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Le Président d’Henri Verneuil

Tourné d’après le roman de Georges Simenon écrit en 1957, un brin arrangé, ce film tombe en porte-à-faux. Il raconte la politique politicienne de la IVe République, ses combinaisons de couloir, son affairisme, le je-m’en-foutisme général pour l’intérêt général qu’un général, justement, va balayer d’un revers de képi en 1958. Des pratiques « parlementaires » qui sont un nœud d’égoïsmes, dont le parti écologiste français donne d’ailleurs de nos jours la meilleure illustration. Ce ne sont que postures, répliques de théâtre moralisateur, egos surdimensionnés, n’oubliant surtout jamais leurs petits intérêts particuliers.

Sorti en 1961, après trois ans de Ve République, on ne sait pas qui ce film veut convaincre. Malgré ses défauts, l’option présidentialiste de la Ve réduit l’instabilité et les appétits narcissiques des « élus » – qui le sont souvent bien plus par vanité que par souci de servir la nation. Le président (Jean Gabin) cite cette réponse faite par Georges Clémenceau à son petit-fils à propos des politiciens intègres : « Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre ». Le recours à l’autorité d’un seul permet de mettre au pas ces ambitions trop personnelles. Sous la IVe, le « président » n’est que le premier du Conseil des ministres, autrement dit un Premier ministre. Le président de la République est au-dessus de lui même s’il est réduit à inaugurer les chrysanthèmes, selon la formule consacrée.

Émile Beaufort, ancien président du Conseil, dicte ses mémoires à 73 ans, la vieillesse venue (on vieillissait tôt à cette époque, après avoir subi la guerre de 14). Un brin De Gaulle dans son attitude et ses aphorismes bien balancés, il se remémore ses années de pouvoir et les avanies qu’il a dû subir pour défendre l’intérêt de la France contre les requins de la finance et de l’industrie comme du pétrole, tous inféodés au grand large de qui vous savez. Et notamment comment la France a perdu d’un coup de spéculation 3 milliards…

A cette époque de frontières fermées et de règles douanières, le petit monde de l’industrie et de l’agriculture vivait de ses rentes de monopole en clientèle protégée et n’innovait surtout pas. La perte de compétitivité inévitable avec les ans obligeait à des dévaluations régulières du franc afin d’ajuster les prix de ce qu’on exportait avec les prix mondiaux. Cela afin d’éviter le chômage, donc les grèves, donc l’agitation parlementaire et le renversement tout aussi régulier des gouvernements – où les mêmes revenaient sous d’autres fonctions ministérielles. C’est donc à une dévaluation massive du franc que se résous Beaufort, quinze ans auparavant ; il évoque 33 %, il transige à 22 %. Pour éviter les fuites et la spéculation, il s’en entretient comme il se doit – mais dans sa loge de théâtre – avec son ministre des Finances (Henri Crémieux) et avec le gouverneur de la Banque de France (Louis Seigner). Au lieu de procéder dès le lendemain, il attend le lundi suivant. La spéculation commence en Suisse, à Zurich, les ordres passés par une seule banque.

C’est curieusement celle de la famille de l’épouse de son plus proche collaborateur, le jeune et ambitieux chef de cabinet Philippe Chalamont (Bernard Blier), 38 ans (avec encore des cheveux). Ce dernier, convoqué, jure qu’il n’en a parlé à personne – sauf à sa femme. Fatale erreur ! Celle-ci s’est empressée de le répéter à sa famille , qui a spéculé grassement et sans vergogne. Outré, le président fait écrire à Chalamont une lettre où il avoue son erreur ; il la conservera pour en user quand il lui conviendra. Ce procédé était dit-on, celui du président de Gaulle envers ses Premiers ministres, une lettre de démission non datée servait à contrer le Parlement s’il avait soutenu le Premier ministre en cas de désaccord.

Beaufort empêche Chalamont de de venir président du Conseil durant quinze ans. Mais de crise en crise, les gouvernements ne parviennent plus à se former, l’option radicale de chacun, toujours monté sur ses ergots comme au spectacle et déclamant leur intransigeance à la Victor Hugo, empêche tout compromis raisonnable. Gouverner se réduit au plus petit commun dénominateur des médiocrités et des ambitions personnelles, qui ne changent rien au système ni aux intérêts acquis des Deux cents familles de la haute banque et de la grosse industrie qui siègent à l’Assemblée. Lorsque Chalamont, qui sait nager en Jadot et parler en Mélenchon, est pressenti par le président de la République pour former un nouveau gouvernement, il sait que le vieux Beaufort peut ressortir cette fameuse lettre d’aveu et faire un scandale monstre. Aussi va-t-il le voir le soir, incognito, à la veille de donner sa réponse.

Beaufort le reçoit devant sa cheminée et le sonde. Chalamont, toujours retors croit le flatter en reprenant à son programme le projet d’union douanière européenne porté quinze ans auparavant par Beaufort, à laquelle il s’était opposé pour conserver les intérêts des industriels, mais à laquelle il s’est rallié pour préserver les mêmes intérêts des mêmes industriels qui, cette fois, ont changés. Quand on appartient au parti centriste, l’absence complète d’idéologie permet toutes les hypocrisies et toutes les combinaisons avec les autres. Beaufort, en politicien à l’ancienne, mélange de Clémenceau et d’Aristide Briand avec un zeste de De Gaulle, est écœuré de ce serpent qui sait si bien se faire caméléon, affiché de gauche mais faisant une politique de droite. Il l’enjoint de renoncer à se présenter à la présidence du Conseil. Mais, comme il sait que les vrais hommes savent forcer le destin, il brûle la lettre d’aveu. Il ne s’en servira jamais, seulement comme une conscience suspendue au-dessus de la tête de Chalamont. Si celui-ci avait passé outre et franchi le Rubicon, comme le fit De Gaulle en 1940 (et le personnage de Simenon), il serait devenu président et nul n’aurait jamais entendu parler de sa trahison – pas même peut-être dans les Mémoires que Beaufort entreprend de dicter à Mademoiselle Milleran (Renée Faure) avec deux L et pas deux T comme un certain politicien de la IVe trop connu.

Le style « patriarche » du président correspondait à la fois à l’époque (avant mai 68), au désir d’ordre de,la société (après le putsch militaire d’Alger et la chienlit de la IVe République incapable de gouverner), et à la personnalité tant de l’acteur Jean Gabin (né en 1904 comme son personnage) que du dialoguiste Michel Audiard, célèbre par ses aphorisme bien assénés. Aujourd’hui, c’est un morceau de choix, une nostalgie pour les adeptes du « c’était mieux avant » (qui montre combien ça ne l’était pas) et un exemple pour les présidents d’aujourd’hui face aux politiciens portés à la chikaya et aux égoïsmes bien trempés de bonne conscience.

