La collection Flammarion L’histoire en liberté visait à dépoussiérer l’histoire avant que la mode post-68 (et le talent littéraire de certains historiens) ne la mette au goût du jour. Elle confiait à des littéraires le soin d’évoquer un grand personnage, masculin ou féminin selon son talent, sans s’encombrer de tout l’appareil maniaque des universitaires. Ces écrivains étaient cependant aidés par un centre de documentation dirigé par l’historien Marc Ferro afin qu’ils s’appuient sur des sources fiables. Le Marc-Aurèle de Jules Romains est incontestablement le plus grand succès de la collection car il réunit un grand personnage et un grand auteur.
Louis Farigoule dit Jules Romains (avec un S), oublié aujourd’hui bien qu’immortel de l’Académie française dès 1946 (il sera remplacé par Jean d’Ormesson) et président du Pen club de 1936 à 1939, a été un homme universel comme à la Renaissance, formé à Normale Sup. Agrégé de philo et pacifiste, il s’exile aux Etats-Unis durant la Seconde guerre mondiale puis au Mexique où il fonde avec d’autres l’Institut français d’Amérique latine. Il a écrit des poèmes (La vie unanime), des romans (et même une saga romanesque, Les hommes de bonne volonté), du théâtre (Knock), des essais (Lettre à un ami) et des écrits scientifiques (La Vision extra-rétinienne et le sens paroptique). Il est mort en 1972 à 86 ans, quatre ans après avoir médité sur l’empereur stoïcien Marc-Aurèle.
Car il aurait pu le dire : Marc-Aurèle, c’est lui. Comme lui il a du respect pour tout ce qui existe et la tendance à accepter que ce qui est a toujours une raison d’être. D’où un certain conservatisme parce qu’il accepte la complexité et reste humble face à l’intrication des choses. Il ne souscrit pas au destin mais à la providence. Il se pose toujours la question primordiale du philosophe : « suis-je responsable de ce qui m’arrive ? » Si oui, je peux agir ; sinon, je dois endurer. Récriminer ne sert à rien, en appeler aux principes, aux dieux ou à l’idéal non plus. Que puis-je ? Et comment ? Pour cela il faut chercher à comprendre, ne pas juger a priori, aller sur place. Tout ce que l’empereur romain a fait, empli d’exigence envers lui-même autant que d’indulgence envers autrui. Car il lui fallait discerner les racines et mobiles d’autrui avant de trancher sur ses faits et gestes.
Marc-Aurèle est né en 121 de notre ère Marcus Casilius Severus, issu de colons romains en Espagne ; il deviendra Annius Verus lorsque son père reviendra à Rome où le père de son père fut préfet. La famille habite le chic mont Caelius. Si son père meurt tôt, sa mère Domitia Lucilla, helléniste stoïcienne, le fait élever par des précepteurs choisis qui lui donnent le goût de l’interrogation et de la philosophie. Affectueuse et sans vanité, cette mère attentive donnera à l’enfant plutôt chétif l’assise morale qu’il gardera toute sa vie. Joli garçon à l’adolescence, il séduit l’empereur Hadrien qui aime la beauté et qui l’adopte comme fils en 138 à 17 ans. C’était un fait courant dans la bonne société romaine car mieux vaut un fils choisi qu’un fils biologique, on peut ainsi mesurer sa valeur morale. Hadrien fait de lui son successeur après Antonin son oncle, à égalité avec Lucius Verus, de huit ans plus jeune. Il le fiance également à sa fille Faustina en 145.
A l’époque, l’empire romain est à son maximum et si la république subsiste, les exigences d’une si grande extension font qu’un empereur qui centralise le pouvoir à Rome apparaît comme la meilleure solution pratique. Le patriotisme romain décline à cause de l’opulence et du mélange des peuples, lesquels introduisent les religions orientales telles Mithra et le Christ, plus abstraites et secrètes, intolérantes et moins civiques. Le limes est menacé en (Grande) Bretagne, sur le Danube, en Orient et au Maroc. Marc-Aurèle sera associé à l’empereur et aux décisions d’Antonin durant un quart de siècle jusqu’en 161. Bien qu’administrateur, législateur et chef des armées, l’empereur n’est pas autoritaire mais raisonnable, sensible à la gloire mais plutôt à celle de l’esprit. Il laisse Verus parader, faire la fête et conduire les armées jusqu’à ses échecs, puis sa mort par excès en 169 à peine âgé de 40 ans. Marc deviendra alors l’empereur itinérant auprès des armées pour contenir la poussée incessante des barbares en se conciliant certains d’entre eux.
