règles, comme le Vietminh. Et, comme lui, il étudie son ennemi sans le caricaturer, compatissant aux coolies chinois venus construire le chemin de fer transpacifique à la fin du XIXe. Il obtient des résultats, mais au prix de la caricature, d’une Amérique de la prise en main qui n’est peut-être pas celle dont rêve le pays. En tout cas pas celle de sa hiérarchie, contente du statu quo qui échange la paix sociale dans les quartiers contre fermer les yeux sur les trafics les plus juteux – nous connaissons cela aujourd’hui dans nos banlieues, avec nos politiciens. Fils d’immigrés polonais, White (Blanc) veut bâtir les Etats-Unis du Melting pot et éradiquer les communautarismes au nom de la loi. Ce shérif du New York PD fait du redressement des gangs chinois une guerre personnelle. Perdue à Saïgon en 1975, la guerre sera gagnée à New York en 1981. L’histoire est en phase avec l’ex acteur devenu président conservateur Ronald Reagan qui prend ses fonctions en janvier 1981 après l’humiliation des otages américains à Téhéran. Nul doute que le film de Cimino violent, macho et raciste en apparence, a à voir avec son époque et une Amérique dont le moral était au plus bas. Cela résonne étrangement avec le mandat Trump où la Chine est redevenue le principal ennemi.

Adapté du roman de Robert Daley portant le même titre et sorti en 1981, le film est cependant plus subtil que le divertissement à destination du public primaire qui rejoue sans cesse le mythe du cow-boy solitaire au pays des pionniers. Stanley White le Blanc, investi de la mission de faire respecter la loi, s’oppose à Joey Tai le Jaune (John Lone) qui veut arriver au pays des arrivistes. Lequel convainc ses « oncles » de le laisser régner sur leurs triades issues de Hongkong qui rackettent les commerçants et importent de l’héroïne. L’un brandit le droit, l’autre le fric, mais tous deux ont la rage qui fait les entreprises. La dernière réplique de Stanley White dans le film sera, en guise de portrait : « Tu sais, t’avais raison et j’avais tort, désolé. J’aimerais bien être un type sympa ; j’aimerais, mais je sais pas comment m’y prendre ». Ni la guerre, ni les affaires ne sont « sympas ». Pour qui veut arriver, tous les moyens sont bons et ni les sentiments personnels ni la morale sociale ne sont efficaces.

Joey est un solitaire qui s’entoure de jeunes Chinois mercenaires excités en débardeur et dont les affaires sont le seul ressort ; Stanley délaisse sa femme qui voudrait bien faire un enfant alors qu’elle atteint déjà 35 ans alors que son mari lui préfère sa croisade personnelle. L’opposition machiste de caricature entre les deux hommes n’est cependant que vue superficielle du film, d’un côté le jeune Chinois beau et fin au naturel soupçonné d’être un brin pédé – et le vétéran mûr Polono-Américain qui porte beau, chapeau, cravate avec épingle de régiment et cheveux teints qui prend par utilité comme maitresse une journaliste demi-chinoise, Tracy Tzu (Ariane Koizumi) qu’il baise dans son superbe loft au-dessus du River Bridge avec vue sur Manhattan. Plus profondément, chacun veut faire bouger les lignes et redonner vie à leur vision d’Amérique. Le compromis entre les triades et la police n’est plus supportable, ni dans les affaires qu’il bride, ni dans la morale qu’il bafoue. Les deux iront jusqu’au bout de leur combat, jusqu’au duel de style western sur un pont de chemin de fer des docks portuaires.

Le film apparaît comme un portrait d’une Amérique qui en avait marre de reculer un peu partout dans le monde, en Corée et au Vietnam contre les Chinois, en Afghanistan contre les Soviétiques, en Iran contre les islamistes. A l’orée de la réaction Reagan, le film de Cimino réaffirme les valeurs viriles et macho des pionniers blancs qui veulent bâtir « leur » pays selon « leurs » valeurs. Certes, il est politiquement incorrect aujourd’hui où voudraient bien s’imposer le féminisme, le multiculturalisme, la loi du genre et l’exaltation des minorités « victimes ». Mais il explique avec quarante ans d’avance le Trump et les trumpistes. Qui n’ont pas fini de faire parler d’eux…

DVD L’Année du dragon (The Year of the Dragon), Michael Cimino, 1985, avec Mickey Rourke, John Lone, Ariane Koizumi, Leonard Termo, Raymond J. Barry, Caroline Kava, Eddie Jones, Joey Chin, Victor Wong, MGM United Artists 2003, 2h09, €12.00 blu-ray €9.65

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Christian de Moliner, Islamisme radical : comment sortir de l’impasse

Tout est parti d’un billet sur le site de Causeur en novembre 2017. « Je préconisais, afin d’abaisser les tensions actuelles, d’accorder aux musulmans qui le souhaitent, un statut particulier et une législation spécifique » p.7. Une telle proposition – iconoclaste dans le climat d’aujourd’hui – a eu « un retentissement mondial » sur le net. Un éditeur a donc demandé à son auteur d’en faire un livre.

Etoffé et étayé, la proposition est développée en trois parties :

  1. un tour d’horizon mondial et historique du problème des minorités ethniques et religieuses,
  2. un statut coranique qui serait compatible avec la Constitution française suivi de propositions concrètes,
  3. les réponses aux critiques des extrêmes de gauche et de droite suscitées par l’article de 2017.

Dans l’histoire des minorités, rien n’a jamais vraiment fonctionné sauf une chose : l’expulsion. De l’Edit de Nantes pour les protestants à l’expulsion des Morisques et des Juifs d’Espagne et des Arméniens et des Grecs en Turquie dans les années 1920, en passant par les minorités dhimmi des pays musulmans et aux millets turcs ou à la mosaïque ingérable libanaise, seule une décision politique radicale permet de mettre tout le monde d’accord. La dictature à la syrienne, libyenne ou irakienne ou le fédéralisme complet des « nationalités » tendent toujours vers le nationalisme et la revendication d’indépendance. En témoigne le Soudan qui s’est fractionné entre musulmans au nord et chrétiens ou animistes au sud, et la Yougoslavie qui a éclaté entre Bosniaques musulmans et Serbes orthodoxes.

Les propositions de Christian de Moliner, dans ce contexte, paraissent bien hasardeuses et ne satisferont personne. Il veut proposer un « deal », dans la lignée de Trump, un « compromis raisonnable » comme on tente de le faire (sans grand succès) au Canada. Il aurait pu développer l’exemple des Corses, des Basques et des Juifs de France en tant que minorités qui ont su concilier particularités communautaires et loi républicaine. Car le communautarisme n’aboutit pas forcément au séparatisme, cette distinction des mots et des concepts (que le président Macron étudie pour un prochain discours, dit-on) est riche de potentialités concrètes.

Pourquoi ce deal ? Parce que l’auteur estime que « la France connait un problème musulman et est menacée par une inexpiable guerre civile et religieuse, dont les nombreux attentats islamiques sont les prémices ; 30% de croyants, près d’un million et demi d’habitants de l’Hexagone, rejettent le modèle occidental et veulent être réglés par la charia. Leur nombre ne cessera de croître et ils seront peut-être 7% de la population française après 2050 » p.84.

Déjà ces causes posent problème dans le raisonnement.

  • Extrapoler les statistiques actuelles sur la prochaine génération est hasardeux ; c’est faire trop grand cas de la mode. N’était-elle pas au communisme stalinien dans les années 50 avant de virer tiers-mondiste dans les années 60 ? au gauchisme libertaire dans les années 70 avant de virer réactionnaire et socialiste bourgeois ? Une nouvelle Cause à défendre est déjà née : l’écologie heureuse, suite autarcique de la mondialisation heureuse, l’éolienne sur le toit et le potager échangiste mais avec Internet et les réseaux. Une « religion de caserne » (Claude Lévi-Strauss) n’a pas sa place dans cette utopie du jardin d’Eden où l’harmonie avec la nature et avec les autres compte plus que tout.
  • La « charia » apparaît aujourd’hui comme un marqueur culturel plus que comme une foi maniaque (les terroristes ne connaissent quasiment rien de la religion) ; les musulmans en France se sentent rejetés et aucun pays d’origine, notamment au Maghreb ou au Proche-Orient, n’est pour eux très tentant… Mais cela peut changer, tout comme la minorité juive avec la naissance d’Israël ; elle a inversé la diaspora (sauf l’américaine, trop confortable…). Le retour au pays de Roumains éduqués ou de Chiliens exilés sont d’autres exemples.
  • Quant à la « guerre civile », l’auteur a peut-être trop fréquenté les sites d’extrême-droite pour ne pas en être contaminé. Les activistes en réaction aux islamistes sont une infime minorité, et fort maladroite faute de cerveaux politiques, si l’on en croit les arrestations récentes de clampins.

Comment proposer ?

Le deal ne fonctionne pas sur une foi ; Allah ne peut être l’objet d’un compromis, il est tout ou rien. Croire que « ces facilités accordées aux croyants le seront en échange de contreparties indispensables (…) la liberté d’expression », l’égalité des femmes et d’héritage entre filles et garçons, est pour le moins candide. « Donnons aux musulmans rigoristes le moyen de s’épanouir en France », n’hésite pas à écrire l’auteur dans un élan de lyrisme p.174 ! Seuls les religieux modérés, qui font de la foi une affaire privée comme les autres religions, l’accepteraient – mais ils le font déjà…

Laissons plutôt aux juges, dans le cadre des lois existantes, l’application au cas par cas. Les propositions concrètes de l’auteur sur les emprunts, l’assurance, l’adoption, le divorce, les dots, l’héritage, l’enterrement, l’hôpital, les deux jours de congés, toutes règles qui diffèrent dans le droit coutumier musulman de nos lois et coutumes, peuvent être reprises par simple assouplissement de l’interprétation – sans même changer la loi. En quoi cela constituerait-il un « statut attractif » pour les tenants d’une charia de rigueur ?

Quant aux enclaves musulmanes dans les communes de France, analogues aux « mairies de quartier » à Paris, c’est assez cocasse tant les limites à l’autonomie sont immédiatement exposées : chacun pourra « librement » aller et venir, se faire soigner par qui il veut, boire de l’alcool et manger du cochon, se voiler ou pas sauf dans l’espace public… Autrement dit, c’est trop ou trop peu : ouvrir la boite de Pandore paraît plus dangereux qu’affirmer tranquillement mais avec fermeté la prééminence des lois de la République, tout comme les pays musulmans le font pour leur législation quand il s’agit d’étrangers. Promenez-vous torse nu en Arabie saoudite, en décolleté profond et cheveux libres en Iran, faites du nudisme en Egypte, buvez de la bière en public au Pakistan, shootez-vous en Indonésie ! Là, pas d’accommodements raisonnables : c’est l’arrestation immédiate et la prison, en attendant au mieux l’expulsion, au pire le croupissement durant des mois ou des années, parfois la peine de mort.

Les exemples de Grèce ou de Mayotte documentés par l’auteur sont intéressants mais il ne s’agit pas de la même chose. Les exceptions de statut personnel sont liées à la présence ancestrale d’une minorité de religion musulmane dans les siècles, pas d’une immigration de travail qui a fait souche et dont les descendants se radicalisent pour des raisons d’identité, dans une économie ralentie qui les intègre moins.

En fait, l’auteur semble batailler plus contre les islamo-gauchistes en tentant de les amadouer avec ses propositions mi-chèvre mi-chou qu’avec les islamistes radicaux (qui, disons-le tout net, n’en ont rien à foutre). Il serait soi-disant impossible de réprimer les actes musulmans sectaires « devant la bronca que provoquerait cette remise en question dans les milieux progressistes et bien-pensants : ils prétendraient encore, avec une évidente mauvaise foi, qu’on stigmatise les musulmans ! » p.86. Mais c’est confondre le cercle très étroit des intellos autour de Saint-Germain-des-Prés avec la France tout entière. Les actes sectaires sont condamnés par une Justice qui n’a que faire des zassociations de plus égaux que les autres, et par une opinion citoyenne qui se manifeste avec évidence dans les urnes : pourquoi les Insoumis récoltent-ils moins de votants que les Lepéniens, qui en recueillent eux-mêmes moins que les partis de gouvernement ? Le socialisme bobo a été balayé sans appel après Hollande. La mode des gentils islamistes est passée avec les massacres de civils et d’enfants par les beurs terroristes nés en France. La religion tue ; elle n’est pas une politique.

Je ne crois pas à une guerre civile en France mais, si cela devait être le cas, nous aurions vite une dictature nationaliste, donc la déchéance de nationalité et l’expulsion rapide des inassimilables qui ne seraient pas encore tombés sous les balles de l’armée. Tout organisme attaqué se défend pour sa survie, le pays France comme un autre, à moins qu’il ne soit envahi par plus fort que lui : pense-t-on à la Turquie ? A l’Algérie ?

Au total, ce petit livre polémique a le mérite de poser concrètement le problème des musulmans en France. L’islamisme radical est clairement incompatible avec la République et avec les valeurs européennes (et même occidentales). Mais la religion musulmane en tant que telle a sa place comme les autres si, comme les autres religions, elle cantonne sa foi dans la sphère privée. Au moment où le président va discourir sur le sujet, lire ce petit livre instruit sur le débat.

Christian de Moliner, Islamisme radical : comment sortir de l’impasse, 2019, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 196 pages, €19.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Christian de Moliner sur l’islam, la France et la politique fiction, chroniqué sur ce blog :

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Identité nationale entre deux chaises

La construction de l’Etat ne date pas des nationalistes d’aujourd’hui. Les passeports existent en France depuis le XVe siècle ; ils visaient à protéger la vie et les biens de leurs possesseurs en disant à qui ils référaient. Mais l’Ancien régime ne connaissait pas les sociétés. Il n’était qu’une mosaïque de communautés organiques où chacun appartenait à des cercles concentriques d’allégeance : famille, voisins, communauté de travail, seigneur, royauté, religion.

La rupture vient de la Révolution française. Les corps intermédiaires sont éradiqués pour instaurer l’Etat d’une part et le citoyen de l’autre. L’Etat recense les citoyens, dit qui peut l’être et exige la mobilisation civique et militaire comme l’impôt. Le citoyen, en regard, reconnaît l’Etat en ses lois et symboles, se met « volontairement » sous sa protection (il peut s’expatrier ou renoncer à sa nationalité) et devient de naissance membre éclairé du collectif qui débat, vote et élit ses représentants, une fois l’âge de majorité atteint.

Nous avons donc confusion entre deux origines de l’identité nationale. Ces origines recoupent les notions de communauté et de société, théorisées par Ferdinand Tönnies.

  • La communauté est traditionnellement attribuée à la culture allemande et japonaise, voire chinoise. Elle est une suite d’appartenances qui s’imposent aux hommes du fait de leur naissance, de leur clan, de leur « race » ou de leur religion. L’identité est alors irrationnelle, fondée sur la proximité (plus l’on se sent proche, plus l’identité collective est soudée). Une foi, une loi, un roi était devise d’Ancien régime, que le nazisme a traduit par « Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher ». C’est aujourd’hui au tour des pays de l’islam intégriste de proclamer la même chose. Et aux militants de la Contre-Révolution de l’exiger dans les nations européennes.
  • La société est traditionnellement attribuée à l’Angleterre, à la France et aux Etats-Unis. Société est un mot libéral qui est passé de l’économie à la politique. Une société est une entreprise politique avec un projet, une mise en commun de moyens et une organisation. Le « bénéfice » est l’épanouissement de chacun (le bonheur dit la Constitution américaine) selon sa contribution. Fondé sur la raison, le « contrat » se fonde sur le droit, l’élection et le marché – et non plus sur les liens féodaux, natifs ou claniques d’allégeance.

Chacun peut mesurer sans peine les deux dérives de l’identité nationale :

  1. Répandre l’universel de la Révolution anti-féodale. Napoléon sera suivi par Lénine, les Etats-Unis messianiques pour le meilleur (Bill Clinton) – ou le pire (George W Bush).
  2. Rassembler les « races », peuples et provinces de même langue, origine et religion comme la poule ses poussins sous son aile (la Prusse sera suivie de l’Italie et aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, du Pakistan, de la Bolivie de Morales, etc.).

Que l’on ne souscrive ni à l’une ni à l’autre de ces dérives n’empêche pas d’avoir conscience que l’identité nationale existe.

Dans une planète mondialisée, au minimum européenne, l’identité des nations se dilue et l’identité individuelle est flottante, tiraillée entre plusieurs cultures (Astérix, Mickey, Zidane, le pape François ou le prophète Mahomet). L’individu a besoin de se raccrocher, d’où la résurgence des “vieilleries” : la famille, les potes, la commune, le régionalisme, la patrie (moins au sens militaire qu’au sens du foot ou du rugby). La tendance d’après 1945 était au contrat social ; la tendance après la chute du Mur (accentuée après la chute des Twin towers) est plutôt au communautarisme.

Le psychodrame français est que « la France » (la Vrounze ! raillait Céline) est faite de morceaux raboutés historiquement par la force (les rois puis les révolutionnaires, enfin les instits et adjudants de la IIIe République – interdit de parler breton !). La France est avant tout un Etat (une organisation politique), à peine une nation (une communauté organique) car forgée au forceps. Quand la politique se perd, la cohésion se délite. L’identité française se dilue par le bas (mœurs immigrées et mœurs libérées) et par le haut (Union européenne, OTAN, mondialisation, climat…). Reste la langue et la culture – celle dont on dit à Haïti que, sans Etat, c’est tout ce qui reste. Or aujourd’hui, la culture se délite elle aussi (école, banlieues, Internet, zapping). Et les droits de l’homme ne sont pas si universels que cela lorsqu’on écoute les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Africains, les Saoudiens ou les Iraniens…

D’où la tentation française du communautarisme, contre laquelle l’Etat jacobin s’arc-boute – droite et gauche confondues. Seuls les extrêmes la revendiquent : les mœurs françaises et le christianisme à l’extrême-droite, le phare révolutionnaire robespierriste à l’extrême-gauche.

Qu’est-ce qui peut bien faire aujourd’hui « identité française » ? Selon la vulgate, la droite serait pour le sang et la gauche pour le sol. Ce qui voudrait dire qu’à droite on se sent plutôt communautaire (avec les dérives raciales vues sous l’Occupation) et qu’à gauche on se sent plutôt sociétaire (avec l’humanité métissée en ligne de mire utopique). Mais voilà, les choses ne sauraient être aussi simples ! L’Etat Les Républicains trace des limites au vivre ensemble ; l’Etat PS avait tracé sous Rocard puis sous Jospin les limites pour qui pourrait être régularisé citoyen. Tous deux sont pour la laïcité et le droit républicain dans l’espace public. L’État jacobin parle donc d’une même voix et bien c’est ce qui gêne. D’où les contournements pour assimiler la droite aux idées des Le Pen, d’où les dérobades socialistes et d’En Marche, parfois déguisées en coup d’éclat médiatique (tout en affectant de récuser les médias aux ordres ou indifférents à la vérité…).

Cherchez à qui le crime profite. A l’extrême-droite, bien sûr, qui a récupéré les voix populaires déçues par l’Union européenne et hantées par le déclassement social. Mais l’extrême-gauche voudrait bien récupérer le mouvement spontané apolitique des gilets jaunes qui se sentent « à la périphérie » de la nation, sinon de la république. Rester sans choix clair sur un problème identitaire n’incite pas les citoyens à voter pour des adeptes du coup d’éclat permanent avide de pouvoir. Ce pourquoi Emmanuel Macron a raison de prendre le problème à bras le corps, dans la tradition française tout entière qui n’est « ni de droite ni de gauche » mais reconnait le sacre de Reims autant que la prise de la Bastille.

Evidemment, ceux qui ne sont pas au pouvoir ne sont jamais contents : c’est toujours trop ou trop peu. Mais tout l’art de la politique est celui de faire tenir les intérêts particuliers divergents dans un seul intérêt général. Il ne peut être qu’un compromis, sous la contrainte des valeurs reconnues par la Constitution. A moins de changer de régime – ce dont rêvent la peine et le mélange-tout.

L’Etat libère les individus des appartenances « naturelles » : organiques, communautaires, religieuses. La gauche prend l’air de ne pas le savoir mais elle prolonge les libéraux qui ont suscité 1789, puis la République en 1877, en s’appuyant sur l’Etat pour défaire les aliénations. La droite bonapartiste ne fait pas autre chose que de promouvoir la société rationnelle fondée sur le contrat (où existent droits et devoirs). Pour les révolutionnaires, l’Etat aide les citoyens comme des fils mais, en contrepartie, les distingue des « allogènes ». Les premières cartes d’identité pour citoyens et les passeports pour étrangers ont été instaurés à Paris en 1792. Vous avez bien lu : pas sous Vichy occupé par les nazis mais sous la glorieuse Révolution française. La loi du 19 octobre 1797 régule les expulsions d’étrangers, réalisées par le ministère de la Police créé en 1796. La IIIe République vote une loi sur la nationalité en 1889 et instaure la carte d’identité des étrangers en 1917. D’après le contrat social, pour devenir français il ne suffit pas de naître, il faut aussi adhérer aux valeurs de la république et vouloir devenir citoyen. Ni les illégaux, ni les intégristes qui dénient que la loi républicaine soit au-dessus de la loi de leur dieu, qui nient la dignité de la femme et refusent de montrer leur visage, ni ceux qui font appel au meurtre ethnique n’ont vocation à bénéficier du contrat social. Ils ne sont donc « français » que de papier.

La conception anglo-saxonne du contrat social se fonde moins sur le despotisme éclairé d’un Etat central que sur la négociation permanente des intermédiaires sous l’égide du droit coutumier. Cette façon libérale de « faire société » tolère la juxtaposition des communautés religieuses ou tribales, à condition d’obéir à la loi.

L’identité française est fondée plutôt sur la volonté d’appartenir – qui ne va pas sans tentation d’imposer un modèle unique. La « fraternité » de la devise républicaine n’est pas volonté d’unir les différences mais de fusionner dans une obsession égalitaire de réduire au même. Des trois termes de la devise, la liberté est bien oubliée. Ce forçage provoque des cristallisations identitaires qui s’opposent à un monde « souchien » perçu comme hostile – alors que le modèle de la culture dominante « vue à la télé » (donc américaine – voir TF1 !) propose un contre-modèle. Bien qu’il n’empêche ni la haine, ni le terrorisme, le modèle de salad bowl américain (où les ingrédients coexistent sans se mélanger) s’oppose à la fusion intégrationniste française. La revendication à la mode du « toujours plus » d’égalité exigerait que la France délaisse son modèle au profit du Yankee.

L’opinion actuelle française exprime ses craintes d’être confrontée à des comportements non citoyens qui ne correspondent ni à sa culture ni à ses mœurs, sans que le droit paraisse au-dessus des comportements – tant il est embrouillé par les juges, les avocats, les « associations » et les médias. Les politiciens de gauche mettent de l’huile sur le feu en disant tout et son contraire : qu’il faut accueillir tous les sans-papiers, instaurer des quotas d’emplois pour la banlieue, faire voter les étrangers, ne pas voter de loi contre la burqa au « risque » de discrimination tout en se déclarant contre, au « risque » de briser le vivre ensemble… Mais oui, vivre, décider, comporte des risques !

Alors, que choisir ? Tolérer jusqu’à la guerre civile en réponse au terrorisme ? Le débat devrait porter sur du positif, par exemple proposer un droit des migrants sans assimilation obligatoire mais obligation de trouver un emploi et avec accès restreint aux prestations sociales durant un certain délai. Les citoyens ne voient plus le clivage entre Français ou étranger : ce sont eux qui payent les impôts et ceux venus de l’extérieur qui en profitent. Ils ne voient plus ce qui distingue la gauche de la droite sur l’identité nationale. Ce pourquoi les plus résolus se réfugient aux extrêmes.

