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Une société des individus

Gilets jaunes, mariage gay, jeunes pour le climat, racisation, convois de « la liberté », sont les symptômes d’un changement anthropologique. La société n’est plus perçue comme un organisme collectif mais comme un agrégat de personnalités. D’où l’effondrement du « socialisme », cet avatar rose bonbon de l’utopie communiste où une classe soc(collective), le Prolétariat, était destinée par les Lois de l’Histoire à accoucher du monde futur. Dans le No future contemporain (mais confortablement à l’abri d’un Etat d’une Union européenne, d’une Alliance atlantique de défense), plus d’Histoire ni de lois, plus de Prolétariat, mais seulement des individus.

Ils ne veulent plus être une « masse » ni même une classe, mais les pommes de terre d’un sac, comme le disait si joliment Marx. Les gays veulent être « comme tout le monde », à égalité de considération sociale et de « droits » personnels ; les gilets jaunes ne veulent pas être représentés ni avoir de programme, ils gueulent pour gueuler, se sentir oisillons dans le même nid éphémère (du rond-point) ; les jeunes en marche « pour le climat » sont autant de sorciers qui dansent pour faire venir la pluie, aussi infantiles et irresponsables, naïvement « contre » sans aucune proposition concrète (par exemple limiter Internet, n’autoriser qu’un smartphone tous les 5 ans, supprimer les Jeux olympiques d’hiver et instaurer des quotas d’électricité pour éviter les émissions) ; les « racisés » réactivent « la race », cette construction sociale (collective) qu’on croyait aux oubliettes, et engendrent par réaction (inévitable) les extrémismes à la Trump ou Zemmour – les colorés « racisés » devraient avoir tout en tant qu’individus citoyens, ils sont rejetés au contraire dans leur « communauté » collective (en marge, donc honnie) ; les convois de « la liberté » sont ceux de l’égoïsme libertarien, du « je fais ce que je veux et les autres je m’en tape ».

Tout à commencé peut-être avec le christianisme du Nouveau testament qui a mis chaque être humain à l’égal du Christ (« qui s’est fait homme »), au contraire de l’Ancien testament qui ne connaissait que les peuples (dont « le Peuple élu »). Tout a continué avec la Révolution française et les suivantes, au nom des Droits de l’Homme (avec un grand H collectif), puis le prurit d’égalitarisme exacerbé par les prophéties (fausses) de Karl Marx. Lénine, Staline, Mao, Castro et Pol Pot tentent de les collectiviser en miroirs aux fascismes, mais sans succès durable. Le mouvement de mai 1968 issu des hippies californiens a privatisé le collectivisme en gauchisme – purement individualiste. Même « la révolution » n’était plus le fait d’un parti d’avant-garde organisé mais de groupuscules d’individus agissant en commando. L’écologisme, cette nouvelle religion de nos jours, est issue du Gardarem lou Larzac où l’on brandissait des pancartes à moitié à poil pour élever des chèvres (individuellement) sur les terrains militaires de la Défense (collective). Il s’agit, comme à Notre-Dame des Landes, de se construire soi sur son petit lopin, en artisan de son propre métier, en « discutant » personnellement des vagues règles du coin.

Aujourd’hui, les Droits de l’Homme sont devenus les droits de chacun, sans plus aucune majuscule collective, sans plus aucun « principe » supérieur aux seuls individus. Des « j’ai l’droit », nous pouvons en rencontrer à chaque coin de rue, vous fonçant dessus en bagnole au passage clouté, faisant chier leur clebs sur le trottoir collectif, occupant tout l’espace et s’exclamant outré qu’on les bouscule, vous balançant leur fumée de clope dans la gueule ou leur Covid postillonné sans masque parce qu’ils sont en pause de jogging, qu’ils tètent une bouteille toutes les cinq minutes ou avalent un en-cas à toute heure… Aujourd’hui règne la liberté sans contraintes, autrement dit l’absence de règles autres que le droit du plus fort.

La société des individus, née avec la génération Mitterrand, est contre l’autorité de la société d’organisation précédente, contre l’histoire même car le monde commence avec elle. La société des individus est pour l’hédonisme du « j’en profite » des pubs de supermarché, contre l’ère des masses précédente qui a accouché de la guerre et du colonialisme. La société des individus vote de moins en moins, sauf pour le gourou personnel qui fanatise un moment comme un Moi médiatique surdimensionné ; le désengagement des partis se reporte sur les causes particulières, voire particularistes. La mondialisation par en haut échappe à cette société des égoïsmes, elle s’y vautre, s’y divertit, s’équipe en gadgets électroniques – mais ne la maîtrise pas et s’en plaint, ignare niaise des causes qui sont d’abord son propre abandon de tout effort de maîtrise collectif. La pandémie a à peine remis en cause cet abandon flemmard, mais seuls les gouvernements au nom de la souveraineté nationale, certains partis prônant le repli sur soi et certains pays arriérés (Russie, Iran, Corée du nord) sont « réactionnaires» à cette mondialisation véhiculée par les Etats-Unis avec le relais de la Chine.

Le numérique est le support technique de l’individualisme. Chacun s’exprime en 140 caractères ou en images de soi et de ses conquêtes de rêve (le Fesses-book des copains de Harvard), se mettant en scène complaisamment dans le narcissisme adolescent prolongé jusque fort tard dans l’existence. Les Copains d’avant étaient plus dans le collectif, cherchant à retrouver ses copains de classe, de fac ou d’anciens boulots ; les Facebook, Instagram et autres Youtube sont purement individualistes, déroulant une belle histoire, celle qu’on veut faire croire – tout comme Linkedin plus que l’ancien Viadeo pour avoir un job. La presse est délaissée au profit des sites personnels où certains complotistes (une douzaine pas plus dans le monde entier) sont relayés par leurs « croyants » qui militent pour leurs « vérités alternatives » (qui sont des mensonges éhontés mais toilettés en belles histoires qui donnent du sens). Même la télé, hier grand-messe du collectif célébrée chaque soir à 20 h comme des vêpres, est devenue myriade de chaînes particulières qu’on regarde en « replay » (quand je veux, où je veux), possédées par quelques milliardaires à usage de répandre leurs propres idées (catho tradi pour la Cnews de Bolloré par exemple).

La révolution de « l’identité » démonopolise l’État de la violence légitime ; à l’américaine, chaque petit Français se sent désormais le droit de prendre les armes pour défendre sa cause en « menaçant de mort » les élus qui s’y opposent collectivement au Parlement ou à la Mairie. L’islamisme s’y engouffre avec ferveur au nom de Dieu (qui ne dit rien). La « liberté » inconditionnelle est l’inverse de l’État de droit, tout comme les libertariens ne sont plus des libéraux. Retour au paléolithique, disent les écologistes ; retour à la violence inter-individuelle de Hobbes, où « l’homme est un loup pour l’homme » (et la femme, c’est pire – regardez les séries). La famille n’est plus la cellule de base du social pour transmettre, mais la sexualité est privatisée et chacun choisit son genre, quitte à être « sans style». La vie privée s’étale, formant une nouvelle culture du « sociétal » qui réclame ses « droits » à empiéter sur ceux des autres (sauf la pudeur vestimentaire, c’est curieux ! Faut-il y voir une aliénation cachée du soft-power collectif yankee?).

L’indignation radicale remplace le programme social et politique, l’affectif tout rationnel. Epidermique, émotionnel et superficiel sont les façons contemporaines d’activer les pulsions, le coeur et le cerveau – à l’inverse des époques précédentes qui mettaient en tête la raison par la logique, maîtrisaient les élans du coeur par la morale et domptaient les instincts par l’éducation en faisant servir leur vitalité au projet. Aujourd’hui, on « écoute ce qu’on ressent » plutôt que de réfléchir. Et on « réagit » au symbolique plus que sur les faits établis.

Nous sommes à l’heure des avatars, plus des humains.

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Eric Zemmour, l’homme qui ne s’aimait pas

Éric Zemmour fait frémir la droite qui en a marre d’être dans l’opposition. La société française devient plus conservatrice, la droite française se radicalise. La radicalisation est d’ailleurs à la mode, puisque tous les partis font dans la surenchère pour exister médiatiquement. L’exemple de Donald Trump a donné des ailes à tous les candidats aux fonctions suprêmes. L’étrange est qu’Éric Zemmour semble obsédé par un certain nombre de thèmes politiques que les partis de gouvernement refusent d’aborder tranquillement, publiquement et honnêtement. Il s’agit de la sécurité, de l’immigration, de l’intégration, de l’islam. Tous ces éléments fabriquent une identité inquiète, comme si les Français ne savaient plus ce que signifie être français.

Éric Zemmour, 63 ans, adore transgresser les règles depuis qu’il a échoué deux fois à l’ENA, cette école de l’élite à laquelle il n’appartiendra pas. Né à Montreuil mais issu d’une famille juive de tradition, rapatriée d’Algérie, le garçon au père ambulancier et à la mère au foyer a été élevé surtout par des femmes. Il se lance dans le journalisme plutôt à droite, au Quotidien de Paris, à Valeurs actuelles et au Spectacle du monde, au Figaro et au Figaro-Magazine, avant d’aborder l’audiovisuel avec RTL, i-Télé et CNews. Au milieu des années 2000, il se radicalise avec Le premier sexe, publié en 2006, un essai sur la féminisation de la société et la perte des valeurs masculines. Petit frère, roman publié en 2008 insiste sur l’angélisme antiraciste tandis que Le suicide français en 2014 montre l’affaiblissement de l’État-nation à cause des idéologies gauchistes de mai 1968. Son dernier livre, paru en septembre 2021, La France n’a pas dit son dernier mot, a été refusé par Albin-Michel, scandale de la liberté d’expression pour cet anarchiste de droite à la Edouard Drumont.

Mais son livre initiateur, qui révèle son auteur, est sur Jacques Chirac : L’homme qui ne s’aimait pas, paru en 2002. Car Éric Zemmour lui non plus ne s’aime pas. Originaire d’Algérie, français par hasard d’un décret de 1899, il déteste les immigrés algériens. Issu d’une famille juive, élevé dans la tradition, il affirme que la patrie est le sol où l’on est enterré et que l’assimilation pure et simple doit gommer les identités, donc la judéité qui est la sienne. Petit mâle guère sportif dont l’agressivité n’a pas permis de gagner la compétition au concours des grandes écoles, il affirme le pouvoir masculin contre le féminisme. Il se dit gaullo-bonapartiste, oubliant volontiers que c’est le général De Gaulle qui a donné l’indépendance à l’Algérie, sa patrie originelle. Pour lui, les peuples sont en lutte pour une compétition à mort et seul l’État-nation conduit par un homme providentiel, César, Duce, Führer ou populiste gueulard à la Trump ou Le Pen (mâle), peut permettre de survivre à l’évolution darwinienne. Son obsession de la décadence, son souverainisme intégral en faveur de l’État national, son affirmation qu’une nation doit être unitaire, donc homogène culturellement, religieusement et ethniquement, le situent dans les courants autoritaires d’il y a un siècle.

Toutes ces idées sont opposées à celles les Lumières, mouvement qui a pourtant accordé aux Juifs l’égalité avec les autres citoyens, à l’inverse d’un Ancien régime raciste (le sang bleu), aristocratique (par la naissance) et totalitaire (l’Etat c’est moi). Décidément, Zemmour ne s’aime pas. Ni en tant qu’homme, ni en tant que Juif, ni en tant que citoyen, ni en tant que Français. Il considère l’État de droit comme contraire à une mythique « volonté populaire » et préférerait le plébiscite. C’est ainsi que Mussolini a gagné il y a un siècle et qu’Hitler a remporté les élections en 1933. Ces deux modèles, nationalistes allant jusqu’au racisme, inspirent notre polémiste. Faut-il rappeler que les Arabes sont aussi des Sémites et qu’être antisémite, pour un Juif, est une forme de la détestation de soi ? Pour la France, travail, famille, patrie, cette devise du catholique conservateur autoritaire Pétain, maréchal de France et cacochyme en 1940, représente pour Zemmour le nec plus ultra de la politique. Est-ce vraiment s’adapter au monde moderne pour la compétition mondiale ? L’éducation caserne qui disciplinait les garçons (seulement) dans le rabâchage du par-cœur ? Le calvaire des quelques 330 000 garçons (au moins) de 10 à 13 ans violés par quelques 3000 religieux catholiques en France de 1950 à nos jours est-il le modèle patriarcal hiérarchique autoritaire des citoyens pour l’avenir ? Vraiment, c’était mieux avant ?