DVD Le Président, Henri Verneuil, 1961, avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure, Alfred Adam, Louis Seigner, Gaumont 2020, 1h43, €12,77 Blu-ray €15,99

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Radicalisation politique

L’intolérance croit, la « vérité » de quelques-uns s’impose par la force, les mensonges font recette s’ils sont accompagnés de violence. Le droit devient celui du plus fort, du plus gueulard, du plus brutal. C’est ainsi que l’on peut analyser nos sociétés depuis moins d’une décennie, encore « démocratiques » mais pour combien de temps ? Non que « la crise » soit pire, ce concept de « crise » n’est que prétexte récurrent pour dire l’ennui qu’on a de s’adapter au changement perpétuel du monde. Mais les gens sont de plus en plus impatients, bornés et égoïstes, comme des gamins de 2 ans qui font leur « crise » et trépignent de frustration quand tout ne marche pas comme ils veulent.

La radicalisation politique n’est que la conséquence dans la cité de ce travers psychologique. « Yaka », « faucon », disait-on autrefois pour se moquer des propos de café du commerce. Aujourd’hui, on ne peut plus, le yaka est devenu politique par les voix des tribuns. L’un au nom de « l’urgence » sociale se prend pour Robespierre (ce délicat démocrate…) et déclare en direct « la République, c’est moi ! » ; l’autre au nom de « l’urgence » démographique veut déporter tous les arabes et africains posés en France par le hasard ou les passeurs ; l’autre encore, toujours au nom de « l’urgence » mais cette fois écologique et climatique, veut imposer par la force restrictions et interdits. Le débat ? Connais-pas. Le droit ? On l’impose. La constitution ? On la change par plébiscite populiste. Les traités signés ? On s’asseoit dessus.

Ce qui est intéressant est que cet épisode politique s’est déjà produit dans l’histoire.

En témoigne l’historienne romaine Claudia Moatti dans une note de la Vie des idées du 24 juin dernier, Réflexions sur la fin de la république romaine. Au IIe siècle avant, le refus des réformes par le sénat romain a entraîné la radicalisation des revendications de la plèbe puis une montée de la violence jusqu’à la guerre civile… appelant très vite les dictateurs, puis l’empire.

Il s’agissait à l’époque moins de défendre les « zacquis » des nantis que de déconsidérer l’Autre comme sujet de droit et citoyen, au nom de la Res publica indivisible, rendue essentielle. En posant ce nouveau dieu, la fin justifie les moyens. C’est ce que font aujourd’hui Poutine en posant la société traditionnelle russo-soviétique, Erdogan la société musulmane impériale turque, Trump le petit Blanc chrétien pionnier, Xi Jinping la Chine impérieuse forte de son milliard et demi d’habitants – ou nos politicards leur petite soupe cuite à petit feu dans leur petit coin (blanchitude, national socialisme à la cubaine, écologisme de punition).

De la Vérité d’un seul considérée comme absolue découlent l’intolérance et les mensonges.

Peu importe le chemin, le but est d’arriver. Mentir n’est qu’enjoliver la vérité, faire croire n’est qu’un moyen habile pour convaincre de suivre, chauffer la salle, la foule ou les médias une façon d’emporter par la force les choses. Ainsi Trump lorsqu’il refusait d’être battu par les urnes ; ainsi Mélenchon qui a fait croire que « la gauche a gagné » à la nouvelle Assemblée alors qu’elle est nettement minoritaire en sièges, même regroupée frileusement en Nupes sous l’égide d’un seul dictateur. Mais lorsque les choses résistent, ou que le peuple reste sceptique, quoi de mieux que la violence ? Elle sidère, elle effraie, elle précipite dans les bras du sauveur. Ainsi de Robespierre et de sa Terreur ; ainsi de Xi et de sa répression ; ainsi de Poutine qui n’hésite pas à faire empoisonner ses opposants ou a les flanquer en camp comme un vulgaire nazi. Hitler a fait pareil sans vergogne et assassiné les SA de façon expéditive. Ah mais ! La vérité ne se discute pas, pas plus que le Chef ne se conteste. Avis à ceux qui voudraient résister ! Même se vouloir « neutre » est un crime dans la Russie de Poutine comme au temps de Hitler.

Notre France n’en est pas (encore) là mais elle y vient peut-être.

La radicalisation des positions des uns et des autres se fait sentir, bien que les Français aspirent manifestement à être gouvernés « raisonnable », sinon au centre. Ce pourquoi Macron a été élu et réélu. Les assauts des adversaires qui l’accusaient de « dictature » sanitaire et sociale ont chauffé les esprits, prêts désormais à ne tolérer aucun compromis au nom des « compromissions ». Quelle belle bande de démocrates que ces radicaux révolutionnaires ! Vont-ils mettre de l’eau dans leur alcool fort ? Même le vin ne leur convient plus, trop faible. Vont-ils participer aux débats à l’Assemblée et voter des lois constructives, après les avoir négociées ? Mais négocier signifie admettre que l’on n’a pas toujours raison sur tout et qu’il faut laisser certaines revendications parce que les autres n’en veulent pas.

Leur vérité n’est pas une juste cause si elle n’est pas partagée par au moins une majorité, donc amendée, nuancée, rétrogradée parfois. L’intransigeance n’est pas démocratique mais conduit au diktat – mot russe, d’ailleurs… Je ne vois pas Macron faire assassiner Mélenchon ou Le Pen, mais l’inverse me paraît moins improbable – à terme. Sauf si le discours change et que les actes suivent – mais peut-on changer passé 60 ans ? S’opposer est normal, se créer en alternative d’un bloc en refusant tout compromis est anormal.

Ce serait alors la guerre totale, à l’intérieur comme, très vite, à l’extérieur. Sylla le Romain, comme Poutine le kaguébiste l’ont montré. Emprisonnement, réduction en esclavage, annexions territoriales, sont le lot des tyrannies. Sylla, Hitler, Poutine, demain Mélenchon ou Le Pen/Z – même combat. La société se polarise, la tolérance recule, l’envie de tout foutre en l’air croit avec le sentiment de no future et de n’être rien dans un pays en indifférence générale aux autres.

Seule la pratique démocratique, qui passe par le débat et le compromis, par le respect du droit et des procédures, par les contre-pouvoirs, peut permettre de dépasser cette « crise ». Les mois qui viennent diront s’il y a blocage, donc dissolution, et peut-être guerre civile, ou non. Mais rappelons que l’abstention a été la grande gagnante des Législatives et que la nouvelle Assemblée, même en apparence plus « proportionnelle », n’est pas le reflet réel du peuple réel.