La gauche traditionnelle reste entre deux chaises. Elle est tiraillée entre son aile bobo (bourgeois bohèmes) qui se sent coupable d’être nantie et en rajoute dans la générosité d’Etat payée par les impôts de tous (tout en se gardant dans de beaux quartiers avec vacances à Miami et fortune en Suisse), et son aile populaire concon (consommateurs consensuels). Quant à la droite traditionnelle, elle ne sait pas où elle en est : soit elle suit En Marche car elle est au fond d’accord à quelques détails près, soit elle se tourne vers le Rassemblement national au risque d’y perdre son âme.

Ceux qui sont la majorité, ni vraiment de droite sur tout, ni vraiment de gauche sur le reste, voudraient simplement que le contrat citoyen soit respecté. Le président actuel louvoie dans la tempête et c’est cela la politique : tenir le bateau.

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Fondements sociaux de la crise politique

Le monde change, la politique avec. Les transformations de la société par la technique et l’économie engendrent des bouleversements dans la façon de s’exprimer et d’agir. Les politiciens sont déboussolés – on le serait à moins car tout va très vite. La révolution numérique a engendré une mutation de la production et de la vente qui a bloqué les revenus, tandis qu’elle a encouragé techniquement la spéculation, aboutissant à la crise financière de 2008, obligeant les Etats à s’endetter pour assurer un filet social et empêcher l’effondrement du système. Les idéologies ont lâché devant le pragmatisme exigé. La guerre imbécile de Bush à l’Irak, à l’Afghanistan, plus tard à la Syrie, a engendré des migrations massives et incontrôlées en même temps qu’une montée du radicalisme islamiste ; la guerre du commerce électoraliste de Trump avec la Chine et l’Europe engendre des crispations nationalistes.

Rien n’est simple et la visibilité est nulle, le nez sur le guidon. Un brin de hauteur s’impose.

Internet et le téléphone mobile n’existent que depuis 25 ans, or les politiciens ont largement dépassé cet âge, ils sont maladroits avec le numérique. Ils n’ont surtout pas vu – ou voulu voir – que l’outil Internet a développé de façon phénoménale les « réseaux sociaux ». Ceux-ci exacerbent l’individualisme, chacun rassemblant autour de lui ceux qui lui ressemblent via des liens baptisés un peu vite « amis ». Ce ne sont que des amis à l’américaine, fondés sur leur utilité ; qu’ils quittent la communauté et le lien est brisé. L’affection ne compte pas, seulement l’intérêt – y compris l’intérêt affectif de ne pas se sentir seul. Ces réseaux et le formidable pouvoir d’opinion qu’ils représentent font éclater la nation au profit des tribus et des egos. La politique, dès lors, n’existe plus comme projet mais seulement en tendance : on est « pour » (la planète, l’humanitaire, la hausse des salaires) ou « contre » (les industriels, les migrants, la finance). Mais ces « grands principes » n’accouchent d’aucun projet concret pour la nation. Ils véhiculent seulement des micro-projets personnels dirigés sur une petite cause dans le vent immédiat. Pour le reste on braille, on pétitionne, on n’agit pas. La politique devient à l’état gazeux, aussi volatile que la tête de linotte à la mode, sans forme précise ni liens solides. Le vote est de circonstance, pas de conviction.

La révolution numérique bouleverse dans le même temps le commerce (qui se multiplie en ligne, rendant « l’ouverture le dimanche » aussi ringarde qu’un militant CGT) en ruinant les pas de porte et l’emploi (phénomène accentué par la casse rituelle des gilets jaunes chaque samedi, appelés via les réseaux sociaux). La production n’est pas en reste, plus automatisée, plus standardisée, plus décentralisée : les pièces détachées et les composants viennent d’ailleurs, la « réparation » ne se fait plus, les qualifications sont dévalorisées. La finance prend alors le pas sur l’ingénierie et la spéculation prend son essor. Au détriment des salariés qui deviennent variables d’ajustement et des métiers qui ne sont plus sollicités. Entre le PDG et le manœuvre, l’emploi fond à grande vitesse, conduisant à la société du sablier : des très riches et de vrais pauvres. La classe moyenne se trouve menacée dans ses revenus cantonnés, dans son ascension sociale bloquée, dans son rôle démocratique dénié.

L’anxiété identitaire ressurgit alors avec force : Qui suis-je ? Où vais-je ? Comment mes enfants vivront-ils ce monde nouveau ? Cela a donné Trump aux Etats-Unis, ce bouffon milliardaire gonflé d’ego macho qui fait de l’égoïsme sacré le parangon des vertus américaines. Les perdants des industries en déclin, des petites villes désertées, des classes moyennes blanches menacées, ont voté pour lui. Assez d’assistanat social ! Assez de commerce avec les pays voyous (la Chine qui foule aux pieds les brevets et la propriété industrielle, le Mexique qui envoie des travailleurs clandestins et laisse passer la drogue, la Suisse qui fait échapper à l’impôt, l’Allemagne qui truque ses autos…) ! Cela a aussi donné Orban en Hongrie, conservateur anti-immigration par hantise démographique plus que par un supposé « racisme » : l’Europe centrale, dérèglementée à marche forcée depuis la fin de l’empire soviétique, perd sa jeunesse qui émigre faute d’emplois qualifiés et malgré l’aide considérable des fonds européens. Accepter des immigrés d’une autre culture (musulmane) comme Merkel l’a fait, est un suicide démographique et la population n’en veut pas. A l’Ouest, les sociétés plus ouvertes se ferment peu à peu sous les coups de boutoir de l’idéologie radicale de l’islam, encouragée par l’Arabie saoudite wahhabite et par l’appel romantique au djihad en Syrie et au Levant. L’école laxiste post-68 et l’indulgence « de gauche » pour les nouveaux prolétaires fantasmés laisse faire. En réaction, les classes moyennes réclament plus d’ordre et moins de passe-droits : c’est le vote populiste, qui profite surtout à la droite – et se polarise aux extrêmes. Et qui rejette nettement « la gauche » dans les poubelles de l’histoire.

Les usages de la démocratie alors se défont. L’esprit de débat, de négociation et de compromis se réduit au profit des positions tranchées, du fanatisme borné qui transforme les adversaires d’un moment en ennemis irréductibles – et à la violence de mieux en mieux acceptée. La délibération est évacuée au prétexte de « l’urgence », la représentation abandonnée au profit des revendications personnelles. Ne reste qu’à autoriser les armes en vente libre pour arriver au niveau de violence américain, prélude à la guerre civile « raciale » qui ne tarderait pas à achever le travail.

La représentation démocratique a divorcé du capitalisme lorsque celui-ci a abandonné le libéralisme pour la manipulation oligarchique. La Chine reste communiste, autoritaire et centralisée ; elle est pourtant capitaliste, d’un capitalisme aussi sauvage qu’aux Etats-Unis il y a un siècle. Le modèle de contrôle d’Etat qu’elle incarne séduit de plus en plus de monde qui refuse la chienlit – notamment ces classes moyennes qui ont formé durant deux siècles le terreau de la démocratie (le parti républicain, puis le parti radical, puis l’UMP et le parti socialiste). Le libéralisme conforte la démocratie, il ne se confond pas avec elle : le peuple peut décider autrement que par le vote de représentants, par exemple par acclamation d’un tyran (Poutine ou Erdogan), par consensus sur le parti unique (Chine), par liens croisés avec les intérêts économiques (l’armée et les politiciens sous Chavez). Le libéralisme propose des garde-fous aux dérives possibles des politiciens via les règles de droit et les garanties constitutionnelles. C’est pourquoi tous les tyrans en puissance commencent par changer la Constitution ! C’est le cas en Hongrie, en Pologne, au Venezuela, en Russie – c’est la tentation en France à gauche.

Je ne sais comment va évoluer le régime dans notre pays mais les tendances sont bien établies et de mieux en mieux comprises. Pragmatisme et participation semblent à l’ordre du jour pour contrer le populisme trop facile. Tant que l’économie suit et que l’école, la santé, la retraite, la sécurité et la justice sont à peu près assurés, toute révolution semble exclue. L’Union européenne y aide, face aux monstres qui se réveillent en Chine, aux Etats-Unis, en Russie, au Brésil – prêts à tout pour affirmer leurs intérêts purement égoïstes de prédateurs mondiaux.

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Contre Jacques Chirac

Tous ces hommages à Chirac… les bras m’en tombent. Le second président le plus mauvais de la Ve République n’est-il adulé que par nostalgie d’un passé qui paraît meilleur aujourd’hui ? Qui se souvient encore que, sur le moment, la vie n’était pas rose ? Il est presque heureux, pour la mémoire de Jacques Chirac, que François Hollande soit devenu président : il fut pire ! Et par comparaison…

En 2006, le philosophe Yves Michaud, alors interlocuteur de l’émission L’esprit public (mais chassé quelques années plus tard par l’implacable et toujours content de lui Michel Meyer) écrit un pamphlet sur Chirac qui reste d’actualité lorsqu’on évoque sa mémoire. Il est à mon avis la meilleure critique jamais parue.

Il fait de Jacques Chirac, Président des Français, le pilier des institutions. Donc, par la construction voulue par ces institutions « à la française », le principal responsable de la déliquescence de la vie politique du pays. Jacques Chirac a passé sa vie dans l’Administration, entré en politique en même temps que dans le grand monde en épousant un nom à particule et en faisant aussitôt l’acquisition d’un château à la campagne.

Jacques Chirac fut énarque et a cumulé plusieurs retraites plus un traitement présidentiel – sans aucune vergogne. Vorace et opportuniste comme une perche du Nil, ses seules passions semblent avoir été le pouvoir et l’argent.

Il fut constitutionnellement « irresponsable » et aimait à avouer à la télévision ses écarts à la déontologie en les minimisant jusqu’au « pschitt » ! Jacques Chirac ne se contentait pas d’être l’incarnation même de la « non-politique » : discours fleuves sans rien dedans, promesses graves jamais remplies, d’autant plus volontariste affirmé qu’il manquait de tout projet, magistère de la parole sans que surtout rien de concret ne change – la thèse défendue par Yves Michaud est que Jacques Chirac a « pourri » le monde politique par son « incivilité ».

Aucun ami de Jacques Chirac ne pourra aimer ce livre. Mais la politique (et Jacques Chirac la pratique ainsi) n’a que faire des sentiments.

Yves Michaud ne fait en effet jamais référence à l’homme mais uniquement à ses postures et aux écarts à sa Fonction. Il juge l’acteur à son rôle, pas l’être vulnérable et probablement humain derrière le masque. L’auteur n’a jamais rencontré Jacques Chirac ; il a en revanche étudié attentivement tous ses discours, qui ont fait l’objet d’un premier livre : Chirac dans le texte, la parole et l’impuissance, paru chez Stock en 2004. C’est dire s’il connaît bien le sujet devenu Roi.

Et il est nécessaire à tout jugement qui se veut lucide de quitter l’affectif pour l’efficace, de jauger le Président à sa Présidence, pas à son bon cœur intime. Etre « sympa » ou « pas fier » ne fait pas une politique. Ce n’est pas « haïr » Jacques Chirac que de dire haut et fort à l’homme public qu’il s’est voulu que sa prestation n’a pas satisfait. Seul le vulgaire peut haïr un acteur, parce que le vulgaire a l’esprit confus et qu’il croit volontiers que le rôle est l’homme. Yves Michaud n’est pas vulgaire ; son pamphlet s’adresse à l’acteur-Président Chirac, pas à l’être humain Jacques. Pour relativiser, il suffit souvent de voir une photo du personnage enfant.

Selon Yves Michaud, Jacques Chirac le politique a agi comme Obélix, obéissant aux con : combat, concorde, cocarde. Castagneur, il est le tueur qui a trahi chacun des siens pouvant lui faire de l’ombre et son camp en laissant voter Mitterrand en 1995 ou Jospin en 1997 ; cocardier, il a joué volontiers selon le vent du nationalisme bonapartiste malgré deux siècles de retard et le ridicule qui va avec (le cocorico sonore, les pieds dans la merde du tas de fumier) ; concordataire par tempérament, il fut l’homme de l’éternel « compromis social » voué à conforter un conservatisme d’Etat (il faut que tout change pour que rien ne change, il faut sans cesse parler du changement pour surtout ne jamais le faire), un compromis fantasmé comme le dernier rempart d’une société sans cesse en proie aux velléités de guerre civile.

Tacticien politique :

« Toujours jouer le jeu du troisième homme pour avancer ses intérêts, être celui dont personne ne veut mais dont il faudra bien se contenter le cas échéant. En 1974, Chaban-Delmas en fit les frais, en 1981 Giscard d’Estaing, en 1988 Barre, en 1995 Balladur et maintenant, en 2002, c’était le tour de Jospin. » (p.152) Ajoutons peut-être Sarkozy et Villepin à la liste. Mais « qu’il est beau, l’assassin de papa !

Roi fainéant :

Pour gagner, la tactique ci-dessus est efficace – mais pour gouverner, lamentable : « cette stratégie de la destruction n’a permis à cet habile politicien de ne gouverner en tout et pour tout que trois fois deux ans avant de s’empêtrer dans un ultime quinquennat vicié dès l’origine. » (p.152) Après le 21 avril 2002, « Il fallait laisser le fanfaron de la Corrèze tuer sa bête du Gévaudan. (…) Au lieu de quoi, on lui offrit sur un plateau un consensus informe qui lui permettait une fois encore d’échouer tout en prétendant que tout le monde était d’accord pour qu’il en soit ainsi. » (p.157) « On », c’est notamment la gauche, naïve au point de croire à son slogan du « fascisme à nos portes », et veule de se coucher sans contrat négocié au second tour avec la pose cocasse d’aduler Chirac tout en « se bouchant le nez ». L’anesthésie sur fond de clameur antifasciste. Que faire ? – « Comme si de rien n’était… »

Adepte du « bon plaisir », réducteur de la Loi en démagogique agitation :

« La folie législative française, M. Chirac l’a portée à son point orgasmique : Quoi qu’il se produise, de grave ou de pas grave, d’accidentel ou de substantiel, pourvu que cela ait ému l’opinion une minute, il faut faire une loi (…) Une fois que la loi est faite, on a la conscience tranquille d’avoir agi. Et peu importe si la loi est en partie inapplicable (…), ou reste sans décrets d’application, ou n’est pas appliquée parce que personne n’y comprend rien… » (p.125) Le pire est que, dans la France contemporaine, c’est l’Exécutif qui fait les lois, le Parlement se contente de les entériner puisque le gouvernement est maître de l’ordre du jour et fait passer ses projets avant les propositions des Assemblées ; c’est l’Exécutif qui est comptable de la justice puisque le Président de la République est lui-même Président du Conseil de la Magistrature après avoir nommé nombre de ses membres. Séparation des pouvoirs ? – Allons donc ! C’est bon pour la télé.

Européen du rétroviseur :

« Avec son nationalisme cocardier et son ignorance profonde de tout ce qui n’est pas hexagonal, il n’est pas un Européen de conviction mais d’opportunité. Il a commencé par s’opposer violemment à l’Europe dans les années 1970. Rappelons l’accablant appel de Cochin en 1978… » (p.168) Jacques Chirac reste un conservateur rural, à teinture radicale d’avant 14, et surtout anti-américain – ça fait bien chez les intellos et dans la France profonde, toujours méfiante envers ce qui vient de « l’étranger ».

Telle est, selon Yves Michaud, la « malédiction Chirac » : « C’est bien le même homme qui, tantôt pourrit l’exercice du pouvoir de ses adversaires par ses agitations partisanes, tantôt est aux commandes d’une politique intérieure de pure simulation où le populisme et le conservatisme sont maquillés de compassion pour aboutir à l’immobilisme, d’une politique internationale où les grandes déclarations sur les droits de l’homme et l’écologie sont constamment démenties par un réalisme cynique, où l’empirisme et l’opportunisme font fonction de politique européenne » p.171.

La conclusion du « Précis » est digne de Cicéron : « Il fallait donc se débarrasser de M. Chirac, non par esprit partisan mais par rationalité politique » p.171. Et encore, le meilleur : « Que dire de plus alors qu’on a déjà l’impression d’avoir exagéré ? Que c’est seulement la réalité qui est exagérée – au sens propre de surréelle » p.129. Aujourd’hui, il y a Trump, Boris Johnson, Mélenchon comme bouffons, mais Jacques Chirac a soigneusement savonné la planche dans laquelle tous sont tombés ! On ne me fera pas aduler un tel histrion !

Yves Michaud, Précis de recomposition politique, collection Climats, Flammarion 2006, 298 pages, €18.30 e-book Kindle €14.99

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Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet

Le mode de vie contemporain a bouleversé les relations humaines traditionnelles : celles du couple, de la parenté, de la famille, de l’amitié, des affaires. Le film aborde tout cela.

Il commence comme un Truffaut des années 1960, montrant un jeune homme et une jeune femme au début de leur union. Mais le personnage principal, contrairement à Truffaut, est ici la femme : fraîche, ingénue, décidée. Plus de chichi bourgeois victorien, elle dit oui ou non directement, sans fioritures ni faux-semblants. Première leçon de la modernité : les relations entre les êtres sont désormais directes, immédiate ; elles veulent se fonder sur la vérité et la sincérité des désirs.

Le mari de la jeune femme est au chômage depuis un an ; il ne cherche pas de travail, il s’en fout, il survit – tant que ça dure… Sa moitié cumule les temps partiels ici ou là, dans la saisie informatique, la mise en page, la vente en boulangerie. Seconde leçon de la modernité : les relations stables sont terminées, on vit le temps du provisoire et chacun se débrouille dans des activités éclatées. Le couple, bâti pour un autre temps où l’avenir pouvait se tracer, ne résiste plus au zapping contemporain. Chacun doit changer de peau comme il change de métier, de chemise ou d’habitudes. Les relations évoluent comme l’existence. Pour les deux jeunes gens, c’est la séparation, puis le divorce.

Nelly (Emmanuelle Béart) en parle à une amie plus âgée (Claire Nadeau), dont le mari a divorcé d’un premier mariage pour l’épouser et lui donner deux enfants. Cela ne l’empêche pas de revoir son ex–femme et de jouer les étalons au point qu’elle attend un autre enfant de lui. Troisième leçon de la modernité : le zapping imposé par l’existence contemporaine est plus facile aux hommes. Il est en phase avec leur tempérament explorateur et volage. Seules les femmes doivent s’inscrire dans la durée pour cause de maternité et d’enfants à élever.

L’amie présente Nelly à Monsieur Arnaud, l’un de ses anciens amants, un vieux magistrat entré dans les affaires. Quatrième leçon de la modernité : la succession des générations à l’image de celle des saisons, c’est terminé. On s’aime désormais transversalement, sans durée, sans projet, vieux et jeunes mêlés, les ex entre eux ; rien n’empêche plus rien, les tabous sociaux traditionnels ont sauté.

Monsieur Arnaud est incarné sur la toile par Michel Serrault, très français, très chic, humaniste et ronchon. C’est un sage, toujours critique mais attentif, tout à fait dans la culture française. Il se met à préférer brusquement les êtres aux livres, après avoir fait l’inverse toute sa vie. Cela parce qu’il passe de l’autre côté du miroir et se met à écrire lui-même un livre. Il vend tout ce qu’il ne lit plus parce qu’il crée : il rédige ses mémoires. Il embauche Nelly pour lui taper son texte. Cinquième leçon de la modernité : l’aujourd’hui exige de ne vivre qu’au présent. Lorsque l’avenir n’est plus écrit nul part, nul ne lit plus les histoires du passé et n’existe plus que dans l’instant. Et l’on prend les êtres tels qu’ils viennent, ici et maintenant, voire sur le tapis, dans le tout, tout de suite caractéristique de l’époque post-68.

Plus de livres donc plus de destin mais la vie telle qu’elle se présente, au hasard. Les mémoires ne sont plus des leçons pour l’histoire mais un recueil vivant d’anecdotes, d’instants humains dont on aime à se souvenir. Il y a peut-être ici une sixième leçon de la modernité concernant la littérature.

Monsieur Arnaud sera amoureux de Nelly mais la respectera. Elle n’aura de liaison qu’avec l’éditeur du magistrat, jeune et fringant célibataire qui veut « s’établir » comme dans la tradition (Jean-Hugues Anglade). Mais elle rompt, elle « est bien comme ça » dans l’éphémère, l’adolescence prolongée qui correspond si bien à l’époque au prétexte de « liberté ». Monsieur Arnaud a été mauvais époux et mauvais père, magistrat colonialiste puis homme d’affaires impitoyable. En écrivant ses mémoires, il revient sur lui-même, se juge, assume son existence à l’aide de sa vaste culture. Il apparaît comme un phare, une référence morale dans la tempête moderniste pour une Nelly à la dérive. Septième leçon de la modernité : la culture est ce qui reste quand tout a été emporté. La culture humaniste française permet de vivre, de s’accorder au monde tel qu’il va, de trouver le bonheur même dans les bouleversements chaotiques contemporains.

Monsieur Arnaud va aider Nelly à mûrir, il reprendra sa femme après un divorce de 20 ans parce qu’elle se retrouve brutalement seule à la mort de son second mari. Il soutiendra son adversaire en affaires, ruiné par lui. Il fera un voyage pour revoir son fils, informaticien à Seattle, que tout sépare en termes de conception de la vie. Huitième leçon de la modernité : la sagesse est avant tout de se préoccuper des êtres, non des choses. Mais l’on ne devient sage qu’une fois bien avancé dans l’existence.

Avis aux jeunes couples tentés de s’éclater avant d’éclater leur union : l’égoïsme sacré est une impasse. C’est un signe d’adolescence prolongée, une crispation névrotique sur la jeunesse. Dans le couple, la paternité, l’amitié, les affaires, le chacun pour soi, tout cela apparaît comme un leurre. Sauf à avoir la force de rester solitaire, il faut accepter le compromis, l’éternel compromis avec les êtres, où chacun met du sien, pour que perdure un semblant d’ordre humain.

Mais Claude Sautet est optimiste : même prolongée, attardée, l’adolescence finit par passer, et l’on découvre les valeurs de l’âge mûr, celles que l’humanisme classique a rendu éternelles.

DVD Nelly et Monsieur Arnaud, Claude Sautet, 1995, avec Michel Serrault, Emmanuelle Béart, Jean-Hugues Anglade, Claire Nadeau, Michael Lonsdale, Françoise Brion, Michèle Laroque, Charles Berling, StudioCanal 2001, 1h42, €12.49

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Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément

Né en 1950, énarque à 32 ans et diplomate, conseiller de deux ministres des Affaires étrangères puis de deux présidents pour l’Europe, Pierre Ménat a été ambassadeur en Roumanie, Pologne, Tunisie et Pays-Bas. Pour lui, la France a besoin d l’Europe, faute de quoi elle serait riquiqui, sous la domination économique de la zone mark ou du dollar et sous la domination politique des Etats-Unis – comme l’Europe a besoin de la France, sans laquelle elle ne serait pas, l’Allemagne pesant d’un trop grand poids sans contrepartie.

Dans cet essai-bilan en deux volets, l’auteur dresse un historique de la construction européenne, indispensable pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui, puis propose un certain nombre de réponses aux critiques les plus recevables. Il s’appuie notamment sur le réquisitoire fait en 2003 devant l’Assemblée par Philippe de Villiers, brillant polémiste, qui explique les refus successifs du Traité en 2005 et les votes populistes en 2017. Le clan des mécontents de leur sort font de « Bruxelles » le bouc émissaire commode de tout ce qu’ils rejettent : la mondialisation, la désindustrialisation, la dérèglementation, l’ultralibéralisme, le recul de l’Etat-Providence – et le trop d’impôts.

Depuis le projet initial favorable à la France, les pays ont avancé pragmatiquement au gré des changements historiques, diluant la France dans les 28 Etats membres (bientôt 27).