Les soutiens du futur ex-candidat probable sont à l’extrême-droite, Jacques Bompard maire d’Orange, Sarah Knafo d’origine juive algérienne née en 1993 et énarque depuis 2017, ou dans les milieux libertariens tel Charles Gave, financier millionnaire international, et quelques banquiers de chez Rothschild. Tous ces gens flattent l’ego zemmourien et l’incitent à se présenter à l’élection présidentielle. Éric Zemmour observe surtout l’envolée des ventes de son livre, publié par sa propre maison d’édition en guise de libre parole. Sera-t-il vraiment candidat ? Rien n’est moins sûr tant il faut réunir des parrainages d’élus, ce qui est loin d’être gagné, et présenter un vrai programme économique et social aux électeurs. Parler de ce qui fâche ne suffit pas. Si le milieu médiatique est essentiellement parisien et intello, la France qui vote est en majorité provinciale et soucieuse de son pouvoir d’achat comme de la façon d’élever ses enfants. Rembarquer les immigrés n’est pas un programme. Non seulement parce qu’il faudrait changer le droit et dénoncer les traités européens et un certain nombre de traités internationaux, abandonner ce qui fait le fond de l’identité française sur la scène internationale – les droits de l’Homme – mais aussi parce que la remigration engendrerait des conséquences économiques extrêmement fortes avec un bouleversement dans l’emploi, comme le montre dans une moindre mesure le Brexit pour les Anglais.

Éric Zemmour profite de l’usure de Marine Le Pen, toujours aussi nulle depuis son débat il y a cinq ans avec l’actuel président, de la lassitude des incantations de l’extrême gauche – de la néo-Rousseau aux Jacobins trotskistes – de l’effondrement des idées de gauche qui s’éclatent en egos démagogiques (allez que je te double le salaire des profs fonctionnaires en 5 ans !), ainsi que – ce qui est pire – des incertitudes de la droite traditionnelle. Elle ne parvient ni à trouver une procédure de choix incontestable de son candidat, ni à faire émerger un candidat crédible, ni même à faire figurer dans son programme quelques idées fortes pour la prochaine législature… Vers qui donc se tourner lorsque le débat politique ne fait figurer aucune de vos idées ? Ce fut Coluche en 1981, Zemmour en 2021.

Un Éric (dont le prénom – scandinave – signifie le roi) qui profite des tabous idéologiques refusant le parler vrai sur l’islam et sa dérive islamiste, sur la culture française et ses dérives mondialistes, sur la place des femmes et sa radicalité victimaire anti domination, sur la génération fragile élevée dans du coton depuis 25 ans et qui mesure à peine les menaces actuelles du climat, de la santé, de l’énergie, de l’agriculture, des migrations, et des religions. Mais pour réussir il faut d’abord être soi, donc s’aimer un tantinet ; cela afin d’établir un programme complet avec des objectifs à long terme. Décadence et pessimisme ne sont pas des projets. Je crois pour ma part à un prochain dézemmour dans les sondages, la plupart étant actuellement effectués par Internet pour des raisons d’économie auprès de ce qui veulent répondre, donc des plus militants. La réalité est bien au-delà de cette illusion.

Sur Zemmour et son courant

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Philippe Barrot, Ne pas dire

La tyrannie de foule se met en place trop facilement en démocratie. Plus la démocratie est ancienne, plus sa vertu s’émousse au profit de l’opinion commune, qui devient obligatoire. Les angoisses du temps génèrent une réaction de frilosité qui pousse à se réfugier dans le nid, la tribu, la horde. Des comportements de lynchage deviennent alors courants. Au nom du « Bien » – qui est naturellement défini comme ce que pense la majorité – laquelle majorité est définie par quelques faiseurs d’opinion seulement. Ce qui rappelle la Terreur de 1793 et le « qui n’est pas avec nous est contre nous », les Bolcheviks de l’URSS qui surveillaient la population par commissaires politiques et « normalisaient » les comportements par la police politique et envoyaient en camp de redressement psychiatrique les « malades » déviants qui ne pensaient pas comme tout le monde.

Dans « Ne pas dire », Philippe Barrot se lance dans un (long) monologue sur le sujet où il s’efforce de dire qu’il ne faut rien dire, tout en le disant sans le dire.

Pour s’élever contre une tendance, un auteur peut suivre cinq voies au moins : informer, dénoncer, railler, analyser, mettre en scène.

Il peut recenser la montée des cas d’injonctions et donner des exemples pour montrer combien devient dangereuse cette dérive – il s’agit d’informer par constat comme Davet-Lhomme interrogeant François Hollande dans Un président ne devrait pas dire ça ou le général Soubelet dans Tout ce qu’il ne faut pas dire.

Il peut dénoncer les dénonciateurs dans leur impunité en montrant où sont leurs préjugés, leur intolérance et les intérêts qu’ils masquent dans leur croisade de vertu – il s’agit d’écrire un pamphlet comme Mathieu Bock-Côté au Québec avec L’Empire du politiquement correct.

Il peut railler le ridicule des censeurs, comme Molière le fit dans Tartuffe, et montrer combien leur bon plaisir remplace les règles de la liberté, combien leur « droit » d’imposer les convenances est celui du plus fort plus que celui du Bien – il s’agit alors de satire comme dans les films Les bronzés sur les années 80 ou Ridicule sur le comportement (français) de cour, aussi réel sous Louis XIV qu’à l’Elysée.

Il peut chercher les présupposés idéologiques, philosophiques, psychiatriques des adeptes de la Cancel culture (la culture qui interdit aux autres d’émettre une opinion dissonante, au détriment de la liberté comme de l’égalité), ou de la culture de la dénonciation (fondée sur la paranoïa et la tactique facile du bouc émissaire, fille alors de la culture de l’excuse : « c’est pas ma faute ») – il s’agit alors d’un essai comme Natacha Tcherniak (dite Nathalie Sarraute) le fit dans Tropismes ou Alain Finkielkraut dans L’Identité malheureuse.

Il peut enfin mettre en scène des personnages qui incarnent les délateurs et les partisans de la liberté, le néo-clergé du vertueux et les néo-libertins – il s’agit alors d’un roman ou d’une pièce de théâtre comme hier Montherlant dans Le démon du bien et de nos jours dans la pièce Le prénom qui a donné un film hilarant du même nom.

Rien de tout cela dans cette plaquette où le discours sans fin dit qu’il ne dit rien pour gémir sans lendemain sur le « ne pas dire ». C’est une sixième voie, pas forcément la plus heureuse : le monologue du vagir (définition ici pour les nuls).

Avec quelques fulgurances dans le texte qui font penser, comme cette véritable allergie psychique qui sévit comme une épidémie : « Où est l’épicentre de ce séisme allergisant ? De l’autre côté de l’Atlantique… Prenez une conférence faite par une femme sur un sujet tabou, sans nom, ou dont le nom même provoque une réaction immédiate… il y a une police de médecins qui intervient de suite pour que personne dans l’assistance n’ait de choc allergique, ne se sente humilié, dégradé, déchiré par des propos franchement inadmissibles… Des lieux d’enseignement transformés en espaces sécurisés, entourés de matelas épais où les mots n’ont plus cours… on n’est plus dans l’indicible mais dans l’inaudible » p.18.

Ou encore la nouvelle expression faite de clichés et de mots basiques pour « limiter le pouvoir des arrière-pensées et des sous-entendus ». Il s’agit de la même novlangue soviétique après celle créée par la Révolution française : tout rebaptiser pour éradiquer le « vieil homme » (les vieilles femmes suivront). Aujourd’hui, « aucune complication, des mots courts, des phrases courtes pour habituer le cerveau à fonctionner de cette façon et ne pas inscrire en lui des complexités de grammairien intéressé par la langue. Non, le cerveau occupé par des circuits courts, neurones auxquels on a retiré l’envie du compliqué et le besoin d’opacité. L’expression « ça me prend la tête » résume à elle seule cette perspective pédagogique. Il ne faut pas fatiguer le cerveau, auquel on donne une bouille globale et prédigérée pour produire, plus tard, un art prétendument dérangeant qui ne dérange rien puisque cela reste dans le silence du « ne pas dire ». La nouvelle langue est amorphe, remplie d’amortisseurs, de clichés mis à toutes les sauces, « pas de souci ». » p.45. Je me demande s’il n’y a pas une contamination aujourd’hui de l’informatique dans la façon de penser, comme hier de la cybernétique dans le structuralisme. La soi-disant « intelligence » artificielle ne serait-elle pas au fond la rencontre d’un cerveau de plus en plus réduit aux automatismes avec une informatique de plus en plus adaptée au complexe ? Drôle de Dessein intelligent pour ceux qui y croient…

Un étonnement m’étonne à propos de « l’Etat de droit ». L’auteur semble dire que l’expression est un pléonasme redondant qui noie le dire dans le « ne pas dire » en mélangeant tout pour entretenir la confusion des mots. Mais « Etat de droit » a un sens précis : il s’agit d’un Etat qui respecte le droit défini préalablement dans tous ses actes et qui est contrôlé par un troisième pouvoir plus ou moins indépendant pour faire respecter les règles. Le droit s’y impose à tous, y compris à l’État lui-même. Chacun sait qu’il existe d’autres Etats qui ne respectent rien, pas plus le droit que les coutumes : ce sont les Etats totalitaires ou seulement illibéraux selon leur degré de cynisme. Le droit est alors remplacé par le fait du prince et la règle égale pour tous par le bon plaisir du plus fort. L’Etat de droit est donc – par sa Constitution, par les traités internationaux signés, par les lois votées après débat contradictoire, par la jurisprudence d’un corps de juges – un rempart contre le totalitarisme, y compris celui de l’intolérance en démocratie. Le harcèlement, la diffamation, la liberté d’expression « dans le cadre des lois en vigueur », sont (heureusement) défendues. Bien plus en France, au Royaume-Uni, en Allemagne – et même aux Etats-Désunis de Tweeter Trompe – qu’en Russie de Poutine, en Chine de Xi, en Turquie d’Erdogan, en Biélorussie de Loukachenko, en Arabie Saoudite de MBS, en Iran mollarchique et dans tant d’autres contrées plus ou moins xénophobes et national-religieuses.

Philippe Barrot, Ne pas dire, 2020, PhB éditions, 54 pages, €10 (à paraître)

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Identité nationale entre deux chaises

La construction de l’Etat ne date pas des nationalistes d’aujourd’hui. Les passeports existent en France depuis le XVe siècle ; ils visaient à protéger la vie et les biens de leurs possesseurs en disant à qui ils référaient. Mais l’Ancien régime ne connaissait pas les sociétés. Il n’était qu’une mosaïque de communautés organiques où chacun appartenait à des cercles concentriques d’allégeance : famille, voisins, communauté de travail, seigneur, royauté, religion.

La rupture vient de la Révolution française. Les corps intermédiaires sont éradiqués pour instaurer l’Etat d’une part et le citoyen de l’autre. L’Etat recense les citoyens, dit qui peut l’être et exige la mobilisation civique et militaire comme l’impôt. Le citoyen, en regard, reconnaît l’Etat en ses lois et symboles, se met « volontairement » sous sa protection (il peut s’expatrier ou renoncer à sa nationalité) et devient de naissance membre éclairé du collectif qui débat, vote et élit ses représentants, une fois l’âge de majorité atteint.

Nous avons donc confusion entre deux origines de l’identité nationale. Ces origines recoupent les notions de communauté et de société, théorisées par Ferdinand Tönnies.

  • La communauté est traditionnellement attribuée à la culture allemande et japonaise, voire chinoise. Elle est une suite d’appartenances qui s’imposent aux hommes du fait de leur naissance, de leur clan, de leur « race » ou de leur religion. L’identité est alors irrationnelle, fondée sur la proximité (plus l’on se sent proche, plus l’identité collective est soudée). Une foi, une loi, un roi était devise d’Ancien régime, que le nazisme a traduit par « Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher ». C’est aujourd’hui au tour des pays de l’islam intégriste de proclamer la même chose. Et aux militants de la Contre-Révolution de l’exiger dans les nations européennes.
  • La société est traditionnellement attribuée à l’Angleterre, à la France et aux Etats-Unis. Société est un mot libéral qui est passé de l’économie à la politique. Une société est une entreprise politique avec un projet, une mise en commun de moyens et une organisation. Le « bénéfice » est l’épanouissement de chacun (le bonheur dit la Constitution américaine) selon sa contribution. Fondé sur la raison, le « contrat » se fonde sur le droit, l’élection et le marché – et non plus sur les liens féodaux, natifs ou claniques d’allégeance.

Chacun peut mesurer sans peine les deux dérives de l’identité nationale :

  1. Répandre l’universel de la Révolution anti-féodale. Napoléon sera suivi par Lénine, les Etats-Unis messianiques pour le meilleur (Bill Clinton) – ou le pire (George W Bush).
  2. Rassembler les « races », peuples et provinces de même langue, origine et religion comme la poule ses poussins sous son aile (la Prusse sera suivie de l’Italie et aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, du Pakistan, de la Bolivie de Morales, etc.).