Qui pourrait bien (se) manifester en réaction aux excès des uns comme des autres.

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Le cercle des poètes disparus de Peter Weir

Ce film culte des années 1980 a passé le temps. Il est certes un peu naïf et grandiloquent mais pose les questions de toute éducation : comment la société prépare-t-elle les futurs citoyens ? comment les parents voient-ils l’avenir de leurs garçons ? comment les jeunes envisagent-ils eux-mêmes leur vie ?

L’école Welton, en 1959, est un collège américain calqué sur le modèle aristocratique anglais, les traditions de la noblesse en moins : on y vient bourgeois privilégié et l’on en ressort futur bourgeois privilégié. Les bâtiments sont ceux de Saint Andrew à Middletown dans l’État du Delaware. Les quatre piliers de l’école sont : Discipline, Excellence, Honneur et Tradition. Il s’agit de préparer les concours d’entrée dans les universités prestigieuses et d’obtenir ensuite une carrière rémunératrice de notable : pas grand-chose à voir avec le gentleman.

Le récit cueille un jeune Todd, presque 17 ans (Ethan Hawke, 18 ans au tournage), admis à l’école à la suite de son frère aîné prestigieux. Il est placé dans la chambre de Neil, espoir de l’école et bon élève (Robert Sean Leonard, 20 ans au tournage, qui deviendra le James Wilson de la série Dr House). Son groupe de travail et d’amis joue au potache en moquant la devise de l’école : Travestis, Décadence, Horreur, Excréments. Mais prendre systématiquement le contrepied est-il une preuve de liberté ? Est-ce une « révolution » ? Pas du tout ! Quand l’esprit devient lion qui se révolte contre le devoir, dit Nietzsche, il ne fait que se révolter, il ne crée aucune valeur nouvelle mais reste esclave de sa révolte, tout comme les gilets jaunes. Pour opérer une véritable révolution, il ne faut pas se contenter de nier la tradition mais en recréer une, la renouveler. Seule « innocence et oubli » – apanage de l’enfant – en sont capables.

Le nouveau professeur de lettres, Mr Keating (Robin Williams), un ancien de l’école, veut épanouir leur esprit et les révéler à eux-mêmes, dans la grande tradition de l’Antiquité revue par le pionnier américain Henry David Thoreau. C’est toujours la même appropriation yankee de la culture des autres : l’affirmation que l’Amérique recrée l’humanité sur une terre nouvelle. Keating veut faire penser les jeunes gens par eux-mêmes, ce qui est dangereux dans une société corsetée de convenances et de rites mais surtout – en 1959 – obsédée d’obéissance. Pour cela, le professeur les fait juger de la préface du manuel littéraire officiel dans laquelle un éminent agrégé traite de la poésie comme de tonnes d’acier, en quantité et qualité – les élèves sont incités à déchirer les pages : la poésie ne se mesure pas, elle se ressent. Il en fait marcher trois dans la cour, pour faire constater qu’ils se mettent d’eux-mêmes au pas – et que les autres applaudissent en rythme. Il les incite à monter sur le bureau professoral chacun leur tour – pour voir le monde d’un œil différent. Il cite le poète Robert Frost : « Deux routes s’offraient à moi, et là j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai compris toute la différence » (The Road not Taken).

Les photos de classes du passé, affichées dans le hall de l’école, incitent à la réflexion : ces jeunes gens naïfs et gonflés d’hormones – tout comme les nouveaux – ont-ils vécu pleinement leur vie ? En 1959, la guerre mondiale n’est pas éloignée et la guerre froide bat son plein : les anciens ont-ils eu le temps de vivre ? D’où le Carpe diem antique, cueille le jour présent en français, saisis le jour en anglais, suce toute la moelle secrète de la vie en américain pionnier (Thoreau, Walden ou la vie dans les bois). Cette dernière expression est assez ambigüe pour des adolescents entre eux, volontiers nus aux vestiaires après le sport, mais le film n’effleure jamais l’homoérotisme pourtant inéluctable.

La matière littéraire les ennuie ? Le professeur fait du théâtre, s’accroupit pour leur chuchoter un secret, susurre Carpe diem derrière leurs oreilles, imite la voix d’acteurs de cinéma. Il fait le clown pour capter l’attention de l’auditoire. Il est original par rapport aux autres professeurs, passionné, il captive. Dans l’annuaire de l’école, il est écrit qu’il avait créé un cercle avec quelques condisciples, le Cercle des poètes disparus, pour s’évader de la pesante tradition cuistre. Ils se réunissaient le soir dans une grotte indienne près de l’école et déclamaient des poèmes d’auteurs perdus ou leurs propres œuvres. Ils se libéraient sur l’exemple de Thoreau et de sa promotion de la vie dans les bois. « Pas sûr que l’administration voie cela d’un bon œil aujourd’hui », leur dit-il cependant.

Les ados sont séduits, peu à peu ils se libèrent. L’un d’eux (Josh Charles), tombé amoureux de la fille de son correspondant (Alexandra Powers), ose lui téléphoner, braver sa brute de copain le capitaine de l’équipe de football américain du collège public, et l’emmener au théâtre. Pour se motiver, il a dessiné en rouge un éclair de superman sur sa poitrine nue.

Todd, astre mort après son frère supernova, est ignoré de ses parents qui lui offrent pour la seconde fois le même « nécessaire de bureau » pour son anniversaire. Il se rencogne dans sa solitude mais Neil, dans l’enthousiasme de sa jeunesse et l’affectivité qui lui donne du charisme, ne l’accepte pas et l’inclut dans la bande. Le professeur le fait sortir de lui-même devant tout le monde en le pressant de questions, lui fermant les yeux et lui tournant la tête : une poésie sourd naturellement de ses mots, à l’ébahissement empathique de ses condisciples.