Quatre erreurs majeures ont affecté l’Union :

  1. l’entrée du Royaume-Uni, toujours fermement arrimé aux Etats-Unis et farouchement îlien, qui a sapé de l’intérieur la construction à visée fédérale pour tendre à la limiter à une vaste de zone de libre-échange ;
  2. la réunification allemande, qui a fait passer la RFA au premier rang pour la population et lui a assuré une clientèle fidèle de pays de l’Est ;
  3. l’élargissement brutal à dix pays supplémentaires en 2010 qui a changé l’identité et les institutions, introduisant des Etats avides de souveraineté retrouvée et adeptes du parapluie américain lointain contre l’ennemi russe trop proche ;
  4. enfin le lamentable abandon institutionnel du traité de Lisbonne pour la double souveraineté (Etats et population) qui a assuré à l’Allemagne une prépondérance évidente avec ses alliés économiques, et pourrait donner à la Turquie un poids prépondérant, si jamais elle devait entrer.

C’est l’histoire qui a abouti à ce mélange de renoncements et de lâchetés politiques, tout en assurant quand même quelques réussites majeures, tel l’euro, Airbus et Aérospatiale. Les maillons cachent la chaîne et il est nécessaire de reconstituer la perspective d’ensemble pour y voir clair. Ce que l’auteur fait brillamment, d’un style simple qu’on dirait parfois dicté, parfois repris de fragments de rapports diplomatiques, mais toujours lisible. Ainsi, l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, sous les coups de boutoir à la fois des gaullistes et des communistes, a fait échouer la fameuse Europe de la défense qu’on appelle aujourd’hui de nos vœux. Mais on oublie trop souvent que le général de Gaulle lui-même voulait une Confédération d’Etats pour l’Europe, « faire de cette organisation l’une des trois puissances planétaires » (Mémoires de guerre). Ce que l’on aimerait aujourd’hui afin de contrer l’offensive industrielle chinoise, l’offensive numérique américaine et sa prétention à nous imposer ses lois extraterritoriales…

Le projet européen reste cependant très différent d’un pays à l’autre : la France, dans l’histoire « pays de commandement », rêve toujours d’une « Europe puissance » et d’interventionnisme étatique tandis que l’Allemagne, échaudée par l’hyperinflation des années trente et la dictature nazie, rêve de règles claires, de discipline budgétaire et du parapluie militaire américain ; et que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni préfèrent le libre-échange et le libéralisme poussé à tout carcan contraignant. L’Union européenne ne peut vivre que de compromis, sans qu’un modèle ne l’emporte sur l’autre.

Le Royaume-Uni a habilement manœuvré pour obtenir des avantages par des exceptions, jusqu’à sa sortie programmée. Reste le couple franco-allemand, écartelé dans sa vision respective, mais forcé à s’entendre pour survivre et avancer. Jamais « l’Europe » n’acceptera les gros impôts clientélistes et l’interventionnisme d’Etat français ; jamais la France n’acceptera l’ultralibéralisme batave ou l’ordo-libéralisme allemand rigide. Les autres pays se sont réformés progressivement, ayant fait reculer l’intervention de l’Etat au profit de l’emploi et de la croissance, et cela n’a pas trop mal réussi. La France, avec ses prélèvement obligatoires record, son système social hypertrophié qui dysfonctionne et ses carcans réglementaires sur les échanges et l’emploi, n’a pas de leçon à donner : sa population se révolte – pas celle des pays partenaires.

Faut-il pour cela sortir de l’Europe, dans un Frexit aussi aventureux qu’utopique ? Non, répond l’auteur de façon argumentée. Il décline sur 45 pages huit critiques faites à l’Union dans son chapitre IX.

Abandon de souveraineté ? Oui pour la monnaie, mais c’est heureux sous peine d’être dominé par d’autres, dont le mark ou le dollar. Mais cela n’empêche pas de chercher une meilleure « gouvernance » de la zone euro par les pays qui y adhèrent et un meilleur usage des marges de manœuvre et des instruments européens pour notre budget. Dans les domaines de souveraineté volontairement partagée (par décision des chefs d’Etat et de gouvernement successifs), il est nécessaire de faire respecter la subsidiarité et de trouver des solutions efficaces sur l’immigration, l’énergie et le climat. Mais tout citoyen d’un Etat de l’Union est aussi citoyen de l’Union – ce qui lui permet de se présenter aux élections et aux postes de la fonction publique des autres pays, ce qu’on ignore trop souvent.

Trahison du vote populaire contre la Constitution européenne par la ratification parlementaire du Traité de Lisbonne ? Les proposition institutionnelles reprises n’ont pas été celles qui ont été critiquées ; quant à celles qui le sont, elles ont été reprises telles quelles des traités antérieurs, dont celui de Rome en 1957 ou celui de Maastricht en 1992 – que par exemple Mélenchon a approuvé.

Excès de libéralisme ? Contrairement aux Français, les autres peuples sont plus pragmatiques et moins idéologues. Mais la politique de la concurrence ne s’est pas accompagnée d’une politique industrielle, dont le refus de la fusion Alstom-Siemens est le dernier exemple malheureux, sur des considérations juridiques et non d’opportunité économique. Pour que l’Europe « protège », la France doit poursuivre son effort de conviction sur les autres.

Austérité ? Sans aucun doute, au moins de « rigueur » pour ajuster ses dépenses à ses recettes. Ce pourquoi la monnaie européenne est forte et permet d’importer du pétrole et des matières premières sans peser sur les coûts de production ; ce pourquoi les emprunts des Etats de la zone euro sont prisés sur les marchés, permettant un endettement à taux réduits (notamment les OAT françaises) ; ce pourquoi la Grèce a été sauvée de ses démons clientélistes par des prêts faramineux. Mais si d’aventure un grand pays comme l’Italie faisait défaut, la zone euro ne dispose pas d’instruments à la mesure du risque.

Elargissement négatif ? Oui car les chefs d’Etat et de gouvernement (dont Chirac) ont été incapables de négocier un compromis institutionnel AVANT l’entrée des dix pour limiter le nombre de commissaires (un par Etat !) engendrant depuis une inflation réglementaire inévitable, chacun devant justifier son poste. Quant à l’abandon de l’occupation de Chypre au profit de l’intégration, elle a fourni des armes à la Turquie, qui exige d’entrer alors que personne ne le veut parce que ce pays musulman de 100 millions d’habitants ferait basculer l’Union européenne dans une vaste zone de purs échanges sans aucune identité culturelle. D’où la montée des extrémismes à droite, alimentés par la dérive autoritaire et pro-djihadiste d’Erdogan.

Immigration ? Les décisions de l’Union ne sont pas appliquées et nombre de pays font cavalier seul, à commencer par l’Allemagne de Merkel qui accueille sans prévenir ses partenaires de Schengen « un million » de réfugiés ! L’Italie de Salvini a raison de dire que l’Europe ne l’aide pas.

Europe-puissance viable ? L’Union est de fait une puissance, par son poids démographique et économique dans le monde. Mais elle ne s’est pas dotée des attributs de la puissance que sont une diplomatie commune et une force armée. Les atlantistes ne jurent que par l’OTAN les européistes que par l’armée européenne : mais la seule force crédible, à part celle de la France, est celle du Royaume-Uni qui sort de l’Union… La seule période où l’Union européenne a agi efficacement a été lors de la présidence du Conseil européen par Nicolas Sarkozy : il a très bien géré la crise financière de 2010 et la guerre russo-georgienne tout en commençant à régler la crise grecque. L’échec lamentable de l’Union lors de la crise ukrainienne ultérieure montre combien l’absence de volonté politique (Van Rompuy et Tusk) rend l’Europe incolore et inexistante.

Coût ? La France a longtemps bénéficié de la politique agricole commune et de l’aide aux régions défavorisées ; c’est à son tour d’aider les autres, étant le troisième contributeur net au budget européen.

L’Europe n’est pas la France et qui veut aller de l’avant doit quitter le cocon idéologique confortable et la croyance d’être un pays-phare pour se regarder au miroir de ses partenaires. Non seulement les autres pays prélèvent moins de taxes et d’impôts et vivent mieux, mais une part importante de notre population se sent délaissée, déclassée, méprisée et tourne en rond avec un gilet jaune sans trop savoir quoi faire que de l’exprimer avec violence. Peut-être serait-il temps de quitter les postures pour se mettre pragmatiquement à l’ouvrage ? Les puissances jouent chacun pour soi, seuls les pays européens de l’Union ont décidé d’en discuter entre eux. Pour les Français, il est temps de mettre sur la table tous les sujets qui fâchent et cet ouvrage y aide, replaçant dans l’histoire longue les petits problèmes d’aujourd’hui.

Il sera utile aux étudiants par son panorama au galop de l’histoire de la construction européenne, aux citoyens qui s’apprêtent à voter pour leurs députés au Parlement européen et se demandent pour quoi faire, à tous les curieux de cette institution inédite qui cherche à mettre en commun certains pans de souveraineté tout en souhaitant conserver à chacun son identité propre.

Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément, février 2019, L’Harmattan éditions Pepper, collection Témoignages dirigée par Sonny Perseil, 319 pages, 29€

Pierre Ménat est également l’auteur d’un roman, Attendre encore, chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Col de Yaouricunca au Pérou à 4300 m

Nous reprenons l’ascension des pentes par une vallée latérale creusée par un torrent clair et bouillonnant. Après quelques centaines de mètres, le village ne se voit plus, caché dans un creux pour éviter le vent. Le pays est fait pour la guérilla avec son art millénaire du camouflage. La montée est lente, assez progressive.

Après quelques jours de trek, surtout après avoir connu divers types de temps (soleil, vent, pluie), chacun a appris d’expérience ce qu’il est nécessaire de transporter dans le sac qu’il porte sur le dos toute la journée. En fonction de sa vigueur physique, un compromis est toujours à faire entre ce qui est utile et l’excès de poids. L’objectif est d’avancer confortablement. Surtout en altitude, il n’est pas bon de dépasser 10% de son propre poids. Avec la gourde qui fait un litre et demi, la veste polaire et le coupe-vent, une cape de pluie, un tee-shirt thermolactyl de rechange (pas lourd et bien utile !), casquette, foulard, lunettes de soleil, crème solaire, couteau de poche, on atteint vite la limite. Il faut rajouter à cela une petite pharmacie, au moins de quoi soigner les ampoules, les appareils photo – et le carnet. Nous avons souvent le pique-nique du midi à porter en plus et le sac au matin (gourde pleine et repas complet) est plutôt chargé ! Beaucoup de gens du groupe hésitent à utiliser les pastilles de Micropur pour désinfecter l’eau des sources. Ils préfèrent acheter de l’eau minérale ou prendre de l’eau bouillie. Cela part d’une vision plus superstitieuse que rationnelle de l’écologie. Il y a certainement plus de chimie dans la boisson à l’orange dont ils raffolent, ou dans le vin bon marché « Gato Negro », que dans l’eau désinfectée : au moins on sait ce qu’il y a dans la pastille ! Cela ne les empêche nullement de se bourrer d’antichiasse, qui dérégule complètement la flore intestinale. L’ère scientifique engendre autant d’irrationnel que l’ignorance médiévale. Trop protégés, assistés, les gens sont pour la plupart complètement immatures hors de leur métier bien précis. Il est bien loin l’idéal Renaissance de l’homme complet !

Quatre oiseaux volent au-dessus de la montagne pelée. Ce sont des ibis : long bec, col fauve, robe beige, hautes pattes, le bord des ailes et la queue noirs. Leur cri prend une résonance éthérée dans l’air rare. Diamantin, naturellement, ne peut s’empêcher de faire remarquer qu’il « déteste les oiseaux » et « préfère les poissons » – ce dont tout le monde se fout. Curieuse, cette façon d’énoncer ses goûts à la cantonade comme pour en imposer à l’opinion. Pierre Bourdieu, le sociologue à la mode, a décrit jadis cette attitude socialement marquée de « se distinguer ». En transformant une culture en nature, le bourgeois se définit lui-même comme élite. « Branché » obsessionnel, Diamantin l’est peut-être par peur du vide intérieur. Même chose hier soir, où il déclarait « avoir assisté à toutes les fêtes musulmanes », tandis qu’il trouvait « les Juifs très tolérants ». L’islam est branché car, ce que l’on craint, on tente de l’apprivoiser culturellement. D’autant que trouver le judaïsme « tolérant » est un paradoxe qui apprend plus sur la stratégie de celui qui l’énonce – en louant l’allié on désigne clairement l’ennemi – qu’il n’approche de la vérité.

Nous nous élevons lentement vers le col de Yaouricunca, à 4300 m, face à la montagne Abramalaga (selon Juan de « abra » = le col, et « malaga » = massif). Une chapelle en murs de pierres et toit de tôle ondulée est élevée au col ; elle contient un Christ naïf au pied duquel il sied d’allumer une bougie. En contemplant le glacier étincelant, Gisbert à l’œil de lynx aperçoit au loin des condors. Pas ça ? Si, el condor pasa ! Jumelles aux yeux, nous distinguons effectivement quelques minuscules croix noires qui planent au-dessus de la glace. Nous reprenons le chemin. Les chaussures font rouler quelques pierres mais surtout des crottes de lamas qui ressemblent à de petites olives. Pas d’odeurs dans la montagne, l’altitude tue les bactéries. Seul flotte le parfum de la terre humide près des ruisselets et celui des crottes de mules fraîches écrasées. L’herbe est rase, en touffes épaisses sur lesquelles il est agréable de marcher quand cela est possible. Certaines touffes sont piquantes. Nous marchons aussi sur des plantes rases et serrées en étoile dont on ne connaît ni l’espèce ni le nom. De petites fleurs bleu vif pourraient être des gentianes des Andes.

Sur le chemin, trois ponchos rouges sont posés comme de grosses fleurs. Ce sont deux fillettes et un garçonnet. Ils attendent sur le sentier pour offrir des patates cuites aux touristes et discuter un peu. Pourtant, des touristes il n’y en a pas beaucoup, un groupe tous les 15 jours, parfois deux, comme celui qui nous suit et passera ici demain. Ce qu’ils veulent surtout ? Qu’on les prenne en photo. Eh oui ! Ceux des villages en ont, prises et envoyées par les groupes précédents, ils en veulent aussi. Nous nous exécutons. Et c’est un plaisir. Genara et Laurença, les deux filles de 13 ou 14 ans sont jolies, le chapeau-assiette crânement incliné sur l’oreille droite, la barrette métallique sur la frange, le gilet pourpre. Le garçon, Roberto, dix ans peut-être, a une grâce étonnante. Encadré par le chapeau de paille rond, son visage a les traits réguliers, son teint est rehaussé par la couleur vermillon de son poncho. De grands yeux sombres lui mangent les joues presque sans pommettes et son petit nez volontaire est un peu retroussé. Lèvres entrouvertes, dents blanches, il a l’air rêveur, un peu perdu. C’est un petit frère délicat, déguisé comme une poupée par ses sœurs, engoncé jusqu’au menton dans une succession de pulls et certainement aimé, en tout cas exhibé.

Une tache claire au loin sur le jaune de l’herbe : c’est le pique-nique. La pause de midi s’effectue dans un repli de terrain protégé de l’air qui coule depuis la vallée. Le soleil est bon, le rio chantonne sur les rochers. Sur un poncho fantaisie sont posés avec rigueur un bac plastique contenant des tranches de tomates et de fromage de Hollande, un bol de saucisson, des serviettes en papier, le pot de Nescafé et le sucre avec ses petites cuillères plantées au garde à vous, et diverses infusions en vrac. Autour de tout cela, dans un souci d’ordre et de symétrie, sont alignés comme des soldats à la parade les gobelets de plastique jaune pour la boisson. Quel souci du service !

Nous ne sommes pas loin d’une ferme et le chien du coin – noir, à collier – vient rôder autour du pique-nique pour grappiller quelques croûtes et chaque miette qu’il peut repérer. Charitablement, on lui envoie quelques morceaux de pain en trop qu’il avale goulûment, comme si sa vie en dépendait. Nous avons encore ces frites froides mayonnaise dans une salade de légumes qui nous paraissent culinairement bien étranges et plutôt lourdes à digérer.

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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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La Guerre des Rose de Danny DeVito

Sous Reagan président, l’Amérique coule des jours en apparence heureux : liberté d’entreprendre et aisance matérielle, fierté retrouvée. Sauf que… la société ne reflète les individus que statistiquement, chacun en son intime n’est pas forcément heureux malgré l’argent gagné et le succès social. C’est ce qui arrive au couple Rose, Oliver (Michael Douglas) et Barbara (Kathleen Turner).

Un avocat (Danny DeVito) reçoit un client qui veut divorcer. Celui-ci ne prononcera pas un seul mot, se contentant d’être tout ouïe, potiche idéale pour conter une histoire (il partira d’ailleurs sans divorcer…). L’avocat lui raconte comment – après treize ans ! – il s’est remis à fumer. Ce fut le jour où Madame Rose est venue dans son bureau pour le harceler sexuellement, ayant en vue de lui faire fléchir son mari pour qu’il lui laisse la maison. Il n’y a pas que les hommes qui soient coupables…

Mais commençons par le commencement. Il était une fois deux étudiants un jour de pluie. Lui, Oliver, étudie le droit et compulse dans une vente de charité le catalogue des objets présentés ; elle, Barbara, entre par hasard, les seins nus pointant net sous sa robe mouillée de pluie. Elle repère Oliver et le suit lors des enchères en attendant de prendre le ferry. Il veut une sculpture ivoire et elle renchérit. Non pour avoir l’objet mais pour ferrer le mâle – voire le contrer. Car elle est gymnaste au Collège et ne supporte pas qu’un homme puisse s’imposer. Lui la rattrape et l’embrasse avant le ferry – qu’elle ne prendra jamais car l’aventure se termine par une partie furieuse et conjointement désirée de jambes en l’air.

Mariage, deux gosses, sapin de Noël. Quatre ans plus tard, le couple n’a pas beaucoup d’argent mais émerge. Barbara offre à Oliver, qui seul travaille, une voiture : celle dont il rêve, une Morgan. Puis aux enfants qui ont 3 et 4 ans, des sucreries – au prétexte qu’assouvir les désirs sucrés empêche de devenir obèse. Sans transition, sept ans plus tard, les deux gosses sont gros et Barbara ne rêve plus que d’entreprendre autre chose de mieux réussi : installer une maison. Elle trouve une vieille bâtisse dont la propriétaire vient de passer l’arme à gauche et convainc Oliver de l’acheter en travaillant encore plus et en empruntant à la banque. Elle va passer des années à l’aménager elle-même, à la garnir de meubles, à la parer de tissus, à disposer des bibelots.

Les enfants désormais sont grands, ils partent au collège, la maison est parfaite – Barbara s’ennuie. American way of life, au secours ! Que faire quand on n’a plus rien à faire ? Que jouir de ce que l’on a mais sans le temps de le faire ? Car Oliver, qui a bâti sa réputation dans un cabinet d’avocats, travaille beaucoup et doit répondre à ses clients jour et nuit. Barbara est frustrée, elle voudrait qu’il la considère, qu’il s’intéresse de nouveau à elle. Mais elle a pris son indépendance depuis longtemps, pour les gosses, puis pour la maison. Les rôles ont divergé et Oliver saisit mal comment il devrait d’un coup en revenir aux premiers temps. Egoïste ? Oui mais par habitude, parce qu’elle a pris en main la maisonnée en le laissant tout seul gagner de l’argent (illustration parfaite du couple traditionnel). Et que l’argent n’est pas une rente mais un labeur de tous les instants pour séduire, entreprendre, réussir.

Le féminisme est-il soluble dans le couple ? Si Madame a ses tâches et Monsieur les siennes, tout va bien ; si Madame s’ennuie, alors les ennuis commencent. Barbara décide de vendre ses préparations culinaires dont la réputation commence à dépasser le cercle de ses amis. Elle fonde une société de restauration, demandant à Oliver de regarder le contrat – mais celui-ci tarde et oublie, ce sont les affaires de sa femme, elle peut se prendre en main puisqu’elle le veut. Mais ce n’est pas cela qu’elle veut au fond : elle voudrait qu’il s’intéresse à elle, à ce qu’elle entreprend. Il aime sa cuisine, notamment son pâté, mais ne supporte pas qu’elle raconte mal les anecdotes devant ses invités. Dans son monde professionnel il l’ignore, la rabaisse ; elle souffre de cette distance, de son rire qu’elle caricature.

D’où le divorce. Mais elle veut toute la maison en échange de l’abandon de sa pension alimentaire – car elle gagne toute seule bien sa vie. Gloire à l’ère Reagan : l’entreprise fait florès, chacun peut monnayer ses talents – sauf que chacun se retrouve forcément tout seul et que le couple selon la tradition et l’hymne à la famille qui va avec sont en contradiction avec l’entrepreneuriat concurrentiel. Oliver n’est pas d’accord : certes, elle a trouvé la bâtisse et tout aménagé, mais c’est avec l’argent qu’il a gagné lui que tout cela a pu être acheté. Le reconnaître, compenser, rendre à chacun son dû serait la moindre des choses.

Les gosses, désépaissis avec les années, sont à l’université et regardent navrés le naufrage, tout comme la bonne (Marianne Sägebrecht, pas encore baleine de Bagdad Café). Le fils (Sean Astin) est plus proche du père et la fille de la mère, tout comme celle-ci a son chat Kity (Tyley) et Oliver son chien (Benny). Kity passera sous les roues de la Morgan sans que le conducteur le fasse exprès, Benny passera à la moulinette de Barbara exprès. Un amoureux des chiens ne devrait jamais se mettre avec une amoureuse des chats.

Oliver reste épris de Barbara, mais celle-ci a cessé de l’aimer – si jamais elle l’a vraiment aimé, ce dont je doute, la première scène de rivalité pour la sculpture étant révélatrice de sa volonté de s’opposer, voire de dominer. Elle n’a aimé que le sexe, occasion d’exercer ses talents de gymnaste et, quand le sexe s’est refroidi, elle n’a pas aimé la vie commune.

L’avocat Gavin (Danny DeVito,) ami d’Oliver, raconte alors pince sans rire à son client muet candidat au divorce combien ce fut la guerre, la guerre des Rose, analogue à la guerre des Deux Roses dans l’Angleterre du XVe siècle entre York et Lancastre. Le territoire français une fois fermé aux barons anglais pour y faire conquêtes, la guerre civile des barons anglais entre eux était inévitable pour arriver, piétiner le voisin et monter plus haut que lui. Même chose pour les Rose : une fois les gosses partis et la maison aménagée, la guerre civile n’a pu que naître dans le couple.

Nous passons à la comédie dramatique : aucun ne veut faire de compromis, chacun veut garder la maison. Mais la femme plus que l’homme, qui n’y a mis que sa collection de porcelaines. Le bâtiment n’est d’ailleurs qu’un prétexte à savoir qui domine : lorsqu’Oliver, après moult péripéties drôlatiques que je vous laisse découvrir à loisir, propose à Barbara de lui laisser cette maison et tout ce qu’elle contient si elle lui déclare que la sculpture d’ivoire qu’elle a acquise en renchérissant plus que lui jadis est à lui – celle-ci refuse tout net. Signe que ce ne sont pas les biens matériels qu’elle guigne dans le divorce, mais bel et bien l’affirmation de son pouvoir. La scène où le gros 4×4 macho rouge de Madame (fort à la mode dans les années Reagan) chevauche la Morgan racée blanche de Monsieur en dit long sur le fantasme féministe de niquer le mâle. C’est aussi un peu l’Amérique contre l’Europe, les pionniers contre les traditions.

Tout se terminera… comme il se doit. Personne ne va gagner et, dans un ultime geste d’amour repenti que je vous laisse saisir, Oliver va prendre conscience que Barbara au fond ne l’a jamais aimé.

DVD La Guerre des Rose de Danny DeVito, 1989, avec Michael Douglas, Kathleen Turner, Danny DeVito, Marianne Sägebrecht, Sean Astin, €8.30, blu-ray €15.96

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Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll

Harry (Sergi López) est un fils à papa à l’accent portugais qui n’a jamais rien fait de sa vie et qui ne supporte pas qu’on le contrarie. Ses parents arrivistes lui ont donné un prénom anglo-saxon prétentieux (Harold) jurant avec un nom d’immigré des années 70 (Balestero). Il s’est trouvé adolescent complexé dans un lycée du Cantal, à admirer son condisciple Michel (Laurent Lucas) qui écrit des poèmes et commence une nouvelle dans le journal du bahut. Comme par hasard, il le retrouve vingt ans plus tard dans les toilettes d’une autoroute vers le sud.