Que l’on ne souscrive ni à l’une ni à l’autre de ces dérives n’empêche pas d’avoir conscience que l’identité nationale existe.

Dans une planète mondialisée, au minimum européenne, l’identité des nations se dilue et l’identité individuelle est flottante, tiraillée entre plusieurs cultures (Astérix, Mickey, Zidane, le pape François ou le prophète Mahomet). L’individu a besoin de se raccrocher, d’où la résurgence des “vieilleries” : la famille, les potes, la commune, le régionalisme, la patrie (moins au sens militaire qu’au sens du foot ou du rugby). La tendance d’après 1945 était au contrat social ; la tendance après la chute du Mur (accentuée après la chute des Twin towers) est plutôt au communautarisme.

Le psychodrame français est que « la France » (la Vrounze ! raillait Céline) est faite de morceaux raboutés historiquement par la force (les rois puis les révolutionnaires, enfin les instits et adjudants de la IIIe République – interdit de parler breton !). La France est avant tout un Etat (une organisation politique), à peine une nation (une communauté organique) car forgée au forceps. Quand la politique se perd, la cohésion se délite. L’identité française se dilue par le bas (mœurs immigrées et mœurs libérées) et par le haut (Union européenne, OTAN, mondialisation, climat…). Reste la langue et la culture – celle dont on dit à Haïti que, sans Etat, c’est tout ce qui reste. Or aujourd’hui, la culture se délite elle aussi (école, banlieues, Internet, zapping). Et les droits de l’homme ne sont pas si universels que cela lorsqu’on écoute les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Africains, les Saoudiens ou les Iraniens…

D’où la tentation française du communautarisme, contre laquelle l’Etat jacobin s’arc-boute – droite et gauche confondues. Seuls les extrêmes la revendiquent : les mœurs françaises et le christianisme à l’extrême-droite, le phare révolutionnaire robespierriste à l’extrême-gauche.

Qu’est-ce qui peut bien faire aujourd’hui « identité française » ? Selon la vulgate, la droite serait pour le sang et la gauche pour le sol. Ce qui voudrait dire qu’à droite on se sent plutôt communautaire (avec les dérives raciales vues sous l’Occupation) et qu’à gauche on se sent plutôt sociétaire (avec l’humanité métissée en ligne de mire utopique). Mais voilà, les choses ne sauraient être aussi simples ! L’Etat Les Républicains trace des limites au vivre ensemble ; l’Etat PS avait tracé sous Rocard puis sous Jospin les limites pour qui pourrait être régularisé citoyen. Tous deux sont pour la laïcité et le droit républicain dans l’espace public. L’État jacobin parle donc d’une même voix et bien c’est ce qui gêne. D’où les contournements pour assimiler la droite aux idées des Le Pen, d’où les dérobades socialistes et d’En Marche, parfois déguisées en coup d’éclat médiatique (tout en affectant de récuser les médias aux ordres ou indifférents à la vérité…).

Cherchez à qui le crime profite. A l’extrême-droite, bien sûr, qui a récupéré les voix populaires déçues par l’Union européenne et hantées par le déclassement social. Mais l’extrême-gauche voudrait bien récupérer le mouvement spontané apolitique des gilets jaunes qui se sentent « à la périphérie » de la nation, sinon de la république. Rester sans choix clair sur un problème identitaire n’incite pas les citoyens à voter pour des adeptes du coup d’éclat permanent avide de pouvoir. Ce pourquoi Emmanuel Macron a raison de prendre le problème à bras le corps, dans la tradition française tout entière qui n’est « ni de droite ni de gauche » mais reconnait le sacre de Reims autant que la prise de la Bastille.

Evidemment, ceux qui ne sont pas au pouvoir ne sont jamais contents : c’est toujours trop ou trop peu. Mais tout l’art de la politique est celui de faire tenir les intérêts particuliers divergents dans un seul intérêt général. Il ne peut être qu’un compromis, sous la contrainte des valeurs reconnues par la Constitution. A moins de changer de régime – ce dont rêvent la peine et le mélange-tout.

L’Etat libère les individus des appartenances « naturelles » : organiques, communautaires, religieuses. La gauche prend l’air de ne pas le savoir mais elle prolonge les libéraux qui ont suscité 1789, puis la République en 1877, en s’appuyant sur l’Etat pour défaire les aliénations. La droite bonapartiste ne fait pas autre chose que de promouvoir la société rationnelle fondée sur le contrat (où existent droits et devoirs). Pour les révolutionnaires, l’Etat aide les citoyens comme des fils mais, en contrepartie, les distingue des « allogènes ». Les premières cartes d’identité pour citoyens et les passeports pour étrangers ont été instaurés à Paris en 1792. Vous avez bien lu : pas sous Vichy occupé par les nazis mais sous la glorieuse Révolution française. La loi du 19 octobre 1797 régule les expulsions d’étrangers, réalisées par le ministère de la Police créé en 1796. La IIIe République vote une loi sur la nationalité en 1889 et instaure la carte d’identité des étrangers en 1917. D’après le contrat social, pour devenir français il ne suffit pas de naître, il faut aussi adhérer aux valeurs de la république et vouloir devenir citoyen. Ni les illégaux, ni les intégristes qui dénient que la loi républicaine soit au-dessus de la loi de leur dieu, qui nient la dignité de la femme et refusent de montrer leur visage, ni ceux qui font appel au meurtre ethnique n’ont vocation à bénéficier du contrat social. Ils ne sont donc « français » que de papier.

La conception anglo-saxonne du contrat social se fonde moins sur le despotisme éclairé d’un Etat central que sur la négociation permanente des intermédiaires sous l’égide du droit coutumier. Cette façon libérale de « faire société » tolère la juxtaposition des communautés religieuses ou tribales, à condition d’obéir à la loi.

L’identité française est fondée plutôt sur la volonté d’appartenir – qui ne va pas sans tentation d’imposer un modèle unique. La « fraternité » de la devise républicaine n’est pas volonté d’unir les différences mais de fusionner dans une obsession égalitaire de réduire au même. Des trois termes de la devise, la liberté est bien oubliée. Ce forçage provoque des cristallisations identitaires qui s’opposent à un monde « souchien » perçu comme hostile – alors que le modèle de la culture dominante « vue à la télé » (donc américaine – voir TF1 !) propose un contre-modèle. Bien qu’il n’empêche ni la haine, ni le terrorisme, le modèle de salad bowl américain (où les ingrédients coexistent sans se mélanger) s’oppose à la fusion intégrationniste française. La revendication à la mode du « toujours plus » d’égalité exigerait que la France délaisse son modèle au profit du Yankee.

L’opinion actuelle française exprime ses craintes d’être confrontée à des comportements non citoyens qui ne correspondent ni à sa culture ni à ses mœurs, sans que le droit paraisse au-dessus des comportements – tant il est embrouillé par les juges, les avocats, les « associations » et les médias. Les politiciens de gauche mettent de l’huile sur le feu en disant tout et son contraire : qu’il faut accueillir tous les sans-papiers, instaurer des quotas d’emplois pour la banlieue, faire voter les étrangers, ne pas voter de loi contre la burqa au « risque » de discrimination tout en se déclarant contre, au « risque » de briser le vivre ensemble… Mais oui, vivre, décider, comporte des risques !

Alors, que choisir ? Tolérer jusqu’à la guerre civile en réponse au terrorisme ? Le débat devrait porter sur du positif, par exemple proposer un droit des migrants sans assimilation obligatoire mais obligation de trouver un emploi et avec accès restreint aux prestations sociales durant un certain délai. Les citoyens ne voient plus le clivage entre Français ou étranger : ce sont eux qui payent les impôts et ceux venus de l’extérieur qui en profitent. Ils ne voient plus ce qui distingue la gauche de la droite sur l’identité nationale. Ce pourquoi les plus résolus se réfugient aux extrêmes.

La gauche traditionnelle reste entre deux chaises. Elle est tiraillée entre son aile bobo (bourgeois bohèmes) qui se sent coupable d’être nantie et en rajoute dans la générosité d’Etat payée par les impôts de tous (tout en se gardant dans de beaux quartiers avec vacances à Miami et fortune en Suisse), et son aile populaire concon (consommateurs consensuels). Quant à la droite traditionnelle, elle ne sait pas où elle en est : soit elle suit En Marche car elle est au fond d’accord à quelques détails près, soit elle se tourne vers le Rassemblement national au risque d’y perdre son âme.

Ceux qui sont la majorité, ni vraiment de droite sur tout, ni vraiment de gauche sur le reste, voudraient simplement que le contrat citoyen soit respecté. Le président actuel louvoie dans la tempête et c’est cela la politique : tenir le bateau.

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Fondements sociaux de la crise politique

Le monde change, la politique avec. Les transformations de la société par la technique et l’économie engendrent des bouleversements dans la façon de s’exprimer et d’agir. Les politiciens sont déboussolés – on le serait à moins car tout va très vite. La révolution numérique a engendré une mutation de la production et de la vente qui a bloqué les revenus, tandis qu’elle a encouragé techniquement la spéculation, aboutissant à la crise financière de 2008, obligeant les Etats à s’endetter pour assurer un filet social et empêcher l’effondrement du système. Les idéologies ont lâché devant le pragmatisme exigé. La guerre imbécile de Bush à l’Irak, à l’Afghanistan, plus tard à la Syrie, a engendré des migrations massives et incontrôlées en même temps qu’une montée du radicalisme islamiste ; la guerre du commerce électoraliste de Trump avec la Chine et l’Europe engendre des crispations nationalistes.

Rien n’est simple et la visibilité est nulle, le nez sur le guidon. Un brin de hauteur s’impose.

Internet et le téléphone mobile n’existent que depuis 25 ans, or les politiciens ont largement dépassé cet âge, ils sont maladroits avec le numérique. Ils n’ont surtout pas vu – ou voulu voir – que l’outil Internet a développé de façon phénoménale les « réseaux sociaux ». Ceux-ci exacerbent l’individualisme, chacun rassemblant autour de lui ceux qui lui ressemblent via des liens baptisés un peu vite « amis ». Ce ne sont que des amis à l’américaine, fondés sur leur utilité ; qu’ils quittent la communauté et le lien est brisé. L’affection ne compte pas, seulement l’intérêt – y compris l’intérêt affectif de ne pas se sentir seul. Ces réseaux et le formidable pouvoir d’opinion qu’ils représentent font éclater la nation au profit des tribus et des egos. La politique, dès lors, n’existe plus comme projet mais seulement en tendance : on est « pour » (la planète, l’humanitaire, la hausse des salaires) ou « contre » (les industriels, les migrants, la finance). Mais ces « grands principes » n’accouchent d’aucun projet concret pour la nation. Ils véhiculent seulement des micro-projets personnels dirigés sur une petite cause dans le vent immédiat. Pour le reste on braille, on pétitionne, on n’agit pas. La politique devient à l’état gazeux, aussi volatile que la tête de linotte à la mode, sans forme précise ni liens solides. Le vote est de circonstance, pas de conviction.

La révolution numérique bouleverse dans le même temps le commerce (qui se multiplie en ligne, rendant « l’ouverture le dimanche » aussi ringarde qu’un militant CGT) en ruinant les pas de porte et l’emploi (phénomène accentué par la casse rituelle des gilets jaunes chaque samedi, appelés via les réseaux sociaux). La production n’est pas en reste, plus automatisée, plus standardisée, plus décentralisée : les pièces détachées et les composants viennent d’ailleurs, la « réparation » ne se fait plus, les qualifications sont dévalorisées. La finance prend alors le pas sur l’ingénierie et la spéculation prend son essor. Au détriment des salariés qui deviennent variables d’ajustement et des métiers qui ne sont plus sollicités. Entre le PDG et le manœuvre, l’emploi fond à grande vitesse, conduisant à la société du sablier : des très riches et de vrais pauvres. La classe moyenne se trouve menacée dans ses revenus cantonnés, dans son ascension sociale bloquée, dans son rôle démocratique dénié.

L’anxiété identitaire ressurgit alors avec force : Qui suis-je ? Où vais-je ? Comment mes enfants vivront-ils ce monde nouveau ? Cela a donné Trump aux Etats-Unis, ce bouffon milliardaire gonflé d’ego macho qui fait de l’égoïsme sacré le parangon des vertus américaines. Les perdants des industries en déclin, des petites villes désertées, des classes moyennes blanches menacées, ont voté pour lui. Assez d’assistanat social ! Assez de commerce avec les pays voyous (la Chine qui foule aux pieds les brevets et la propriété industrielle, le Mexique qui envoie des travailleurs clandestins et laisse passer la drogue, la Suisse qui fait échapper à l’impôt, l’Allemagne qui truque ses autos…) ! Cela a aussi donné Orban en Hongrie, conservateur anti-immigration par hantise démographique plus que par un supposé « racisme » : l’Europe centrale, dérèglementée à marche forcée depuis la fin de l’empire soviétique, perd sa jeunesse qui émigre faute d’emplois qualifiés et malgré l’aide considérable des fonds européens. Accepter des immigrés d’une autre culture (musulmane) comme Merkel l’a fait, est un suicide démographique et la population n’en veut pas. A l’Ouest, les sociétés plus ouvertes se ferment peu à peu sous les coups de boutoir de l’idéologie radicale de l’islam, encouragée par l’Arabie saoudite wahhabite et par l’appel romantique au djihad en Syrie et au Levant. L’école laxiste post-68 et l’indulgence « de gauche » pour les nouveaux prolétaires fantasmés laisse faire. En réaction, les classes moyennes réclament plus d’ordre et moins de passe-droits : c’est le vote populiste, qui profite surtout à la droite – et se polarise aux extrêmes. Et qui rejette nettement « la gauche » dans les poubelles de l’histoire.