Las ! Ni les parents, ni la société ne sont prêts à la liberté. Face au communisme, l’Amérique maccarthyste se renferme dans ses valeurs sûres, figées, contrôlées – tout comme en 1989 à la fin de l’ère Reagan. Les adolescents sont considérés comme des mineurs qui doivent être dressés, disciplinés à obéir. Plus tard, une fois adultes, ils « feront tout ce qu’ils voudront » – mais ce sera trop tard, ils seront formatés, à jamais abîmés. Le père de Todd veut qu’il suive les traces de son frère, sans considération de sa personnalité ; le père de Neil est socialement minable, alignant de façon maniaque ses deux mules au pied de son lit, et projette sur son fils unique sa revanche en soumettant son épouse à sa volonté. Malgré ses bonnes notes dans toutes la matières et l’estime de l’école, Neil est trop faible pour opposer sa passion à son père et n’ose pas lui dire qu’il a postulé et a été pris pour jouer Puck, le jeune sauvage espiègle dans Le songe d’une nuit d’été, pièce de Shakespeare qui va être montée en amateur. Cette passion d’enfance pour le théâtre n’a pas été suscitée par Mr Keating, mais renforcée par la maxime de cueillir le jour présent. Le jeune homme pourrait en même temps réussir son année et jouer la pièce, mais son père considère qu’il se disperse, que le théâtre n’est qu’une futilité pour efféminé et n’a aucune utilité sociale pratique : il veut que son fils intègre Harvard puis qu’il fasse médecine – autrement dit qu’il dirige sa vie sans discuter durant les dix prochaines années !

Par son intransigeance, il n’obtiendra ni l’un ni l’autre mais perdra tout. Neil brave les ordres stricts de son père et joue la pièce – c’est un triomphe mais le père, venu impromptu, l’emmène aussitôt à la maison, le retirant de Welton pour l’inscrire dans « un collège militaire ». Pas question qu’il cède à ses penchants pour le travestissement et devienne pédé ! Neil, désespéré, ne voit aucune issue à sa vie : il est piégé. Incapable de tenir tête, il ne trouve qu’une unique solution, radicale. Symboliquement, il ouvre sa fenêtre à l’air glacial de la nuit de plein hiver, caresse la couronne de branchages du lutin Puck, se laisse glacer torse nu par la nature aussi hostile que sa famille et la société, et va vers son destin. Il n’a pu revêtir le pyjama bien plié et conforme aux normes bourgeoises que sa mère sa placé sur son lit. Il refuse définitivement de revêtir les uniformes.

Une éducation à la liberté, sans tomber dans la licence, est-elle possible dans la société américaine vingt ans après 1968 ? Le film dessine à gros traits les parents qui en ont peur, la société impitoyable aux faibles et les jeunes qui ont volontiers la paresse d’être conformes malgré quelques frasques hormonales vite passées. Sont-ils en train de s’éveiller ou aspirent-ils au bonheur d’adapter sans cesse leur opinion, leur idéal, leur devoir à ce qu’on leur demande – dans le troupeau ? Les élèves « sont choqués », comme on dit aujourd’hui, du retrait de Neil mais la tactique du bouc émissaire est toujours efficace. La traître du cercle (Dylan Kussman) – qui a symboliquement les cheveux roux, comme Judas – avoue et signe tout ce que l’administration veut et il incite tous les autres à faire de même – ce qu’ils font, sauf un, celui qui a séduit la fille et a éprouvé le bonheur d’être libre parce qu’il savait ce qu’il voulait : lui est renvoyé – inadaptable, non conforme. Tout comme le professeur trop original, que le père de Neil accuse d’avoir perverti intellectuellement son fils par son enseignement. Tel Socrate, l’éducateur est condamné et boit la cigüe de quitter l’école sans recommandation.

Lorsqu’il vient chercher ses affaires personnelles dans sa classe où le directeur de l’école lui-même (Norman Lloyd) reprend en main les élèves et leur fait relire la préface de l’agrégé cuistre sur la poésie (guère différent de ceux qui sévissent dans nos manuels littéraires), le jeune Todd se lève et lui crie qu’il a dû signer mais ne croit pas à sa culpabilité. Comme le directeur se fâche et ordonne, il monte sur sa table… et (presque) tous les élèves le font à sa suite. Au revoir Ô Capitaine, mon capitaine ! Keating est ému et les remercie : les germes de son enseignement sont en train d’ouvrir les personnalités. Il n’a pas œuvré en vain.

DVD Le cercle des poètes disparus (Dead Poets Society), Peter Weir, 1989, avec Robin Williams, Robert Sean Leonard, Ethan Hawke, Josh Charles, Gale Hansen, Dylan Kussman, Allelon Ruggiero, James Waterston, Norman Lloyd, Kurtwood Smith, Alexandra Powers, Touchstone Home Video 2013, 2h03, standard €7.98 blu-ray €17.83

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Fin du monde contre fin du mois

Cette expression frappante d’un gilet jaune colza résume à merveille le grand écart entre les inclus et les exclus, les bobos urbains et les smicards ou érémistes périurbains ou provinciaux. L’écologie – française, parisienne, intello – révèle la lutte des classes.

Dès lors, pas de consensus sur la planète. D’un côté ceux qui ont les moyens d’avoir le temps ; de l’autre les pauvres qui n’ont pour échéance que la fin du mois.

C’est en principe au Politique d’opérer la synthèse entre le court et le long terme, de définir les étapes et les efforts, d’expliquer aux uns et aux autres les enjeux communs malgré leurs intérêts particuliers divergents.

Hollande, brimé par l’économie sur le court-terme (pour avoir massivement augmenté des impôts), s’est lancé dans la « grande cause » de la COP 21. De grandes idées et de grands mots – qui ont accouchés de petites décisions, vite remises en cause par le populiste en chef d’outre-Atlantique.

Macron a bridé Hulot, qui s’est démis. C’est que gouverner n’est pas célébrer, la politique n’est pas une cléricature ni le gouvernement une grand messe. L’écologie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux écologistes, surtout français, surtout parisiens, surtout intellos.

La base se rebiffe car, s’il faut décider, donc choisir, la facilité de taxer une fois de plus est une fois de trop. Où vont les sous ? Ce serait démocratique de le dire, que le Parlement le contrôle, que la Cour des comptes ponde des rapports qui ne servent pas à s’asseoir dessus.

La boussole politique doit être l’intérêt général et le sens des étapes : on ne change pas la société par décret, ni un parc automobile et des habitudes de travail et de vie d’ici 2022. Hulot avait du culot de pousser à aller toujours plus vite. Enfiler des taxes à sec fait mal et le populo se rebiffe. Il veut bien reconnaître que la médication est pour sa santé à long terme, mais en attendant ? Il lui faut aussi manger, travailler et vivre.

Le gouvernement infléchit son intransigeance et surtout son budget – avec raison. Car seul le raisonnable peut convaincre, pas la trique fiscale  (dite « incitative » – comme si un suppositoire pouvait l’être !), ni l’émotion de foule portée à tous les excès de l’instant.

Pour agir en raison, il faut convaincre. Et pour cela s’appuyer sur les relais naturels et indispensables que sont les corps intermédiaires, à commencer par les maires des communes. Auxquels il faut ajouter les parlementaires à condition qu’ils fassent leur métier qui est de voter le budget, de mûrir les lois et de contrôler l’Exécutif (pas sûr que cela se passe correctement). Mais aussi les syndicats, qui reflètent le monde du travail et la base, en dépit de leurs œillères idéologiques ou trop intéressées par les intérêts de leurs diverses corporations. Et les associations, plus informelles, les experts, les universitaires, les médias.