Ce n’est pas ce que vous croyez, Harry n’est pas homo, il saute toute jupe qui passe et est présentement avec Prune (Sophie Guillemin), une ravissante idiote au prénom niais qui adore la baise. Mais il a fait une fixation sur le créateur qu’était Michel, futur romancier croyait-il, et ne l’a jamais oublié. Il connait même par cœur un poème de lui, un rien grandiloquent, éjaculation métaphysique d’adolescent sur les poignards de nuit.

Plutôt collant – rien ne doit résister à son désir – Harry invite Michel, sa femme Claire (Mathilde Seigner) et leurs trois gamines infernales (Victoire de Koster, Laurie Caminata, Lorena Caminata) au restaurant. Mais il fait très chaud, les enfants sont épuisés et énervés, l’antique auto familiale cliquette et n’a pas la clim (le cinéaste prend bien soin de ne jamais nous faire reconnaître la marque miteuse, sauf que le capot s’ouvre depuis le pare-brise). Il propose alors de « boire un verre » en les accompagnant jusque chez eux avec sa grosse Mercedes. Coincé par une politesse de lâche et bien qu’il n’ait pas reconnu Harry, Michel finit par accepter, demandant pour la forme à Claire si cela lui va. Celle-ci n’a pas d’objection valable et les deux voitures roulent vers la maison de campagne une ancienne ferme isolée au milieu de nulle part, à deux heures de route de « la ville » (Aurillac ?) où habitent les parents de Michel.

Peu à peu, insidieusement, Harry s’impose. Il prend dans sa voiture climatisée pour une partie du trajet Claire et la plus petite des filles qui pleure d’agacement ; il se propose de ramener Claire en panne au supermarché. Pour lui, habitué au fric et à ce que ses désirs de fils unique soient immédiatement réalisés, « il y a toujours des solutions ».

La chaleur a énervé toute la famille, la voiture médiocre en long trajet les a tous fatigués, la ferme en travaux constants est inconfortable, les grand-parents sont avides de voir leurs petites-filles tout de suite malgré « la double otite » de la plus jeune – et le ton monte vite entre les époux. Michel, qui n’a plus jamais écrit depuis ses 17 ans, enseigne le français à Paris à des Japonais. Il est pris par ses obligations familiales, son couple, sa ferme à restaurer, ses parents envahissants (Liliane Rovère, Dominique Rozan) – car il est le seul des deux fils à avoir réussi bourgeoisement un métier et une famille. Harry leur veut du bien, et ce qu’il leur propose au début n’est pas si mal : il leur offre une voiture neuve, un gros 4×4 Mitsubishi familial climatisé. Incompréhension, refus, acceptation provisoire sous forme de « prêt » – ce cadeau sera finalement digéré par la famille car vraiment utile, d’autant plus que la guimbarde initiale a des caprices de démarreur.

Fort de ce succès, Harry va plus loin. Il désire que Michel recommence à écrire, de ces textes qui l’ont ravi jadis. Qu’il reprenne par exemple la nouvelle inachevée intitulée « Les singes volants ». Le prof devenu adulte et rangé trouve cela « absurde », pour lui ces fantasmes sont du passé, il a d’autres préoccupations terre-à-terre indispensables. En bref tous les prétextes que l’on prend, une fois adulte, pour oublier ses élans d’adolescence et se réduire au rôle social que le système et les parents vous ont préparés. Harry, en ce sens, a raison de forcer Michel, d’instiller le désir de reprendre sa vie créatrice interrompue par la vie matérielle du couple et de la progéniture.

Mais Harry se croit tout-puissant, peut-être compense-t-il un complexe d’infériorité dû à ses origines, malgré la richesse transmisse par papa (dont le décès n’est peut-être pas innocent). Il veut régler un à un tous les problèmes et intimide chacun en disant carrément ce qu’il pense ; il manipule même les gens en les prenant au piège de leurs contradictions. Les parents de Michel sont-ils toxiques et envahissants ? Ils exigent de voir leurs petites-filles de suite, ont décidés sans en parler de refaire la salle de bain de la ferme du fils en rose « fuchsia », déprécient Claire devant elle… Ils doivent disparaître. Et c’est un jeu d’enfant que d’emprunter une camionnette en livraison, de sonner à leur porte en pleine nuit, de les inciter à suivre pour aller au secours de Michel « qui a des problèmes », puis de les pousser dans le ravin. Ni vu, ni connu, le père de Michel était interdit de conduite sur les longs trajets en raison d’une maladie.

Le frère Eric (Michel Fau), venu pour l’enterrement, est un loser en pantalon cuir, veste de daim à franges, cheveux longs et amours compliqués, qui dénigre ouvertement les œuvres adolescentes de Michel retrouvées dans sa chambre. Il doit disparaître. Et c’est un jeu d’enfant que de l’inviter à monter dans la Mercedes pour le trajet jusqu’à la ferme où il s’est invité pour « la fin des vacances », puis de simuler une crevaison et de lui faire son affaire. En prétextant ensuite qu’il a vitupéré toute la famille et décidé de repartir chez lui. Qui va s’en inquiéter puisqu’il est ainsi : fantasque, et qu’il vient de rompre au téléphone avec celle (ou celui) qu’il baisait depuis deux mois. Cet instable, toxique lui aussi, ne manquera à personne.

Mais Sarah, la seconde des filles qui a dans les 5 ans, se tient derrière Harry lorsqu’il ouvre le coffre où gît le cadavre d’Eric et récupère le portable qui sonne pour le briser volontairement sur la carrosserie. A-t-elle vu ? A-t-elle compris ? Le spectateur saisit en tout cas à ce moment-là que Harry ne peut plus s’arrêter même s’il le voulait. Il lui faut faire le vide autour de Michel pour qu’il retrouve sa personnalité et son talent, qu’il se remette à écrire sans tous ces parasites qui lui sucent l’énergie. Lors d’une conversation, il s’en ouvre à son ex-condisciple qui, effaré, le renvoie dans ses buts en lui disant que chacun vit sa vie comme il l’entend, avec les compromis qu’il accepte, et que lui Michel par exemple, ne demande pas à Harry de se séparer de Prune qui « est idiote » parce que cela inhibe son intellect !

Harry, logique, se dit qu’il a raison et exécute Prune sur l’oreiller. Il descend le cadavre du second étage de la ferme par l’escalier, en pleine nuit, mais le bruit intrigue Michel qui s’était réfugié aux chiottes pour écrire. Car écrire à nouveau le titille et Claire ne comprend pas ; il en rêve, fait des insomnies, se lève alors pour griffonner assis sur le siège des toilettes. Au vu de Harry qui farfouille pour trouver un sac afin d’envelopper la tête ensanglantée de Prune, il se laisse embringuer dans le recel de cadavre, l’aide à transporter le corps jusqu’au puisard sans fond qu’il rebouche épisodiquement depuis des années pour empêcher les filles d’y tomber.

Encouragé par cette acceptation, Harry croit venu le moment d’en finir et de libérer Michel de ses liens bourgeois qui l’empêchent de créer. Il choisit deux couteaux de cuisine dans le tiroir et en tend un à son ami, lui proposant d’aller égorger Claire tandis que lui s’occupera des filles. Michel, sur les premières marches d’escalier face à lui, est sidéré. Comme Harry s’avance pour exécuter le plan qu’il a lui-même imposé, Michel résiste, passivement mais sans trembler. La lame du couteau s’enfonce dans les côtes de Harry et lui perce le cœur, cet organe physique dont il n’a pas l’équivalent affectif.

Car Michel a appris au contact de Harry. Celui-ci l’a réveillé de sa léthargie, il lui a montré comment devenir lui-même. Si Michel rejette absolument les excès de Harry, il convient qu’il ne lui faut en effet pas toujours se soumettre, ni aux enfants toujours plus exigeants, ni à son épouse qui attend lui tout et le reste, ni à ses parents qui le considèrent comme un éternel mineur. Il faut poser des limites. Michel regimbe contre Claire qui lui demande pourquoi il écrit ; il résiste de même à Harry lorsqu’il lui propose l’impensable : tuer sa femme et ses propres enfants. Harry mort, rien de plus simple que de lui faire rejoindre Prune dans le même trou. Qu’il rebouche à force de brouettes dans la nuit. Harry, énervé le jour d’avant, par un caprice d’enfant gâté a « eu un accident » avec sa belle voiture et est revenu à pied : il ne laisse aucun indice.

Et c’est un Michel épuisé mais apaisé qui voit le matin suivant, la tête claire au point d’écrire une nouvelle plus personnelle que sa femme cette fois apprécie, et de rentrer dans le silence des filles, calmées par la climatisation de la puissante voiture familiale, cadeau de Harry.

Aucun scrupule à avoir, nous dit le film ; chacun doit vivre sa vie avec le minimum de contraintes, surtout sociales et familiales. Nous sommes bien à l’orée du nouveau millénaire – avant tout égoïste et volontiers narcissique – où les enfants gâtés représentent la quintessence de la société (voyez Sarkozy ou Trump…). Les relations humaines sont toujours plus complexes que le simple dilemme entre amour et détestation : ceux que l’on aime peuvent être chiants ou même toxiques, à chacun de poser de nettes limites de ce qui est acceptable ; ceux que l’on déteste peuvent voir mieux que vous ce qui vous contraint, à chacun de mesurer le vrai qu’ils expriment. Le climat du film passe de l’ordinaire à l’exceptionnel, de la civilité à la sauvagerie ; il oblige à se recentrer sur ce qui importe le plus : sa création (ses enfants, son écriture). Ce n’est pas un film d’action mais de suspense – Hitchcock n’est pas loin !

DVD Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll, 2000 avec Laurent Lucas, Sergi López, Mathilde Seigner, Sophie Guillemin, Liliane Rovère, Dominique Rozan, Michel Fau, Victoire de Koster, Laurie Caminata, Lorena Caminata, M6 vidéo 2004, 112 mn, édition collector €24.80, édition simple €5.75

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The Grand Budapest Hotel

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Un film étrange, décalé dans le temps et les mœurs, en forme de conte moral. Nous sommes il y a un siècle dans un royaume germanique d’Europe centrale, le Zubrowka imaginaire au nom de vodka… où est de bon ton d’aller prendre les eaux. L’hôtel chic est donc « grand » et de prestige, il reçoit princesses, duchesses et comtesses, sans parler des bourgeois enrichis comme les ambassadeurs, docteurs et autres décideurs. L’âme de l’hôtel est le maître des clés, le concierge Gustave H. (Ralph Fiennes). Il se montre à la fois autoritaire et commercial, pédéraste et gigolo, élégant et d’humour tout britannique (les mœurs de même) – en bref prêt à tous les compromis pour assurer à la clientèle le meilleur service.

Il trouve engagé sans qu’il soit au courant un nouveau Lobby Boy adolescent (garçon d’étage), qui se nomme Zéro Mustapha (Tony Revolori). Zéro parce qu’il ne sait rien, n’a aucune compétence, n’a fait aucune étude et vient d’un pays de bougnoules qui n’arrête pas de se massacrer. Mais Zéro est justement la page blanche qui va permettre à Monsieur Gustave d’imprimer sa marque, de l’intégrer à sa société d’adoption et d’en faire son héritier.

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L’Europe change, la Mitteleuropa cosmopolite et policée disparaît, laissant place à la brutalité prussienne d’abord et nazie ensuite. Les grands de ce monde meurent, leurs héritiers se déchirent pour de sordides histoires d’argent, bien loin de l’honneur et du service qui était de mise avant. La vertu, dès lors, est de ne pas en avoir : c’est de s’adapter ! D’où le côté à la fois dandy et théâtral de Gustave. Quoi de mieux qu’un larbin doré habitué à tout, et d’un immigré adolescent désirant s’assimiler ?

La grande comtesse habituée de The Grand, Madame Villeneuve Desgoffe und Taxis (Tilda Swinton), est solitaire parce que ses fils et filles n’attendent que sa mort pour l’héritage. Elle se trouve entourée d’attentions (et plus car affinité) par Monsieur Gustave, qui la contente de toutes les manières. Ce pourquoi, quand elle meurt, elle lui lègue le tableau inestimable qui le représente le mieux, un Garçon à la pomme, que Gustave décrit comme la fragilité du passage de l’enfance à l’adolescence. Pâte malléable, le garçon de cet âge a devant lui tous les possibles, toutes les expériences, tous les apprentissages. Il est l’éternel avenir, la quintessence de ce que l’on demande à un serviteur des Grands : ne jamais être lui-même mais toujours en devenir, mimétique avec ceux qu’il sert. Beau et changeant – vain.

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Monsieur Gustave aime les jeunes garçons autant que les vieilles dames ; le sexe avec eux n’engage pas mais le cœur, si. Tout est allusion et illusion, mais retrouver à la frontière dans le train comme chef du détachement militaire qui contrôle les passeports un ancien client, qu’il a connu enfant solitaire et à qui il a fait beaucoup de bien, permet le contre-don nécessaire à laisser libre le nouveau Lobby Boy sans papier. Lequel n’est pas intéressé à en savoir plus, car non seulement il se peint au crayon une fine moustache pour faire adulte mais il aime les filles, notamment l’apprentie du pâtissier Mendel.

The Grand Budapest Hotel zero et la fille patissier

Action, testament révisé, poursuite en luge, effets de surprise, évasion de forteresse par un tunnel creusés aux pics dissimulés en pâtisseries, quiproquos cocasses, quête policière, mafia des concierges de palaces, tueur et témoins assassinés par les fils voués aux nazis, cela dans un décor suranné volontiers kitsch (façade rose bonbon, funiculaire jouet, château immense aux couloirs interminables, téléphériques qui se croisent en altitude) – tout est fait pour dépayser et composer un conte baroque sur Le monde d’hier.

L’histoire est dite par un écrivain dandy (Jude Law) lorsqu’il rencontre après la chute du communisme le mystérieux propriétaire du grand hôtel (F. Murray Abraham) qui n’est autre que Zéro, héritier de Gustave qui a hérité de Madame. Le palace est délabré, presque vide. La société n’est plus la même et si les êtres solitaires sont toujours clients, ils sont bien moins nombreux.

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Le seul héritage qui vaut, au fond, apparaît comme le message cosmopolite de la défunte civilisation Mitteleuropa : mieux vaut adopter que générer, le sang ne préservant ni l’honneur ni la vertu ; mieux vaut s’ouvrir aux autres cultures, la pureté de la race engendrant esprit obtus et barbarie égoïste ; mieux vaut aimer que haïr, la solitude écartée valant reconnaissance éternelle ; mieux vaut résister que se laisser faire, puisque l’avenir se construit contre l’apathie.

Drôle, rebondissant, coloré, voilà un bon film d’hiver.

DVD The Grand Budapest Hotel + A bord du Darjeeling Limited, de Wes Anderson avec Ralph Fiennes, F. Murray Abraham, Tony Revolori, Owen Wilson, Adrien Brody, blu-ray Pathé 2015, €14.99

The Grand Budapest Hotel seul, 20th Century Fox 2014, blu-ray €14.99, normal €8.49

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Réformer la Ve République ?

Ces institutions, nées à la fois de la déroute de la IIIe sous l’avancée allemande et de l’explosion de la IVe à cause de la crise algérienne, sont une création du général de Gaulle. Elles visent à assurer l’efficacité de l’Exécutif pour les décisions qui divisent, en même temps qu’elles maintiennent le lien démocratique par l’élection directe du président de la République et par l’usage du référendum. Après quatre décennies d’instabilité institutionnelle et de versatilité politicienne des constitutions précédentes (1918-1958), cela fait près de six décennies que l’actuelle fonctionne à peu près bien malgré démission, décès présidentiel, alternance, cohabitation et état d’urgence.

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Pourquoi donc la « réformer » ?

Changer le thermomètre lorsque la température monte ou parce qu’elle ne vous convient pas est un travers politique très français. Surtout à gauche dont la plupart des idéologues n’ont jamais accepté les institutions gaulliennes – mais pas seulement.

Décider exige d’avoir une vision de la France dans le monde, un projet politique pour les Français et de susciter un élan à la fois chez les militants, les électeurs et les parlementaires. Comme tout cela est fatiguant ! Comme il serait préférable de botter en touche, de proclamer « cépamoicélôtre », en associant les députés et les sénateurs, voire même les citoyens à la décision ! Première réforme envisagée : le VRAI référendum d’initiative populaire. Car il existe, mais tellement limité et corseté qu’il est inutilisable. Quant à son utilisation régionale pour l’aéroport breton, tout le monde attend que l’Exécutif fasse… exécuter enfin la décision prise par 55% des voix pour. Or Normal 1er s’en garde bien !

Il est vrai que, selon le mot d’Olivier Duhamel, président de la Fondation nationale des sciences politiques, « les Français sont un vieux peuple plus que monarchique, dont la plupart des cultures politiques et métapolitiques sont des cultures de l’autorité et de la verticalité, qu’il s’agisse de celles de l’Ancien régime, de celle des jacobins, de celle des catholiques, de celles des bonapartistes, de celles des républicains, de celle des staliniens, de celles des gaullistes… » (entretien avec Marcel Gauchet dans Le Débat 191, septembre 2016, p.47). Les socialistes, comme les radicaux et les centristes mais aussi les faux-gaullistes radsoc, sont plutôt de culture parlementaire, moins dans l’autoritarisme et plus dans le compromis et la négociation. Sauf que la société française, écartelée entre partis idéologiques, syndicats dans l’affrontement et les ego démesurés, ne peut fonctionner sans qu’une instance tranche, en dernier ressort. Le retour à la IVe ou à la IIIe République n’est souhaité par personne.

Réformer la présidence ?

Cela a déjà été fait (passage à 5 ans et deux mandats successifs seulement), mais les hommes comptent autant que les institutions : un président qui ne préside pas ne sert pas à grand-chose : voyez le Fout-Rien Chirac (disciple de Queuille) et la « névrose d’hésitation » (O. Duhamel) Hollande. Peut-être pourrions-nous revenir à un mandat assez long de 7 ans, mais unique ? Raymond Barre et René Rémond y étaient favorables. Cela permettrait de distinguer à nouveau la fonction présidentielle (qui est garante) de celle du Premier ministre (qui gouverne), en lieu et place du cafouillage sarkollandais depuis dix ans.

Réformer le Parlement ?

Cela passe peut-être par moins de députés et une dose de proportionnelle pour qu’ils représentent enfin la vraie France éclatée entre partis de gouvernement et partis qui ne veulent surtout pas gouverner. Cela passe peut-être par une réforme du Sénat avec moins de sénateurs et une représentativité un peu plus directe que le vote des grands électeurs.

Cela passe surtout par une navette moins longue entre les assemblées et par une réforme du droit d’amendement – qui devient ridicule quand on en dépose plusieurs milliers sur le même sujet. Certaines démocraties en Europe permettent d’adopter des lois directement en commissions – pourquoi ne pas le tenter ? Avec plus de moyens d’expertise pour les parlementaires : tout le monde y gagnerait, y compris le délai pour les décrets d’application.

Un changement du calendrier électoral est facile à faire : il suffit au président de dissoudre l’Assemblée nationale juste avant les présidentielles. Les députés seraient donc élus sur des programmes de partis avant l’élection du président de la République, redonnant tout son lustre au premier des ministres et à son gouvernement. La France deviendrait alors un peu plus proche des autres régimes parlementaires européens, sans modifier radicalement sa Constitution. Mais ce n’est probablement pas l’Obsédé de la synthèse, actuellement en poste, qui accomplira cette tâche régénératrice.

En fait, à part quelques petites réformes comme indiqué ci-dessus, la Ve République ne demande pas à être changée – elle fonctionne mieux que d’autres, sachant qu’il existe aucun régime parfait : voyez Hillary Clinton, battue malgré ses 2 millions de voix de plus que Donald Trump. Mais la règle est la règle et tout le monde s’y soumet. Renverser la table parce que l’on est battu est une option de mauvais joueur. Justement : faut-il réformer ceux qui vivent de la politique ?

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Réformer les politiciens ?

Ce qui va mal en France est l’effondrement de la gauche, prise entre les changements du monde qu’elle ne sait pas penser et la nouvelle option de bloquer faute de vouloir gouverner. L’islamisme radical et la révolution numérique demandent autre chose que le « socialisme XIXe » à la Mitterrand, le social à outrance Jospin ou les mesurettes branlantes Hollande ! Sans parler des impasses du « mouvement social », des manifs pour rien et des gens qui passent la nuit debout sans que rien n’en sorte.

Les extrémismes Mélenchon-Le Pen n’ont aucun projet – hors de « revenir » au tout-Etat, jacobin ou mussolinien : donc encore plus d’autoritarisme à la Chavez ou Poutine, à la Erdogan ou Trump.

La droite est probablement mieux apte à gérer l’islamisme, rien qu’en réaffirmant ce fait que la France a été longtemps catholique (pas besoin d’avoir la foi, reconnaître la culture suffit) et que ce vieux pays n’est pas les Etats-Unis (affairiste et individualiste). Mais saura-t-elle gérer les bouleversements du travail engendré par le numérique ? A part NKM, il n’y a personne.

A gauche, il y a Macron – s’il est accepté comme homme de gauche par les socialistes… ce qui reste à démontrer.

Laissons donc la Ve République telle qu’elle est, réformons-là à la marge en pesant bien les conséquences (tout le contraire de la légèreté Chirac-Jospin sur le quinquennat !) – ce qui importe avant tout est de PENSER le monde tel qu’il change, donc de proposer des voies d’avenir. Inutile de casser le thermomètre, il faut surtout changer de politiciens.

 

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Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça

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Sauf le titre – vénal – ce livre de science politique en action mérite mieux que les « petites phrases » arrachées de leur contexte que les médias – vénaux – ont surtout retenu. Il est écrit sec, sans état d’âme, sur le mode du constat par deux grands reporters du Monde, auteurs déjà de Sarko m’a tuer en 2011. Issu de 61 rencontres sur quatre ans et demi (la dernière in extremis en juillet), ce livre se fonde sur plus de 100 heures d’enregistrement verbatim. Le président a vraiment dit ce qui est entre guillemets. Fallait-il le dire, en sachant que ce serait publié en fin de mandat ? C’est toute l’hypocrisie de la caste médiatico-politique française que de penser que non – alors que « la transparence » est ce qu’elle fait vertu d’afficher sans vergogne.

François Hollande ne ressort pas grandi de cet exercice de vérité sur sa pratique, ses doutes, ses analyses – mais il a au moins le mérite de le montrer en toute transparence – comme un message. Y compris ses dénis, ses refus de voir combien sa personnalité a obéré la fonction. Il déplore de n’être pas compris, mais à qui la faute ? Ayant horreur du conflit, il croit tout négociable, accessible au compromis : est-ce clair pour les citoyens ? N’est-ce pas l’origine même de la fausse « normalité » une fois devenu président, de la cacophonie et autres querelles de bac à sable entre ministres, députés « frondeurs » et autres petits ego plus préoccupés de leur image médiatique que de bonne politique ?

L’erreur initiale : « d’avoir accepté la mise en place, dès avant son élection, d’une majorité hétéroclite, composée de ministres dont l’expérience est inversement proportionnelle à l’ego. En moins de deux ans, on a recensé pas moins de 20 couacs d’importance, dont 13 ont nécessité un recadrage présidentiel » p.45. « Entre les ministres insoumis, en désaccord avec la ‘ligne’ Hollande-Valls (Montebourg, Hamon, Filippetti…), les frondeurs du PS, Martine Aubry et ses amis, sans même parler des états d’âme de la famille écolo ou de la radicalisation de la gauche dure, il n’a pas manqué de procureurs, dans son propre camp, pour juger sévèrement l’action du chef de l’État » p.162.

