Articles tagués : méconnue

Art con(temporain)

Tout ce qui s’autodésigne comme « art » peut ne pas plaire. Il n’en est pas moins une expression d’artiste, personne faisant profession de créer des œuvres. Reste que créer « pour soi », sans souci de partager, est très égoïste. Créer pour quelques-uns, happy few « initiés », est très narcissique. Notre époque est volontiers égoïste narcissique – et pas seulement dans l’art. Songeons à la politique, aux médias, à la finance…

L’expression artiste peut être reconnue ou méconnue, passer les années et les siècles ou tomber dans l’oubli. Ce n’est que le temps qui fait la réputation sur le long terme. Mais c’est la mode qui l’établit sur le court terme. Tout bon artiste préférera être méconnu de son vivant pour demeurer célèbre après sa mort ; mais il est humain de préférer la reconnaissance immédiate et l’oubli ensuite.

jeune homme seins nus

Il reste que le snobisme est parfois de se vanter d’être méconnu parce que « d’avant-garde ». Nul ne sait ce qu’est l’avant-garde en art. L’idée fondamentale tirée du marxisme est qu’un petit nombre est sociologiquement en avance sur son temps parce qu’il suit les lois de l’Histoire. Mais cette idée est tordue par l’individualisme artiste (appelé par Marx « petit-bourgeois »). Depuis des décennies, chacun sait que tout ce qui est « loi » de l’Histoire, Grand horloger ou Dessein intelligent n’est que croyance. Aucune preuve n’en est apportée par une prédiction réaliste du futur. En ce sens, l’avant-garde artiste n’est que la fatuité de créer la mode avant qu’elle naisse. Au risque des impasses.

Ian McEwan, écrivain anglais d’origine écossaise, observe sa société avec férocité. Il ne manque pas d’épingler ces snobs qui se croient d’une autre essence que le vulgaire. Tels ces artisans de musique qui fuient tout succès car « pas assez d’avant-garde, ma chère ». Dans Amsterdam (1998), il se livre à un festival réjouissant :

« Un concert subventionné donné dans une salle paroissiale pratiquement déserte, au cours duquel les pieds d’un piano avaient été frappés sans relâche avec la crosse d’un violon durant plus d’une heure ; la notice du programme expliquait, en se référant à l’Holocauste, pourquoi aucune autre forme de musique n’était viable à ce stade de l’histoire de l’Europe. Dans la petite tête des zélateurs (…), toute forme de succès, si limité fût-il, toute espèce de reconnaissance publique étaient l’indice flagrant du compromis et de l’échec esthétiques. » Nous avons là tous les ingrédients du snobisme « artiste » : se vouloir original à tout prix, provoquer en rebelle éternellement adolescent, aduler la bonne conscience antinazie, être d’accord avec les soi-disant lois de l’histoire, volonté de rester en marge – connu seulement des initiés.

Ian Mc Ewan poursuit : « Lorsque l’histoire définitive de la musique occidentale au XXe siècle viendrait à être écrite, elle mettrait en évidence le triomphe du blues, du jazz, du rock et des musiques traditionnelles en constante évolution. Ces formes démontraient amplement que la mélodie, l’harmonie et le rythme n’étaient pas incompatibles avec l’innovation » p.42.

Il existe quand même de la musique symphonique contemporaine célèbre ou au moins reconnue d’un public (Messiaen, Xenakis, Britten…). Mais l’auteur fait bien de pointer le narcissisme orgueilleux des artistes autoproclamés, trop souvent subventionnés d’État alors que « l’intérêt général » est très restreint si l’on en juge aux audiences.

Certes, toute forme d’art exige une éducation du goût, une habitude du regard, une persévérance dans la pratique. Toute œuvre n’est pas « facile », immédiatement expressive à qui l’écoute, la voit, la touche ou la goûte. Mais, si chacun exprime son individualité unique, le génie est rare, la postérité fait seule le tri. Se croire méconnu, voire maudit, n’est en aucun cas une preuve de qualité mais une pathologie narcissique de l’individu exacerbé d’aujourd’hui. Ce pourquoi il faut faire la distinction entre l’art contemporain (qui se crée au présent) et l’art con (qui se croit beau en son miroir).

Ian McEwan, Amsterdam, 1998, traduit de l’anglais par Suzanne Mayoux, Folio 2003, 255 pages, €6.27

Catégories : Art | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,