Le tort du président est de les ignorer superbement. On ne gouverne pas tout seul, même en France, pays de « L’Etat c’est moi ». Emmanuel Macron est probablement plus impatient et pressé qu’imbu de sa personne mais, en un an et demi, le mal est fait : son image s’en ressent.

La fin du monde est théorique, le Club de Rome l’avait déjà prévue imminente en 1972, après saint Jean qui nous voyait mal passer l’an mille. Le pic du pétrole est annoncé pour demain depuis deux décennies, alors que les découvertes se multiplient et que le pétrole de schiste n’était pas vu. Il est probablement nécessaire de remplacer les énergies fossiles par des énergies durables, mais substituer l’électricité au carburant issu du pétrole consomme inévitablement du nucléaire sur le court et le moyen terme. Sans parler des métaux rares pour les piles.

L’intelligence serait l’adaptation : remplacer par exemple progressivement une partie du diesel issu du pétrole par du « diesel vert » issu des végétaux, dont le colza. Le biogazole existe, permettant (après adaptation) de rouler avec ses voitures en cours d’usage, le temps de la transition. Mais qui le prône ? Qui l’encourage ? Qui le développe ?

Non, mieux vaut « taxer » pour inciter, et punir pour dresser les mentalités. Pauvre écologie politique…

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Vassil Bykov, La traque

Ce roman des années soviétiques a été écrit par un Biélorusse né en 1924 qui s’est engagé dans l’armée à 17 ans avant de devenir membre du Conseil de la République biélorusse. Il est le parfait exemple de ce courant d’écriture que l’on a appelé le « réalisme socialiste ». Vassil Bykov a été très lu dans les années 1970 et l’un des plus traduits hors d’URSS. Il est mort en 2003. La traque peut dès lors se lire de deux façons : comme le roman exemplaire de la médiocrité littéraire accouchée par le socialisme réalisé, ou selon le thème à la mode en ces années-là du communisme dévoyé.

Style plat et psychologie réduite à la seule action des personnages, le « réalisme socialiste » se contente de filmer les gens dans leur milieu. Chacun n’est que le produit de ce qu’il a fait et des croyances qu’il a eues durant toute sa vie. Trente ans après, le lecteur peut s’apercevoir qu’il ne reste rien pour l’histoire littéraire – probablement un vice bourgeois. La traque va donc tomber dans « les oubliettes de l’Histoire » comme on disait avec emphase durant la « Grande » révolution.

Le communisme dévoyé – par Lénine & Staline – est l’exercice favori de ceux qui veulent à leur tour le pouvoir, dont les trotskistes. Il s’agit de montrer combien le partage des terres aux paysans était justice et combien les soviets était du bon communisme, avant de critiquer (uniquement par ses conséquences) le résultat qui a été la dictature et les déportations. En filigrane se dessinent les bas-fonds humains remués par la révolution : l’envie, le goût du pouvoir, la jouissance de commander aux autres hommes, le bonheur confortable de penser et de faire comme tout le monde.

Fédor a été l’un de ces paysans à qui l’on a attribué un lopin de terre standard sur la propriété confisquée d’un hobereau polonais. Il a cultivé les champs, planté un verger, bâti sa ferme avec une grange, creusé un puits, fait deux enfants. Comme il était travailleur et aimait sa famille, il a réussi par ses efforts à acquérir une certaine aisance tout en aidant ses voisins plus malchanceux, flanqués de plus de mômes ou handicapés.

Mais cette époque de « fraternité » paradisiaque n’a pas duré longtemps. La jalousie, l’envie, la rancœur contre « les inégalités » (d’efforts…) ont vite fait tourner à l’aigre les relations entre les soi-disant communistes. Le pouvoir central s’en est mêlé, selon la bonne idée de Lénine de tout contrôler pour capter à Moscou, entre les mains d’un comité restreint du seul parti autorisé, tout ce qui était produit et pensé dans toute l’URSS. Fédor a acheté une charrue et il a fait des émules ; son fils Mikolka adolescent l’a incité à acheter ensuite une batteuse pour épargner la peine et suivre la modernité selon les directives du Plan. Fédor a fait des jaloux : les flemmards, les impécunieux, ceux qui ramènent « l’égalité » tout le temps pour rabaisser les autres qui réussissent mieux. Comme il devait rembourser le prêt pour la batteuse, il a demandé une contribution volontaire à ceux qu’il aidait à battre leur blé. On l’a accusé de faire du « profit » (cette étiquette commode des envieux incapables d’en produire). Il a été condamné à un impôt supplémentaire, puis à un autre qui l’a ruiné. Pire : il a été « dékoulakisé », c’est-à-dire déporté avec sa femme et sa fille de dix ans.

Seul son fils a échappé parce qu’il avait pris la précaution de suivre le vent, d’entrer tôt dans les jeunesses communistes et de militer ardemment pour faire appliquer les nouvelles normes de conduite et de pensée. Il a renié sa famille pour monter dans la hiérarchie, ce qui assurait à Staline un vivier de gens prêts à tout, déracinés de toute dépendance affective, pour servir de nervis. Fédor, quasi illettré (le prolo idéal selon la théorie communiste), a fini par comprendre : « Dans son village, et ensuite en exil, il avait vu toutes sortes de gens, toutes sortes de dirigeants, dont l’intransigeance confinait parfois à l’absurdité, qui ne visaient qu’un seul but, bafouer les autres. Il avait compris qu’il ne pouvait exister de bonté sans justice ni vérité. Mais cette lutte des classes n’admettait point de pitié, les gens haut placé faisaient ce qu’ils voulaient de leurs subordonnés. La bonté avait-elle encore une place dans ce monde ? » p.126.

La réponse socialiste est : non. Pour le pouvoir, ou la survie, c’est chacun pour soi ; les grands mots masquent de leur bannière idéologique les grands maux pour tous. Lorsqu’il s’évade de Sibérie, un printemps, c’est sur l’instigation d’un caïd du camp. Il lui en est reconnaissant avant de s’apercevoir, la tentative ayant échoué, qu’il a failli jouer le rôle de « sanglier » : celui que les plus forts mangent lorsqu’il n’ont plus aucune nourriture dans la steppe…

L’auteur, lorsqu’il était adolescent, a sans doute compris lui aussi qu’il n’y avait qu’un seul moyen de survivre dans la société socialiste : se battre. Il est entré dans l’armée à 17 ans, comme Mikolka le fils du koulak. Ce Mikolka qui va traquer son père et donner des ordres à la police et aux villageois pour l’attraper et le renvoyer au goulag. Car Fédor a voulu revoir sa terre et l’endroit où est né, ayant perdu sa femme et sa fille de maladies en exil. Une fois autour du village, Fédor n’avait plus de but, il s’est laissé mourir. Et son ultime liberté à été de s’échapper dans les marais où personne n’a jamais retrouvé son cadavre.