Les usages de la démocratie alors se défont. L’esprit de débat, de négociation et de compromis se réduit au profit des positions tranchées, du fanatisme borné qui transforme les adversaires d’un moment en ennemis irréductibles – et à la violence de mieux en mieux acceptée. La délibération est évacuée au prétexte de « l’urgence », la représentation abandonnée au profit des revendications personnelles. Ne reste qu’à autoriser les armes en vente libre pour arriver au niveau de violence américain, prélude à la guerre civile « raciale » qui ne tarderait pas à achever le travail.

La représentation démocratique a divorcé du capitalisme lorsque celui-ci a abandonné le libéralisme pour la manipulation oligarchique. La Chine reste communiste, autoritaire et centralisée ; elle est pourtant capitaliste, d’un capitalisme aussi sauvage qu’aux Etats-Unis il y a un siècle. Le modèle de contrôle d’Etat qu’elle incarne séduit de plus en plus de monde qui refuse la chienlit – notamment ces classes moyennes qui ont formé durant deux siècles le terreau de la démocratie (le parti républicain, puis le parti radical, puis l’UMP et le parti socialiste). Le libéralisme conforte la démocratie, il ne se confond pas avec elle : le peuple peut décider autrement que par le vote de représentants, par exemple par acclamation d’un tyran (Poutine ou Erdogan), par consensus sur le parti unique (Chine), par liens croisés avec les intérêts économiques (l’armée et les politiciens sous Chavez). Le libéralisme propose des garde-fous aux dérives possibles des politiciens via les règles de droit et les garanties constitutionnelles. C’est pourquoi tous les tyrans en puissance commencent par changer la Constitution ! C’est le cas en Hongrie, en Pologne, au Venezuela, en Russie – c’est la tentation en France à gauche.

Je ne sais comment va évoluer le régime dans notre pays mais les tendances sont bien établies et de mieux en mieux comprises. Pragmatisme et participation semblent à l’ordre du jour pour contrer le populisme trop facile. Tant que l’économie suit et que l’école, la santé, la retraite, la sécurité et la justice sont à peu près assurés, toute révolution semble exclue. L’Union européenne y aide, face aux monstres qui se réveillent en Chine, aux Etats-Unis, en Russie, au Brésil – prêts à tout pour affirmer leurs intérêts purement égoïstes de prédateurs mondiaux.

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Montée du maréchalisme

La revue de réflexion Le Débat, dans son dernier numéro 205 de mai à août 2019, offre un panel d’articles sur la situation inconfortable d’aujourd’hui. Tout ce qui existait hier est remis en question… pour se réfugier dans l’avant-hier. La démocratie « représentative » est vilipendée comme confisquant le pouvoir au profit d’une élite qui « n’écoute pas »… mais le remède en serait la démocratie « plébiscitaire » adulant un homme fort tel que les fascismes et les socialismes l’ont promu à la génération d’avant. Ou, selon la classification des droites par René Rémond, la confluence de la droite légitimiste et de la droite bonapartiste.

Xi Jing-Ping déclare que la dictature d’un parti unique éclairé vaut mieux que les bavardages conflictuels des parlements démocratiques ; Poutine déclare le libéralisme « obsolète » et assume un nationalisme orthodoxe qui vante la grandeur de l’ex-URSS et la morale stricte inculquée à l’extrême jeunesse dans ce que la litote globish nomme des « Boot camps » – qui ne sont guère qu’une Putin-jugend sur le modèle de « l’Autre », l’ennemi de l’ouest. Aux Etats-Unis, mais aussi en France, un tiers de la jeunesse ne croit pas que la démocratie soit le meilleur système politique et préfèrerait une version plus musclée. En gros un Maréchal de 30 ans plutôt que de 90, la morale (voire la religion catholique) rigoureusement remise au goût du jour, les chantiers de jeunesse patriotique, la terre qui ne ment pas et le protectionnisme industriel. En témoigne la dernière élection européenne…

La souveraineté du peuple à la Rousseau comme fondement de la légitimité politique s’oppose à l’Etat de droit à la Montesquieu. Ni la représentation, ni la séparation des pouvoirs ne sont plus ressentis comme justifiés. D’où l’abstention, l’aversion ou la sécession. Toute parole officielle se trouve discréditée, et l’on assiste à l’essor des vérités « alternatives » comme au recours à la théorie du Complot. Dans le même temps le « libéralisme », dévoyé du politique à l’économique, engendre une prolifération de normes, règles et contraintes qui font douter de la « liberté » qu’il peut apporter. Les inégalités économiques croissent à mesure de la contrainte bureaucratique et la stagnation, voire le recul du niveau de vie, exacerbent les comparaisons entre statuts et positions.

Le « progrès » de gauche apparaît comme une régression sociale face aux inégalités et comme une régression culturelle face à l’immigration et aux musulmans français victimisés « plus égaux que les autres » ; le développement promis se dérègle à cause de la raréfaction des ressources, de l’énergie et de la destruction de l’environnement. Et aucun intellectuel n’est capable de proposer un nouveau modèle pour la société. L’université apparaît comme un parking où les diplômes sont dévalorisés par l’absence de sélection et par son refus de s’ouvrir au monde professionnel.

Dans l’ambiance générationnelle des nés-numériques, l’individualisme devient exacerbé. C’est chacun pour soi, du sport où la compétition fait rage au show-business où seul l’apparence compte, des profs qui prennent en otage les notes des bacheliers aux aide-soignantes qui simulent un suicide à l’insuline (tout en se faisant immédiatement soigner par les autres…), aux associations thématiques qui permettent d’émerger, aux entreprises créées à partir de rien sur des projets inédits. L’échelle locale apparaît comme la seule qui permette de valoriser le moi, et non plus ces « valeurs » abstraites d’un collectif incantatoire qui s’en fout dans les faits. Les syndicats sont dévalorisés et seul le happening (mais où l’art est dévoyé en politique) vaut titre d’existence (médiatique). Le basculement identitaire est en marche et c’est bien la faute de la gauche en France, au pouvoir par longues alternances depuis des décennies, d’avoir abandonné les individus au profit des utopies gentillettes sans racines.

Les 18-24 ans des enquêtes montrent qu’ils votent le plus pour des candidats radicaux, 25.7% pour Marine Le Pen au premier tour de la dernière présidentielle, 24.6% pour Jean-Luc Mélenchon (OpinionWay) contre 21% pour Emmanuel Macron. L’originalité de Mélenchon au premier tour a été d’avoir rompu avec la gauche culturelle européiste pour mener une campagne populiste et souverainiste ; l’erreur de Mélenchon au second tour a été d’abandonner cette posture identitaire pour rallier le reste de la gauche et en devenir son leader : son discours gauchisant sur l’immigration, l’éducation, la famille, l’Europe, a déçu. Même les gilets jaunes aujourd’hui lui tournent le dos – et les européennes ont montré que sa coalition n’était que de circonstance, fragilisée par ses coups d’éclat personnels.

L’identité malheureuse, la dépression économique, la régression nationale face aux géants américains, chinois, russes ou même allemands font que la génération jeune rejette la génération vieille qui a « joui sans entraves » en laissant un fardeau de dettes, de fils d’immigrés mal assimilés et d’immigrés récents de plus en plus inassimilables, sans parler du réchauffement climatique, des impôts au plafond et de la hausse exponentielle des taxes sur l’énergie. Le « vivre-ensemble » du discours lénifiant de la gauche bobo ne passe plus sur le terrain des inégalités économiques, des incivilités ethniques et de l’insécurité culturelle. Quand on n’a plus de repères aujourd’hui, on en revient volontiers aux repères d’hier.

Et le premier est la frontière : politique pour ne pas être inféodé, économique pour protéger ses industries, sociale pour préserver le système de santé, de chômage et de retraite, enfin culturelle face à la masse africaine (Maghreb et Afrique noire) dont l’explosion est déjà programmée : 150 millions dans les années 1930, 1.3 milliards aujourd’hui, 2.4 milliards en 2050 – seulement dans trente ans. Il faudrait être niais pour feindre de croire qu’une petite part des Africains jeunes ne désireront pas « rejoindre les cousins » dans l’eldorado européen, là justement où la démographie stagne et où la population vieillit, mettant en péril production, cotisations santé et retraites. Déjà, un immigré sur deux en France vient d’Afrique : réfugié, clandestin économique, étudiant qui reste ou regroupement familial.

Or l’islamisme progresse en Afrique et se fait plus intégriste. L’intégration des immigrés n’est pas une question sociale mais de plus en plus une question de mœurs, de religion et de culture. L’essor de l’individualisme engendre partout l’entre-soi, donc des tensions croissantes entre des « eux » et des « nous ». La religion est souvent le prétexte pour justifier des exactions violentes comme le dit Olivier Roy, mais les banlieues se radicalisent sous la férule des imams formés en Arabie saoudite comme le dit Gilles Kepel. Le fait religieux est autonome de la position sociale, ce sont surtout les classes moyennes qui partent en Syrie – même si la fratrie, la bande de petite délinquance et la mosquée servent de viviers. Selon Hakim El-Karoui, plus d’un quart des musulmans de France ont un système de valeurs qui s’oppose clairement à celles de la République. 68% des musulmans d’une cohorte de 11 000 collégiens des Bouches-du-Rhône interrogés mettent la loi de l’islam au-dessus de la loi française (contre 34% des catholiques). Une autre étude portant sur 7000 lycéens de seconde montre que 33% des musulmans ont une vision « absolutiste » de la religion, contre 11% pour les autres (enquêtes citées p.136).

Les « idiots utiles » (terme de Lénine à propos des intellos) dénient et minimisent, littéralement aveugles à la réalité identitaire qui monte en pression. Elle est pour eux « fasciste » et ils mettent dans ce mot le Diable incarné – qu’il ne faut dès lors qu’exorciser et non pas dialectiquement réfuter. Cette gauche morale en faillite, crispée sur ses positions de jeunesse alors que le monde n’est plus le même, a colonisé les médias et imposé son dogme, stigmatisant et rejetant dans les ténèbres extérieures tous ceux qui pensent autrement. La générosité est manipulée sur des cas individuels pour encourager l’immigration sans frontières ; la « domination » est mise en avant pour dévaloriser la culture traditionnelle, qualifiée de « bourgeoise » même quand il s’agit des sciences physiques ou statistiques ; la honte est agitée sur le rationalisme exacerbé en dérive des Lumières, sur la colonisation (à l’origine de gauche pour « éduquer » les peuples « enfants »…), sur la Shoah.

Un Mélenchon ne qualifie Merah, le froid tueur d’enfants, que de simple « fou » d’un banal fait divers ; un Peillon réduit à l’hitlérisme toute critique des islamistes en comparant le sort des Musulmans au sort des Juifs durant la Seconde guerre mondiale – on se demande d’où sort la politique de ce prof de philo… Si nombre de Juifs français fuient les banlieues où ils ne peuvent plus vivre ni étudier en sécurité, si de plus en plus quittent la France, ce n’est certainement pas le cas des Musulmans qui, eux, arrivent en masse et réclament toujours plus de visas ! S’ils étaient tellement menacés par « le racisme » en France, ne la quitteraient-ils pas pour un autre pays ou pour revenir chez eux ? Une telle niaiserie de la part de politiciens « progressistes » dans le déni, la complaisance ou le silence, laisse pantois. Ce pourquoi la gauche s’est effondrée et ses politiciens déconsidérés à vie.

Restent deux pôles : le raisonnable et réformiste démocratique – et le retour de l’archaïque sur le modèle Poutine d’un âge d’or mythifié autoritaire. Aujourd’hui Emmanuel Macron (malgré ses défauts) ou Marine Le Pen (avec ses défauts). Mais demain probablement Marion Maréchal, bien plus crédible que sa tante mais encore un peu jeune, prônant l’alliance de la bourgeoisie conservatrice et des classes populaires via le problème identitaire. Elle est évidemment pro-Trump tout comme elle était membre du groupe d’amitié France-Russie lorsqu’elle siégeait à l’Assemblée nationale…

Oui, le maréchalisme monte lentement en France.