Faiblesse du premier ministre, laxisme présidentiel, il s’agit « d’un triple déficit de préparation, d’autorité et d’incarnation a conduit à un affaiblissement sans précédent de la fonction de président de la République. Les ministres se sont cru tout permis – un peu comme sa compagne, Valérie Trierweiler » p.46. Le président et ses 3 femmes, Ségolène, Valérie, Julie : aussi indécis et mou que par ailleurs – ce qui n’améliore pas son image ; 73 ministres en moins de 5 ans : un record sous la Ve République ! « Significatif, car il illustre l’amour de François Hollande pour le maquignonnage politique, cet art fondé sur la subtile répartition des ego, l’évaluation des rapports de force et le goût de l’intrigue » p.60. Comment ne pas reconnaître que ces subtilités sont illisibles au public, lui qui se moquent de l’idéologie si les mesures sont claires, efficaces et prises par des gens qui savent où ils vont ? Le gouvernement n’est jugé enfin correct que… fin 2015 !

Quant à la gauche, ce tas de ruines, Manuel Valls résume son apport en 2014 : « Ce qui est aujourd’hui mis à nu, nous assure-t-il, c’est l’impréparation du PS. Ces deux années sont ratées, au-delà du problème sérieux de méthode, car en fait on ne s’est pas préparés » p.38. Les auteurs : « Le PS est équipé pour gérer des villes, des départements, des régions, mais gouverner un pays, traiter une opinion fragile, c’est autre chose ». Hollande : « Ça m’a toujours frappé sur le plan parlementaire qu’une agrégation de gens intelligents peut faire une foule idiote. C’est ce que Marx appelle le ‘crétinisme parlementaire’, c’est-à-dire, en gros, un corps qui se défend. Vous mettez des gens dans une salle, ils sont tous intelligents, et ensemble ils deviennent bêtes… » p.328. « Je pense qu’on a une gauche – une partie de la gauche – qui n’a pas compris qu’il y avait des mutations, je ne parle pas que des mutations économiques. Par exemple, on ne traite pas l’immigration avec ou sans la religion musulmane, telle qu’elle est devenue. Avant, cette question ne se posait pas. Aujourd’hui, vous êtes obligé de l’intégrer, avec les risques que l’on sait de djihadisme, de départs – une toute petite minorité » p.332.

Le problème de François Hollande est que son pouvoir, au sens de Max Weber, n’est ni traditionnel, ni charismatique, mais rationnel. Le parti socialiste reste traditionnel – épris de la sainteté des traditions séculaires (même si le monde a changé…) ; les citoyens aspirent à un président charismatique – à un chef qui entraîne avec un projet cohérent et dynamique ; alors que Hollande reste désespérément rationnel : contraint par les règles, autocensuré affectivement, technocrate jusqu’au bout des ongles…

« Je fonctionne par cercles, sans que jamais ils ne se croisent », explique-t-il, théorisant ainsi la technique du cloisonnement dont il est le maître incontesté » p.24 – mais qu’il a piqué à son mentor Mitterrand. Stéphane Le Foll : « Il est très urbain et sympa, mais c’est un dur, une lame. Une carapace douce, et un noyau de métal. Il peut être très dur, ce salopard, sans te le dire franchement ! » p.12. Sauf qu’il est atteint d’une double incapacité : « créer un authentique lien avec les Français et définir sa conception du rôle de président de la République » p.87. L’affaire Leonarda, Kosovare expulsée avec sa famille, que Hollande tente de ramener en France – et qu’elle refuse, poussant le ridicule au comble : « en tentant de ménager tout le monde, une nouvelle fois, François Hollande a fait l’unanimité contre lui » p.86.

Le livre est écrit en 7 parties : le pouvoir, l’homme, la méthode, les autres, les affaires, le monde, la France. Je ne peux tout évoquer, ce serait trop long, ce qui prime à mon avis est la personne, ce « puzzle Hollande » dont il importe de connaître la trame. Social-libéral, adepte du pragmatisme, partisan de la politique de l’offre, républicain apaisé, habile en politique étrangère – ce président avait tout pour plaire, surtout après la dernière période Sarkozy, agitée et affairiste. S’il a raté son quinquennat, c’est moins pour avoir mal géré la France (cela s’est plutôt bien passé), que pour n’avoir pas su imposer une stature. Il n’a été président, pour les Français, qu’au lendemain de l’attentat à Charlie, soit vraiment très tard dans son quinquennat. Il est trop lent, trop indécis, trop ambigu – trop technocrate analytique – pour incarner véritablement la fonction très particulière qu’a créé de Gaulle et que Mitterrand avait su immédiatement adopter. Fait significatif de son manque de capacités relationnelles avec les vrais gens : « il ne lit jamais de romans, tout juste s’il feuillette parfois quelques récits historiques… » p.99.

Inversion de la courbe du chômage, mon ennemi la finance, renégocier le compromis européen, sauver la Grèce, les trublions Batho, Montebourg, Hamon, Duflot (l’ado attardée, auteur d’une loi illisible de 100 pages qui a plombé durablement le logement au détriment de l’emploi…), les fraudeurs Cahuzac, Aquilino Morelle, Thévenoud, Arif, Lamdaoui (irénisme ou aveuglement ?), la déchéance de nationalité, la loi El Khomri : « C’est le Houdini de la politique, un magicien de l’esquive, un professionnel de l’escamotage. Le genre de type qui, dans chaque situation périlleuse, trouve toujours une échappatoire. Le chef de l’État, qui fuit l’affrontement, n’a qu’une idée en tête lorsqu’il se présente à lui : le désamorcer en douceur, en essayant de ne mécontenter personne » p.142.

« Mais il se trouve que je suis président… » p.14 est sa phrase fétiche, comme s’il ne croyait pas en être arrivé là. Un spécialiste de la politique à gauche a parfaitement cerné le personnage : « Dans sa dernière interview, publiée par Le Point en juin 2016, Michel Rocard, décédé le 2 juillet 2016, avait émis ce diagnostic implacable : « Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un “bousculement”. S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais » p.97.

Son avenir ? Vague, il n’a pas décidé, comme d’habitude ; il le fera selon les circonstances, sans rien fermer. Si Sarkozy est investi par la primaire à droite il ira sûrement, afin de protéger les Français des excès de l’autre. S’il s’agit de Juppé, pas sûr qu’il se décide, vu les sondages catastrophiques – et constants. Selon les auteurs, « Un soir de juin 2015, François Hollande nous livre une troublante confidence. Paraphrasant très involontairement l’aveu apocryphe prêté à Flaubert, il lâche : « Emmanuel Macron, c’est moi » p.203. « Je pense que Macron est authentiquement de gauche, redit-il. Et qu’il l’est depuis très jeune. Après, il est plutôt de l’inspiration qu’on a appelé la ‘deuxième gauche’, qui pense, et ce n’est pas tout à fait faux, que les partenaires sociaux sont parfois mieux placés pour déterminer leur avenir que le législateur. Il veut faire bouger les choses, c’est le rôle que je lui ai assigné » p.205. « Emmanuel m’a dit : “Moi j’ai envie de faire quelque chose, il y a des gens qui me demandent. Je peux toucher des électeurs, loin de la politique.” Je lui ai répondu : “Oui, fais-le » p.208. Macron se présentera-t-il contre lui ? Probablement pas, « par contre, si je n’y vais pas, c’est autre chose… » p.211.

Au total un bon livre. Pour comprendre le quinquennat, relativiser l’utile et le raté, saisir l’anguille Hollande. Un bilan…

Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça, 2016, Stock, 672 pages, €24.50

e-book format Kindle, €16.99

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Hypothèse Macron

Emmanuel Macron a démissionné. A 38 ans, il veut un projet pour la France et se positionne pour l’avenir. A court terme ? A long terme ? Nul ne sait, pas plus lui-même que les « commentateurs ». Pour être candidat, il faut être en situation, or la situation pour 2017 n’est pas établie. Chaque camp en est encore à envisager ses primaires et les candidats putatifs à songer se déclarer. Rien n’est fait, rien n’est encore sur les rails.

Mais je formule ici une hypothèse : et si François Hollande avait choisi Emmanuel Macron comme successeur à la tête de la gauche ?

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Les frondeurs socialistes, tout entier dans les logiques d’appareil et regardant l’avenir avec la programmation du passé, parlent volontiers de « trahison ». Macron aurait fauté envers le président selon eux – qui honnissent François Hollande. Ces ringards de la politique n’arrivent peut-être pas à la cheville du petit Mitterrand machiavélien qui a su si bien les manipuler depuis de longues années. Je n’encense pas François Hollande, je crois qu’il est un mauvais président ; mais je ne sous-estime pas le personnage, ni son intelligence, ni sa capacité politique. Il est apte à tous les rouler dans la farine.

Il est possible que le président sortant se représente, si la situation lui offre un créneau pour ce faire. Si, en décembre, les sondages, la conjoncture et les attentats (possibles) ne le lui offrent pas, il est bel et bien possible qu’il se retire… au profit de son poulain Macron.

C’est en effet lui qui l’a fait sortir de l’obscurité et l’a promu. Sa démission n’est pas pour divergence politique, ni pour divergence personnelle, mais pour « reprendre sa liberté ». Ce qui laisse ouvertes toutes les portes, y compris un « coup » hollandais contre ceux qui l’enterrent bien trop vite. Macron n’est pas déloyal, au contraire : il ouvre un possible.

J’avais écrit dans une précédente note d’avril que « s’il a nommé Macron, le plus populaire (et le plus jeune) de ses ministres, c’est comme ‘bouffon du roy’, trublion apte à dire tout haut ce qu’on pense tout bas sans oser le dire, aussitôt démenti, aussitôt ‘tempéré’. Emmanuel Macron et son ‘franc-parler’ soigneusement mesuré sert à la dialectique de la com’ présidentielle : il crée de la divergence pour mieux faire converger. Le président a beau jeu alors de dire « mais non, je ne propose pas d’aller aussi loin » – mais le message est passé. »

Hollande président s’est trouvé vite trop à l’étroit dans sa majorité sectaire ; il était trop tard pour l’ouvrir, après ses déclarations gauchisantes de campagne. Monsieur Normal, qui est devenu Monsieur Pas d’bol avec son dernier pensum, aspire désormais à « rester dans l’histoire ». Or faire « la synthèse » entre socialisme et libéralisme est un grand projet de gauche, qu’on le veuille ou non. Il a le mérite, malgré les acariâtres et les archaïques, de redonner du souffle à la politique.

Le parti Socialiste est devenu inaudible avec ses divisions (habituelles), ses crises d’ego (immatures) et ses leçons de morale à la terre entière (alors que nombre de fraudeurs et de condamnés en justice viennent de ses rangs). Les électeurs en ont marre de ceux qui se posent en vertueux qui jamais ne font de compromis (en façade) pour se coucher (en réalité) devant la force, qu’elle vienne d’Allemagne, de la finance, des États-Unis, des clients du Golfe pour les armements ou de la pression braillarde des « associations » et autres ligues de vertu. François Hollande serait plutôt du genre pragmatique, évoluant pour composer avec le réel lorsqu’il ne peut pas l’annuler. Sauf qu’il n’a pas été hardi pour imposer son profil, comme Mitterrand avait su le faire.

Ce qu’il n’a pas osé, empêtré dans ses liens de parti et d’anciennes fidélités, Macron l’a pu. Le parler-vrai sur les entreprises, sur le mérite du travail, sur la récompense de la richesse, sont peut-être des épouvantails dans la vieille gauche, mais cette gauche-là est condamnée : Macron est populaire. Il a eu certes des dérapages de langage qui ont été plus loin que sa pensée, des irrespects pour des syndicalistes d’autant plus chatouilleux qu’ils ne représentent pas grand-chose à l’échelle nationale, des erreurs du fait qu’il n’a jamais été élu et qu’il a peu côtoyé les gens du peuple. Mais ce qu’il dit plaît, sa démission est plébiscitée par 83% des interrogés. Il fait passer un souffle nouveau sur les vieilleries. Même si seulement 47% souhaitent le voir se présenter aux Présidentielles… pour le moment. Mais si François Hollande lui passait volontairement la main et le soutenait – comme Gérard Collomb – sans réserve ?

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En politique il est nécessaire de voir loin, donc de peser les conséquences des décisions que l’on prend. Quiconque agit non selon ce qu’il peut faire mais selon sa Bible du moment n’est pas un politicien mais un théocrate. Hollande songe à se représenter… s’il a une chance. Sinon, il peut fort bien adouber Emmanuel Macron, coupant ainsi l’herbe sous le pied de tous ses ex-ministres devenus rivaux qui se contente de fonctionner en bons fonctionnaires du parti formatés fonction publique.

Minoritaire à gauche, il peut récupérer ceux de droite que la dérive sécuritaire et autoritaire effraie : face à Macron, Juppé ou Bayrou feraient-il le poids ? Ne les a-t-on pas assez vus ? Proposent-ils quelque chose de neuf ?

Il ne faut pas sous-estimer le profond désir de changement du système monarchique de la Ve République, ni l’exaspération des blocages idéologiques et procéduraux des partis, aussi bien chez LR qui milite haut et fort pour réélire Sarkozy qu’au PS qui rêve de revenir au mitterrandisme et que chez EELV qui va radouber Duflot, sans même évoquer l’histrion Mélenchon. Ne seraient neufs en mai prochain que l’angelot Macron et l’aragne Marine… Qui gagnerait ?

Ni l’économie, ni la participation politique, ne sauraient être liées aux ordres impulsés d’en haut. C’est au contraire « la base », dans le peuple, les petites entreprises, chez les gens qui se trouvent assez adultes et responsables pour se prendre en main, que l’avenir se bâtira. C’est par exemple ce que réclament les agriculteurs : construire le prix des produits ensemble avec les industriels et la distribution. Il est très possible qu’avec la génération de retard habituelle à la France, Emmanuel Macron réussisse ce qu’a réussi Tony Blair en 1997. Après tout, 2017, ce n’est que 20 ans plus tard !

Il y aurait toujours une gauche et une droite mais Emmanuel Macron, en se plaçant au-dessus des blocages partisans sous la forme d’une troisième voie – et s’il sait s’entourer pour tout ce qu’il ne sait pas faire – pourrait bien incarner un renouveau de la gauche, enfin adaptée au nouveau siècle.

François Hollande serait alors crédité d’avoir fait bouger l’histoire, d’avoir permis l’ajustement du pays à la modernisation du monde global sans rien perdre de l’idéal de justice et de partage, d’avoir apaisé la société en évitant à la droite de se fourvoyer dans l’extrême. Il ne serait plus président mais il serait un sage.

Vaste ambition dont il n’est pas sûr qu’il ait les épaules pour la porter – mais qui le sait ?

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Musulmans ou islamistes

Comme beaucoup de ceux qui réfléchissent avant d’énoncer, je fais une claire distinction entre ceux qui croient simplement et ceux qui veulent imposer leur foi. Ainsi entre catholiques et intégristes, ou musulmans et islamistes. Notons ce fait particulier qu’aucun juif ne veut convertir les autres, et que les bouddhistes ne proposent que leur exemple de vie bonne pour attirer les adeptes.

N’oublions pas qu’Arthur Rimbaud, Henri de Monfreid et Isabelle Eberhart se sont convertis à l’islam. Mais cela restait de la foi intime, pas du prosélytisme intolérant, une manière aussi de pénétrer les sociétés étrangères de l’intérieur pour mieux les comprendre. La foi est du domaine individuel, intime, et Sadiq Khan élu en mai 2016 Maire de Londres a laissé le djihad au vestiaire.

Certes, les croyants peuvent tenter de convertir « de bonne foi », étant sûrs non seulement de détenir la Vérité absolue révélée par le seul Dieu suprême, mais surtout de « sauver » les âmes des mécréants. Ce fut le cas des Jésuites du Paraguay et des missions en terres étrangères. Mais nul besoin de religion pour cela : aider les autres est un mouvement généreux universel. La médecine et l’école furent les vertus d’une certaine colonisation faite pour de « grandes idées » – en général républicaines puis humanistes.

Ce qui n’est pas allé sans dérives. Le positivisme scientiste et la foi républicaine, socialiste voire communiste, ont été aussi des autoritarismes visant à dominer les peuples-enfants et à discipliner l’anarchie sexuelle africaine et polynésienne. Pour mieux exploiter le travail, faire « suer le burnous » et « éradiquer la paresse congénitale » (hum !).

ibn khaldun le livre des exemples tome 1

Mais la vertu des pays occidentaux est de s’être rendu compte de ces dérives, qu’elles soient celles des missions évangélisatrices dont les Jésuites sont revenus, de la « volonté générale » de 1789 que la révolution voulait étendre à toute l’Europe avant tout le genre humain, du communisme soi-disant « scientifique » qui devait libérer le monde entier des chaînes de l’exploitation – au service d’une étroite élite soumise au grand Parti unique…, ou du socialisme jacobin dont les technocrates savent mieux que vous ce qu’il vous faut. Tous se méfient de « la démocratie », le peuple leur paraissant ignare, manipulé ou beauf réactionnaire. Les discours sur le Brexit, après celui sur la montée du Front national aux européennes, en témoigne.

Ces croyances religieuses ou séculières, qui sont légitimes car elles font avancer l’humanité, sont désormais cantonnées dans la sphère privée pour ce qui est de Dieu, et dans la sphère politique pour ce qui est du débat sur les valeurs. La guérilla catholique contre la révolution a cessé ses effets après 1945 – non sans avoir sali les idéaux humanistes puis étriqué la pensée durant un siècle et demi – jusqu’au pétainisme de soumission (la « manif pour tous » est restée sans lendemain). L’agitation permanente marxiste depuis 1945 n’a jamais cessé (avec la CGT, Besancenot et Mélenchon) – mais elle se maintient dans les normes démocratiques, même si « la rue » exige plus de démocratie directe et moins de démocratie représentative. Le Parlement, en France, étant réduit à voter selon l’appartenance partisane sans discuter – ce qui est pourtant son rôle.

Mais aujourd’hui, seul l’islam renaît comme religion conquérante, intolérante, terroriste.

Pourquoi ? Parce qu’il veut en revenir aux origines et que ces origines sont la guerre tribale mêlée à la guerre idéologique au nom de la Révélation. S’il n’est de dieu que Dieu, il commande en tout et les minables humains doivent s’humilier devant Lui et obéir en tout aux Paroles qu’il a distillées via l’archange Djibril à l’oreille de l’illettré Mahomet, puis aux paroles du Prophète en son vivant, puis des gloses des érudits après le Prophète, puis des fatwas de savants autoproclamés qui se veulent détenteurs de l’unique interprétation de la vraie Vérité…

Les Musulmans sont des croyants légitimes s’ils pratiquent leur foi en privé, acceptant le compromis de la vie en commun. Mais les islamistes sont des croyants guerriers qui veulent imposer leur foi particulière au monde entier, surtout dans les pays qui les acceptent mal. C’est leur vengeance – que ce « surmusulman » (Fethi Benslama, psychiatre) : le renversement de l’humilité en arrogance analogue au Superman inventé en 1933 par un Juif américain sur le modèle de l’Übermensch de Nietzsche – déformé par l’aryanisme nazi. Le ressentiment intime projette une image boursoufflée de soi, déformée par la haine et dominatrice, qui conforte le moi blessé. Surtout de ceux qui ne sont pas encore des hommes, entre 15 et 25 ans, eux qui cherchent leur virilité dans la fraternité garçonnière d’où les femelles sont bannies, et qui justifient la raideur du sexe interdit par la kalachnikov rigide qui crache son jus puissant.

Cette quête de la Pureté, qui est l’un des ressorts du radicalisme adolescent confronté à la « souillure » du désir sexuel, trouve dans le corpus islamique de quoi se justifier.

Car les textes sacrés sont loin d’être innocents… Ils sont considérés par les oulémas comme véritablement authentiques. L’islam doit être étendu par les armes ; le djihad n’est pas qu’intérieur mais se manifeste dans la société et contre les ennemis ; les Juifs de Médine ont été exterminés par Mahomet lui-même – par calcul politique ; les minorités non-musulmanes des autres religions du Livre doivent être « soumises » et reléguées avec des droits inférieurs, payer un impôt communautaire.

fesses mediavores

L’islam, dans sa pureté croyante originelle, est dans ses effets analogue au nazisme – sauf que la foi remplace la race et que quiconque peut toujours se convertir. Ceux qui ne le font pas sont des sous-hommes, ceux qui résistent des cafards à exterminer. Toute la littérature militante de Daech – proclamé État islamique – le répète à l’envi.

De l’administration de la sauvagerie’ (édité en français sous le titre ‘Gestion de la barbarie’ et un temps disponible sur Amazon, à la Fnac et à la Librairie catho…), rédigé vers 2003 par Abou Bakr al-Baghdadi, explique en détail comment s’emparer d’un territoire, le soumettre brutalement par la terreur et l’application stricte de la charia wahhabite, puis porter la guerre au cœur de l’ennemi occidental et juif par les techniques mêmes du trafic financier, de la communication et de l’information occidentales. Mentir, voler, violer, vendre des œuvres d’art ou des êtres humains, crucifier, torturer, tuer – sont des pratiques permises et même légitimes « au nom d’Allah ». Comme si Dieu avait créé les bas instincts pour qu’ils servent sa Gloire.

L’historien de l’islam Ibn Khaldun (1332-1406) démontre clairement combien la religion est ce qui donne corps et forme au peuple arabe. « L’islam – la religion musulmane – est le seul monothéisme qui implique les devoirs de la guerre dans ceux de la religion », selon le professeur d’histoire médiévale de Nanterre Gabriel Martinez-Gros dans un numéro de la revue L’Histoire (423, mai 2016, p.56). C’est la progressive instauration de l’État, avec sa division des tâches entre guerriers, experts et lettrés, qui pacifie la violence originelle de la croyance. Pour Ibn Khaldun, les Turcs, les Mongols et les Berbères dans l’Oumma ont affaibli les Arabes – puisque la religion n’avait plus d’utilité politique pour l’empire. Or, rappelle Ibn Khaldun : « Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir religieux parce que l’islam a une mission universelle et que tous les hommes doivent s’y convertir de gré ou de force » (Muqaddima – Le Livre des Exemples, p.532).

C’est cet écart entre l’origine et aujourd’hui qui fait que des musulmans deviennent islamistes. Le retour aux sources est un danger, aussi bien pour les racistes que pour les croyants. Mais c’est bien ce qui guette notre monde, déçu de la tournure des choses.

Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice : le Surmusulman, 2016, Seuil, €15.00

e-book format Kindle, €10.99

Ibn Khaldun, Muqaddima – Le Livre des Exemples tome 1, Gallimard Pléiade, 2002, 1555 pages, €76.50

Jean Lafontaine, Pourquoi l’aveuglement occidental est la plus grande force de l’islam : illustration avec la « Déclaration de Marrakech », 2016, Atlantico

 

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Utopie ou projection pour Nuit debout ?

La mentalité utopiste est un fait psychologique proche de la schizophrénie. L’utopie est fixiste alors que tout ne cesse de changer et que chacun le sait. Elle est antihistorique alors que l’histoire ne cesse de se faire malgré tout et malgré la réticence de tous. Ce pourquoi qui rêve d’un « autre monde » parfait, ici-bas ou au-delà, se situe en-dehors de la réalité. D’où la schizophrénie, perceptible lors des Nuits debout, « un désir de fusion aussitôt remplacé par une envie de séparation définitive » selon le site Doctissimo.

Certains ne le voient pas, qui se contentent de rêver en poètes, certains autres en sont conscients, qui organisent leur utopie rationnellement comme on prévoit le tableau de financement d’une entreprise. Ceux-là savent que le réel va modifier les données et que leur épure ne sera jamais réalisée telle qu’elle a été pensée – mais elle est un guide pour l’action.