Une grande leçon de socialisme réel.

Vassil Bykov, La traque, 1990, traduit du russe par Simone Luciani, Albin Michel collection Les grandes traductions 1993, 163 pages, occasion

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Michel Déon, Taisez-vous… j’entends venir un ange

Intitulé « sotie » et dédié à Eric Neuhoff, ce court roman de satire sociale commence laborieusement et finit nettement mieux.

Neuhoff, journaliste et écrivain, aurait pu être le fils spirituel de Michel Déon, néo-hussard comme Michel avait été hussard. Il vient juste d’être couronné en 2001, année de la sortie de Taisez-vous… par le Grand prix du roman de l’Académie française. Est-ce pour rallier amicalement les débats narcissiques et filandreux auxquels Neuhoff participe sur le cinéma et la littérature du Masque et la Plume sur France Inter ? En tout cas, Michel Déon sculpte ses personnages au burin. Il les met en scène dans une villa de Corfou lors d’un dîner amicalement mondain où l’amitié n’est qu’habitude et convention alors que les mondanités prennent toute la place.

Chacun monologue sans jamais écouter l’autre. Il faut faire un éclat – si possible à propos de sexe – pour attirer une seconde l’attention, profiter du silence interdit. « Personne n’écoute. Chacun prépare son discours et se lance dès qu’il trouve une faille dans le brouhaha général » p.117.

Un convive est auteur de science-fiction reconnu ; un autre diplomate qui tutoie les grands de ce monde ; un jeune est sculpteur et baiseur, vaguement « ami » avec un autre, un poète trop sensible qui menace de se suicider parce qu’il a perdu aux cartes la fille de 16 ans, Anthea, qu’ils se partagent pour la plus grande jouissance de l’adolescente qui découvre l’orgasme. Les femmes sont les épouses, en général aigries et regrettant leur jeunesse. Il n’y a guère que la cuisinière épirote qui se fasse besogner, entre deux vins, par le domestique sommelier Ismaël. Comme si les gens du peuple et les jeunes étaient les seuls aptes à vivre avec naturel, sans faire une scène.

La sotie commence comme une pièce de théâtre où les dialogues sont vains et les personnages présentés tour à tour. Ce n’est que vers le milieu du texte qu’apparaissent les failles et que l’on aperçoit le fil des tragédies personnelles. Hugo, mari de Betty, aime sa femme ; mais celle-ci en a assez des conventions mondaines et a appris tout récemment, en raison d’un retard d’avion, combien il était plaisant de se faire ramoner par un jeune homme dans un hôtel d’Athènes. Hugo qui le découvre en faveur de l’ivresse de sa compagne, en est très affecté. Et celle-ci touchée de cette affectation.

Otan, au prénom étrange alors que les avions de la coalition survolent la Grèce pour aller bombarder la Serbie de Milosevic, est né un mois trop tôt ; il a toujours de l’avance sur les autres et conclut la sotie par un départ inattendu – ce même départ définitif qui les attend tous. Et qu’un chien aboyant à la mort annonce, tout comme une chouette survenue de la nuit, affolée par la lumière électrique.

Potins insignifiants et hypothèses d’ignorants sur le monde et les mystères de l’univers remplissent le vide intérieur de ces gens qui sont, tout comme nous, vains et imbus plus ou moins d’eux-mêmes. Pareils aux autres, pareils malgré leur snobisme européen à ces Américains qui rient trop fort de leurs blagues entre eux dans un café du port et que les marins du cru tabasseront et foutront dans l’eau du port en se croyant insultés.

Il n’est peut-être que les absents, ceux que l’on évoque sans jamais les voir, qui vivent une vie plus authentique. Thomas est ce poète français blond qui perd aux cartes la jeune Anthea parce qu’il a su moins bien tricher que son ami sculpteur anglais Douglas. Anthea promet de se lier avec le premier des deux qui lui fait un enfant, test ADN à l’appui. Marcello est cet arriviste gigolo en goélette qui n’a réussi sa fortune qu’en étant compagnon de tous ceux qui en avaient, hommes ou femmes. L’intransigeance métaphysique et l’accommodement complaisant sont-ils les deux faces extrêmes de nos attitudes devant la vie ?

Tous les autres, les gens moyens, les médiocres dont le lecteur peut suivre la conversation, restent entre les deux ; ils sont tentés par l’intransigeance… mais en paroles et pour se poser sur le théâtre social – ils pratiquent l’accommodement un peu lâche quand les autres leur résistent, ou que les circonstances les y obligent.

Ce court texte est plus profond qu’il ne parait ; il demande à ne pas être lu trop vite – ni surtout d’être abandonné avant la fin. Ce qui est une tentation malheureuse, tant l’insignifiance des propos du début rebute. Mais c’est une insignifiance voulue, dont le style d’une banalité affligeante contraste si fortement avec les paragraphes dédiés aux météores du soir, aux phénomènes de la nature, que l’on sent bien que l’auteur se force, le fait exprès – manière de bien marquer « la bêtise » humaine de notre temps comme Flaubert le faisait.

Michel Déon, Taisez-vous… j’entends venir un ange, 2001, Folio 2003, 156 pages, €5.40, e-book format Kindle €4.99

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog

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Histoire du Christianisme, des temps modernes à nos jours

alain corbin histoire du christianisme

Les temps modernes, du 16ème au 18ème siècle, l’apprentissage du pluralisme ?

La Réforme fait creuser le dogme : Érasme et Luther, liberté ou servitude de l’être humain ? « Luther et Calvin rompirent avec l’Église catholique parce qu’ils l’accusaient d’être pélagienne. Pour eux, l’homme ne pouvait être justifié devant Dieu que par la grâce et la foi, non par ses œuvres, car il était dépourvu de mérites à cause de sa nature corrompue. Le protestantisme a donc été, au départ, un retour résolu à un strict augustinisme, y compris chez Calvin, à la doctrine de la prédestination » p.126.