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La honte jaune

Les gilets pouvaient avoir des choses à dire sur la fiscalité et l’organisation économique inégalitaire dans notre pays. Mais « les » gilets n’existent pas : ils se révèlent un agglomérat de pommes de terre mises dans le même sac par des médias en mal de chocs. Les premiers gilets jaunes ont obtenu qu’on les écoute et 10 milliards d’euros ont été consacrés à mettre du baume au cœur de leur malaise. Ce n’est pas suffisant car on ne règle pas une situation durable par un versement de circonstance. Mais changer de modèle prend du temps et le grand débat en est l’initiation qu’il faudra suivre dans la durée.

Débat démocratique que refusent les plus radicaux des gilets, la honte des jaunes : ceux qui aiment à casser ou à regarder autant excités qu’enamourés les plus violents casser pour eux. Ça fait du buzz, coco ! Les médias lassés autant que l’opinion après quatre mois et dix-huit baroufs de démolition systématique, ont besoin de chocs supplémentaires pour s’intéresser encore à ces gilets qui s’effilochent et dont le jaune se noircit.

Car le « mouvement » rassemblait au départ le ressentiment des classes très moyennes qui se sentaient glisser sur la pente du déclassement. Elles étaient sociologiquement les mêmes qu’en Italie dans les années 1920 et en Allemagne dans les années 1930 : une marge de manœuvre du fascisme et du nazisme. Pourquoi la France a-t-elle à cette époque résisté au « mouvement » ? Peut-être parce qu’elle était un Etat établi depuis plus longtemps, avec une identité plus forte que l’amalgame trop récent des royaumes italiens et des principautés allemandes sous la férule de la Prusse. Mais aujourd’hui ? Parce qu’il n’y a aucun projet équivalent à celui du fascisme dans l’offre politique, qu’aucun chef charismatique n’émerge (autre que la pâlotte Marine à la peine), et que les individualismes exacerbés de l’ultra-modernité sont allergiques à tout collectif, donc aux partis.

Reste le nihilisme : depuis le « ça ne changera jamais » des fatalistes qui rentrent lentement chez eux en préparant d’autres actions plus ciblées (sur l’écologie ou les salaires) aux extrémités de la violence aveugle, enivrée de son pouvoir sans limite lorsque la foule anonyme permet n’importe quel déchainement en toute impunité. Là est le fascisme : dans l’ultra-individualisme qui mandate Anders Breivic et Brenton Tarrant (suprêmes racistes blancs) et Mohammed Merah ou autres Kouachi (dévots de la lettre d’Allah au point de se croire sans aucune humilité Son bras armé) autant que les Black blocs anars qui se revêtent de noir – la couleur de la mort – pour commettre leurs méfaits. Ils sont nés en Allemagne de l’est, le pays vitrine du socialisme triomphant ; ils font des émules en Occident, pays des libertés mais du chacun pour soi.

Réclament-ils un niveau décent de revenus, d’éducation et de santé ? Pas même, ils réclament un idéal pour lequel se battre et pas un niveau de croissance. Hier d’extrême-droite poussés par Poutine pour déstabiliser la France, en pointe sur les sanctions après l’annexion de la Crimée (environ 40% des gilets jaunes au début), ils sont aujourd’hui plutôt anarchistes et d’extrême-gauche, du moins à Paris. Le grand remplacement des gilets jaunes a commencé et il menace la démocratie.

Les petits-fils de Mélenchon qui cassent du capitaliste ne savent pas qu’ils vivent en Etat de droit. Pour eux, c’est naturel ; ils ont le « droit » de manifester. Qu’en serait-il si leur chef chéri parvenait au pouvoir ? Autant Poutine que Chavez ou Castro (ces modèles politiques de Mélenchon) feraient très vite tirer dans le tas et enverraient les survivants en camp de rééducation par le travail. Cela apprendrait par la force à ces cervelles de piafs égoïstes incapables de servir le collectif, à respecter le travail des autres. Pour un kiosque à journaux brûlé sur les Champs-Elysées, cinq ans de travaux forcés à bâtir des kiosques dans toutes les villes du pays. Pour un meurtre évité in extrémis en foutant le feu à un bâtiment dont le rez-de-chaussée est une banque, vingt ans de goulag.

Est-ce à ce genre régime qu’ils aspirent ? Est-ce à ce genre de régime qu’ils poussent les citoyens modérés prêts à voter autoritaire pour endiguer l’intolérable ? Lorsqu’on les attrape, ces petites frappes, ils apparaissent tout aussi soumis que les autres à la Consommation mondialisée venue du modèle yankee : Smartphone Apple dernier cri, YouTube évidemment où ils se mirent, Facebook où ils commentent leurs exploits, Twitter pour dénigrer et injurier tous ceux qui ne sont pas de leur bande, chaussures Nike et jean Lewis, rock alternatif US dans la tête. Ils sont les frustrés de la marchandise, les laissés pour compte de la globalisation heureuse, les nuls de l’emploi – ce pourquoi, comme des gamins vexés, ils cassent les jouets. Que personne n’en jouisse puisque je n’y ai pas accès !

La démocratie, c’est autre chose : c’est participer au grand débat, apporter sa contribution, voter aux élections, se proposer pour agir à son niveau – dans les associations, les communes, les partis.

Le contraste est flagrant entre des gilets jaunes en capilotade, qui marchent en rond, et les marcheurs pour le climat de la génération d’après. Les nihilistes adultes destructeurs du monde sont dépassés par l’espoir plein de vie de la jeunesse en fleur. Malgré leurs naïvetés et l’emprise de la mode les adolescents, menés le plus souvent par les adolescentes, sont dans le positif – pas dans le négatif. Ils pensent au futur, pas au no future.

D’ici peu, on ne parlera plus des gilets jaunes, ces patates égoïstes du sac sociologique ; mais on continuera à parler des filles et jeunes, cet espoir collectif en un demain vivable.

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Droite ou droites ?

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René Rémond avait distingué en 1954 trois droites issues des conflits de la Révolution française : légitimiste contre-révolutionnaire (au pouvoir entre 1815 et 1830), orléaniste libérale (au pouvoir entre 1830 et 1848) et bonapartiste césarienne (de 1848 à 1870). La suite les a parfois rassemblées, parfois divisées.

Les rassemblements se sont faits sur l’ordre moral de 1871 à 1879, sur le nationalisme de 1899 à 1919, puis sur le libéralisme économique et l’orthodoxie financière avec Poincaré. Maurras et les ligues fascistes ont constitué une autre tentative de rassembler, mais sans guère de succès, l’aboutissement sous Pétain se révélant un naufrage.

Aujourd’hui, les trois droites subsistent, bien que certains croient pouvoir distinguer une quatrième droite, populiste, sinon para-fasciste.

Je ne crois pas à la réalité de cette nouvelle droite ; j’y vois une scission sociologique de la bonapartiste – avec agrégation partielle d’un surgeon de la droite légitimiste, disparue durant les Trente glorieuses et que la crise économique, mais surtout l’immigration et son insécurité culturelle, font renaître.

  1. L’orléanisme libéral va de Pinay à Bayrou en passant par Giscard et Raffarin.
  2. Le bonapartisme étatique et autoritaire va du général de Gaulle à Fillon en passant par Chirac, Sarkozy, Dupont-Aignan et même Marine Le Pen.
  3. Le légitimisme reste cantonné à de Villiers et à une partie des courants de la Manif pour tous. Une fraction du Front national, moins nette que sous Jean-Marie, reste sous Marine et Marion Maréchal « souverainiste », adepte d’une révolution conservatrice visant à restaurer des valeurs, des institutions et des sociabilités perdues par un changement radical.

L’électorat frontiste est plus populaire, plus jeune, et moins éduqué. Les autres droites ont un électorat qui n’est pas très différent, plutôt d’âge mûr, de classe moyenne et supérieure et bien éduqués.

L’idée tactique de Pascal Buisson, répudié vulgairement par Nicolas Sarkozy, était de scinder la partie la plus à droite en faveur d’une alliance avec le Front national rénové de Marine Le Pen, et d’éjecter le centre libéral vers la gauche social-libérale de François Hollande et Manuel Valls. Ce mouvement aurait collé avec la droitisation globale de la société française (y compris à gauche), partie d’un mouvement plus général de repli sur soi en Europe et dans le monde. Le tempérament de l’ex-président, allié avec son souci louable de rejet « républicain » du Front national, a fait échoué cette tentative.

La droite extrême, populiste et souverainiste, se trouve donc seule, éclatée entre Front national, Debout la France et autres groupuscules. Ils montent, mais restent cantonnés, surtout peut-être aux présidentielles où la personnalité compte plus que le programme. Les élections locales ou européennes leurs sont plus favorables mais il ne faut pas extrapoler au-delà (Bayrou et les écologistes l’ont appris jadis à leur détriment).

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François Fillon ado encordé

Restent les deux composantes principales de la droite de gouvernement : le centre (orléaniste) et la droite néo-gaulliste (bonapartiste).

Le centre est plus vaste que le simple Modem, une parti de l’ex-UMP ayant suivi Valéry Giscard d’Estaing et restant plus libérale, plus européenne et plus sociale que la droite néo-gaulliste. Cette dernière avait cru un moment à « la synthèse » représenté par Alain Juppé, un souverainisme tempéré de libéralisme mais à visée sociale, sans bouleverser le paysage. Mais le tempérament porté à la synthèse a été illustré de façon trop dommageable par François Hollande, actuel président, pour qu’il n’y ait désormais pas méfiance de la part des électeurs.

Ceux-ci préfèrent une conviction tranchée alliée à un tempérament direct, même si « le programme » de leur candidat est probablement au-delà de ce qu’ils veulent vraiment. Réformer va toujours, s’il s’agit des autres ; dès que cela vous touche personnellement, le désaccord surgit. Mais n’exagérons pas les écarts entre Juppé et Fillon (comme le font tactiquement les gens de gauche pour faire peur) : nombre de propositions sont communes, seuls l’ampleur et le rythme (annoncé) changent à la marge. De toute façon, la politique à droite reste l’art du possible.

francois-fillon

La crise financière, puis économique, n’a fait que révéler la mutation du monde dues au numérique, à l’instantané planétaire d’Internet et à la globalisation des échanges (financiers, commerciaux, humains). Cette mutation effraie et chacun désire regagner son nid et interdire à quiconque de venir le violer. Le populisme nait à gauche de la frustration des classes moyennes de voir leur ascension sociale stoppée et de se trouver déclassées par la horde des nouveaux diplômés d’un côté et des bas coûts mondiaux de l’autre. Il nait à droite de l’insécurité culturelle due aux revendications islamistes de plus en visibles et à l’immigration massive venue du Proche-Orient et d’Afrique, dans un contexte d’attentats religieux. Tous les pays sont touchés, même les Etats-Unis, l’Allemagne et la Russie. C’est cette droitisation « identitaire » qui est nette en France, à droite comme à gauche.

La renonciation à son identité est le signe que l’on fuit le jugement des autres, dit le psychanalyste Georges Devereux. Se soumettre au collectif et laisser capituler son libre-arbitre n’est ni une preuve de force, ni de caractère, ni d’intelligence. Les Français ont peur, ils préfèrent nier l’avenir réel au profit du mythe illusoire ou aliéner leur protection à un « Sauveur ». Ils ne sont pas en majorité pour « le libéralisme » (économique), mais si des mesures de dérégulation sont indispensables pour assurer la défense de la France, alors ils s’y soumettront. Ce n’est pas très glorieux mais permet d’expliquer l’engouement pour François Fillon plutôt que pour Alain Juppé.

rene-remond-les-droites-aujourd-hui

Dans l’idéal, l’individu se doit d’être relativement autonome, c’est-à-dire relié, mais pas asservi. L’espace de la raison politique est l’Etat de droit ; il protège chacun des passions privées en assurant une neutralité selon les règles négociées par des procédures contradictoires. Sur ce point, droite et gauche tombent d’accord – sauf aux extrêmes, poussés au fusionnel, pour qui le droit n’est que la volonté majoritaire (autrement dit le droit du plus fort).

Ce pourquoi le « modèle social » français reste une valeur : le réformer, oui ; le réduire, non. La droite néo-gaulliste aime l’Etat – ce que l’agitation de Nicolas Sarkozy pas plus que le social-réformisme de François Hollande n’ont pas vraiment su incarner. François Fillon apparaît au-delà de son programme comme porteur d’une volonté, ce qui est plus dynamique que de rester « droit dans ses bottes » – et les électeurs de droite l’ont compris.

