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Il faut s’élever au-dessus de la canaille, dit Nietzsche

« La vie est une source de joie », commence Zarathoustra dans le chapitre dédié à la canaille. Et d’ajouter aussitôt : « mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées ». Le mot canaille vient de chien, animal vil et méprisable, le contraire du loup – dont il descend. Mais il s’est abâtardi, devenu sous-loup, sur l’exemple inverse du sur-homme.

La canaille tord les mots pour en chasser le sens, empoisonne tous les raisonnements par des préjugés idéologiques et par son vice envieux d’égalité forcenée. Les canailles sont les « gens impurs », ceux qui ont des « rêves malpropres ». « Ils ont empoisonné même les mots », dit Nietzsche. Il vise ainsi les prêtres, ces grands menteurs de l’illusion, mais aussi les philosophes enfermés dans leurs dogmes, les bourgeois qui croient aux vertus de la masse en politique (le fameux Peuple sain et innocent), et les marchands qui font commerce de tout et monnayent même les sentiments.

Le chapitre est lyrique et se perd en paragraphes de pure incantation poétique. Mais il ressort quand même l’idée simple qu’il faut s’élever au-dessus de la canaille pour penser par soi-même, vouloir par soi-même et écouter ses bons instincts. Car la canaille séduit : « souvent je me suis fatigué même de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi ! »

Attention aux dominateurs. Certes, ils ne sont pas en apparence esclave de la Morale et de la Religion, mais plutôt de leurs vices. « Et j’ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander la puissance – avec la canaille ! » Nietzsche n’aurait décidément pas été nazi : trop de canaille dans les rangs ! Il aurait peut-être suivi les hobereaux prussiens de bonne race comme Ernst Jünger. Mais peut-on trafiquer et marchander avec les nobles ? Il semble que oui, si l’on prend la phrase au pied de la lettre. Ce n’est pas le fait d’échanger des biens ou de négocier un prix qui est vil, c’est avec qui on le fait. L’acte est contaminé par l’acteur, « la canaille du pouvoir, de la plume et des plaisirs ».

Il faut se ressourcer dans la solitude du paysage, la pureté de l’air et des sources, pour éviter la contamination et penser enfin par soi-même, selon son esprit, son cœur et ses instincts. Ce sont les montagnes d’Engadine que Nietzsche a arpentées en long et en large pour mieux penser les discours de Zarathoustra en marchant, loin des bibliothèques poussiéreuses et des relations sociales mesquines. « Car ceci est notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et pour leur soif. » Élitisme de l’effort, souci de pureté vers l’essentiel, solitude pour être vraiment soi « comme de grands vents ». Mais aussi tentation de la secte, qui a saisi parfois les nietzschéens d’extrême-droite, la tentation de faire contre-société, entre soi, pour préparer l’avenir (mais non politique, si l’on reste « entre soi »).

« Nous voulons vivre au-dessus d’eux, voisins des aigles, voisins du soleil : ainsi vivent les grands vents. » Nietzsche se veut animé du souffle prophétique, en cela il n’a pas quitté l’esprit de la religion ; il veut une nouvelle religion, celle du Surhomme, de l’homme matériel qui doit être surmonté. Mais pas avec les gadgets du transhumanisme, plutôt par la vertu à l’antique et l’éducation qui épanouit l’individu dans la société et lui fait découvrir sans cesse des choses nouvelles.

Un jour viendra où le souffle (de l’esprit) balaiera les miasmes de la canaille et, dès lors « gardez-vous de cracher contre le vent ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Stefan Zweig, Nietzsche

Le Nietzsche de Stefan Zweig, essai paru en 1930, a plusieurs qualités : il est court, vivement mené, et insiste sur les points essentiels. Comme la plupart des géants, Nietzsche ne peut faire parler de lui qu’en plusieurs volumes très détaillés et précis, ou qu’en essais brillants écrits au galop. Zweig a choisi la seconde option et a réussi à dire beaucoup en expressions incisives et bien frappées. Solitude de l’âme, corps débile mais cœur passionné et volontaire, tel est Friedrich Nietzsche pour Zweig.