La doctrine du moine anglais Pélage était que la grâce de Dieu n’est pas accordée pour chaque acte isolément, mais consiste dans le don du libre arbitre, dans la connaissance de la loi divine et de la doctrine chrétienne. Le libre arbitre ne saurait exister s’il a besoin du secours de Dieu, donc chacun possède dans sa volonté le pouvoir de faire ou de ne pas faire une chose. La grâce divine nous est attribuée selon nos mérites. Le pardon est accordé aux repentants, non en vertu de la miséricorde de Dieu, mais selon leurs mérites et leurs efforts, quand, par leur pénitence, ils se sont rendus dignes de pardon.

Les radicaux des réformes veulent aller jusqu’au bout de l’Écriture. Calvin, évêque d’Amiens avant de s’exiler à Genève, prône élection, vocation et travail. La voie moyenne anglicane est une lente construction. Rivalités et combats marquent l’époque : Ignace de Loyola et l’aventure jésuite, les Inquisitions, les liturgies nouvelles, la mystique du cœur, du feu et de la montagne, la mystique de l’Incarnation et de la servitude, le jansénisme entre séduction rigoriste et mentalité d’opposition.

Il s’agit aussi d’évangéliser et d’encadrer le monde. « Ignace (de Loyola) demande aussi aux Jésuites de « s’adapter aux sociétés indigènes et de comprendre leurs mœurs. Il demande enfin que des lettres lui soient envoyées régulièrement. Celles-ci, dont le but premier est « d’édifier » la Compagnie, bouleversent aussi les acquis de l’Antiquité. Opposant à l’autorité des livres les certitudes de l’expérience elles ouvrent, au-delà de l’ancien monde, d’immenses horizons d’où naît le sentiment de l’illimité de l’espace. Mais ce qui, dans la découverte des autres, frappe le plus ces hommes du 17ème puis du 18ème siècle, c’est leur ressemblance avec eux-mêmes. La pensée moderne procède dans une large mesure de cette rencontre de l’humanisme et de cet espace nouveau » p.333.

Christianisme les 3 églises carte

L’image tridentine se veut ordre et beauté. Rome et Genève deviennent les nouvelles Jérusalem de la communication. « Le grand élan éducatif qui soulève la chrétienté à partir du 16ème siècle, est inspiré par deux idées directrices : les hommes et les femmes pèchent et se perdent par ignorance et le remède doit commencer par les enfants (…) le catéchisme et l’école. Il y a des choses qu’il faut savoir pour être sauvé. Cette idée n’a cessé de s’imposer depuis la fin du Moyen-Âge. On ne peut plus se contenter de la foi « implicite » par laquelle les fidèles adhèrent à « ce que croit l’Église », sans trop savoir l’énoncer et encore moins le comprendre. Il est nécessaire qu’ils sachent ce qu’ils doivent croire, et même qu’ils sachent en rendre compte » p.341. Notons que le combat contre l’ignorance qui passe par l’école est la foi des Lumières et du socialisme – successeurs inavoués du christianisme… « On ne naît pas homme, on le devient », écrit vers 1500 Érasme, le prince des humanistes (bien avant Simone de Beauvoir, dont tout le monde reprend le propos sur les femmes).

Des horizons nouveaux de sensibilité apparaissent : Bach et sa musique sans frontières, la critique biblique, le renouveau protestant du piétisme au pentecôtisme en passant par les réveils. Les saints investissent leur nation du 14ème au 20ème siècle. « Avec près de 60 500 saints, dénombrés par André Du Saussay en 1626, la France ne doute pas de mériter son titre de fille aînée de l’Église » p.369. L’Orthodoxie russe va du monolithisme aux déchirures durant les 16ème 18ème siècles.

« C’est dans le monde musulman qu’on trouve aujourd’hui la fidélité la plus explicite à des principes qui furent augustiniens avant d’être islamiques : l’affirmation sans concession de l’absolue transcendance divine, l’acceptation paisible de la volonté de Dieu et l’attente du salut par sa seule miséricorde » p.128.

Rembrandt Christ en croix 1631

Le temps de l’adaptation au monde contemporain du 19ème au 21ème siècle

L’exégèse biblique et les formes de la piété évoluent. La Bible se soumet à l’histoire mais émergent de nouveaux bienheureux comme Jean-Marie Baptiste Vianney, curé d’Ars (1786-1859). La théologie et le culte marial se renouvellent avec Thérèse Martin, dite de l’Enfant-Jésus ou de Lisieux, (1872-1897). Elle doit son succès à « la crise moderniste : Rome favorise, contre l’intelligence suspecte et condamnée, la révélation de l’intime, la voie du cœur, le recours à la communion fréquente, voire quotidienne » p.397. Pie X, soucieux de l’enfance spirituelle, instaure la communion privée.

La doctrine chrétienne, face au monde moderne, se crispe avant de s’adapter en renouvelant le Message. « L’intransigeance touche au plus profond du dispositif intellectuel, mental et affectif des catholiques du 19ème siècle. Essentiellement, elle se définit par le refus de toute transaction, c’est-à-dire de tout recul, de toute concession, de tout accommodement, de tout compromis, de toute compromission, qui mettrait en péril la conservation et la transmission de la foi, des dogmes et de la discipline catholique ; l’intransigeance est aussi, tout à la fois, défensive et offensive, affirmation et condamnation, parfois aussi provocation ou agression » p.410. Le catholicisme intransigeant de Pie IX (1846-1878) édite le Syllabus des Erreurs Modernes. Il s’agit de conserver et de transmettre intact « le dépôt de la foi » : l’élan missionnaire est régulé par la congrégation de la Propagande de la Foi ; la personne même du pape est exaltée à travers la presse et l’imagerie catholique ; le Dogme de l’infaillibilité pontificale est proclamé en juillet 1870.

L’Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (1891) « affirme la légitimité de l’intervention de l’Église en matière sociale « dans toute la plénitude de Notre droit ». L’Église doit réconcilier les riches et les pauvres « en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice. » Aux ouvriers d’honorer le contrat de travail et de refuser la violence, aux patrons de ne point « traiter l’ouvrier en esclave », de respecter en lui la « dignité de la personne », de « donner à chacun le salaire qui lui convient ». L’État est fondé à intervenir au nom de sa mission, qui est de « protéger la communauté et ses parties » » p.417.