René Rémond, Les droites en France, Aubier-Montaigne 1983, 544 pages, €85.05 occasion 

e-book format Kindle 2014, €19.99

René Rémond, Les droites aujourd’hui, Points-Histoire 2007, 271 pages, €9.10

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Drieu fin analyste politique

Retour aux années 30 ? 2013 = 1933 ? Drieu, surréaliste tenté par le communisme avant de suivre Doriot (devenu fasciste) avait diagnostiqué la situation de son époque. elle ressemble à la nôtre par les hommes (aussi médiocres), mais pas par les circonstances (l’histoire ne se répète jamais).

Dans Gilles, Drieu passe une volée de bois vert aux politiciens et autres intellos tentés par le pouvoir. « La politique, comme on le comprend depuis un siècle, c’est une ignoble prostitution des hautes disciplines. La politique, ça ne devrait être que des recettes de cuisine, des secrets de métier comme ceux que se passaient, par exemple, les peintres. Mais on y a fourré cette absurdité prétentieuse : l’idéologie. Appelons idéologie ce qui reste aux hommes de religion et de philosophie, des petits bouts de mystique encroûtés de rationalisme. Passons » p.927.

Pierre Drieu La Rochelle 1914

L’idéologie, domaine des idées, est la chasse gardée des intellos. Ceux-ci alimentent les politiciens ignares par des constructions abstraites, vendables aux masses, autrement dit une bouillie où l’on se pose surtout ‘contre’ et rarement ‘pour’. « Il y a les préjugés de tout ce monde ‘affranchi’. Il y a là une masse de plus en plus figée, de plus en plus lourde, de plus en plus écrasante. On est contre ceci, contre cela, ce qui fait qu’on est pour le néant qui s’insinue partout. Et tout cela n’est que faible vantardise » p.1131. Yaka…

Pourtant, le communisme pouvait être une idéologie intéressante. Déjà, « la foi politique fournit aux paresseux, aux déclassés et aux ratés de toutes les professions une bien commode excuse » p.1195. De plus, l’instrument du parti est appelé à créer une nouvelle noblesse d’État : « Qu’est-ce qui le séduisait dans le communisme ? Écartée la ridicule prétention et l’odieuse hypocrisie de la doctrine, il voyait par moments dans le mouvement communiste une chance qui n’était plus attendue de rétablir l’aristocratie dans le monde sur la base indiscutable de la plus extrême et définitive déception populaire » p.1195. D’où le ripage de Jacques Doriot du communisme au fascisme, du PC au PPF. Il y a moins d’écart qu’on ne croit entre Mélenchon et Le Pen.

Mais les intellos n’ont pas leur place en communisme, ils préfèrent le libéralisme libertaire des années folles (1920-29), et ce n’est pas différent depuis mai 68. Ils ne sont à l’aise que dans la déconstruction, la critique – certainement pas dans la création d’un mythe politique (voir les déboires actuels de l’écologisme), encore moins dans l’action ! « Il y avait là des intellectuels qui étaient entrés niaisement avec leur libéralisme dans le communisme et se retrouvaient, l’ayant fui, dans un anarchisme difficile à avouer tant de lustres après la mort de l’anarchie. Quelques-uns d’entre eux cherchaient un alibi dans le socialisme de la IIè Internationale où, dans une atmosphère de solennelle et impeccable impuissance, ils pouvaient abriter leurs réticences et leurs velléités, leurs effarouchements et leurs verbeuses indignations. A côté d’eux, il y avait des syndicalistes voués aux mêmes tourments et aux mêmes incertitudes, mais qui se camouflaient plus hypocritement sous un vieux vernis de réalisme corporatif » p.1233. Vous avez dit « indignation » ? Toujours la posture morale de qui n’est jamais aux affaires et ne veut surtout pas y être.

Les meetings politiques ou les congrès sont donc d’une pauvreté absolue, cachant le vide de projet et d’avenir sous l’enflure de la parole et le rappel du glorieux passé. François Hollande et Harlem Désir font-ils autre chose que causer ? Proposer des mesurettes dans l’urgence médiatique (tiens, comme Sarkozy…) ? « Mais au bout d’une heure, il lui fallait sortir, excédé de tant de verbiage pauvre ou de fausse technique. Il était épouvanté de voir que tout ce ramassis de médiocres à la fois arrogants et timorés vivaient avec leurs chefs dans l’ignorance totale que put exister une autre allure politique, une conception plus orgueilleuse, plus géniale, plus fervente, plus ample de la vie d’un peuple. C’était vraiment un monde d’héritiers, de descendants, de dégénérés et un monde de remplaçants » p.1214. »Remplaçants » : pas mal pour François Hollande, désigné au pied levé pour devenir candidat à la place de Dominique Strauss-Kahn, rattrapé – déjà – par la faillite morale.

Il faut dire que la France majoritairement rurale de l’entre-deux guerres était peu éduquée ; les électeurs étaient bovins (« des veaux », dira de Gaulle). La France actuelle, majoritairement urbaine, est nettement mieux informée, si ce n’est éduquée ; l’individualisme critique est donc plus répandu, ce qui est le sel de la démocratie. Rappelons que le sel est ce qui irrite, mais aussi ce qui conserve, ce qui en tout cas renforce le goût.

marine le pen et jeanne d arc

On parle aujourd’hui volontiers dans les meetings de 1789, de 1848, voire de 1871. Mais la grande politique va bien au-delà, de Gaulle la reprendra à son compte et Mitterrand en jouera. Marine Le Pen encense Jeanne d’Arc (comme Drieu) et Mélenchon tente de récupérer les grandes heures populaires, mais avec le regard myope du démagogue arrêté à 1793. Or « il y avait eu la raison française, ce jaillissement passionné, orgueilleux, furieux du XIIè siècle des épopées, des cathédrales, des philosophies chrétiennes, de la sculpture, des vitraux, des enluminures, des croisades. Les Français avaient été des soldats, des moines, des architectes, des peintres, des poètes, des maris et des pères. Ils avaient fait des enfants, ils avaient construit, ils avaient tué, ils s’étaient fait tuer. Ils s’étaient sacrifiés et ils avaient sacrifié. Maintenant, cela finissait. Ici, et en Europe. ‘Le peuple de Descartes’. Mais Descartes encore embrassait la foi et la raison. Maintenant, qu’était ce rationalisme qui se réclamait de lui ? Une sentimentalité étroite et radotante, toute repliée sur l’imitation rabougrie de l’ancienne courbe créatrice, petite tige fanée » p.1221. Marc Bloch, qui n’était pas fasciste puisque juif, historien et résistant, était d’accord avec Drieu pour accoler Jeanne d’Arc à 1789, le suffrage universel au sacre de Reims. Pour lui, tout ça était la France : sa mystique. Ce qui meut la grande politique et ce qui fait la différence entre la gestion d’un conseil général et la gestion d’un pays.

Melenchon pdg

En politique, « tout est mythologie. Ils ont remplacé les démons, les dieux et les saints par des idées, mais ils n’en sont pas quittes pour cela avec la force des images » p.1209. La politique doit emporter les foules, mais la mystique doit aussi se résoudre en (petite) politique, forcément décevante. Les politiciens tentent aujourd’hui de pallier la désillusion par la com’.

Drieu l’observe déjà sur le costume démocratique : « Il vérifiait sur le costume de M. de Clérences qu’il était un homme de gauche. Clérences avait prévu cela depuis quelque temps : il s’était fait faire un costume merveilleux de frime. ‘La démocratie a remplacé le bon Dieu, mais Tartufe est toujours costumé en noir’, s’était exclamé à un congrès radical un vieux journaliste. En effet, à cinquante mètre, Clérences paraissait habillé comme le bedeau d’une paroisse pauvre, gros croquenots, complet noir de coupe mesquine, chemise blanche à col mou, minuscule petite cravate noire réduisant le faste à sa plus simple expression, cheveux coupés en brosse. De plus près, on voyait que l’étoffe noire était une profonde cheviotte anglaise, la chemise du shantung le plus rare et le croquenot taillé et cousu par un cordonnier de milliardaires » p.1150. François Hollande est aussi mal fagoté que les radicaux IIIè République. Il en joue probablement ; il se montre plus médiocre, plus « camarade » qu’il ne l’est – pour mieux emporter le pouvoir. Et ça marche. C’est moins une société juste qui le préoccupe que d’occuper la place… pour faire juste ce qu’il peut. « Une apologie de l’inertie comme preuve de la stabilité française » p.1216, faisait dire Drieu à son père spirituel inventé, Carentan.

francois hollande dijon

Mais est-ce cela la politique ? Peut-être… puisque désormais les grandes décisions se prennent à Bruxelles, dans l’OTAN, au G7 (voire G2), à l’ONU. La politique n’est plus la mystique mais de tenir la barre dans les violents courants mondiaux. « (Est-ce qu’un grand administrateur et un homme d’État c’est la même chose ? se demanda Gilles. Non, mais tant pis.) Tu n’es pas un apôtre » p.1217.

Est-il possible de voir encore surgir des apôtres ? Drieu rêve à la politique fusionnelle, qui ravit l’être tout entier comme les religions le firent. Peut-être de nos jours aurait-il été intégriste catholique, ou converti à la charia, ou jacobin industrialiste, autre version nationale et socialiste inventée par le parti communiste chinois depuis 1978. Drieu a toujours cherché l’amour impossible, avec les femmes comme avec la politique, fusionnel dans le couple, totalitaire dans le gouvernement.

Mais la démocratie parlementaire a montré que la mystique pouvait surgir, comme sous Churchill, de Gaulle, Kennedy, Obama. Sauf que le parlementarisme reprend ses droits et assure la distance nécessaire entre l’individu et la masse nationale. Délibérations, pluralisme et État de droit sont les processus et les garde-fous de nos démocraties. Ils permettent l’équilibre entre la vie personnelle de chacun (libre d’aller à ses affaires) et la vie collective de l’État-nation (en charge des fonctions régaliennes de la justice, la défense et les infrastructures). Notre système requiert des administrateurs rationnels plus que des leaders charismatiques, malgré le culte du chef réintroduit par la Vè République.

Nos politiciens sont tous sortis du même moule. Du temps de Drieu c’était de Science Po, du droit et de la coterie des salons parisiens ; aujourd’hui presqu’exclusivement de l’ENA et des clubs parisiens (le Siècle, le Grand orient…). Un congrès du PS ressemble fort à un congrès radical : « Ils étaient tous pareils ; tous bourgeois de province, ventrus ou maigres, fagotés, timides sous les dehors tapageurs de la camaraderie traditionnelle, pourvus du même diplôme et du même petit bagage rationaliste, effarés devant le pouvoir, mais aiguillonnés par la maligne émulation, alors pendus aux basques des présidents et des ministres et leur arrachant avec une humble patience des bribes de prestige et de jouissance. Comme partout, pour la masse des subalternes, il n’était point tellement question d’argent que de considération » p.1212. Pas très enthousiasmant, mais le citoyen aurait vite assez de la mobilisation permanente à la Mélenchon-Le Pen : déjà, un an de campagne présidentielle a lassé. Chacun a d’autres chats à fouetter que le service du collectif dans l’excitation perpétuelle : sa femme, ses gosses, son jardin, ses loisirs. Le je-m’en-foutisme universel des pays du socialisme réel l’a bien montré.

Dans le spectacle politique, rien n’a changé depuis Drieu. Les intellos sont toujours aussi velléitaires ou fumeux, les révolutionnaires toujours aussi carton-pâte, les politiciens tout autant administrateurs fonctionnaires, et les militants dans l’illusion permanente avides du regard des puissants (à écouter le syndicaliste socialiste Gérard Filoche aux Matins de France-Culture, on est consterné). Même s’il ne faut pas le suivre dans ses choix d’époque, Drieu La Rochelle reste un bon analyste de l’animalerie politique. Il n’est jamais meilleur que lorsqu’il porte son regard aigu sur ses contemporains.

Pierre Drieu La Rochelle, Gilles, 1939, Folio 1973, 683 pages, €8.64

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Les numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

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Démocratie occidentale en Chine confucéenne ?

La Chine n’est pas inapte à la démocratie conçue comme régime universel. Mais le pays de Confucius n’est pas prêt à adopter sans débat nos traditions libérales de 1789, issues de notre histoire particulière. Sous la direction de Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will, un recueil de spécialistes a fait le point en 2007 sur La Chine et la démocratie.

delmas marty la chine et la democratie

Les fameux « droits de l’homme », phares de la pensée politique occidentale, ne sont pas rejetés. Ce qui ne passe pas, en Chine comme dans toute l’Asie (et probablement dans les pays musulmans et hindouistes – ce qui fait du monde…) c’est la prétention occidentale. Celle de faire des « droits de l’homme » une sorte de découverte ‘scientifique’ – un Souverain Bien dans un monde des Idées – qui s’imposeraient comme seuls critères de jugement à tous. L’Occident comme « mouvement social » de l’Universel dans l’Histoire, quelle blague ! On croyait ce genre de religion terminée depuis l’effondrement du mythe communiste… Car cela revient à nier aux autres cultures toute possibilité d’évaluer ou d’adapter les Normes sorties toutes armées du cerveau des penseurs du 18ème français.