L’empereur est tout interrogation de soi, réflexion sur ce qu’il fait, dialogue entre l’homme public sujet à l’illusion et à l’erreur et l’homme intérieur lucide et désintéressé en soi. Chaque soir il médite par écrit sur sa journée, et publie ses Pensées pour moi-même, observateur réaliste qui cherche les raisons des choses et des comportements. Optimiste (trop), il tend à obéir aux volontés suprêmes (jusqu’à la superstition parfois). Il croit en une providence car il voit l’univers ordonné par des lois immuables selon les principes stoïciens. Il meurt de maladie en 180, à 79 ans. Son fils Commode lui succède à 19 ans pour treize années, pas une réussite… Il sera assassiné à 31 ans.
Jules Romains, qui apprécie l’empereur philosophe, « une très grande puissance et une très grande sagesse » conclut-il, voit cependant en lui trois « mystères » : sa femme Faustine, son fils Commode, et sa persécution chrétienne. Faustine lui a donné treize enfants en vingt-cinq ans et douze grossesses (Commode avait un jumeau mort en bas âge). Mais il l’a délaissée six ans durant lors de son itinérance à l’armée au bord du Danube et elle aurait conspiré avec le commandant romain d’Orient Avidus qui a tenté un coup d’état en se proclamant empereur lorsque la rumeur a couru que Marc-Aurèle était mort. Connaissant ces raisons, l’empereur a pardonné mais Avidus a été tué par un centurion zélé.
Certains auteurs suggèrent que Commode n’était pas de Marc mais d’un gladiateur amant de l’impératrice car le gamin apparaît assez tôt comme cruel et vil. A 12 ans il a ordonné que l’on jette un esclave dans la chaudière parce que son bain n’était pas assez chaud ; à 13 ans, déjà beau et athlétique comme Hercule, il a pris un Grec d’Asie pour amant et s’est fasciné pour les cruautés du cirque, combats de gladiateurs et tortures des condamnés jetés aux bêtes. C’est un peu reconstruire l’histoire en commençant par l’autre bout mais ce n’est pas impossible. Quoi qu’il en soit, un « fils » ne devait pas être seulement biologique pour être reconnu comme descendant, selon l’attitude romaine. D’autant que le fils, lorsqu’il avait 18 ans, a sauvé son père d’un marécage sur le Danube dans lequel l’empereur aurait plus y rester. « Il a un bon fonds », aurait pensé le père.
Quant aux chrétiens, les martyrs de Lyon avec l’évêque Pothin ont été commémorés par le christianisme des origines. Mais, du point de vue romain, les chrétiens n’étaient qu’une secte vulgaire et très intolérante qui recrutait surtout des esclaves et des soldats peu éduqués. Ils récusaient les rites civiques romains et se voulaient sans patrie, agitateurs souterrains qui minaient l’empire. L’affaire de Lyon était pour Marc-Aurèle du ressort de la police locale et il a répondu au gouverneur qui l’interrogeait d’agir selon la loi, la même pour tous. Les chrétiens ont donc été livrés aux lions dans le cirque lorsqu’ils refusaient de se plier aux rites de leur cité : c’était leur choix. Une telle soif de souffrance conjuguée à une telle intolérance envers les lois et ce que l’on appellerait aujourd’hui le « vivre-ensemble » ont fait juger à Marc-Aurèle qu’ils avaient l’esprit dérangé. Le Christ a pourtant demandé de « rendre à César ce qui est à César ». Que leur coûtait-il, aux chrétiens, de sacrifier aux dieux de la cité même s’ils n’y croyaient pas ? Marc-Aurèle n’y croyait pas plus qu’eux et le Dieu unique omnipotent sait faire la part des choses. Mais c’est là raisonner en homme doué de raison, pas en fanatique sectaire. Or les chrétiens du temps étaient des fanatiques sectaires aspirant tout de suite à l’au-delà, pas de doux agneaux rêvant d’un monde rendu meilleur par la volonté humaine.
« La racine principale de ses faiblesses a été son optimisme systématique, qui était chez lui à la fois une dictée du tempérament et une vision philosophique du monde », conclut Jules à propos de Marc.
Jules Romains, Marc-Aurèle ou l’empereur de bonne volonté, 1968, Flammarion collection L’histoire en liberté, 252 pages, indisponible chez Amazon, Fnac et Chapitre mais disponible chez Rakuten
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Tuer le rire ?
L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.
Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.
La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »
Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.
Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?
Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?
Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.
Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.
Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?
C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.
Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…
L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.
Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?
Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.