« L’Église de Rome (…) continue de voir en (le libéralisme politique de la Révolution) la source de toutes les erreurs modernes, la mère de toutes les hérésies. Elle le tient pour responsable et de la déchristianisation et des maux qui affligent la société. Elle lui reproche essentiellement le rationalisme qui oppose la démarche de l’esprit critique à l’enseignement dogmatique, et l’individualisme qui érige en règle la volonté de l’individu. Cette dénonciation du libéralisme restera longtemps encore la référence pour l’appréciation des autres systèmes. Elle explique certaines sympathies pour des idéologies qui exaltaient l’autorité ou assujettissaient l’individu aux exigences collectives, comme elle été responsable de complaisances prolongées pour des régimes qui se définissaient par opposition au libéralisme » p.420. Le mariage gai, puis la crispation rétrograde des cathos français reprend aujourd’hui ces vieilles antiennes qu’on croyait enterrées depuis l’ère Pétain…

Le concile Vatican II (1962-1965) rassemble par convocation du pape Jean XXIII la totalité des archevêques, évêques et supérieurs d’ordres religieux du monde entier en tant que successeurs des Apôtres disposant de la capacité de discuter les matières d’Église touchant la foi et les mœurs. Le christianisme est désormais aux dimensions de la planète. Il a subsisté à l’époque ottomane (15ème 19ème siècle), a connu l’action missionnaire des 19ème et 20ème siècles, l’extension du protestantisme en Amérique du Nord. Il erre désormais entre œcuménisme et interreligieux.

anges paille

L’histoire et la croyance, la sensibilité et la culture s’entremêlent. Nul ne peut se permettre d’ignorer l’histoire du Christianisme s’il veut comprendre quoi que ce soit aux débats contemporains en France. De l’hérétique franciscain Besancenot au nouveau saint François Hulot, en passant par la Madone Royal ou par le Cardinal activiste devenu roi – tous anti-libéraux obstinés tel que le définit l’Église ! – chacun trouvera sans aucun doute des échos contemporains à cette longue durée…

Alain Corbin (sous la direction), Histoire du christianisme, 2007, Points 2013, 468 pages, €10.00

e-book format Kindle, €10.99

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Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse

daniel easterman la nuit de l apocalypse
Nous sommes en Irlande, avant les accords de paix. Catholiques et protestants en chrétienté sont aussi haineux que sunnites et chiites en islam. L’auteur, Irlandais malgré son pseudo à consonance juive, professe l’histoire musulmane à l’université de Newcastle ; il connait bien les diverses sectes du Livre. Il part du banal quotidien – un attentat en Ulster, une conférence de religieux musulmans – pour bâtir un scénario poussé à l’extrême.

La caractéristique du livre est un meurtre toutes les deux pages, plus d’une centaine au total, par balle, bombe, grenade, au couteau, au fil à étrangler, dans un incendie… L’auteur croit que l’attrait du thriller est la tuerie implacable, la volonté en marche qui ne tolère aucun obstacle autre que la force en face de soi. C’est un peu outré, mais efficace. Aucune guerre ne doit faire de sentiment. Or le terrorisme, qu’il soit chrétien ou islamiste, est une guerre. Ce pourquoi on ne peut user des moyens de la paix pour cantonner ses effets : la police reste et restera impuissante, elle n’est pas faite pour autre chose que le maintien de l’ordre. La guerre totale, à motifs religieux, lui échappe.

C’est donc le rôle des services secrets, plus ou moins parallèles, emberlificotés dans les alliances OTAN, UE ou Commonwealth. Dans le roman, tous s’en mêlent et se marchent sur les pieds, la Garda irlandaise, le MI5 anglais, la CIA américaine. Sans parler des manipulateurs qui complotent pour embraser les sociétés afin d’accomplir la « fin du monde » que laissent croire imminente les textes interprétés de façon littérale. Déjà, la CIA était pointée du doigt, force secrète avide de mener le monde en mettant la force américaine au service de la mission religieuse des pionniers.

Dublin, petit nouveau européen qui veut agir comme un grand et damer le pion aux Anglais exécrés, organise une conférence de chefs religieux musulmans du Moyen-Orient. En 1995, c’était encore possible ; ce serait impossible aujourd’hui où chacun s’est radicalisé et regarde comment les autres admirent son intransigeance. Plus proche de moi qu’Allah, tu meurs ! L’auteur porte un regard indulgent et respectueux sur les représentants lettrés de l’islam, comme sur les radicaux qui ne voient que les armes à opposer à la force au Liban, en Irak, en Syrie. Un chef religieux se proposera même en sacrifice à la place d’une femme athée – ce qui apparaît aujourd’hui comme utopique, d’une générosité quasi divine. Mais ce n’est pas de l’islam, même extrémiste, que viennent dans ce livre les malheurs.

Declan Carberry, chef de la lutte antiterroriste de la République d’Irlande, est chargé de sécuriser la réunion. Las ! Ses hommes, même entrainés, se font tirer comme des pigeons. La sentinelle a toujours un handicap par rapport à l’agresseur : elle reste visible, donc vulnérable ; elle ne peut user de la meilleure défense qui est l’attaque, étant obligée de tenir un point. Les dignitaires sont enlevés, les politiciens incapables qui minimisaient les risques osent le déni : tout va bien, ils travaillent, il ne s’est rien passé.

Or il se passe régulièrement quelque chose. Les ravisseurs sont des chrétiens fondamentalistes, que révéleront les années 2000 aux États-Unis, jusqu’au Tea party. La raison pour laquelle George W. Bush a attaqué l’Irak était peut-être plus rationnelle, mais ces forces obscures qui travaillent l’Amérique ont poussé au choc des civilisations, l’islam étant considéré comme la dernière œuvre de Satan avant l’Apocalypse annoncée par Jean. Juifs orthodoxes et chrétiens intégristes se rejoignent sur ce constat – et l’auteur, dès 1995, l’avait pointé sous l’habillage du thriller. Ce pourquoi il ne faut jamais négliger les thrillers, ils révèlent beaucoup des tendances à l’œuvre dans notre monde, sous leur aspect divertissant.

Un prêcheur est à la tête du commando ravisseur, échappé d’un assaut donné à la secte qu’il dirigeait au Texas (vous aurez une surprise en apprenant son nom). Des bureaucrates du renseignement malintentionnés l’ont chargé de faire le sale boulot à leur place : répondre au terrorisme arabe par un terrorisme blanc, couper les mains et les têtes comme là-bas, au prétexte de revendiquer le droit de faire circuler la Bible en Arabie saoudite et de prêcher les Évangiles en terre d’islam.

Je ne vous raconte pas comment tout cela se termine, mais l’action est efficacement menée, les chapitres haletants, même si le nombre de tués augmente sans cesse, jusqu’à deux gosses qui s’amusaient dans une voiture. Dans les guerres de religion, nul n’est innocent. Ce pourquoi ce genre de roman d’action est salutaire pour contrer la naïveté rose bonbon des bobos béats. Pas de conclusions hâtives sur des faits qui se répètent ? Certes, mais il faut bien, un moment conclure : la lucidité exige autre chose que le déni pour que survive la société.

Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse (Night of the Apocalypse), 1995, Pocket 1998, 415 pages, €3.87

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