Or le développement économique montre que les « valeurs asiatiques » telles qu’elles sont aujourd’hui permettent le décollage. Que le progrès n’est pas unique, sur un seul schéma, le seul qui avait jusqu’ici réussi : le capitalisme libéral et technique occidental. Les exemples successifs et renouvelés du Japon, de la Corée, de Taiwan, de Singapour, de Hongkong et de la frange côtière de la Chine Populaire ont encouragé le relativisme culturel de l’Asie. Ils opposent à l’individualisme compétitif occidental, les « valeurs asiatiques » de la famille et de la hiérarchie sociale. Selon eux, elles permettent solidarité, esprit d’équipe et respect du travail – tout ce qui disparaît peu à peu dans l’égoïsme au sein des sociétés occidentales. Toutes ces valeurs sont, pour les Chinois, confucéennes. Le livre examine ce discours chinois – et il s’interroge sur la supposée incompatibilité de la tradition politique chinoise avec le libéralisme démocratique moderne offert en exemple par l’Occident.

Une démocratie, c’est un système d’égalisation des conditions, l’absence d’une aristocratie de naissance ou de cooptation ; mais aussi une opinion publique en phase. Ce système réclame notamment l’État de droit, mais  avant tout un État central qui empêche les individus de dépendre d’une caste ou d’une clique. En Chine, l’État central joue clairement ce rôle, bien que le Parti – son bras armé – ait quelque chose d’une caste, même si les pratiques méritocratiques la renouvellent de génération en génération. L’instauration d’un État de droit ne crée pas de fait des pratiques démocratiques. Tocqueville l’avait bien montré, s’agissant de l’Amérique. Il faut que la société tout entière se saisisse de la souveraineté à la base, qu’elle se manifeste et s’exprime autrement que par les rituels de l’élection. Il faut qu’elle se crée en associations, qu’elle participe au pouvoir communal, qu’elle envoie des représentants à l’Exécutif provincial et national, qu’elle dispose d’une presse libre et critique, d’une justice indépendante… Si les formes de la démocratie existent en Chine, le Parti communiste reste le seul autorisé et le Pouvoir verrouille toute forme d’expression non autorisées. Seul le patriotisme lorsque l’étranger critique la Chine – voire le nationalisme lorsque les ethnies irrédentistes tentent de contester le pouvoir central han – jouent le rôle de ciment national. Mais les changements politiques en Chine depuis 35 ans se sont accompagnés de réformes juridiques et elles produisent des effets réels. Toute norme produit son champ autonome, comme chacun sait, et une conscience juridique apparaît chez les Chinois, selon les observations de Stéphanie Balme et des journalistes présents aux Jeux olympiques de 2008.

Selon Mireille Delmas-Marty, la globalisation du monde entraîne l’internationalisation du droit, ce qui crée des espaces virtuels sans frontières. Cela accentue la perplexité chinoise sur le fonctionnement « idéal » de la démocratie et de l’État de droit. La Chine est très attentive à ces dérives marquées par « l’impuissance » politique affichée de l’Union européenne, la « dépolitisation » égoïste des citoyens occidentaux, le pouvoir déstabilisateur des juges constitutionnels qui censurent la loi votée par le Parlement – pourtant représentant du peuple – et l’exigence de pouvoirs d’exception aux gouvernants dans la lutte contre le terrorisme global. Pourquoi donc, se demandent les Chinois, changer notre pouvoir autocratique qui fonctionne bien, si « la démocratie » occidentale, qui fonctionne assez mal, y vient d’elle-même ? Encore une fois, c’est notre exemple qui sert nos valeurs – pas les discours incantatoires de militants des droits de l’homme !

La pensée chinoise n’exclut en rien la notion de droit. Jérôme Bourgon va même jusqu’à faire du principe de légalité des délits et des peines, originalité du juriste occidental Beccaria, une possible invention chinoise ! Les lois rendues publiques, les sanctions clairement prévues, les décisions judiciaires contrôlées étaient assurés dans le système juridique chinois. Bien plus que sous l’Ancien Régime européen. Il existe cependant en Chine (comme ailleurs) un risque de déviance autoritaire, le renzhi (gouvernement par les hommes) opposé au fazhi (gouvernement par le droit). De plus, la tradition chinoise ne sépare pas plus les pouvoirs que nos rois. Les valeurs morales des dirigeants priment sur les lois votées, tout comme l’onction divine par le Sacre rendait le roi de France intermédiaire direct de Dieu, bien au-dessus des Parlements. Il y a donc un héritage mitigé, qui permet la démocratie tout en ne l’assurant pas. Pas plus que les États généraux de 1789 n’ont accouchés d’un coup de la Constitution de la Vème République…

La Chine n’est pas inapte à la démocratie. Pas plus que nous ne l’étions avant 1789. Elle suivra simplement sa tradition et ne tolère pas qu’on lui impose de l’extérieur. Pas plus que les Américains des États-Unis n’ont voulu du paternalisme colonial anglais jadis. La primauté du peuple par rapport au souverain existait explicitement dans les livres philosophiques chinois tels que Mencius et le Livre des Documents. Le peuple était le « fondement de la nation » (guoben ou bangben), « ce qu’il y a de plus précieux » (min wei gui). Il avait déjà le droit de se rebeller contre un souverain indigne. Selon Pierre-Etienne Will, il existait un certain contrôle légal des actes de l’État ou du souverain sous la dynastie Ming (1368-1644).

Yves Chevrier et Xiaohong Xiao-Planes regardent le « premier 20ème siècle » jusqu’en 1949. C’est l’échec des Cent Jours le 21 septembre 1898, l’échec de la démocratie parlementaire en 1913, l’échec du Mouvement du 4 mai 1919, la victoire de l’État autoritaire du Guomindang. Jusqu’à Mao qui se sert de « la démocratie » pour la « jeter après usage » ! La Révolution « Culturelle » lancée par lui, autocrate vieillissant, pour récupérer son pouvoir contre le parti, est jugée par les auteurs plus « fasciste » que démocratique. Ce qui fait que le modèle démocratique à l’occidentale réapparaît spontanément dans la jeunesse des années 1970. On réhabilite le droit contre l’anarchie, l’État contre le Parti et la légalité contre la violence arbitraire.

pub Nivea Chine

Selon les dirigeants d’aujourd’hui, accrochés eux aussi à leur pouvoir, rien ne doit déstabiliser l’équilibre institutionnel. La Chine connaît trop de tensions dues à son développement accéléré pour que l’on joue avec le régime, comme Mao l’a fait. Plus jamais les coups de barre brutaux d’un Grand Timonier ! La « démocratie » formelle est jugée soit instrument maoïste dangereux, soit injonction coloniale inacceptable. L’arriération du peuple et de l’économie imposeraient pour le moment un système moins anarchique que la démocratie à l’occidentale : un despotisme éclairé fondé sur l’équilibre de couches sociales telles que les nouveaux capitalistes, les marchands cosmopolites, les paysans « sages », et des castes d’État telles le Parti et l’Armée. Selon Michel Bonnin, la théorie chinoise reste cependant déconnectée du fonctionnement réel du pays. Le Bureau politique n’est cité nulle part dans la Constitution chinoise. L’État est faible à cause du Parti qui l’investit totalement. « Le développement évident de la corruption, l’appropriation privée des biens de l’État par simple décision administrative, ainsi que la fracture entre les bénéficiaires des réformes et les laissés-pour-compte créent des risques d’éclatement que seule une réforme politique pourrait atténuer. » (p.515).

Urbanisation, éducation et développement se conjuguent pour faire des Chinois des citoyens moins passifs et plus éclairés. Ils jugent leurs dirigeants sur leurs résultats, comme on l’a vu durant le tremblement de terre du Sichuan. Le développement rapide crée de multiples tensions sociales et élève une conscience citoyenne nouvelle qui se manifeste par les actions juridiques, les réclamations aux autorités et les blogs. « La Chine est donc condamnée à se démocratiser », conclut Zhang Lun (p.517). Mais la transition démocratique devrait être progressive, « juste pour équilibrer les intérêts divergents de la société et du Parti en matière de participation et de contrôle » (p. 732). Cela prendra du temps mais sera clairement chinois. Pas de modèle « idéal » plaqué d’en haut, ni venu de l’extérieur.

Reste l’irrédentisme culturel tibétain. Mais c’est une autre histoire dont ce livre ne parle pas. Elle ne pourra être abordée sereinement que lorsque la détente démocratique arrivera dans la Chine han. Avant cela, toute velléité de contester Pékin aboutit aux raidissements que l’on constate dans tous les États centralisés : de la Russie de Poutine avec la Tchétchénie ou l’Ossétie à la France de Mitterrand-Chirac avec la Corse ou le pays Basque.

Mireille Delmas-Marty, Pierre-Etienne Will dir., La Chine et la démocratie, Fayard 2007, 893 pages, €34.68

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Libertés en Chine

Article repris par Medium4You.

Le pays, sous domination impériale, a été colonisé et humilié pendant plus d’un siècle. Sa première exigence de liberté a donc été nationaliste et révolutionnaire : renverser l’empereur pour secouer le joug colonial des puissances occidentales et la menace militariste des Japonais en Mandchourie. L’idéal de Mao était le marxisme appliqué à une société rurale. L’égalité de tous était un principe, mais l’organisation de la transition communiste exigeait que l’élite du Parti commande. La masse était donc soumise à la tyrannie de « l’appareil ». Mao a joué en fin politique de cette contradiction entre égalité proclamée et hiérarchie réelle. « Feu sur le Quartier général » était un moyen de déstabiliser le Parti par la jeunesse en masse, ignorante et fanatisée, pour mieux assurer le pouvoir du « Secrétaire » général.

Mao éliminé par l’usure biologique, ses successeurs ont voulu apaiser la société en lui permettant l’initiative en affaires. L’économie a été rendue au privé depuis 1978, peu à peu et dans certaines zones. Le slogan était : « peu importe qu’un chat soit blanc ou noir s’il attrape des souris ». 35 ans plus tard, cette stratégie a porté ses fruits. S’avive alors la contradiction de toute société développée entre ceux qui ont créé la richesse (donc un certain pouvoir) et la masse qui en a moins et les jalouse. Les inégalités criantes sont considérées comme illégitimes, tandis que la liberté du commerce permet à chacun d’émerger socialement par lui-même. Le fait que ceux qui sont arrivés usent de corruption pour empêcher les autres de faire de même engendre des frustrations que seul un État central et neutre peut arbitrer.

Or l’État chinois est entre les mains d’une oligarchie politique très peu démocratique, qui se coopte entre copains et n’admet que ceux qui font allégeance. Cette hiérarchie brutale d’une secte fermée entre en contradiction de plus en plus forte avec une société civile désormais dynamique qui arrive à l’aisance par ses propres moyens et comprend de moins en moins en quoi « le Parti » est utile au pays. Si de trop fortes inégalités sociales entravent les libertés par la puissance qu’elles donnent à quelques-uns, un pouvoir non légitimé par le vote démocratique entrave les libertés par son arbitraire. La Chine en est là aujourd’hui.

rue de pekin 1993

La tradition confucéenne, très présente dans la culture, donne comme idéal social l’harmonie et la paix, rendues possibles par la pratique de la vertu de chacun. L’ordre du monde exige l’ordre en soi. La liberté individuelle est donc limitée par la norme sociale, mais l’individu n’existe que par la force du groupe – d’où l’idée qu’être maître de soi, c’est être maître du monde. Cette liberté est donc différente de cet absolu abstrait que pense l’Occident. L’être humain n’est pas cet atome solitaire flottant dans le vide égalitaire, mais une particule en interaction constante avec les autres, plus petites, égales ou plus grosses. La liberté chinoise s’écrit au pluriel ; les libertés acceptent aussi bien la hiérarchie du pouvoir qu’une certaine dépendance – à condition qu’il y ait réciprocité. L’idée qu’un Centre moral puisse contrôler une Périphérie corrompue est admise et même recherchée. Ce qui rend encore le Parti communiste légitime aux yeux des masses, pas toutes urbanisée ni éduquées, qui ont à se défendre contre la captation des terres par les cadres locaux du Parti à des fins mercantiles, et contre les abus des pouvoirs locaux très fréquents.

Mais les migrations de plus en plus fortes vers les villes, le développement industriel et la hausse des salaires, font qu’éclate la société traditionnelle maoïste reconnaissante au Parti d’avoir émancipé la Chine ; qu’éclate aussi la famille clanique dirigée par le père et les anciens ou le groupe local contrôlé par le Parti. La conscience personnelle se développe au détriment du groupe et le développement par la richesse et l’éducation ne fait qu’accentuer le phénomène. Les libertés chinoises retrouvent désormais l’usage séculaire de contester et de résister.