Laissons les rêveurs à leurs rêves, leur cas est désespéré. Perpétuellement insatisfaits de ce qu’ils sont et où ils sont, ils n’ont que ressentiment pour ce monde qui ne les a pas récompensés comme ils le voudraient, pour cette société dure qui les ignore comme perdants. Ils ne se posent pas la question de savoir quelle est leur part de liberté qu’ils n’ont pas utilisée, leur part de responsabilité qu’ils n’ont pas prise, leur part d’infantilisme qu’ils n’ont pas surmontée. Ressentiment, paranoïa et complot est leur lot. Soit ils sont niais, soit ils ont « l’intelligence d’un cendrier vide », selon la formule belge à qui l’on doit les Molenbeek et autres lâchetés du laisser-faire et du renoncement.

vierge a l enfant dans le metro alexey kondakov

Gardons le cas de ceux qui anticipent, leur utopie étant la projection dans le futur des choses telles qu’ils voudraient qu’elles soient. Cette tendance-là de l’utopie est un phénomène socio-historique plus qu’une tendance psychologique de fond. Les choses vont mal, et de mal en pis : donc que pouvons-nous penser pour qu’elles aillent mieux, ou dans un meilleur sens ?

Nul ne devient révolutionnaire par savoir, mais par indignation. Le savoir ne vient qu’ensuite remplir et préciser la protestation initiale. Bien sûr, il y a les professionnels du choqué qui se content de gueuler et sont pour cela très contents d’eux. Ils ne veulent surtout pas sortir de cette posture, car il s’agirait de s’engager, de proposer du positif, du concret ; il s’agirait de faire – de s’investir. Ceux-là restent sur « l’Indignez-vous ! » du papy de la résistance, ils discutent à perdre haleine durant les nuits debout (sagement assis devant ceux qui « s’expriment »). Ceux-là « posent des questions », « cherchent à comprendre ». Ils ne feront jamais rien, jamais sûr d’eux ni des autres, surtout pas prêts à aliéner leur individualisme à un projet collectif avec lequel ils seraient – forcément – « pas tout à fait d’accord », puisque telle est l’essence de la démocratie que le débat suivi du compromis. Vous avez là ce qui explique l’échec permanent de la fausse révolution permanente du parti écolo hé hé el Vé (écho à hé ho la gauche) !

La dernière grande utopie laïque fut celle du communisme, dégénérée en socialisme, lui-même crevé par perte de sens. Les intellectuels qui ont adhéré au communisme, tout comme les dirigeants d’origine ouvrière, ont été influencés à la fois par les Lumières et par le catholicisme – les grandes utopies qui ont précédé. L’instituteur et le curé ont inspiré les gamins qui, devenus adultes, ont adhéré aux idées généreuses du paradis futur. Thorez, Duclos, Vassart (secrétaire à l’organisation et représentant du parti communiste français au Komintern) ont eu une très forte éducation religieuse, Benoît Frachon avait un frère curé, Vaillant-Couturier avait été avant 1914 l’auteur de poèmes mystiques. Dostoïevski lui-même, dans son Journal d’un écrivain (Pour 1873, Pléiade) écrivait : « Il est de fait, à la vérité, que le socialisme naissant était alors comparé, même par certains de ses meneurs, au christianisme : il était pris en somme pour une correction et une amélioration du christianisme en fonction du siècle et de la civilisation ». Raymond Aron dira, dans L’opium des intellectuels (1955) que « le communisme me semble la première religion d’intellectuel qui ait réussi ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre Nuit debout, du moins la fraction qui discute et veut changer le monde – pas celle qui vient pour jouir, se faire voir et casser du bourge. Fraction qui « cherche à comprendre » et qui est nuit après nuit récupérée par les seuls un tant soit peu organisés, Lordon et son Fakir, par exemple.

Le débat démocratique sur l’agora, mouvement spontané sympathique, dégénère en réunion informelle de toutes les sectes utopistes pour qui le yaka compte plus que la proposition politique pour la cité. S’y manifeste volontiers une pensée alimentée de surenchère révolutionnaire, d’idées courtes et de slogans simplistes « pour les nuls ». Car toutes ces réflexions tournent autour d’une même obsession : la pureté – de la représentation, des votes, des élus, du droit, du travail, des salaires. Rien de plus dangereux que ce fantasme de pureté ! Que ce soit la race, la classe ou l’idée, le pur exclut tous ceux qui lui paraissent contaminés ou carrément impurs. C’est que ce font les islamistes (qu’on ne saurait confondre avec les musulmans), c’est ce que font les gauchistes, les écologistes, hier les communistes, les catholiques – en bref tous ceux qui croient détenir LA vérité unique et éternelle…

me myself and i mediavores

Rien de positif dans cette utopie de « pureté », rien que du négatif au contraire : « ne pas » ci ou ça, empêcher la casse, résister. L’exemple du concept de socialisme nous éclaire à ce sujet. Inventé vers 1840 pour désigner le contraire de ce qui faisait mal, « le capitalisme ». Personne ne savait trop ce qu’était en réalité le capitalisme (système d’efficacité plutôt qu’idéologie) mais cette poupée-vaudou était un repoussoir commode pour tout ce qui n’allait pas. Quant au « socialisme », cette chimère (à qui Marx ne donnera que plus tard une caution « scientifique »), il était un peu en 1840 comme la licorne : une bête fabuleuse qui n’a jamais existé, composée d’éléments disparates pris dans les bêtes réelles. L’utopie de Nuit debout ressemble fort au socialisme infantile d’il y a quasi deux siècles…

Il est vrai que le peuple a besoin d’illusion car la vérité lui parait trop effrayante. Les manipulateurs ont toujours joué sur ce besoin « religieux » de donner du sens là où il n’y a que l’histoire en train de se faire, sans dessein ni volonté. Les Bolcheviks ont ainsi offert la paix, la terre, le pain et le pouvoir aux soviets locaux – leur réalité au pouvoir fut la guerre civile, la collectivisation, la confiscation du grain et la famine, la dissolution de l’Assemblée constituante et le pourvoir absolu du Parti unique et de la Tcheka, son bras armé. Alors que la société occidentale s’appauvrit, économiquement et intellectuellement, que le travail est perçu comme exploitation (sauf aux États-Unis où l’on « crée » des entreprises), que le jouir est élevé au rang de philosophie (après les attentats du 13 novembre), que le terrorisme incite au repli et à l’intolérance, que le matérialisme le plus ras de terre occupe les cœurs et les esprits – l’utopie de la nuit debout semble apporter la lumière.

  • Oui si cette utopie est projection dans l’avenir, consciente des négociations exigées avec les autres citoyens et des adaptations nécessaires avec le réel.
  • Non si elle se contente d’être ce rêve béat du niais qui croit au grand « yaka », aussi intelligent qu’un cendrier vide prêt à s’emplir de n’importe quel mégot capté sur Internet ou auprès des sectes manipulatrices.

Le phénomène religieux, au sens étymologique d’être relié, est un élément permanent du rapport au monde – même si religion ne signifie pas forcément croyance en un quelconque dieu. Mais ce phénomène n’est utile à l’être humain que comme élément dialectique pour le faire avancer, entre transcendance et finitude, entre collectif citoyen et personne individuelle. Pas sûr que la Nuit connaisse jamais son Aube…

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France n’est pas Allemagne

Un philosophe historien catholique néerlandais, Luuk van Middelaar, a publié récemment un article fort intéressant sur le couple France-Allemagne dans la revue Gallimard Le Débat (n°187, novembre-décembre 2015). Les autres articles du numéro offrent des réflexions inédites sur les malentendus constants dus à la langue, à l’histoire et au tempérament de ces deux peuples composites.

La langue allemande met le verbe à la fin, ce qui oblige à écouter jusqu’au bout la phrase commencée par son interlocuteur ; la conversation française au contraire interrompt volontiers celui qui parle, en signe de connivence. La création de la France fut celle des rois puis celle de la Révolution : un roi, une foi, une loi ; celle de l’Allemagne est très récente, à peine plus d’un siècle, et (sauf l’exception nazie) une confédération de principautés morcelées plus qu’un royaume unifié. Toujours au centre du continent et ravagé par les guerres et les famines, les peuples allemands ont privilégié les échanges commerciaux, leur population intérieure n’offrant pas assez de débouchés à leurs productions ; le pré carré français à l’inverse, démographiquement dynamique, n’a jamais eu besoin jusqu’à récemment d’aller vendre ailleurs, se suffisant à lui-même. Cette force lui a fait croire son exemple universel.

drapeaux france allemagne

Mais c’est surtout la politique et le pouvoir qui fonctionnent autrement, objet du propos de Luuk van Middelaar.

La politique s’appréhende de façon presque opposée : en Allemagne il s’agit de règles, en France d’événement.

  • La règle signifie en Allemagne justice, ordre, équité – autrement dit l’application pure et simple du droit qui protège. En France, la même règle est perçue comme celle du maître qui tape sur les doigts, comme une contrainte et une soumission. Si l’Allemand voit dans le droit la même justice pour tous, le Français réclame constamment de la flexibilité, voire des passe-droits.
  • L’événement, même dramatique, reste en France un signe de vie, de renouveau qui va faire bouger les choses, une exigence d’agir. Le président n’est jamais si présidentiel que lorsqu’il rassemble la nation lors d’un discours grave, sur la guerre ou le terrorisme, avec des décisions. En Allemagne, à l’inverse, tout événement sape l’ordre établi, le subtil équilibre précaire, il est signe de de déstabilisation et de danger. On attend de la Chancelière qu’elle reste solide et apte à gérer la situation.

L’auteur voit dans ces écarts de tempéraments une origine culturelle ancienne : le schisme de la Réforme entre protestants et catholiques au 16ème siècle. Le rapport à la Loi n’est pas le même. « Le protestantisme jure par la lettre et l’immédiateté du Livre, quitte à condamner le pécheur ; le catholicisme maintient en l’Église un pouvoir discrétionnaire et garde l’option du pardon ». Côté protestant on fustige les hypocrites ; côte catholique, les fanatiques – Luther contre Montaigne. Les « débats » d’autistes sur la règle budgétaire entre Français et Allemands n’ont-ils pas des accents de guerre de religion ?

L’organisation du pouvoir diffère également entre les deux pays.

  • L’événement implique l’action, la décision impérieuse d’un pouvoir exécutif fort dans un État jacobin. « Le système politique français se doit donc de produire des acteurs » – le président de la République en premier. Autoritaire, hiérarchique, centralisé sur des frontières quasi naturelles, le pouvoir en France est héritier du droit romain et de l’Église, de Louis XIV à Napoléon et de Gaulle.
  • C’est tout le contraire en Allemagne, État fédéral décentralisé récent, traumatisé par les douze années nazies, d’où les contrepouvoirs nombreux et emboités : Länder, Parlement, Cour constitutionnelle, Banque centrale farouchement indépendante. Négociateur, fait de poids et contrepoids, le pouvoir en Allemagne est héritier du morcellement des principautés germaniques sans cesse en lutte pour garder le contrôle d’un territoire ouvert à l’est, au sud-est et au nord.

Il suffit de regarder les trois saisons de l’excellente série danoise Borgen (‘le Château’, siège du Premier ministre) pour constater que la politique dans les pays germaniques est une suite de compromis constants entre la réalité des rapports de force et les principes. Parler, négocier, échanger donnant-donnant, sont des manières de faire bien étrangères aux muguets de cour de l’Élysée qui se contentent d’obéir à leurs féodaux, en oubliant sans vergogne le Parlement.

« Berlin » ne pense pas, alors qu’on peut le dire de « Paris ». Si la France parle d’une seule voix en ne voulant voir qu’une seule tête, l’Allemagne se coordonne. « Les départements A, B et C se disputent, la chancellerie tente de fabriquer des compromis, des députés s’en mêlent, le partenaire de la coalition se sent oublié, l’opposition fait savoir que le vote ne passera pas au Bundesrat sans ses voix, les régions protestent contre l’intrusion du pouvoir fédéral (…) la Cour constitutionnelle fait planer son ombre ». Que valent en France les Frondeurs et autres lobbies associatifs contre l’élection au suffrage universel direct du président, l’absence de proportionnelle due au scrutin uninominal à deux tours, l’énarchie qui formate les technocrates issus d’un même milieu dans un même moule et les médias nationaux tous à Paris et possédés par ces quelques-uns qui « font » l’Opinion ?

carte europe politique

Dès lors, l’Europe est une construction qui rencontre les limites de ses deux grands fondateurs.

  • Europe pour la puissance selon la France dès l’origine, qui voulait enchaîner l’Allemagne en la faisant participer contre les deux blocs;
  • Europe par le droit selon l’Allemagne à l’origine, qui voulait retrouver une place et s’occuper surtout d’économie.

L’élargissement de l’UE et la mondialisation ne permettent plus guère l’un comme l’autre. La puissance se heurte aux intérêts économiques globalisés et au Budget restreint pour une grande politique ; l’élargissement par le seul droit explose devant la vague d’immigration de mœurs et de cultures très différentes qui déferle depuis la déception des « printemps » arabes et l’impasse en Syrie.

  • Qu’est-ce qu’être Français, sinon appartenir à l’État qui porte ce nom ? Le symbolique véhiculé par « la France » s’évanouirait si le pays se diluait dans un ensemble fédéral européen. Les régions reprendraient leur identité et le souvenir du sacre de Reims comme celui de la Révolution en 1789 ou du sacrifice en 1914 feraient partie du folklore – comme l’est désormais le mythe gaulois du 19ème siècle.
  • Alors qu’être Allemand est avant tout parler la langue allemande et être de culture allemande, qui n’a pas de prétention à l’universel comme la culture française. L’État est déjà fédéral, l’Europe unifiée ne ferait qu’ajouter une couche, l’histoire même a montré que le morcellement était la règle.

France et Allemagne n’ont pas la même langue, ni la même histoire, ni le même tempérament façonné par la culture. Leurs conceptions du pouvoir et de l’action politique sont différentes. Il est vain (et marque d’ignorance) de reprocher à l’autre ses travers, comme la gauche ou la gauche de la gauche s’y vautre volontiers (Mélenchon le premier). Il ne s’agit pas de se changer pour imiter, mais de comprendre les ressorts de l’autre pour mieux négocier. Car l’Europe n’avancera que par le compromis, l’acception de l’un par l’autre, avec ses grandeurs et ses faiblesses.

France et Allemagne sont complémentaires – je l’ai vécu personnellement dans la banque, d’autres le vivent dans l’industrie (par exemple chez Airbus). Les ingénieurs et les banquiers français sont inventifs mais piètres commerciaux ; les techniciens allemands sont fiables, obstinés et rigoureux dans le service après-vente. En moyenne et dans leur image de marque. Pourquoi ne pas utiliser les aspects positifs de chacun pour avancer ensemble ?

Luuk van Middelaar, France-Allemagne : un partenariat difficile, Revue Le Débat n°187, novembre-décembre 2015, Gallimard, €19.50

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Démocratie et grands principes

La démocratie est l’exercice concret du pouvoir par les citoyens, directement (référendum) ou par représentation (élections). Les grands principes sont ces devoirs de la morale qui viennent soit des coutumes généralement admises (common decency), soit de catégories philosophiques (considérées comme « universelles »), soit de commandements religieux.

Il peut y avoir écart théorique entre l’exercice du pouvoir dans la cité et les grands principes moraux ; mais comme la cité est dans l’histoire et obligée de la vivre, les grands principes ne peuvent parfois être appliqués en même temps.

Dans le cas individuel, nous avons ce qui compose une tragédie. Ainsi Antigone, écartelée entre la fidélité à la cité et à son oncle, et la fidélité aux devoirs religieux et à son frère. Ainsi Albert Camus, plus proche de nous, qui déclarait « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » (Maison des étudiants de Stockholm, le 12 décembre 1957).

Dans le cas moral, la hiérarchie des principes est légitimée par l’universel : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit ; une norme est objectivement valable si elle est valable pour tout être raisonnable (Kant), ou si elle est acceptable par les autres (Rawls, Habermas). Par exemple, Camus considère la révolte comme légitime jusqu’à ce que la liberté totale de se révolter rencontre sa limite : celle de tuer. Car donner la mort est incompatible avec les raisons mêmes de se révolter, qui sont l’exigence de justice pour tous les hommes. Ainsi s’explique la réponse de Camus sur la justice : si c’est là VOTRE justice, alors que ma mère peut se trouver dans un tramway d’Alger où on jette des bombes, alors je préfère ma mère à cette injonction totalitaire qui utilise le terrorisme pour imposer sa pseudo-justice.

Dans le cas collectif, c’est le choix des priorités. Le gouvernement de la cité ne peut autoriser à la fois la plus grande liberté et exiger que quiconque respecte la loi, condamner la peine de mort de façon absolue et faire la guerre, respecter à la fois la cohésion sociale et pratiquer l’hospitalité maximum envers les étrangers. En politique, il s’agit non d’absolus mais de hiérarchie ou d’alternance : la liberté existe – jusqu’à ce que la loi ou la liberté du voisin la contraigne ; la peine de mort n’est pas admise – mais légitimée en cas de légitime défense, de résistance armée aux forces de l’ordre, et en cas de guerre ; l’asile politique est légitime mais l’immigration économique est contrainte – et peut-être des quotas doivent-ils être institués afin que la population arrivante ne se concentre pas en ghetto mais s’assimile progressivement ; l’égalité de tous est revendiquée, mais les aides aux moins chanceux ou moins lotis est instaurée.

En démocratie, les principes les plus légitimes ne peuvent pas cohabiter dans le même temps. Ils ne peuvent surtout pas faire l’objet d’un compromis ou d’une « synthèse ». Il n’y a pas de « juste milieu » entre la liberté d’expression et le blasphème. Il y a soit l’un, soit l’autre. « En matière de presse, il n’y a pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, c’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades… qui cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires » Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, II, 3.

sale afiste

Ces « malades » qui braillent « pas d’amalgame » devraient se demander pourquoi les terroristes naissent dans les idéologies totalitaires, avant-hier le communisme et le nazisme, hier le gauchisme italien, allemand ou français, il y a peu les Palestiniens et aujourd’hui même la religion musulmane dans sa lecture intégriste. Oui, il y a bien du marxisme dans Marx, même si Marx n’eut probablement pas été « marxiste » au sens où les années 1960 l’ont déformé. De même y a-t-il de l’islam dans l’islamisme, comme du christianisme dans l’Église de l’Inquisition.

Ceux qui accusent « les autres » (jamais eux-mêmes) de « jeter de l’huile sur le feu » sont des lâches qui refusent de voir, d’analyser et de comprendre. Ils préfèrent le déni, « surtout ne rien faire qui pourrait…» remettre en cause leur petit confort intellectuel, fonctionnaire ou bourgeois. Le problème n’est pas l’huile, mais le feu : qui met le feu ? Ces indécis le cul entre deux chaises sont les soumis de Houellebecq, des irresponsables qui refusent d’assumer leur position intellectuelle ou politique. Ils font de nécessité vertu en parant leur lâcheté du beau mot de « prudence » – en bons adeptes du « principe de précaution » des nations malades, des pays vieillis et des âmes faibles.

Ce n’est pas insulter l’islam que de caricaturer les imams et le Prophète, démontrait Raphaël Enthoven : c’est au contraire intégrer l’islam dans la république, en France où l’ironie et l’esprit critique sont des traits nationaux. Appliquer sans tabous à toutes les religions les mêmes principes, c’est élever l’islam au rang des autres. Refuser qu’on le « critique » ou qu’on s’en « moque » serait au contraire une preuve de mépris. Pire même, n’est-ce pas insulter « Dieu » que de croire qu’il est incapable de se défendre, lui l’Omniscient Tout-Puissant ? A-t-il besoin de vermisseaux ignares, qui ne savent pas lire le texte qu’il a livré et qui croient aveuglément – plus que Dieu lui-même ! – n’importe quel autoproclamé savant ? Charlie avait sur ce point raison, il est vraiment « dur d’être aimé par des cons ».

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Que la Morale est belle quand elle reste théorie !

Depuis toujours, les humains se divisent entre donneurs de leçons et donneur d’ordres, hommes de fer et hommes de faire.

  1. Les premiers ont le beau rôle – car ils ne mettent jamais les mains dans le cambouis. Ne faisant rien, ils ne se trompent jamais. Ils préfèrent régenter les âmes en leur faisant honte des écarts à la Règle intangible.
  2. Les seconds agissent, ce qui veut dire se compromettent. Ils doivent négocier avec les forces en présence pour faire avancer leurs idées.

Réel oblige contre Idées pures, que la Morale est belle quand elle reste théorie !

Syriza, Podemos, Mélenchon, Duflot, Frondeurs, Aubry, Corbyn… tous préfèrent le rêve à la réalité, l’utopie de l’épure à se retrousser ici et maintenant les manches. Il est tellement plus facile d’être le Vertueux qui jamais ne fait de compromis que le Pragmatique qui évolue pour composer avec le réel puisqu’il ne peut pas l’annuler.

Soyons heureux : quand la Vertu s’incarne en politique, malheur aux citoyens ! Les esprits non conformes à la Règle sont vus par les croyants comme d’immondes déviants qu’il faut traiter en malades (à enfermer et rééduquer) ou en ennemis (à concentrer en camps ou à exécuter). Robespierre a montré la voie, Lénine et Staline ont suivi, puis tous les petits chefs comme Mao, Castro et le touche-pas-à-mon-Pot des gauchistes français des années 70. Jusqu’aux coraniques littéral-illettrés qui infestent nos banlieues en se croyant Vengeurs après Révélation.

Mon idée est que si les diables rouges s’agitent dans le bénitier capitaliste, tant mieux ! Ce serait pire s’ils en sortaient pour tenter l’aventure. La gauche sociale-démocrate-libérale sera mise en échec ? Tant pis : que l’alternance équilibre les dérives potentielles. Un peu de pouvoir à la droite éloignera les tentations de certains Républicains à lorgner vers l’extrême-droite, tout aussi dangereuse que l’extrême-gauche, tant le blabla de surenchère n’a jamais rien résolu dans le concret historique. Seule la lucidité de la raison agissante permet d’agir – pas les illusions des ombres de la caverne idéologique : ainsi parlait Platon.

idees pure caverne de platon

Car nous sommes toujours dans l’ornière simple des deux éthiques pointées par Max Weber : l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.

En politique, il est nécessaire de voir loin, donc de peser les conséquences des décisions que l’on prend. Quiconque agit en politique non selon ce qu’il peut faire mais selon sa Bible du moment n’est pas un politicien mais un théocrate, qui sait mieux que tous ce qui est bon à tous. Si le réel résiste, il applique par la force ces convictions venues d’en haut : de la Bible ou d’Al Koran, de l’Histoire révélée à Marx, de la révolution permanente qui excite Mélenchon, de l’écologie coercitive traduite par Duflot, du fonctionnariat intangible qui alcoolise Martine Aubry.

  • La conviction empêche le débat, donc l’exercice de la démocratie : qui ne pense pas comme vous est insulté, traité de moins que rien, donc de « fasciste » – ce Mal absolu de la bonne conscience « de gauche, forcément de gauche » comme répétait à l’envi la Duras, bobote fort à la mode des années 1980-2000.
  • La responsabilité permet le débat, donc l’exercice pragmatique du pouvoir : qui ne pense pas comme vous est invité à suggérer d’autres pistes – irréalistes s’abstenir, mais rien n’empêche d’essayer. Certes, la conviction résiste, mais elle comme une lumière qui éclaire le chemin : les embûches ne peuvent être simplement ignorées et la route vers l’idéal ne s’achève jamais. Le tout est de faire ce que l’on peut – en prenant conscience des risques et en assumant ses actes. Le contraire même de l’irresponsabilité sociale de la génération Mitterrand-Chirac.

Les gauchistes de la gauche française, on les connait, ils n’ont en rien changé depuis 40 ans : étatistes, jacobins, taxateurs et clientélistes, ils révèrent le Fonctionnaire – ce serviteur content de l’être – et redistribuent à tour de lois cet argent qu’ils se moquent de produire (ils préfèrent « prendre » – et tant pis pour la génération suivante). Moralistes, ils ont gardé de leur jeunesse marxiste une haine du « capitalisme » qu’ils sont en bien en peine de définir, fourrant dans ce concept tout ce qui « ne vas pas » à leurs yeux (jusqu’au latin qui disparaît… car peu « utile » aux entreprises).