friedrich nietzsche

Premier trait : sa solitude. Nietzsche, vieux et rassis à 25 ans, adolescent destructeur à 35 ans, n’est pas au diapason de ses amis. Il les perd tous, peu à peu, déchiré mais décidé. Il reste seul ; personne à qui parler, ni avec qui polémiquer, le silence autour de son œuvre. Nietzsche alors élève la voix pour se faire entendre, se hausse jusqu’à l’imprécation afin de provoquer, puis prophétise comme tous ceux qui prêchent au désert. Il est trop conscient, trop génial, trop différent des Allemands bismarckiens, ses compatriotes. Il se résigne par une sublimation philosophique : l’amor fati. Son destin est d’être seul et malade ; il faut aimer cette nécessité. Pas de pose en cela, rien de théâtral (pour impressionner qui ?), mais le constat d’une solitude et son acceptation puisqu’il faut bien vivre. Victor Hugo est une enflure dramatique ; Friedrich Nietzsche est un humble tragique.

Second trait : le corps. Il est selon Zweig « le plus vital de tous les penseurs ». En quelques pages étonnantes, il nous donne un portrait de Nietzsche frileux, routinier, inquiet, préoccupé d’insomnies, de migraines et de maux d’estomac. Un corps sain mais des nerfs malades, « trop délicats pour la violence de ses sensations ». La météo a des effets sur son corps, donc sur son humeur, donc sur sa pensée. Nietzsche vit une relation intime de son physique avec le climat, le paysage lui est un tempérament et l’atmosphère un état d’âme. Il est le dernier des romantiques, au fond, partie de la nature et qui vibre avec elle. Les cimes de l’Engadine l’exaltent et lui font voir loin, l’air sec et la lumière de Nice et de l’Italie le mettent en joie, simplifient sa pensée. Le corps joint l’esprit via les passions. L’exigence de propreté devient rigueur éthique et exigence spirituelle de pureté. Clair, vif, aérien, tel est le tempérament philosophique inspiré de la Haute-Engadine qui saisit Nietzsche et emporte son œuvre. Cela pour les affinités. Mais le corps malade a aussi ses exigences. Il chasse Nietzsche de toute fonction où il aurait pu s’installer, gagné par la paresse qui alourdit peu à peu les habitudes et la pensée. Il a fait découvrir au malade la saveur de la vie, cet élan malgré toutes les douleurs, cet éblouissement des rares mieux suivant les nombreux maux.

Troisième trait : la passion. Nietzsche ne veut pas bâtir un système où trouver la sécurité domestique chère aux philosophes allemands comme Hegel ou Kant. Il est au contraire mu par une passion qui le dévore et le pousse sans cesse en avant. La vérité, la limpidité, la rigueur, sont pour lui des qualités vitales. Son esprit, son cœur comme son corps, en ont un besoin exigeant. Pas de doctrine, pas de finalité, seulement la passion de vérité qui jouit d’elle-même, l’ardeur à découvrir la généalogie des positions morales, l’arrière-plan instinctif des idées élevées, le texte sous le prétexte. Ce qu’on appelle un style – et qui est, plus que les idées elles-mêmes, le meilleur d’un penseur. Nietzsche ne s’attache pas à une opinion durablement, même émise par lui à un moment. Sa vie spirituelle se renouvelle par mues successives ; elles sont autant de tremblements de terre où l’édifice de ses convictions s’effondre. Toujours, il doit rebâtir, faire du neuf, aller de l’avant. A ce degré, un esprit confine à la folie. Ce qui arriva : « une carbonisation de l’esprit par sa propre flamme » selon Stefan Zweig.

Comme personnalités proches, Zweig cite Stendhal, Dostoïevski et Van Gogh ; comme antithèse, Goethe. Tout est là. Un essai enlevé et brillant, intuitif, reliant l’homme et l’œuvre via la psychologie, la quête de la liberté au moi.

Stefan Zweig, Nietzsche, 1930, Stock collection La cosmopolite 2004, 152 pages, €7.79

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