Or la rigidité policière est inadaptée à une société en mutation rapide. La répression sans dialogue inhibe toute tentative de réforme et rend dangereux le blocage du pouvoir. Les déficits de solidarité et les égoïsmes lors de plusieurs accidents de personnes laissées sans secours dans l’indifférence générale s’expliquent ainsi. L’appel à la police pour dénoncer des abus, ou l’aide à une personne en détresse, peuvent se retourner directement contre les bonnes intentions. Ce qui a incité le Comité central du Parti à vouloir « corriger la manière de penser de la société pour la remettre en cohérence avec les valeurs du système socialiste ». Mais pour cela, il conserve les bonnes vieilles recettes socialistes du surveiller et punir : « Nous devons rehausser nos capacités d’encadrement de l’opinion publique (…) et renforcer les contrôles d’internet ». Les élections libres dans 43 000 cantons entre l’été 2011 et l’été 2012 ont montré l’aversion des autorités locales du Parti pour les candidats spontanés. Ce qui s’est traduit par des harcèlements policiers, intimidations, convocations et mises au secret, accusations publiques d’être « ennemis de l’état » et « suppôts des forces étrangères hostiles à la Chine ».

Chinois Tintin Le Lotus Bleu

Or Internet se développe, malgré la censure et les intimidations. Près de 500 millions de Chinois ont accès aux réseaux, formidable caisse de résonance des dénonciations d’abus et désirs de changement. Les révoltes du printemps arabe ont inquiété les autorités chinoises, qui voient bien comment un blocage du pouvoir peut dégénérer en révolte brutale de tout un peuple. D’où l’ouverture économique renforcée (les citoyens, occupés à leurs affaires, ont moins intérêt à la politique), et la critique morale. Le Quotidien du Peuple (14 février) a ainsi analysé le cas égyptien, doutant que « la démocratie » à l’occidentale soit la solution. « La classe moyenne égyptienne est faible, la bureaucratie, la corruption dominent le système politique, les écarts de revenus sont considérables. La démocratie à elle seule ne viendra pas à bout de ces problèmes. Il y faudra d’abord un long et difficile processus de développement de toute la société égyptienne ». Mais les intellectuels ne croient pas à cette simplification. He Wenping, chercheur à l’Académie des Sciences Sociales, cite Samuel Huntington pour dénoncer les blocages chinois : les désordres se développent quand les réformes politiques sont trop lentes pour les nouveaux groupes sociaux.

Problème : sur Tien An Men en 1989 comme au Tibet depuis 1959, le Parti communiste chinois centralisé ne veut pas lâcher le pouvoir, selon l’expérience historique que toute force qui se fissure ne tarde pas à s’effondrer (le seul contre-exemple de transition réussie est la démocratie espagnole après Franco).

L’harmonie sociale, vieil idéal confucianiste, passe par la création d’un État de droit et l’instauration d’une justice indépendante du pouvoir politique. Mais la multiplication des « incidents de masse » montre combien la corruption et l’abus de pouvoir sont fréquents dans le Parti. Une justice autonome détruirait le Parti, seule colonne vertébrale de la société politique en Chine en l’absence de toute tradition démocratique.

Plus grave, l’historien Xiang Lanxin a montré comment le Parti captait la richesse publique au profit d’une étroite oligarchie, alors que l’essor de l’économie rend la société plus réceptive au mérite personnel. Les juristes pointent les écarts criants entre la lettre de la Constitution chinoise et son application très politique. Une centaine d’intellectuels chinois viennent de mettre en ligne une lettre ouverte demandant tout simplement la ratification du Pacte international sur les droits civils et politiques, que la Chine a signé… en 1998.

Le Parti est conscient de ces multiples contradictions politiques et sociales. Mais il réclame que tout passe par lui, que tout dialogue se fasse en son sein, que toute réforme soit conduite sous sa direction. Est-ce tenable longtemps ? Pas sûr, d’autant que le ralentissement des exportations pour cause de marasme économique dans les pays développés renvoie la Chine à son développement intérieur – donc à ses propres contradictions.

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Après le printemps arabe, quel été ?

Après Marx, avril, avaient coutume de dire les Groucho. Et après Kadhafi, Muhammad ? Oui, mais pas comme le croit la vulgate journalistique française. C’est ce que montre finement Mathieu Guidère, professeur agrégé d’arabe qui enseigne l’islamologie à l’université Toulouse II. Il publie un article dans la revue Le Débat (janvier-février 2012) et le développe dans un livre, Le choc des révolutions arabes, paru mi-2011.

Pour Mathieu Guidère, le terme même de « printemps arabe » ou autre « révolution » « exhale un léger parfum d’ethnocentrisme » occidental… Nous y voyons pour notre part ce tropisme « moral » des intellos hérités des clercs du moyen âge qui se croient investis de la Mission de guider les peuples enfants à trouver la lumière (divine, puis marxiste, enfin démocratique). Pour le professeur, cela « agit comme un écran de fumée empêchant de voir une réalité complexe ». Pire : cela « indique plus le contour flou de nos espérances au présent que la réalité effective de ce qui se passe sur le terrain ».

Dans les pays de culture arabe, révolution = division (fitna). La communauté des croyants préfère le réveil (nahda). Puisque notre civilisation n’est pas « supérieure », peut-être pourrions-nous en prendre de la graine pour réveiller nos Lumières ? « Malgré la diversité des situations locales, une majorité des manifestants se réclamaient d’une révolution de la ‘dignité’ (karama), autrement dit d’une symbolique de l’existence qui a atteint un paroxysme d’indignation au-delà de laquelle la peur de la mort cède la place à une dynamique de la ‘libération’ (tahrir). » Justice sociale et fin de la corruption ne sont pas revendication de « démocratie » comme nous l’entendons.

Certes, Facebook et autres Twitter ont été utiles, mais « on oublie souvent que l’infrastructure informatique et communicationnelle est archaïque dans beaucoup de pays arabe, quand elle n’est pas soumise au strict contrôle de l’État »… Seuls les habitués ont pu user de ces outils avec habileté : les mouvements islamistes. Car « il n’existe pas de penseur ni de philosophe des révolutions arabes. Le peuple apprend la liberté en marchant et les médias accompagnent ses pas hésitants ». Aucune idéologie puisque le socialisme arabe a fait faillite comme ailleurs, le libéralisme ultra vient d’exploser et que le nationalisme a sombré dans le népotisme et la corruption. « Cette absence d’idéologie a profité prioritairement à la seule mouvance radicalement opposée à l’ancien régime : l’islamisme ». Foi forte, programme simple, projet politique inédit : par défaut, pourquoi ne pas essayer. C’est un peu ce que sentent les lepénistes ou les mélanchoniens en France.

Mais, en pays arabes, « les structures anciennes sont toujours là : la famille reste un repère et le clan un refuge, les valeurs tribales n’ont jamais été aussi prégnantes. La révolution culturelle n’a pas eu lieu. Or, il semblerait que ‘toute révolution qui n’est pas accomplie dans les mœurs et dans les idées échoue’ (Chateaubriand). » Aujourd’hui, le mot démocratie ne signifie rien, « pur calque occidental qui se résume souvent à des élections pour désigner un vainqueur et un vaincu ». Il s’agit d’allégeance de type féodal, pas de citoyens libérés des appartenances qui voteraient pour un projet politique commun. « L’allégeance (wala) signifie concrètement qu’à un moment donné l’individu ou le groupe accepte de se soumettre à l’autorité d’un chef par-delà ses autres appartenances et réseaux d’intérêt. » Donc pas de société civile faute d’un État de droit qui permette l’expression libre hors des appartenances.

Chaque pays arabe a ses réseaux propres, issus de son histoire, mais tous combinent les trois appartenances fondamentales : la tribu, l’armée, la mosquée.

  • « La tribu (est) l’extension maximale de la famille, fondée sur des liens du sang réels ou imaginairement vécus comme tels. C’est la plus ancienne des structures anthropologiques dans les sociétés arabes ». C’est le cas surtout au Yémen et en Libye.
  • « Il y a ensuite l’armée, sorte de tribu militarisée, dans laquelle les liens sont fondés sur les codes de l’honneur et de la virilité, c’est-à-dire sur la parole donnée entre hommes qui se craignent et se respectent. C’est la plus solide des institutions étatiques dans les pays arabes. » C’est le cas des armées de conscrits qui ont refusé de tirer sur la foule en Égypte et en Tunisie. Mais aussi des armées professionnelles de Syrie et de Mauritanie, où la caste est fière et jalouse de ses privilèges. Et encore les armées tribales de Libye, Yémen ou Jordanie. L’Algérie est un cas à part, proche du système turc, où l’armée a fondé le régime politique.
  • « C’est par la prière collective – qui n’est pas une obligation individuelle en islam – et par d’autres activités communautaires à connotation religieuse, que la mosquée en tant qu’institution tisse des liens de fraternité et d’allégeance forts entre les membres de la communauté des croyants, qu’elle soit réduite (Jamaa) ou étendue (Oumma). »

L’alliance qui suit le « printemps » arabe voit forces militaires et forces islamistes appeler un « parti de l’ordre » pour sauvegarder l’unité du pays et la concorde de la société musulmane. Rappelons simplement que l’islam est une religion et que l’islamisme est une idéologie à visée politique. « Il n’existe pas un seul mais plusieurs islamismes, en fonction des fins et des moyens employés au nom de l’islam ». Mathieu Guidère en distingue trois grands types :

  1. « Un islamisme populaire qui gère la sphère privée et qui est sensible aux symboles de l’islam (ce qu’on dit d’Allah, du prophète Mahomet, de ses Compagnons, etc.). Il est focalisé sur la réformation du comportement individuel (habits, paroles, attitudes, relations) ». Inspiration : l’Iran de Khomeiny.
  2. « Un islamisme politique qui gère la sphère publique et qui est sensible à la gouvernance et à la forme du gouvernement (participation au pouvoir, consultation, choura, etc.). Dans ses arguments, il est focalisé sur les questions de justice sociale (partage, solidarité, anticorruption), avec un souci de réforme sociétale et d’amélioration du cadre juridique dans un sens plus islamique (charia). » Inspiration : Turquie du parti AKP.
  3. « Un islamisme jihadiste qui gère le domaine international et qui est sensible aux rapports de force sur la scène internationale (dénonciation du colonialisme, de l’impérialisme, victimisation des musulmans, etc.). (…) [avec] le dessein de regagner la puissance d’antan du monde musulman (califat, panislamisme, hégémonie). » Inspiration : âge d’or salafiste et éphémère califat d’Afghanistan (1996-2001).

L’islam est donc au fondement de tous les États arabes. Mais ces trois islamismes y sont dans des proportions variables. Une République islamique est une théocratie dirigée par les religieux (ayatollahs, mollahs, imams, etc.) et sa politique est messianique. Une Démocratie musulmane est un État dirigé par des laïcs mais se réclamant des valeurs de l’islam dans la conduite des affaires.

Les limites à la modernité telle que nous la concevons sautent immédiatement aux yeux. Mathieu Guidère : « Malgré le rôle moteur joué par la jeunesse, il n’y a eu aucun mouvement de libération sexuelle ni de revendication libertine ou libertarienne, alors même que la question sexuelle est centrale dans les sociétés et dans l’imaginaire arabe. » Cela relève-t-il de l’impensable, car touchant à trop de liens et de valeurs dans la culture arabe (clan, virilité, morale dans le regard des autres) ?

Après le « printemps » arabe, que serait donc un « été » ? Pas une théocratie à l’iranienne, autocratique et répressive. Pas vraiment le modèle turc, autocratique, imposé d’en haut et contrôlé par l’armée. « Pour des raisons historiques et sociopolitiques, le monde arabe s’oriente plutôt vers une forme de démocratie musulmane, à l’instar de ce qui s’est passé en Europe à la fin du XIXe siècle avec la démocratie chrétienne. » En bref une société pluraliste avec mise en jeu du pouvoir par des élections, mais sous le regard de la morale religieuse. Car « il faudra du temps et une révolution des mentalités pour que se développent dans les sociétés arabes l’esprit et les pratiques propres au fonctionnement démocratique. Cela a pris quelques siècles en Occident et il serait naïf de croire que la ‘transition démocratique’ dans les pays arabes se fera du jour au lendemain, comme par enchantement. »

Nous devons donc « accompagner patiemment cette transition » et – évidemment – ne jamais transiger avec les principes que nous considérons universels sur la dignité et des droits de l’être humain. Pas plus à l’international qu’à l’intérieur de notre société.

Revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012, Gallimard, 192 pages, €17.10, deux ensembles d’articles sur les spécificités allemandes en « modèle » (58 pages) et un point très instructif sur les révolutions arabes (63 pages).

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