Les fonctionnaires sont certes nécessaires, lorsqu’ils remplissent avec zèle et neutralité le service du public. Mais quel est ce « service » ? Les fonctions régaliennes légitimes de l’État, pas tout et le reste ! Armée, police, justice, diplomatie, impôts, hôpital – voilà qui est indispensable. Tout le reste se discute et Macron a raison de le laisser entendre à une gauche obtuse et figée – n’en déplaise à l’amère de Lille. Et les Français, contrairement aux archéo-socialistes style Aubry décidément de plus en plus coupés du peuple, sont en majorité d’accord. Les États très fonctionnarisés comme la Russie de Poutine et la Chine aujourd’hui, sont plus néfastes que le Canada ou la Suède qui n’embauchent plus aucun fonctionnaire à vie, mais seulement par contrats de 5 ans. En débattre, c’est la démocratie, jeter l’anathème, c’est un coup de force.

Dans un monde ouvert et qui se globalise, ce sont des nuisibles, ces nostalgiques des Trente glorieuses… Car il est fini, le temps de la reconstruction d’après-guerre, du dirigisme du Plan, du soviétisme des têtes. Tous les pays dirigés d’en haut ont échoué, de l’URSS après Staline à la Chine après Deng (l’été dernier l’a montré). L’initiative et la créativité ne sauraient obéir aux directives d’un aréopage de vieillards technocrates ; l’économie ni la participation politique ne sauraient être liées aux ordres impulsés d’en haut. C’est au contraire « la base », le peuple, les gens, qui se trouvent assez adultes et responsables pour se prendre en main. D’où le côté inaudible de l’Église en moralisme, de l’école pour le savoir, du Président en politique, du parti Socialiste pour les idées… Certes, mai 68 est passé par là avec sa haine de tout autoritarisme – mais c’est surtout que la société a changé : elle est plus autonome, plus individualiste, plus ouverte. Absolument plus poussée à obéir à des « mots d’ordre » des partis ou des idéologies. Le Fonctionnaire, exécutant sans initiative des règles de procédure et des ordres hiérarchiques, ne saurait être un idéal social.

Les gauchistes sont les descendants des frères prêcheurs de notre moyen-âge, aussi péremptoires, armés de la même Voix d’en-haut, tonnant aussi fort contre le gaspillage, le foutre et l’orgie, vertueux comme pas un (sauf pour l’argent public… à user comme des filles publiques pour ces petits marquis de la noblesse d’État). Ils voudraient ramener tout le monde à la même norme médiocre, pour que « l’égalité » soit pure et parfaite, comme dans Cité de Dieu rêvée par saint Augustin (évêque kabyle et paillard repenti). En témoigne par exemple le fonctionnariat d’État qui sévit à l’Éducation nationale : petit savoir, petit salaire, petit travail – bien tranquille et assuré. Tout salarié qui dépasse la rémunération du Fonctionnaire de rang le plus élevé est considéré par les petit-bourgeois envieux de Bercy comme « riche », donc à tondre. Même si le sire prend du risque, soyons impitoyable : qui lui demande de prendre un risque ? il n’a qu’à faire comme tout le monde – et passer un concours : il aura la garantie du salaire, de la santé, du travail et de la retraite – comme dans la ruche. Exception : les stars du foot. Le gauchiste, qui va au peuple comme la vache au taureau, aurait « honte » de toucher aux idoles du prolo.

Certes, l’émergence du global et de ces pays du tiers-monde qui revendiquent désormais leur place dans le premier monde, opère une concurrence féroce ; certes, le Budget étatique se réduit tant les impôts sont déjà lourds et toute hausse contreproductive (Hollande l’a testé a son détriment, mettant dans la rue les bonnets rouges) ; certes, l’endettement national exige une certaine austérité que chaque élu rechigne à opérer – puisque ce n’est pas SON argent ; certes, les élites politiques et intellectuelles apparaissent indigentes, courte-vue, préoccupées plus par leur ego du moment devant la télé que par leur responsabilité devant la cité sur la durée d’un mandat. Mais la tentation gauchiste ne vaut pas le plaisir pervers de les déboulonner.

Romains de la décadence Thomas Couture

Monde cruel, impérialisme américain, Union européenne impuissante, dirigeants français médiocres, droite écartelée et socialistes sans repères : comment l’électeur ne serait-il pas écœuré des « partis de gouvernement » qui promettent à tout va sans jamais rien tenir – ou si peu ? D’où la tentation de sortir de ce monde-ci pour errer dans le monde idéal, « l’autre monde est possible » allant pour certains jusqu’à « l’au-delà » des houris et éphèbes promis au paradis islamique. Les écolos ont la trouille de l’enfer, pensez : 2° de plus dans vingt ans, ils se voient déjà griller à bout de fourches – repentez-vous, mes frères, avant qu’il ne soit trop tard !

Mais les couches populaires, elles, sont plus réalistes que les petits fonctionnaires qui se croient intellos, que les syndicalistes qui croient avoir tout compris de la lutte des places ou que les politiciennes arrivistes qui voudraient bien la place. Le peuple ne croit pas les gauchistes, même les vrais qui s’essaient aux responsabilités, même Tsipras – qui est allé dans le réel bien plus loin qu’un Mélenchon qui se contente de discourir, d’une Aubry qui a accouché des 35 h qui endettent l’État chaque année et dont on voit les ravages encore à l’hôpital public, ou d’une Duflot qui a engendré le désastre de la construction en France depuis 3 ans.

Les couches populaires voteront peu ; celles qui votent voteront encore moins Mélenchon mais préférerons les trois Le Pen – la Trinité d’apocalypse de la Trinité-sur-mer. Parce que les partis de gouvernement n’ont jamais voulu écouter – par tabous idéologiques – les cris et les demandes desdites couches populaires, il n’y a rien d’autre d’utile à faire que d’encourager l’alternance : un temps à gauche, un temps à droite. Juste pour l’équilibre de la responsabilité face à la conviction.

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La France, ce malade de l’Europe

Les élections européennes, techniques et sans enjeux concrets perçus par les citoyens, suscitent en général une abstention assez forte. Elle a été moyenne en Europe, égale à 2009 en France. Plus les pays ont connu récemment la dictature, plus ils sont poussés à exercer ce « droit » – rare sur la planète – de pouvoir aller voter. La Thaïlande comme l’Égypte sont sous coup d’État, l’Ukraine voit des milices rouge-brun empêcher les citoyens d’aller s’exprimer à l’est du pays, la Russie et la Turquie ont « élu » sous pressions et fraudes un genre de dictateur qui réprime toute forme de démocratie autre que le plébiscite campagnard.

2014 05 europennes carte participation

Voter est un luxe de nanti. C’est pourquoi les bobos français (bourgeois bohème) devraient être appelés plutôt égoédos (égoïstes hédonistes), tant ils marquent du mépris snobinard pour cette façon vulgaire d’aller « donner leur voix » comme le bas peuple : 58% des votants Hollande en 2012 ne sont pas allés voter, 52% des Parisiens ! En dehors de leurs petits intérêts de caste comme le mariage gai (et lesbien) ou le vélo à contresens dans les rues, les bobos se foutent de la gauche et de ses « idées », c’est manifeste. L’effondrement du parti socialiste est confirmé et au-delà, le seul socialisme qui subsiste aujourd’hui est national.

Car le problème aujourd’hui n’est pas européen, il est français.

Certes, le Danemark, le Royaume-Uni, l’Autriche ont donné plus de 15% des voix à des partis extrémistes anti-union – mais c’est en France que le Front national a réussi à passer largement en tête, avec un apparent 25%. La réalité est moins flamboyante car, du fait que 43.5% des votants seulement se sont exprimés et que les gens convaincus sont plus allés voter que les autres, le FN ne compte les voix que de 11% des 46 millions de citoyens français ce dimanche. C’est certes nettement mieux que les 6.3% qui ont voté PS ou le ridicule 2.8% du Front de gauche, habituel favori des bobos (calcul sur 100% des électeurs), mais ce n’est pas un raz de marée, tout au plus un « rat de Marine ». A une élection importante, présidentielle ou législative, le FN ne ferait pas ces scores là, noyé sous la participation utile. Il ne réussit que dans l’indifférence. Et c’est là où les bobos « de gauche ma chère, évidemment de gauche » ont toute leur responsabilité. Le « séisme » 2002 ne leur a rien appris et les mots graves de Manuel Valls hier vont leur passer par-dessus la tête, comme d’habitude.

Il ne leur restera plus que le ridicule d’aller « manifester contre le fascisme » comme en 2002, dans un refus trop tardif d’une démocratie qu’ils n’ont pas exercée par flemme. Au niveau européen, le vote français ne changera pas grand-chose, la coalition sortante reste majoritaire. En France, les seuls partis européens, les centristes et écologistes, se sont bien maintenus. Mais les écologistes en Europe ont fait bien mieux que les idéologues intellos de gauche de l’Hexagone : en cause le gauchisme catastrophiste mâtiné d’arrivisme du parti Duflot.

2014 05 nouveau parlement européen

La gauche française de gouvernement s’obstine à ne pas comprendre que les élites économiques éduquées (diplômés, cadres, hauts revenus, citadins, voyageurs) ne vivent pas dans le même monde que le populaire (peu diplômés, ouvriers, bas revenus ou chômeurs, suburbain ou rural qui n’ont rien vu du monde). Ce pourquoi le socialisme « internationaliste » ne passe plus, ni son tropisme multiculturel, ni ses attendrissements pour les « victimes » à aider en priorité qui sont toujours les autres (homos, étrangers, colorés, immigrés). Quoi d’étonnant à ce que le FN réalise ses meilleurs scores au sein des couches populaires : ouvriers (43%), employés (38%), chômeurs (37%), personnes à faible niveau de diplôme (37%), foyers à bas revenus (30%) et parmi les jeunes (30% des moins de 35 ans), touchés par le chômage ou la galère des stages et CDD à répétition ? (Sondage Ipsos/Steria 25 mai 2014)

Le socialisme à la française tout comme le pseudo-gaullisme à la Copé-Guéant-Sarkozy apparaît comme un ramassis d’impuissants qui envoient leurs déchets à Bruxelles, clament haut et fort en France l’inverse de ce qu’ils signent en sous-main au Conseil européen, agitent des yakas impossibles puisque pas prévus dans le Traité (comme le social, dont le Smic, qui est du ressort de chaque État). Quoi d’étonnant à ce qu’il y ait défiance envers ces hypocrites professionnels ? Quant à Mélenchon, il a clairement échoué : ses outrances ont fait fuir. Il était pathétique et presque sympathique lors de sa conférence de presse, mais toujours dans l’émotionnel alors que cela ne compte dans un vote qu’en plus du fond ; sans le fond, cela fait démago…

Si 62% des votants disent avoir privilégié les questions européennes sur le rejet du gouvernement, l’opacité du fonctionnement européen et la culture nécessaire du compromis empêchent les électeurs français peu éduqués de comprendre. L’Éducation nationale ne fout rien pour habituer les élèves à travailler ensemble et à échanger des idées, les médias perroquettent les mensonges des partis, les populistes trouvent un bouc émissaire commode dans « l’euro, Bruxelles, les 28, le libéralisme » et ainsi de suite.

Les Français, formatés à l’autoritarisme et au plébiscite du chef, sont à l’opposé de presque tous les autres pays européens, formés au parlementarisme et aux alliances de compromis. La France semble avoir une mentalité plus proche de la Russie de Poutine et de la Turquie d’Erdogan que de l’Allemagne de Merkel ou du Royaume-Uni de Cameron. Le marasme économique n’arrange rien, la politique stupide du gouvernement Hollande 1 (qui a insulté les patrons, insultés les investisseurs, insulté « la finance » – et taxé à tour de bras tout le monde, y compris en-dessous du Smic) a accentué la récession. Ce clown pathétique de Montebourg a plus fait à lui tout seul pour faire fuir l’investissement que les ministres de Mitterrand – et on le garde au gouvernement !

Les électeurs ne sont pas contre l’Europe, ils ne comprennent pas trop comment elle fonctionne ; ils sentent bien l’avantage de la monnaie unique, puisque 72% (sondage Ipsos ci-dessus) sont CONTRE la sortie de la France de la zone. Mais ils voudraient une Europe plus protectrice en termes économiques, moins accueillante à l’immigration sauvage, mieux unifiée socialement. Encore faut-il envoyer – comme les Anglais – des pointures politiques à Bruxelles, pas des recalés en échec de la politique nationale : des Fabius par exemple, comme hier Delors, pas des Désir. Jamais la « synthèse » molle du tempérament Hollande n’a montré aussi clairement son inaptitude à gouverner.

La France apparaît aujourd’hui comme

  • ce malade de l’Europe qui, faute de mieux, élit des politiciens minables qui promettent tout et en font le moins possible, se défaussant sur « Bruxelles » de leurs fautes ou impuissance,
  • ce malade de la boboterie, toujours en première ligne pour réclamer « des droits », mais qui reste douillettement chez elle dès qu’il s’agir d’agir,
  • ce malade des réformes sans cesse promises, sans cesse repoussées, car elles remettent en cause trop d’intérêts « acquis » sans que personne n’ose prendre le taureau par les cornes.

Puisse l’aiguillon Le Pen donner des hémorroïdes à cette caste de gauche aujourd’hui au pouvoir, à ces petits marquis inaudibles de droite qui aspirent à y revenir, pour qu’enfin – comme dans les autres pays européens – ils soignent la France :

  • inadaptée à intégrer sa jeunesse par l’éducation,
  • inadaptée à la mentalité parlementaire de l’Union,
  • inadaptée à la concurrence économique mondiale.
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Yukio Mishima, Chevaux échappés

yukio mishima chevaux echappes folio

Ce tome deux de la tétralogie mishimienne qu’est La mer de la fertilité est le plus long, signe que l’auteur y tenait. Il est le plus lourd aussi pour nos consciences contemporaines, l’univers mental qu’il décrit étant largement ‘ancien régime’, se passant en 1932. Il ne fera vibrer que ceux qui chantent les traditions millénaires d’enracinement d’une race dans une terre.

Isao est un jeune homme de vingt ans, expert en kendo, les yeux clairs brûlant d’une aspiration à la pureté, symbolisée par le lis sauvage du sanctuaire d’Isé. Pour sa fin d’adolescence encore chaste, son honneur est sa fidélité. Pénétré de l’appartenance charnelle du peuple japonais à son domaine éclairé par le soleil levant, symbolisé par l’empereur, il n’a que réprobation pour l’occidentalisation, « un capitalisme dépourvu de tout loyalisme national » (chap.21), et même le bouddhisme venu de Chine « parce que celui-ci niait l’existence, et en conséquence, qu’on puisse mourir pour l’empereur » (chap.22). Il ne voit pas le compromis nécessaire, en ce monde fini, de l’esprit avec la matière, mais la corruption d’une âme du Japon dont il fait un mythe éternel, intangible, né de la terre Yamato. Il brûle donc d’une flamme ardente pour créer l’événement en attirant l’attention de l’empereur-soleil sur les turpitudes commises en son nom. Il se pénètre de la réaction d’un groupe de samouraïs sous l’ère Meiji pour créer à leur exemple une Société du Vent Divin afin de repousser, comme dans la tradition, l’invasion venue d’ailleurs. Entouré de jeunes comme lui, enthousiastes et purs, il compte assassiner des personnalités du monde des affaires et entraîner l’armée à opérer un coup d’État. « Nous sommes tout entier résolus à nous sacrifier pour cette Restauration » (chap.24). Il dit bien l’aspiration au retour à l’âge d’or fantasmé d’un Japon isolé et immobile d’ancien régime.

ephebe japonais

Un Japon aristocrate où les meilleurs font leur propre loi, au-dessus de la loi destinée à encadrer le vulgaire : « La pureté extraordinaire d’une poignée d’hommes, le dévouement passionné qui ne veut rien savoir des règles du monde… la loi est un système qui essaie de les dégrader vers le ‘mal’ » (chap.33). Malgré les apparences, nous sommes bien loin de Nietzsche, qui demandait aux happy few d’être Par-delà le Bien et le Mal pour créer eux-mêmes leurs propres valeurs. Mishima se détache là aussi du philosophe allemand qui l’a le plus influencé, parce qu’il n’est pas japonais et ne ressentait pas cet enracinement charnel des êtres dans leur île et leurs traditions préservées de toute influence étrangères durant deux siècles. Nietzsche incitait à penser par soi-même pour former son propre jugement de valeur – et surtout pas à se laisser dicter sa conduite par les traditions, l’empereur ou l’honneur !

Rien, bien entendu, ne se passe comme prévu et la jeunesse trop effilée ne peut que briller en vain avant de mourir. Car il y a encore un jeune homme sacrifié à la fin, thème éternel de Mishima. A cause d’une femme amoureuse, autre thème cher à l’auteur pour qui la virilité active doit se conquérir sur la part féminine passivement accueillante de chaque garçon.

Le héros, Isao, est fils de l’Iinuma précepteur de Kioyaki, héros du précédent volume. Kiyo est mort mais, mystérieusement, ses trois grains de beauté en-dessous du sein gauche existent de même sur la poitrine musclée d’Isao. Rien de commun pourtant au physique comme au moral entre ces deux jeunes êtres – mais plane ici l’anti-occidentalisme de Mishima, affirmé une fois de plus malgré ses influences profondes. Non seulement il récuse l’humanisme, qu’il qualifie d’ « usine d’idéalisme d’Europe occidentale » (chap.28), mais il veut croire aussi, contre la logique d’Aristote, à la réincarnation de la philosophie asiatique, à la transmigration de l’Esprit dans des corps différents. Après tout, Kiyoaki comme Isao sont Mishima, deux facettes successives de son être, l’adolescence chétive et passionnée, puis la jeunesse qui se cuirasse d’une armure de muscles et s’exerce au kendo. Ce qui nous vaut d’admirables descriptions de combats au sabre de bambou qui ne laissent aucun adepte des arts martiaux indifférent. C’est le mérite de Honda, vingt ans plus vieux, que de reconnaître son ami Kiyo dans le jeune Isao en le voyant nu sous une cascade, se purifiant dans un sanctuaire shinto.

kendo torse nu

Le complot est dénoncé et Honda n’hésite pas à sacrifier sa carrière de magistrat pour devenir avocat et défendre le jeune homme. Non par attirance homosexuelle, comme peuvent le croire des lecteurs obnubilés par l’idéologie du mariage gai, mais par fidélité profonde à l’être jeune qu’il fut et à l’amitié d’alors – conduite très japonaise. Si attirance il y a, elle est peut-être à chercher du côté du père d’Isao, ce précepteur rigide du trop beau Kiyo qui n’a jamais consenti à le voir nu : « Dans l’embarras où se trouvait Iinuma, ses traits rudes se contractèrent et le sang monta à ses joues basanées. ‘Quand le jeune maître était dévêtu, je n’ai jamais pu me résoudre à le regarder’. » (chap.8). Peut-être est-ce la raison qui le poussera à trahir son fils, pour sauver ce beau corps de garçon façonné par lui (double fusionnel idéal), contrairement à Kiyo auquel il ne peut penser sans être encore ému aux larmes ? Mais les rebondissements ne manquent pas sur la fin, que je vous laisse découvrir.

L’indigeste de ce gros roman réside dans la profession de foi nationaliste de tout le chapitre 9, exaltation absurde de valeurs qui n’ont plus cours tels l’honneur rigide, la pureté sacrificielle, la fidélité jusqu’à la mort à refuser tout changement. La jeunesse qui n’a encore jamais connu le sexe s’enivre de grands mots et de grands sentiments, croyant devoir régénérer le monde par ce qu’il a de plus précieux : le suicide exemplaire de sa fleur. Il y a de la pensée magique en cette offrande du meilleur « aux dieux » : « Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l’on estime encore plus précieux » (dit-on ici).  Tous les mouvements totalitaires ont joué de ce dévouement des hormones, de cette énergie prête à servir, de ces « chevaux échappés ». Ce pourquoi je serais tenté de suivre Wilhelm Reich lorsqu’il montre que le fascisme et le nazisme sont nés des frustrations sexuelles de la société bourgeoise – frustrations qui n’étaient pas celles des temps aristocratiques. Les cas plus anecdotiques de Merah et de Breivic vont aussi dans ce sens. C’est pourquoi Mishima fait de la femme amoureuse un danger, le personnage de Makiko étant redoutable, maîtresse femme comme l’auteur sait en créer, habile et intelligente à modérer la virilité.

Moins séduisant que le premier tome, mais qui peut se lire indépendamment, Chevaux échappés est plus idéologique que romanesque. Il tenait fort au cœur de l’auteur, expliquant ainsi ce qu’il va accomplir dans la vie réelle : son suicide médiatique en 1970.

Yukio Mishima, Chevaux échappés, 1969, Gallimard Folio 1999, 499 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55 

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Art con(temporain)

Tout ce qui s’autodésigne comme « art » peut ne pas plaire. Il n’en est pas moins une expression d’artiste, personne faisant profession de créer des œuvres. Reste que créer « pour soi », sans souci de partager, est très égoïste. Créer pour quelques-uns, happy few « initiés », est très narcissique. Notre époque est volontiers égoïste narcissique – et pas seulement dans l’art. Songeons à la politique, aux médias, à la finance…

L’expression artiste peut être reconnue ou méconnue, passer les années et les siècles ou tomber dans l’oubli. Ce n’est que le temps qui fait la réputation sur le long terme. Mais c’est la mode qui l’établit sur le court terme. Tout bon artiste préférera être méconnu de son vivant pour demeurer célèbre après sa mort ; mais il est humain de préférer la reconnaissance immédiate et l’oubli ensuite.

jeune homme seins nus

Il reste que le snobisme est parfois de se vanter d’être méconnu parce que « d’avant-garde ». Nul ne sait ce qu’est l’avant-garde en art. L’idée fondamentale tirée du marxisme est qu’un petit nombre est sociologiquement en avance sur son temps parce qu’il suit les lois de l’Histoire. Mais cette idée est tordue par l’individualisme artiste (appelé par Marx « petit-bourgeois »). Depuis des décennies, chacun sait que tout ce qui est « loi » de l’Histoire, Grand horloger ou Dessein intelligent n’est que croyance. Aucune preuve n’en est apportée par une prédiction réaliste du futur. En ce sens, l’avant-garde artiste n’est que la fatuité de créer la mode avant qu’elle naisse. Au risque des impasses.

Ian McEwan, écrivain anglais d’origine écossaise, observe sa société avec férocité. Il ne manque pas d’épingler ces snobs qui se croient d’une autre essence que le vulgaire. Tels ces artisans de musique qui fuient tout succès car « pas assez d’avant-garde, ma chère ». Dans Amsterdam (1998), il se livre à un festival réjouissant :

« Un concert subventionné donné dans une salle paroissiale pratiquement déserte, au cours duquel les pieds d’un piano avaient été frappés sans relâche avec la crosse d’un violon durant plus d’une heure ; la notice du programme expliquait, en se référant à l’Holocauste, pourquoi aucune autre forme de musique n’était viable à ce stade de l’histoire de l’Europe. Dans la petite tête des zélateurs (…), toute forme de succès, si limité fût-il, toute espèce de reconnaissance publique étaient l’indice flagrant du compromis et de l’échec esthétiques. » Nous avons là tous les ingrédients du snobisme « artiste » : se vouloir original à tout prix, provoquer en rebelle éternellement adolescent, aduler la bonne conscience antinazie, être d’accord avec les soi-disant lois de l’histoire, volonté de rester en marge – connu seulement des initiés.

Ian Mc Ewan poursuit : « Lorsque l’histoire définitive de la musique occidentale au XXe siècle viendrait à être écrite, elle mettrait en évidence le triomphe du blues, du jazz, du rock et des musiques traditionnelles en constante évolution. Ces formes démontraient amplement que la mélodie, l’harmonie et le rythme n’étaient pas incompatibles avec l’innovation » p.42.

Il existe quand même de la musique symphonique contemporaine célèbre ou au moins reconnue d’un public (Messiaen, Xenakis, Britten…). Mais l’auteur fait bien de pointer le narcissisme orgueilleux des artistes autoproclamés, trop souvent subventionnés d’État alors que « l’intérêt général » est très restreint si l’on en juge aux audiences.

Certes, toute forme d’art exige une éducation du goût, une habitude du regard, une persévérance dans la pratique. Toute œuvre n’est pas « facile », immédiatement expressive à qui l’écoute, la voit, la touche ou la goûte. Mais, si chacun exprime son individualité unique, le génie est rare, la postérité fait seule le tri. Se croire méconnu, voire maudit, n’est en aucun cas une preuve de qualité mais une pathologie narcissique de l’individu exacerbé d’aujourd’hui. Ce pourquoi il faut faire la distinction entre l’art contemporain (qui se crée au présent) et l’art con (qui se croit beau en son miroir).

Ian McEwan, Amsterdam, 1998, traduit de l’anglais par Suzanne Mayoux, Folio 2003, 255 pages, €6.27

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François Hollande n’est pas social-démocrate

François Hollande se voudrait « social-démocrate » – mais il ne le peut pas. Parce que la recherche d’un consensus politique entre l’État, le patronat et les salariés nécessite ces relais dans la société que sont les corps intermédiaires, éradiqués en France par la philosophie de la Volonté générale et l’unanimisme historique créé par l’État rationaliste. Les syndicats aujourd’hui sont très peu représentatifs, donc très radicaux ; quand ils sont plus modérés, ils ne représentent quasiment que la fonction publique. Pas de social-démocratie sans relais dans la société.

Une comparaison avec le voisin immédiat anglais, qui a cofondé avec nous le parlementarisme, est éclairante. La sortie de la féodalité a été différente, ce qui a conduit à un État diffèrent. La féodalité est un mode d’organisation politique et social qui fait de la Force le Droit. Les relations sont hiérarchiques et entraînent le ralliement de clans au féal. Très efficace en période de guerre civile de tous contre tous, ce regroupement de bandes armées ne permettent pas l’établissement de relations « modernes » de confiance, de règles et d’échanges qui, seules, permettent l’essor de la science, du commerce et des régimes représentatifs. En Angleterre, la sortie de la féodalité s’est faite progressivement et en douceur depuis 1215. A cette date, le Roi se voit obligé de signer la Grande Charte qui limite son absolutisme et crée l’embryon d’un gouvernement représentatif. A l’inverse, la France attend le 17ème siècle pour mettre au pas les Grands, au prix d’un absolutisme royal devenu par étape absolu (Henri IV, Louis XIII avec Richelieu et, apogée, Louis XIV). La Révolution n’a fait que prendre la place du roi, en détruisant tout et sans rétablir la société civile (les syndicats n’ont été autorisés qu’en 1884 et les associations qu’en 1901).

L’État anglais est devenu le sommet régulateur d’une hiérarchie de corps intermédiaires sur lesquels il peut s’appuyer pour gouverner. L’État français s’est trouvé le seul créateur du lien social dans une société radicale qui avait tout aboli. L’Exécutif (avec son Administration, rouage destiné seulement à « fonctionner ») est considéré comme le petit bras du Législatif, seul légitime, exécuteur de la « volonté générale » exprimée dans la rue et par le suffrage. Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire.

La différence ? En France la monarchie absolue se veut rationaliste, la liberté ne résulte que de la conformité au modèle « naturel » de l’État fondé en Raison ; en Angleterre, les contrepouvoirs à l’État central sont construits par la représentation et la négociation. En France, le droit est d’évidence, figé par les élites partisanes interprètes du Vrai et du Bien ; en Angleterre, il est élaboré par la coutume, débattu, sans cesse remis sur l’ouvrage.

Dieu Johann Sfar Le chat du rabbin

François Hollande pourrait se vouloir « social-libéral » – mais il ne le peut pas. Antiautoritaire et cherchant à impliquer les citoyens dans les décisions, cherchant comme Camus à concilier liberté et égalité au travers des régulations et par l’éducation des individus, le social-libéral est sensible aux gens et en faveur des libertés. Impossible pour Hollande : il a été élu avec les voix « de gauche » qui font du « libéralisme » le bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas selon leurs vœux, à commencer par la jalousie envers ceux qui réussissent, la méfiance envers toute régulation qui ne passe pas par l’État, et le ressentiment envers la mondialisation qui menace le « modèle ».

L’individualisme moderne est né de la philosophie grecque, du droit romain et de la transcendance chrétienne. Il a été poussé par l’essor des échanges, assuré par une nouvelle classe de commerçants et artisans regroupés en villes. Il s’est trouvé favorisé pour raisons politiques antiféodales par le pouvoir central avec l’octroi de franchises et « libertés ». Ce mouvement a eu lieu dès le 17ème siècle au Royaume-Uni où l’accès aux métiers artisanaux et aux industries s’est très vite ouvert, les corporations ne survivant que peu à la dissolution de la féodalité. Rien de tel en France, où il a fallu attendre 1789 et sa fameuse Nuit du 4 août pour que les privilèges soient abolis d’un trait, et 1791 pour que les corporations se voient interdites. Auparavant, la société française est restée figée en société d’ordres, tropisme qui court toujours dans les profondeurs sociales et qui renaît à chaque occasion, faute d’alternative.

Or, malgré le discours ambiant, les individus sont désormais plus libéraux. Ils sont « laïques » par rapport aux églises mais aussi par rapport à l’État représenté par le prof, l’adjudant, le policier, le psy et le technocrate. 1968 a opéré cette rupture, aussi brutale que le fut 1789 (d’où l’ampleur des « événements » en France, comparée aux autres pays). La révolte de Notre-Dame des Landes est équivalente au Larzac des années 70, elle représente le surgissement emblématique de la société civile dans les rouages conventionnels des élus, fonctionnaires et autres spécialistes. Le gouvernement Ayrault n’est pas prêt à l’accepter.

Livres anciens

Qu’est donc François Hollande ? Un homme qui fait ce qu’il croit pouvoir, non sans regarder à droite et à gauche, à petits pas, avec beaucoup de précautions. Il ne peut être au fond que « social-étatiste », tradition bien française qui veut que l’État incarne l’intérêt général à lui tout seul, forcément omniscient, forcément fondé en Raison, naturellement bon et bienveillant. Le substitut de Dieu sur la terre pour les laïcs progressistes. Comment, dès lors, penser l’intérêt général comme il est « normal » ailleurs ? En Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie ou même en Italie, l’intérêt général est  un  compromis entre les intérêts particuliers de la société. Pas en France.

L’État français est politique, l’État anglais ou allemand sont juridiques, voilà l’écart essentiel. La Raison universelle est unanime car « évidente », « naturelle ». Elle n’a pas à être délibérée ni argumentée : il n’y a pas deux solutions à un problème de géométrie. Dès lors, pourquoi protéger les libertés et bâtir des contrepouvoirs ? La Révolution française a réalisé l’établissement du droit et le suffrage universel dans une société encore immature. Le despotisme éclairé de l’État rationnel s’est donc institué très vite, dès Bonaparte, contre l’anarchie des incapables.

Technocrates issus de l’ENA et apparatchiks secrétés par les partis se veulent désormais « instituteurs du social » (Pierre Rosanvallon) : ils approprient les biens rares (les télécoms dès le télégraphe Chappe de 1794 jusqu’aux nationalisations de 1982 et la loi Hadopi) ; ils ont l’obsession scolaire de former des citoyens formatés à la vie collective (éducation nationale) et pas des individus aptes à juger par eux-mêmes (instruction publique) ; ils « instaurent l’imaginaire » avec établissements culturels, achats d’œuvres d’art contemporain sur comités de fonctionnaires et fêtes d’État ; ils pratiquent l’hygiénisme au 19ème, le Plan dans les années 1950, l’urbanisme dans les années 1960, le « travail social » dans les années 1970, enfin la morale socialiste anti-riches, anti-putes et pro-minorités bobo de 2012…

La Raison dans l’État tolère mal la représentation. Le Parlement est peu considéré, les syndicats peu représentatifs, les associations tardivement reconnues. L’État unanimiste de la « volonté générale » veut un citoyen toujours mobilisé (d’où le long attrait pour l’URSS puis pour Cuba, puis pour Mao et Pol Pot), farouchement jaloux d’égalité, collectiviste par mépris des « intérêts » considérés comme égoïstes des individus et des entreprises. Pour Rousseau, il s’agit carrément de « changer la nature humaine » (Du contrat social). Créer un Homme nouveau, disait Lénine…

« Le bonapartisme [étant] la quintessence de la culture politique française », selon le mot de Pierre Rosanvallon, François Hollande voudrait bien sortir du culte de l’État rationnel propre à son parti, mais il ne le peut guère. La dernière négociation avec les partenaires sociaux était plutôt réussie – mais pas sans la menace d’une loi-balai étatique en cas d’échec (et la résistance de la gauche du PS au Parlement). Pour le reste, l’aéroport Notre-Dame des Landes, le nucléaire, le mariage gay, la procréation assistée pour tous, Hollande reste loin de ce renouveau démocratique qu’appelle par exemple Rosanvallon (qui a beaucoup étudié le sujet) dans ses ouvrages. Le credo du PS demeure d’imposer une loi sur tous sujets sans laisser aller au bout débat ou négociation entre partenaires sociaux ou groupes de la société civile – tout en poursuivant la mise en scène de l’unité du peuple (contre les boucs émissaires commodes que sont « les riches », les cathos, les patrons, les écolos, les exilés fiscaux et ainsi de suite).

Quand on ne peut rien pour l’économie, on agite les symboles. Cliver pour communiquer, n’était-ce pas ce que « la gauche » avait reproché à Sarkozy ?

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Le malentendu Mélenchon

La France vaniteuse et légère encense un mouton noir parmi une pléthore de moutons blancs en costume-cravate. L’inverse de l’Italie où la population comme la classe politique ont pris conscience de la gravité de la crise, après des années d’illusionnisme Berlusconi. Jean-Luc Mélenchon veut tout et son contraire ; il le tonitrue en brandissant le drapeau rouge des traditions. Dans ce folklore, beaucoup se reconnaissent… mais ils sont trop différents pour jamais s’amalgamer. Mélenchon pratique la politique « à l’ancienne », comme on le dit de l’andouillette ; mais ses partisans sont pour la plupart des jeunes, libertaires anarchistes – uniquement dans le présent.

La raison du bouffon

Les protestataires ne manquent pas dans les pays occidentaux depuis que sévit la crise. Les États-Unis de Bush et de Goldman Sachs ne sont décidément plus un modèle, aussi stupides dans la confrontation des cultures que dans la gestion de l’économie. L’Europe de l’Union est un gros « machin » impuissant qui doit prendre la moindre décision à 27 sans qu’il y ait une quelconque homogénéité. L’Eurozone est une union pratique plus efficace, mais dont le volet de convergence économique et fiscale a été laissé en déshérence par les politiciens de droite comme de gauche depuis Maastricht (1992). Les populations, dopées à l’endettement cigale, se sont trouvées fort dépourvue lorsque la bise fut venue. Elles se croyaient maîtresses du monde, plus avancées moralement, mieux expertes en gestion économique et en innovations… et patatras ! Voilà que l’Inde et la Chine, le Brésil et l’Afrique du sud, commencent à leur tailler des croupières. Certains s’en sortent, avec patience et discipline, conduisant des réformes pour s’adapter dans la durée : la Suède, le Danemark, le Canada, l’Allemagne… D’autres s’effondrent, comme feu l’empire romain : tous les pays riverains de la Méditerranée, dont peut-être la France.

Il y a donc partout des protestataires de l’austérité, du ressentiment contre la finance internationale, les banques, les politiciens en place. Ce sont les Grecs en résistance, les Indignés, les Pirates… et les Mélenchoniens. Car la gauche radicale a régulièrement échoué à rassembler les revendications populaires depuis des décennies. Trop intello, trop hédoniste, trop alter, trop écolo… Mélenchon a le talent de faire croire qu’il gagne, alors qu’il rassemble à peine plus que le total des voix de gauche extrême à chaque élection. Mais il remplit la fonction tribunicienne hier tenue par Georges Marchais puis par Jean-Marie Le Pen. Les proximités sont plus proches que l’on croit. Jean-Luc, comme Jean-Marie, fait haine ; les deux sont des enfants élevés sans père, comme Merah. La crise exacerbe les tensions, pousse donc les partis à la radicalité, ce pourquoi Sarkozy assume la droite, le centre avec Bayrou implose et Hollande flageole. Arrive qui ? La grande gueule « de gauche », franc-maçon que « tout le monde » attend, des bobos intellos aux profs stakhanovistes, et des fonctionnaires moyens aux jeunes en rupture, souvent ouvriers non qualifiés « grâce » à notre merveilleux système scolaire : sénateur socialiste, ex-ministre de Jospin et député européen Mélenchon !

Dans sa bio soigneusement repeignée sur Wikipedia, on apprend que le politicien du peuple a peut-être travailloté comme ouvrier durant ses études (arrêtées à la licence, juste avant les années recherche personnelle), mais qu’il a surtout été élu depuis 1983. A-t-il jamais effectué son service militaire, année « citoyenne » s’il en était ? Silence sur le sujet… Il vit de la politique, est payé par la politique, ne produit que de la politique depuis 30 ans. Que connaît-il du « vrai » monde du travail, de l’entreprise, de la production ? Affectif au point de prendre les expressions des masques nô, licencié de philo, un temps prof, vaguement journaliste, il préfère les grands mots. La révolution, le peuple, l’avenir, la dignité, le citoyen, ça fait bien. Ça chante dans les manifs et les meetings.

Mais pour réaliser quoi ?

Augmenter le SMIC, baisser l’âge de la retraite, distribuer du pouvoir d’achat… mais rester dans l’euro. Comment donc financer la dette abyssale sans les grands méchants marchés financiers ? « Je prends tout » aux riches est un slogan facile, qui ne se réalise qu’une fois s’il advient. Mais alors, plus d’entrepreneurs au-dessus de l’artisan, plus de financement extérieur, plus de convergence européenne – et certainement plus d’euro ! Il faut savoir ce qu’on veut : ou un programme coréen du nord (fermer les frontières et imposer l’égalité par la force) – ou un programme coréen du sud (ouvert au monde et compromis avec les forces mondiales, négociations avec les partenaires européens, et l’enrichissement personnel qui est la seule source du progrès – tous les pays du socialisme « réel » l’ont parfaitement montré).

L’insurrection civique, cela fait joli, mais concrètement ? Qui va canaliser ce vaste foutoir défouloir soixantuitard pour le traduire en intérêt collectif ? Un parti d’avant-garde ? Un leader maximo ? Un néo-Chavez ? Mélenchon se garde bien de trancher, lui qui admire tant Chavez que Morales, lui qui méprise les langues régionales et encense la politique du PC chinois colonisant le Tibet. Autoritaire, centralisateur, jacobin. Ses héros sont Robespierre et Saint-Just, grands humanistes français comme chacun sait. Quand la raison délire, elle n’atteint pas que la finance : sûre du Vrai, du Bon, du Bien, elle cherche à l’imposer à tous, malgré les résistances et les différences. Cela donne le rasoir républicain, la mission coloniale, le j’veux voir qu’une tête ! de l’administration à la française, le communisme léniniste, la Tcheka de Trostki, l’apanage Castro ou Kadhafi… Rien de ce que désire vraiment la base électorale du PDG, ce parti Mélenchon au sigle curieux pour des anticapitalistes.

Pour le comprendre, il faut aller voir ailleurs

Si l’on regarde aux États-Unis, la sociologie électorale montre un divorce croissant entre Boomers et Millenials. Les Boomers sont la génération baby-boom, nés entre 1946 et 1964, majoritairement Blancs anglo-saxons protestants et éduqués. Les Millenials sont la génération portable-mobile-internet-jeux vidéo, nés entre 1980 et 2000, beaucoup plus multiculturels, moins éduqués et racialement divers. Les premiers prennent leur retraite, les seconds entrent dans la vie active. La politique va en être changée. Les communicants agacent, puisqu’ils n’en savent pas plus que le citoyen lambda au vu des années Bush qui vont des attentats du 11-Septembre à la crise financière, en passant par l’occupation de l’Irak. L’Amérique, florissante sous Clinton, est en ruine lorsqu’arrive Obama. Que veulent les Millénials ? Revenir aux valeurs de l’Amérique, au self-made man et à l’esprit novateur. Mais avec plus d’État qui règle (et moins de politiciens). Cela donne à gauche Occupy Wall Street et à droite les Tea parties. Tout cela très libertarien…

Si l’on regarde en Allemagne, voici que monte le parti Pirate, qui entre aux parlements régionaux de Berlin et de Sarre. Il allie les alter, les Verts, les geeks et les protestataires. Tous militent pour la libéralisation d’Internet et leur seul programme est « méfiance » envers les politiciens. Leur insurrection civique consiste à prôner la transparence de tous les débats politiques et sociaux via le net. L’approfondissement du libéralisme vers l’anarchie plutôt que la centralisation bismarckienne…

Si l’on regarde en Espagne, Los Indignados pacifiques et vaguement hippies se radicalisent, aidés par les Black Blocs aux marteaux brise-vitrines. Anarchistes, antimondialistes, égalitaires et libertaires, ils sont contre la contrainte financière, les puissances anonymes et pour reconquérir la politique. Pas vraiment jacobins !…

En tout cela, un point commun : l’hyper individualisme postmoderne. Mélenchon, avec ses revendications collectivistes à l’ancienne fait vieux ringard face à ces courants. Le système politique doit se restructurer, la liberté personnelle est cruciale, l’exigence de participation citoyenne plus criante comme l’avait déjà montré en 2007 Pierre Rosanvallon. Les partis traditionnels échouent à convaincre. En cela Mélenchon a raison d’appeler à faire de la politique autrement… mais pas comme il la voudrait, pourtant.

Le malentendu

Quand on est né en 1951 on n’est plus vraiment jeune, bien qu’empli de ressentiment envers l’autorité parce que le père a divorcé quand il avait 11 ans, parce que le PS l’a « humilié » en donnant un faible score à son courant. Quand on a occupé depuis trente ans les fromages de la République, nanti d’un patrimoine frisant l’ISF et d’un revenu égal à cinq SMIC. Quand on a voté oui à Maastricht et qu’on reste député européen. Quand on se dit trotskiste lambertiste (dont une fraction a soutenu Marcel Déat en 1941, socialiste autoritaire devenu collabo parce qu’antilibéral et anti-anglais, ministre du Travail de Pétain). Quand on est pétri de toutes ces contradictions, comment convaincre dans la durée ? Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite : geeks du divertissement immédiat qui admirent le bouffon comme naguère Coluche ; bobos du « pas assez à gauche ma chère » de 2002 qui ont éjecté Jospin sans même y penser au profit de Le Pen pour le second tour ; nostalgiques de leur jeunesse gauchiste 68 bien enfuie ; volontaristes politiques qui croient encore qu’il suffit de dire « je décide » ; écolos militants qui prônent l’austérité morale ; cégétistes anars qui vivent la lutte des classes à ras d’usine ; militants organisés du parti communiste qui veulent recycler leur méthode…

Il y a une vraie interrogation sur la politique. Elle a été portée par Ségolène Royal en 2007, par les Verts de Cohn-Bendit aux dernières Européennes de 2009 et, hors de France, par le mouvement Occupy Wall Street, les Grecs en résistance, Los Indignados et les Pirates – sans parler de l’humoriste élu maire de Reykjavik en Islande. De la transparence, de la participation, du libertaire : loin, très loin, de Mélenchon ! Qu’il soit à la mode est-il un effet de la société du spectacle ? Son « message » une communication de plus ? Un malentendu ?

Au fond, à qui profite le crime ?

Mais à bon entendeur… La montée Mélenchon profite à Nicolas Sarkozy : tout comme François Mitterrand avait excité le Front national pour faire perdre la droite, tout comme la gauche caviar avait snobé Jospin pour faire advenir Le Pen en avril 2002, la surenchère Mélenchon repousse le centre vers Nicolas Sarkozy au détriment de François Hollande. Et qu’on ne vienne pas m’objecter qu’au second tour ce petit monde va se rallier : avez-vous jamais vu des têtes de linotte penser au-delà du présent immédiat ? C’est l’abstention à gauche qui va gagner, avec la surenchère ; à l’inverse la droite va se ressouder contre le gauchisme Robespierre. Sarkozy pourrait gagner : n’est-ce pas la stratégie du billard, encouragée en sous-main par les ex-UMP qui se disent « impressionnés » par le Mélenchon ?

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Albert Camus le Méditerranéen

A plusieurs reprises Albert Camus s’est affirmé porteur d’une culture « méditerranéenne » opposée à la culture « du nord ». Il s’est voulu héritier des Grecs, lucide, clair et populaire, contre les brumes jargonnantes et élitiste de « l’idéologie allemande ». Dans ‘L’exil d’Hélène’, texte qu’il date de 1948 et paru dans le recueil d’essais ‘L’été’, il précise cette appartenance.

La pensée méditerranéenne est celle du soleil. Son tragique est celui du soir où « monte alors une plénitude angoissée ». Le soir qui masque la beauté dans l’obscurité. Qu’est-ce que la beauté ? C’est le sens clair des proportions et des limites, une harmonie. « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. » Il oppose cette paix avec le monde à l’inquiétude névrosée de la pensée d’Europe du nord, cette maniaquerie obsessionnelle en quête de « la totalité », d’empire absolu de la raison sur les choses.

Camus limite le nord européen aux penseurs allemands du XIXe. On peut trouver pourtant dans les sagas scandinaves un bon reflet de ce qu’il appelle la pensée grecque : l’amour tragique de la vie, le souci de l’équité et des libertés, le débat au parlement, l’exil plutôt que la condamnation à mort. A l’inverse, nombre de cultures méditerranéennes aliènent leur existence à un Dieu jaloux ou à un Livre prophétique, ne vivant que pour le Salut dans l’obéissance absolue au Texte. Prenons donc l’antinomie camusienne entre Méditerranée et Nord pour ce qu’elle est : une abstraction, un ideal-type.

La justice, pour les Grecs, est une balance qui équilibre ; la limite d’un plateau est toujours le poids de l’autre plateau : pour les hommes, la liberté commence où s’arrête celle des autres. Dans l’idéologie allemande (hégélienne issue de la platonicienne), au contraire, la Justice doit être absolue, « totale » – ou elle n’est pas. Tout compromis est inéquitable, même s’il est provisoire. On ne vit que dans l’éternel immédiat et l’absolu pour toujours. Le nord préfère la puissance (Hegel, Marx) à l’aveu méditerranéen qu’on ne sait pas tout (Socrate). La maîtrise du ciel et de la terre par la raison a déplacé les bornes, tout est vide hors le raisonnement – même l’énergie de vivre. On ne fait plus d’enfant par désir mais seulement si cela ne dérange pas la carrière et en sachant combien ça coûte.  « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté ». Telle est la conscience des villes.

« C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde la tragédie de l’âme. » Le monde est beau, ici et maintenant. Les eschatologies religieuses ou laïques méprisent ce monde-ci et le maintenant : ils le voient comme ces ombres sur les murs de la caverne. Ils veulent le changer, ils désirent une autre vie dans l’au-delà de la caverne ou dans l’avenir radieux, forcément radieux. « Tandis que les Grecs donnaient à la volonté les bornes de la raison, nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière. » Ce ne sont ni l’industrie des chambres à gaz, ni l’organisation bureaucratique contraignante du socialisme « réel », ni la science appliquée à Hiroshima, ni l’explosion des subprimes qui le démentiront… Seul le rationnel est réel, disait l’autre, mais quand le réel se borne au rationalisme, il délire dans l’ivresse logique du docteur Folamour ! « Les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire. »

Les adeptes de la Raison pure, ceux qui veulent transformer le monde faute de le comprendre sont des tyrans dangereux. « L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. » Camus rejoint Nietzsche du côté des artistes, des créateurs de monde – à l’opposé de Marx héritier de Hegel et de sa pesante prophétie de l’Histoire, trop contente d’elle-même. « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. »

Camus conclut – prophétique dès 1948 ! : « D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. »

Nous avons nous-même trop de respect des êtres pour suivre les inquisiteurs.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

Albert Camus, Oeuvres complètes tome 3 Pléiade, 2009 

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